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Soufi Mon Amour Elif Shafak

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Roman religieux

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12, AVENUE D'ITALIE. PARIS XIIIe

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Sur l'auteur

Fille de diplomate, Elif Shafak est née à Strasbourg en 1971. Elle a passé son adolescence en Espagne avant de revenir en Turquie. Après des études en « Gender and Women's Studies » et un doctorat en sciences politiques, elle a un temps enseigné aux États-Unis. Elle vit aujourd'hui à Londres. Internationalement reconnue, elle est l'auteur de dix livres, dont La Bâtarde d'Istanbul, Bonbon Palace, Lait noir et Soufi mon amour. Crime d'honneur, son dernier roman, a paru aux éditions Phébus.

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ELIF SHAFAK SOUFI,

MON AMOUR Traduit de l'anglais (Turquie) par Domin ique LETELLIER

10 18 P H É B U S

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Du même auteur aux Editions 10/18

LA BÂTARDE D'ISTANBUL, N° 4 1 5 4 BONBON PALACE, n° 4 2 5 9 LAIT NOIR, n° 4 3 7 1

Titre original : The Forty Rules ofLove

© Elif Shafak, 2010. Tous droits réservés © Libella, 2010, pour la traduction française. ISBN 978-2-264-05406-7

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À Zahir et Zelda

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Quand j'étais enfant, je voyais Dieu, je voyais les anges ; je regardais les mystères des mondes

[d'en haut et d'en bas. Je croyais que tous les hommes

[voyaient la même chose. J'ai fini par comprendre

[qu 'ils ne voyaient pas...

SHAMS DE TABRIZ

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Prologue

Tu tiens une pierre entre tes doigts et tu la lances dans un ruisseau. Tu risques d'avoir du mal à consta-ter l'effet produit. Il y aura une petite ride où la pierre a brisé la surface, et un clapotis, mais étouffé par les flots bondissants du cours d'eau. C'est tout.

Lance une pierre dans un lac. L'effet sera non seu-lement visible mais durable. La pierre viendra trou-bler la nappe immobile. Un cercle se formera où la pierre a frappé et, au même instant, il se démulti-pliera, en formant d'autres, concentriques. Très vite, les ondulations causées par ce seul « plop » s'éten-dront au point de se faire sentir sur toute la surface de l'eau, tel un miroir une seconde plus tôt. Les cercles atteindront les rives et, alors seulement, ils s'arrête-ront de grandir et s'effaceront.

Si une pierre tombe dans une rivière, les flots la traiteront comme une commotion parmi d'autres dans un cours déjà tumultueux. Rien d'inhabituel. Rien que la rivière ne puisse maîtriser.

Si une pierre tombe dans un lac, en revanche, ce lac ne sera plus jamais le même.

Pendant quarante ans, la vie d'Ella Rubinstein avait été un plan d'eau tranquille - un enchaînement

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prévisible d'habitudes, de besoins et de préférences. Bien que monotone et ordinaire, elle ne lui avait pas paru lassante. Ces vingt dernières années, tous ses souhaits, toutes les personnes avec lesquelles elle s'était liée d'amitié, toutes les décisions qu'elle avait prises étaient passés par le filtre de son mariage. David, son époux, dentiste réputé, travaillait dur et gagnait beaucoup d'argent. Elle avait toujours su qu'ils ne communiaient pas à un niveau profond, mais un lien émotionnel n'est pas forcément une priorité pour un couple marié, se disait-elle, surtout pour un homme et une femme unis depuis si long-temps. Il y avait plus important que la passion et l'amour dans un mariage. La compréhension, par exemple, l'affection, la compassion et cet acte le plus précieux que quiconque puisse accomplir : le pardon. L'amour était secondaire par rapport à tout ça - à moins de vivre dans un roman ou dans un film senti-mental, où les protagonistes sont hors norme et leur amour à la hauteur des grandes légendes roman-tiques.

Pour Ella, ses enfants étaient une priorité. Ils avaient une ravissante fille étudiante, Jeannette, et des jumeaux adolescents, Orly et Avi. Ils avaient aussi un golden retriever de douze ans, Spirit, le com-pagnon le plus joyeux d'Ella depuis qu'il était un chiot, qui l'escortait lors de ses promenades mati-nales. Maintenant vieux, trop gras, totalement sourd et presque aveugle, ses jours étaient comptés, mais Ella préférait se dire que Spirit vivrait toujours. Elle était ainsi. Jamais elle n'affrontait la mort de quoi que ce soit - d'une habitude, d'une phase ou d'un mariage -, même quand la fin se dressait juste sous son nez, évidente et inévitable.

Les Rubinstein habitaient à Northampton, dans le Massachusetts, une vaste demeure de style victorien

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qui aurait mérité quelques rénovations mais qui était toujours splendide, avec cinq chambres et trois salles de bains, un beau parquet, un garage pour trois voi-tures, des portes-fenêtres et, surtout, un jacuzzi dans le jardin. Ils possédaient une assurance-vie, une retraite confortable à venir, des livrets d'épargne poul-ies études des enfants, des comptes en banque com-muns et, en plus de leur résidence, deux appartements de prestige, l'un à Boston, l'autre à Rhode Island. David et elle avaient durement travaillé pour obtenir tout ça. Une grande maison bourdonnante d'enfants, meublée avec élégance, embaumant la tarte que venait de confectionner la maîtresse des lieux : un cliché pour certains mais, pour eux, c'était l'image même de la vie idéale. Ils avaient construit leur mariage autour d'une vision partagée, et réalisé la plu-part de leurs rêves, sinon tous.

À la dernière Saint-Valentin, son mari avait offert à Ella un gros pendentif en diamant taillé en forme de cœur, accompagné d'une carte qui disait :

À ma chère Ella,

Une femme aux manières discrètes, au cœur géné-reux et à la patience d'une sainte. Merci de m'accep-ter tel que je suis. Merci d'être mon épouse.

Ton David

Ella ne l'avait jamais avoué à David, mais en lisant cette carte, elle avait eu l'impression de lire son éloge funèbre. C'est ce qu'ils diront de moi quand je mourrai, avait-elle pensé. Et s'ils étaient sincères, ils pourraient aussi ajouter : « Elle a construit toute sa vie autour de son mari et de ses enfants, ce qui l'a empêchée d'apprendre les techniques de sur-vie qui permettent de supporter les épreuves. Ce

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n'était pas le genre de femme à faire fi des précau-tions. Le simple fait de changer de marque de café représentait pour elle un effort considérable. »

Tout cela explique que personne, à commencer par Ella, ne put expliquer sa demande de divorce, à l'automne 2008, après vingt ans de mariage.

*

*

Mais il y avait une raison : l'amour. Ils ne vivaient pas dans la même ville. Pas sur le

même continent. Tous deux n'étaient pas seulement séparés par des milliers de kilomètres : ils étaient aussi différents que le jour et la nuit. Leurs modes de vie étaient si dissemblables qu'il paraissait impossible qu'ils supportent la présence l'un de l'autre - sans par-ler de tomber amoureux. Mais c'était arrivé. Si vite qu'Ella n'avait pas eu le temps de comprendre ce qui se passait ni de se tenir sur ses gardes - pour autant qu'on puisse se garder de l'amour.

L'amour s'empara d'Ella aussi brusquement qu'une pierre soudain jetée dans le lac tranquille de sa vie.

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Ella

NORTHAMPTON, 17 MAI 2008

Les oiseaux chantaient devant la fenêtre de la cuisine en cette douce journée de printemps. Par la suite, elle se rejoua la scène si souvent que, plutôt qu'un fragment du passé, il lui sembla que le moment se prolongeait, qu'il se produisait quelque part dans l'univers.

Ils étaient tous assis autour de la table pour un déjeuner tardif, ce samedi après-midi. Son mari se servait des pilons de poulet frits, son mets favori. Avi frappait son couteau et sa fourchette sur la table comme des baguettes sur une batterie, et sa jumelle Orly tentait de calculer combien de bouchées de quel aliment elle pouvait ingérer sans mettre en péril son régime à six cent cinquante calories par jour, jean-nette, en première année d'université au Mount Holy-oke College, tout près de chez eux, semblait perdue dans ses pensées tandis qu'elle^ étalait du fromage blanc sur une tranche de pain. À la table, il y avait aussi tante Esther, venue leur apporter un de ses fameux quatre-quarts, puis qui était finalement restée déjeuner. Bien que submergée de travail, Ella ne semblait pas encore prête à quitter la table. Ces der-niers temps, ils n'avaient partagé que peu de repas en

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famille, et elle considérait qu'ils avaient là une mer-veilleuse occasion de renouer le contact.

« Esther, Ella vous a-t-elle annoncé la bonne nou-velle ? demanda David. Elle a trouvé un boulot for-midable ! »

Ella avait beau détenir une licence en littérature anglaise et aimer la fiction, elle n'avait pas fait grand-chose dans ce domaine depuis l'université, à part éditer quelques articles pour des magazines féminins, partici-per à des clubs de lecture et écrire à l'occasion des cri-tiques de livres pour des journaux locaux. C'était tout. A une époque, elle aspirait à devenir une grande cri-tique littéraire, mais elle avait tout simplement accepté le fait que la vie la conduise ailleurs, la transformant en une maîtresse de maison assidue avec trois enfants et des responsabilités domestiques sans fin.

Elle ne s'en plaignait pas. Etre mère, épouse, pro-meneuse de chien et maîtresse de maison l'occupait suffisamment. Elle n'avait pas besoin de devoir gagner sa vie en plus. Bien qu'aucune de ses amies féministes du Smith College n'ait approuvé ses choix ni n'ait compris qu'elle se satisfasse de son rôle de mère au foyer, elle était reconnaissante que son ménage puisse se le permettre. Avait-elle jamais abandonné sa passion pour les livres ? Non, et elle se classait dans la catégorie des lectrices voraces.

Quelques années plus tôt, les choses avaient com-mencé à changer. Les enfants grandissaient et ils exprimaient clairement qu'ils n'avaient plus autant besoin d'elle. Se rendant compte qu'elle avait trop de temps libre et personne avec qui le passer, elle avait envisagé de chercher un travail. David l'avait encou-ragée, mais ils avaient beau en parler et en reparler, jamais elle ne s'engageait quand des occasions se présentaient et, quand elle le faisait, on cherchait tou-jours quelqu'un de plus jeune et de plus expérimenté.

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De crainte d'être rejetée encore et encore, elle avait tout bonnement abandonné l'idée de retravailler.

Pourtant, en mai 2008, les obstacles qui l'avaient jusque-là empêchée de trouver un emploi disparurent soudain. Deux semaines avant son quarantième anni-versaire, elle se retrouva lectrice pour une agence lit-téraire de Boston. C'était son mari qui lui avait trouvé cette place, grâce à un de ses clients - ou peut-être une de ses maîtresses.

« Oh, rien d'extraordinaire ! se hâta d'expliquer Ella. Je ne suis que lectrice à temps partiel pour un agent littéraire. »

David montra sa détermination à ne pas la laisser se dévaloriser. « Allez, dis-leur que c'est une agence très connue ! » insista-t-il.

Comme elle ne rebondissait pas, il continua son panégyrique : « C'est une entreprise prestigieuse, Esther. Tu devrais voir les autres assistants ! Des gar-çons et des filles tout juste sortis des meilleures uni-versités. Ella est la seule à reprendre le travail après avoir été mère au foyer pendant des années. Est-ce qu'elle n'est pas admirable ? »

Ella se demanda si, tout au fond de lui, son mari se sentait coupable de l'avoir écartée d'une carrière pro-metteuse - ou de l'avoir trompée. Ces deux explica-tions furent les seules qui lui vinrent à l'esprit pour justifier cet enthousiasme délirant.

Tout sourires, David conclut : «C 'es t ce que j'appelle avoir du cran, du chutz-

pah ! Nous sommes tous très fiers d'elle. — C'est une femme de valeur. Elle l 'a toujours

été », dit tante Esther. Au ton sentimental de sa voix, on aurait pu croire

qu'Ella avait quitté la table et était partie pour de bon. Tous la regardèrent avec amour. Orly, pour une fois,

parut s'intéresser à autre chose qu'à son apparence, et

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son jumeau Avi ne la gratifia pas d'une de ses remarques cyniques. Ella s'efforça d'apprécier ce moment de gentillesse, mais elle ressentait un épuisement qu'elle n'avait jamais connu auparavant. Elle pria en secret pour que quelqu'un change de sujet de conversation.

Jeannette, son aînée, dut entendre sa prière, car elle intervint soudain : « Moi aussi, j 'ai de bonnes nou-velles ! »

Toutes les têtes se tournèrent vers elle, rayonnantes d'espoir.

« Scott et moi avons décidé de nous marier, annonça-t-elle. Oh, je sais ce que vous allez dire ! Que nous n'avons pas terminé nos études et tout ça, mais il faut que vous compreniez que nous nous sen-tons tous les deux prêts à passer à l'étape suivante. »

Un silence gêné s'abattit sur la table de la cuisine, tandis que s'évaporait la chaleur humaine qui l'avait enveloppée quelques instants plus tôt. Orly et Avi échangèrent un regard vide et tante Esther se figea, la main serrée autour d'un verre de jus de pomme. David posa sa fourchette pour signifier qu'on lui avait coupé l'appétit et regarda Jeannette de ses yeux noisette entourés de rides creusées par ses nombreux sourires. Pour le coup, il ne souriait pas du tout. Il fit la moue comme s'il venait d'avaler une gorgée de vinaigre.

« Formidable ! Je m'attendais à ce que vous parta-giez mon bonheur, et je prends une douche froide, gémit Jeannette.

— Tu viens de dire que tu allais te marier, fit remarquer David comme si Jeannette ne le savait pas et qu'il fallût l'en informer.

— Papa, je sais que ça peut te sembler trop tôt, mais Scott m'a fait sa demande l'autre jour, et j 'ai déjà répondu oui.

— Mais pourquoi ? » demanda Ella.

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À la manière dont Jeannette la regarda, Ella com-prit que ce n'était pas le genre de question à laquelle sa fille s'attendait. Elle aurait préféré « Quand ? » ou « Comment ? » Dans ces deux cas, ça aurait signifié qu'elle allait commencer à chercher une robe de mariée. « Pourquoi ? », c'était tout à fait différent, et ça l'avait déstabilisée.

« Je suppose que c'est parce que je l'aime, répon-dit Jeannette avec une certaine condescendance.

— Ma chérie, je voulais dire : pourquoi se précipi-ter ? Est-ce que tu es enceinte ou... ?»

La tante Esther s'agita sur sa chaise, son visage grave exprimant son angoisse. Elle sortit de sa poche une pastille contre les brûlures d'estomac et entreprit de la mastiquer.

« Je vais être tonton ! » gloussa Avi. Ella prit la main de Jeannette et la serra gentiment. « Tu peux tout nous dire, tu le sais, n'est-ce pas ?

Nous serons de ton côté quoi qu'il arrive. — Maman, s'il te plaît, tu peux arrêter ! lança Jean-

nette en retirant sa main de celle de sa mère. Ça n'a rien à voir avec une grossesse. Tu me mets mal à l'aise !

— Je voulais seulement t'aider ! répondit Ella avec un calme qu'elle trouvait de plus en plus difficile à trouver, ces derniers temps.

— En m'insultant ? Apparemment, pour toi, la seule raison qui pourrait nous pousser à nous marier, Scott et moi, serait que je sois en cloque ! Est-ce qu'il t'est venu à l'idée que je pourrais - juste une hypothèse - vouloir épouser ce type parce que je l'aime ? Nous sortons ensemble depuis huit mois ! »

Ella ne put se retenir de pouffer. « Ah, vraiment ? Comme si tu pouvais connaître

un homme en huit mois ! Ton père et moi sommes mariés depuis presque vingt ans, et même nous ne

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pouvons prétendre tout savoir l'un de l'autre. Huit mois, ce n'est rien !

— Il n'a fallu à Dieu que six jours pour créer tout l'univers », déclara Avi avec enthousiasme.

Les regards glacials qui se posèrent sur lui le réduisirent au silence.

Conscient de la tension ambiante, David, les sourcils froncés, les yeux fixés sur sa fille aînée, lança :

« Chérie, ce que ta maman essaie de te dire, c'est que sortir avec quelqu'un et l'épouser sont deux choses tout à fait différentes.

— Mais enfin, papa, est-ce que tu croyais qu'on allait juste sortir ensemble pour le reste de nos jours ? »

Ella rassembla tout son courage. « Je vais être franche : nous espérions que tu trou-

verais mieux que lui. Et tu es trop jeune pour t'inves-tir dans une relation qui t'engage pour la vie.

— Tu sais ce que je crois, maman ? dit Jeannette d'une voix si atone qu'elle était méconnaissable. Je crois que tu projettes tes propres peurs sur moi. Ce n'est pas parce que tu t'es mariée trop jeune et que tu avais déjà un bébé à mon âge que je vais commettre la même erreur. »

Ella rougit comme si on l'avait giflée. Elle ressen-tit au fond d'elle sa grossesse difficile qui avait abouti à la naissance prématurée de Jeannette. Le nourrisson puis le bébé l'avait tant épuisée qu'elle avait attendu six ans avant de retomber enceinte.

« Ma chérie, nous étions heureux pour toi quand tu as commencé à fréquenter Scott, risqua David pour tenter une autre stratégie. C'est un gentil garçon. Mais qui sait quel sera ton état d'esprit quand tu auras ton diplôme ? Tout pourrait te paraître très dif-férent, alors. »

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Jeannette feignit d'approuver par un hochement de tête presque imperceptible, puis elle demanda : « Est-ce parce que Scott n'est pas juif ? »

Incrédule, David leva les yeux au ciel. Il avait tou-jours été fier de son ouverture d'esprit, de la manière dont, en père cultivé, il évitait les remarques sur la race, la religion ou le genre, dans cette maison.

Jeannette ne lâcha pas le morceau. Elle se tourna vers sa mère : « Est-ce que tu peux me regarder dans les yeux et me dire que tu formulerais les mêmes objections si Scott était un jeune Juif appelé Aaron ? »

Il y avait de l'amertume et du sarcasme dans sa voix. Ella craignit que sa fille ne nourrisse d'autres sen-

timents plus négatifs encore. « Ma chérie, je vais être tout à fait honnête avec toi,

même si ce que je te dis risque de ne pas te plaire. Je sais combien c'est merveilleux d'être jeune et amou-reuse. Crois-moi ! Mais épouser quelqu'un d'un milieu différent est un défi de taille. En tant que parents, nous voulons être certains que tu fais le bon choix.

— Et comment sais-tu que ton choix est ce qui me convient le mieux ? »

Cette question désarçonna Ella. Elle soupira et se massa le front, comme si elle sentait venir une migraine.

« Je l'aime, maman. Est-ce que ça ne signifie rien pour toi ? Est-ce que ce mot te rappelle vaguement quelque chose ? Grâce à lui, mon cœur bat plus vite. Je ne peux pas vivre sans lui. »

Ella s'entendit glousser. Elle n'avait pas l'intention de se moquer des sentiments de sa fille, pas du tout, mais c'était ainsi que les autres allaient interpréter ce rire destiné à elle seule. Pour une raison qu'elle ne s'expliquait pas, elle était extrêmement nerveuse. Elle s'était déjà accrochée avec Jeannette, des centaines de

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fois, mais aujourd'hui, il lui semblait que la querelle prenait une autre dimension.

« Maman, est-ce que tu n'as jamais été amou-reuse ? insista Jeannette avec un soupçon de mépris dans la voix.

— Oh, ne fais pas l'enfant ! Arrête de rêver et reviens à la réalité, tu veux bien ? Tu es tellement... »

Ella tourna les yeux vers la fenêtre en quête d'un mot retentissant. « Tellement romantique ! dit-elle enfin.

— Quel mal y a-t-il à être romantique ? » s'offus-qua Jeannette.

En effet, quel mal y avait-il à être romantique ? se demanda Ella. Depuis quand le romantisme l'agaçait-il ? Incapable de répondre aux questions qui rôdaient aux frontières de sa conscience, elle s'acharna.

« Voyons, chérie, à quel siècle crois-tu vivre ? Il faut te mettre dans le crâne que les femmes n'épou-sent pas les hommes dont elles tombent amoureuses. Quand vient le bon moment, elles choisissent celui qui sera un bon père et un mari digne de confiance. L'amour n'est qu'un délicieux sentiment qui surgit et s'évanouit aussi vite. »

Quand elle eut terminé, Ella se tourna vers son mari. David serra lentement ses mains et posa sur elle un regard qu'elle ne lui avait jamais connu auparavant.

« Je sais pourquoi tu fais ça, dit Jeannette. Tu es jalouse de mon bonheur et de ma jeunesse. Tu veux que je devienne une femme au foyer malheureuse. Tu veux que je sois toi, maman ! »

Ella, étrangement, eut l'impression qu'un rocher s'était installé dans son ventre. Était-elle une femme au foyer malheureuse ? Une mère d'âge mûr piégée dans un mariage en pleine déroute ? Était-ce ainsi que ses enfants la voyaient ? Et son mari aussi ? Qu'en était-il des amis, des voisins ? Elle eut soudain

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le sentiment que tout le monde la prenait en pitié, et ce fut si douloureux qu'elle en retint sa respiration.

« Tu devrais présenter des excuses à ta mère ! dit David, l'air sévère.

— C'est bon, je n'attends pas d'excuses », soupira Ella.

Jeannette adressa un sourire narquois à sa mère, repoussa sa chaise, jeta sa serviette sur la table et sor-tit de la cuisine. Au bout d'une minute, Orly et Avi la suivirent en silence, soit par un rare accès de solida-rité avec leur sœur aînée, soit parce qu'ils étaient las de ces discussions d'adultes. La tante Esther partit à son tour en marmonnant quelque excuse. Elle mâchonnait farouchement sa dernière pastille contre les brûlures d'estomac.

David et Ella restèrent seuls à table, un malaise occupant l'espace entre eux. Cela peinait Ella de devoir affronter ce vide, dont ils savaient tous deux qu'il n'avait rien à voir avec Jeannette ni un autre de leurs enfants.

David saisit la fourchette qu'il avait posée et l'ins-pecta un moment.

« Dois-je en conclure que tu n'as pas épousé l'homme que tu aimais ?

— Oh, je t'en prie ! Ce n'est pas ce que j 'ai voulu dire.

— Et que voulais-tu dire ? Je te croyais amoureuse de moi, quand on s'est mariés.

— J'étais amoureuse de toi... à l'époque, ne put s'empêcher d'ajouter Ella.

— Quand as-tu cessé de m'aimer ? » Stupéfaite, Ella regarda son mari comme quelqu'un

qui n'a jamais vu son reflet et le découvre dans un miroir. Quand avait-elle cessé de l'aimer ? Elle ne s'était jamais posé la question. Elle voulut répondre mais se trouva à court tant de volonté que de mots. Tout

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au fond d'elle, elle savait qu'ils auraient dû se concen-trer sur eux et non sur leurs enfants. Mais ils avaient choisi de continuer ce qu'ils faisaient le mieux : laisser les jours passer, la routine prendre le dessus et le temps s'écouler dans son inévitable torpeur.

Elle se mit à pleurer, incapable de retenir cette tris-tesse permanente qui, sans qu'elle en prenne conscience, avait fini par faire partie d'elle-même. David détourna son visage angoissé. Ils savaient tous deux qu'il détestait autant la voir pleurer qu'elle détes-tait pleurer devant lui. Par chance, le téléphone sonna.

David décrocha: «Al lô? . . . Oui, elle est là. Ne quittez pas ! »

Ella se ressaisit et prit le ton le plus jovial possible. « Oui, Ella à l'appareil. — Bonjour, c'est Michelle. Désolée de vous déran-

ger pendant le week-end, gazouilla une jeune femme, mais hier, Steve voulait que je prenne de vos nou-velles et j 'ai oublié. Avez-vous commencé à tra-vailler sur le manuscrit ?

— Oh... » soupira Ella en se souvenant soudain de la tâche qui l'attendait.

Son premier travail à l'agence littéraire était de lire un roman d'un auteur européen inconnu. On attendait d'elle qu'elle rédige un rapport détaillé.

« Dites-lui de ne pas s'en faire. J'ai commencé la lecture », mentit Ella.

Michelle, ambitieuse et déterminée, n'était pas le genre de personne qu'Ella voulait se mettre à dos dès son premier travail.

« Oh, très bien ! dit la jeune femme. Comment c'est ? »

Ella resta un instant silencieuse, sans savoir quoi dire. Elle ne savait rien du manuscrit, sauf qu'il s'agis-sait d'un roman historique centré sur la vie du célèbre

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poète mystique Rûmi, dont elle avait appris qu'on l'appelait « le Shakespeare du monde islamique ».

« O h ! C'est très... mystique», gloussa Ella dans l'espoir de couvrir son ignorance sous une plaisanterie.

Mais Michelle était d'humeur sérieuse. «Bien, dit-elle froidement. Je crois qu'il faut vous y mettre. Ça pourrait vous prendre plus longtemps que vous ne croyez, d'écrire un rapport de lecture sur un tel roman. »

Il y eut des murmures lointains et la voix de Michelle se perdit. Ella l'imagina en train de jongler simultanément avec plusieurs tâches : parler à un collègue, vérifier son courrier électronique, lire une critique d'un de ses auteurs, prendre une bouchée de son sandwich thon-salade et se vernir les ongles - le tout en lui parlant au téléphone.

« Vous êtes toujours là ? demanda Michelle une minute plus tard.

— Oui. — Bien. Écoutez ! C'est de la folie ici. Il faut que

je vous laisse. N'oubliez pas que vous devez rendre votre copie dans trois semaines.

— Je le sais, dit brutalement Ella pour avoir l'air déterminée. Je ne serai pas en retard. »

En vérité, Ella n'était pas du tout certaine de vou-loir évaluer ce manuscrit. Au début, elle avait été enthousiaste et confiante, tout excitée d'être la pre-mière à lire un roman inédit d'un auteur inconnu, de jouer un rôle, aussi minime soit-il, dans leur destin, mais elle n'était plus certaine de pouvoir se concen-trer sur un sujet aussi étranger à sa vie réelle que le soufisme ni sur une époque aussi lointaine que le XIIIE siècle.

Michelle dut déceler son hésitation. « Y a-t-il un problème ? »

Ne recevant pas de réponse, elle insista : « Écou-tez, vous pouvez me dire ce qui ne va pas ! »

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Après un court silence, Ella décida de lui dire la vérité. « C'est juste que je ne suis pas certaine d'être dans le bon état d'esprit, ces temps-ci, pour me concentrer sur un roman historique. Je veux dire que Rûmi et tout ce qui l'entoure m'intéressent beaucoup, mais ce sujet m'est étranger. Peut-être pourriez-vous me confier un autre texte... vous savez... quelque chose qui me parlerait davantage.

— C'est une approche tout à fait biaisée ! Vous croyez mieux aborder des livres dont vous savez quelque chose ? Pas du tout ! Ce n'est pas parce que nous vivons ici que nous ne pouvons éditer que des romans qui se passent dans le Massachusetts !

— Ce n'est pas ce que j 'ai voulu dire... » protesta Ella.

Immédiatement, elle se rendit compte qu'elle avait prononcé cette phrase bien trop souvent, cet après-midi. Elle regarda son mari pour voir si lui aussi l'avait remarqué. Mais l'expression de David était difficile à déchiffrer.

« La plupart du temps, nous devons lire des livres qui n'ont rien à voir avec nos vies, continua Michelle. Ça fait partie du boulot. Cette semaine, jus-tement, j 'ai fini de travailler sur le manuscrit d'une Iranienne qui tenait un bordel à Téhéran et qui a dû fuir le pays. Aurais-je dû lui dire d'envoyer plutôt son manuscrit à une agence iranienne ?

— Non, bien sûr que non ! marmonna Ella, qui se sentait aussi bête que coupable.

— Est-ce que relier les terres lointaines et les cultures étrangères n'est pas une des forces de la bonne littérature ?

— Bien sûr ! Bien, oubliez ce que j 'ai dit. Vous aurez mon rapport sur votre bureau avant la date limite », concéda Ella.

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Elle détestait Michelle pour l'avoir traitée comme si elle était la personne la plus ennuyeuse au monde, et elle se détestait pour avoir permis que cela lui arrive.

«Formidable ! C'est dans cet esprit qu'il faut tra-vailler, conclut Michelle de sa voix chantante. Ne le prenez pas mal, mais je crois que vous devez garder à l'esprit qu'il y a des dizaines de personnes qui adore-raient avoir votre emploi. Et presque toutes sont moitié plus jeunes que vous. Ça stimulera votre motivation. »

Quand Ella raccrocha, elle vit que David la regar-dait, solennel et réservé. Il semblait attendre qu'ils reprennent là où on les avait interrompus. Mais elle n'était pas en état de se préoccuper davantage de l'avenir de leur fille, si c'était bien ça qui les inquié-tait en premier lieu.

*

* *

Plus tard ce soir-là, elle était seule sur la terrasse, dans son fauteuil à bascule préféré, le regard perdu dans le coucher de soleil orange sanguine de Nor-thampton. Le ciel paraissait si proche, si ouvert qu'on aurait pu le toucher. Son cerveau s'était apaisé, comme fatigué par tout le bruit qui tourbillonnait dedans. Le remboursement des achats du mois par carte de crédit, les mauvaises habitudes alimentaires d'Orly, les mau-vaises notes d'Avi, tante Esther et ses maudits gâteaux, la santé déclinante de son chien Spirit, les projets de mariage de Jeannette, les aventures secrètes de son mari et l'absence d'amour dans sa vie... l'une après l'autre, elle jeta toutes ces pensées dans des petites boîtes mentales.

C'est dans cet état d'esprit qu'elle sortit le manus-crit de son enveloppe et le prit à deux mains, comme

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pour le soupeser. Le titre du roman était écrit sur la couverture à l'encre indigo :

DOUX BLASPHÈME

On avait dit à Ella que personne ne savait grand-chose sur l'auteur, un certain A. Z. Zahara, qui vivait en Hollande. Il avait envoyé son manuscrit d'Amster-dam, accompagné d'une carte postale représentant un champ de tulipes de couleurs rose, jaune et violette stupéfiantes. Au dos, il avait indiqué, d'une écriture délicate :

Chère Madame, cher Monsieur, Bonjour d'Amsterdam ! L'histoire que je vous envoie se déroule au

xnf siècle à Konya, en Asie Mineure. Mais je crois sincèrement qu'elle traverse les pays, les cultures et les siècles.

J'espère que vous aurez le temps de lire Doux Blasphème, un roman historique et mystique sur le lien exceptionnel qui lia Rûmi, le plus grand poète et le chef spirituel le plus révéré de l'histoire de l'islam, et Shams de Tabriz, un derviche inconnu et peu conventionnel, objets de scandales et de surprises.

Que l'amour vous accompagne toujours et puissiez-vous être toujours entourés d'amour.

A. Z. Zahara

Ella comprit pourquoi cette carte postale avait piqué la curiosité de l'éditeur. Mais Steve n'avait pas le temps de lire un écrivain amateur. Il avait donc passé l'enveloppe à son assistante, Michelle, qui l'avait transmise à sa nouvelle assistante. C'était ainsi que Doux Blasphème était arrivé entre les mains d'Ella.

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Elle ne pouvait pas encore savoir que ce ne serait pas n'importe quel livre, mais celui qui changerait sa vie. Le temps de le lire, et sa vie serait récrite.

Ella l'ouvrit à la première page. Il y avait une note sur l'auteur.

A. Z. Zahara vit à Amsterdam avec ses livres, ses chats et ses tortues, quand il ne voyage pas autour du monde. Doux Blasphème est son premier roman, et très probable-ment son dernier. Il n'a pas l'intention de devenir roman-cier et il n'a écrit ce livre que par admiration et amour pour le grand philosophe, mystique et poète Rûmi et son soleil bien-aimé, Shams de Tabriz.

Ella laissa ses yeux descendre vers la dernière ligne de la page, et là, elle lut quelque chose qui lui parut étrangement familier :

Car en dépit de ce que disent certains, l'amour n'est pas un doux sentiment qui surgit et s'évanouit aussi vite.

Stupéfaite, elle comprit soudain que c'était exac-tement les termes qu'elle avait employés en parlant à sa fille, dans la cuisine, plus tôt ce jour-là. Elle resta un moment immobile, frissonnant à l'idée de quelque force mystérieuse dans l'univers, à moins que cet auteur, qui qu'il soit, ne pût l'espionner. Peut-être avait-il écrit son livre en sachant d'avance qui allait le lire en premier. Cet auteur l'avait à l'esprit, elle, comme lectrice. Pour une raison incon-nue, Ella trouva l'idée à la fois troublante et exci-tante.

De bien des manières, le XXe siècle n'est pas si différent du XIIIe siècle. Tous deux figureront dans l'Histoire comme des périodes d'affrontements religieux, d'incompré-hensions culturelles, où le sentiment général d'insécurité et

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la peur de l'Autre furent sans précédent. À de telles époques, le besoin d'amour est plus fort que jamais.

Soudain, le vent souffla dans sa direction, frais, fort, dispersant les feuilles sur la terrasse. La beauté du coucher de soleil dériva vers l'horizon à l'ouest et l'air parut terne, sans joie.

Parce que l'amour est l'essence même, le but de la vie. Comme Rûmi nous le rappelle, il frappe tout le monde, y compris ceux qui le fuient, y compris ceux qui utilisent le mot « romantique » pour marquer leur réprobation.

Ella fut aussi bouleversée que si elle avait lu : « L'amour frappe tout le monde, y compris une femme au foyer entre deux âges à Northampton, une certaine Ella Rubinsteim»

Son instinct lui ordonnait de poser ce manuscrit, de rentrer dans la maison et d'appeler Michelle pour lui dire qu'elle ne pourrait en aucun cas écrire un rapport de lecture sur ce roman. Au contraire, elle prit une profonde inspiration et tourna la page, puis commença sa lecture.

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A. Z . Z A H A R A

DOUX BLASPHÈME

roman

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Les mystiques soufis disent que le secret du [Coran repose dans la sourate al-Fatiha

Et que le secret d'al-Fatiha repose dans [le Bismillah al-Rahman al-Rahim

Et que la quintessence de la Bismillah est la [lettre « ba »

Et qu'il y a un point sous cette lettre... Le point en dessous du B recèle tout l'univers...

Le Mathnawi commence par un B, Comme tous les chapitres de ce roman.

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AVANT-PROPOS

Ballotté entre les heurts religieux, les rivalités poli-tiques et la lutte permanente pour le pouvoir, le xmc siècle fut une période de turbulences en Anatolie. À l'ouest, les croisés, en route vers Jérusalem, occupèrent Constantinople, qu'ils mirent à sac, ce qui entraîna la division de l'Empire byzantin. A l'est, les armées mon-goles, fort disciplinées, gagnèrent rapidement des terri-toires grâce au génie militaire de Gengis Khan. Entre ces deux pôles, les diverses tribus turques s'affrontaient tan-dis que les Byzantins tentaient de récupérer leurs terres, leurs richesses et leur puissance perdues. Ce fut un temps de chaos sans précédent : les chrétiens combattaient les chrétiens, les chrétiens combattaient les musulmans et les musulmans combattaient les musulmans. Où que l'on se tourne, ce n'était qu'hostilité et angoisse, et une peur immense de ce qui risquait de se produire.

Au milieu de ce chaos vivait un érudit musulman dis-tingué, appelé Jalal al-Din Rûmi. Surnommé Mawlânâ -« Notre Maître » - par de nombreuses personnes, il avait des milliers de disciples et d'admirateurs dans toute la région et au-delà, car il était considéré comme un phare par tous les musulmans.

En 1244, Rûmi fit la connaissance de Shams - un der-viche errant aux manières peu conventionnelles et aux

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déclarations hérétiques. Leur rencontre bouleversa leurs deux vies. Elle marqua aussi le début d'une amitié solide et unique que les soufïs des siècles à venir comparèrent à l'union de deux océans. Grâce à ce compagnon excep-tionnel, Rûmi passa du religieux moyen qu'il était à un mystique engagé, un poète passionné, un avocat de l'amour : il fut aussi l'initiateur de la danse d'extase des derviches tourneurs, et il osa se libérer de toutes les règles conventionnelles. A une époque de profond fanatisme et de heurts violents, il prôna la spiritualité universelle, ouvrant sa porte à des gens de tous horizons. Au lieu d'un jihad orienté vers l'extérieur - défini comme « la guerre contre les infidèles » et mené par de nombreux musul-mans, à l'époque comme aujourd'hui -, Rûmi plaidait pour un jihad orienté vers l'intérieur, dont le but était de lutter contre son propre ego, son nafs, et de le vaincre.

Tout le monde n'accueillit pourtant pas favorablement ses idées, de même que tout le monde n'ouvre pas son cœur à l'amour. Le lien spirituel puissant entre Shams et Rûmi devint la cible de rumeurs, de calomnies et d'attaques. Ils furent incompris, enviés, rabaissés et fina-lement trahis par leurs proches. Trois ans après leur ren-contre, ils furent tragiquement séparés.

Mais l'histoire ne s'arrêta pas là. En vérité, elle n'eut pas de fin. Presque huit siècles plus

tard, les esprits de Shams et de Rûmi sont encore vivants. Ils tournoient parmi nous...

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LE TUEUR

ALEXANDRIE, NOVEMBRE 1 2 5 2

Bercé sous les eaux sombres d 'un puits, il est mort, maintenant. Pourtant, ses yeux me suivent où que j'aille, brillants, fascinants, comme deux étoiles noires suspendues, menaçantes, dans le ciel au-dessus de moi. Je suis venu à Alexandrie dans l'espoir, si je m'éloignais suffisamment, de pouvoir échapper à ce souvenir poignant et arrêter le gémissement qui résonne en moi, le tout dernier cri qu'il a poussé avant que son visage ne se vide de son sang, que ses yeux s'exorbitent et que sa gorge soit serrée par une inspiration interrompue - l'adieu d 'un homme poi-gnardé. Le hurlement d 'un loup pris au piège.

Quand on tue quelqu'un, cette personne transmet... un soupir, une odeur, un geste. J'appelle ça « la malédic-tion de la victime ». Ça vous colle au corps et ça s'insinue sous votre peau, jusqu'au cœur, ce qui lui permet de vivre en vous. Les gens qui me voient dans la rue n'ont aucun moyen de le savoir, mais je porte en moi les traces de tous les hommes que j'ai tués. Je les porte autour du cou en colliers invisibles, je sens leur présence contre ma peau, oppressante, lourde. Si inconfortable que ce soit, je me suis habitué à vivre avec ce fardeau et je l'ai accepté

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comme une part de mon travail. Depuis que Caïn a tué Abel, en chaque meurtrier respire l'homme qu'il a assas-siné, je le sais. Cela ne me trouble pas. Plus maintenant. Mais pourquoi donc ai-je été aussi secoué par ce dernier contrat ?

Tout était différent, cette fois, dès le départ. Prenons, par exemple, la manière dont j'ai trouvé ce travail. Ou devrais-je dire plutôt : la manière dont il m'a trouvé. Au début du printemps 1248, je travaillais pour la tenancière d'un bordel de Konya, une hermaphrodite célèbre pour ses colères et sa rage. Ma tâche consistait à maintenir les putes sous son contrôle et à intimider les clients qui se comportaient mal.

Je me souviens très bien de ce jour. Je pourchassais une pute qui venait de s'échapper du bordel pour trouver Dieu. Une superbe jeune femme, le genre qui me brisait le cœur parce que, lorsque je la trouverais, j'allais lui abî-mer le visage à tel point qu'aucun homme ne voudrait plus jamais la regarder. J'étais sur le point d'attraper cette idiote quand j'ai trouvé une lettre mystérieuse sur le pas de ma porte. Je n'avais jamais appris à lire. J'ai donc porté la lettre à la madrasa, où j'ai payé un élève pour me la lire.

C'était une lettre anonyme, signée « quelques vrais croyants ». Elle disait :

Nous avons appris d'une source fiable d'où vous venez et qui vous êtes vraiment : un ancien membre des Assassins ! Nous savons aussi qu'après la mort de Hassan Sabbah et l'incarcération de vos chefs, l'ordre n'est plus ce qu'il était. Vous êtes venu à Konya pour fuir les persécutions, et vous vivez déguisé depuis.

La lettre disait qu'on avait un besoin urgent de mes services pour une affaire de la plus haute importance. On m'assurait un paiement qui me satisferait. Si cela m'inté-ressait, je devais me rendre dans une taverne bien connue, le soir même, à la nuit. Une fois arrivé, je devais m'asseoir à la table la plus proche de la fenêtre, dos à la

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porte, tête baissée, les yeux au sol. Là où les personnes désireuses de m'embaucher ne tarderaient pas à me rejoindre. Elles me donneraient toutes les informations nécessaires. Ni à leur arrivée ni à leur départ ni à aucun moment de notre conversation, je ne pourrais lever la tête et les regarder.

Une lettre bien curieuse. Mais n'étais-je pas habitué aux désirs fantasques de mes clients ? Au fil des ans, toutes sortes de gens m'avaient engagé, et la majorité d'entre eux souhaitaient ne pas divulguer leur nom. L'expérience m'avait appris que, le plus souvent, plus le

client désirait cacher son identité, plus il était proche de sa victime, mais cela ne me regardait pas. Ma tâche était de tuer. Pas de m'interroger sur les raisons ayant conduit à mon contrat. Depuis que j'avais quitté Alamut, des années plus tôt, c'était la vie que j'avais choisie.

De toute façon, je posais rarement des questions. Pourquoi l'aurais-je fait ? La plupart des gens que je connais veulent se débarrasser d'au moins une personne. Le fait qu'ils ne passent pas à l'acte ne signifie pas néces-sairement qu'ils n'éprouvent pas le désir de tuer. En fait, tout le monde a en soi le pouvoir de tuer, un jour. Les gens ne le comprennent pas avant que ça leur arrive. Ils se croient incapables d'un meurtre. Mais c'est juste une affaire de concours de circonstances. Il arrive qu'un simple geste suffise à enflammer leur humeur. Un malen-tendu délibéré, une querelle à propos d'une broutille ou le fait de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment peut entraîner une bouffée destructrice chez des gens qui, par ailleurs, sont des personnes de qualité. N'importe qui peut tuer. Mais n'importe qui ne peut pas tuer un étranger de sang-froid. C'est là que j'intervenais.

Je faisais le sale boulot des autres. Même Dieu a reconnu le besoin de quelqu'un comme moi dans Son Saint Projet, quand II a désigné Azraël, l'archange de la Mort, pour mettre fin à la vie. De cette manière, les

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humains pouvaient craindre, maudire et haïr l'ange, et II gardait les mains propres, un nom sans tache. Ce n'était pas juste pour l'Ange. Le monde n'est pas célèbre pour sa justice, n'est-ce pas ?

Quand le soir est tombé, je me suis rendu à la taverne. La table près de la fenêtre était occupée par un homme balafré apparemment profondément endormi. J'ai eu envie de le réveiller et de lui demander d'aller ailleurs, mais on ne peut jamais prévoir les réactions des ivrognes, et je devais veiller à ne pas trop attirer l'attention. J'ai donc choisi une autre table, face à la fenêtre.

Avant peu, deux hommes sont arrivés. Ils se sont assis à mes côtés, pour ne pas me montrer leur visage. Je n'avais de toute façon pas besoin de les regarder pour savoir combien ils étaient jeunes et peu préparés à ce qu'ils allaient entreprendre.

« On vous a chaudement recommandé, a murmuré l'un d'un ton plus nerveux que prudent. On nous a assuré que vous étiez le meilleur. »

La manière dont il avait dit ça m'a amusé, mais j'ai retenu un sourire. Je me rendais compte que je les effrayais, ce qui était une bonne chose. S'ils avaient suf-fisamment peur de moi, ils n'oseraient pas me faire de mal.

« Oui, je suis le meilleur, ai-je répondu. C'est pour ça qu'on m'appelle Tête de Chacal. Je n'ai jamais fait défaut à un client, quelle que soit la difficulté de la tâche.

— Tant mieux. Parce que la tâche risque de ne pas être facile.

— Vous comprenez, a dit l'autre, il s'agit d'un homme qui s'est fait bien trop d'ennemis. Depuis qu'il est arrivé en ville, il n'a causé que des problèmes. Nous l'avons mis en garde plusieurs fois, mais il ne nous prête aucune attention. Je dirais même qu'il est devenu plus querelleur encore. Il ne nous laisse pas le choix. »

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C'était toujours la même chose. Chaque fois, le client tentait de s'expliquer avant de proposer le marché, comme si mon approbation pouvait atténuer la gravité de ce qu'ils étaient sur le point de commettre.

« Je vois très bien. Dites-moi, de qui s'agit-il ? » Réticents à l'idée de me donner un nom, ils m'en firent

une vague description. « C'est un hérétique qui n'a rien à voir avec l'islam. Un

homme incontrôlable qui pratique le sacrilège et le blas-phème. Un derviche extrêmement particulier. »

Ce dernier mot m'a donné la chair de poule. Je réflé-chissais à toute vitesse. J'avais tué toutes sortes de gens, jeunes et vieux, hommes et femmes, mais un derviche, un homme de foi, ça ne m'était jamais arrivé. Je nourris-sais mes propres superstitions, et je ne voulais pas que la colère de Dieu me frappe car, en dépit de tout, je croyais en Dieu.

« Je crains de devoir refuser. Je ne crois pas vouloir tuer un derviche. Trouvez quelqu'un d'autre. »

Sur ces mots, je me suis levé. Mais un des hommes m'a saisi la main et m'a imploré.

Je vous en prie, attendez ! Votre paiement sera à la hau-teur de vos efforts. Quel que soit votre tarif, nous le dou-blerons.

— Pourriez-vous le tripler ? » ai-je demandé après avoir annoncé une somme, convaincu qu'ils ne pourraient pas monter si haut.

A ma grande surprise, après une brève hésitation, ils ont accepté. Je me suis rassis, assez nerveux. Avec un tel pactole, je pourrais enfin m'ofifrir une épouse et me marier, cesser de me battre pour joindre les deux bouts. Derviche ou pas, aucune vie ne valait de renoncer à tant d'argent.

Comment aurais-je pu savoir qu'à cet instant je com-mettais la plus grosse bêtise de ma vie ? Que je passerais le reste de mon existence à le regretter ? Comment

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aurais-je pu savoir qu'il serait si difficile de tuer le der-viche et que, bien après sa mort, son regard perçant me suivrait partout ?

Cinq années se sont écoulées depuis que je l'ai frappé dans ce jardin, que j'ai jeté son corps dans un puits, que j'ai attendu d'entendre un éclaboussement qui n'est jamais venu. Pas un son. C'était comme si, au lieu de tomber dans l'eau, il était tombé vers le ciel. Je ne peux toujours pas dormir sans faire de cau-chemars et, si je regarde de l'eau, n'importe quelle source d'eau, pendant plus de quelques secondes, l 'horreur s'empare de tout mon corps et je vomis.

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PREMIÈRE PARTIE

TERRE

Ce qui est solide, absorbé, immobile

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SHAMS

UNE AUBERGE PRÈS DE SAMARCANDE, MARS 1 2 4 2

Bougies en cire d'abeille... leurs flammes oscillaient devant mes yeux sur la table en bois craquelé. La vision qui s'était emparée de moi ce soir était des plus lucides.

Une grande maison dans un jardin plein de roses jaunes en fleur. Au milieu du jardin, un puits qui donne Veau la plus fraîche du monde. Un soir d'automne serein, avec la pleine lune dans le ciel. Quelques animaux nocturnes hurlent et hululent non loin. Au bout de quelques instants, un homme entre deux âges, le visage aimable, les épaules larges et les yeux noisette enfoncés, sort de la maison à ma recherche. Il a l'air contrarié et son regard est immensément triste.

« Shams, Shams, où es-tu ? » crie-t-il à droite, à gauche. Le vent soujfle fort et la lune se cache derrière un nuage,

comme si elle ne voulait pas être témoin de ce qui va se pro-duire. Les hiboux cessent de hululer, les chauves-souris de battre des ailes ; jusqu'au feu dans la cheminée de la maison qui ne crépite plus. Un silence absolu s'étend sur le monde.

Lentement, l'homme s'approche du puits, se penche et wgarde au fond. « Shams, très cher, murmure-t-il, où es-tu ? »

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J'ouvre la bouche pour répondre mais aucun son ne passe mes lèvres.

L'homme se penche plus encore pour regarder dans le puits. Au début, il ne voit rien d'autre que le noir de l'eau. Puis, tout au fond, il distingue une de mes mains qui flotte sans but à la surface, comme un radeau après une tempête. A côté, il reconnaît mes yeux - deux pierres noires et brillantes ; ils se lèvent vers la lune ronde qui sort de derrière les nuages épais et sombres. Ils sont fixés sur la lune comme si j'attendais des deux une explication à mon meurtre.

L'homme tombe à genoux, pleure et se frappe la poitrine. « Je l'ai tué ! J'ai tué Shams ! » hurle-t-il.

A cet instant, une ombre sort de derrière un buisson et rapide, furtive, elle saute le muret du jardin, comme un chat sauvage. Mais l'homme n'a pas remarqué le tueur. Frappé par une douleur terrible, il crie et crie jusqu'à ce que sa voix se brise comme du verre et explose dans la nuit en petits éclats coupants.

« Hé, toi ! Arrête de crier comme un fou.

— Si tu n'arrêtes pas de faire ce bruit affreux, je te jette dehors !

— Je t'ai dit de la fermer ! Tu m'entends ? Ta gueule ! »

Une voix d'homme hurlait ces mots tonitruants, menaçants, bien trop proches. J'ai feint de ne pas l'entendre, préférant rester dans ma vision un peu plus longtemps. Je voulais en apprendre plus sur ma mort. Je voulais aussi voir l'homme aux yeux si tristes. Qui était-il ? Quel était son lien avec moi et pourquoi me cherchait-il aussi désespérément en cette nuit d'automne ?

Juste avant de pouvoir jeter un nouveau coup d'œil à ma vision, quelqu'un de l'autre dimension me saisit

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par le bras et me secoua si fort que je sentis mes dents claquer. Cela me ramena dans ce monde.

Lentement, à contrecœur, j'ouvris les yeux et je vis cet homme debout près de moi. Il était grand, corpu-lent, le visage orné d'une barbe fournie et d'une épaisse moustache incurvée et en pointe. Je reconnus l'auber-giste. Il ne me fallut pas longtemps pour remarquer deux choses : c'était un homme habitué à intimider les gens par la parole et par la violence physique. Et, à cet instant, il était furieux.

« Qu'est-ce que tu veux ? demandai-je. Pourquoi me tires-tu par le bras ?

— Ce que je veux ? rugit l'aubergiste avec un rire mauvais. Je veux que t'arrêtes de gueuler, pour com-mencer, c'est ça que je veux. Tu fais fuir mes clients.

— Vraiment ? Je criais ? marmonnai-je en parvenant à me dégager de sa poigne.

— Un peu que tu criais ! Tu gueulais comme un ours qu'aurait une épine dans la patte. Qu'est-ce qui t'est arrivé ? Tu t'es endormi en dînant. T'as dû faire un cauchemar ou un truc comme ça. »

Je savais que c'était la seule explication plausible et que, si je la confirmais, l'aubergiste serait satisfait et me laisserait tranquille. Pourtant, je ne voulais pas mentir.

« Non, mon frère, je ne me suis pas endormi et je n'ai pas non plus fait de cauchemar, dis-je. En fait, je ne rêve jamais.

— Comment t'expliques tous ces cris, alors ? — J'ai eu une vision. C'est très différent. » Il posa sur moi un regard stupéfait et suça les extré-

mités de sa moustache avant de dire : « Vous, les derviches, vous êtes aussi cinglés que des

rats dans un garde-manger. Surtout vous, les errants. Vous jeûnez et priez toute la journée en déambulant sous le soleil brûlant. Pas étonnant que t'aies des hal-lucinations ! Ton cerveau est grillé ! »

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Je souris. Il avait peut-être raison. On dit qu'entre se perdre en Dieu et perdre l'esprit, il n'y a qu'un fil.

Deux serveurs apparurent, chargés d'un énorme pla-teau avec les mets du jour : chèvre grillée, poisson séché et salé, mouton épicé, galettes de blé, pois chiches aux boulettes de viande, soupe de lentilles à la graisse de queue de mouton. Ils firent le tour de la salle pour tout distribuer, emplissant l'air d'odeurs d'oignon, d'ail et d'épices. Quand ils s'arrêtèrent à ma table, je pris un bol de soupe fumant et du pain noir.

« T'as de quoi payer ? demanda l'aubergiste avec une certaine condescendance.

— Non, mais permets-moi de proposer un échange : pour payer le gîte et le couvert, je pourrais interpréter tes rêves. »

Il répondit par un rire ironique, les poings sur les hanches.

« Tu viens de me dire que tu ne rêves jamais. — C'est vrai. Je sais interpréter les rêves alors que je

ne fais pas de rêves. — Je devrais te jeter dehors ! Je t'ai déjà donné mon

avis : vous les derviches, vous êtes cinglés, cracha l'aubergiste. Je vais te donner quelques petits conseils. Je ne sais pas quel âge tu as, mais je suis certain que tu as prié suffisamment pour les deux mondes. Trouve-toi une gentille femme et installe-toi. Aie des enfants. Ça te forcera à garder les pieds sur terre. A quoi ça sert de parcourir le monde, quand on trouve partout la même misère ? Crois-moi : il n'y a rien de neuf sur cette terre. J'ai des clients qui viennent des quatre coins du monde. Au bout de quelques verres, ils racontent tous les mêmes histoires. Les hommes sont les mêmes partout. Même nourriture, même boisson, mêmes vieilles fou-taises.

— Je ne cherche pas quelque chose de différent. Je cherche Dieu. Ma quête est celle de Dieu.

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— Alors, tu Le cherches au mauvais endroit, répondit-il avec une voix soudain grave. Dieu a quitté ces lieux ! Et on ne sait pas quand II va revenir. »

Mon cœur papillonna contre mes côtes en entendant cela. « Quand quelqu'un dit du mal de Dieu, il dit du mal de lui-même », affirmai-je.

Un curieux sourire en biais déforma la bouche de l'aubergiste. Sur son visage, je lus de l'amertume, de l'indignation et quelque chose qui ressemblait à une blessure puérile.

« Dieu ne dit-il pas : Je suis plus proche de toi que ta veine jugulaire ? demandai-je. Dieu n'est pas quelque part, très haut, dans le ciel. Il est en chacun de nous. C'est pourquoi jamais II ne nous abandonne. Com-ment pourrait-Il s'abandonner Lui-même ?

— Mais II nous abandonne bien ! insista l'aubergiste avec un regard froid de défi. Si Dieu est là et ne bouge pas le petit doigt quand nous souffrons le martyre, qu'est-ce que cela nous dit sur Lui ?

— C'est la première Règle, mon frère : La manière dont tu vois Dieu est le reflet direct de celle dont tu te vois. Si Dieu fait venir surtout de la peur et des reproches à Vesprit, cela signifie qu'il y a trop de peur et de culpabilité en nous. Si nous voyons Dieu plein d'amour et de compas-sion, c'est ainsi que nous sommes. »

L'aubergiste me contra immédiatement, mais je vis bien que mes paroles l'avaient surpris. « En quoi est-ce différent de dire que Dieu est un pur produit de notre imagination ? Je ne comprends pas. »

Mais ma réponse fut interrompue par une dispute qui éclata au fond de la salle. C'étaient deux brutes qui se lançaient à la tête des insultes d'ivrognes. Laissant libre cours à leur violence, elles commençaient à terro-riser les autres clients, leur volant de la nourriture dans leurs écuelles, buvant dans leurs coupes et, si

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quelqu'un protestait, elles se moquaient de lui comme deux vilains gamins de la maktab.

« Quelqu'un devrait s'occuper de ces trouble-fête, tu ne trouves pas ? susurra l'aubergiste entre ses dents ser-rées. Observe le professionnel ! »

Il bondit à l'autre bout de la salle, arracha un des ivrognes de son siège et lui asséna un coup de poing en pleine figure. L'homme ne devait pas du tout s'y attendre, car il s'effondra par terre comme un sac vide. Un soupir à peine audible passa ses lèvres, mais à part ça, il ne produisit aucun son.

L'autre homme, plus fort, répliqua farouchement, mais il ne fallut guère de temps à l'aubergiste pour le terrasser, lui aussi. Après un coup de pied dans les côtes, il écrasa une main du client importun et nous entendîmes tous le craquement des os qui se brisaient sous la lourde botte.

« Arrête ! m'exclamai-je. Tu vas le tuer. Est-ce cela que tu veux ? »

En tant que soufi, j'avais juré de protéger la vie et de ne pas faire de mal. Dans ce monde d'illusions, tant de gens étaient prêts à se battre sans raison et tant d'autres trouvaient une bonne raison de se battre i Le soufï ne devait pas se battre, même s'il avait une raison valable. Ne pouvant en aucun cas recourir à la violence, je me jetai, comme un coussin, entre l'aubergiste et le client, pour les séparer.

« Tu restes en dehors de ça, derviche, ou je te mets la pâtée à toi aussi ! » cria l'aubergiste.

Mais nous savions tous deux qu'il n'en ferait rien. Une minute plus tard, quand les petits serveurs aidè-

rent les deux clients à se relever, l'un avait un doigt cassé et l'autre le nez. Il y avait du sang partout. Un silence inquiet s'abattit sur la salle.

Fier de la crainte admirative qu'il inspirait, l'auber-giste me toisa longuement. Quand il reprit la parole,

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on aurait dit qu'il s'adressait à tous les présents tant sa voix s'enfla, rauque, comme un oiseau de proie qui se vante en plein ciel.

« Tu vois, derviche, ça n'a pas toujours été comme ça. La violence, c'était pas mon élément, mais elle l'est devenue. Dieu nous oublie, nous, le petit peuple, et c'est à nous de nous endurcir et de faire la justice. La prochaine fois que tu Lui parles, dis-le-Lui. Qu'il sache que, quand II abandonne ses agneaux, ils ne se conten-tent pas d'attendre d'être massacrés. Ils se transfor-ment en loups.

— Tu te trompes, dis-je avec un haussement d'épaules en me dirigeant vers la porte

— Est-ce que j'ai tort, quand je dis que l'agneau que j'étais s'est transformé en loup ?

— Non, ça, c'est vrai. Je vois bien que tu es devenu un loup. Mais tu as tort de dire que tu fais justice.

— Attends ! cria l'aubergiste dans mon dos. J'en ai pas fini avec toi. En échange de ton repas et de ton lit, tu devais interpréter mes rêves.

— Je vais faire mieux encore : je vais lire les lignes de ta main. »

Je me retournai et m'approchai de lui en le fixant droit dans ses yeux brûlants de colère. Instinctivement méfiant, il perdit de son aplomb. Pourtant, quand je pris sa main droite et en tournai la paume vers moi, il ne me repoussa pas. J'inspectai les lignes que je trouvai profondes, hachées, traçant des chemins inégaux. Peu à peu, les couleurs de son aura m'apparurent : un brun rouille et un bleu si pâle qu'il était presque gris. Son énergie spirituelle était creusée au centre et amincie sur les bords, comme si elle n'avait plus la force de se défendre contre le monde extérieur. Tout au fond, cet homme n'était pas plus en vie qu'une plante étiolée. Afin de compenser sa perte d'énergie spirituelle, il avait renforcé son énergie physique, qu'il utilisait à l'excès.

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Les battements de mon cœur s'accélérèrent quand je perçus quelque chose ; évanescente tout d'abord, comme derrière un voile, puis de plus en plus claire, une scène se joua devant mes yeux.

Une jeune femme aux cheveux châtains, ses pieds nus ornés de tatouages noirs, un châle rouge brodé enveloppant ses épaules.

« Tu as perdu un être cher », dis-je en prenant sa main gauche dans les miennes.

Elle a les seins gonflés et le ventre si énorme qu'il semble sur le point de se déchirer. Elle est piégée dans une hutte en feu. Il y a des guerriers autour de la maison, à cheval sur des selles ornées de plaques d'argent. Odeur âcre du foin et de la chair humaine brûlés. Des cavaliers mongols, leur nez large aplati, leur cou épais et court, leur cœur dur comme la pierre. La puissante armée de Gengis Khan.

« Tu as perdu deux être chers, corrigeai-je. Ta femme portait ton premier enfant. »

Ses sourcils se froncèrent, ses yeux se fixèrent sur ses bottes en cuir et ses lèvres se serrèrent, faisant de son visage une carte indéchiffrable. Soudain, il eut l'air tel-lement plus vieux !

« Je sais que ça ne te consolera pas, mais je pense qu'il y a une chose que tu devrais savoir : ce ne sont pas les flammes ni la fumée qui l'ont tuée. C'est une poutre du plafond qui s'est abattue sur sa tête. Elle est morte sur le coup, sans souffrir. Tu as toujours cru qu'elle avait terriblement souffert, mais ça n'a pas du tout été le cas. »

L'aubergiste se frotta le front, écrasé sous un poids que lui seul pouvait comprendre. D'une voix rauque, il demanda :

« Comment sais-tu tout ça ? — Tu t'en es voulu de ne pas lui avoir donné des

funérailles dignes d'elle, continuai-je sans prêter atten-tion à sa question. Tu la vois toujours dans tes rêves

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en train de s'extraire du fossé où elle a été enterrée. Mais ton esprit te joue des tours. En vérité, ta femme et ton fils vont très bien tous les deux, ils voyagent dans l'infini, libres comme des étincelles de lumière. »

Puis j'ajoutai, pesant chaque mot : « Tu peux rede-venir un agneau, car il est encore en toi. »

Il arracha sa main de la mienne comme s'il venait de la poser sur un poêle brûlant. « Je ne t'aime pas, der-viche. Je vais te laisser dormir ici ce soir, mais veille à partir tôt demain matin. Je ne veux plus te revoir par ici. »

C'est toujours la même chose. Quand on dit la vérité, on vous déteste. Plus vous parlez d'amour, plus on vous hait.

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Ella

NORTHAMPTON, 18 MAI 2 0 0 8

Vaincue par la tension qui avait suivi la dispute avec David et Jeannette, Ella était si épuisée qu'elle dut arrêter sa lecture de Doux Blasphème. Elle avait l'impression qu'on avait retiré le couvercle d'un chau-dron en ébullition et qu'en sortaient des volutes de vieux conflits et de nouveaux ressentiments. Malheu-reusement, nulle autre qu'elle n'avait soulevé ce cou-vercle, et elle avait tout aggravé en appelant Scott pour lui demander de ne pas épouser sa fille !

Plus tard dans sa vie, elle regretterait tout ce qu'elle avait dit pendant cette conversation téléphonique. Mais, en ce jour de mai, elle était si sûre d'elle et de la solidité du sol sous ses pieds qu'elle n'aurait jamais pu imaginer les conséquences désastreuses de son intervention.

« Bonjour, Scott, c'est Ella, la mère de Jeannette ! dit-elle d'un ton qui se voulait jovial, comme si elle appelait tous les jours le petit ami de sa fille. Vous avez une minute ?

— En quoi puis-je vous aider, madame Rubin-stein ? » bredouilla Scott, surpris, mais toujours aussi poli.

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D'un ton non moins civilisé, Ella lui dit que, bien qu'elle n'ait rien contre lui personnellement, il était trop jeune et manquait trop d'expérience pour épouser sa fille. Même si cet appel le contrariait aujourd'hui, ajouta-t-elle, un jour, dans un avenir pas si lointain, il comprendrait son intervention et irait jusqu'à la remer-cier de l'avoir mis en garde à temps. En attendant, elle lui demandait de laisser gentiment tomber l'idée d'un mariage et de ne pas faire état de leur conversation.

Suivit un silence épais, dense. « Madame Rubinstein, je crois que vous ne com-

prenez pas, dit Scott quand il retrouva sa voix. Jean-nette et moi nous aimons. »

Ça recommençait ! Comment des gens pouvaient-ils être assez naïfs pour croire que l'amour leur ouvri-rait toutes les portes ? Ils voyaient l'amour comme une baguette magique qui pouvait tout arranger par miracle.

Mais Ella ne dit rien de ces pensées. « Je comprends ce que vous ressentez, croyez-moi,

c'est vrai. Mais vous êtes trop jeune et la vie est lon-gue. Qui sait si, demain, vous ne tomberez pas amou-reux de quelqu'un d'autre ?

— Madame Rubinstein, je ne voudrais pas paraître grossier, mais ne croyez-vous pas que cette règle s'applique à tout le monde, y compris vous ? Qui sait si, demain, vous ne risquez pas de tomber amoureuse de quelqu'un d'autre ? »

Ella rit plus fort et plus longtemps qu'elle ne l'aurait voulu.

« Je suis une femme mariée. J'ai fait un choix pour la vie. Mon époux aussi. Et c'est exactement ce que je tente de vous expliquer. Le mariage est une déci-sion sérieuse qui doit être soigneusement soupesée.

— Êtes-vous en train de me dire de ne pas épouser votre fille, que j'aime, parce que je risque d'en aimer

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une autre, encore anonyme, dans un avenir indéter-miné ? »

La conversation s'envenima à partir de là, pleine de détresse et de déception. Quand ils raccrochèrent, Ella prit la direction de la cuisine et se plongea dans ce qu'elle faisait toujours dans les périodes de boule-versement émotionnel : elle se mit à cuisiner.

*

* *

Une demi-heure plus tard, elle reçut un appel de son mari.

« Je n'arrive pas à croire que tu aies appelé Scott pour lui demander de ne pas épouser notre fille. Dis-moi que ce n'est pas vrai !

— Oh ! Les nouvelles vont vite. Chéri, laisse-moi t'expliquer... »

Mais David ne lui en laissa pas le temps : « Il n'y a rien à expliquer. Ce que tu as fait était mal. Scott l'a dit à Jeannette, et notre fille est bouleversée. Elle va habiter chez des amis quelques jours. Elle ne veut pas te voir avant un moment et... je dois dire que je la comprends. »

Ce soir-là, Jeannette ne fut pas la seule à ne pas rentrer à la maison. David envoya un texto à sa femme pour l'informer d'une urgence soudaine. Aucune explication sur la nature de cette urgence.

Ça ne lui ressemblait pas, et c'était très loin de l'esprit de leur mariage. Il pouvait flirter avec une femme après l'autre, il pouvait même coucher avec elles, dépenser de l'argent pour elles mais, jusqu'à présent, il était toujours rentré prendre place à la table familiale à l'heure du dîner. Quels qu'aient été leurs différends, elle avait toujours fait la cuisine et il avait

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toujours mangé, avec plaisir et gratitude, tout ce qu'elle lui mettait dans son assiette. À la fin de chaque dîner, jamais David ne manquait de la remer-cier - un « merci » venu du cœur qu'elle considérait toujours comme une excuse codée pour ses infidéli-tés. Elle lui pardonnait. Toujours..

C'était la première fois que son mari agissait avec autant de sans-gêne, et Ella savait qu'elle était res-ponsable de son attitude. Mais il fallait savoir que « culpabilité » était le second prénom d'Ella Rubin-stein.

* *

Quand elle s'assit à la table avec ses jumeaux, la culpabilité céda le pas à la mélancolie. Elle résista aux suppliques d'Avi qui voulait commander une pizza et aux tentatives d'Orly pour ne rien manger du tout, et les contraignit tous deux à mâcher le riz sau-

vage aux petits pois et le pain de viande glacé à la moutarde. Si, en surface, elle était la même mère pro- tectrice et inquiète, elle sentait monter en elle un désespoir qui laissait dans sa bouche un goût amer, comme de la bile.

Le dîner terminé, Ella resta seule assise à la table de la cuisine et trouva le calme autour d'elle lourd et déstabilisant. Soudain, les mets qu'elle avait cuisinés, résultats de plusieurs heures de travail, lui parurent non seulement fades et ennuyeux, mais facilement remplaçables. Elle s'apitoya sur son sort. À quarante ans, quel gâchis qu'elle n'ait pas tiré plus de la vie ! Elle avait tant d'amour à donner, et personne ne le lui demandait !

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Elle repensa à Doux Blasphème, intriguée par le personnage de Shams de Tabriz.

«Ce serait sympa d'avoir quelqu'un comme lui dans le coin, plaisanta-t-elle. Jamais une heure d'ennui, avec ce genre de gars ! »

Soudain, l'image qui lui vint à l'esprit fut celle d'un homme grand, brun, mystérieux, avec un panta-lon en cuir, une veste de moto et des cheveux noirs jusqu'aux épaules, à cheval sur une Harley-Davidson, ornée au guidon de franges multicolores. L'image la fit sourire. Un motard soufi beau et sexy filant sur une autoroute vide ! Est-ce que ça ne serait pas for-midable d'être prise en stop par un type pareil ?

Ella se demanda alors ce que Shams aurait vu dans les lignes de sa main. Lui aurait-il expliqué pourquoi son esprit se tournait de temps à autre vers un ensemble sinistre de pensées sombres ? Ou la raison pour laquelle elle se sentait si seule alors qu'elle avait une grande famille aimante ? Et quelles étaient les couleurs de son aura ? Étaient-elles vibrantes et auda-cieuses ? Y avait-il eu quoi que ce soit de vibrant et d'audacieux dans sa vie, ces derniers temps ? Ou autrefois ?

C'est à cet instant précis, assise à la table de sa cuisine, éclairée seulement par la petite lampe du four, qu'elle se rendit compte que, en dépit de tous les mots ronflants qu'elle utilisait pour le nier, en dépit de sa capacité à garder sa dignité, tout au fond d'elle, elle aspirait à l'amour.

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SHAMS

UNE AUBERGE PRÈS DE SAMARCANDE, MARS 1 2 4 2

Brisés de solitude, tous endormis avec leurs rêves personnels, plus d'une douzaine de voyageurs épuisés étaient couchés à l'étage de l'auberge. J'enjambai des pieds nus et des mains pour gagner ma couche qui puait la sueur et les moisissures. Je m'allongeai dans le noir et je me remémorai les événements du jour pour réfléchir à tout signe divin dont j'avais pu être témoin, mais que je n'avais pas su reconnaître dans ma hâte et mon ignorance.

Depuis mon enfance, j'ai des visions et j'entends des voix. Je parle à Dieu depuis toujours, et II répond. Cer-taines fois, je monte au septième ciel, aussi léger qu'un murmure. Puis je descends dans les profondeurs de la terre, envahi d'odeurs d'humus, caché comme une pierre enterrée sous les chênes puissants et les doux noisetiers. De temps à autre, je perds l'appétit et je ne mange plus pendant des jours d'affilée. Rien de tout cela ne m'effraie mais, au fil du temps, j'ai appris à ne pas en parler. Les humains ont tendance à décrier ce qu'ils ne comprennent pas. Je le sais d'expérience.

La première personne qui se méprit sur mes visions fut mon père. Je devais avoir dix ans quand j'ai com-

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mencé à voir quotidiennement mon ange gardien, et je fus assez naïf pour penser que tout le monde vivait le même phénomène. Un jour, alors que mon père m'apprenait comment fabriquer un coffre en cèdre pour que je devienne menuisier, comme lui, je lui parlai de mon ange gardien.

« Tu as une imagination débridée, mon fils, me dit sèchement mon père. Et tu devrais garder ces élucu-brations pour toi. On ne veut pas bouleverser les villa-geois une fois de plus. »

Quelques jours plus tôt, les voisins s'étaient plaints à mes parents, m'accusant d'un comportement étrange qui effrayait leurs enfants.

« Je ne comprends pas ton attitude, mon fils. Pour-quoi ne peux-tu accepter de n'être en rien plus remar-quable que tes parents ? Tous les enfants ressemblent à leur père et à leur mère. Toi aussi. »

C'est alors que je compris que, même si j'aimais mes parents et aspirais à leur amour, ils étaient des étrangers pour moi.

« Père, comparé à vos autres enfants, je suis sorti d'un œuf différent. Considérez-moi comme un caneton élevé par des poules. Je ne suis pas un oiseau domes-tique destiné à passer sa vie au poulailler. L'eau qui vous effraie me ranime car, contrairement à vous, je sais nager, et je vais nager. L'océan est ma patrie. Si vous êtes avec moi, venez à l'océan ! Sinon, cessez de vous mêler de mes affaires et retournez au poulailler ! »

Mon père arrondit les yeux, puis les étrécit, l'air dis-tant et grave. « Si c'est ainsi que tu parles à ton père aujourd'hui, je me demande comment tu t'adresseras à tes ennemis quand tu grandiras. »

Au grand désespoir de mes parents, mes visions ne disparurent pas en grandissant. Elles se firent plus intenses et plus réelles encore. Je savais que je rendais mes parents nerveux et je m'en voulais de les troubler

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ainsi mais, en vérité, je ne savais pas comment mettre fin à ces visions, et même si je l'avais su, je ne crois pas que je l'aurais fait. Je ne tardai pas à quitter la maison. Depuis, Tabriz est devenu un mot lisse et doux, si fin et délicat qu'il fond sur ma langue. Trois senteurs accompagnent mes souvenirs de ce lieu : le bois scié, le pain aux graines de pavot et l'odeur propre et cris-sante de la neige.

Depuis, je suis un derviche errant qui ne dort jamais plus d'une fois au même endroit, qui ne mange jamais deux fois dans le même bol, qui voit chaque jour des visages différents. Quand j'ai faim, je gagne quelques pièces en interprétant des rêves. C'est dans ces condi-tions que j'ai fouillé l'Est et l'Ouest, de haut en bas, à la recherche de Dieu. Je pourchasse partout une vie qui vaut d'être vécue et un savoir qui vaut d'être connu. N'ayant de racines nulle part, je vais partout.

Pendant mes voyages, j'ai emprunté toutes sortes de routes, des voies commerciales très fréquentées aux pistes oubliées, où on ne voit âme qui vive pendant des jours entiers. Des côtes de la mer Noire aux villes de Perse, des vastes steppes d'Asie centrale aux dunes de sable d'Arabie, j'ai traversé d'épaisses forêts, des prai-ries et des déserts, j'ai séjourné dans des caravansérails et des auberges, consulté des sages et fouillé des biblio-thèques, écouté les maîtres enseignant aux petits enfants des maktabs, discuté tafsir et logique avec les élèves des madrasas, visité des temples, des monastères et des sanctuaires, médité avec des ermites dans leurs grottes, prononcé le zikr avec des derviches, jeûné avec des sages et dîné avec des hérétiques, dansé avec des chamans sous la pleine lune, connu des gens de fois, d'âges et de professions différents, été témoin d'infor-tunes et de miracles.

J'ai vu des villages souffrant de pauvreté, des champs noircis par les flammes et des villes pillées où coulait

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une rivière rouge, où il ne restait pas un homme de plus de dix ans. J'ai vu le pire et le meilleur de l'humanité. Plus rien ne me surprend.

En repensant à toutes ces expériences, j'ai établi une liste de ce qui n'est écrit dans aucun livre, juste dans mon âme. J'ai appelé cette liste personnelle « Les Prin-cipes de base des mystiques itinérants de l'islam ». Pour moi, ils étaient aussi universels, fiables et invariables que les lois de la nature. Rassemblés, ils composaient « Les Quarante Règles de la religion de l'amour », qu'on ne pouvait appliquer que par amour, et seule-ment par amour. Une de ces Règles disait : La voie de la Vérité est un travail du cœur, pas de la tête. Faites de votre cœur votre principal guide ! Pas votre esprit. Affron-tez, défiez et dépassez votre nafs avec votre cœur. Connaître votre ego vous conduira à la connaissance de Dieu.

Il me fallut des années pour achever mon travail sur ces Règles. Les quarante Règles. Maintenant que j'ai terminé, je sais que j'approche de ma fin en ce monde. Ces derniers temps, j'ai eu nombre de visions en ce sens. Ce n'est pas la mort qui m'inquiète, car je ne la considère pas comme une finalité, mais de mourir sans laisser d'héritage. Un grand nombre de mots emplis-sent ma poitrine, des histoires attendant d'être contées. Je veux transmettre cette connaissance à une autre per-sonne. Ni à un maître ni à un disciple. A une personne qui serait mon égal - un compagnon.

« Dieu, murmurai-je dans la pièce humide et sombre, toute ma vie j'ai parcouru le monde et suivi Ta voie. J'ai considéré chaque personne comme un livre ouvert, un Coran en marche. J'ai évité les tours d'ivoire des érudits, préférant passer mon temps avec les margi-naux, les expatriés et les exilés. Maintenant, j'explose. Aide-moi à transmettre Ta sagesse à la bonne per-sonne ! Ensuite, Tu pourras faire ce que Tu veux de moi. »

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Sous mes yeux, la pièce fut illuminée si brillamment que les visages des voyageurs dans leur lit virèrent au bleu criard. L'air fut soudain frais et mouvant, comme si toutes les fenêtres avaient été ouvertes et que le vent eût apporté le parfum des lys et du jasmin d'un jardin lointain.

« Va à Bagdad, murmura mon ange gardien de sa voix chantante.

— Qu'est-ce qui m'attend, à Bagdad ? — Tu as prié pour trouver un compagnon, et un

compagnon te sera donné. A Bagdad, tu trouveras le maître qui te montrera la bonne direction. »

Des larmes de gratitude me montèrent aux yeux. Je sus, dès lors, que l'homme de ma vision n'était autre que mon compagnon spirituel. Tôt ou tard, nous étions destinés à nous rencontrer. Quand cela se produirait, j'apprendrais pourquoi ses yeux noisette si bons étaient éternellement tristes et comment je serais assassiné, un soir, à la fin de l'automne.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 19 m a i 2008

Avant que le soleil se couche et que les enfants rentrent à la maison, Ella avait glissé un signet dans le manuscrit et posé Doux Blasphème. Curieuse d'en savoir plus sur l'homme qui avait écrit ce roman, elle alla sur Internet et chercha « A. Z. Zahara » sur Google, impatiente de voir ce qui allait apparaître, mais n'attendant pas grand-chose.

À sa grande surprise, elle trouva un blog person-nel. Les couleurs dominantes de la page étaient l'améthyste et le turquoise et, en haut de la page, la silhouette d'un homme en longue jupe blanche tournoyait lentement. Comme elle n'avait encore jamais vu de derviche tourneur, Ella regarda lon-guement cette_image. Le blog s'intitulait Une coquille d'œuf appelée Vie et un poème portait le même titre :

Choisissons-nous l'un l'autre pour compagnons ! Asseyons-nous aux pieds l'un de l'autre ! Intérieurement, nous connaissons bien

[des harmonies -

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Ne pense pas que nous ne sommes que ce que nous voyons.

Sur la page, de nombreuses cartes postales de villes et de sites du monde entier. Sous chaque carte, des commentaires sur le lieu représenté. C'est en les lisant qu'Ella trouva trois informations qui attirèrent immédiatement son attention. Premièrement, le « A. » de « A. Z. Zahara » remplaçait Aziz. Deuxièmement, cet Aziz se disait soufi. Troisièmement, à cet instant, il voyageait quelque part au Guatemala.

Une autre page montrait des photos qu'il avait prises. Il s'agissait surtout de portraits de gens de toutes origines et classes sociales. En dépit de leurs différences frappantes, un élément curieux les rappro-chait : à chaque personne il manquait visiblement quelque chose. Pour certaines, c'était un objet tout simple, comme une boucle d'oreille, une chaussure ou un bouton. Pour d'autres, c'était plus substantiel : une dent, un doigt, voire une jambe. Sous les photos, on lisait :

Peu importe qui nous sommes et où nous vivons, tout au fond, nous nous sentons tous incomplets. C'est comme avoir perdu quelque chose et éprouver la nécessité de le retrouver. Quel est ce « quelque chose » ? La plupart d'entre nous ne le découvriront jamais. Et parmi ceux qui y parviennent, plus rares encore sont ceux qui partent à sa quête.

Ella continua d'explorer le site, cliqua sur toutes les images pour les agrandir, lut chaque commentaire d'Aziz. À la fin, elle trouva une adresse électronique, [email protected], qu'elle nota sur un bout de papier. À côté, elle lut un poème de Rûmi :

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Choisis l'Amour, l'Amour ! La vie est un fardeau Sans la douce vie de L'Amour - comme tu l'as vu.

C'est en lisant ce poème qu'une pensée un peu particulière lui traversa l'esprit. Une fraction de seconde, elle eut le sentiment que tout ce qu'Aziz Z. Zahara avait placé dans son blog personnel - les images, les commentaires, les citations et les poèmes -n'était là que pour ses yeux. C'était une pensée étrange et quelque peu prétentieuse, mais elle lui paraissait parfaitement logique.

*

* *

Plus tard dans l'après-midi, Ella s'assit à la fenêtre, fatiguée, un peu abattue, le soleil lourd sur son dos et l'air de la cuisine embaumant les brow-nies qu'elle faisait cuire. Doux Blasphème était ouvert devant elle, mais elle était si préoccupée qu'elle ne parvenait pas à se concentrer sur le manuscrit. Il lui vint à l'esprit que peut-être elle devrait rédiger son propre ensemble de règles fon-damentales. Elle pourrait les intituler L e s q u a r a n t e r è g l e s d e l a m a î t r e s s e d e m a i s o n b i e n é t a b l i e e t t e r r e à t e r r e .

« Règle numéro un, murmura-t-elle. Arrête de chercher l'amour ! Arrête de courir après des rêves inaccessibles ! Il y a sûrement des choses plus impor-tantes dans la vie d'une femme mariée qui va fêter ses quarante ans. »

Mais cette plaisanterie lui procura une gêne obs-cure, lui rappelant des inquiétudes plus profondes. Incapable de se retenir plus longtemps, elle appela sa fille aînée. Elle tomba sur son répondeur.

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« Jeannette, ma chérie, je sais que j 'ai eu tort d'appeler Scott. Mais je n'avais pas de mauvaises intentions. Je voulais juste m'assurer... »

Elle marqua une pause. Elle regrettait profondé-ment de ne pas avoir réfléchi à ce message. Elle entendait le doux chuintement du répondeur qui l'enregistrait à distance. Ça la rendit nerveuse de savoir que la bande passait et qu'il ne lui restait que peu de temps.

« Jeannette, je suis désolée de ce que j 'ai fait. Je sais que je ne devrais pas me plaindre alors que je suis comblée. Mais c'est juste que je suis tellement... malheureuse... »

Clic ! Le répondeur arrêta l'enregistrement. Le cœur d'Ella se serra, sous le choc de ce qu'elle venait de dire. Qu'est-ce qui lui avait pris ? Elle ne se savait pas si malheureuse ! Était-il possible d'être déprimée sans le savoir ? Curieusement, elle n'était pas triste de s'être avouée malheureuse. Elle n'avait pas éprouvé grand-chose, ces derniers temps.

Son regard se posa sur le bout de papier où elle avait noté l'adresse électronique d'Aziz Z. Zahara. Cette adresse lui parut simple, sans prétention, accueillante. Sans y réfléchir vraiment, elle retourna à son ordinateur et entreprit de rédiger un courriel.

Cher Aziz Z. Zahara,

Je m'appelle Ella. Je suis plongée dans votre roman Doux Blasphème en ma qualité de lectrice pour l'agence littéraire à laquelle vous l'avez envoyé. Je l'ai à peine commencé que j'éprouve déjà un immense plaisir à sa lecture. Il ne s'agit pourtant là que de mon opinion personnelle qui ne reflète en rien celle de mon patron. Que j'aime ou non votre roman

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n'aura guère d'influence sur sa décision finale de vous prendre comme client.

On dirait que vous croyez que l'amour est l'essence de la vie et que rien d'autre ne compte. Je n'ai pas l'intention de lancer un débat stérile avec vous sur ce point. Il suffit de dire que je ne suis pas tout à fait d'accord. Mais ce n'est pas pour cette rai-son que je vous écris.

Je vous écris parce que le moment imposé pour ma lecture de Doux Blasphème n'aurait pu être plus bizarre. Je suis justement en train de tenter de convaincre ma fille aînée de ne pas se marier si jeune. Hier, j'ai demandé à son petit ami de renoncer à leurs projets de mariage. Maintenant, ma fille me déteste et refuse de me parler. J'ai l'impression que vous vous entendriez très bien, tous les deux, car vous semblez avoir des idées très similaires sur l'amour.

Je suis désolée de m'épancher de la sorte. Ce n'était pas mon intention. Votre blog (où j'ai trouvé votre adresse électronique) dit que vous êtes au Gua-temala. Parcourir le monde doit être très excitant ! Si vous passez par Boston, peut-être pourrions-nous nous rencontrer et bavarder devant une tasse de café.

Bien à vous, Ella

Son premier courriel à Aziz n'était pas tant une lettre qu'une invitation, un appel à l'aide. Mais elle n'avait aucun moyen de le savoir tandis que, assise dans le silence de sa cuisine, elle rédigeait une lettre à un auteur inconnu qu'elle ne s'attendait pas à ren-contrer, ni maintenant ni jamais.

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LE MAÎTRE

b a g d a d , a v r i l 1 2 4 2

Bagdad ne remarqua pas l'arrivée de Shams de Tabriz, mais jamais je n'oublierai le jour où il pénétra dans notre modeste centre derviche. Nous recevions des hôtes importants, cet après-midi-là. Le grand juge était passé avec un groupe d'hommes, et je soupçonnais qu'il y avait plus qu'une simple cordialité derrière cette visite. Connu pour son aversion à l'égard du soufisme, le juge voulait me rappeler qu'il gardait un œil sur nous comme il gardait un œil sur tous les soufis de la région.

Ce juge était un homme ambitieux. Le visage large, un ventre tombant et des petits doigts boudinés cerclés chacun d'une bague précieuse, il aurait dû cesser de manger autant, mais je suppose que personne n'avait le courage de le lui dire, pas même son médecin. Des-cendant d'une longue lignée d'érudits religieux, il était un des hommes les plus influents de la région. D'un simple jugement, il pouvait envoyer un homme aux galères ou tout aussi simplement pardonner un crime et sortir un coupable du plus sombre des donjons. Tou-jours vêtu d'un manteau de fourrure et de tenues oné-reuses, il se pavanait avec l'aplomb de celui qui ne doute pas de son autorité. Je n'appréciais pas son ego

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démesuré mais, pour le bien de notre confrérie, je met-tais tout en œuvre afin de rester en bons termes avec cet homme important.

« Nous vivons dans la ville la plus magnifique au monde, affirma le juge en plaçant une figue dans sa bouche. En ce moment, Bagdad est envahie de réfugiés fuyant l'armée mongole. Nous leur fournissons un refuge. Nous sommes au centre du monde, n'est-ce pas, Baba Zaman ?

— Cette ville est un joyau, on ne peut en douter, dis-je prudemment, mais il ne faut pas oublier que les villes sont comme les être humains. Elles naissent, traversent l'enfance et l'adolescence, vieillissent et finissent par mourir. A ce moment de son histoire, Bagdad aborde l'âge adulte. Nous ne^sommes pas aussi riches qu'à l'époque du calife Haroun al-Rachid, même si nous pouvons encore nous enorgueillir d'être un centre de commerce, d'artisanat et de poésie incomparable. Mais qui sait à quoi ressemblera la ville dans mille ans ? Tout pourrait être bien différent.

— Quel pessimisme ! regretta le juge en piochant dans un autre bol pour choisir une datte. Le règne des Abbassides va l'emporter et prospérer. A condition bien sûr que le statu quo ne soit pas rompu par les traîtres parmi nous. Il y en a qui se prétendent musul-mans mais dont l'interprétation de l'islam est bien plus dangereuse que les menaces des infidèles. »

Je choisis de rester silencieux. Le juge ne faisait pas secret de son opinion sur les mystiques qui, par leurs interprétations individualistes et ésotériques de l'islam, étaient à ses yeux des fauteurs de troubles. Il nous accu-sait de ne pas appliquer la sharia et donc de ne pas res-pecter les hommes d'autorité - les hommes comme lui. Il m'arrivait de penser qu'il aurait bien aimé chasser tous les soufis de Bagdad.

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« Votre confrérie est inoffensive, mais ne pensez-vous pas que certains soufis dépassent les limites ? » demanda le juge en caressant sa barbe.

Je ne sus que répondre. Dieu merci, à cet instant même, nous entendîmes frapper à la porte. C'était le novice aux cheveux roux. Il fila droit sur moi et me murmura à l'oreille que nous avions une visite, un der-viche errant insistait pour me voir et refusait de parler à qui que ce soit d'autre.

En temps normal, j'aurais demandé au novice d'introduire le nouveau venu dans une pièce calme et accueillante, de lui servir un repas chaud et de le faire patienter jusqu'au départ de mes hôtes. Mais comme le juge me faisait passer un sale moment, j'eus l'idée que ce derviche errant pourrait dissiper les tensions en nous racontant des histoires pittoresques sur des terres lointaines. Je demandai donc au novice de l'introduire.

Quelques minutes plus tard, la porte se rouvrit et entra un homme vêtu de noir des pieds à la tête. Elancé, austère, d'âge indéterminé, il avait un nez mince, des yeux enfoncés et noir de poix, et des che-veux noirs qui retombaient en boucles épaisses sur ses yeux. Portant un long manteau en laine à capuche et des bottes en peau de mouton, il avait autour du cou un grand nombre d'amulettes. Dans sa main, il tenait un bol en bois semblable à ceux que promènent les der-viches mendiants pour surmonter leur vanité et leur orgueil démesuré en acceptant la charité des autres. Je me rendis compte que ce devait être un homme qui ne prêtait guère attention aux jugements de la société. Que des gens le prennent pour un vagabond, voire pour un simple mendiant, ne devait pas le troubler le moins du monde.

Dès que je le vis, debout, là, attendant la permission de se présenter, je sentis qu'il était différent. C'était dans ses yeux, dans ses gestes précis, écrit partout en

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lui - comme un gland qui peut sembler modeste et vul-nérable aux yeux de l'ignorant, mais qui recèle déjà le fier chêne qu'il deviendra. Il me regarda de ses yeux noirs perçants et hocha la tête sans un mot.

« Bienvenue dans notre centre, derviche ! » dis-je en lui faisant signe de s'asseoir sur les coussins face à moi.

Après avoir salué à la ronde, le derviche s'assit et ins-pecta les personnes présentes dans la pièce, sans rater le moindre détail. Son regard s'arrêta enfin sur le juge. Les deux hommes se regardèrent une minute entière sans une parole, et je ne pus éviter de me demander ce que chacun pensait de l'autre, tant ils semblaient oppo-sés en tout.

J'offris au derviche du lait de chèvre chaud, des figues sucrées et des dattes farcies, qu'il refusa poli-ment. Quand je lui demandai son nom, il se présenta comme étant Shams de Tabriz, et dit qu'il était un der-viche errant par le monde en quête de Dieu.

« As-tu pu le trouver ? » demandai-je. Une ombre passa sur son visage quand il hocha la

tête : « En effet. Il était à mes côtés tout ce temps. » Le juge réagit par un sourire narquois qu'il ne tenta

pas de dissimuler. « Je ne comprendrai jamais pourquoi vous, les derviches, rendez la vie si compliquée. Si Dieu était à vos côtés depuis le début, pourquoi avez-vous parcouru tant de distance pendant tout ce temps pour Le trouver ? »

Shams de Tabriz baissa la tête, l'air pensif, et resta un moment silencieux. Puis il leva de nouveau les yeux, le visage calme, la voix mesurée :

« Parce que, bien qu'il soit établi qu'on ne puisse Le trouver en Le cherchant, seuls ceux qui cherchent peu-vent Le trouver.

— Que de belles paroles ! pouffa le juge. Essayez-vous de nous dire que nous ne pouvons trouver Dieu si nous restons au même endroit toute notre vie ? C'est

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absurde ! Tout le monde n'a pas besoin de se vêtir de haillons et de prendre la route comme vous. »

Suivit dans la pièce une onde de rires parmi les hommes qui aspiraient à montrer leur accord avec le iuge - des rires aigus, craintifs, tristes de la part de gens habitués à flagorner leurs supérieurs. J'étais mal à l'aise. A l'évidence, ça n'avait pas été une bonne idée de mettre en présence le juge et le derviche.

« Sans doute n'ai-je pas été bien compris. Je n'ai pas voulu dire qu'on ne peut trouver Dieu en restant dans sa ville. C'est certainement possible, concéda le der-viche. Il y a des gens qui n'ont voyagé nulle part et qui, pourtant, ont vu le monde.

— Exactement ! » confirma le juge d'un air triom-phant.

Mais son sourire disparut quand il entendit ce que le derviche ajouta :

« Ce que je voulais dire, juge, c'est qu'on ne peut trouver Dieu si on reste dans le manteau de fourrure, les vêtements en soie et les bijoux précieux que vous portez aujourd'hui. »

Un silence stupéfait s'abattit sur la pièce, le son des soupirs tombant en poussière. Nous retînmes tous notre souffle, comme si nous nous attendions à ce que quelque chose d'énorme se produise, bien que je ne pusse imaginer quoi que ce soit de plus choquant.

« Tu as la langue trop acérée pour un derviche, dit le juge.

— Quand il faut dire une chose, je la dis, même si le monde entier me serre le cou pour me faire taire. »

Le juge fronça les sourcils, puis haussa les épaules pour marquer son indifférence. « Enfin, bon, quoi qu'il en soit, vous êtes l'homme qu'il nous faut. Nous par-lions justement des splendeurs de notre ville. Vous avez dû voir bien des lieux. Y en a-t-il un seul qui soit plus charmant que Bagdad ? »

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Doucement, son regard passant d'un homme à l'autre, Shams expliqua : « Il ne fait aucun doute que Bagdad est une ville remarquable, mais aucune beauté sur terre ne dure à jamais. Les villes sont érigées sur des colonnes spirituelles. Comme des miroirs géants, elles reflètent le cœur de leurs habitants. Si ces cœurs sont noircis et perdent la foi, les villes perdront leur lustre. C'est arrivé ; ça arrive tout le temps. »

Je ne pus m'empêcher de^hocher la tête ; Shams de Tabriz se tourna vers moi, un instant distrait de ses pensées, avec une étincelle amicale dans les yeux. Je sentis son regard sur moi comme la chaleur d'un soleil ardent. Je compris alors clairement qu'il méritait son nom. Cet homme rayonnait de vigueur et de vitalité ; il brûlait intérieurement comme une boule de feu. Il était vraiment Shams, le Soleil.

Mais le juge n'était pas de cet avis. « Vous, les soufis, rendez tout trop compliqué. C'est pareil avec les phi-losophes et les poètes. Pourquoi tant de mots ? Les êtres humains sont des créatures simples aux besoins simples. Il revient aux chefs de voir quels sont leurs besoins et de s'assurer qu'ils ne se dévoient pas. Cela exige une application parfaite de la sharia.

— La sharia est comme une bougie, dit Shams de Tabriz. Elle nous fournit une lumière des plus pré-cieuses. Mais n'oublions pas qu'une bougie nous aide à aller d'un lieu à un autre dans l'obscurité. Si nous oublions où nous allons et nous concentrons sur la bou-gie, à quoi sert-elle ? »

Le juge grimaça, son visage se ferma. Je sentis une bouffée d'angoisse me traverser. Entamer une discus-sion sur la signification de la sharia avec un homme dont le travail consistait à juger, et souvent à punir, des gens selon la sharia, c'était nager dans des eaux dange-reuses. Shams ne le savait-il pas ?

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Alors que je cherchais une excuse convenable pour faire sortir le derviche de la pièce, je l'entendis décla-rer :

« Il y a une règle qui s'applique à cette situation. — Quelle règle ? » demanda le juge, soupçonneux. Shams de Tabriz se redressa, le regard fixe comme

s'il lisait dans un livre invisible, et énonça ; « Chaque lecteur comprend le saint Coran à un niveau différent, parallèle à la profondeur de sa compréhension. Il y a quatre niveaux de discernement. Le premier est la signification apparente, et c'est celle dont la majorité des gens se conten-tent. Ensuite, c'est le batn - le niveau intérieur. Le troi-sième niveau est l'intérieur de l'intérieur. Le quatrième est si profond qu'on ne peut le mettre en mots. Il est donc condamné à rester indescriptible. »

Les yeux brillants, Shams continua : « Les érudits qui se concentrent sur la sharia connaissent la signification apparente. Les soufis connaissent la signification inté-rieure. Les saints connaissent l'intérieur de l'intérieur. Quant au quatrième niveau, il n'est connu que des pro-phètes et de ceux qui sont le plus proches de Dieu.

— Voulez-vous dire qu'un soufi ordinaire a une meilleure compréhension du Coran qu'un érudit de la sharia ? » demanda le juge en tapant du doigt sur son bol.

Un sourire subtil, sarcastique, incurva la bouche du derviche, mais il ne répondit pas.

« Faites attention, mon ami ! dit le juge. La frontière est mince entre votre position et le pur blasphème. »

S'il y avait une menace derrière ces mots, le derviche ne parut pas le remarquer. « Qu'est-ce, exactement, qu'un pur blasphème ? » demanda-t-il.

Il prit une profonde inspiration avant d'ajouter : « Permettez-moi de vous raconter une histoire. »

Et voilà ce qu'il nous raconta :

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« Un jour, Moïse marchait seul dans les montagnes quand il vit un berger, au loin. L'homme était à genoux, les mains levées vers le ciel, en prière. Moïse fut enchanté. En s'approchant, il fut tout aussi frappé d'entendre la prière du berger.

« "Oh, Dieu tant aimé ! Je T'aime plus que Tu ne peux l'imaginer. Je ferais n'importe quoi pour Toi. Tu n'as qu'à demander. Même si Tu me demandes d'égor-ger le plus gras des moutons de mon troupeau en Ton nom, je le ferai sans hésitation. Tu le ferais rôtir et Tu mettrais la graisse de sa queue dans Ton riz pour lui don-ner bon goût."

« Moïse s'approcha davantage pour écouter attenti-vement.

« "Après, je Te laverais les pieds et je Te nettoierais les oreilles et je Te retirerais tes poux. Je T'aime à ce point."

« En ayant entendu suffisamment, Moïse interrompit le berger en criant : "Arrête, ignorant ! Que crois-tu faire ? Crois-tu que Dieu mange du riz ? Crois-tu que Dieu a des pieds que tu peux laver ? Ce n'est pas une prière. C'est un pur blasphème."

« Stupéfait et honteux, le berger s'excusa à profusion et promit de prier comme le faisaient les gens bien. Moïse lui apprit plusieurs prières, cet après-midi-là. Puis il passa son chemin, très content de lui.

« Mais cette nuit-là, Moïse entendit une voix. C'était celle de Dieu.

« "Oh, Moïse, qu'as-tu fait ? Tu as morigéné ce pauvre berger sans comprendre à quel point il m'était cher. Peut-être ne disait-il pas les bonnes choses de la bonne manière, mais il était sincère. Son cœur était pur, ses intentions louables. Il me donnait satisfaction. Ses mots étaient peut-être blasphématoires à tes oreilles, mais aux Miennes, c'était un doux blas-phème."

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« Immédiatement, Moïse comprit son erreur. Le len-demain, tôt le matin, il retourna dans les montagnes voir le berger. Il le trouva à nouveau en prière, sauf que, cette fois, il priait comme il le lui avait appris. Dans son désir ardent de bien dire la prière, il bafouillait, privé de l'excitation et de la passion de son ancienne manière. Regrettant ce qu'il lui avait fait, Moïse tapota le dos du berger et lui dit :

« "Mon ami, j'ai eu tort. Je te prie de m'excuser. Continue à prier à ta manière. C'est d'autant plus pré-cieux aux yeux de Dieu."

« Le berger n'en revint pas d'entendre cela, et son sou-lagement fut profond. Il ne voulut pourtant pas revenir à ses anciennes prières. Il ne respecta pas non plus les prières formelles que Moïse lui avait enseignées. Il avait trouvé une nouvelle manière de communiquer avec Dieu. Bien que satisfait et béni dans sa dévotion naïve, il avait dépassé ce stade - il était au-delà de son doux blasphème. »

« Vous voyez, il ne faut pas juger la manière dont les autres communiquent avec Dieu, conclut Shams. À chacun sa voie, à chacun sa prière. Dieu ne nous juge pas sur nos paroles. Il lit plus profondément dans nos cœurs. Ce ne sont ni les cérémonies ni les rituels qui font une différence, mais la pureté de nos cœurs. »

Je regardai discrètement le juge. Sous son masque de confiance et d'assurance absolues, il était clairement irrité. Mais en homme intelligent, il reconnaissait le côté délicat de la situation. S'il réagissait à l'histoire de Shams, il devrait passer à l'étape suivante et le punir de son insolence, auquel cas les choses deviendraient sérieuses et tout le monde apprendrait qu'un simple derviche avait osé s'opposer au haut juge. Il valait donc beaucoup mieux pour lui prétendre qu'il n'y avait pas

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de raison de s'en offusquer et mettre fin à la conversa-tion.

Dehors, le soleil se couchait, colorant le ciel d'une dizaine de nuances de rouge, ponctuées çà et là de nuages gris foncé. Peu de temps après, le juge se leva et prétexta des affaires importantes pour s'éclipser. Il me fit un petit signe de tête et posa sur Shams de Tabriz un regard glacial avant de partir. Ses hommes le suivirent sans un mot.

« Je crains que le juge ne t'ait guère apprécié », dis-je quand tout le monde fut parti.

Shams de Tabriz écarta ses cheveux de son visage et sourit. « Oh, c'est sans importance, je suis habitué à ce que les gens ne m'aiment guère. »

Je ne pus éviter de me sentir stimulé. J'étais maître de cette confrérie depuis assez longtemps pour savoir qu'un tel visiteur ne venait pas souvent.

« Dis-moi, derviche, demandai-je, qu'est-ce qui amène une personne telle que toi à Bagdad ? »

J'étais impatient de connaître la réponse, mais aussi étrangement effrayé de l'entendre.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 20 m a i 2008

Danseuses du ventre et derviches tourbillonnèrent dans le rêve d'Ella la nuit où son mari ne rentra pas. La tête posée sur le manuscrit, elle regardait des guerriers à l'air farouche en train de dîner dans une auberge au bord d'une route, leurs assiettes pleines de délicieux desserts et de tartes.

Puis elle se vit. Elle cherchait quelqu'un dans le bazar fourmillant d'une citadelle, dans un pays étranger. Tous les gens autour d'elle se mouvaient lentement, comme s'ils dansaient au son d'un air qu'elle ne pouvait entendre. Elle s'arrêtait devant un gros type à la moustache tombante pour lui deman-der quelque chose, mais elle ne parvenait pas à se souvenir de sa question. L'homme la regardait avec indifférence et continuait sa route. Elle tentait de parler à plusieurs vendeurs, puis à des clients, mais personne ne lui répondait. Au début, elle croyait que c'était parce qu'elle ne parlait pas leur langue, jusqu'à ce qu'elle porte sa main à sa bouche et, hor-rifiée, se rende compte qu'on lui avait coupé la lan-gue. De plus en plus affolée, elle cherchait un miroir pour se voir et découvrir si elle était toujours la

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même personne, mais il n'y en avait aucun dans le bazar. Elle se mit à pleurer et se réveilla en enten-dant un son troublant, et sans savoir si elle avait encore une langue.

Quand elle ouvrit les yeux, Spirit grattait furieuse-ment à la porte de la cuisine. Un animal avait proba-blement gagné la terrasse, et ça rendait le chien fou. Les putois l'énervaient plus que tout. Il n'avait pas oublié sa rencontre importune avec l'un d'entre eux, l'hiver précédent. Il avait fallu des semaines à Ella pour débarrasser le chien de l'odeur puante, et même après l'avoir baigné dans du jus de tomate, l'odeur était encore décelable, un peu comme du caoutchouc brûlé.

Ella regarda l'horloge au mur. Il était trois heures moins le quart du matin. David n'était toujours pas de retour et peut-être ne reviendrait-il pas. Jeannette ne l'avait pas rappelée et, pessimiste comme elle était ce jour, elle doutait qu'elle le fît. Angoissée à l'idée d'être abandonnée par son mari et par sa fille, elle ouvrit le réfrigérateur et fouilla dedans quelques minutes. Son désir de déguster encore une cuillerée de glace à la vanille s'opposait à sa peur de prendre du poids. S'écarter du réfrigérateur et en claquer la porte un peu plus fort que nécessaire ne lui coûta pas qu'un mince effort.

Ella ouvrit alors une bouteille de vin rouge et s'en servit un verre. C'était un bon vin, léger, dynamique, avec cette trace de douceur un peu aigre qu'elle aimait. Ce n'est qu'en se versant un second verre qu'elle se demanda si elle n'avait pas ouvert une des précieuses bouteilles de bordeaux que David gardait pour les grandes occasions. Elle regarda l'étiquette : Château Margaux 1996. Ne sachant qu'en conclure, elle fit une grimace à la bouteille.

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Elle était trop fatiguée, elle avait trop sommeil pour continuer sa lecture. Elle décida donc de consul-ter sa messagerie. Là, parmi une demi-douzaine de messages sans intérêt et un de Michelle lui deman-dant où elle en était du manuscrit, elle trouva un courriel d'Aziz Z. Zahara.

Chère Ella (si vous me le permettez),

Votre courriel m'a trouvé dans un village du Gua-telama appelé Momostenango. C'est un des rares lieux où l'on utilise encore le calendrier maya. En face de mon auberge, il y a un arbre à souhaits cou-verts de centaines de morceaux de tissus de toutes les couleurs, de tous les motifs que vous pouvez imagi-ner. Ils l'appellent l'Arbre des cœurs brisés. Ceux qui ont une peine de cœur écrivent leur nom sur un bout de tissu et l'attachent à une branches en priant que leur cœur soit guéri.

J'espère que vous ne me trouverez pas trop pré-somptueux, mais après avoir lu votre courriel, j'ai gagné l'arbre à souhaits et j'ai prié pour que vous parveniez à résoudre cette incompréhension entre vous et votre fille. Une simple étincelle d'amour ne peut laisser indifférent car, comme l'a dit Rûmi, l'amour est l'eau de la vie.

Une des choses qui m'ont aidé personnellement, dans le passé, fut de cesser d'interférer dans la vie des gens qui m'entouraient, ce qui entraînait des frustrations, quand, je comprenais que je ne pourrais pas les changer. A la place de l'intrusion ou de la passivité, puis-je suggérer la soumission ?

Certains commettent l'erreur de confondre « sou-mission » et «faiblesse », alors que c'est tout à fait différent. La soumission est une forme d'acceptation pacifique des termes de l'univers, y compris des

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choses que nous sommes, sur l'instant, incapables de changer ou de comprendre.

Selon le calendrier maya, aujourd'hui est un jour placé sous d'heureux auspices. Un bouleversement astrologique majeur est en route, donnant naissance à une nouvelle conscience humaine. Je dois me pres-ser de vous envoyer ce courriel avant que le soleil se couche et que ce jour soit terminé !

Puisse l'amour vous trouver quand vous l'attendez le moins, où vous l'attendez, le moins.

Bien à vous. Aziz

Ella ferma son ordinateur, émue d'avoir appris qu'un parfait inconnu, dans un des coins les plus reculés du monde, avait prié pour son bien-être. Elle ferma les yeux et imagina son nom écrit sur un bout de tissu attaché à un arbre à souhaits, oscillant comme un cerf-volant, libre et joyeux.

Quelques minutes plus tard, elle ouvrit la porte de la cuisine et sortit dans le jardin pour sentir la fraî-cheur troublante de la brise. Spirit la rejoignit, inquiet, grognant, les narines en action. Ses yeux se plissèrent, puis s'agrandirent d'anxiété, tandis que ses oreilles se redressaient, comme s'il avait reconnu au loin quelque chose d'effrayant. Ella et son chien se tenaient côte à côte sous la lune de cette fin de prin-temps, le regard perdu dans l'obscurité épaisse et vaste, éprouvant la même peur des choses qui se mouvaient dans l'ombre, effrayés par l'inconnu.

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LE NOVICE

b a g d a d , a v r i l 1 2 4 2

Bien obséquieux, avec maintes courbettes, j'ai raccom-pagné le juge à la porte et je suis bien vite retourné dans la pièce principale pour rassembler les bols sales. J'ai été surpris de trouver Baba Zaman et le derviche errant dans la position où je les avais laissés, ni l'un ni l'autre ne disant un mot. Du coin de l'œil, je les ai observés, curieux de savoir s'il était possible de tenir une conversation sans parler. J'ai traîné aussi longtemps que je l'ai pu, arran-geant les coussins, rangeant la pièce, ramassant les miettes sur le tapis, mais au bout d'un moment, je n'ai plus eu aucune raison de rester. A contrecœur, traînant les pieds, je suis retourné dans la cuisine.

Dès qu'il m'a vu, le cuisinier a fait pleuvoir les ordres sur ma tête. « Essuie le plan de travail ! Nettoie le sol ! Lave la vaisselle ! Frotte le poêle et les murs autour du gril ! Quand tu auras fini, n'oublie pas de vérifier les pièges à souris ! » Depuis mon arrivée dans ce centre, il y a environ six mois, le cuisinier n'a pas cessé de me harceler. Chaque jour, il me fait travailler comme un chien et prétend que cette torture fait partie de ma for-mation spirituelle - comme si laver des plats gras avait quoi que ce soit de spirituel !

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Homme aux paroles rares, le cuisinier a un mantra favori : « Nettoyer c'est prier, prier c'est nettoyer ! »

Un jour, j'ai osé un « Si c'était vrai, toutes les maî-tresses de maison de Bagdad seraient devenues des maîtres spirituels ».

Il m'a jeté une cuillère en bois à la tête et a hurlé de toute la force de ses poumons : « L'insolence ne te mènera nulle part, mon garçon. Si tu veux devenir un derviche, sois aussi muet que cette cuillère en bois. Être rebelle n'est pas une qualité pour un novice. Parle moins, tu mûriras plus vite ! »

Je détestais le cuisinier, mais plus encore, je le crai-gnais. Jamais je n'avais désobéi à ses ordres. Enfin... jusqu'à ce soir-là.

Il n'avait pas tourné le dos que je me suis glissé hors de la cuisine et suis revenu vers la salle principale sur la pointe des pieds, mort de curiosité, avide d'en savoir plus sur ce derviche errant. Qui était-il ? Que faisait-il ici ? Il ne ressemblait pas aux derviches de ce centre. Il avait le regard farouche et indiscipliné, même quand il baissait humblement la tête. Il y avait chez lui quelque chose de si inhabituel, de si imprévisible, que je trou-vais ça presque effrayant.

J'ai posé un œil contre une fissure de la porte. Au début, je n'ai rien vu. Bientôt mes yeux se sont accou-tumés à la pénombre de la pièce et j'ai distingué leurs visages. J'ai entendu le maître demander :

« Dis-moi, Shams de Tabriz, qu'est-ce qui amène une personne telle que toi à Bagdad ? As-tu vu ce lieu en rêve ?

— Non, ce n'est pas un rêve qui m'a conduit ici. C'est une vision. Je ne rêve jamais.

— Tout le monde rêve, a dit tendrement Baba Zaman. Il est possible que tu ne te souviennes pas tou-jours de tes rêves, mais cela ne signifie pas que tu ne rêves pas.

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— Mais je ne rêve pas. Cela fait partie d'un marché que j'ai passé avec Dieu. Quand j'étais enfant, je voyais des anges et j'étais témoin des mystères de l'univers qui se déroulaient sous mes yeux. Je l'ai dit à mes parents et ils n'ont pas été contents. Ils m'ont ordonné de ces-ser de rêver. Je me suis confié à mes amis, et eux aussi m'ont dit que j'étais un rêveur impénitent. J'ai tenté d'en parler à mes maîtres, mais leur réponse ne fut pas différente. J'ai fini par comprendre que, chaque fois que les gens entendaient parler de quelque chose d'inhabituel, ils appelaient ça un rêve. Je me suis mis à éprouver de l'aversion pour ce mot et tout ce qu'il représentait. »

Ayant dit cela, le derviche s'est interrompu comme s'il avait entendu un bruit. C'est alors que s'est produit une chose des plus étranges. Il s'est levé, a redressé son dos et lentement, délibérément, s'est approché de la porte sans cesser de regarder dans ma direction. C'était comme s'il avait su que je les espionnais.

C'était comme s'il avait pu voir à travers la porte en bois.

Mon cœur battait comme un fou. J'avais envie de retourner à la cuisine en courant, mais je ne voyais pas comment : mes bras, mes jambes, tout mon corps était paralysé. A travers la porte, les yeux sombres de Shams de Tabriz étaient fixés sur moi. Bien que terrifié, j'ai ressenti une incroyable énergie se précipiter à travers mon corps. Il s'est approché, a posé la main sur la poi-gnée de la porte, mais à l'instant où je croyais qu'il allait ouvrir et me surprendre, il s'est arrêté. Je ne pouvais voir son visage de si près et je ne savais pas du tout pourquoi il avait changé d'avis. Nous avons attendu comme ça pendant une minute d'une longueur insup-portable. Puis il a fait demi-tour et s'est éloigné de la porte pour continuer son récit.

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« Quand j'ai grandi, j'ai demandé à Dieu de me reti-rer ma capacité à rêver pour que, chaque fois que je Le retrouvais, je puisse savoir que je ne rêvais pas. Il a accepté. Il les a tous retirés. C'est pour cela que je ne rêve jamais. »

Shams de Tabriz se tenait maintenant devant la fenêtre ouverte, à l'autre bout de la pièce. Dehors tom-bait une pluie fine, qu'il a regardée pensivement avant de dire : « Dieu m'a retiré la capacité de rêver. Mais pour compenser cette perte, Il m'a autorisé à interpré-ter les rêves des autres. J'interprète les rêves. »

Je m'attendais à ce que Baba Zaman ne croie pas à cette absurdité et le réprimande, comme il me répri-mande tout le temps. Mais au lieu de ça, le maître a hoché la tête avec respect. « On dirait que tu es une personne très particulière. Dis-moi, que puis-je faire pour toi ?

— Je ne sais pas. En fait, j'espérais que tu me le dirais.

— Qu'est-ce que cela signifie ? — Depuis presque quarante ans, je suis un derviche

errant. Je suis féru des choses de la nature, bien que la vie en société me reste étrangère. Si nécessaire, je sais me battre comme un animal sauvage, mais je ne dois blesser personne. Je peux nommer les constellations dans le ciel, identifier les arbres des forêts et lire comme dans un livre ouvert le genre de personnes que le Tout-Puissant a créé à Son image. »

Shams s'est interrompu brièvement et a attendu que le maître allume une lampe à huile. Puis il a continué. « Une des Règles dit : Tu peux étudier Dieu à travers toute chose et toute personne dans l'univers parce que Dieu n'est pas confiné dans une mosquée, une synagogue ou une église. Mais si tu as encore besoin de savoir précisément où II réside, il n'y a qu'une place où Le chercher : dans le cœur d'un amoureux sincère. »

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À la lumière de la flamme vacillante, Shams de Tabriz paraissait plus grand encore, ses cheveux tom-bant sur ses épaules en vagues indisciplinées.

« Mais la connaissance n'est que de l'eau stagnant au fond d'un vieux vase, si on ne la laisse pas couler. Pen-dant des années, j'ai prié Dieu pour qu'il m'accorde un compagnon avec qui partager la connaissance que j'ai accumulée en moi. Finalement, dans une vision, à Samarcande, on m'a dit que je devais venir à Bagdad accomplir mon destin. Je sais que tu connais le nom de mon compagnon et où il se trouve, et que tu vas me le dire, sinon tout de suite, plus tard. »

Dehors, la nuit était tombée et un rayon de lune s'écoulait à travers les fenêtres ouvertes. Je me suis rendu compte à quel point il était tard. Le cuisinier devait me chercher. Mais je m'en moquais. Pour une fois, ça faisait du bien de transgresser les règles.

« Je ne sais pas quel genre de réponse tu attends de moi, a murmuré le maître. S'il y a une information que je suis destiné à révéler, je sais que cela se produira en temps voulu. Jusque-là, tu peux rester ici avec nous. Sois notre hôte. »

Entendant cela, le derviche errant s'est incliné hum-blement et à baisé la main de Baba Zaman avec recon-naissance. C'est alors que le maître a posé cette question bizarre : « Tu as dit que tu étais prêt à trans-mettre toute ta connaissance à quelqu'un d'autre. Tu veux tenir la vérité dans ta paume comme si c'était une perle précieuse à offrir à quelqu'un de spécial. Mais ouvrir le cœur de quelqu'un à la lumière spirituelle n'est pas une tâche aisée pour un être humain. Tu sub-tilises le tonnerre de Dieu. Es-tu prêt à en payer le prix ? »

Aussi longtemps que je vivrai, jamais je n'oublierai la réponse qu'a donnée alors le derviche. "Levant un

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sourcil, il a dit d'une voix ferme : « Je suis prêt à donner ma tête. »

J'ai eu un vertige. J'ai senti un frisson glacé parcourir mon dos. Quand j'ai remis mon œil contre la fissure, j'ai remarqué que le maître avait l'air aussi bouleversé que moi par cette réponse.

« Peut-être avons-nous assez parlé pour aujourd'hui, a soupiré Baba Zaman. Tu dois être fatigué. Je vais appeler le jeune novice. Il te montrera ton lit et te four-nira des draps propres et un verre de lait. »

Shams de Tabriz s'est tourné vers la porte et j'ai senti jusqu'à la moelle de mes os qu'il me regardait à nou-veau. Plus encore. C'était comme s'il regardait à travers moi, scrutant les trous et les bosses de mon âme et ins-pectant des secrets impénétrables. Peut-être faisait-il de la magie noire, ou bien avait-il été formé par Harut et Marut, les deux anges de Babylone contre lesquels le Coran nous met en garde. A moins qu'il ne possédât des talents surnaturels qui lui permettaient de voir à travers les portes et les murs. Quoi que ce soit, cela me faisait peur.

« Inutile d'appeler le novice, a-t-il dit d'une voix plus forte. J'ai l'impression qu'il est tout près et nous a entendus. »

J'ai si bruyamment retenu ma respiration que ça aurait pu réveiller un mort dans sa tombe. Affolé, j'ai bondi sur mes pieds et filé dans le jardin, trouvant refuge dans l'obscurité. Mais une surprise désagréable m'y attendait.

« Ah ! Te voilà, petite canaille ! s'est écrié le cuisinier en se précipitant vers moi, un balai à la main. Tu vas avoir de gros ennuis, mon garçon. De très gros ennuis ! »

J'ai fait un bond de côté à la dernière seconde et réussi à éviter le coup de balai.

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« Arrive ici si tu ne veux pas que je te casse les jambes ! » a crié le cuisinier essoufflé.

Mais je n'en ai rien fait. Je me suis précipité hors du jardin, aussi rapide qu'une flèche. Tandis que le visage de Shams de Tabriz scintillait devant mes yeux, j'ai couru le long du sentier tortueux qui menait du centre à la route principale et, même quand j'ai été assez loin, je n'ai pas pu cesser de courir. Mon cœur battait si fort qu'il résonnait dans tout mon corps, ma gorge était sèche, mais j'ai couru jusqu'à ce que mes genoux cèdent et que je ne puisse plus avancer.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 21 m a i 2008

Prêt à subir une scène, David rentra tôt le lende-main matin, et trouva Ella endormie au lit avec Doux Blasphème ouvert sur ses jambes et un verre de vin vide sur la table de chevet. Il s'approcha, dans l'idée de remonter un peu la couverture et de s'assurer qu'elle était bien au chaud, mais il changea d'avis.

Dix minutes plus tard, Ella se réveilla. Elle ne fut pas surprise d'entendre que son mari prenait une douche. Il pouvait flirter avec d'autres femmes, et apparemment même passer la nuit avec elles, mais il préférait sa propre salle de bains pour sa douche du matin. Quand David revint dans la chambre, Ella feignit de dormir, lui épargnant de devoir expliquer son absence.

Moins d'une heure plus tard, tant son mari que ses enfants partis, Ella se retrouva seule dans sa cuisine. La vie semblait avoir repris son cours habituel. Elle ouvrit son livre de cuisine préféré, L'Art culinaire simple et facile, et, après avoir envisagé plusieurs recettes, elle choisit un menu assez exigeant qui l'occuperait tout l'après-midi :

Soupe de palourdes au safran, noix de coco et oranges ;

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Pâtes aux champignons, herbes fraîches et cinq fromages ;

Côtes de veau aux vapeurs de romarin, vinaigre et ail grillé ;

Salade de haricots verts et de choux-fleurs au citron vert.

Puis elle se décida pour un soufflé tiède au choco-lat en dessert.

Ella aimait cuisiner pour toutes sortes de raisons. Créer un repas délicieux à partir d'ingrédients ordi-naires n'était pas seulement gratifiant et épanouis-sant, mais aussi étrangement sensuel. Plus encore, elle aimait cuisiner parce qu'elle y excellait. Et cela apportait une certaine sérénité à son esprit. La cuisine était le seul lieu de sa vie où elle pouvait éviter tout à fait le monde extérieur et arrêter le cours du temps en elle. Le sexe produisait le même effet sur certains, se disait-elle, mais il fallait être deux, alors que, pour cuisiner, on n'avait besoin que de temps, de soin et d'un sac de courses.

A la télévision, les gens qui cuisinent vous font croire qu'il s'agit d'inspiration, d'originalité et de créativité. Leur mot préféré est « expérimenter ». Ella n'était pas d'accord. Pourquoi ne pas laisser l'expérimentation aux scientifiques et l'excentricité aux artistes ? Cuisiner, c'était connaître les bases, suivre les instructions et respecter la sagesse accu-mulée au fil des ans. Il suffisait d'utiliser les tradi-tions validées par le temps, pas d 'expérimenter. Le savoir culinaire venait des coutumes et des conven-tions, et l 'ère moderne avait beau minimiser ces concepts, rien ne s'opposait à ce qu'on reste tradi-tionnel en cuisine.

Il faut dire qu'Ella aimait sa routine quotidienne. Chaque matin, à peu près à la même heure, la famille prenait le petit déjeuner, chaque week-end ils allaient

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au centre commercial, et le premier dimanche de chaque mois ils organisaient un dîner avec leurs voi-sins. Comme David était un bourreau de travail qui ne disposait que de peu de temps de loisir, Ella se char-geait de tout à la maison ; gérer les finances, trouver l'artisan qui allait recouvrir les fauteuils, assurer l'entretien de la maison, faire les courses, organiser l'emploi du temps des enfants et les aider pour leurs devoirs, etc. Le jeudi, elle allait à son club de cuisine Fusion, dont les membres mêlaient les cuisines de dif-férents pays et rafraîchissaient des recettes ancestrales grâce à de nouvelles épices et à des ingrédients inat-tendus. Chaque vendredi, elle passait des heures au marché fermier, interrogeant les agriculteurs sur leurs produits, lisant l'étiquette d'une confiture de pêches bio allégée en sucre ou expliquant à une autre cliente comment cuire au mieux les petits champignons por-tobello. Tout ce qu'elle n'avait pu trouver, elle le pre-nait au magasin bio en revenant chez elle.

Le samedi soir, David l'emmenait au restaurant (thaï ou japonais, en général), et s'ils n'étaient pas trop fatigués ou ivres ou tout simplement « pas d'humeur » quand ils rentraient à la maison, ils fai-saient l'amour. Petits baisers, mouvements tendres exprimaient moins de passion que de compassion. Le sexe, qui avait été leur lien le plus fiable, avait depuis longtemps perdu son brio. Il arrivait que des semaines passent sans qu'ils fassent l'amour. Ella trouvait curieux que le sexe ait été si important dans sa vie et que, maintenant qu'il était non existant, elle se sentît soulagée, presque libérée. En gros, elle se satisfaisait de l'idée qu'un couple marié depuis longtemps puisse abandonner peu à peu le besoin d'attirance physique pour arriver à un mode de rela-tion plus fiable et plus stable.

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Le seul problème, c'était que David n'avait pas autant abandonné le sexe en général que vis-à-vis de son épouse. Jamais elle ne lui avait parlé ouvertement de ses aventures ; elle ne laissait même pas entendre qu'elle avait des soupçons. Il était d'autant plus facile pour elle de feindre l'ignorance qu'aucun de leurs proches amis n'était au courant. Il n'y avait ni scan-dale, ni coïncidences embarrassantes, rien pour que les langues se déchaînent. Elle ne savait pas comment il s'y prenait, étant donné la fréquence de ses rela-tions avec d'autres femmes, en particulier avec ses jeunes assistantes, mais son mari parvenait à gérer la situation avec astuce et discrétion. L'infidélité avait pourtant une odeur. Ella le savait.

Si les événements s'étaient enchaînés, Ella ne pou-vait dire ce qui était venu en premier ni ce qui avait suivi. Sa perte d'intérêt pour le sexe avait-elle été à l'origine des infidélités de son mari ? Ou bien était-ce l'inverse ? David F avait-il trompée, avait-elle ensuite négligé son corps et perdu tout désir sexuel ?

De toute manière, l'issue était la même : le rayonne-ment entre eux, la lumière qui leur avait permis de naviguer sur les mers inconnues du mariage, qui avait gardé leur désir vivant, même après trois enfants, avait disparu au bout de vingt années, tout simplement.

*

* *

Pendant les trois heures qui suivirent, son esprit vrombit de pensées tandis que ses mains s'affairaient. Elle coupa des tomates, écrasa de l'ail, fit fondre des oignons, tourna la sauce, râpa des zestes d'orange et pétrit la pâte de son pain complet. C'était le meilleur conseil que la mère de David lui avait donné quand ils s'étaient fiancés : « Rien ne rappelle plus son

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foyer à un homme que l'odeur du pain qui sort du four. N'achète jamais ton pain ! Cuis-le toi-même, ma chérie ! Il fera des merveilles. »

Au terme de cet après-midi entier de travail, Ella mit la table avec serviettes assorties à la nappe fine, bougies parfumées et bouquet de fleurs jaunes et orange si lumineuses et fraîches qu'elles avaient presque l'air artificielles. La touche finale fut l 'ajout de ronds de serviette rutilants. Quand elle eut ter-miné, la salle à manger était prête à être photogra-phiée pour un magazine de décoration de luxe.

Fatiguée mais satisfaite, elle alluma le téléviseur de la cuisine pour suivre les nouvelles locales. Une jeune thérapeute avait été poignardée dans son appartement, un court-circuit avait déclenché un incendie dans un hôpital et quatre lycéens avaient été arrêtés pour van-dalisme. Elle secoua la tête devant le nombre infini de dangers qui menaçaient son monde. Comment des gens comme Aziz Z. Zahara pouvaient-ils trouver le désir et le courage de se rendre dans les régions les moins développées du globe alors que même les ban-lieues riches d'Amérique n'étaient plus sûres ?

Ella trouvait troublant qu'un monde imprévisible et impénétrable puisse inciter des gens comme elle à res-ter chez eux, et qu'il ait un effet opposé sur quelqu'un comme Aziz, le poussant à s'embarquer dans des aventures loin des sentiers battus.

À dix-neuf heures trente, les Rubinstein s'installè-rent à leur table parfaite, les bougies allumées don-nant à la salle à manger un air sacré. Un étranger aurait pu croire qu'ils représentaient la famille idéale, aussi harmonieuse que les volutes de fumée se dissol-vant lentement dans l'air. Même l'absence de Jean-nette ne ternissait pas le tableau. Ils mangèrent en écoutant Orly et Avi raconter les événements du jour au lycée. Pour une fois, Ella leur fut reconnaissante

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de leur bavardage bruyant : il couvrait le silence qui, sinon, aurait pesé lourdement entre son mari et elle.

Du coin de l'œil, Ella vit David planter sa fourchette dans un bout de chou-fleur et le mâcher lentement. Elle regarda ses lèvres minces et pâles, ses dents blanches nacrées - une bouche qu'elle connaissait si bien, qu'elle avait si souvent embrassée. Elle l'ima-gina en train d'embrasser une autre femme. Elle ne s'expliqua pas pourquoi, mais la rivale qui apparut dans son esprit n'était pas la jeune secrétaire de David mais une version à grosse poitrine de Susan Sarandon ! Athlétique, confiante, elle avait moulé ses seins dans une robe serrée et portait de hautes bottes en cuir rouge à talons aiguilles. Son visage brillait, presque illuminé par trop de maquillage. Ella imagina David embrassant cette femme avec une précipitation dictée par sa faim, un mouvement très différent de celui avec lequel il mâchait son repas à la table familiale.

C'est à cet instant même, alors qu'Ella mangeait le résultat des recettes de son Art culinaire simple et facile, alors qu'elle imaginait la femme avec qui son mari avait une aventure, que quelque chose craqua en elle. Elle comprit avec calme cette évidence absolue : en dépit de son inexpérience et de sa timidité, un jour, elle abandonnerait tout : sa cuisine, son chien, ses enfants, ses voisins, son mari, ses livres de cui-sine, ses recettes de pain maison... Elle sortirait dans ce monde où se produisaient tout le temps des choses dangereuses.

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LE MAÎTRE

BAGDAD, 26 JANVIER 1 2 4 3

Bien s'intégrer dans une confrérie soufie nécessite plus de patience que n'en possède Shams de Tabriz. Pourtant, neuf mois ont passé, et il est toujours parmi nous.

Au début, je m'attendais à ce qu'à tout moment il fasse son baluchon et s'en aille, tant son aversion pour une vie strictement ordonnée était évidente. Je voyais que ça l'ennuyait horriblement de devoir dormir et se réveiller à la même heure, de manger aux repas, de se conformer à la même routine que les autres. Il était habitué à voler en oiseau solitaire, sauvage et libre. Je soupçonne que bien des fois il fut sur le point de s'enfuir. Néanmoins, aussi profond que fût son besoin de solitude, plus profond encore était son engagement à trouver son compagnon. Shams croyait sans l'ombre d'un doute qu'un jour ou l'autre je lui fournirais l'infor-mation dont il avait besoin, que je lui dirais où aller, qui trouver. C'est cette foi qui le fit rester.

Pendant ces neuf mois, je l'observai de près, me demandant si le temps s'écoulait de manière diffé-rente pour lui, plus rapidement, avec plus d'intensité. Ce qui nécessitait des mois, voire des années

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d'apprentissage à certains derviches ne lui prenait que quelques semaines, voire quelques jours. Il possédait une curiosité remarquable pour tout ce qui était nou-veau et inhabituel, et il savait observer la nature. Tant de fois je l'ai trouvé dans le jardin, admirant la symé-trie d'une toile d'araignée ou quelques gouttes qui lui-saient sur une fleur nocturne. Insectes, plantes et animaux semblaient plus l'intéresser, plus l'inspirer que les livres et les manuscrits. Mais dès que je com-mençais à croire que la lecture ne l'intéressait pas du tout, je le trouvais plongé dans un livre ancien. Puis il pouvait à nouveau passer des semaines sans rien lire ni rien étudier.

Quand je l'interrogeai à ce propos, il dit qu'on devait satisfaire son intellect, mais veiller à ne pas le gâcher. C'était une de ses Règles. L'intellect relie les gens par des nœuds et ne risque rien, mais l'amour dissout tous les enche-vêtrements et risque tout. L'intellect est toujours précaution-neux et conseille : « Méfie-toi de trop d'extase ! » Alors que l'amour dit : « Oh, peu importe ! Plonge ! »

Quand je le connus mieux, j'admirai son audace et sa perspicacité. Mais je soupçonnai aussi qu'il y avait un revers à la médaille de l'ingéniosité et de l'originalité sans égales de Shams. Pour commencer, il était direct au point d'en devenir brutal. J'enseignais à mes der-viches de ne jamais remarquer les défauts des autres et, s'ils le faisaient, de garder le silence et de pardonner. Shams, cependant, ne laissait passer aucune erreur sans la signaler. Chaque fois qu'il voyait que quelque chose n'allait pas, il le disait immédiatement, sans jamais tourner autour du pot. Son honnêteté offensait les autres, mais il aimait provoquer les gens pour voir ce qui sortait d'eux quand ils éprouvaient de la colère.

Il était difficile de le contraindre à accomplir des tâches ordinaires. Il n'avait guère de patience pour ces corvées, car il ne trouvait plus aucun intérêt à tout ce

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qu'il comprenait et exécutait sans peine. Quand la rou-tine s'installait, il était au désespoir, comme un tigre piégé dans une cage. Si une conversation l'ennuyait ou si quelqu'un faisait une remarque idiote, il se levait et partait. Jamais il ne perdait de temps avec des fadaises. Des valeurs chéries par presque tous les êtres humains - telles que la sécurité, le confort, le bonheur -n'avaient presque aucun sens à ses yeux. Sa méfiance envers les mots était si intense que souvent il ne parlait pas pendant des jours. Cela faisait l'objet d'une autre de ses Règles : La plupart des problèmes du monde vien-nent d'erreurs linguistiques et de simples incompréhensions. Ne prenez jamais les mots dans leur sens premier. Quand vous entrez dans la zone de l'amour, le langage tel que nous le connaissons devient obsolète. Ce qui ne peut être dit avec des mots ne peut être compris qu 'à travers le silence.

Je finis par m'inquiéter pour sa santé car, tout au fond, je sentais que quelqu'un qui brûlait avec une telle ferveur pouvait avoir tendance à se mettre dans des situations dangereuses.

A la fin du jour, notre destin est entre les mains de Dieu, et Lui seul peut dire quand et comment chacun de nous quittera ce monde. Quant à moi, je décidai de faire de mon mieux pour ralentir Shams et l'habituer, autant que faire se pouvait, à un mode de vie plus tran-quille. Pendant un temps, je crus pouvoir réussir. Puis vint l'hiver, et avec lui un messager porteur d'une lettre envoyée de loin.

Cette lettre changea tout.

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LA LETTRE

DE KAYSERI À BAGDAD, FÉVRIER 1 2 4 3

Bismillah al-Rahman al-Rahim, Mon cher frère Baba Zaman,

Que la Paix et la Bénédiction de Dieu soient avec toi,

Cela fait longtemps que nous ne nous sommes vus et j'espère que ma lettre te trouvera avec un bon moral. On raconte tant de merveilles sur le centre que tu as construit près de Bagdad, où tu enseignes aux derviches la sagesse et l'amour de Dieu ! Je t'écris cette lettre en toute confidenti-alité pour partager avec toi une chose qui me préoccupe depuis un certain temps. Permets-moi de commencer par le début.

Comme tu le sais, feu le sultan Aladin Keykubat était un homme remarquable qui excellait au gouvernement en temps difficiles. Il avait rêvé de construire une ville où poètes, arti-sans et philosophes pourraient vivre et travailler en paix. Un rêve que beaucoup croyaient impossible, étant donné le chaos et l'hostilité en ce monde, surtout avec les Croisés et les Mongols qui attaquent en tenaille. Nous en avons été témoins. Des chrétiens tuant des musulmans, des chrétiens tuant des chrétiens, des musulmans tuant des chrétiens, des musulmans tuant des musulmans. Guerres de religion, de

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sectes, de tribus, guerres même entre frères. Mais Keykubat était un chef déterminé. Il choisit la ville de Konya - le pre-mier lieu à avoir émergé après le déluge - pour réaliser son grand rêve.

Aujourd'hui, à Konya, vit un érudit dont tu as peut-être entendu parler. Il s'appelle Mawlânâ Jalal al-Din, maison l'appelle le plus souvent Rûmi. J'ai eu le plaisir de le ren-contrer, et pas seulement : d'étudier avec lui, d'abord en tant que professeur, puis, à la mort de son père, en tant que mentor. Au fil des années, je suis devenu son élève. Oui, mon ami, je suis devenu l'élève de mon élève. Il est si plein de talent et d'intelligence que je n'eus bientôt plus rien à lui enseigner et commençai à apprendre de lui. Son père était lui aussi un brillant érudit. Mais Rûmi possède une qualité très rare chez ces éminents personnages : la capacité à creu-ser plus profond, au-delà de l'enveloppe de la religion, et à tirer de son noyau le joyau universel et étemel.

Je veux que tu saches que ce ne sont pas là seulement mes pensées personnelles. Quand le jeune Rûmi rencontra le grand mystique, pharmacien et parfumeur Fariduddin Attar, celui-ci dit de lui : « Ce garçon va ouvrir une porte dans le cœur de l'amour et allumer une flamme dans le cœur de tous les amoureux mystiques. » De même, quand Ibn Arabi, le philosophe, auteur et mystique émérite, vit un jour le jeune Rûmi qui marchait derrière son père, il s'exclama : « Gloire à Dieu ! Un océan marche derrière un lac. »

Déjà, au jeune âge de vingt-quatre ans, Rûmi était devenu un chef spirituel. Treize ans plus tard, aujourd'hui, les habitants de Konya le prennent pour modèle et chaque vendredi, on vient de toute la région écouter ses sermons. Il excelle en droit, philosophie, théologie, astronomie, histoire, chimie et algèbre. On dit qu'il a déjà dix mille disciples. Ceux qui le suivent sont suspendus à chaque mot qu'il pro-nonce et le considèrent comme un être des plus éclairés, qui va entraîner un changement crucial et positif dans l'histoire de l'islam, sinon dans l'histoire du monde.

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Mais pour moi, Rûmi a toujours été un fils. J'ai promis à feu son père de veiller sur lui. Maintenant que je suis un vieil homme qui approche de ses derniers jours, je veux m'assurer qu'il est bien accompagné.

Tu comprends, si remarquable, si glorieux soit-ïl, sans aucun doute, Rûmi m'a souvent confié lui-même qu'il est intérieurement insatisfait. Quelque chose manque à sa vie — une chose que ni sa famille ni ses disciples ne peuvent lui apporter. Un jour, je lui ai dit que, bien qu'il ne soit pas imberbe, il n'était pas chenu non plus. Sa coupe est pleine à ras bord, et pourtant il faut qu'il parvienne à ouvrir la porte de son âme, afin que les eaux de l'amour puissent cou-ler librement dans les deux sens. Quand il m'a demandé comment cela pouvait être accompli, je lui ai dit qu'il avait besoin d'un compagnon, un ami de la Voie, et je lui ai rap-pelé ce que dit le Coran : « Les croyants sont le miroir l'un de l'autre. »

Si le sujet n'avait pas refait surface, j'aurais pu l'oublier totalement, mais le jour où j'ai quitté Konya, Rûmi est venu me voir pour me demander mon avis sur un rêve récurrent qui le troublait. Il me dit que, dans son rêve, il cherche quelqu'un dans une grande ville populeuse d'une terre loin-taine. Des mots en arabe. De merveilleux couchers de soleil. Des mûriers et leurs vers à soie attendant patiemment dans leurs cocons secrets le moment d'éclore. Puis il se voit dans la cour de sa maison, assis près du puits, une lanterne à la main, pleurant.

Au début, je n'eus aucune idée de ce qu'indiquaient les fragments de ces rêves. Rien ne m'était familier. Puis un jour, après avoir reçu en cadeau un foulard en soie, la réponse me vint et l'énigme fut résolue. Je me suis souvenu combien tu aimais la soie et les vers à soie. Je me suis rappelé les choses merveilleuses que j'avais entendues sur ton tariqa. J'ai soudain compris que le lieu que voyait Rûmi dans ses rêves n'était autre que ton centre de derviches. Bref, mon

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frère, je ne peux éviter de me demander si le compagnon de Rûmi ne vit pas sous ton toit. D'où la raison de cette lettre.

Je ne sais pas s'il y a une telle personne dans ta confrérie, mais si c'est le cas, je te laisse le soin de l'informer du destin qui l'attend. Si toi et moi pouvons jouer même un tout petit rôle pour aider à ce que ces deux rivières se rencontrent et coulent ensemble, fusionnées, vers l'océan de l'Amour divin, si nous pouvons aider deux bons amis de Dieu à se rencon-trer, je considérerai que je suis béni.

Il y a pourtant une chose qu'il faut que tu prennes en compte. Rûmi a beau être un homme d'influence adoré et respecté par beaucoup, cela ne signifie pas qu'il n'a pas de critiques. C'est le cas. De plus, ce cours commun que les deux compagnons emprunteraient risque de provoquer mécontentement et opposition, de causer des rivalités qui dépassent notre entendement. L'amour que Rûmi portera à son compagnon pourrait aussi causer des problèmes au sein de sa famille et de son cercle d'intimes. Une personne ouver-tement aimée par quelqu'un que tant de gens admirent ne manquera pas de susciter de la jalousie, sinon de la haine chez certains.

Tout cela pourrait mettre le compagnon de Rûmi en dan-ger. En d'autres termes, mon frère, la personne que tu enver-ras à Konya pourrait ne jamais revenir. Ainsi, avant de prendre une décision sur la manière de révéler cette lettre au compagnon de Rûmi, je te demande de bien réfléchir.

Je suis désolé de te placer dans une position difficile, mais, comme nous le savons tous deux, jamais Dieu ne nous accable d'un fardeau plus lourd que ce que nous pouvons porter. J'attends ta réponse avec impatience et j'ai confiance que, quelle que soit l'issue, tu feras le bon pas dans la bonne direction.

Que la lumière de la foi ne cesse jamais de briller sur toi et sur tes derviches.

Maître Seyyid Burhaneddin

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SHAMS

b a g d a d , 2 8 s e p t e m b r e 1 2 4 3

Brouillée par les aiguilles de glace qui pendaient et les routes couvertes de neige, la silhouette d'un messager apparut au loin. Il dit venir de Kayseri, ce qui entraîna beaucoup de tumulte parmi les derviches, qui savaient que les visiteurs étaient plus rares encore que les doux raisins d'été à cette époque de l'année. Un messager por-teur d'un message suffisamment urgent pour braver les tempêtes de neige ne pouvait signifier que deux choses : soit un accident terrible s'était produit, soit un événe-ment important était sur le point d'advenir.

La venue du messager mit les langues en mouvement dans la confrérie de derviches, car tous étaient curieux du contenu de la lettre remise au maître. Mais, enve-loppé d'un manteau de mystères, il ne donna aucun indice. Impassible, plongé dans ses réflexions, sur ses gardes, il arbora pendant des jours l'expression d'un homme qui lutte contre sa conscience et a du mal à prendre la bonne décision.

Pendant ce temps, ce ne fut pas la simple curiosité qui me poussa à observer Baba Zaman de près. Tout au fond de moi, je sentais que cette lettre me concernait person-nellement, bien que je ne pusse dire en quoi. Je passai

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bien des soirs dans la salle de prière à réciter les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu pour qu'il me guide. Chaque fois, un nom s'imposait : Al-Jabbar - Celui à qui rien n'arrive dans Son domaine sauf ce qu'il a voulu.

Dans les jours qui suivirent, alors que tous au centre se lançaient dans les plus folles spéculations, je passai mon temps seul dans le jardin, observant Mère Nature maintenant recroquevillée sous une épaisse couverture de neige. Enfin, un jour, nous entendîmes la cloche de cuivre de la cuisine résonner à maintes reprises, ce qui signifiait qu'on nous convoquait à une réunion urgente. En pénétrant dans la grande salle du khaneqah, je retrouvai tout le monde, novices et vieux derviches, côte à côte en un large cercle. Au milieu du cercle était le maître, les lèvres serrées, les yeux troubles. Il s'éclair-cit la gorge et déclara : « Bismillah, vous devez vous demander pourquoi je vous ai convoqués ici. Il s'agit de la lettre que j'ai reçue. Peu importe de qui elle venait. Il suffit de dire qu'elle a attiré mon attention sur un sujet qui aura de grandes conséquences. »

Baba Zaman s'interrompit brièvement et regarda par la fenêtre. Il avait l'air épuisé, amaigri et pâle, comme s'il avait considérablement vieilli ces derniers jours. Mais quand il reprit la parole, une détermination inat-tendue soutint sa voix.

« Un érudit vit dans une ville pas si lointaine. Il connaît bien les mots, mais n'est pas aussi habile avec les métaphores, car il n'est pas poète. Il est aimé, res-pecté et admiré par des milliers de gens, mais lui-même n'aime pas. Pour des raisons qui nous dépassent vous comme moi, quelqu'un de notre confrérie pourrait devoir aller le rencontrer, et être son camarade. »

Mon cœur se serra. J'exhalai lentement, très len-tement. Je ne pus éviter de me souvenir d 'une des Règles : L'esseulement et la solitude sont deux choses dif-férentes. Quand on est esseulé, il est facile de croire qu'on

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est sur la bonne voie. La solitude est meilleure pour nous, car elle signifie être seul sans se sentir esseulé. Mais en fin de compte, le mieux est de trouver une personne, la personne qui sera votre miroir. N'oubliez pas que ce n 'est que dans le cœur d'une autre personne qu'on peut réelle-ment se trouver et trouver la présence de Dieu en soi.

Le maître continua : « Je suis ici pour demander si l'un d'entre vous est volontaire pour ce voyage spiri-tuel. J'aurais simplement pu désigner quelqu'un, mais ce n'est pas une tâche qu'on peut entreprendre par devoir. Elle ne peut être accomplie que par amour et au nom de l'amour. »

Un jeune derviche demanda la permission de parler. « Qui est cet érudit, maître ? — Je ne peux révéler son nom qu'à celui qui est prêt

à partir. » Entendant cela, plusieurs derviches levèrent la main,

excités et impatients. Il y avait neuf candidats. Je les rejoignis, devenant le dixième.

Baba Zaman signifia d'un geste de la main qu'il fal-lait attendre qu'il termine. « Il y a autre chose que vous devez savoir avant de prendre votre décision. »

Le maître nous expliqua que le voyage comportait de grands dangers et des épreuves sans précédent - et qu'il n'y avait aucune garantie de retour. Immédiatement, toutes les mains se baissèrent, sauf la mienne.

Baba Zaman me regarda droit dans les yeux pour la première fois depuis longtemps, et dès que son regard croisa le mien, je compris qu'il savait depuis le début que je serais le seul volontaire.

« Shams de Tabriz, dit lentement le maître comme si mon nom donnait un goût amer à sa bouche. Je res-pecte ta détermination, mais tu n'es pas membre de cet ordre à part entière. Tu es notre hôte.

— Je ne vois pas en quoi cela peut poser un pro-blème », dis-je.

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Le maître resta silencieux pendant un long moment. Puis, à notre grande surprise, il se leva et conclut : « Abandonnons ce sujet pour l'instant. Quand viendra le printemps, nous le reprendrons. »

Mon cœur se révolta. Alors qu'il savait que cette mis-sion était la seule raison qui m'avait conduit à Bagdad, Baba Zaman me dérobait ma chance d'accomplir mon destin !

« Pourquoi, maître ? m'exclamai-je. Pourquoi attendre, alors que je suis prêt à cet instant même ? Dis-moi seule-ment le nom de la ville et celui de cet érudit et je prends la route. »

Mais le maître rétorqua, d'une voix froide et grave que je ne lui connaissais pas : « Il n'y a rien à discuter. La réunion est levée. »

*

* *

Ce fut un hiver long et dur. Le jardin était aussi para-lysé par le gel que les lèvres. Pendant les trois mois qui suivirent je n'adressai pas une parole à quiconque. Chaque jour, je faisais de longues promenades dans la campagne, espérant voir un arbre bourgeonner. Mais après la neige, il tomba plus de neige. Le printemps ne poignait à aucun horizon. Pourtant, si déprimé que je fusse extérieurement, je restais reconnaissant et plein d'espoir intérieurement, entretenant dans mon esprit une autre Règle. Elle convenait à mon humeur : Quoi qu 'il arrive dans ta vie, si troublant que tout te semble, n'entre pas dans les faubourgs du désespoir. Même quand toutes les portes restent fermées, Dieu t'ouvrira une nouvelle voie. Sois reconnaissant ! Il est facile d'être reconnaissant quand tout va bien. Un soufi est reconnaissant non pas pour ce qu'on lui a donné, mais aussi pour ce qu'on lui a refusé.

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Puis, finalement, un matin, j'entrevis une couleur vive, aussi délicieuse et douce qu'une chanson, qui tra-versait la couche de neige. C'était un buisson de trèfle couvert de minuscules fleurs lavande. Mon cœur s'emplit de joie. En revenant vers le centre, je tombai sur le novice aux cheveux roux et le saluai gaiement. Il était si habitué à me voir figé dans un silence grognon qu'il en resta bouche bée.

« Souris, mon garçon, lui criai-je. Ne vois-tu pas que le printemps est dans l'air ? »

Dès ce jour, le paysage changea à une vitesse remar-quable. La dernière neige fondue, les arbres se couvri-rent de bourgeons, hirondelles et roitelets revinrent et, avant peu, une odeur légère et épicée emplit l'air.

Un matin, nous entendîmes la cloche de cuivre son-ner. Cette fois, j'atteignis la porte de la salle le premier. A nouveau, nous nous assîmes en cercle autour du maître et l'écoutâmes parler du grand érudit de l'islam qui savait tout sauf les profondeurs de l'amour. À nou-veau, personne d'autre que moi ne se porta volontaire.

« Je vois que Shams est le seul volontaire, annonça Baba Zaman d'une voix qui s'éleva puis faiblit comme un coup de vent. Mais j'attendrai l'automne avant de prendre une décision. »

Je restai stupéfait. Je n'arrivais pas à croire ce qui se passait. J'étais prêt à partir depuis trois longs mois, et le maître me disait que je devais remettre mon voyage pour six mois de plus ! Le cœur lourd, je protestai et me plaignis, je suppliai le maître de me dire le nom de la ville et de l'érudit, mais une fois de plus, il refusa.

Cette fois, pourtant, je savais qu'il me serait plus facile d'attendre, car il ne pourrait y avoir d'autre tem-porisation. Ayant supporté d'attendre le printemps tout l'hiver, je pouvais contenir mon feu du printemps jusqu'à l'automne. Le refus de Baba Zaman ne me découragea pas. Au contraire, il me redonna le moral,

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intensifia ma détermination. Une autre Règle disait : La patience, ce n'est pas endurer passivement. C'est voir assez loin pour avoir confiance en l'aboutissement d'un pro-cessus. L'impatience signifie une courte vue, qui ne permet pas d'envisager l'issue. Ceux qui aiment Dieu n'épuisent jamais leur patience, car ils savent qu'il faut du temps pour que le croissant de lune devienne une lune pleine.

Quand, à l'automne, la cloche en cuivre sonna pour la troisième fois, j'entrai dans la salle avec confiance, sachant qu'enfin tout serait réglé. Le maître avait l'air plus pâle et plus faible que jamais, comme s'il ne lui restait plus aucune énergie. Pourtant, quand il me vit lever à nouveau la main, il ne détourna pas les yeux et ne changea pas de sujet. Il m'adressa un hochement de tête décidé.

« Très bien, Shams, il ne fait aucun doute que c'est toi qui dois entreprendre ce voyage. Demain matin, tu seras en route, inch Allah ! »

Je baisai sa main. J'allais enfin rencontrer mon com-pagnon !

Baba Zaman m'adressa un sourire chaleureux et pensif, comme un père sourit à son fils unique avant de l'envoyer à la guerre. Puis il sortit une lettre scellée de sa longue robe kaki et, après me l'avoir remise, quitta la pièce en silence. Tous les autres le suivirent. Une fois seul, je brisai le sceau de cire. Dedans, deux informations avaient été tracées d'une écriture gra-cieuse : le nom de la ville et celle de l'érudit. Apparem-ment, j'allais à Konya pour rencontrer un certain Rûmi.

Je crus que mon cœur s'arrêtait de battre. Jamais je n'avais entendu son nom auparavant. Il était sans doute un érudit célèbre mais, pour moi, il demeurait un mys-tère total. Une à une, je prononçai les lettres de son nom - le R puissant et lucide, le U de velours, le M

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intrépide et confiant, le mystérieux I, qui restait à résoudre.

Je rassemblai les lettres et répétai son nom, encore et encore, jusqu'à ce qu'il fonde sur ma lange avec la douceur d'un bonbon et me devienne aussi familier que « pain », « eau » ou « lait ».

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Ella

NORTHAMPTON, 22 MAI 2008

Sous sa couette blanche, Ella avala sa salive ; sa gorge la fit souffrir. Rester debout tard et boire plus qu'à l'accoutumée plusieurs soirs de suite, ça se paie. Elle descendit pourtant préparer le petit déjeuner et s'assit à la table avec les jumeaux et son mari. Elle fit de son mieux pour avoir l'air de s'intéresser aux bavardages sur les voitures les plus « cool » de l'école, alors qu'elle n'avait qu'une envie : retourner au lit et dormir.

Soudain, Orly se tourna vers sa mère et demanda, d'une voix pleine de soupçon et d'accusation :

« Avi dit que ma sœur ne va plus jamais revenir à la maison. C'est vrai, maman ?

— Bien sûr que non ! répondit Ella. Ta sœur et moi nous sommes querellées, comme tu le sais, mais nous nous aimons beaucoup.

— Est-ce que c'est vrai que tu as appelé Scott pour lui demander de larguer Jeannette ? » demanda Avi avec un sourire qui montrait que le sujet le réjouissait tout particulièrement.

Ella regarda son mari avec incrédulité, mais David arrondit les yeux et leva les mains pour indiquer que ce n'était pas lui qui en avait parlé.

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Avec une aisance due à des années de pratique, Ella conféra à sa voix le ton autoritaire qu'elle pre-nait pour donner des instructions à ses enfants.

« C e n'est pas tout à fait vrai. J 'ai bien parlé à Scott, mais je ne lui ai pas dit de se séparer de ta sœur. Je lui ai seulement suggéré qu'il ne fallait pas se précipiter dans le mariage.

— Jamais je ne me marierai ! annonça Orly avec la certitude de son âge.

— Comme si un seul type au monde voudrait de toi comme femme ! » ironisa Avi.

En écoutant ses jumeaux se lancer des piques, Ella sentit un sourire nerveux écarter ses lèvres, sans qu'elle puisse se l'expliquer. Elle l 'effaça de son visage. Mais le sourire était bien là, gravé sous sa peau, alors qu'elle les accompagnait à la porte et leur souhaitait une bonne journée.

Ce n'est qu'en revenant s'asseoir à la table qu'elle se débarrassa du sourire, ce qu'elle fit en s'autorisant à bouder. On aurait dit que la cuisine avait été attaquée par une armée de rats : restes d'œufs brouillés, bols de céréales à moitié pleins et tasses sales encombraient le comptoir. Spirit faisait les cent pas sur le carrelage, impatient de sortir, mais, même après deux tasses de café et un verre de jus multivitaminé, Ella ne put faire mieux que l'emmener quelques minutes au jardin.

*

* *

De retour du jardin, Ella vit que la lumière rouge du répondeur téléphonique clignotait. Elle pressa le bouton et, à son grand bonheur, la voix mélodieuse de Jeannette emplit la pièce.

«Maman, tu es là.. . ? Bon, je suppose que non, sinon tu aurais décroché (petit rire). D'accord, j 'étais

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tellement en colère contre toi que je ne voulais plus jamais te revoir. Je me suis calmée. Ce que tu as fait était mal, je n'en démords pas. Jamais tu n'aurais dû appeler Scott. Mais je peux comprendre pourquoi tu l 'as fait. Écoute, tu n'as pas besoin de me protéger tout le temps. Je ne suis plus ce bébé prématuré qu'on doit garder en couveuse. Arrête d'être surpro-tectrice ! Laisse-moi vivre, d'accord ? »

Les yeux d'Ella s'emplirent de larmes. L'image de Jeannette nouveau-né s'imposa à elle. Sa peau si rouge et fragile, ses petits doigts ridés et presque transparents, ses poumons rattachés à un respirateur - elle était si mal préparée à affronter ce monde ! Combien de nuits sans sommeil Ella avait-elle pas-sées à l'écouter respirer, juste pour s'assurer qu'elle était encore en vie, qu'elle allait survivre ?

« Maman, encore une chose, ajouta Jeannette comme si l 'idée lui venait soudain. Je t'aime. »

Alors seulement Ella respira librement. Elle repensa au courriel d'Aziz. L'arbre à souhaits l'avait exaucée. Du moins en partie. En l'appelant, Jeannette avait fait sa part du chemin. Restait à Ella à faire le reste. Elle appela sa fille sur son portable et la trouva en route pour la bibliothèque du campus.

« J'ai eu ton message, ma chérie. Écoute, je suis désolée. Je tiens à m'excuser auprès de toi. »

Il y eut un silence, bref, mais lourd de significa-tion.

« C'est bon, maman. — Non, pas du tout. J'aurais dû davantage respec-

ter tes sentiments. — On oublie tout ça, d 'accord? dit Jeannette

comme si elle était la mère et Ella la fille rebelle. — Oui, ma chérie. » Jeannette baissa la voix comme si elle avait peur

de ce qu'elle allait demander.

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« Ce que tu as dit, l'autre jour, m'a inquiétée. Je veux dire... Est-ce que c'est vrai? Tu es vraiment malheureuse ?

— Bien sûr que non ! s'exclama Ella, un peu trop vite. J'ai élevé trois magnifiques enfants, comment pourrais-je être malheureuse ? »

Mais Jeannette ne parut pas convaincue. « Je veux dire... avec papa ? » Ella ne sut que répondre, à part la vérité. « Ton père et moi sommes mariés depuis long-

temps. C'est difficile de rester amoureux au bout de tant d'années.

— Je comprends », dit Jeannette. Ella eut l'impression que c'était vrai. Après avoir raccroché, Ella s'autorisa à penser à

l'amour. Elle se recroquevilla sur le fauteuil à bas-cule. Blessée et cynique comme elle l'était, comment pourrait-elle jamais refaire l'expérience de l'amour ? L'amour était destiné à ceux qui cherchaient rime et raison à ce monde fou. Mais qu'en était-il de ceux qui avaient depuis longtemps abandonné cette quête ?

Avant la fin du jour, elle répondit à Aziz.

Cher Aziz (si je peux me permettre),

Merci pour votre gentille réponse, qui m'a donné du baume au cœur et m'a aidée à sortir de ma crise familiale. Ma fille et moi avons réussi à mettre der-rière nous cette terrible « incompréhension », comme vous l'avez appelée poliment.

Vous aviez raison sur un point : je balance constamment entre deux réactions opposées : l'agres-sivité et la passivité. Soit je me mêle trop des vies de ceux que j'aime, soit je me sens impuissante face à leurs actes.

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Quant à la soumission, jamais je n'ai fait l'expé-rience de l'abandon paisible dont vous m'avez parlé. Honnêtement, je ne crois pas avoir en moi ce qu'il faut pour être soufi. Mais je dois vous accorder une chose surprenante : entre Jeannette et moi, la situa-tion a évolué dans le sens que je souhaitais, mais seulement après que j'ai cessé de vouloir interférer dans sa vie. Je vous dois un grand merci ! J'aurais moi aussi prié pour vous, mais cela fait bien long-temps que je n 'ai pas frappé à la porte de Dieu, et je ne suis pas certaine qu'il habite toujours au même endroit. Oh ! Est-ce que je ne me suis pas exprimée comme l'aubergiste de votre livre ? Ne vous inquiétez pas, je ne suis pas amère à ce point. Pas encore. Pas encore.

Votre amie de Northampton, Ella

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LA LETTRE

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Bismillah al-Rahman al-Rahim, Frère Seyyid Burhaneddin,

La paix soit avec toi, et la miséricorde de Dieu et sa béné-diction.

J'ai été très heureux de recevoir ta lettre et d'apprendre que tu es toujours aussi dévoué qu'avant à la Voie de l'Amour. Pourtant, cette lettre me pose un cas de conscience. Dès que j'ai appris que tu cherchais un compagnon pour Rûmi, j'ai su de qui tu parlais. Ce que je ne savais pas, c'était quoi faire à partir de là.

Tu comprends, il y a sous mon toit un derviche errant, Shams de Tabriz, qui correspond mot pour mot à ta descrip-tion. Shams croit qu'il a une mission spéciale en ce monde et qu 'à cette fin il doit éclairer une personne éclairée. Il ne cherche ni disciples ni élèves. Il a demandé un compagnon à Dieu. Un jour, il m'a dit qu'il n'était pas né pour le com-mun des mortels. Il était là pour poser le doigt sur le pouls de ceux qui guident le monde vers la Vérité.

Quand j'ai reçu ta lettre, j'ai su que Shams était destiné à rencontrer Rûmi. Pourtant, afin de m'en assurer, j'ai

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donné à chacun de mes derviches une chance égale. Je les ai rassemblés et, sans entrer dans les détails, je leur ai parlé d'un érudit dont le cœur devait être ouvert. Bien qu'il y eût quelques candidats, Shams fut le seul à persévérer même après avoir appris les dangers inhérents à cette tâche. C'était cet hiver. La même scène s'est reproduite au printemps, puis à l'automne.

Tu peux te demander pourquoi j'ai attendu aussi long-temps. J'y ai beaucoup réfléchi et, franchement, je ne peux te donner qu'une raison : j'ai appris à apprécier Shams. Cela me faisait de la peine de savoir que je l'envoyais faire un voyage dangereux.

Il faut que tu saches que Shams n'est pas une personne facile. Tant qu'il vivait en nomade, il pouvait assez bien s'en sortir, mais installé en ville, mêlé aux citadins, je crains qu'il n'en prenne certains à rebrousse-poil. C'est pourquoi j'ai tenté de remettre son voyage autant que je l'ai pu.

La veille du départ de Shams, nous avons fait une longue promenade entre les mûriers où j'élève des vers à soie. Les vieilles habitudes sont tenaces. Terriblement délicate et pour-tant d'une solidité surprenante, la soie ressemble à l'amour. J'ai expliqué à Shams comment les vers détruisaient la soie qu'ils produisent en sortant de leur cocon. C'est pourquoi les éleveurs doivent choisir entre la soie et le ver à soie. Le plus souvent, ils tuent le ver quand il est encore dans le cocon afin de tirer intact le fil de soie. Il faut sacrifier la vie de centaines de vers pour un seul foulard en soie.

La nuit tombait. Un vent frais soufflait dans notre direc-tion et j'ai frissonné. Mon grand âge me rend plus sensible au froid, mais je savais que ce n'était pas cela qui avait causé ce frisson : je venais de me rendre compte que c'était la dernière fois que Shams se tenait dans mon jardin. Nous ne nous reverrons jamais. Pas dans ce monde. Il a dû le sentir, lui aussi, car j'ai lu de la tristesse dans ses yeux.

Ce matin, à l'aube, il est venu me baiser la main et demander ma bénédiction. J'ai été surpris de voir qu'il avait

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coupé ses longs cheveux noirs et rasé sa barbe, mais il ne m'a pas donné d'explication et je ne l'ai pas interrogé. Avant de partir, il a dit que son côté de cette histoire res-semblait à celle du ver à soie. Rûmi et lui allaient se replier dans un cocon d'Amour divin et ne sortir que le moment venu, quand la précieuse soie aurait été filée. Mais en fin de compte, pour que la soie s'épanouisse, il faudrait que le ver meure.

Il est donc parti pour Konya. Dieu le protège ! Je sais que j'ai fait ce qu'il fallait, et toi aussi, mais mon cœur est lourd de tristesse et le derviche le plus curieux et le plus indiscipliné qu'ait jamais accueilli mon centre me manque déjà.

En fin de compte, nous appartenons tous à Dieu, et c'est à Lui que nous retournerons.

Que Dieu te satisfasse, Baba Zaman

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LE NOVICE

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Briguer l'honneur d'être un derviche n'est pas facile. Tout le monde m'avait prévenu. On avait pourtant oublié de me dire que je devrais connaître l'enfer pour y parvenir. Depuis mon arrivée ici, je travaille comme un chien. La plupart du temps, c'est si dur que, quand je m'allonge enfin sur ma paillasse, je n'arrive pas à dor-mir tant mes muscles et mes pieds me font souffrir. Je me demande si quelqu'un remarque à quel point je suis mal traité. En tout cas, s'ils s'en rendent compte, ils ne me montrent aucune empathie. Plus je m'applique, pire c'est. Ils ne savent même pas mon nom. « Le nou-veau novice », ils m'appellent, et derrière mon dos, ils murmurent « l'ignare roux ».

Le pire, de loin, c'est travailler à la cuisine sous les ordres du cuisinier. Cet homme a une pierre à la place du cœur. Il aurait dû être un commandant assoiffé de sang de l'armée mongole plutôt que cuisinier dans une confrérie derviche. Je ne me souviens pas de l'avoir entendu dire quoi que ce soit de gentil à quiconque. Je crois même qu'il ne sait pas sourire.

Une fois, j'ai demandé à un derviche si tous les novices devaient subir l'épreuve du travail en cuisine

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avec lui. Il a eu un sourire mystérieux et il a répondu : « Pas tous les novices, seulement certains. »

Pourquoi moi ? Pourquoi le maître veut-il que je souffre plus que les autres novices ? Est-ce parce que mon nafs est plus grand que le leur et que j'ai besoin d 'un traitement plus dur pour le dompter ?

Chaque jour, je suis le premier réveillé pour aller chercher de l'eau au ruisseau. Puis j'allume le poêle et je fais cuire les pains plats au sésame. Préparer la soupe servie au petit déjeuner est aussi de ma responsabilité. Ce n'est pas facile de nourrir cinquante personnes. Tout doit être cuit dans des chaudrons de la taille de baignoires. Et devinez qui les cure et les rince ensuite ? De l'aube au crépuscule, je lave le sol, j'époussette les meubles, je nettoie les escaliers, je balaie la cour, et je passe des heures à quatre pattes pour frotter le vieux plancher qui grince. Je prépare les confitures et les sauces aux épices. Je mets des carottes et des courgettes dans le vinaigre, m'assurant qu'il y a juste la bonne quantité de sel, assez pour qu'un œuf flotte. Si je mets trop de sel, ou trop peu, le cuisinier entre en rage, casse les pots, et il faut que je recommence.

Pour couronner le tout, on attend de moi qu'en accomplissant toutes mes tâches je récite mes prières en arabe. Le cuisinier veut que je prie à haute voix pour vérifier si je saute un mot ou si je prononce mal. Je prie et je travaille, je travaille et je prie.

« Mieux tu supporteras l'épreuve de la cuisine, plus vite tu mûriras, mon fils, clame mon tortionnaire. Pen-dant que tu apprends à cuisiner, ton âme mijote.

— Mais combien de temps cette épreuve va-t-elle durer ? lui ai-je demandé un jour.

— Mille et un jours. Si Shéhérazade la conteuse a réussi à trouver une nouvelle histoire chaque soir pen-dant aussi longtemps, tu peux toi aussi endurer ta peine. »

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C'est de la folie ! Est-ce que j'ai le moindre point commun avec cette bavarde de Shéhérazade ? Et de toute façon, tout ce qu'elle faisait, c'était s'allonger sur des coussins en velours, se tripoter les orteils et inventer des histoires à dormir debout en offrant au prince cruel des grains de raisin et le produit de son imagination. Je ne vois pas en quoi c'était difficile. Elle n'aurait pas survécu une semaine si on lui avait demandé d'accom-plir la moitié de mes corvées. Je ne sais pas si quelqu'un compte les jours, mais moi, si. Et il me reste encore six cent vingt-quatre jours à tenir.

Les quarante premiers jours de mon épreuve, je les ai passés dans une cellule si petite et si basse que je ne pouvais ni m'allonger ni me lever. Je devais rester assis à genoux tout le temps. Si j'avais envie de bonne nour-riture ou d'un peu de confort, si j'avais peur du noir ou de la solitude, si, Dieu m'en garde ! j'avais des pen-sées lubriques à l'idée d'un corps de femme, j'avais pour ordre de sonner les clochettes d'argent qui pen-daient du plafond afin qu'on m'apporte un réconfort spirituel. Je ne l'ai jamais fait. Cela ne veut pas dire que je n'ai jamais eu de pensées défendues. Mais qu'y a-t-il de mal à se distraire quand on ne peut même pas bouger ?

Quand la période d'isolement s'est achevée, on m'a envoyé à la cuisine pour souffrir aux mains du cuisinier. Et je souffre bien.

En vérité, j'avais beau en vouloir amèrement au cui-sinier, jamais je ne transgressais aucune de ses règles -jusqu'au soir où Shams de Tabriz est arrivé, je veux dire. Ce soir-là, quand il a fini par me rattraper, le cui-sinier m'a donné la pire raclée de ma vie. Il a cassé je ne sais combien de tiges de saule sur mon dos. Puis il a posé mes chaussures sur le seuil de la porte, les pointes dirigées vers l'extérieur, pour m'indiquer clai-rement qu'il était temps que je parte. Une confrérie de

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derviches ne vous rejette jamais, ne vous dit jamais ouvertement que vous avez échoué. On s'arrange pour que vous partiez en silence.

« On ne peut pas faire de toi un derviche contre ta volonté, m'a annoncé le cuisinier. Un homme peut conduire un cheval au ruisseau, mais il ne peut le forcer à boire. Prends le vent ou débarque ! »

Franchement, j'aurais débarqué il y a longtemps, s'il n'y avait eu Shams de Tabriz. C'est ma curiosité à son propos qui m'a laissé ancré ici. Jamais je n'avais ren-contré quelqu'un comme lui. Il n'avait peur de per-sonne et n'obéissait à personne. Même le cuisinier le respectait. Si j'ai jamais eu un modèle dans cette confrérie, c'est Shams, avec son allure, sa dignité et son indiscipline. Rien à voir avec le vieux maître si humble.

Oui, Shams de Tabriz était mon héros. Après l'avoir vu, j'ai décidé que je n'allais pas me transformer en simple derviche. Si je passais assez de temps près de lui, je deviendrais aussi impertinent, résolu et rebelle que lui. Quand l'automne est venu et que j'ai compris que Shams nous quittait pour de bon, j'ai résolu de par-tir avec lui.

Ayant pris ma décision, je suis allé voir Baba Zaman et je l'ai trouvé assis à la lueur d'une lampe à huile en train de lire un vieux livre.

« Que veux-tu, novice ? m'a-t-il demandé avec un soupir, comme si le seul fait de me voir le fatiguait.

— J'ai compris que Shams de Tabriz va bientôt nous quitter, maître. Je veux partir avec lui, ai-je dit aussi franchement que je le pouvais. Il pourrait avoir besoin de compagnie en chemin.

— Je ne te savais pas si attaché à lui, dit le maître d'un air soupçonneux. A moins que tu ne cherches un moyen d'éviter tes corvées en cuisine ? Ton épreuve n'est pas encore terminée. On ne peut pas encore dire que tu es un derviche.

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— Peut-être que partir en voyage avec quelqu'un comme Shams est mon épreuve », ai-je suggéré en sachant que c'était très téméraire de ma part de dire une chose pareille, ce qui ne m'a pas arrêté.

Le maître a baissé les yeux, perdu soudain en contemplation. Plus son silence durait, plus j'étais convaincu qu'il allait me gourmander pour mon inso-lence et appeler le cuisinier pour lui demander de mieux me surveiller. Mais il n'en a rien fait. Il a fini par poser sur moi un regard triste et il a secoué la tête.

« Peut-être n'étais-tu pas fait pour la vie dans un centre, mon fils. Après tout, sur sept novices qui empruntent la Voie, un seul reste. J'ai le sentiment que tu n'es pas fait pour devenir derviche et qu'il faut que tu cherches ailleurs ton kismet. Quant à accompagner Shams dans son voyage, c'est à lui que tu devras poser la question. »

Baba Zaman a mis fin à la conversation par un mou-vement poli mais ferme de la tête et m'a donné congé avant de revenir à son livre.

Je me suis senti triste et petit, mais étrangement libéré.

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SHAMS

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Boutés par le vent, à l'aube, mon cheval et moi nous dépêchâmes de nous éloigner. Je ne me retournai qu'une fois. Le centre de derviches ressemblait à un nid d'oiseau caché entre les mûriers et les buissons. Pendant un moment, le visage fatigué de Baba Zaman s'imposa à moi. Je le savais inquiet pour moi, mais je n'en voyais pas la raison. Je m'étais embarqué dans le voyage inté-rieur de l'Amour. Quel mal pouvait-il sortir de ça ? C'était ma dixième Règle : Est, Ouest, Sud ou Nord, il n'y a pas de différence. Peu importe votre destination, assurez-vous seulement de faire de chaque voyage un voyage intérieur. Si vous voyagez intérieurement, vous parcourrez le monde entier et au-delà.

J'avais beau anticiper des difficultés à venir, cela ne m'inquiétait guère. Quel que fût le destin qui m'atten-dait à Konya, je l'accueillerais volontiers. En tant que soufi, j'avais été formé à accepter les épines des roses, les difficultés avec les beautés de la vie. J'en avais tiré une autre Règle : Les sages-femmes savent que lorsqu'il n'y a pas de douleur, la voie ne peut être ouverte pour le bébé et la mère ne peut donner naissance. De même, pour qu'un nouveau Soi naisse, les difficultés sont nécessaires.

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Comme l'argile doit subir une chaleur intense pour dur-cir, l'amour ne peut être perfectionné que dans la douleur.

*

* *

La veille de mon départ du centre de derviches, j'ouvris toutes les fenêtres de ma chambre pour y lais-ser pénétrer les sons et les odeurs de l'obscurité. A la lueur tremblante d'une bougie, je coupai mes longs cheveux. Us tombèrent en masse sur le sol. Puis je rasai ma barbe et ma moustache et me débarrassai de mes sourcils. Quand ce fut fait, j'inspectai dans le miroir mon visage plus clair, plus jeune. Sans cheveux pour le dissimuler, il n'avait plus ni nom ni âge ni genre ni passé ni avenir, scellé à jamais dans cet ins-tant.

« Ton voyage te change déjà, dit le maître quand je me rendis dans sa chambre pour lui dire au revoir, alors qu'il n'a même pas encore commencé.

— Oui, je m'en rends compte, dis-je doucement. C'est une autre des quarante Règles : La quête de l'Amour nous change. Tous ceux qui sont partis à la recherche de l'Amour ont mûri en chemin. Dès l'instant où vous commencez à chercher l'Amour, vous commencez à changer intérieurement et extérieurement. »

Avec un petit sourire, Baba Zaman sortit une boîte en velours et me la tendit. Dedans, je trouvai trois choses : un miroir en argent, un mouchoir en soie et une flasque d'onguent en verre.

« Ces objets t'aideront pendant ton voyage. Utilise-les quand tu en auras besoin. Si tu perds l'estime de toi, le miroir reflétera ta beauté intérieure. Au cas où ta réputation serait salie, le mouchoir te rappellera combien ton cœur est pur. Quant au baume, il guérira tes blessures, intérieures et extérieures. »

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Je caressai chaque objet, refermai la boîte et remer-ciai Baba Zaman. Il n'y avait rien d'autre à dire.

Au premier pépiement des oiseaux, alors que des gouttes de rosée tombaient des branches, éclairées par les premières lueurs du jour, j'enfourchai mon cheval. Je partis vers Konya sans savoir à quoi m'attendre, mais confiant dans le destin que le Tout-Puissant avait préparé pour moi.

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LE NOVICE

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Brûlant d'impatience, derrière Shams de Tabriz, je chevauchais mon cheval volé. J'avais beau faire de mon mieux pour garder une distance de sécurité entre nous, il a vite été impossible de le suivre sans me faire voir. Quand Shams s'est arrêté brusquement dans un bazar de Bagdad afin d'acheter quelques petites choses pour la route, j'ai décidé de me faire connaître et je me suis jeté devant son cheval.

« Ignare rouquin, que fais-tu à plat ventre par terre ? » s'est exclamé Shams du haut de son cheval, l'air amusé, à moitié surpris.

Je me suis agenouillé, mains jointes, tête levée, comme j'avais vu faire des mendiants, et je l'ai imploré :

« Je veux venir avec vous. Je vous en prie, laissez-moi me joindre à vous !

— As-tu la moindre idée du lieu où je me rends ? » Je me suis figé. Jamais je ne m'étais posé la question. « Non, mais quelle différence ça fait ? Je veux devenir

votre disciple. Vous êtes un modèle, pour moi. — Je voyage toujours seul et je ne veux ni disciple

ni étudiant, merci ! De plus, je ne suis certainement

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pas un modèle pour quiconque, et moins encore pour toi. Va ton chemin ! Mais si tu veux toujours un maître à l'avenir, je te prie de garder à l'esprit une Règle en or : Il y a plus de faux gourous et de faux maîtres dans ce monde que d'étoiles dans l'univers. Ne confonds pas les gens animés par un désir de pouvoir et égocentristes avec de vrais mentors. Un maître spirituel authentique n'attirera pas l'attention sur lui ou sur elle, et n'attendra de toi ni obéissance absolue ni admiration inconditionnelle, mais t'aidera à apprécier et à admirer ton moi intérieur. Les vrais mentors sont aussi transpa-rents que le verre. Ils laissent la Lumière de Dieu les traverser.

— Je vous en prie, donnez-moi une chance, l'ai-je imploré. Tous les voyageurs célèbres avaient quelqu'un pour les aider sur la route, une sorte d'apprenti. »

Shams s'est gratté le menton d'un air pensif, comme s'il reconnaissait la vérité de mes,paroles.

« As-tu la force de supporter ma compagnie ? — Certainement ! ai-je dit en bondissant sur mes

pieds et en hochant la tête de tout mon cœur. Et ma force vient de l'intérieur de moi.

— Très bien. Voilà ta première tâche : je veux que tu te rendes dans la taverne la plus proche, que tu obtiennes un pichet de vin et que tu viennes le boire ici, dans le bazar. »

J'étais habitué à frotter les sols avec ma tunique, à polir les marmites et les casseroles jusqu'à ce qu'elles brillent autant que ce verre filé de Venise que j'avais vu entre les mains d 'un artisan, qui s'était échappé de Constantinople quand les Croisés avaient mis la ville à sac. Je pouvais émincer cent oignons en une seule séance et piler clous de girofle et ail, toujours au nom du développement spirituel. Mais boire du vin à cette fin au milieu de la foule

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d'un bazar, c'était plus que ce que je pouvais accep-ter. J'ai regardé Shams, horrifié.

« Je ne peux pas faire ça. Si mon père l 'apprend, il me brisera les jambes. Il m'a envoyé au centre de derviches pour que je devienne un meilleur musul-man, pas un païen ! Que penseront de moi ma famille et mes amis ? »

J'ai senti sur moi le regard brûlant de Shams, et j'ai frissonné, comme le jour où je l'avais espionné derrière la porte close.

« Tu vois, tu ne peux pas être mon disciple, a-t-il affirmé avec conviction. Tu es trop timoré pour moi. Tu te préoccupes trop de ce que les gens pensent. Mais tu sais quoi ? Puisque tu veux si désespérément gagner l'approbation des autres, tu ne te débarrasseras jamais de leurs critiques, quels que soient tes efforts. »

J'ai compris que mes chances de l'accompagner m'échappaient, et je me suis instantanément justifié.

« Comment pouvais-je savoir que vous posiez cette question dans ce but ? Le vin est strictement interdit par l'islam. J'ai pensé que vous me mettiez à l'épreuve.

— Mais ce serait jouer à Dieu. Il n'est pas de notre ressort de juger et de mesurer la dévotion des autres. »

Désespéré, j'ai regardé autour de moi, ne sachant comment décrypter ses paroles. Mon esprit cognait comme je cognais la pâte à pain.

« Tu dis que tu veux emprunter la Voie, a continué Shams, mais tu ne veux rien sacrifier pour y parvenir. Argent, gloire, pouvoir, extravagance, plaisirs char-nels... quoi que tu chérisses le plus, tu dois t 'en débarrasser en premier. »

En tapotant l'encolure de son cheval, Shams a conclu d 'un ton définitif : « Je crois que tu dois rester à Bagdad avec ta famille. Trouve un honnête com-

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merçant et deviens son apprenti. J'ai l'impression que tu pourrais être un bon marchand, un jour. Mais ne sois pas avide d'argent ! Maintenant, avec ta per-mission, je dois me mettre en route. »

Sur ce, il m'a salué une dernière fois et il a épe-ronné son cheval, qui l'a entraîné au galop, le monde glissant sous ses sabots tonitruants. J'ai bondi sur mon cheval et je l'ai poursuivi jusqu'aux confins de Bagdad, mais la distance entre nous s'est agrandie, jusqu'à ce qu'il ne soit plus qu'un point noir au loin. Le point avait disparu depuis longtemps à l'horizon que je sentais encore le poids du regard de Shams sur moi.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 24 m a i 2008

Le petit déjeuner est le repas le plus important de la journée. Ferme adepte de cette règle, chaque matin, en semaine comme le week-end, Ella gagnait la cui-sine. Un bon petit déjeuner, pensait-elle, donnait le ton du reste de la journée. Elle avait lu dans des magazines féminins que les familles où on prenait régulièrement un bon petit déjeuner ensemble étaient plus unies et plus harmonieuses que celles où chaque occupant de la maison se précipitait dehors à moitié affamé. Elle avait beau croire à cette statistique, jamais elle n'avait fait l'expérience du petit déjeuner joyeux dont parlaient les magazines. Pour elle, il s'agissait plutôt d'une collision de galaxies où chaque membre de la famille marchait à son rythme person-nel. Chacun voulait manger quelque chose de diffé-rent des autres, ce qui était tout à fait contraire à l'idée qu'Ella se faisait d'un repas en commun. Com-ment pouvait-il y avoir une unité à table quand l'une grignotait un toast à la confiture (Jeannette) tandis qu'un autre mâchonnait des céréales soufflées au miel (Avi), que le troisième attendait patiemment qu'on lui serve des œufs brouillés (David) et que la 128

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quatrième refusait de manger quoi que ce soit (Orly) ? Néanmoins, le petit déjeuner restait impor-tant. Chaque matin elle le préparait, bien décidée à ce qu'aucun de ses enfants ne commence la journée en suçant un bonbon ou en avalant des cochonneries.

Pourtant, ce matin, quand elle entra dans la cui-sine, au lieu de faire du café, de presser des oranges ou de toaster du pain, la première chose que fit Ella fut de s'asseoir à la table et d'allumer son ordinateur. Elle voulait voir si elle avait un courriel d'Aziz. Ravie, elle découvrit que c'était le cas.

Chère Ella,

J'ai été immensément heureux d'apprendre que les choses se sont améliorées entre votre fille et vous. Quant à moi, j'ai quitté le village de Momostenango hier à l'aube. C'est étrange : je n'y suis resté que quelques jours, et pourtant, quand le moment fut venu de faire mes adieux, je me suis senti triste, presque en deuil. Reverrai-je un jour ce petit village du Guatemala ? Je ne le pense pas.

Chaque fois que je quitte un lieu que j'aime, j'ai l'impression d'y laisser une part de moi. Que nous choisissions de voyager autant que Marco Polo ou que nous restions au même endroit du berceau à la tombe, je suppose que la vie n 'est qu 'une succession de naissances et de morts. Les moments naissent et d'autres meurent. Pour qu'une nouvelle expérience voie le jour, il faut que de plus anciennes s'estom-pent, vous ne croyez pas ?

Pendant que j'étais à Momostenango, j'ai médité et tenté de visualiser votre aura. Assez vite, trois cou-leurs se sont imposées à moi : un jaune chaud, un orange timide et un violet métallique réservé. J'ai eu

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l'impression que telles étaient vos couleurs. Je les ai trouvées très belles, séparées ou ensemble.

Mon dernier arrêt au Guatemala est Chajul - un village de maisons en pisé où les yeux des enfants expriment une sagesse qui dépasse le nombre de leurs années. Dans chaque maison, les femmes de tous âges tissent de magnifiques tapisseries. J'ai demandé à une grand-mère de choisir une tapisserie pour une dame qui vit à Northampton. Après quelque réflexion, elle a sorti une tapisserie d'une haute pile, derrière elle. Je vous jure qu'il y avait plus de cin-quante tapisseries de toutes les couleurs possibles dans cette pile. Pourtant, celle qu 'elle a choisie pour vous était composée de trois couleurs seulement : jaune, orange et violet. J'ai pensé que vous aimeriez que je vous relate cette coïncidence, si une telle chose existe dans l'univers de Dieu.

Avez-vous jamais pensé que nos échanges pour-raient ne pas être une pure coïncidence ?

Chaleureusement, Aziz

P.-S. : Si vous voulez, je peux vous envoyer la tapisserie par la poste, à moins que ça ne puisse attendre le jour où nous prendrons un café, auquel cas, je vous l'apporterai moi-même.

Ella ferma les yeux et tenta d'imaginer les couleurs de son aura entourant son visage. Curieusement, l'image qui s'imposa à elle ne fut pas son apparence adulte, mais celle de l'enfant qu'elle était, à sept ans environ.

De nombreux événements l'envahirent soudain, des souvenirs qu'elle pensait avoir oubliés depuis longtemps. L'image de sa mère debout, immobile, son tablier vert pistache autour de la taille, un bol

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mesureur à la main, le visage comme un masque de cendre à cause de la douleur ; des cœurs en papier sur les murs, de couleurs vives, brillantes, et le corps de son père qui pendait du plafond comme s'il voulait se fondre dans les décorations de Noël et donner à la maison un aspect plus festif. Elle se souvint qu'elle avait passé son adolescence à rejeter sur sa mère la responsabilité du suicide de son père. Gamine, Ella s'était juré que, lorsqu'elle serait mariée, elle rendrait toujours son mari heureux et qu'elle réussirait son mariage, contrairement à sa mère. Dans sa tentative de faire de son mariage l'opposé de celui de sa mère, elle n'avait pas épousé un chrétien, préférant rester dans sa foi.

Il n'y avait que peu d'années qu'Ella avait cessé de haïr sa mère vieillissante, mais bien qu'elles aient été en bons termes ces derniers temps, en vérité, tout au fond d'elle-même, Ella se sentait toujours mal à l'aise en repensant au passé. '

« Maman !

— La Terre à maman ! La Terre à maman ! » Ella entendit des rires et des murmures derrière son

épaule. Quand elle se retourna elle vit quatre paires d'yeux qui la regardaient, amusés. Orly, Avi, Jean-nette et David étaient, pour une fois, arrivés en même temps et, côte à côte, la scrutaient comme une créa-ture exotique. À la manière dont ils la regardaient, on aurait dit qu'ils étaient là depuis un moment à tenter d'attirer son attention.

« Bonjours, vous tous ! dit Ella avec un sourire. — Comment ça se fait que tu ne nous aies pas

entendus ? s'étonna Orly. — Tu avais l'air complètement absorbée dans la

lecture de cet écran », dit David sans la regarder.

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Ella suivit les yeux de son mari et là, sur l'écran ouvert devant elle, elle vit le courriel d'Aziz Z. Zahara qui brillait. D'un geste brusque, elle ferma son portable.

« J'ai beaucoup de choses à faire pour l'agence lit-téraire, dit Ella en levant les yeux au ciel. Je tra-vaillais à mon rapport.

— Pas du tout ! Tu lisais ton courrier », affirma Avi avec sérieux.

Qu'avaient donc les adolescents à toujours déceler les erreurs et les mensonges de leurs parents ? se demanda Ella. Mais, à son grand soulagement, les autres ne parurent pas s'intéresser au sujet. En fait, ils regardaient tous ailleurs, maintenant fascinés par le plan de travail de la cuisine.

Ce fut au tour d'Orly de se tourner vers Ella pour exprimer la question que tous se posaient : « Maman, comment ça se fait que tu ne nous aies pas préparé de petit déjeuner, ce matin ? »

Ella se tourna vers le plan de travail et vit ce qu'ils voyaient : pas de café chaud, pas d'œufs brouillés sur la cuisinière, pas de pain dans le toaster. Elle hocha la tête plusieurs fois comme pour approuver une petite voix en elle qui lui disait une vérité indéniable.

C'est vrai, s'interrogea-t-elle, comment cela se fait-il que j'ai oublié le petit déjeuner ?

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DEUXIÈME PARTIE

EAU Ce qui est fluide, changeant et imprévisible

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Rûmi

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Brillante et grasse, la superbe pleine lune ressemblait à une perle suspendue dans le ciel. Je sortis du lit et regardai par la fenêtre le jardin baigné du clair de lune. Voir tant de beauté ne rassura pourtant pas mon cœur affolé et mes mains tremblantes.

« Effendi, tu es pâle. As-tu de nouveau fait ce même rêve ? murmura mon épouse. Est-ce que je peux t'apporter un verre d'eau ? »

Je lui dis de ne pas s'inquiéter et de se rendormir. Elle ne pouvait rien pour moi. Nos rêves font partie de notre destin et ils continuent leur route comme Dieu le veut. De plus, il doit y avoir une raison, me disais-je, pour que j'aie fait le même rêve ces quarante der-nières nuits.

Le début du rêve différait un peu chaque fois. Ou peut-être était-il toujours le même, mais je l'abordais chaque soir par une porte différente. Une fois, je me vis lisant le Coran dans une pièce ornée de tapis qui me paraissait familière, bien qu'elle ne fût pas un lieu dans lequel je m'étais déjà rendu. En face de moi était assis un derviche, grand, mince et droit, un voile sur le visage. Il tenait un candélabre avec cinq bougies allu-mées afin que leur lumière me permette de lire.

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Au bout d'un moment, je levais la tête pour montrer au derviche le verset que j'étais en train de lire et, alors seulement, je me rendais compte, horrifié, que ce que j'avais pris pour un candélabre était en fait la main droite de l'homme. Il levait sa main pour moi, avec cha-cun de ses doigts enflammé.

Affolé, je cherchais de l'eau, mais il n'y en avait pas dans la pièce. Je prenais mon manteau et le jetais sur le derviche pour éteindre les flammes. Mais quand je retirais le manteau, il avait disparu, ne laissant à sa place qu'une bougie allumée.

À partir de ce jour, ce fut toujours le même rêve. Je me mettais à la recherche du derviche dans toute la maison, fouillant chaque recoin. Je courais ensuite dans le jardin, où les roses s'étaient épanouies, formant une mer jaune lumineuse. Je l'appelais, mais l'homme n'était nulle part.

« Reviens, être aimé ! Où es-tu ? » Finalement, comme dirigé par une intuition sinistre,

j'approchais du puits et regardais ses eaux sombres, tout au fond. Au début, je ne pouvais rien voir, mais peu après, la lune m'éclairait et, sous sa clarté scin-tillante, la cour acquérait une luminosité rare. Ce n'était qu'alors que je remarquais deux yeux noirs qui me regardaient du fond du puits avec une expression de douleur sans précédent.

« Ils l'ont tué ! » criait quelqu'un. Peut-être moi. Peut-être était-ce ma propre voix qui

résonnait d'une agonie infinie. Je criais et criais jusqu'à ce que mon épouse me prenne par les épaules, m'attire contre son sein et me demande doucement : « Effendi, as-tu à nouveau fait le même rêve ? »

*

* *

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Quand Kerra se fut rendormie, je me glissai dans le jardin. A cet instant, j'avais l'impression que le rêve m'accompagnait encore, vivant, effrayant. Dans le silence de la nuit, la vue du puits me fit frissonner, mais je ne pus me retenir de m'asseoir tout près pour écouter la brise nocturne agiter doucement les arbres.

À de tels moments, je suis soudain submergé par une vague de tristesse que je ne peux jamais m'expliquer. J'ai une vie pleine et accomplie, car j'ai été béni par les trois choses qui me sont le plus chères : le savoir, la vertu et la capacité à aider les autres à trouver Dieu.

A l'âge de trente-huit ans, Dieu m'a donné plus que je n'aurais jamais pu Lui demander. J'ai bénéficié d'une formation de prédicateur et de juriste, on m'a initié à la Science de l'Intuition divine - la connaissance don-née aux prophètes, aux saints et aux érudits à divers degrés. Guidé par feu mon père, éduqué par les meilleurs enseignants de notre époque, j'ai travaillé dur pour approfondir ma conscience, avec la conviction que c'était là la tâche que Dieu m'avait assignée.

Mon vieux maître Seyyid Burhaneddin disait que j'étais l'un des bien-aimés de Dieu puisqu'il m'avait confié la tâche honorable de délivrer Son message à Son peuple et de l'aider à faire la différence entre le bien et le mal.

Pendant des années, j'ai enseigné à la madrasa, dis-cuté de théologie avec d'autres versés dans la sharia, instruit mes disciples, étudié le droit et les hadiths, pro-noncé des sermons tous les vendredis dans la plus grande mosquée de la ville. J'ai perdu depuis longtemps le compte des élèves que j'ai guidés. C'est flatteur d'entendre les gens louer mes dons de prédicateur et me dire combien mes paroles ont changé leur vie à un moment où ils avaient grand besoin d'être guidés.

Je suis béni d'avoir une famille aimante, de bons amis, des disciples loyaux. Jamais dans ma vie je n'ai

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souffert de pauvreté ou de précarité, même si la perte de ma première épouse fut une terrible épreuve. J'ai cru que je ne me remarierais jamais, mais je l'ai fait et, grâce à Kerra, j'ai connu l'amour et la joie. Mes deux fils sont grands, et je ne cesse de m'étonner de les voir à tel point dissemblables. Ils sont comme deux graines qui, bien que plantées côte à côte dans la même terre, nourries du même soleil et de la même eau, ont fait s'épanouir deux plantes tout à fait différentes. Je suis fier d'eux, comme je suis fier de notre fille adoptive, qui jouit de talents uniques. Je suis un homme heureux et satisfait, tant dans ma vie privée que dans ma vie sociale.

Pourquoi, donc, est-ce que je sens ce vide en moi, de plus en plus profond, de plus en plus vaste avec chaque jour qui passe ? Cela me ronge l'âme comme une maladie et m'accompagne où que j'aille, aussi silencieux qu'une souris et tout aussi vorace.

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SHAMS

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Bien avant de passer les portes d'une ville que je n'ai jamais visitée, je prends une minute pour saluer ses saints - les morts et les vivants, les connus et les cachés. Jamais de ma vie je ne suis arrivé dans un nouveau lieu sans avoir tout d'abord demandé la bénédiction de ses saints. Je me moque bien que le lieu appartienne à des musulmans, des chrétiens ou des juifs. Je crois que les saints dépassent ces distinctions triviales. Un saint appartient à toute l'humanité.

Quand je vis Konya pour la première fois, au loin, je fis donc comme toujours. Mais une chose inhabituelle se produisit alors. Au lieu de m'accueillir et de m'offrir leur bénédiction, comme d'habitude, les saints restè-rent aussi silencieux que des pierres tombales brisées. Je les saluai à nouveau, plus fort, plus déterminé, cette fois, au cas où ils ne m'auraient pas entendu. Mais le silence suivit pareillement. Je compris que les saints m'avaient bien entendu. Ils refusaient juste de me don-ner leur bénédiction.

« Dites-moi ce qui ne va pas ? » demandai-je au vent pour qu'il porte partout mes paroles jusqu'aux saints.

Peu de temps après, le vent revint avec une réponse :

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« Oh, derviche ! Dans cette ville tu ne trouveras que deux extrêmes et rien entre les deux. Soit l'amour pur, soit la haine pure. Nous te mettons en garde. Tu entres à tes risques et périls.

— Dans ce cas, inutile de s'inquiéter, dis-je, tant que je peux trouver l'amour pur, cela me suffira. »

Entendant cela, les saints de Konya me donnèrent leur bénédiction. Mais je ne voulais pas encore entrer dans la ville. Je m'assis sous un chêne et, tandis que mon cheval broutait l'herbe rare, je regardai la cité au loin. Les minarets de Konya luisaient au soleil comme des aiguilles de verre. De temps à autre, j' entendais un chien aboyer, un âne braire, des enfants rire, des marchands faire l'article d'une voix forte - les bruits ordinaires d'une ville grouillante de vie. Quelles joies et quelles peines, me demandai-je, se vivaient à cet instant derrière les portes fermées et les fenêtres à claire-voie ? Habitué à une vie itinérante, c'était un peu déstabi]isant pour moi de devoir me fixer dans une ville, mais je me souvins d'une autre Règle fondamentale : Ne tente pas de résister aux changements qui s'imposent à toi. Au contraire, laisse la vie continuer en toi. Et ne t'inquiète pas que ta vie soit sens dessus dessous. Comment sais-tu que auquel tu es habi- tué est meilleur que celui à venir ?

Une voix amicale me sortit de ma rêverie : <• Selamun aleykum, derviche ! »

Je me retournai et vis un paysan tanné par le soleil et arborant une longue moustache tombante. Il était monté sur une charrette tirée par un boeuf si maigre que le pauvre avait l'air sur le point de rendre son der-nier soupir.

« Aleykum selam, Dieu te bénisse ! répondis-je. — Pourquoi es-tu assis là tout seul ? Si tu es fatigué

de chevaucher ton cheval, je peux t'emmener. — Merci, dis-je avec un sourire, mais je crois que

j'irai plus vite à pied que tiré par ton bœuf.

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— Ne dénigre pas mon bœuf ! s'offensa le paysan. Il est peut-être vieux et maigre, mais il est quand même mon meilleur ami. »

Remis à ma place par ces paroles, je bondis sur mes pieds et m'inclinai devant le paysan. Comment avais-je pu, moi, élément mineur dans le vaste cercle de la créa-tion de Dieu, dénigrer un autre élément de ce cercle, fût-il un animal ?

« Je vous présente mes excuses, à toi et à ton bœuf, dis-je. Je te prie de me pardonner. »

Une ombre d'incrédulité passa sur le visage du pay-san. Il resta figé un moment, le temps de décider si je me moquais de lui ou non.

« Personne ne fait jamais ça ! s'exclama-t-il enfin en m'adressant un sourire chaleureux.

— S'excuser auprès de ton bœuf, tu veux dire ? — Oui, ça aussi. Mais je me disais que jamais per-

sonne ne s'excuse auprès de moi. C'est en général l'inverse. Je suis celui qui s'excuse tout le temps. Même quand les gens m'ont fait du mal, c'est moi qui m'excuse auprès d'eux. »

Je fus très touché par ces paroles. « Le Coran nous dit que chacun d'entre nous est fait

dans le meilleur des moules. C'est une des Règles, dis-je doucement.

— Quelle règle ? — Dieu s'occupe d'achever ton travail, intérieurement

et extérieurement. Il est entièrement absorbé par toi. Chaque être humain est une œuvre en devenir qui, lente-ment mais inexorablement, progresse vers la perfection. Chacun de nous est une œuvre d'art incomplète qui s'efforce de s'achever.

— Toi aussi, tu es là pour le sermon ? demanda le paysan avec grand intérêt. On dirait qu'il va y avoir foule. C'est un homme remarquable. »

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Mon cœur bondit quand je compris de qui il parlait. « Dis-moi, qu'y a-t-il de si spécial dans les sermons de Rûmi ? »

Le paysan regarda le vaste horizon pendant un moment. Il donnait l'impression que son esprit était partout et nulle part. Puis il dit :

« Je viens d'un village qui a eu sa part de tragédies. D'abord la famine, puis les Mongols. Ils ont incendié et pillé tous les villages sur leur chemin. Mais ce qu'ils ont fait dans les grandes villes est pire encore. Ils se sont emparés d'Erzurum, de Sivas et de Kayseri et ils ont massacré toute la population mâle avant d'emme-ner les femmes avec eux. Pour ma part, je n'ai perdu ni une personne aimée ni ma maison. Mais j'ai bien perdu quelque chose : j'ai perdu ma joie.

— Quel est le rapport avec Rûmi ? » Le paysan posa les yeux sur son bœuf et murmura

d'une voix atone : « Tout le monde dit que, si tu écoutes Rûmi prêcher, ta tristesse sera guérie. »

Personnellement, je ne trouvais rien de mal à la tris-tesse. Au contraire, c'était l'hypocrisie qui rendait les gens heureux, la vérité les rendait tristes. Mais je ne le dis pas au paysan. « Et si je me joignais à toi jusqu'à Konya pour que tu me parles encore de Rûmi ? » suggérai-je.

J'attachai mon cheval à la carriole et je m'assis près du paysan, heureux de voir que le poids supplémentaire ne gênait pas le bœuf. Avec ou sans charge, il progres-sait avec une lenteur atroce. Le paysan m'offrit du pain et du fromage de chèvre et nous les avons mangés en bavardant. C'est ainsi que, tandis que le soleil brillait dans un ciel indigo, sous le regard attentif des saints de la ville, j'entrai dans Konya.

« Prends bien soin de toi, mon ami, dis-je en sautant de la carriole et en desserrant les rênes de mon cheval.

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— N'oublie pas de venir au sermon ! » me cria le pay-san, plein d'espoir.

Je hochai la tête et lui fis un-signe de la main. « Inch Allah. »

J'avais beau désirer ardemment écouter le sermon et mourir d'envie de rencontrer Rûmi, je voulais d'abord passer un peu de temps en ville et apprendre ce que ses habitants pensaient du grand prédicateur. Je voulais le voir à travers des yeux étrangers, bienveillants ou mal-veillants, aimants ou hostiles, avant de le regarder à tra-vers les miens.

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HASSAN LE MENDIANT

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Bel esprit qui peut le croire : ils appellent ce purga-toire sur terre « saintes souffrances » ! Je suis un lépreux relégué dans les limbes. Ni les morts ni les vivants ne me veulent parmi eux. Les mères me montrent du doigt dans les rues pour faire peur à leurs bambins désobéis-sants, les enfants me jettent des pierres, les artisans me chassent de leurs devantures pour éviter le mauvais œil qui me suit partout, et les femmes enceintes détournent le visage chaque fois qu'elles me voient, de crainte que leur bébé ne naisse malformé. Aucun d'entre eux ne semble se rendre compte que, s'ils ont plein d'astuces pour m'éviter, j'en ai plus encore pour les éviter, eux et leur regard pitoyable.

C'est la peau qui change en premier, s'épaissit, noir-cit. Des taches de taille différentes, de la couleur d'œufs pourris, apparaissent sur les épaules, les genoux, les bras et le visage. Ça pique et ça brûle beaucoup à cette phase, puis, je ne sais comment, la douleur s'apaise, à moins que l'on ne s'y habitue. Ensuite, les taches s'agrandissent, gonflent et se transforment en boursou-flures fort laides. Les mains ne sont plus que des serres et le visage est si déformé qu'il est méconnaissable.

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Maintenant que j'approche des derniers stades, je ne peux plus fermer les paupières. Larmes et salive s'écou-lent sans que je puisse les contrôler. Six des ongles de mes doigts sont déjà tombés, et un autre ne tardera pas. Curieusement, j'ai encore mes cheveux. Je suppose que je devrais m'en estimer heureux.

J'ai appris qu'en Europe les lépreux sont relégués hors des murs des villes. Ici, on nous laisse vivre en ville tant que nous tenons une cloche pour prévenir les gens de notre présence. Nous avons aussi l'autorisation de mendier, ce qui est une bonne chose, car sinon nous serions condamnés à mourir de faim. Mendier est un des deux seuls moyens de survivre. L'autre, c'est prier. Non parce que Dieu prête particulièrement attention aux lépreux, mais parce que, pour une raison étrange, les gens croient que c'est le cas. En conséquence, ils ont beau nous mépriser, les gens nous respectent aussi. Ils nous engagent pour prier pour les malades, les infirmes et les vieillards. Ils nous paient et nous nour-rissent bien, dans l'espoir de nous extorquer quelques prières de plus. Dans les rues, les lépreux sont plus mal traités que des chiens, mais dans les lieux où régnent mort et désespoir, nous sommes des sultans.

Quand je suis engagé pour prier, je baisse la tête et je marmonne des mots incompréhensibles en arabe, fei-gnant d'être absorbé dans la prière. Je ne peux faire mieux que prétendre prier, car je ne crois pas que Dieu m'entende. Je n'ai aucune raison de le croire.

Bien que moins profitable, je trouve la mendicité plus facile que la prière. Du moins, là, je ne trompe personne. Le vendredi est le meilleur jour de la semaine pour mendier, sauf pendant le ramadan, quand le mois entier est lucratif. Le dernier jour du ramadan est de loin le meilleur pour gagner de l'argent. C'est alors que même les radins les plus désespérés font l'aumône, désireux de compenser tous leurs péchés, passés et pré-

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sents. Une fois par an, les gens ne se détournent pas des mendiants. Au contraire, ils les recherchent, et plus ils sont misérables, mieux c'est. Leur besoin est si pro-fond de montrer leur générosité et leur charité que non seulement ils se précipitent pour nous faire l'aumône, mais ce seul jour, ils vont presque jusqu'à nous aimer.

Aujourd'hui pourrait bien être une bonne journée aussi, puisque Rûmi fait un de ses sermons du ven-dredi. La mosquée est déjà pleine. Ceux qui ne peuvent trouver de place à l'intérieur s'entassent dans la cour. Cet après-midi est l'occasion parfaite pour les men-diants et les vide-goussets. Comme moi, ils sont tous là, disséminés dans la foule.

Je m'assieds juste en face de l'entrée de la mosquée, dos à un érable. L'odeur lourde de la pluie se mêle dans l'air au parfum doucereux venant des vergers, au loin. Je pose mon bol d'aumônes devant moi. Contrairement à d'autres de ma condition, je ne demande pas ouver-tement des aumônes. Un lépreux n'a pas besoin de gémir ni d'implorer, d'inventer des histoires sur sa misérable vie ou de donner des détails sur sa mauvaise santé. Laisser les gens apercevoir son visage vaut mille mots. Je découvre donc mon visage et j'attends.

Pendant l'heure qui suit, quelques pièces sont jetées dans mon bol. Toutes en cuivre ébréché. J'attends une pièce en or, une de celles ornées d'un soleil, d'un lion et d'un croissant. Depuis que feu Aladin Keykubat a assoupli les normes sur la monnaie, les pièces frappées par les beys d'Alep, les Fatimides et le calife de Bagdad, sans parler des florins italiens, ont tous cours. Les édiles de Konya les acceptent toutes, et les mendiants aussi.

En plus des pièces, quelques feuilles sèches tombent sur mes genoux. L'érable laisse échapper ses feuilles rouges et dorées, et le vent en souffle bon nombre dans mon bol, comme si l'arbre me faisait l'aumône. Sou-

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dain, je me rends compte que l'érable et moi avons quelque chose en commun : un arbre laisse tomber ses feuilles à l'automne comme l'homme laisse tomber ses membres au dernier stade de la lèpre.

Je suis un arbre nu. Ma peau, mes organes, mon visage se délitent. Chaque jour, une autre partie de mon corps m'abandonne. Contrairement à l'érable, il n'y aura pas de printemps pendant lequel je refleurirai. Ce que j'ai perdu, je l'ai perdu à jamais. Quand les gens me regardent, ils ne voient pas qui je suis, mais ce qui me manque. Chaque fois qu'ils déposent une pièce dans mon bol, ils le font à une vitesse stupéfiante, évi-tant de croiser mes yeux, comme si mon regard était contagieux. A leur avis, je suis pire qu'un voleur ou un meurtrier. Ils ont beau réprouver de tels hors-la-loi, ils ne les traitent pas comme s'ils étaient invisibles. En ce qui me concerne, cependant, tout ce qu'ils voient, c'est la mort qui les regarde. C'est ça qui leur fait peur : de reconnaître que la mort peut être si proche et si laide.

Soudain, il y a un grand tumulte dans le fond et j'entends quelqu'un qui crie : « Il arrive, il arrive ! »

En effet, voilà Rûmi, sur un cheval blanc comme le lait, vêtu d'un ravissant caftan brodé de feuilles d'or et de nacre, droit et fier, sage et noble, suivi par une foule d'admirateurs. Rayonnant de charisme et de confiance en lui, il a moins l'air d'un érudit que d'un souverain - le sultan du vent, du feu, de l'eau et de la terre. Jusqu'à son cheval qui se dresse fièrement, comme s'il était conscient de l'honneur de porter un tel homme.

J'empoche les pièces déposées dans mon bol, j'enve-loppe ma tête pour n'en laisser qu'une partie à décou-vert et j'entre dans la mosquée. La foule y est si dense qu'on a du mal à respirer, et qu'il est impossible de trouver une place assise. Mais ce qu'il y a de bien, dans le fait d'être lépreux, c'est que, si bondé que soit un

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lieu, je trouve toujours une place, puisque personne ne veut s'asseoir à côté de moi.

« Mes frères, dit Rûmi d'une voix sonore et grave, l'immensité de l'univers nous donne l'impression d'être petits, voire sans importance. Certains d'entre vous peuvent se demander : quelle signification, avec mes limites, puis-je avoir pour Dieu ? C'est, je crois, une question que beaucoup se posent, de temps à autre. Dans le sermon d'aujourd'hui, je veux apporter quelques réponses précises à cette question. »

Les deux fils de Rûmi sont assis au premier rang -le beau Sultan Walad, dont tout le monde dit qu'il res-semble à feu sa mère, et le jeune Âladin, le visage animé mais les yeux curieusement fuyants. Je vois que tous deux sont fiers de leur père.

« Les enfants d'Adam ont été honorés d'une connais-sance si grande, que ni les montagnes ni les cieux ne pouvaient la porter, continue Rûmi. C'est pourquoi le Coran dit : En venté, Nous avons proposé le dépôt de la foi aux cieux, à la terre et aux montagnes, mais tous refu-sèrent d'en assumer la responsabilité et en furent effrayés, alors que l'homme s'en est chargé (33,72). Après avoir assumé une position aussi honorable, les êtres humains ne devraient pas viser plus bas que ce que Dieu a voulu pour eux. »

Prononçant les voyelles de cette étrange manière que seules connaissent les personnes instruites, Rûmi parle de Dieu, nous assure qu'il ne vit pas sur un trône loin-tain dans le ciel mais tout près de chacun de nous. Ce qui nous rapproche encore de Dieu, dit-il, c'est en pre-mier lieu la souffrance.

« Vos mains s'ouvrent et se ferment tout le temps. Sinon, vous seriez paralysés. Votre présence la plus profonde réside dans ces petites contractions et ouver-tures. Les deux sont aussi merveilleusement équilibrées et coordonnées que les ailes d'un oiseau. »

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Au début, j'aime ce qu'il dit. Cela me réchauffe le cœur de penser que la joie et la peine dépendent l'une de l'autre comme les ailes d'un oiseau. Mais presque tout de suite, je prends conscience d'un ressentiment qui m'étreint la gorge. Que sait Rûmi de la souffrance ? Fils d'un homme éminent, héritier d'une famille riche et en vue, il n'a connu que le bon côté de la vie. Je sais qu'il a perdu sa première épouse, mais je ne crois pas qu'il ait jamais fait l'expérience d'un vrai malheur. Né avec une cuillère en argent dans la bouche, élevé dans des cercles distingués, instruit par les meilleurs érudits, toujours aimé, entouré et admiré, comment ose-t-il parler de la souffrance ?

Le cœur serré, je comprends que le contraste entre Rûmi et moi ne pourrait être plus clair. Pourquoi Dieu est-il si injuste ? À moi, il a donné la pauvreté, la mala-die et la misère. À lui, la richesse, le succès et la sagesse. Avec sa réputation sans tache et son allure royale, il ne semble pas appartenir à ce monde, pas à cette ville en tout cas. Je dois couvrir mon visage si je ne veux pas que les gens soient révulsés par mon aspect, alors qu'il rayonne en public comme un joyau. Je me demande comment il serait reçu s'il était dans mes sandales. Lui est-il jamais venu à l'idée que même une personne aussi parfaite et privilégiée que lui risquait un jour de trébu-cher et de tomber ? A-t-il jamais envisagé ce qu'il éprouverait s'il était rejeté, xie serait-ce qu'une jour-née ? Serait-il encore le grand Rûmi, si on lui avait réservé la vie que je mène ?

À chaque question, mon ressentiment monte en moi, écartant toute l'admiration que j'aurais sinon pu éprou-ver pour lui. Amer et irrité, je me lève et je me fraie un chemin vers la cour. Plusieurs personnes me regardent curieusement, étonnées de me voir quitter un sermon que tant d'autres meurent d'envie d'entendre.

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SHAMS

KONYA, 17 OCTOBRE 1 2 4 4

Béni par les saints et grâce au paysan qui me dépose au centre de la ville, je trouve un lieu où m'installer avec mon cheval. L'auberge des Vendeurs de Sucre semble exactement ce dont j'ai besoin. Des quatre chambres qu'on me montre, je choisis la moins meu-blée, avec sa seule paillasse et sa couverture moisie, une 'lampe à huile qui crachote, une brique séchée au soleil qui pourra me servir d'oreiller, et une belle vue de la ville à la base des collines qui l'entourent.

M'étant installé, je pars dans les rues, étonné du mélange de religions, de coutumes et de langues flot-tant dans l'air. Je tombe sur des musiciens tziganes, des voyageurs arabes, des pèlerins chrétiens, des commer-çants juifs, des prêtres bouddhistes, des troubadours francs, des artistes persans, des acrobates chinois, des charmeurs de serpents indiens, des magiciens zoroas-triens et des philosophes grecs. Au marché des esclaves, je vois des concubines à la peau blanche comme le lait et des eunuques noirs et musclés qui ont été témoins de telles atrocités qu'ils en ont perdu la parole. Dans le bazar, je tombe sur des barbiers itinérants avec leurs engins à saignées, des diseuses de bonne aventure et

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leur boule de cristal, des magiciens qui avalent du feu. Il y a des pèlerins en route pour Jérusalem et des vaga-bonds dont je soupçonne qu'ils sont des soldats qui ont déserté lors des dernières croisades. J'entends des gens parler vénitien, franc, saxon, grec, farsi, turc, kurde, arménien, hébreu et de nombreux dialectes que je ne peux même pas distinguer les uns des autres. Malgré leurs différences apparemment innombrables, tous ces gens me donnent un sentiment similaire d'imperfec-tion, de travail en cours. Chacun est une œuvre d'art inachevée.

Cette ville est une véritable Tour de Babel. Ici, tout ne cesse de bouger, de se séparer, de venir à la lumière, de transpirer, de s'épanouir, de se dissoudre, de se décomposer et de mourir. Au milieu de ce chaos, j'étais un îlot de silence et de sérénité que rien ne venait per-turber, un lieu tout à fait indifférent au monde, et pour-tant, en même temps, éprouvant un amour brûlant pour tous ceux qui s'y battent et y souffrent. En regar-dant les gens autour de moi, je me souvins d'une autre Règle d'or : Il est facile d'aimer le Dieu parfait, sans tache et infaillible qu'il est. Il est beaucoup plus difficile d'aimer nos frères humains avec leurs imperfections et leurs défauts. Sans aimer les créations de Dieu, on ne peut sincèrement aimer Dieu.

Je parcours les allées étroites où des artisans de tous âges travaillent dans leurs échoppes crasseuses. Où que j'aille, j 'entends les gens parler de Rûmi. Qu'éprouve-t-on, quand on est si populaire ? Comment cela affecte-t-il l'ego ? L'esprit préoccupé par ces questions, je pars dans la direction opposée à celle où Rûmi prêche. Peu à peu, l'environnement change. Vers le nord, les mai-sons sont plus dilapidées, les enfants plus bruyants et indisciplinés et les murets des jardins s'écroulent. Les odeurs changent aussi, plus lourdes, plus chargées d'ail et d'épices. Je finis par emprunter une rue où trois

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odeurs emplissent l'air : sueur, parfum, luxure. J'ai atteint les confins louches de la ville.

Une maison délabrée se dresse en haut d'une rue pavée, ses murs soutenus par des piliers en bambou, le toit couvert d'herbe. Devant la maison, un groupe de femmes bavarde. Quand elles me voient approcher, elles me regardent avec une curiosité amusée. A côté d'elles s'étend un jardin où poxissent des roses de toutes les couleurs imaginables et dont émane le parfum le plus merveilleux. Je me demande qui en prend soin.

Je n'attends pas longtemps une réponse. Je n'ai pas sitôt atteint le jardin que la porte de la maison s'ouvre et qu'une femme en sort. Elle a la mâchoire forte, elle est grande et incroyablement grosse. Quand elle plisse les yeux, ils disparaissent dans des replis de chair. Elle a une fine moustache et d'épaisses rouflaquettes. Il me faut un moment pour comprendre qu'elle est à la fois une femme et un homme.

« Qu'est-ce que tu veux ? » me demande l'hermaph-rodite d'un air soupçonneux.

Son visage n'est que fluctuations continuelles. Quand on voit le visage d'une femme, soudain, il est remplacé par celui d'un homme.

Je me présente et lui demande son nom, mais elle ignore ma question.

« C'est pas un endroit pour toi, dit-elle en agitant les mains comme si elle chassait une mouche.

— Pourquoi pas ? — Tu vois pas que c'est un bordel, ici ? Est-ce que

vous, les derviches, vous ne faites pas vœu de chasteté ? Les gens disent que je me vautre dans le péché, ici, mais je fais l'aumône et je ferme la porte pendant le ramadan. Et c'est pour ça que je te dis de rester loin de nous. C'est le quartier le plus crasseux de la ville.

— La crasse est intérieure, pas extérieure. C'est ce que dit la Règle.

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— De quelle règle tu parles ? croasse-t-elle. — C'est une des quarante Règles : La seule vraie

crasse est celle qui emplit nos cœurs. Les autres se lavent. Il n'y a qu'une chose qu'on ne peut laver à l'eau pure : les taches de la haine et du fanatisme qui contaminent notre âme. On peut tenter de purifier son corps par l'abstinence et le jeûne, mais seul l'amour purifiera le cœur. »

Mais l'hermaphrodite ne veut rien entendre. « Vous, les derviches, vous êtes fous. J'ai toutes sortes de clients, mais un derviche ? Pas question. Si je te laisse entrer, Dieu rasera cet endroit et maudira chacune de nous pour avoir séduit un homme de foi. »

Je ne peux m'empêcher de rire. « Où prends-tu ces idées ridicules ? Assimiles-tu Dieu à un patriarche furieux et capricieux qui nous regarde de la voûte céleste pour pouvoir faire pleuvoir sur nos têtes des cra-pauds et des pierres dès que nous nous comportons mal ? »

La tenancière tiraille sa fine moustache et pose sur moi un regard irrité, presque méchant.

« Ne t 'en fais pas, je ne vais pas entrer dans ton bor-del. J'admirais juste la roseraie.

— Oh ! Ça ? ironise l'hermaphrodite. C'est la créa-tion d'une de mes filles, Rose du Désert. »

Elle montre alors une jeune femme assise parmi les catins. Menton délicat, peau irisée, grands yeux sombres en amande voilés d'inquiétude. Sa beauté me brise le cœur. En la regardant, j'ai l'impression qu'elle est en plein processus d'une grande transformation.

Je baisse la voix pour que seule la tenancière puisse m'entendre. « C'est une bonne fille. Un jour, très bien-tôt, elle va s'engager dans un voyage spirituel pour trouver Dieu. Elle abandonnera ce lieu pour de bon. Quand ce jour viendra, n'essaie pas de l'arrêter. »

L'hermaphrodite me regarde, stupéfaite, avant d'exploser :

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« Qu'est-ce que tu racontes ? Personne ne me dit ce que je dois faire de mes filles. Tu ferais mieux de filer d'ici, sinon, j'appelle Tête de Chacal !

— Qui est-ce ? — Crois-moi, tu ne voudrais pas le savoir ! » dit

l'hermaphrodite en agitant un doigt pour souligner son propos.

Le nom de cet étranger me donne le frisson, mais je ne m'y arrête pas. « De toute façon, je pars, dis-je. Mais je reviendrai. Ne sois donc pas surprise, la prochaine fois que tu me verras par ici. Je ne suis pas un de ces personnages pieux qui passent toute leur vie penchés sur des tapis de prière tandis que leurs yeux et leur cœur restent fermés au monde qui les entoure. Ils ne lisent le Coran qu'en surface. Je le lis dans les fleurs en bouton, dans les oiseaux migrateurs. Je lis le Coran qui respire, caché dans les êtres humains.

— Tu veux dire que tu lis les gens ? demanda la tenancière en riant jaune. C'est quoi, ces âneries ?

— Tout homme est un livre ouvert, et chacun de nous est un Coran en marche. La quête de Dieu est ancrée dans le cœur de tous, qu'on soit prostituée ou saint. L'amour existe en nous tous dès l'instant où nous naissons, et il attend dès lors d'être découvert. C'est ce que dit une des quarante Règles : Tout l'univers est contenu dans un seul être humain : toi. Tout ce que tu vois autour de toi, y compris les choses que tu n'aimes guère, y compris les gens que tu méprises ou détestes, est présent en toi à divers degrés. Ne cherche donc pas non plus Sheitan hors de toi. Le diable n'est pas une force extraordinaire qui t'attaque du dehors. C'est une voix ordinaire en toi.

« Si tu parviens à te connaître totalement, si tu peux affronter honnêtement et durement à la fois tes côtés sombres et tes côtés lumineux, tu arriveras à une forme suprême de conscience. Quand une personne se connaît, elle connaît Dieu. »

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L'hermaphrodite croisa les bras sur sa poitrine et se pencha pour me regarder d'un air menaçant. « Un der-viche qui prêche pour les putes ! Je te préviens, je ne te laisserai harceler personne ici avec tes idées idiotes. Tu ferais mieux de rester loin de mon bordel, parce que sinon, je le jure devant Dieu, Tête de Chacal coupera ta langue trop bavarde et je la mangerai avec plaisir. »

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Ella

n o r t h a m p t o n , 28 m a i 2008

Conformément à son humeur générale, Ella se réveilla triste. Mais pas « triste pleurnicharde et mal-heureuse ». Juste « triste pas envie de sourire et de prendre les choses du bon côté ». Elle avait l'impres-sion d'avoir atteint une borne et de ne pas être prête à aller au-delà. Tandis qu'elle faisait du café, elle sor-'tit sa liste de résolutions d'un tiroir et la parcourut.

Dix choses à faire avant mes quarante ans :

1. Améliorer ma gestion du temps, mieux m'orga-niser et décider de profiter de chaque instant. Acheter un nouvel agenda (fait).

2. Ajouter des oligo-éléments et des antioxydants à mon alimentation (fait).

3. Lutter contre les rides. Essayer les produits à l'alpha hydroxyle et commencer à utiliser la nouvelle crème L'Oréal (fait).

4. Faire recouvrir les fauteuils, acheter des plantes, trouver de nouveaux coussins (fait).

5. Faire le point sur ma vie, mes valeurs, mes croyances (à moitié fait).

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6. Éliminer la viande de mon alimentation, prépa-rer un menu sain chaque semaine et commencer à accorder à mon corps le respect qu'il mérite (à moitié fait).

7. Commencer à lire les poèmes de Rûmi (fait). 8. Emmener les enfants voir une comédie musicale

à Broadway (fait). 9. Commencer la rédaction d'un livre de cuisine (à

faire). 10. Ouvrir mon cœur à l'amour !!!

Ella ne bougeait pas, les yeux fixés sur le dixième élément de sa liste, sans savoir ce qu'elle devait écrire à côté. Elle ne savait même pas ce qu'elle avait voulu dire, en écrivant ça. Qu'est-ce qui lui était passé par la tête ? « Ça doit être l'effet de Doux Blas-phème », murmura-t-elle, Ces derniers temps, elle s'était surprise à penser souvent à l'amour.

* *

Cher Aziz,

Aujourd'hui, c'est mon anniversaire ! J'ai l'impres-sion d'arriver à un jalon dans ma vie. On dit qu 'avoir quarante ans est un moment crucial, surtout pour les femmes. On dit aussi que quarante ans, c 'est trente ans à nouveau (et soixante ans, quarante ans à nouveau), mais j'ai beau vouloir le croire, ça me semble trop tiré par les cheveux. Qu'est-ce qu'on veut nous faire croire ? Quarante ans, c 'est quarante ans. Je pense que, désormais, j'aurai « plus » de tout - plus de connaissance, plus de sagesse et, bien sûr, plus de rides et de cheveux blancs.

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Les anniversaires m'ont toujours fait plaisir mais, ce matin, je me suis réveillée avec un poids sur la poitrine. Je me pose des questions trop graves pour quelqu'un qui n'a pas encore pris son café. Je ne cesse de me demander si la manière dont j'ai passé ma vie jusque-là est celle dont je souhaite la conti-nuer dorénavant.

C'est alors qu'une pensée effrayante m'est venue : et si un « oui » ou un « non » pouvait entraîner des conséquences tout aussi désastreuses ? J'ai donc trouvé une autre réponse : « Peut-être ! »

Chaleureusement vôtre, Ella

P.-S. : Désolée, je n'ai pas pu écrire un courriel plus joyeux. Je ne sais pas pourquoi je suis au fond du trou aujourd'hui. Je ne peux vous en donner aucune raison. (Je veux dire, en dehors du fait que j'ai quarante ans. Je pense que c'est ce qu'on appelle la crise de l'âge mûr.)

*

* *

Chère Ella,

Joyeux anniversaire ! Quarante ans est l'âge le plus merveilleux pour les hommes comme pour les femmes. Savez-vous que, dans la pensée mystique, quarante symbolise l'ascension à un niveau supé-rieur dans l'éveil spirituel ?

Le Déluge dura quarante jours, pendant lesquels les eaux détruisirent la vie, mais elles lavèrent aussi toutes les impuretés et permirent à l'homme de prendre un nouveau départ. Il y a quatre stades fon-damentaux de conscience, et dix degrés en chacun, ce

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qui fait quarante niveaux au total. Jésus partit qua-rante jours et quarante nuits dans le désert. Muham-mad avait quarante ans quand il reçut l'appel pour devenir prophète. Bouddha médita sous un tilleul pendant quarante jours. Sans parler des quarante Règles de Shams.

A quarante ans, on reçoit une nouvelle mission, un nouveau contrat de vie ! Vous avez atteint ce nombre très prometteur. Félicitations ! Et ne vous inquiétez pas de vieillir. Aucune ride, aucun cheveu blanc n'est assez fort pour défier la puissance du nombre qua-rante !

Chaleureusement, Aziz

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ROSE DU DÉSERT LA CATIN

k o n y a , 1 7 o c t o b r e 1 2 4 4

Bordels... ils existent depuis la nuit des temps. Les femmes comme moi aussi. Mais une chose ne laisse pas de me surprendre : pourquoi, alors que tous ces gens disent qu'ils détestent voir des femmes se prostituer, les mêmes s'acharnent-ils à ce qu'il soit presque impossible pour l'une d'entre elles de se repentir et de recommencer sa vie ? C'est comme s'ils nous disaient qu'ils sont désolés qu'on soit tombées si bas, mais que maintenant qu'on y est, on doit rester au fond pour toujours. Je ne sais pas pourquoi il en est ainsi. Tout ce que je sais, c'est que cer-tains se nourrissent de la misère des autres et qu'ils n'aiment pas qu'il y ait une personne misérable en moins à la surface de la terre. Mais quoi qu'ils disent ou fassent, je vais sortir de ce lieu, un jour.

Ce matin, je me suis réveillée animée du désir d'écouter prêcher le grand Rûmi. Si j'avais dit la vérité à Madame et que je lui aie demandé la permission, elle se serait moquée de moi : « Depuis quand les putes vont à la mosquée ? » aurait-elle demandé en riant si fort que son visage rond serait devenu cramoisi.

C'est pour ça que j'ai menti. Après le départ du der-viche imberbe, Madame avait l'air si préoccupée que

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j'ai senti que c'était le moment de venir lui parler. Elle est toujours plus accessible quand elle est distraite. Je lui ai dit que j'avais besoin d'aller au bazar pour des achats. Elle m'a crue. Au bout de neuf années que je travaille pour elle comme un chien, elle me croit.

« A une seule condition, a-t-elle dit. Sésame vient avec toi. »

Ce n'était pas un problème. J'aime bien Sésame. C'est un grand homme musclé avec le cerveau d'un enfant, fiable et honnête jusqu'à en être idiot. Com-ment il survit dans un monde aussi cruel reste un mys-tère pour moi. Personne ne connaît son vrai nom, peut-être même pas lui. On l'appelle comme ça parce qu'il adore le halva au sésame. Quand une pute du bordel a besoin de sortir, Sésame l'accompagne comme son ombre silencieuse. Il était le meilleur chaperon dont j'aurais pu rêver.

Nous sommes partis tous les deux sur le chemin poussiéreux qui traverse les vergers. Arrivée à la pre-mière intersection, j'ai demandé à Sésame de m'attendre, et j'ai disparu derrière un buisson, où j'avais caché un ballot de vêtements d'homme.

J'ai eu plus de mal que je ne l'aurais cru à enfiler ces vêtements. De longs foulards m'ont permis d'écraser mes seins. J'ai ensuite mis le pantalon bouffant, le gilet en coton, un long manteau rouge foncé et un turban. Puis j'ai à moitié dissimulé mon visage derrière un fou-lard dans l'espoir de ressembler à un voyageur arabe.

Quand je suis reparue devant lui, Sésame a eu l'air éberlué.

« Allons-y ! lui ai-je dit en voyant qu'il restait figé sur place. Mon cher, est-ce que tu ne me reconnais pas ?

— Rose du Désert, c'est toi ? s'est exclamé Sésame en portant sa main à sa bouche comme un enfant émer-veillé. Pourquoi t'es-tu habillée comme ça ?

— Tu peux garder un secret ? »

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Sésame a hoché la tête, les yeux écarquillés d'excita-tion.

« Très bien. On va à la mosquée. Mais tu ne dois rien dire à Madame.

— Non, non ! a protesté Sésame, dont la lèvre infé-rieure tremblait. On va au bazar.

— Oui, chéri, plus tard. D'abord, on va écouter le grand Rûmi. »

Sésame s'est affolé, comme je l'avais prévu. Tout changement de programme le déstabilisait.

« Je t'en prie, c'est très important pour moi, l'ai-je supplié. Si tu es d'accord et si tu promets de n'en parler à personne, je t'achèterai un gros morceau de halva.

« Halva ! » a répété Sésame en faisant claquer sa lan-gue de délice, comme si le mot avait déposé du sucre dans sa bouche.

Cette carotte sucrée agitée devant lui, nous avons pris la direction de la mosquée, où Rûmi allait parler.

* *

Je suis née dans un petit village près de Nicée. Ma mère me disait toujours : « Tu es née au bon endroit, mais sous une mauvaise étoile, je le crains, » L'époque était dure, imprévisible. D'une année sur l'autre, rien n'était plus pareil. Il y a d'abord eu des rumeurs sur le retour des Croisés. On a entendu des histoires terribles sur les atrocités qu'ils avaient com-mises à Constantinople, pillant les demeures, démo-lissant les icônes dans les chapelles et les églises. Puis on a craint une attaque des Seldjoukides. Les récits de la terreur répandue par les armées seldjoukides ne s'étaient pas encore tus que résonnaient ceux sur les impitoyables Mongols. Le nom et le visage de l'ennemi changeaient, mais la peur d'être anéanti par

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des étrangers restait aussi ferme que la neige sur le mont Ida.

Mes parents étaient boulangers et bons chrétiens. L'odeur du pain qui sort du four fait partie de mes pre-miers souvenirs. Nous n'étions pas riches. Même petite, je le savais. Mais nous n'étions pas pauvres non plus. J'avais vu le regard fixe des pauvres quand ils venaient à la boulangerie mendier des miettes. Chaque soir, avant de m'endormir, je remerciais le Seigneur de ne pas m'envoyer au lit le ventre vide. J'avais envie de parler à un ami. Car, à l'époque, Dieu était mon ami.

Quand j'avais trois ans, ma mère est tombée enceinte. Quand j'y repense aujourd'hui, je soupçonne qu'elle avait fait plusieurs fausses couches avant ça, mais je ne savais encore rien de ces choses. J'étais si innocente que, si quelqu'un m'avait demandé com-ment on faisait les bébés, j'aurais répondu que Dieu les modelait dans de la pâte douce et sucrée.

Mais le bébé-pain que Dieu avait pétri pour ma mère devait être énorme car, bientôt, son ventre fut gonflé et dur. Ma mère était devenue si grosse qu'elle avait du mal à bouger. La sage-femme dit que son corps faisait de la rétention d'eau. Ça ne m'a pas semblé une mau-vaise chose, à moi.

Ce que ni ma mère ni la sage-femme ne savaient, c'était qu'il n'y avait pas un bébé, mais trois. Tous des garçons. Mes frères se livraient bataille dans le corps de ma mère. Un des triplés avait étranglé son frère avec son cordon ombilical et, comme pour se venger, le bébé mort avait bloqué le passage, empêchant ainsi les autres de sortir. L'accouchement a duré quatre jours. Nuit et jour, nous avons entendu les cris de ma mère, puis nous ne l'avons plus entendue.

Dans l'impossibilité de sauver ma mère, la sage-femme a fait de son mieux pour sauver mes frères. Elle a pris une paire de ciseaux et ouvert le ventre de

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maman mais, en fin de compte, un seul bébé a survécu. C'est ainsi qu'est né mon frère. Jamais mon père ne lui a pardonné et, quand on l'a baptisé, il n'a pas assisté à la cérémonie.

Ma mère partie et mon père devenu un homme amer et solitaire, la vie n'a plus jamais été la même. Les choses se sont rapidement détériorées à la boulangerie. Nous avons perdu nos clients. Craignant de devenir pauvre et de devoir mendier un jour, j'ai pris l'habitude de cacher des petits pains sous mon lit, où ils séchaient et rancissaient. Mais c'était mon frère qui souffrait le plus. Moi, au moins, j'avais été aimée et on avait bien pris soin de moi, dans le passé. Jamais il n'a rien connu de tel. Ça me brisait le cœur de le voir si maltraité mais, au fond, j'étais soulagée, reconnaissante même, de ne pas être la cible de la fureur de mon père. J'aurais aimé pouvoir protéger mon frère. Tout aurait été différent alors, et je ne serais pas aujourd'hui pensionnaire d'un bordel de Konya. La vie est tellement étrange !

Mon père a fini par se remarier. Une seule diffé-rence dans la vie de mon frère : avant, c'était mon père qui le maltraitait, désormais, c'était son épouse qui s'en chargeait. Il a commencé à faire des fugues, il revenait avec les pires habitudes et les plus mauvais amis. Un jour, mon père l'a battu si fort qu'il a failli le tuer. Après ça, mon frère a changé. Il y avait dans ses yeux quelque chose de froid et de cruel, que je ne lui connaissais pas auparavant. J'ai compris qu'il avait une idée en tête, mais jamais je n'aurais imaginé son horrible projet. J'aurais mieux fait de le connaître. J'aurais aimé prévenir cette tragédie.

Peu après, on a retrouvé mon père et ma belle-mère morts, empoisonnés à la mort-aux-rats. Dès que l'incident a été connu, tout le monde a soup-çonné mon frère. Quand les gardes ont commencé à poser des questions, il s'est enfui, affolé. Je ne l'ai

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plus jamais revu. Tout à coup, je me suis retrouvée seule au monde. Incapable de rester à la maison, où je sentais encore l'odeur de ma mère, incapable de travailler à la boulangerie où flottaient tant de sou-venirs douloureux, j'ai décidé de me rendre à Constantinople, chez une vieille tante célibataire, qui était devenue ma parente la plus proche. J'avais treize ans.

J'ai pris une voiture pour Constantinople. J'étais la plus jeune passagère à bord, et la seule à voyager sans compagnon. Au bout de quelques heures de route, nous avons été arrêtés par une bande de voleurs. Ils ont tout pris, valises, vêtements, bottes, ceintures et bijoux, jusqu'aux saucisses du cocher. N'ayant rien à donner, je suis restée discrètement à l'écart, certaine qu'ils ne me feraient aucun mal. Alors qu'ils allaient partir, le chef de bande s'est tourné vers moi et m'a demandé : « T'es vierge, petite demoiselle ? »

J'ai rougi et refusé de répondre à une question aussi incorrecte. J'étais loin de penser que mon attitude leur donnait la réponse qu'ils voulaient.

« On y va ! s'est écrié le chef de bande. On prend aussi les chevaux et la fille ! »

En larmes, j'ai eu beau résister, aucun des autres pas-sagers n'a même tenté de me venir en aide. Les voleurs m'ont entraînée dans l'épaisse forêt et j'ai été surprise de voir qu'ils y avaient créé tout un village. Il y avait là des femmes et des enfants, des canards, des chèvres et des cochons. Ça ressemblait à un village idyllique, sauf qu'il était peuplé de criminels.

J'ai bientôt compris pourquoi de chef de bande m'avait demandé si j'étais vierge. Le chef du village était gravement malade, atteint d'une fièvre nerveuse. Il était alité depuis longtemps, couvert de taches rouges sur tout le corps, et on avait en vain essayé sur lui

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d'innombrables traitements. Peu auparavant, quelqu'un l'avait convaincu que, s'il couchait avec une vierge, il lui transmettrait sa maladie et en serait alors libéré et guéri.

Il y a des moments de ma vie dont je ne veux pas me souvenir. Ma première fois dans la forêt est l'un d'entre eux. Aujourd'hui encore, chaque fois que ça me revient à l'esprit, je me concentre sur les pins, seulement sur les pins. Je préférais rester assise seule sous ces pins à la compagnie des femmes du village, dont presque toutes étaient les femmes ou les filles des voleurs. Il y avait aussi un certain nombre de prostituées, venues là de leur plein gré. Je n'arrivais pas à comprendre pour-quoi elles ne s'enfuyaient pas. Pour ma part, j'étais bien décidée à le faire.

Des voitures traversaient la forêt, la plupart apparte-nant à des nobles. Pourquoi on ne les volait pas consti-tuait un mystère pour moi, jusqu'à ce que je découvre que certains cochers achetaient les voleurs, ce qui leur donnait le loisir de voyager en toute sécurité. Dès que j'ais compris comment les choses fonctionnaient, j'ai passé mon propre contrat. J'ai supplié un cocher de me prendre dans sa voiture. Il m'a demandé beaucoup d'argent alors qu'il savait que je n'en avais pas. Je l'ai donc payé de la seule manière que je connaissais désor-mais.

Ce n'est qu'après être arrivée à Ccnstantinople que j'ai saisi pourquoi les putes de la forêt ne s'enfuyaient jamais : la ville était pire encore. Elle était impitoyable. Jamais je n'ai cherché ma vieille tante. Maintenant que j'étais déchue, je savais qu'une dame comme elle ne voudrait pas de moi. J'étais seule. Il n'a pas fallu longtemps à la ville pour briser mon âme et gâcher mon corps. Je me suis retrouvée dans un tout autre monde, un monde de méchanceté, de viol, de brutalité et de maladie. J'ai

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subi des avortements successifs jusqu'à ce que je sois tellement abîmée que je n'aie plus mes règles et que je sois devenue stérile.

J'ai vu dans ces rues des choses telles que les mots me manquent pour les décrire. J'ai quitté la ville avec des soldats et j'ai voyagé avec des artistes et des tzi-ganes, assouvissant leurs désirs. Puis un certain Tête de Chacal m'a trouvée et m'a conduite dans ce bordel, à Konya. La Madame se moquait de savoir d'où je venais, tant que j'étais en bon état. Elle a été ravie d'apprendre que je ne pouvais plus avoir d'enfant, parce que, de ce côté-là, je ne lui causerais pas d'ennuis. En référence à ma stérilité, elle m'a appelée « Désert », et pour embellir ce nom, elle a ajouté « Rose », ce qui me convenait bien, puisque j'adore les roses.

C'est ainsi que je me représente la foi : une roseraie secrète où je me promenais jadis pour inhaler le parfum des fleurs, mais où je ne peux plus entrer. Je veux que Dieu redevienne mon ami. Dans cet espoir, je tourne autour du jardin, à la recherche d'une porte pour y entrer, dans l'espoir qu'on me l'ouvrira.

*

* *

Quand Sésame et moi arrivons à la mosquée, je n'en crois pas mes yeux. Des hommes de tous âges et de toutes conditions occupent chaque recoin, chaque emplacement, jusqu'au fond normalement réservé aux femmes. Je suis sur le point de renoncer et de partir quand je remarque un mendiant qui laisse sa place et gagne la sortie. Je remercie ma bonne étoile et je me glisse à sa place, laissant Sésame dehors.

C'est ainsi que je me retrouve à écouter le grand Rûmi dans une mosquée pleine d'hommes. Je ne veux

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même pas penser à ce qui se passerait s'ils découvraient qu'il y a une femme parmi eux - pire encore : une putain. Je chasse toutes mes sombres pensées et je me concentre sur le sermon.

« Dieu a créé la souffrance pour que la joie puisse paraître à travers son contraire, dit Rûmi. Les choses deviennent évidentes à travers leur contraire. Comme Dieu n'a pas de contraire, Il reste caché. »

Tandis qu'il parle, la voix du prédicateur s'élève et enfle comme un torrent de montagne nourri de la fonte des neiges. « Considérez la dégradation de la terre et l'exaltation des cieux. Sachez que tous les états du monde sont ainsi : inondation et sécheresse, guerre et paix. Quoi qu'il arrive, n'oubliez pas, Dieu n'a rien créé en vain, que ce soit la colère ou la patience, l'honnêteté ou la culpabilité. »

Assise là, je vois que tout sert un but. La grossesse de ma mère et la guerre dans son ventre, l'incurable solitude de mon frère, jusqu'au meurtre de mon père et de ma belle-mère, mes jours horribles dans la forêt, toutes les brutalités que j'ai vues dans les rues de Constantinople... tout a contribué, à sa façon, à mon histoire. Derrière ces difficultés, il y a un projet plus vaste. Je ne peux le distinguer clairement, mais je le sens de tout mon cœur. A écouter Rûmi dans la mosquée surpeuplée cet après-midi, je sens un nuage de tranquillité descendre sur moi, aussi déli-cieux et apaisant que l'image de ma mère en train de cuire du pain.

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HASSAN LE MENDIANT

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Brûlant de colère, je me rassois sous mon érable. Je suis toujours furieux contre Rûmi pour son discours flamboyant sur la souffrance - un sujet dont il ne sait clairement rien. L'ombre du minaret progresse à tra-vers la rue. Somnolant, voyant à peine les passants, je suis sur le point de m'endormir quand j'aperçois un derviche que je n'ai jamais vu auparavant. Vêtu modes-tement de noir, un haut bâton à la main, il est imberbe et porte une petite boucle d'oreille en argent. Il a l'air si différent que je ne peux m'empêcher de le regarder.

Comme il balaie ce qui l'entoure du regard, le der-viche ne tarde pas à me remarquer. Au lieu d'ignorer ma présence, comme le font toujours les personnes qui me voient pour la première fois, il pose la main droite sur son cœur et me salue comme un vieil ami. Je suis tellement stupéfait que je me retourne pour m'assurer qu'il ne salue pas quelqu'un d'autre. Mais il n'y a que moi et l'érable. Étourdi, perdu, je pose pourtant ma main sur mon cœur pour lui rendre ses salutations.

Le derviche s'approche de moi d'un pas lent. Je baisse les yeux, m'attendant à ce qu'il dépose une pièce

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de cuivre dans mon bol ou me tende un bout de pain. Mais il s'accroupit pour pouvoir me regarder dans les yeux.

« Selamun aleykum, mendiant, dit-il. — Aleykum selam, derviche. » J'ai répondu d'une voix rauque qui m'est étrangère.

Cela fait si longtemps que je n'ai eu besoin de parler à quiconque que j'ai presque oublié le son de ma voix.

Il se présente, Shams de Tabriz, et me demande mon nom.

Je ris. « Et pourquoi un homme tel que moi aurait-il besoin

d'un nom ? — Tout le monde a un nom ! Dieu en a d'innom-

brables. De tous Ses noms, seuls quatre-vingt-dix-neuf nous sont connus. Si Dieu a tant de noms, comment un être humain qui est le reflet même de Dieu peut-il ne pas avoir de nom ? »

Je ne sais que répondre, et je n'essaie même pas. Je dois pourtant admettre :

« J'ai eu une mère et une épouse à une époque. Elles m'appelaient Hassan.

— Tu t'appelles donc Hassan ! dit le derviche qui, à ma grande surprise, me tend un miroir. Garde-le, dit-il. Un homme bon, à Bagdad, me l'a donné, mais tu en as plus besoin que moi. Il te rappellera que tu portes Dieu en toi. »

Avant que j'aie trouvé l'occasion de répondre, un grand tumulte éclate non loin. La première chose qui me vient à l'esprit, c'est qu'un voleur à la tire a été pris en train de chaparder dans la mosquée. Mais quand les cris enflent et deviennent furieux, je comprends qu'il s'agit de quelque chose de plus grave. Un voleur ne créerait pas un tel émoi.

On ne tarde pas à comprendre : une femme, une prostituée notoire, a été découverte dans la mosquée,

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dissimulée sous des vêtements d'homme. Un groupe de gens la pousse dehors en psalmodiant : « Fouettez l'imposteur ! Fouettez la putain ! »

C'est dans cet état que la foule furieuse arrive dans la rue. J'aperçois une jeune femme portant des vête-ments d'homme. Elle est pâle comme la mort et ses yeux en amande trahissent sa terreur. J'ai assisté à bien des lynchages. Je n'ai jamais réussi à comprendre pour-quoi les gens changent de manière aussi spectaculaire dès qu'ils se retrouvent dans une foule. Des hommes ordinaires sans passé violent - des artisans, des mar-chands ou des employés - deviennent agressifs au point de tuer, quand ils se rassemblent. Les lynchages sont courants, et ils se terminent par l'exposition du cadavre, pour dissuader les autres.

« Pauvre femme ! »> murmuré-je à Shams de Tabriz. Mais quand je me retourne pour entendre sa réponse,

il n'est plus là. J'aperçois le derviche qui file vers la foule comme une flèche enflammée tirée droit vers le ciel. Je me lève d'un bond et je me précipite pour le rattraper.

Quand il atteint la tête du groupe, Shams lève son bâton tel un drapeau et crie de toute la force de ses poumons : « Arrêtez ! Arrêtez-vous ! »

Stupéfaits, soudain silencieux, les hommes le regar-dent, éberlués.

« Vous devriez avoir honte, s'écrie Shams de Tabriz en frappant le sol de son bâton. Trente hommes contre une femme. Est-ce juste ?

— Elle ne mérite aucune justice », dit un homme au visage carré, à la poitrine puissante et aux yeux pares-seux qui semble s'être autoproclamé chef de ce groupe constitué sur l'instant.

Je le reconnais immédiatement. C'est un des gardes assurant la sécurité, un certain Baybars, un homme que tous les mendiants de la ville craignent pour sa cruauté et sa rapacité.

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« Cette femme s'est habillée en homme pour entrer en douce dans la mosquée et tromper les bons musul-mans, dit Baybars.

— Voulez-vous dire que vous avez l'intention de punir une personne parce qu'elle a voulu entrer dans une mosquée ? Est-ce là un crime ? » demande Shams de Tabriz d'une voix lourde de reproches.

La question crée un instant de silence. Personne n'avait vu les choses comme ça.

« C'est une putain ! crie un autre homme si furieux que son visage en est cramoisi. Elle n'a pas sa place dans la sainte mosquée. »

Cela suffit pour enflammer à nouveau le groupe. « Putain ! Putain ! reprennent quelques personnes à l'unisson. Tous sur la putain ! »

Comme si c'était un ordre, un jeune homme bondit et saisit le turban de la femme, qu'il arrache de force. Le turban se défait et les longs cheveux blonds de la femme, aussi lumineux que des tournesols, tombent en vagues gracieuses. Nous retenons tous notre souffle, stupéfiés par sa jeunesse et sa beauté.

Shams doit percevoir les sentiments mêlés dans l'air, parce qu'il réagit sans tarder. « Il faut prendre une déci-sion, mes frères. Est-ce que vous méprisez cette femme, ou est-ce qu'en fait vous la désirez ? »

Sans attendre, le derviche saisit la main de la putain et l'attire vers lui, loin du jeune homme et de la foule. Elle se cache derrière lui, comme une petite fille der-rière les jupes de sa mère.

« Tu fais une grave erreur, derviche, clame le chef du groupe en élevant sa voix au-dessus du murmure de la foule. Tu es un étranger, dans cette ville, et tu ne connais pas nos coutumes. Reste en dehors de nos affaires.

— Et quel genre de derviche es-tu, de toute façon ? reprend quelqu'un. Tu n'as rien de mieux à faire que de défendre les intérêts d'une putain ? »

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Shams de Tabriz reste un moment silencieux, comme s'il réfléchissait à la question. Il ne montre aucune mauvaise humeur, garde un calme serein. Puis il dit : « Mais comment l'avez-vous remarquée ? Vous allez à la mosquée mais vous prêtez plus d'attention aux gens qui vous entourent qu'à Dieu. Si vous étiez les bons croyants que vous prétendez être, vous ne vous seriez même pas aperçu de la présence de cette femme, eût-elle été nue. Retournez écouter le sermon et comportez-vous mieux, cette fois ! »

Un silence gêné s'abat sur toute la rue. Pendant un moment, les feuilles qui glissent sur le pavé sont les seuls mouvements visibles.

« Allez, vous tous ! Retournez au sermon ! » répète Shams de Tabriz en agitant son bâton, repoussant les hommes comme des mouches.

Tous ne se retournent pas pour s'éloigner, mais ils font bien quelques pas en arrière, oscillant, déséquili-brés, ne sachant comment réagir. Quelques-uns regar-dent en direction de la mosquée, comme s'ils envisageaient d'y retourner. C'est alors que la putain rassemble tout son courage et sort de derrière le der-viche. Aussi rapide qu'un lapin, elle prend ses jambes à son cou, ses longs cheveux au vent, et se précipite dans la ruelle la plus proche.

Seuls deux hommes tentent de la pourchasser, mais Shams de Tabriz leur bloque le passage, lançant sou-dain son bâton sous leurs pieds avec une telle force qu'ils trébuchent et tombent. Quelques passants rient du spectacle et moi aussi.

Quand les deux hommes, gênés et abasourdis, réus-sissent à se relever, la putain a disparu depuis long-temps et le derviche s'éloigne, son devoir accompli.

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SULEIMAN L'IVROGNE

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Bercé par les bruits de la ville, avant tout ce tinta-marre, je somnolais paisiblement, le dos contre le mur de la taverne. C'est le vacarme dehors qui m'a presque fait bondir.

« Qu'est-ce qui se passe ? j'ai crié en ouvrant les yeux. Les Mongols nous attaquent ? »

J'ai entendu rire et je me suis retourné. Des clients se moquaient de moi, sales bâtards !

« T'en fais pas, vieil ivrogne, a crié Hristos, le taver-nier, les Mongols ne viennent pas te chercher. C'est Rûmi qui passe avec son armée d'admirateurs. »

Je gagne la fenêtre et je regarde dehors. En effet, ils sont là, une procession d'excités, les disciples et les admirateurs de Rûmi qui psalmodient sans relâche « Dieu est grand ! Dieu est grand ! ». Au milieu, je vois la silhouette toute droite de Rûmi, monté sur son che-val blanc, rayonnant de force et de confiance. J'ouvre la fenêtre, je sors la tête et je les regarde. Avec une len-teur d'escargot, la procession se rapproche. En fait, cer-tains sont si près de moi que je pourrais facilement toucher leur têtes. Soudain, j'ai une idée brillante : je vais retirer quelques turbans !

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Je m'empare du grattoir en bois de Hristos et, tenant la fenêtre ouverte d'une main et le grattoir de l'autre, je me penche et je réussis à atteindre le turban d'un homme dans la foule. Je suis sur le point de le lui retirer quand un autre homme lève les yeux vers moi.

« Selamun aleykum, lui dis-je avec un sourire qui va d'une oreille à l'autre.

— Un musulman dans une taverne ? Honte à toi ! rugit l'homme. Est-ce que tu ne sais pas que le vin est un produit de Sheitan ? »

J'ouvre la bouche pour répondre mais, avant de pro-duire le moindre son, je sens quelque chose qui file à côté de ma tête. Je me rends compte, horrifié, que c'est une pierre. Si je ne m'étais pas baissé à la dernière seconde, elle m'aurait cassé le crâne ! Elle a continué sa route jusqu'à la table d'un marchand perse assis der-rière moi. Trop ivre pour comprendre ce qui vient de se passer, le marchand prend la pierre et l'examine comme s'il s'agissait d'un obscur message du ciel.

« Suleiman, ferme cette fenêtre et retourne à ta table ! ordonne Hristos d'une voix rauque d'inquiétude.

— T'as vu ce qui s'est passé ? lui dis-je en retournant à ma table d'un pas chancelant. Quelqu'un m'a lancé une pierre. Il aurait pu me tuer ! »

Hristos lève un sourcil. « Désolé, mais à quoi est-ce que tu t'attendais ? Est-

ce que tu ne sais pas qu'il y a des gens qui ne veulent pas qu'un musulman fréquente les tavernes ? Et tu te montres, puant l'alcool, le nez plus rouge qu'une lan-terne !

— Et alors ? Est-ce que je ne suis pas un être humain ? »

Hristos me tapote l'épaule comme pour me dire : « Sois pas si susceptible ! »

« Tu sais, je lui ai dit, c'est précisément pour ça que j'abhorre toutes les religions. Toutes autant qu'elles

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sont ! Les religieux sont tellement convaincus qu'ils ont Dieu de leur côté qu'ils se croient supérieurs à tout le monde. »

Hristos ne répond pas. Il est pieux, mais c'est aussi un tenancier qui sait comment calmer un client émé-ché. Il m'apporte un autre pichet de vin rouge et me regarde l'engloutir. Dehors, un méchant petit vent souffle, fait claquer les fenêtres et éparpille les feuilles mortes en tous sens. Pendant un moment, nous restons silencieux, l'oreille tendue comme pour écouter une mélodie. Puis je fais part de mes réflexions :

« Je ne comprends pas pourquoi le vin est interdit dans ce monde mais promis au ciel. Si c'est aussi mau-vais qu'ils le prétendent, pourquoi est-ce qu'on le sert au paradis ?

— Des questions, des questions, ronchonne Hristos en levant les mains. Toujours des questions. Pourquoi faut-il que tu t'interroges sur tout ?

— C'est normal ! C'est pour ça qu'on nous a donné un cerveau, tu ne crois pas ?

— Suleiman, je te connais depuis longtemps. Tu n'es pas qu'un client, pour moi. Tu es mon ami. Et je me fais du souci pour toi.

— Je vais bien... — Tu es un type bien, mais ta langue est plus poin-

tue qu'une dague. C'est ça qui m'inquiète. Il y a toutes sortes de gens, à Konya. Certains ne font pas un secret de ce qu'ils pensent d'un musulman qui boit. Tu dois apprendre à être prudent en public. Sois discret et fais attention à ce que tu dis.

— Est-ce qu'on peut trinquer à ce discours en citant un poème de Khayyam ? »

Devant mon sourire, Hristos soupire, mais le mar-chand perse qui nous a entendus s'exclame, enthou-siaste : « Oui, on veut un poème de Khayyam ! »

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Les autres clients se joignent à lui en m'adressant de bruyants applaudissements. Motivé et un peu provo-qué, je saute sur une table et commence à déclamer :

« Dieu a-t-il fait pousser du raisin, crois-tu, Et en même temps décidé que boire est un péché ? »

« Bien sûr que non ! crie le marchand perse. Ça n'aurait aucun sens ! »

« Remercions-Le, Lui qui l'a ainsi voulu, Car à coup sûr II aime entendre tinter les verres ! »

Si toutes ces années de boisson ne m'ont appris qu'une chose, c'est que les gens différents boivent de manière différente. Je connais des gens qui boivent des litres chaque soir et deviennent joyeux, chantent, puis s'endorment. Mais il y a ceux qui se transforment en monstres après quelques gorgées. Si la même boisson rend certains êtres joyeux et éméchés et d'autres méchants et agressifs, est-ce qu'on ne devrait pas consi-dérer que c'est le buveur le responsable, et non la bois-son ?

« Bois ! Car tu ne sais pas d'où tu viens ni pourquoi ; Bois ! Car tu ne sais pas pourquoi tu avances ni vers où. »

Suivent d'autres applaudissements. Même Hristos se joint aux enthousiastes. Dans le quartier juif de Konya, dans une taverne appartenant à un chrétien, les membres d'un groupe mêlé de toutes confessions, de toutes origines, amoureux du vin, lèvent leur verre et trinquent - on a du mal à le croire - à un Dieu qui peut nous aimer et nous pardonner même s'il est clair que nous n'avons pas su le faire entre nous.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 31 m a i 2008

« Mieux vaut prévenir que guérir, disait le site Internet. Vérifiez s'il y a des traces de rouge à lèvres sur sa chemise, s'il rentre à la maison avec une odeur qui ne vous est pas familière. »

C'était la première fois qu'Ella Rubinstein avait fait un test en ligne intitulé : « Comment savoir si votre mari vous trompe ? » Bien qu'elle trouvât les questions vulgaires, elle savait depuis quelque temps que la vie même pouvait de temps à autre n'être qu'un grand cliché.

En dépit de son score final, Ella ne voulait pas affronter David à ce sujet. Elle ne lui avait toujours pas demandé où il avait passé la nuit, quand il n'était pas rentré. Ces derniers jours, elle occupait presque tout son temps à lire Doux Blasphème, utilisant le roman comme excuse pour garder le silence. Elle était si distraite que ça lui prit plus longtemps que d'ordinaire pour terminer le livre. Pourtant, elle aimait l'histoire et, à chaque nouvelle Règle de Shams, elle réfléchissait à sa vie.

Tant que les enfants étaient là, elle se comportait normalement. Ils se comportaient normalement. Pour-

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tant, dès que David et elle étaient seuls, elle surpre-nait son mari qui la regardait d'un air bizarre, comme s'il se demandait quel genre d'épouse peut éviter de demander à son mari où il a passé la nuit. En vérité, Ella ne voulait pas d'une information à laquelle elle ne saurait comment réagir. Moins elle en savait sur les aventures de son mari, moins elles occupaient son esprit, ses pensées. Ce qu'on dit de l'ignorance est frappé au coin du bon sens : c'est une félicité.

La seule fois où cette félicité avait été troublée, c'était à Noël dernier, quand une enquête d'un hôtel local était arrivée dans leur boîte aux lettres. S'adres-sant directement à David, le service à la clientèle voulait savoir s'il avait apprécié son séjour. Ella avait laissé la lettre sur la table, au-dessus de la pile du courrier du jour, et elle avait regardé David, le soir, sortir la lettre de l'enveloppe ouverte et la lire.

« Ah ! Une enquête de satisfaction. Juste ce qu'il me fallait ! avait ironisé David avec un sourire jaune. Un congrès dentaire s'est déroulée dans cet hôtel l'an dernier. Ils ont dû inscrire tous les participants sur leur liste de clients. »

Elle l'avait cru. Du moins ce qui en elle refusait de déclencher une bagarre l'avait cru. Mais elle était également cynique et méfiante. C'est ce dernier aspect de sa personnalité qui trouva le lendemain le numéro de l'hôtel et appela, pour entendre ce qu'elle savait déjà : ni cette année ni la précédente l'hôtel n'avait hébergé un congrès dentaire.

Tout au fond d'elle, Ella s'en voulut. Elle n'avait pas bien vieilli. Elle avait pris beaucoup de poids ces six dernières années. À chaque nouveau kilo, son désir sexuel avait diminué. Les cours de cuisine avaient rendu plus difficile encore la perte des kilos en trop, même s'il y avait des femmes dans son

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groupe qui cuisinaient plus souvent et mieux qu'elle et qui pourtant faisaient trois tailles de moins.

Quand elle repensait à sa vie, elle se rendait compte que la révolte ne lui avait jamais convenu. Jamais elle n'avait fumé d'herbe avec des garçons derrière une porte fermée, jamais on ne l'avait expulsée d'un bar, jamais elle n'avait pris la pilule du lendemain, déclen-ché des conflits ou menti à sa mère. Jamais elle n'avait fait l'école buissonnière. Jamais elle n'avait eu de rela-tions sexuelles pendant son adolescence. Autour d'elle, les filles de son âge avortaient ou faisaient adopter les bébés qu'elles concevaient hors mariage. Elle écoutait leurs histoires comme si elle regardait une émission télévisée sur la famine en Éthiopie. Ella était triste que de telles tragédies frappent le monde, mais en vérité, elle n'avait jamais pensé partager le même univers que ces malheureux.

Elle n'avait jamais été une fêtarde, même pendant l'adolescence. Elle préférait rester à la maison et lire un bon livre, le vendredi soir, plutôt que faire la folle avec des étrangers dans une fête plus ou moins légale.

« Pourquoi ne prends-tu pas exemple sur Ella ? demandaient à leurs filles les mères du voisinage. Tu vois, jamais elle ne se met dans des situations impos-sibles ! »

Tandis que leurs mères l'adoraient, les jeunes de son âge la considéraient comme une idiote sans le moindre sens de l'humour. Pas étonnant qu'elle n'ait pas été populaire au lycée ! Une fois, une camarade lui avait dit : « Tu sais quel est ton problème ? Tu prends la vie trop au sérieux. Y a pas plus chiante que toi ! »

Elle avait écouté attentivement et répondu qu'elle allait y réfléchir.

Jusqu'à sa coiffure qui n'avait guère changé au fil des années - cheveux blonds longs, raides, qu'elle tortillait en chignon ou tressait dans son dos. Elle se

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maquillait peu, juste une touche de rouge à lèvres brun-rouge et une ombre vert mousse sur les pau-pières, ce qui, selon sa fille, cachait ses yeux gris-bleu plutôt que de les mettre en valeur. Quoi qu'il en soit, jamais elle n'avait réussi à tracer une ligne par-faite le long de ses cils, et bien souvent elle sortait avec un trait bien plus épais d'un côté que de l'autre.

Ella soupçonnait que quelque chose n'allait pas chez elle. Soit elle était trop autoritaire et trop inter-ventionniste (comme pour les projets de mariage de Jeannette), soit trop passive et docile (concernant les aventures de son mari). Il y avait Ella-la-contrôleuse-obsessionnelle et Ella-la-désespérement-douce. Elle ne savait jamais d'avance laquelle allait prendre le dessus.

Il y avait aussi une troisième Ella, qui observait tout en silence, qui attendait que son heure vienne. C'était cette Ella qui lui disait qu'elle était si calme que ça frôlait l'engourdissement, mais qu'en des-sous il y avait une Ella étranglée, qui nourrissait un courant rapide de colère et de révolte. Si elle conti-nuait comme ça, la prévenait cette troisième Ella, elle allait exploser, un jour. C'était juste une ques-tion de temps.

En réfléchissant à ces problèmes en ce dernier jour de mai, Ella fit une chose qu'elle n'avait pas faite depuis très longtemps : elle pria. Elle demanda à Dieu, soit de lui fournir un amour qui absorberait tout son être, soit de la rendre assez forte et indifférente pour ne pas souffrir de l'absence d'amour dans sa vie.

« Quoi que Vous choisissiez, je Vous en prie, faites vite ! Vous l'avez sans doute oublié, mais j'ai déjà quarante ans. Et comme Vous le voyez, je n'assume pas très bien mon âge. »

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ROSE DU DÉSERT LA CATIN

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Blessée, hors d'haleine, les poumons en feu, mon cœur tambourinant dans ma poitrine, je cours dans la ruelle, incapable de me retourner. Quand j'atteins le bazar grouillant de monde, je me cache derrière un mur, sur le point de m'évanouir. Ce n'est qu'alors que j'ai le courage de regarder derrière moi. A ma grande surprise - et à mon grand soulagement - une seule personne me suit : Sésame. Il s'arrête près de moi, pantelant ; ses bras pendent, tout mous, et il me regarde avec une expression stupéfaite et contrariée, incapable de comprendre pourquoi, soudain, je me suis mise à courir comme une folle dans les rues de Konya.

Tout s'est déroulé si vite que ce n'est que dans le bazar que j'arrive à reconstituer la scène. J'étais assise dans la mosquée, absorbée par le sermon, buvant les perles de sagesse de Rûmi, au point que je n'ai pas remarqué que le garçon près de moi avait par inad-vertance marché sur le foulard qui dissimulait mes traits. Le foulard s'est détaché et mon turban a glissé de côté, exposant mon visage et quelques cheveux. J'ai très vite remis mon foulard et j'ai continué à écouter

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Rûmi, sûre que personne n'avait rien remarqué. Quand j'ai levé les yeux, j'ai vu un jeune homme au premier rang qui me regardait intensément. Yeux tombants bleus comme la glace, visage carré... Je l'ai reconnu. C'était Baybars.

Baybars est un des pires clients du bordel, et aucune des filles ne veut coucher avec lui. Certains hommes désirent coucher avec des prostituées, mais ne man-quent pas de les insulter. Il était comme ça. Il ne nous épargnait ni blagues obscènes ni explosions de son mauvais caractère. Une fois, il a tant frappé une fille que même la patronne, qui adore l'argent plus que tout, a dû lui demander de partir et de ne plus jamais revenir. Mais il est revenu. Pendant quelques mois de plus, en tout cas. Puis, je ne sais pas pourquoi, il a cessé ses visites au bordel et on n'a plus entendu par-ler de lui. Aujourd'hui, il était là, assis au premier rang, avec une barbe de dévot.- mais l'éclat féroce n'avait pas disparu de ses yeux.

J'ai détourné le regard, mais c'était trop tard. Il m'avait reconnue.

Il a murmuré quelques mots à son voisin et tous deux se sont retournés pour me regarder. Puis ils m'ont montrée du doigt à quelqu'un d'autre, qui en a alerté d'autres, jusqu'à ce que, finalement, tous les hommes de sa rangée regardent dans ma direction. Je me suis sentie rougir et mon cœur s'est emballé, mais je ne pouvais bouger. Je me suis accrochée à l'idée puérile que, si je ne bougeais pas, si je fermais les yeux, l'obscurité nous engouffrerait et il n'y aurait plus rien à craindre.

Quand j'ai osé rouvrir les yeux, Baybars se frayait un chemin dans la foule pour m'atteindre. J'ai filé vers la porte, mais il m'a été impossible de m'échapper, tant la forêt de fidèles était dense. Baybars a été sur moi en quelques secondes, si menaçant que je sentais

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l'odeur de son haleine. Il m'a saisie par le bras et a maugréé entre ses dents serrées :

« Qu'est-ce qu'une putain fait ici ? Tu n'as pas honte ?

— Je t'en prie, laisse-moi ! » Je ne crois même pas qu'il m'a entendue. Ses amis l'ont rejoint. Costauds, effrayants, sûrs

d'eux, méprisants, ils puaient la colère et le vinaigre et faisaient pleuvoir les insultes sur moi. Tout le monde s'est retourné pour voir de quoi il s'agissait et j'ai entendu quelques « tsss tss » de réprobation, mais personne n'est intervenu. Mon corps devenu aussi mou qu'un pâton, je les ai laissés m'entraîner vers la sortie sans résister. Une fois dans la rue, j'espérais que Sésame viendrait à mon aide, ou qu'au pire je pourrais m'échapper. Mais nous n'étions pas sortis que les hommes sont devenus plus violents et plus agressifs. Horrifiée, je me suis rendu compte que, dans la mos-quée, par respect pour le prédicateur et la commu-nauté, ils avaient veillé à ne pas trop élever la voix et à ne pas me malmener ; mais une fois dehors, plus rien ne pouvait les arrêter.

J'avais subi tous les outrages dans ma vie, et pour-tant, je doute de m'être jamais sentie aussi découragée auparavant. Après des années d'hésitation, j'avais aujourd'hui fait un pas vers Dieu, et comment avait-Il répondu ? En m'expulsant de sa maison !

« J'aurais jamais dû y aller, dis-je à Sésame d'une voix cassante comme la glace. Ils ont raison, tu sais. Une putain n'a pas sa place dans une mosquée ni dans une église ni dans aucune de Ses maisons.

— Ne dis pas ça ! » Je me retourne pour voir qui a parlé. Je n'en crois

pas mes yeux : c'est lui, le derviche imberbe ! Sésame lui adresse un large sourire, ravi de le revoir. Je me

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précipite pour lui baiser les mains, mais il arrête mon élan :

« Je t 'en prie, ne fais pas ça ! — Mais comment te remercier ? Je te dois tant ! — Tu ne me dois rien. Nous n'avons de dettes

qu'envers Lui. » Il se présente, Shams de Tabriz, et dit la chose la

plus étrange qui soit : « Certaines personnes commen-cent leur vie avec une aura parfaitement rayonnante, mais sa couleur se ternit. On dirait que tu es une de ces personnes. Jadis, ton aura était plus blanche que le lys, avec des taches de jaune et de rose, mais elle s'est ternie avec le temps. Aujourd'hui, elle est brun pâle. Est-ce que tes couleurs d'origine ne te manquent pas ? N'aimerais-tu pas retrouver ton essence ? »

Je le regarde, incapable de trouver les mots pour lui répondre.

« Ton aura a perdu son éclat parce que, toutes ces années, tu t'es convaincue que tu es sale à l'intérieur de toi.

— Je suis sale, dis-je en me mordant les lèvres. Est-ce que tu ne sais pas ce que je fais pour gagner ma vie ?

— Permets-moi de te raconter une histoire », dit Shams.

Et voilà ce qu'il me raconte : « Un jour, une prostituée passe près d'un chien

errant. L'animal halète sous le soleil, assoiffé et déses-péré. La prostituée retire sa chaussure, la remplit d'eau au puits le plus proche et donne à boire au chien. Elle continue son chemin. Le lendemain, elle croise un soufi réputé pour sa grande sagesse. Dès qu'il la voit, il lui baise les mains. Elle est choquée. Il lui dit que sa bonté envers le chien a été si sincère que tous ses péchés lui ont été pardonnés. »

Je comprends ce que Shams de Tabriz tente de me dire, mais quelque chose en moi refuse de le croire.

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« Je vous assure, lui dis-je, que même si je nourris-sais tous les chiens de Konya, ça ne suffirait pas à ma rédemption.

— Tu ne peux le savoir. Seul Dieu le peut. Et puis, qu'est-ce qui te fait dire que ces hommes qui t 'ont fait sortir brutalement de la mosquée aujourd'hui sont plus proches de Dieu que toi ?

— Même si c'est vrai, qui le leur dira ? Toi ? — Non, ce n'est pas ainsi que marche le système.

C'est à toi de le leur dire. — Et tu crois qu'ils m'écouteront ? Ces hommes

me haïssent. — Ils t'écouteront, affirme le derviche, parce qu'il

n'y a pas de "ils", comme il n'y a pas de "je". Il te suffit de garder à l'esprit comment chaque chose et chaque être sont liés dans cet univers. Il n'y a pas des centaines de milliers d'être différents. Nous ne sommes qu'Un. »

J'attends qu'il m'explique, mais il continue. « C'est une des quarante Règles : Si tu veux changer

la manière dont les autres te traitent, tu dois d'abord chan-ger la manière dont tu te traites. Tant que tu n'apprends pas à t'aimer, pleinement et sincèrement, tu ne pourras jamais être aimée. Quand tu arriveras à ce stade, sois pour-tant reconnaissante de chaque épine que les autres pourront jeter sur toi. C'est le signe que, bientôt, tu recevras une pluie de roses. Comment peux-tu en vouloir aux autres de leur manque de respect envers toi, ajoute-t-il après un silence, quand toi-même tu ne te crois pas digne de respect ? »

Je reste plantée là, incapable de rien dire. Je sens que mon emprise sur tout ce qui est réel m'échappe. Je pense à tous les hommes avec qui j'ai couché - à leur odeur, à leurs mains calleuses sur mon corps, à leur cri quand ils jouissent... J'ai vu de gentils garçons se transformer en monstres, des monstres devenir de

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gentils garçons. À une époque, j'avais un client qui aimait cracher sur les prostituées pendant qu'il avait des relations sexuelles avec elles. « Sale pute ! disait-il en me crachant dans la bouche et sur tout le visage. Espèce de sale pute ! »

Et voilà que ce derviche me dit que je suis plus propre que l'eau de source. J'ai l'impression d'une blague de mauvais goût mais, quand je m'efforce de rire, aucun son ne passe ma gorge et je me surprends à réprimer un sanglot.

« Le passé est un tourbillon. Si tu le laisses dominer ton présent, il t'attirera vers le fond, dit Shams comme s'il lisait dans mes pensées. Le temps n'est qu'une illu-sion. Ce qu'il faut, c'est vivre l'instant présent. C'est tout ce qui compte. »

Sur ces mots, il sort de la poche intérieure de son manteau un mouchoir en soie. « Prends-le, dit-il. Un homme très bon me l'a donné à Bagdad, mais tu en as plus besoin que moi. Il te rappellera que ton cœur est pur et que tu portes Dieu en toi. »

Le derviche prend alors son bâton et se lève, prêt à partir.

« Sors de ce bordel ! — Comment ? Et où irais-je ? Je n'ai aucun lieu

pour m'accueillir. — Ce n'est pas un problème. Ne te demande pas où

la route va te conduire. Concentre-toi sur le premier pas. C'est le plus difficile à faire. »

Je hoche la tête. Je n'ai pas besoin de le demander pour savoir que, ça aussi, c'est une des Règles.

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SULEIMAN L'IVROGNE

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Boire un dernier verre et partir. Avant minuit, je quitte la taverne.

« N'oublie pas ce que je t'ai dit ! me rappelle Hristos en me saluant de la main. Tiens ta langue ! »

Je lui adresse un signe de tête, heureux d'avoir un ami qui s'inquiète de mon sort. Mais à peine ai-je mis le pied dans la rue sombre et vide que je suis saisi d'un épuisement absolu. Je regrette de ne pas avoir emporté une bouteille de vin. J'aurais bien besoin d'un remon-tant.

Tandis que je titube, mes socques claquant sur les pavés inégaux, l'image des hommes dans la procession de Rûmi me traverse l'esprit. Ça me fait mal de repen-ser à l'éclat de mépris dans leurs yeux. S'il y a une chose que je déteste dans ce monde, c'est la pudibonderie. Je me suis fait si souvent gourmander par des gens guin-dés et convenables que repenser à eux suffit à me don-ner des frissons.

Je me débats avec ces pensées quand je tourne dans une ruelle. Il y fait plus sombre à cause des arbres qui l'abritent. Comme si ça ne suffisait pas, la lune se cache derrière un nuage, m'enveloppant d'une obscurité

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épaisse, dense. Sinon, j'aurais remarqué les deux gardes qui approchent.

« Selamun aleykum ! » chantonne ma voix pour cacher mon anxiété.

Mais les gardes ne répondent pas à mon salut. Ils me demandent plutôt ce que je fais dans les rues à une heure aussi tardive.

« Je me promène... » On reste face à face, ancrés dans un silence maladroit

percé par les seuls cris des chiens, très loin. Un des hommes s'avance d'un pas et renifle.

« Ça pue, par ici ! — Oui, ça pue le vin, confirme l'autre garde. — Ne vous en faites pas ! dis-je pour alléger l'atmos-

phère. Cette puanteur n'est que métaphorique. Puisque les musulmans ne sont autorisés à boire que du vin métaphorique, son odeur ne peut qu'être métaphorique.

— Qu'est-ce que tu racontes ? » grogne le premier garde.

A cet instant, la lune sort de derrière le nuage et nous éclaire d'une lumière douce et pâle. Je vois l'homme qui me fait face. Il a le visage carré, le menton en avant, des yeux bleus comme la glace et un nez pointu. Il aurait pu être beau si ses yeux n'avaient pas été si tom-bants et s'il n'avait pas cette expression renfrognée.

« Qu'est-ce que tu fais dans les rues à cette heure ? répète-t-il. D'où tu sors et où tu vas ?

— Ce sont là des questions profondes, mon fils, dis-je sans pouvoir m'en empêcher. Si je connaissais la réponse, j'aurais résolu le mystère de notre but en ce monde.

— Tu te fiches de moi, raclure ? » Le garde fait une grimace et, avant que je comprenne

ce qui se passe, il sort un fouet et le fait claquer. Ses gestes sont si grandiloquents que je pouffe de

rire. Il abat alors son fouet sur ma poitrine. Le coup est si soudain que je perds l'équilibre et tombe.

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« Espérons que ça t'apprendra les bonnes manières, rugit le garde en passant le fouet d'une main dans l'autre. Est-ce que tu ne sais pas que boire est un des grands péchés ? »

Alors que je sens la chaleur de mon propre sang, alors que ma tête tourbillonne dans une mer de douleur, je n'arrive toujours pas à croire que j'ai été fouetté en pleine rue par un homme assez jeune pour être mon fils.

« Vas-y, punis-moi ! Si le paradis de Dieu est réservé aux gens de ton espèce, je préfère de toute façon brûler en enfer. »

Enragé, le jeune garde se met à me fouetter de toutes ses forces. Je couvre mon visage de mes mains, mais ça ne sert pas à grand-chose. Une vieille chanson à boire s'impose à mon esprit et force son passage entre mes lèvres ensanglantées. Décidé à ne pas montrer mon état de misère, je chante de plus en plus fort à chaque coup de fouet.

« Un baiser, ma bien-aimée, va au cœur de mon cœur, Tes lèvres sont aussi douces qu'une liqueur, Verse-m'en encore. »

Mes sarcasmes exacerbent la rage du garde. Plus je chante fort, plus fort il frappe. Je n'aurais jamais cru qu'il pouvait y avoir autant de colère en un seul homme.

« Ça suffit, Baybars ! dit l'autre garde, inquiet. Arrête, vieux ! »

Aussi soudainement que ça a commencé, le châti-ment s'arrête. Je veux avoir le dernier mot, dire quelques chose de puissant et de bien sonné, mais le sang dans ma bouche étouffe ma voix. Mon estomac se révulse, et avant que je puisse me contrôler, je vomis.

« T'es une épave, lance Baybars. Tu es le seul à blâ-mer pour ce que je t'ai fait. »

Ils font demi-tour et repartent dans la nuit.

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Je ne sais pas combien de temps je reste par terre. Quelques minutes ou toute la nuit. Le temps perd son poids, et tout le reste avec. La lune se cache derrière les nuages, me laissant non seulement sans lumière, mais aussi sans aucune idée de l'endroit où je me trouve. Bientôt je flotte dans les limbes entre la vie et la mort, me moquant de ce qui peut m'arriver. Puis l'engourdissement commence à se dissiper et chaque bleu, chaque zébrure, chaque entaille sur mon corps se met à me torturer, la douleur m'emportant vague après vague. Ma tête puise, mes membres sont engourdis. Je gémis comme un animal blessé.

J'ai dû m'évanouir. Quand je rouvre les yeux, mon salwar est trempé d'urine et j'ai horriblement mal par-tout. Je prie Dieu de m'engourdir ou de me fournir à boire quand j'entends des pas qui approchent. Mon cœur cesse de battre. Ça peut être un gamin des rues ou un voleur, un meurtrier, peut-être. Puis je me dis : Qu'ai-je à craindre ? J'ai atteint Un point où rien de ce que la nuit apporte ne peut plus m'effrayer.

De l'ombre sort un derviche, grand, mince, imberbe. Il s'agenouille près de moi et m'aide à m'asseoir. Il se présente, Shams de Tabriz, et me demande mon nom.

« Suleiman, l'ivrogne de Konya, à ton service, dis-je en sortant une dent cassée de ma bouche. Heureux de te rencontrer.

— Tu saignes, murmure Shams en essuyant le sang de mon visage. Non seulement au dehors, mais à l'inté-rieur aussi. »

Il sort alors une flasque d'argent de la poche de son manteau. « Applique cet onguent sur tes blessures, me dit-il. Un homme bon, à Bagdad, me l'a donné, mais tu en as plus besoin que moi. Cependant, tu dois savoir que c'est la blessure en toi qui est la plus profonde ; c'est surtout elle qui doit t'inquiéter. Ceci te rappellera que tu portes Dieu en toi. »

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Touché par sa bonté, je réussis à bafouiller : « Merci. Le garde... m'a fouetté. Il a dit que je le méritais. »

Je n'ai pas sitôt prononcé ces mots que je suis frappé par le gémissement puéril de ma voix, par mon besoin de réconfort et de compassion.

Shams de Tabriz secoue la tête. « Il n'avait aucun droit de faire ça. Chaque individu

est autosuffisant dans sa quête du divin. Il y a une Règle à ce propos : Nous avons tous été créés à Son image, et pourtant nous avons tous été créés différents et uniques. Il n'y a jamais deux personnes semblables. Deux cœurs ne bat-tent jamais à l'unisson. Si Dieu avait voulu que tous les hommes soient semblables, Il les aurait faits ainsi. Ne pas respecter les différences équivaut donc à ne pas respecter le Saint Projet de Dieu.

— Ça me plaît, dis-je en m'étonnant de l'aisance dans ma voix. Mais est-ce que vous, les soufïs, ne dou-tez pas toujours de tout à Son propos ?

— En effet, dit Shams de Tabriz avec un sourire fati-gué, et les doutes sont une bonne chose. Ils signifient qu'on est vivant et qu'on cherche. »

Il parlait d'une voix chantante, comme s'il récitait un livre.

« De plus, continua-t-il, on ne devient pas croyant du jour au lendemain. On croit être croyant, puis quelque chose arrive dans sa vie et on devient un mécréant, et ensuite on redevient croyant, puis à nouveau mécréant, etc. Jusqu'à ce qu'on atteigne un certain stade, on oscille constamment. C'est le seul moyen d'aller de l'avant. A chaque nouvelle étape, on s'approche de la Vérité.

— Si Hristos t'entendait parler ainsi, il te dirait de surveiller ta langue ! Il dit que tous les mots ne sont pas bons pour toutes les oreilles.

— Il n'a pas tort, dit Shams de Tabriz avec un petit rire en se redressant. Viens, je te ramène chez toi ! Il

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faut soigner tes blessures et t'assurer de bonnes heures de sommeil. »

Il m'aide à me lever, mais j'arrive à peine à marcher. Sans hésiter, le derviche me soulève comme si je ne pesais rien et me prend sur son dos.

« Je te préviens, je pue ! dis-je, honteux. — Peu importe, Suleiman, ne t'en fais pas. » Et c'est ainsi, indifférent à l'odeur du sang et de

l'urine, que le derviche me porte dans les rues de Konya. Nous passons devant des maisons et des cahutes plongées dans un profond sommeil. Des chiens aboient fort, féroces, à notre passage, derrière les murs des jardins, annonçant à tous notre présence.

« Je me suis toujours interrogé sur le fait que la poésie soufïe mentionne le vin, dis-je. Les soufis font-ils l'éloge du vin réel ou du vin métaphorique ?

— Quelle différence cela fait-il, mon ami ? demande Shams de Tabriz avant de me déposer devant ma mai-son. Il y a une Règle qui explique cela : Quand un homme qui aime sincèrement Dieu entre dans une taverne, la taverne devient sa salle de prière, mais quand un ivrogne entre dans la même salle, elle devient sa taverne. Dans tout ce que nous faisons, c'est notre cœur qui fait la différence, pas les apparences. Les soufis ne jugent pas les autres à leur aspect ou en fonction de qui ils sont. Quand un soufi regarde quelqu'un, il ferme ses deux yeux et ouvre le troisième - l'œil qui voit le royaume intérieur. »

Seul chez moi après cette nuit longue et épuisante, je réfléchis à ce qui s'est passé. Si misérable que je me sente, quelque part, tout au fond de moi, j'éprouve une tranquillité merveilleuse. Pendant un court instant, je m'en aperçois et j'aspire à rester à jamais dans cet état. À ce moment, je sais qu'il y a un Dieu, après tout, et qu'il m'aime.

J'ai beau souffrir de tout mon corps, étrangement, je n'ai plus mal.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 3 j u i n 2008

Des chansons des Beach Boys s'écoulant de leurs vitres ouvertes, des étudiants passèrent en voiture, leur visage déjà hâlé en ce début d'été. Ella les regarda, indifférente à leur joie, et repensa aux évé-nements des derniers jours. D'abord, elle avait retrouvé Spirit mort dans la cuisine, et bien qu'elle se fût dit à maintes reprises qu'elle était prête pour cet instant, elle fut saisie non seulement d'une pro-fonde douleur, mais d'un sentiment de vulnérabilité et de solitude, comme si perdre son chien avait eu pour effet de la lancer dans le monde toute seule. Puis elle avait découvert qu'Orly souffrait de bouli-mie, et que presque tous ses camarades de classe étaient au courant. Ella fut alors submergée par une vague de culpabilité, qui la conduisit à douter de ses relations avec sa plus jeune fille et à remettre en question son bilan en tant que mère. La culpabilité n'était pas nouvelle dans le répertoire de ses senti-ments, mais cette soudaine perte de confiance dans ses talents maternels l'était.

Ella se mit à échanger chaque jour de multiples courriels avec Aziz Z. Zahara. Deux, trois, parfois

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jusqu'à cinq. Elle lui parlait de tout et, à sa grande surprise, il répondait toujours immédiatement. Ella n'en revenait pas qu'il trouvât du temps - voire une connexion Internet - pour consulter son courrier tout en voyageant dans des lieux aussi reculés. Il ne lui fallut pas longtemps pour devenir accro à ses mots. Elle ne tarda pas à consulter sa messagerie à chaque occasion - dès le réveil, après le petit déjeu-ner, quand elle rentrait de sa promenade du matin, pendant qu'elle préparait le déjeuner, avant d'aller faire des courses et même pendant ses courses, car elle s'arrêtait dans des cybercafés. Quand elle regardait ses émissions préférées à la télévision, quand elle coupait des tomates au club de cuisine, quand elle bavardait au téléphone avec ses amies ou quand elle écoutait les jumeaux parler du lycée et de leurs devoirs, elle gardait son ordinateur ouvert. S'il n'y avait pas de nouveau message d'Aziz, elle relisait les anciens. Chaque fois qu'elle recevait un nouveau message, elle ne pouvait s'empêcher de sourire, mi-heureuse, mi-gênée de ce qui était en train de se produire. Car il se produisait bien quelque chose.

Ces échanges de courriels ne tardèrent pas à donner à Ella l'impression qu'elle était en rupture avec sa vie sclérosée et tranquille. Cette femme, qui accumulait les gris et les bruns ternes sur le tableau de sa vie, se transformait en une femme possédant une couleur secrète : un rouge brillant, tentateur. Et elle adorait ça.

Aziz n'était pas le genre d'homme à se contenter d'échanges banals. Pour lui, toute personne qui n'avait pas fait de son cœur le guide suprême de sa vie, qui ne pouvait s'ouvrir à l'amour et suivre sa voie comme le tournesol suit le soleil, n'était pas vraiment en vie. (Ella se demandait si cela pourrait la placer sur la liste des objets inanimés d'Aziz.) Aziz

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ne parlait pas du beau ou du mauvais temps ni du dernier film qu'il avait vu. Il parlait d'autres choses, plus profondes, comme de la vie et de la mort, et sur-tout de l'amour. Ella n'était pas habituée à exprimer ses sentiments sur de tels sujets, surtout à un étran-ger, mais peut-être fallait-il qu'une femme comme elle s'adresse à un étranger pour ouvrir son âme.

S'il y avait un soupçon de flirt dans leurs échanges, Ella le trouvait si innocent qu'il ne pouvait que leur faire du bien à tous les deux. Pourquoi ne pas flirter ensemble, placés comme ils l'étaient dans deux coins infiniment distants du cyberespace labyrinthique ? Grâce à cet échange, elle espérait recouvrer une frac-tion du sentiment de sa valeur, qu'elle avait perdu pen-dant son mariage. Aziz était le genre d'homme rare qu'une femme pouvait aimer sans perdre son estime de soi. Et peut-être lui aussi trouvait-il agréable d'être au centre de l'attention d'une Américaine d'âge mûr. Le cyberespace magnifiait tout, en adoucissant les com-portements de la vie réelle, offrant ainsi l'occasion de flirter sans culpabilité (ce qu'elle voulait éviter - elle en éprouvait déjà bien trop) et de vivre une aventure sans risques (ce qu'elle voulait éviter parce qu'elle n'en avait jamais couru aucun). C'était comme goûter au fruit défendu sans s'inquiéter des calories en trop, il n'y avait aucune conséquence.

C'était peut-être un blasphème pour une femme mariée, pour une mère de famille, d'écrire des cour-riels intimes à un étranger, mais étant donné la nature platonique de leur relation, Ella décida que c'était un doux blasphème.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 5 j u i n 2008

Bien-aimé Aziz,

Dans un de vos courriels précédents, vous disiez que l'idée de pouvoir contrôler le cours de nos vies par des choix rationnels était aussi absurde qu'un poisson qui voudrait contrôler l'océan dans lequel il nage. J'ai beaucoup réfléchi à la phrase qui suit : « L'idée d'un Moi connaissant engendre non seule-ment de faux espoirs mais aussi des déceptions, quand la vie n 'est pas à la hauteur de nos attentes. »

L'heure est venue de me confesser : je suis une obsédée du contrôle. C'est du moins ce que vous diraient les gens qui me connaissent le mieux. Jusqu'à une période récente, j'étais une maman très stricte. Je faisais appliquer de nombreuses règles (et, croyez-moi, elles ne sont pas aussi gentilles que vos règles soufies) et il n'était pas question de discuter. Un jour, ma fille aînée m'a accusée d'être un vrai guérillero. Elle a dit que j'entrais dans leurs vies et que, depuis ma tranchée, je tentais de capturer toutes leurs pensées ou leurs désirs.

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Vous souvenez-vous de Que sera, sera ? Ça n'a jamais été ma chanson. « Advienne que pourra » ne m'a jamais convenu. Je suis incapable de suivre le courant. Je sais que vous êtes une personne pieuse. Je ne le suis pas. Même si, en famille, nous célébrons le sabbat, de temps en temps, mais quant à moi, je ne me souviens pas de la dernière fois où j'ai prié. (Oh, si ! Justement, il y a deux jours, dans ma cuisine, mais ça ne compte pas, parce que ça ressemblait plus à une plainte adressée au Moi supérieur.)

J'ai eu une période, à l'université, où je me suis passionnée pour la spiritualité orientale. J'ai beau-coup lu sur le bouddhisme et le taoïsme. J'avais même échafaudé le projet, avec une copine un peu excentrique, de passer un mois dans un ashram, en Inde, mais cette phase de ma vie n'a pas duré. Les enseignements mystiques avaient beau me séduire, je les trouvais trop accommodants et inapplicables à la vie moderne. Je n'ai pas changé d'avis depuis.

J'espère que mon aversion pour la religion ne vous offense pas. Je vous prie de considérer ces paroles comme une confession (que j'aurais dû faire depuis longtemps) de la part de quelqu'un qui vous aime bien.

Chaleureusement, Ella

Chère guérillera Ella,

Votre courriel m'a trouvé alors que je m'apprêtais à quitter Amsterdam pour le Malawi. Je dois aller y

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prendre des photos des habitants d'un village où le sida est très présent et où la plupart des enfants sont orphelins.

Si tout va bien, je serai de retour dans quatre jours. Puis-je le souhaiter ? Oui. Puis-je l'imposer ? Non ! Tout ce que je peux faire, c 'est emporter mon ordinateur, tenter de trouver une bonne connexion Internet et espérer vivre un jour de plus. Le reste n'est pas entre mes mains. C'est ce que les soufis appellent le cinquième élément : le vide. Un élément divin inexplicable et incontrôlable que nous, les êtres humains, ne pouvons comprendre, et dont pourtant nous devrions toujours être conscients. Je ne crois pas qu 'il soit bon de « suivre le courant », si par là vous voulez dire ne montrer ni intérêt ni implication dans le processus. Mais je crois au respect du cin-quième élément.

J'ai passé un accord avec Dieu. Quand je suis devenu soufi, j'ai promis à Dieu de faire ma part au mieux de mes capacités et de Lui laisser le reste, et à Lui seul. J'accepte le fait que certaines choses sont au-delà de mes limites. Je n'en vois que des parties, comme des fragments d'un film qui flottent dans ma mémoire, mais le projet d'ensemble dépasse mon entendement.

Vous pensez que je suis pieux. Je ne le suis pas. Je suis spirituel. C'est différent. Il ne faut pas

confondre religiosité et spiritualité, et le fossé entre les deux n'a jamais été aussi profond qu'aujourd'hui. Quand je contemple le monde, je vois un dilemme qui s'aggrave. D'un côté, nous croyons à la liberté et au pouvoir de l'individu indifférent à Dieu, au gouver-nement ou à la société. De bien des manières, les êtres humains sont de plus en plus égocentriques et le monde devient plus matérialiste. D'un autre côté, l'humanité dans son ensemble se tourne de plus en

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plus vers la spiritualité. Après s'être reposé sur la raison pendant si longtemps, on dirait qu 'on a atteint un point où nous reconnaissons les limites du cer-veau.

Aujourd'hui, comme au Moyen Age, l'intérêt pour la spiritualité explose. De plus en plus de gens, en Occident, tentent de dégager un espace pour la spiritualité dans leur vie hyperactive. Mais si leurs intentions sont bonnes, leurs méthodes sont souvent inadéquates. La spiritualité n'est qu'une sauce diffé-rente versée sur le même vieux plat. Ce n 'est pas une chose qu 'on peut ajouter à sa vie sans procéder à des changements majeurs.

Je sais que vous aimez cuisiner. Savez-vous que Shams disait que le monde est un énorme chaudron et que quelque chose d'essentiel y cuit ? Nous ne savons pas encore quoi. Tout ce que nous faisons, sentons ou pensons est un ingrédient de cette mix-ture. Nous devons nous demander ce que nous ajou-tons au chaudron. Y ajoutons-nous du ressentiment, des animosités, de la violence ? Ou y joutons-nous de l'amour et de l'harmonie ?

Et vous, chère Ella ? Quels ingrédients pensez-vous ajouter au ragoût collectif de l'humanité ? Chaque fois que je pense à vous, l'ingrédient que j'ajoute, c'est un grand sourire.

Avec tout mon amour, Aziz

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TROISIÈME PARTIE

V E N T Ce qui bouge, évolue et nous défie

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LE ZÉLOTE

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Bruyamment, sous ma fenêtre ouverte, des chiens aboient et grognent. Je me redresse dans mon lit, soupçonnant qu'ils ont repéré un voleur qui tente d'entrer chez moi ou un sale ivrogne qui passe. Les honnêtes gens ne peuvent plus dormir en paix. La débauche et la lubricité sont partout. Ça n'a pas tou-jours été le cas. La ville était plus sûre jusqu'il y a quelques années. La corruption morale n'est pas dif-férente d 'une horrible maladie qui se déclare soudai-nement et se diffuse vite, infectant au même titre riches et pauvres, vieux et jeunes. Telle est la situa-tion de notre ville aujourd'hui. S'il n'y avait pas la madrasa, je ne quitterais pratiquement pas ma maison.

Dieu merci, il y a des gens qui font passer l'intérêt de la communauté avant le leur et travaillent jour et nuit pour faire respecter l'ordre. Des gens comme mon jeune neveu, Baybars. Mon épouse et moi sommes fiers de lui. C'est réconfortant de savoir qu'à cette heure tar-dive, quand les voleurs, les criminels et les ivrognes errent dans les rues, Baybars et ses amis de la sécurité patrouillent en ville pour nous protéger.

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À la mort prématurée de mon frère, je suis devenu le tuteur de Baybars. Jeune, inflexible, il a commencé à travailler dans la garde il y a six mois. Des commérages ont fait courir le bruit que c'était grâce à mon poste d'enseignant à la madrasa qu'il avait obtenu cet emploi. C'est un mensonge ! Baybars est assez fort et assez cou-rageux pour être choisi sans intervention extérieure. Il aurait fait un tout aussi bon soldat. Il voulait aller à Jérusalem combattre les Croisés, mais mon épouse et moi avons pensé qu'il était temps pour lui de s'établir et de fonder une famille.

« On a besoin de toi, fils, ai-je dit. Il y a tant de choses à combattre ici aussi ! »

C'est bien le cas. Ce matin, justement, je disais à ma femme que les temps étaient difficiles. Chaque jour, nous apprenons une nouvelle tragédie, et ce n'est pas une coïn-cidence. Si les Mongols ont été victorieux à ce point, si les chrétiens ont pu réussir à faire avancer leur cause, si une ville après l'autre, un village après l'autre sont mis à sac par les ennemis de l'islam, c'est parce que les gens ne sont musulmans qu'en théorie. Quand on laisse échapper la corde de Dieu, on ne peut que partir à la dérive. Les Mongols nous ont été envoyés pour nous punir de nos péchés. S'il n'y avait pas eu les Mongols, nous aurions subi un tremblement de terre, une famine ou une inon-dation. Combien d'autres calamités devrons-nous endu-rer pour que les pécheurs de cette ville reçoivent le message et se repentent de leur mode de vie ? J'ai peur que, maintenant, des pierres ne pleuvent du ciel. Bientôt, nous poumons tous être éliminés, car nous marchons dans les pas des habitants de Sodome et Gomorrhe.

Et ces soufis, ils ont une si mauvaise influence ! Com-ment osent-ils se dire musulmans quand ils parlent de choses auxquelles les musulmans ne devraient même pas penser ? Ça me met en ébullition de les entendre pro-noncer le nom du Prophète - la Paix soit sur lui - et

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exposer leurs idées stupides. Ils prétendent qu'après une guerre le prophète Muhammad a annoncé que son peuple abandonnait désormais le petit jihad pour le plus grand jihad - la lutte de chacun contre son propre ego. Ils expliquent que, depuis lors, le nafs est le seul adver-saire contre lequel les musulmans devraient livrer bataille. Fort bien ! Mais je me demande comment ça va nous aider à combattre les ennemis de l'islam.

Les soufis vont jusqu'à prétendre que la sharia n'est qu'une étape sur la Voie. Quelle étape ? De quoi parlent-ils ? Comme si ça n'était pas suffisamment inquiétant, ils expliquent qu'une personne éclairée ne peut être liée par les règles de stades antérieurs. Et comme ils aiment penser qu'ils ont déjà atteint un niveau supérieur, ils utilisent ça comme piètre excuse pour passer outre aux règles de la sharia. On dirait que l'alcool, la danse, la musique, la poésie et la peinture leur sont plus vitales que leurs devoirs religieux. Ils ne cessent de dire que, puisqu'il n'y a pas de hiérarchie pour l'islam, tout le monde a droit à sa propre quête de Dieu. Tout cela a l'air inoffensif et sans conséquence, mais quand on dépasse tout ce verbiage ennuyeux, on découvre qu'il y a un aspect sinistre à leur message : il n'est pas néces-saire de prendre en compte les autorités religieuses !

Pour les soufis, le saint Coran est plein de symboles obscurs et d'allusions cachées, qui tous doivent être interprétés de façon mystique. Ils vérifient donc com-ment chaque mot vibre en fonction d'un nombre, étu-dient la signification masquée des nombres et recherchent des références voilées dans le texte - ce qui revient à faire tout leur possible pour éviter de lire le message simple et clair de Dieu.

Certains soufis disent même que les êtres humains sont le Coran parlant. Si ce n'est pas là un pur blasphème, je ne sais pas de quoi il s'agit ! Et il y a les derviches errants, autre catégorie de marginaux dérangés. Qalandari, Hay-

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dari, Camii... ils portent toutes sortes de noms. Je dirai que ce sont les pires. Que peut-il venir de bien d'un homme qui n'est pas capable de se fixer? Quand un homme n'a pas le sentiment d'appartenir à un lieu, il peut dériver dans toutes les directions comme une feuille morte poussée par le vent. C'est une victime idéale pour Sheitan.

Les philosophes ne valent pas mieux que les soufis. Ils ruminent et ruminent encore comme si leur esprit limité pouvait appréhender l'incompréhensibilité de l'univers ! Une histoire donne la preuve de la conspi-ration entre philosophes et soufis.

Un philosophe rencontre un derviche un jour et ils s'entendent immédiatement. Ils parlent pendant des jours, terminant les phrases l'un de l'autre.

Ils finissent par se séparer, et le philosophe com-mente : « Tout ce que je sais, il le voit. »

Puis c'est le soufi qui donne son sentiment : « Tout ce que je vois, il le sait. »

Le soufi croit qu'il voit et le philosophe croit qu'il sait. À mon avis, ils ne voient rien et ne savent rien. Ne se rendent-ils pas compte que, en tant qu'êtres humains simples, limités et mortels, nous ne sommes pas censés en savoir plus que nous ne le devrions ? Le maximum qu'un humain est capable d'atteindre, ce sont des bribes d'informations sur le Tout-Puissant. C'est tout. Notre tâche n'est pas d'interpréter les ensei-gnements de Dieu, mais de leur obéir.

Quand Baybars rentrera, nous en discuterons. C'est devenu une habitude, notre petit rituel. Chaque soir, après son tour de garde, il mange la soupe et le pain plat que ma femme lui sert, et nous avons une conversation sur l'état des choses. Cela me fait plaisir de voir son bon appétit. Il a besoin d'être fort. Un jeune homme bien comme lui a tant de travail, dans cette ville impie !

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SHAMS

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Bien avant que je rencontre Rûmi, la veille, je me suis assis sur mon balcon, à l'auberge des Vendeurs de Sucre. Mon cœur s'est réjoui de la magnificence de l'univers que Dieu a créé à Son image, afin que, où qu'on se tourne, on puisse à la fois Le chercher et Le trouver. Pourtant, les êtres humains le font rarement.

Je me suis souvenu des personnes que j'avais rencon-trées : le mendiant, la prostituée et l'ivrogne. Des gens ordinaires qui souffraient d'une même maladie : l'aliéna-tion de l'Un. C'était le genre de personnes que les érudits ne voyaient pas, depuis leur tour d'ivoire. Je me deman-dais si Rûmi était différent. Dans le cas contraire, je me promis de devenir le médiateur entre lui et les bas-fonds de la société.

La ville dormait enfin. C'était le moment de la nuit où même les animaux nocturnes hésitaient à troubler la paix qui régnait. Cela me rendait toujours à la fois immensément triste et exalté d'écouter une ville dor-mir, de me demander quelles histoires étaient vécues derrière ces portes closes, quelles histoires j'aurais pu vivre si j'avais choisi une autre voie. Mais j'avais fait un choix. Ou plutôt, la Voie m'avait choisi.

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Je me suis souvenu d'un conte : Un derviche errant arrive dans une ville où les habitants ne font pas confiance aux étrangers. « Va-t'en ! lui crient-ils. Per-sonne ne te connaît, ici ! » Le derviche répond calme-ment : « Oui, mais je me connais, et croyez-moi, c'eût été bien pire dans le cas contraire. »

Tant que je me connaissais, j'irais bien. Celui qui se connaît connaît l 'Un.

La lune me baignait dans sa lueur chaleureuse. Une petite pluie aussi délicate qu'un foulard en soie com-mença à tomber sur la ville. Je remerciai Dieu de ce moment béni et me remis entre Ses mains. La fragilité, la brièveté de la vie me frappèrent de nouveau, et je me souvins d'une autre Règle : La vie est un prêt temporaire et ce monde n'est qu'une imitation rudimentaire de la Réa-lité. Seuls les enfants peuvent prendre un jouet pour ce qu'il représente. Pourtant les êtres humains, soit s'entichent du jouet, soit, irrespectueux, le brisent et le jettent. Dans cette vie, gardez-vous de tous les extrêmes, car ils détruisent votre équilibre intérieur. Les soufis ne vont pas aux extrêmes. Un soufi reste toujours clément et modéré.

Demain matin, j'irai à la grande mosquée et j'écouterai Rûmi. Il est sans doute un grand prédi-cateur, tout le monde le dit, mais, en fin de compte, l'envergure et la portée de tout prédicateur sont déterminées par celles de son auditoire. Si les paroles de Rûmi ressemblent à un jardin en friche, plein de ronces, d'herbes, d'arbustes et de buissons, c'est tou-jours au visiteur de choisir ce qui lui plaît. Les belles fleurs sont immédiatement cueillies, et peu de gens prêtent attention aux plantes affligées d'épines et de poils. Mais en vérité, on peut souvent en tirer de grands médicaments.

N'en va-t-il pas de même dans le jardin de l'amour ? Comment l'amour serait-il digne de son

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nom, si on ne choisissait que les bonnes choses et qu'on délaissât les épreuves ? Il est aisé d'apprécier le bien et d'être rebuté par le mal. Tout le monde peut le faire. Le vrai défi, c'est d'aimer le bien et le mal ensemble, non parce qu'on a besoin de prendre le rugueux avec le doux, mais parce qu'il nous faut aller au-delà de ce genre de description et accepter l'amour dans sa totalité.

Il ne reste qu'un jour avant que je rencontre mon compagnon. Je ne peux pas dormir.

O Rûmi ! Souverain du royaume des mots et des significations !

Me reconnaîtras-tu, quand tu me verras ? Me verras-tu ?

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RÛMI

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Béni soit ce jour, car j'ai rencontré Shams de Tabriz. En cette fin du mois d'octobre, Pair est plus frais et les vents soufflent plus fort, annonçant le départ de l'automne.

Cet après-midi, la mosquée était pleine, comme d'habitude. Quand je prêche devant une foule, je prends bien soin de ne jamais oublier - ni de me rap-peler - mon auditoire. Il n'y a qu'une manière de le faire : imaginer la foule comme une seule personne. Des centaines de personnes m'écoutent chaque semaine, mais je ne parle qu'à une seule : celle qui entend mes paroles, dans le cœur de qui elles réson-nent et qui me connaît comme nul autre.

Quand je suis ressorti de la mosquée, j'ai trouvé mon cheval préparé à mon intention. La crinière de l'animal avait été tressée de fils d'or et ornée de clo-chettes en argent. J'aime écouter le tintement des clo-chettes à chaque pas, mais avec tant de gens qui bloquaient mon passage, il me fut impossible d'avan-cer très vite. A pas mesurés, nous sommes passés devant les boutiques misérables et les maisons au toit de chaume. Les appels des pétitionnaires se mêlaient

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aux cris des enfants et aux gémissements des men-diants avides de gagner quelques pièces. La plupart de ces gens voulaient que je prie pour eux, certains souhaitaient simplement marcher près de moi. Mais d'autres encore nourrissaient de plus grandes attentes - que je les guérisse d'une maladie mortelle ou d'un sort maléfique. C'étaient ceux qui m'inquiétaient. Comment ne voyaient-ils pas que, n'étant ni prophète ni sage, j'étais incapable de réaliser des miracles ?

Alors que nous tournions au coin de la rue de l'auberge des Vendeurs de Sucre, j'ai remarqué un derviche errant qui se frayait un chemin dans la foule ; il marchait droit sur moi en me fixant de ses yeux per-çants. Il se mouvait avec allure et détermination, et exsudait une aura de compétence et d'autosuffisance. Il était glabre. Pas de barbe. Pas de sourcils. Bien que son visage ait été aussi ouvert que possible, il arborait une expression impénétrable.

Ce n'est pourtant pas son apparence qui m'intrigua. Au fil des années, j'ai vu des derviches errants de toutes sortes passer par Konya en quête de Dieu. Avec leurs tatouages spectaculaires, leurs nombreuses boucles d'oreilles et de nez, la plupart aiment que tout en eux dise combien ils sont indisciplinés. Soit ils por-tent leurs cheveux très longs, soit ils les rasent. Cer-tains Qalandari se font même percer la langue et les tétons. Quand je vis ce derviche pour la première fois, ce ne fut donc pas son aspect extérieur qui me surprit. Ce fut, j'ose le dire, son regard.

Ses yeux noirs me transperçaient plus efficacement que des dagues. Au milieu de la rue, il leva les bras haut et large, comme s'il voulait stopper non seule-ment la procession mais aussi le cours du temps. Je sentis un choc me parcourir le corps, comme une intuition soudaine. Mon cheval, rendu nerveux, se mit à hennir et à secouer la tête de haut en bas. Je tentai

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de le calmer, mais il était si agité que, moi aussi, je me sentis nerveux.

Sous mes yeux, le derviche s'approcha de mon che-val, qui reculait et trépignait, et lui murmura quelque chose d'inaudible à l'oreille. L'animal se mit à respirer lourdement, mais quand le derviche agita la main en un geste final, il se calma sur-le-champ. Une vague d'excitation parcourut la foule, et j'entendis quelqu'un murmurer : « C'est de la magie noire ! »

Indifférent à ce qui l'entourait, le derviche me regarda d'un air curieux.

« Ô ! grand érudit de l'Orient et de l'Occident, j'ai tant entendu parler de toi ! Je suis venu ici aujourd'hui pour te poser une question, si tu me le permets.

— Je t'en prie, dis-je tout bas. — Il faudrait que tu descendes de ton cheval,

d'abord, pour être au même niveau que moi. » Je fus si stupéfait d'entendre cela que je ne pus rien

dire pendant un moment. Autour de moi, les gens parurent tout aussi décontenancés. Personne n'avait jamais osé me parler de cette manière.

Je sentis mon visage s'enflammer et mon estomac se serrer d'irritation, mais je réussi à contrôler mon ego et je mis pied à terre. Le derviche avait déjà fait demi-tour et s'éloignait.

« Hé ! Attends, s'il te plaît ! m'écriai-je en le rattra-pant. Je veux entendre ta question. »

Il s'arrêta et se retourna, me souriant pour la pre-mière fois.

« D'accord. Dis-moi, s'il te plaît, qui est le plus grand, à ton avis, le prophète Muhammad ou le soufi Bistami ?

— Quelle question est-ce là ? Comment peux-tu comparer notre Prophète vénéré - que la Paix soit avec lui -, le dernier d'une longue lignée de prophètes, avec un infâme mystique ? »

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La foule, curieuse, s'était rassemblée autour de nous, mais le derviche ne semblait pas prendre conscience de ce public. Scrutant toujours mon visage, il insista : « Je t'en prie, réfléchis ! Le Prophète n'a-t-il pas dit : "Pardonne-moi Dieu, je n'ai pas pu Te connaître comme je l'aurais dû", alors que Bistami a annoncé : "La gloire soit sur moi, je porte Dieu dans mon habit" ? Si un homme se trouve si petit par rap-port à Dieu alors qu'un autre homme prétend porter Dieu en lui, lequel des deux est le plus grand ? »

Mon cœur faisait puiser ma gorge. La question ne me paraissait plus aussi absurde. En fait, j'eus l'impression qu'on avait soulevé un voile et que ce qui m'attendait dessous était un puzzle des plus intri-gants. Un sourire furtif, comme une petite brise, passa sur les lèvres du derviche. Je compris qu'il n'était pas complètement fou. C'était un homme qui posait une question - une question à laquelle je n'avais pas réfléchi auparavant. Évitant qu'il puisse remarquer le moindre tremblement dans ma voix, je répondis :

« Je vois ce que tu tentes de dire. Je vais comparer ces deux déclarations et te dire pourquoi, même si la déclaration de Bistami semble supérieure, c'est l'inverse, en fait.

— Je suis tout ouïe. — Tu vois, l'amour de Dieu est un océan infini, et

les êtres humains aspirent à en obtenir autant d'eau qu'ils le peuvent. Mais à la fin du jour, la quantité d'eau obtenue par chacun dépend de la taille de sa tasse. Certains ont des tonneaux, d'autres des baquets et d'autres encore de simples bols. »

Tandis que je parlais, je vis l'expression du derviche passer d'une réprobation subtile à une franche recon-naissance, et à partir de là, il arbora le doux sourire de celui qui reconnaît ses propres pensées dans les mots d'un autre.

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« Le récipient de Bistami, dis-je, était assez petit, et sa soif fut étanchée après une gorgée. Il était heureux au stade où il se trouvait. C'était merveilleux de recon-naître le divin en lui ; mais, même alors, il reste une distinction entre Dieu et Soi. L'unité n'est pas réalisée. Quant au Prophète, il était l'Élu de Dieu et il avait une coupe bien plus grande à remplir. C'est pourquoi Dieu lui demanda dans le Coran : N'avons-nous pas ouvert ton cœur ? Son cœur s'est donc élargi, sa coupe était si immense que sa soif ne pouvait être étanchée. Pas éton-nant qu'il ait dit : "Je n'ai pas pu Te connaître comme je l'aurais dû", alors même qu'il Le connaissait comme nul autre. »

Avec un large sourire sincère, le derviche hocha la tête et me remercia. Puis il plaça sa main sur son cœur en un geste de gratitude et resta ainsi quelques secondes. Quand nos yeux se croisèrent à nouveau, je remarquai qu'une trace de gentillesse s'était insinuée dans son regard.

Au-delà du derviche, je vis le paysage gris perle typique de notre ville à cette époque de l'année. Quelques feuilles mortes glissaient autour de nos pieds. Le derviche me regarda avec un intérêt renou-velé et, dans la lumière mourante du soleil qui se cou-chait, pendant une fraction de seconde, je pourrais jurer que je vis une aura ambre autour de lui.

Il s'inclina devant moi avec respect. Je m'inclinai devant lui. Je ne sais pas combien de temps nous res-tâmes ainsi, tandis que le ciel virait au violet au-dessus de nos têtes. Au bout d'un moment, la foule autour de nous devint nerveuse, car tous avaient suivi notre échange avec une stupéfaction qui frôlait la réproba-tion. Jamais ils ne m'avaient vu m'incliner devant qui-conque auparavant et, comme je l'avais fait devant un simple soufi errant, certains étaient choqués, à com-mencer par mes plus proches disciples.

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Le derviche dut sentir la réprobation dans l'air. « Je ferais mieux de m'en aller, maintenant, et de te

laisser à tes admirateurs, dit-il d'une voix au timbre velouté qui devint presque un murmure.

— Attends ! Ne t'en va pas, s'il te plaît ! Reste ! » Je remarquai une trace de réflexion sur son visage,

une petite moue mélancolique sur ses lèvres, comme s'il voulait en dire plus mais ne pouvait ou ne voulait tout simplement pas. À cet instant, pendant cette pause, j'entendis la question qu'il ne m'avait pas posée : « Et toi, prêcheur, dis-moi, quelle est la taille de ta coupe ? »

Il ne restait plus rien à dire. Nous n'avions plus de mots. Je fis un pas en direction du derviche, m'appro-chant assez pour distinguer des éclats d'or dans ses yeux noirs. Soudain, je fus envahi par l'étrange senti-ment que j'avais déjà vécu ce moment. Pas une fois. Plus d'une douzaine de fois. Je me souvins de frag-ments, d'instants. Un homme grand et mince, un voile sur le visage, ses doigts enflammés. Et je com-pris. Le derviche qui se tenait devant moi n'était autre que l'homme que j'avais vu dans mes rêves.

Je savais que je venais de trouver mon compagnon. Mais au lieu de me sentir transporté de joie, comme j'avais toujours cru que ce serait le cas, je fus saisi d'une terreur qui me glaça les sangs.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 8 j u i n 2008

Assaillie de questions et n'ayant pas de réponses, Ella était surprise par tant de choses, dans sa corres-pondance avec Aziz, à commencer par le fait qu'elle existât ! Tous deux étaient si différents l'un de l'autre qu'elle se demandait ce qu'ils pouvaient bien avoir en commun pour s'échanger si fréquemment des courriels.

Aziz était un puzzle qu'elle aimait compléter pièce par pièce. À chaque nouveau courriel de lui, une autre pièce du puzzle se mettait en place. Il restait à Ella à voir l'image complète, mais elle avait déjà découvert quelques petites choses sur l'homme avec qui elle correspondait.

Grâce à son blog, elle avait appris qu'Aziz était un photographe et un globe-trotter insatiable, qui trou-vait aussi naturel et facile de déambuler dans les coins les plus reculés du monde que de se promener dans le parc de son quartier. Ce nomade invétéré était allé partout, chez lui en Sibérie comme à Shanghai, Calcutta ou Casablanca. Avec pour seul bagage un sac à dos et une flûte de roseau, il s'était fait des amis dans des lieux qu'Ella ne pouvait même pas trouver

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sur une carte. Les douaniers intransigeants, l'impossi-bilité d'obtenir un visa de gouvernements ennemis, les maladies parasitaires transmises par l'eau, les troubles intestinaux dus aux aliments contaminés, le risque de se faire agresser, les heurts entre troupes gouvernementales et rebelles - rien ne pouvait le faire renoncer à voyager d'est en ouest, du nord au sud.

Ella imaginait Aziz comme une cascade bouillon-nante. Elle redoutait de faire un pas, il galopait à toute vitesse. Elle hésitait et s'inquiétait avant d'agir, il agissait d'abord et s'inquiétait après, pour autant qu'il se soit jamais inquiété ! Il avait une personnalité animée, un trop-plein d'idéalisme et de passion pour son corps, et trop de noms, chacun recelant une his-toire.

Ella se définissait comme une femme libérale, fran-chement démocrate, juive non pratiquante et aspirante végétarienne, bien décidée à ne plus absorber de viande, un jour. Elle classait les problèmes en catégo-ries bien délimitées, organisant son monde un peu comme elle organisait sa maison : propre et net. Son esprit opérait selon deux longues listes qui s'excluaient mutuellement: «les choses qu'elle aimait » contre « les choses qu'elle détestait ».

Bien qu'elle ne fût pas du tout athée et qu'elle aimât sacrifier à quelques rituels, de temps à autre, Ella considérait que le principal problème affligeant le monde d'aujourd'hui, comme par le passé, était la religion. Avec leur arrogance sans pareille et leur croyance autoproclamée dans la suprématie de leur façon de voir les choses, les personnes reli-gieuses lui tapaient sur les nerfs. Quelle que soit la religion, les fanatiques étaient mauvais, insuppor-tables et, tout au fond d'elle, elle pensait que les isla-mistes fanatiques étaient les pires de tous.

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Pourtant, Aziz était un être spirituel, qui prenait au sérieux les questions de religion et de foi, gardait ses distances avec toute politique contemporaine et ne « détestait » rien ni personne. Mangeur de viande, il disait que jamais il ne pourrait refuser un bon chiche -kebab. Athée jusqu'au milieu des années 1970, il s'était converti à l'islam, comme il le disait plaisam-ment, « un peu après Kareem Abdul-Jabbar et avant Cat Stevens ». Depuis, il avait rompu le pain avec des centaines de mystiques de tous pays et de toute reli-gion, les déclarant « frères et sœurs le long de la Voie ».

Pacifiste depuis toujours, Aziz croyait que toutes les guerres de religion étaient par essence un « pro-blème linguistique ». Le langage, disait-il, cachait plus de la Vérité qu'il n'en révélait ; en conséquence, les gens ne cessaient de mal se comprendre, de mal se juger. Dans un monde semé de traductions erro-nées, rien ne servait d'être déterminé sur un sujet ou un autre, car il se pouvait que même nos convictions les plus fortes soient les conséquences d'une simple erreur d'interprétation. En règle générale, personne ne devait être trop rigide sur quelque sujet que ce soit, car « vivre signifiait changer constamment de couleur ».

Aziz et Ella vivaient dans des fuseaux temporels différents. Littéralement et métaphoriquement. Pour elle, le temps, c'était essentiellement l'avenir. Elle passait une partie considérable de ses journées à pré-voir obsessionnellement la minute qui allait suivre, le jour, le mois suivant, l'année prochaine. Même pour des affaires aussi peu importante que les courses ou le remplacement d'une chaise brisée, elle organisait chaque détail à l'avance et se promenait avec dans son sac un emploi du temps précis et des listes méti-culeuses de tâches à accomplir.

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En revanche, pour Aziz, le temps était centré sur l'instant, et toute période autre que « maintenant » était une illusion. Pour la même raison, il croyait que l'amour n'avait rien à voir avec des « projets pour demain » ou des « souvenirs d'hier ». L'amour ne pouvait être qu'ici et maintenant. Un de ses premiers courriels se terminait par cette phrase : « Je suis un soufi, l'enfant de l'instant présent. »

Quelle chose bizarre à dire, lui répondit Ella, à une femme qui a toujours trop pensé au passé et encore plus à l'avenir, mais qui, en fin de compte, n'a jamais vraiment pris conscience de l'instant pré-sent !

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ALADIN

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Bien mal m'en a pris, mais je n'étais pas là quand le derviche a croisé la route de mon père. J'étais parti chas-ser le daim avec des amis, et je ne suis revenu que le lendemain. Déjà, toute la ville ne parlait que de sa ren-contre avec Shams de Tabriz. Qui était ce derviche, se demandaient les gens, et comment un érudit tel que Rûmi avait-il pu le prendre au sérieux au point de s'incli-ner devant lui ?

Depuis ma plus tendre enfance, j'ai vu des gens s'agenouiller devant mon père, et jamais je n'aurais imaginé que ce pût être l'inverse - sauf si, bien sûr, l'autre était un roi ou un grand vizir. J'ai donc refusé de croire la moitié de ce que j'entendais, et je n'ai pas laissé la rumeur m'affecter, jusqu'à ce que j'arrive à la maison et que Kerra, ma belle-mère, qui jamais ne ment et jamais n'exagère, me confirme toute l'histoire. Oui, c'était vrai, un derviche errant appelé Shams de Tabriz avait défié mon père en public ; plus invraisem-blable encore : il s'était installé chez nous.

Qui pouvait être cet étranger qui faisait irruption dans nos vies comme une pierre mystérieuse jetée du ciel ? Impatient de le voir de mes yeux, j'ai demandé à Kerra :

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« Où est donc cet homme ? — Ne fais pas de bruit, a murmuré Kerra un peu ner-

veuse. Ton père et le derviche sont dans la biblio-thèque. »

J'ai alors perçu le ronronnement lointain de leurs voix, bien qu'il me fut impossible de distinguer la teneur de leur discours. J'allais me diriger vers eux quand Kerra m'a retenu.

« Je crains que tu ne doives attendre. Ils ont demandé à ne pas être dérangés. »

Ils ne sont pas sortis de la bibliothèque de toute la journée. Ni le lendemain. Ni le jour suivant. De quoi pouvaient-ils bien parler ? Que pouvaient avoir en com-mun mon père et un simple derviche ?

Une semaine a passé, puis une autre. Chaque matin, Kerra préparait le petit déjeuner et le laissait sur un pla-teau devant leur porte. Quels que fussent les mets déli-cieux qu'elle leur préparait, ils les refusaient tous, se contentant d'une tranche de pain le matin et d'un verre de lait de chèvre le soir.

Perturbé, agité, mon humeur s'assombrissant de jour en jour, à différentes heures je sondais la moindre fissure, le moindre trou pour regarder dans la biblio-thèque. Sans jamais m'inquiéter qu'ils ouvrent sou-dain la porte et me trouvent en train d'espionner, je passais un temps considérable penché contre le pan-neau pour tenter de comprendre ce dont ils parlaient. Mais je n'entendais que des murmures sourds. Je ne voyais pas grand-chose non plus. La pièce était plon-gée dans l'ombre, car ils avaient presque complète-ment tiré les rideaux. Sans plus à voir ou à entendre, mon esprit s'acharnait à combler les silences, fabri-quant les conversations qu'ils devaient tenir.

Une fois, Kerra m'a trouvé l'oreille contre la porte, mais elle n'a rien dit. Ce jour-là, elle était déjà plus désespérément avide que moi d'apprendre ce qui se

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passait. Les femmes ne peuvent lutter contre leur curio-sité. C'est dans leur nature.

Mais ce fut tout différent quand mon frère Sultan Walad me surprit dans la même position. Il posa sur moi un regard brûlant et son visage s'aigrit.

« Tu n'as aucun droit d'espionner les gens, surtout pas notre père ! me réprimanda-t-il.

— Honnêtement, mon frère, demandai-je avec un haussement d'épaules, est-ce que ça ne t'ennuie pas que notre père passe son temps avec un étranger ? Ça fait plus d'un mois, maintenant. Père a oublié sa famille. Cela ne te bouleverse pas ?

— Notre père n'a oublié personne, répliqua mon frère. Il a trouvé un très bon ami en Shams de Tabriz. Au lieu de le harceler et de te plaindre comme un bébé, tu devrais te réjouir pour notre père. Si tu l'aimes sin-cèrement, je veux dire. »

C'était le genre de choses que seul mon frère pouvait me dire. Habitué à ses excentricités, je n'ai pas pris ombrage de cette remarque blessante. Enfant parfait depuis son premier souffle, il était le chouchou de la famille et du voisinage, et le fils préféré de mon père.

* * *

Quarante jours exactement après que mon père et le derviche s'étaient cloîtrés dans la bibliothèque, une chose étrange se produisit. J'étais à nouveau accroupi contre la porte, espionnant un silence plus profond que d'ordinaire, quand soudain j'entendis le derviche :

« Cela fait quarante jours que nous nous sommes retirés ici. Chaque jour, nous avons discuté une des quarante Règles des mystiques itinérants de l'Islam. Maintenant que nous en avons terminé, je crois qu'il

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vaudrait mieux que nous sortions. Ton absence a dû intriguer ta famille.

— Ne t'inquiète pas, objecta mon père. Mon épouse et mes fils sont assez mûrs pour comprendre que je puisse avoir besoin de passer quelque temps loin d'eux.

— Je ne sais rien de ton épouse, mais tes garçons sont aussi différents que le jour et la nuit. L'aîné marche sur tes traces, mais le plus jeune, je le crains, prend une voie toute différente. Il a le cœur noirci par le ressen-timent et l'envie. »

Mes joues se mirent à brûler de colère. Comment pouvait-il dire de telles horreurs sur moi, alors que nous ne nous étions jamais rencontrés ?

« Il croit que je ne le connais pas, mais si, dit le der-viche après une pause. Tandis qu'il se tenait l'oreille collée à la porte, qu'il me regardait à travers les fissures, je le regardais aussi. »

Je sentis un frisson me parcourir et chaque poil de mes bras se dressa. Sans réfléchir, j'ouvris la porte en coup de vent et j'entrai dans la pièce. Les yeux de mon père s'arrondirent d'incompréhension, mais la colère ne tarda pas à remplacer la surprise.

« Aladin, as-tu perdu l'esprit ? Comment oses-tu nous déranger ainsi ? » tonna mon père.

J'ignorai sa question. Pointant Shams du doigt, je m'exclamai : « Pourquoi ne lui demandes-tu pas d'abord comment il ose parler de moi de cette façon ? »

Mon père ne dit pas un mot. Il se contenta de me regarder et inspira profondément, comme si ma pré-sence était un lourd fardeau sur sa poitrine.

«Je vous en prie, père, Kerra s'ennuie de vous. Et vos élèves aussi. Comment pouvez-vous tourner le dos à tous ceux qui vous aiment pour un sale derviche ? »

Ces mots n'avaient pas sitôt passé mes lèvres que je les regrettai, mais il était trop tard. Jamais je n'avais lu une telle déception dans le regard de mon père.

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« Aladin, rends-toi service : sors d'ici immédiate-ment. Va dans un lieu calme et réfléchis à ce que tu viens de faire. Ne me reparle plus avant d'avoir sondé ton âme et reconnu ton erreur.

— Mais, père... — Sors immédiatement ! » répéta mon père en se

détournant de moi. Le cœur lourd, je sortis, les paumes humides, les

genoux tremblants. À cet instant, il fut soudain évident que, d'une

manière incompréhensible pour moi, nos vies avaient changé. Plus rien ne serait pareil. Depuis la mort de ma mère, huit ans plus tôt, c'était la seconde fois que je me sentais abandonné par l'un de mes parents.

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RÛMI

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Batin Allah - la face cachée de Dieu. Ouvre mon esprit pour que je puisse voir la Vérité.

Quand Shams de Tabriz m'a posé la question sur le prophète Muhammad et le soufi Bistami, j'ai eu l'impres-sion qu'il ne restait plus que nous deux sur terre. Devant nous se succédaient les sept étapes sur la Voie de la Vérité - les sept maqamat par lesquels tout ego doit passer afin d'atteindre d'unicité.

La première étape est celle du nafs dépravé, l'état le plus primitif et le plus courant, quand l'âme est piégée dans des quêtes matérielles. La plupart des êtres humains y restent englués, luttant et souffrant au ser-vice de leur ego, mais jugeant toujours les autres res-ponsables de leur interminable malheur.

Si et quand une personne prend conscience de la situa-tion avilissante de l'ego, parce qu'elle a travaillé sur elle-même, elle peut passer à l'étape suivante qui, d'une cer-taine manière, est à l'opposé de la première. Au lieu d'en vouloir aux autres tout le temps, la personne qui a atteint ce stade se blâme elle-même, allant parfois jusqu'à la négation de soi. Là, l'ego devient le nafs réprobateur.

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À la troisième étape, la personne est plus mûre et l'ego a évolué en nafs inspiré. Ce n'est qu'à ce niveau, et jamais avant, qu'on peut faire l'expérience de la vraie signification du mot « abandon » et emprunter la Vallée de la Connaissance. Néanmoins, beaucoup de ceux qui en sont arrivés là souhaitent y rester, perdant la volonté et le courage d'aller plus loin. C'est pourquoi, si belle et bénie que soit cette troisième étape, c'est un piège pour ceux qui aspirent à aller plus haut.

Ceux qui parviennent à progresser atteignent la Vallée de la Sagesse et connaissent ainsi le nafs serein. Là, l'ego n'est plus ce qu'il était, transformé en un niveau de conscience plus élevé.

Au-delà s'étend la Vallée de l'Unité. Ceux qui y sont seront heureux de toute situation dans laquelle Dieu les placera. Les affaires du monde ne les touchent pas, car ils ont atteint le nafs accompli.

A l'étape suivante, le nafs épanouissant, l'être devient une lanterne pour les autres, son énergie rayonnant vers tous ceux qui la demandent, et il enseigne et illumine comme un véritable maître. Il arrive qu'à ce stade on ait des pouvoirs de guérison. Où qu'on aille, on transforme la vie des autres.

Enfin, à la septième étape, on atteint le nafs puri-fié. Mais personne ne sait grand-chose sur elle, car les rares personnes qui l'ont atteinte ne veulent pas en parler.

Les étapes sur la Voie sont faciles à résumer, difficiles à expérimenter. En plus des épreuves qui surgissent en chemin, rien ne garantit une progression continue. La route de la première à la dernière n'est en rien linéaire. On court toujours le danger de trébucher et de revenir à un stade antérieur ; on peut parfois, d'une étape supé-rieure, retourner à la première. Vu les nombreux pièges en chemin, on ne s'étonnera pas que chaque siècle,

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quelques rares personnes seulement parviennent à atteindre les étapes ultimes.

*

* *

Donc, quand Shams m'a posé cette question, il ne cherchait pas simplement une comparaison. Il voulait que je réfléchisse : jusqu'où étais-je prêt à aller dans l'effacement de ma personnalité afin d'être absorbé en Dieu ? Une seconde question se cachait dans la pre-mière : « Et toi, grand prédicateur, des sept étapes, à laquelle te trouves-tu ? Et crois-tu avoir le courage d'aller plus loin, jusqu'au bout ? Dis-moi, quelle est la taille de ta coupe ? »

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KERRA

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Blâmer le sort qui est le mien ne me vaut rien, je le sais. Mais je ne peux m'empêcher de souhaiter être plus savante en religion, en histoire et en philosophie, toutes ces choses dont Rûmi et Shams doivent parler jour et nuit. Il y a des moments où j'ai envie de me révolter d'avoir été créée femme. Quand on est une fille, on vous apprend à cuisiner et à faire le ménage, à laver le linge sale, à repriser les chaussettes, à faire du beurre et du fromage et à allaiter un bébé. A certaines, on apprend aussi l'art d'aimer et de se rendre attirantes aux hommes. Mais c'est à peu près tout. Personne ne donne de livres aux femmes pour leur ouvrir les yeux.

Aux premières années de notre mariage, je me glissais à chaque occasion dans la bibliothèque de Rûmi. Je res-tais assise au milieu de ces livres qu'il aimait tant, j'aspi-rais leur odeur de poussière, de moisissure, curieuse de savoir quels mystères ils cachaient. Je savais à quel point Rûmi adorait ses livres, dont la plupart lui avaient été transmis par feu son père, Baha al-Din. Entre tous, il aimait particulièrement le Ma'arif. Combien de nuits n'a-t-il pas passées à le lire jusqu'à l'aube, alors que je soupçonne qu'il connaît tout le texte par cœur !

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« On pourrait m'offrir des sacs pleins d'or que jamais je ne vendrais les livres de mon père, dit Rûmi. Chacun d'entre eux est un legs précieux de mes ancêtres. Je les ai reçus de mon père et je les transmettrai à mes fils. »

J'ai appris à mes dépens quel prix Rûmi attache à ses livres. Nous étions mariés depuis moins d'un an que, un jour où j'étais seule à la maison, j'ai eu l'idée de dépoussiérer la bibliothèque. J'ai sorti tous les livres des étagères et j'en ai essuyé la couverture avec un chiffon de velours trempé dans l'eau de rose. Dans la région, on croit qu'il y a une sorte de djinn juvénile appelé Kebikec, qui prend un malin plaisir à détruire les livres. Afin de l'écarter, il est de coutume d'écrire dans chaque volume : Arrête, Kebikec, ne touche pas à ce livre ! Com-ment aurais-je su que moi aussi, comme Kebikec, je devais rester loin des livres de mon mari ?

Cet après-midi-là, j'ai épousseté et nettoyé chaque ouvrage de la bibliothèque. Puis je me suis mise à lire la Vivification des sciences de, la foi de Ghazali. Ce n'est que lorsque j'ai entendu une voix lointaine et sèche derrière moi que j'ai pris conscience du temps que j'avais passé en ce lieu.

« Kerra, que fais-tu donc ici ? » C'était Rûmi, ou quelqu'un qui lui ressemblait,

avec une voix dure, une expression grave. En huit ans de mariage, c'est la seule fois où il s'est adressé à moi sur ce ton.

« J'ai tout nettoyé, ai-je murmuré d'une petite voix. Je voulais te faire la surprise.

— Je comprends. Je te prie, dorénavant, de ne plus jamais toucher à mes livres. En fait, je préférerais que tu ne pénètres plus du tout dans cette pièce. »

Depuis ce jour, j'ai évité la bibliothèque, même quand il n'y avait personne à la maison. J'ai compris et accepté que le monde des livres n'était pas, n'avait jamais été et ne serait jamais pour moi.

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Mais quand Shams de Tabriz est venu chez nous et que mon mari et lui se sont enfermés quarante jours dans la bibliothèque, j'ai senti bouillir en moi un vieux ressentiment. Une blessure dont je ne savais même pas souffrir s'est mise à saigner.

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KIMYA

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Bergère née de simples paysans dans une vallée des monts Taurus, j'avais douze ans quand Rûmi m'a. adoptée. Mes vrais parents travaillaient si dur qu'ils avaient vieilli avant l'âge. Nous vivions pauvrement dans une petite maison où ma sœur et moi partagions une chambre avec les fantômfes de nos frères et sœurs morts, cinq enfants terrassés par des maladies bénignes. J'étais la seule de la famille à pouvoir voir les fantômes. J'effrayais ma sœur et je faisais pleurer ma mère chaque fois que je racontais ce que faisaient les petits esprits. Je tentais en vain d'expliquer qu'il ne fal-lait ni avoir peur ni s'inquiéter, puisque aucun des enfants morts n'avait un aspect effrayant ni malheu-reux. Jamais je n'ai réussi à le faire comprendre à ma famille.

Un jour, un ermite est passé par notre village. En le voyant si épuisé, mon père l'a invité à passer la nuit chez nous. Ce soir-là, alors que nous étions réunis devant l'âtre où grillait du fromage de chèvre, il nous a raconté de merveilleuses histoires de pays lointains. Tandis que résonnait sa voix, j'ai fermé les yeux et j'ai voyagé avec lui dans le désert d'Arabie, dormi sous des

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tentes de bédouins en Afrique du Nord, navigué sur une mer d'eaux, bleues appelée la Méditerranée. J'ai trouvé un coquillage sur la plage, avec ses grosses circonvolu-tions, et je l'ai glissé dans ma poche. J'avais prévu de marcher tout le long de la plage quand une odeur forte et repoussante m'a arrêtée.

Quand j'ai ouvert les yeux, je me suis retrouvée allongée par terre, tout le monde penché sur moi, l'air inquiet. Ma mère tenait ma tête d'une main et de l'autre elle frottait mon nez avec un oignon coupé en deux.

« Elle revient à elle ! s'est écriée ma sœur en battant des mains de joie.

— Dieu merci ! a soupiré ma mère. Depuis qu'elle est toute petite, a-t-elle expliqué à l'ermite, Kimya souffre d'évanouissements. Ça lui arrive sans arrêt. »

Au matin, l'ermite nous a remerciés pour notre hos-pitalité et nous a dit au revoir. Avant de partir, il s'est adressé à mon père :

« Votre fille Kimya est une enfant particulière. Elle a des dons. Ce serait pitié que de les laisser se perdre. Vous devriez l'envoyer à l'école...

-— Et pourquoi une fille devrait-elle être instruite ? s'est exclamée ma mère. On n'a jamais rien entendu de tel !

— Dieu n'a pas défavorisé votre enfant en la faisant fille, a insisté l'ermite. Il lui a conféré de nombreux dons. Prétendez-vous en savoir plus que Dieu ? S'il n'y a pas d'école pour elle, envoyez-la à un érudit pour qu'elle reçoive l'éducation qu'elle mérite. »

Ma mère a secoué la tête, mais j'ai vu que mon père était d'un avis différent. Connaissant son amour de l'éducation et du savoir, sachant combien il appréciait mes capacités, ça ne m'a pas surprise qu'il demande : « Nous ne connaissons pas d'érudit. Où pourrais-je en trouver un ? »

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C'est alors que l'ermite a prononcé le nom qui allait changer ma vie. « Je connais un merveilleux érudit à Konya, il s'appelle Mawlânâ Jalal al-Din Rûmi. Il se pourrait qu'il soit heureux d'enseigner à une petite fille comme Kimya. Conduisez-la à lui. Vous ne le regret-terez pas. »

L'ermite parti, ma mère leva les bras au ciel. « Je suis enceinte. Bientôt, il y aura une autre bouche à nourrir dans cette maison. J'ai besoin d'aide. Une fille n'a pas besoin de livres. Elle a besoin d'apprendre à tenir une maison et à s'occuper d'un enfant. »

J'aurais préféré que ma mère s'oppose à mon départ pour d'autres raisons. Si elle avait dit que je lui man-querais, qu'elle ne supportait pas l'idée de me donner à une autre famille, même temporairement, j'aurais pu choisir de rester. Mais elle n'a rien dit de tel. Quoi qu'il en soit, mon père restait convaincu que l'ermite avait raison et, quelques jours plus tard, j'en étais convain-cue moi aussi.

Mon père et moi n'avons donc pas tardé à prendre la route de Konya. Nous avons attendu Rûmi hors de la madrasa où il enseignait. Quand il est sorti, j'étais si gênée que je n'ai pas pu lever les yeux vers lui. J'ai regardé ses mains. Il avait des doigts longs, souples, minces ; des mains d'artisan plus que d'érudit. Mon père m'a poussée vers lui.

« Ma fille est très douée. Ma femme et moi ne sommes que des pauvres gens. On nous a dit que vous êtes très savant en religion. Voudriez-vous l'instruire ? »

Même sans regarder son visage, j'ai senti que Rûmi n'était pas surpris. Il devait être habitué à de telles requêtes. Pendant que mon père et lui discutaient, j'ai gagné la cour, où j'ai vu plusieurs garçons, mais aucune fille. Je revenais vers eux quand j'ai eu l'agréable sur-prise de remarquer une jeune femme, seule dans un coin, son visage rond impassible et blanc comme

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sculpté dans le marbre. Je lui ai fait signe. Elle a eu l'air surprise, mais après une brève hésitation elle a répondu à mon salut.

« Bonjour, petite fille, est-ce que tu peux me voir ? » m'a-t-elle demandé.

J'ai hoché la tête et elle a souri en battant des mains. « C'est merveilleux ! Tu es la seule. »

En arrivant près de mon père et de Rûmi, j'ai cru qu'ils cesseraient de parler en la voyant, mais elle avait raison, ils ne la voyaient pas.

« Approche, Kimya, m'a dit Rûmi. Ton père me dit que tu aimes l'étude. Dis-moi, qu'y a-t-il dans les livres que tu apprécies tant ? »

J'ai eu du mal à avaler ma salive, et j'ai été incapable de répondre, restant comme paralysée.

« Allez, ma chérie ! » a insisté mon père d'une voix qui trahissait sa déception.

Je voulais donner une réponse intelligente, qui ren-drait mon père fier de moi, mais je ne savais pas ce que ça pouvait être. L'angoisse m'étreignait au point que le seul son qui est sorti de ma bouche était un soupir désespéré.

Mon père et moi serions retournés au village, défaits, si la jeune femme n'était pas intervenue. Elle m'a pris la main. « Dis juste la vérité sur toi ! Ça suffira, je te le promets. »

Je me suis sentie mieux et je me suis tournée vers Rûmi : « Je serais honorée d'étudier le Coran avec vous, maître. Je n'ai pas peur de travailler dur. »

Le visage de Rûmi s'est illuminé. « C'est très bien ! a-t-il dit, avant de se reprendre, comme s'il se souvenait d'un détail dérangeant. Mais tu es une fille. Même si nous étudions avec intensité et que tu fais de gros pro-grès, bientôt, tu te marieras et tu auras des enfants. Des années d'instruction seront perdues. »

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Je ne savais que répondre à ça et le découragement m'a envahie, comme une culpabilité. Mon père aussi a eu l'air troublé ; il s'est mis à inspecter ses chaussures. Une fois de plus la jeune femme m'a secourue : « Dis-lui que son épouse a toujours voulu avoir une petite fille et qu'elle serait heureuse de voir qu'il en éduque une. »

Rûmi a éclaté de rire quand je lui ai transmis ce mes-sage. « Je vois, tu es venue chez moi et tu as parlé à ma femme. Mais je peux te dire une chose : Kerra n'inter-vient en rien dans mon enseignement. »

Lentement, tristement, la jeune femme a secoué la tête et a murmuré à mon oreille : « Dis-lui que tu ne parles pas de Kerra, sa seconde épouse, mais de Gevher, la mère de ses deux fils. »

« Je parlais de Gevher, ai-je dit en veillant à bien pro-noncer ce nom, la mère de vos fils.

— Gevher est morte, mon enfant a dit sèchement Rûmi en pâlissant. Mais que sais-tu de ma première femme ? Est-ce une plaisanterie de mauvais goût ?

— Oh ! Je suis certain qu'elle ne pensait pas à mal, est intervenu mon père. Je peux vous assurer que Kimya est une enfant sérieuse. Jamais elle ne manque de respect à ses aînés. »

J'ai senti que je devais dire la vérité. « Feu votre épouse est là. Elle me tient la main et m'encourage à parler. Elle a les yeux en amande brun foncé, de jolies taches de rousseur, elle porte une longue robe jaune... »

Je me suis interrompue en voyant la jeune femme me montrer ses babouches.

« Elle veut que je vous parle de ses babouches. Elles sont en soie d'un orange lumineux brodée de petites fleurs rouges. Elles sont très jolies.

— J'ai rapporté ces babouches de Damas, a dit Rûmi alors que ses yeux s'emplissaient de larmes. Elle les ado-rait. »

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L'érudit est tombé dans le silence. Il se grattait la barbe, l'air solennel et distant. Mais quand il a repris la parole, sa voix était douce et amicale, sans trace de tristesse. « Maintenant, je comprends pourquoi on dit que votre fille est douée, a-t-il confié à mon père. Allons chez moi. Nous pourrons parler de son avenir en dînant. Je suis certain qu'elle sera une excellente élève. Meilleure que bien des garçons. »

Rûmi s'est alors tourné vers moi et m'a demandé : « Peux-tu dire cela à Gevher ? — Inutile, maître. Elle vous a entendu. Elle dit qu'il

faut qu'elle parte, maintenant, mais qu'elle vous regarde toujours avec amour. »

Rûmi m'a adressé un sourire chaleureux. Mon père aussi. Il planait autour de nous une aisance toute nou-velle. A cet instant, j'ai compris que ma rencontre avec Rûmi allait avoir des conséquences cruciales. Jamais je n'avais été proche de ma mère, mais comme pour com-penser ce manque, Dieu me donnait deux pères, mon vrai père et mon père adoptif.

C'est ainsi que je suis arrivé chez Rûmi, il y a huit ans, enfant timide affamée de connaissances. Kerra s'est montrée aimante et pleine de compassion, plus que ma propre mère, et les fils de Rûmi m'ont bien accueillie, en particulier son fils aîné qui, avec le temps, est devenu comme un grand frère.

En fin de compte, l'ermite avait raison. Mon père et ma sœur avaient beau me manquer, pas une seconde je n'ai regretté d'être venue et de m'être retrouvée dans la famille de Rûmi. J'ai passé bien des jours heureux sous son toit.

Jusqu'à ce qu'arrive Shams de Tabriz. Sa présence a tout changé.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 9 j u i n 2008

Elle avait beau ne pas aimer la solitude, Ella se rendit compte qu'elle préférait être seule, ces derniers temps. Focalisée sur la mise au point de sa fiche de lecture de Doux Blasphème, elle avait demandé à Michelle une semaine supplémentaire. Elle aurait pu terminer plus tôt, mais elle ne le voulait pas. Cette tâche lui donnait une excuse pour se retirer dans son esprit, pour délaisser les corvées domestiques et pour éviter la confrontation conjugale déjà trop retardée. Cette semaine, pour la première fois, elle ne se rendit pas à son club de cuisine fusion, se sentant incapable de cuisiner et de bavarder avec quinze femmes menant une vie semblable alors qu'elle n'était plus sûre de ce qu'elle devait faire de la sienne. Elle s'était fait porter pâle à la dernière minute.

Comme elle gardait pour elle ses échanges avec Aziz, soudain, elle se retrouvait avec bien trop de secrets. Aziz ignorait qu'elle ne se contentait pas de lire son roman : elle écrivait un rapport dessus, et l'agent littéraire ne savait pas qu'elle flirtait secrètement avec l'auteur du livre dont elle devait rendre compte rendu, et ni ses enfants ni son mari ne savaient rien

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des sujets abordés par le roman, rien de l'auteur, rien de leur flirt. En quelques semaines, la femme à la vie aussi transparente que la peau d'un nouveau-né était devenue une femme ballottée entre secrets et men-songes. Ce qui la surprenait plus encore, dans ce changement, c'était que cela ne la troublait pas le moins du monde. C'était comme si elle attendait, avec confiance et patience, que quelque chose d'énorme se produise. Cette attente irrationnelle participait au charme de sa nouvelle humeur car, en dépit des secrets, tout cela était bien charmant.

Avec le temps, les courriels ne suffirent plus. Ella appela Aziz la première. En dépit des cinq heures de décalage, ils se parlaient désormais presque chaque jour. Aziz lui avait trouvé une voix douce et fragile. Quand elle riait, son rire sortait en vaguelettes ponc-tuées de courtes inspirations, comme si elle ne savait pas bien si elle devait rire davantage. C'était le rire d'une femme qui n'avait jamais appris à ne pas trop prêter attention aux jugements des autres.

« Laissez-vous emporter par le courant, disait-il. Lâchez-vous ! »

Mais autour d'elle le flot était irrégulier et instable comme plusieurs choses qui se produisaient dans sa vie en ce moment. Avi prenait depuis peu des cours particulier en maths et Orly avait accepté de consulter un médecin pour ses troubles alimentaires. Ce matin, elle avait mangé une demi-omelette - son premier repas digne de ce nom depuis des mois. Même si elle avait tout de suite demandé combien de calories ça contenait, on pouvait considérer comme un petit miracle qu'elle ne se soit pas sentie coupable et ne se soit pas punie en vomissant après. Jeannette, quant à elle, avait lancé une bombe en annonçant sa rupture avec Scott. Elle n'avait fourni aucune explication autre que le fait que tous deux avaient besoin

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d'espace. Ella s'était demandé si « espace » était un code désignant un nouvel amour, étant donné que ni Jeannette ni Scott n'avaient perdu de temps pour trouver quelqu'un d'autre.

Ella tentait de ne plus juger les autres, mais la vitesse avec laquelle les relations humaines naissaient et se dissipaient ne cessait de l'étonner. Si elle n'avait appris qu'une seule chose d'Aziz, c'était que plus elle restait calme et sûre d'elle, plus ses enfants par-tageaient leurs pensées avec elle. Dès qu'elle avait cessé de leur courir après, ils avaient cessé de la fuir. Curieusement, les choses se passaient plus aisément et plus conformément à sa volonté qu'à l'époque où elle essayait désespérément d'aider et de réparer.

Et dire qu'elle ne faisait rien pour aboutir à un tel résultat ! Au lieu de considérer son rôle dans la mai-son comme une sorte de colle, de lien invisible bien que central qui unissait tout le monde, elle était deve-nue une spectatrice silencieuse. Elle regardait les évé-nements se dérouler et les jours passer, non pas nécessairement avec froideur ou indifférence, mais avec un détachement visible. Elle avait découvert que depuis qu'elle ne se stressait plus à propos de ce qu'elle ne pouvait contrôler, une autre Ella était sor-tie d'elle, plus sage, plus calme et bien plus raison-nable.

« Le cinquième élément, se murmurait-elle plu-sieurs fois par jour. Juste accepter le vide ! »

Il ne fallut pas longtemps à son mari pour remarquer qu'elle avait une attitude étrange, qui ne lui ressem-blait pas du tout. Était-ce pour cette raison qu'il voulait soudain passer du temps avec elle ? Il rentrait plus tôt, ces temps-ci, et Ella soupçonnait qu'il n'avait pas vu l'autre femme depuis un moment.

« Chérie, est-ce que ça va ? lui demandait souvent David.

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- Ça va on ne peut mieux », répondait-elle chaque fois avec un sourire.

C'était comme si son repli dans un espace calme et privé en elle avait arraché le décorum poli derrière lequel son mariage dormait depuis des années sans s'être jamais réveillé. Maintenant qu'ils ne faisaient plus semblant, elle voyait leurs défauts et leurs erreurs dans toute leur nudité. Elle avait cessé de feindre, et elle avait l'impression que David était sur le point de faire de même.

Au petit déjeuner et au dîner, ils parlaient des événe-ments du jour sur un ton posé très adulte, comme s'ils discutaient des intérêts versés sur leurs placements en Bourse. Puis ils tombaient dans le silence, manière de reconnaître brutalement qu'ils n'avaient guère d'autres sujets de conversation. Plus maintenant.

Il lui arrivait de surprendre son mari en train de la regarder intensément, comme s'il attendait qu'elle dise quelque chose, n'importe quoi. Ella sentait que, si elle l'avait interrogé sur ses aventures extraconju-gales, il n'aurait pas hésité à tout lui dire. Mais elle n'était pas certaine de vouloir savoir.

Dans le passé, elle feignait l'ignorance afin de ne pas faire tanguer l'embarcation qu'était leur mariage. Aujourd'hui, cependant, elle cessait de prétendre ne rien connaître de ses activités quand il était hors de la maison. Elle montrait clairement qu'elle savait, et que ça ne l'intéressait pas. C'était précisément cette indifférence qui effrayait son mari. Ella pouvait le comprendre car, tout au fond d'elle, ça l'effrayait aussi.

Un mois plus tôt, si David avait fait le plus petit pas en avant pour améliorer leur mariage, elle en eût été reconnaissante. La moindre tentative de sa part l'aurait ravie. Plus maintenant. Désormais, elle soup-çonnait que sa vie n'était pas assez réelle. Comment

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en était-elle arrivée là ? Comment la mère comblée de trois enfants avait-elle découvert son propre abat-tement ? Plus important : si elle était malheureuse, comme elle l'avait dit à Jeannette, pourquoi ne faisait-elle pas ce que les gens malheureux font tout le temps ? Elle ne pleurait pas assise par terre dans la salle de bains, elle ne sanglotait pas dans l'évier de la cuisine, elle ne sacrifiait pas à de longues promenades mélan-coliques loin de la maison, elle ne jetait pas d'objets contre les murs... Rien.

Un calme étrange était descendu sur elle. Elle se sentait plus stable que jamais, alors même qu'elle glissait vite loin de la vie qu'elle avait connue. Le matin, elle se regardait longuement, avec attention, dans le miroir, pour voir si le changement était écrit sur son visage. Avait-elle l'air plus jeune ? Plus jolie ? Ou peut-être plus pleine de vie ? Elle ne dis-tinguait aucune différence. Rien n'avait changé ; et pourtant plus rien n'était pareil..

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KERRA

k o n y a , 5 m a i 1 2 4 5

Branches devant nos fenêtres. Elles qui ployaient sous le poids de la neige se couvrent aujourd'hui de fleurs, et Shams de Tabriz est toujours chez nous. Pendant ce temps, j'ai regardé mon mari devenir un autre homme, dériver chaque jour un peu plus loin de moi et de sa famille. Au début, je me suis dit qu'ils ne tarderaient pas à se lasser l 'un de l'autre, mais rien de tel ne s'est produit. Au contraire, ils se sont rapprochés. Quand ils sont ensemble, soit ils restent étrangement silencieux, soit ils parlent longuement en un murmure percé de perles de rire. Je m'émer-veille qu'ils aient encore des choses à se dire. Après chaque conversation avec Shams, Rûmi est trans-formé, lointain et absorbé, comme intoxiqué par une substance que je ne peux ni sentir ni voir.

Us sont unis dans un nid pour deux, sans place pour une tierce personne. Ils hochent la tête, sou-rient, rient et froncent les sourcils en même temps, ils échangent de longs regards lourds de signification entre leurs paroles. Jusqu'à leur humeur qui semble dépendre de celle de l'autre. Parfois ils sont plus calmes qu'une berceuse, ne mangent rien, ne disent

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rien ; d'autres jours, ils tourbillonnent dans une telle euphorie qu'ils ont l'air de fous. Dans un cas comme dans l'autre, je ne parviens plus à reconnaître mon époux. L 'homme à qui je suis marié depuis plus de huit ans, celui dont j'ai élevé les enfants comme s'ils étaient les miens, celui avec qui j'ai eu un bébé, est devenu un étranger. Le seul moment où je me sens proche de lui, c'est quand il est profondément endormi. Combien de nuits, ces dernières semaines, suis-je restée éveillée à écouter le rythme de sa res-piration, à sentir le doux murmure de son haleine sur ma peau et le réconfort de son cœur qui battait à mon oreille, juste pour me rappeler qu'il est encore l 'homme que j'ai épousé !

Je ne cesse de me dire que c'est temporaire. Shams finira par partir. N'est-il pas un derviche errant ? Rûmi restera ici avec moi. Il appartient à cette ville et à ses élèves. Je n'ai plus qu'à attendre. Mais la patience ne me vient pas facilement, et je la perds un peu chaque jour qui passe. Quand je me sens trop abattue, je tente de me souvenir des jours passés, en particulier de l 'époque où Rûmi m'a soutenue contre l'adversité.

« Kerra est chrétienne. Même si elle se convertit à l'islam, elle ne fera jamais partie de notre commu-nauté ! avaient déclaré les gens, quand ils avaient eu vent de notre mariage imminent. Un grand érudit de l'islam ne devrait pas épouser hors de sa foi. »

Mais Rûmi ne leur avait pas prêté attention. Ni à cette époque ni plus tard. Pour cela, je lui serai tou-jours reconnaissante.

L'Anatolie est faite d 'un mélange de religions, de peuples et de cuisines. Si nous mangeons la même nourriture, si nous chantons les mêmes airs tristes, si nous avons les mêmes superstitions, si nous faisons les mêmes rêves la nuit, pourquoi ne pourrions-nous

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pas vivre ensemble ? J'ai connu des bébés chrétiens qui portaient des noms musulmans, et des bébés musulmans nourris au lait de mères chrétiennes. Notre monde est un grand liquide où tout coule et se mêle. S'il y a une frontière entre le christianisme et l'islam, elle doit être plus flexible que ne le croient les érudits des deux camps.

En tant qu'épouse d 'un célèbre érudit, les gens attendent de moi que j'aie une haute opinion des érudits mais, en vérité, ce n'est pas le cas. Ils sont très savants, c'est certain, mais un excès de connais-sances est-il bon en matière de foi ? Ils emploient toujours de si grands mots qu'on peine à suivre ce qu'ils disent. Les érudits musulmans critiquent le christianisme parce qu'il accepte la Trinité ; les éru-dits chrétiens critiquent l'islam parce qu'il considère que le Coran est un livre parfait. A les entendre, on croirait que ces deux religions sont à un monde de distance. A mon avis, quand on revient au fond des choses, les chrétiens ordinaires et les musulmans ordinaires ont plus en commun entre eux qu'avec leurs érudits respectifs.

On dit que le plus difficile pour un musulman qui se convertit au christianisme, c'est d'accepter la Tri-nité. Le plus difficile pour un chrétien qui se conver-tit à l'islam serait d 'abandonner la Trinité. Dans le Coran, Jésus dit : En vérité, je suis un serviteur de Dieu ; Il m 'a donné le Livre et m'a fait prophète.

Mais pour moi, l'idée que Jésus ne soit pas le fils de Dieu mais un serviteur de Dieu n'a pas été si dif-ficile à croire. Ce que j'ai trouvé beaucoup plus dur, c'est d 'abandonner Marie. Je ne l'ai dit à personne, pas même à Rûmi, mais parfois je me languis de voir les bons yeux bruns de Marie. Son regard m'apaise toujours.

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Il faut avouer que depuis l'arrivée de Shams de Tabriz chez nous, je suis tellement perturbée et triste que Marie me manque plus que jamais. Comme une fièvre qui parcourrait mes veines, mon besoin de prier Marie revient avec une force que j'ai du mal à contrôler. Dans ces moments-là, la culpabilité me ronge, comme si je trichais avec ma nouvelle religion.

Personne ne le sait. Pas même ma voisine Safiya, qui est ma confidente pour tout le reste. Elle ne com-prendrait pas. J'aurais aimé pouvoir partager cela avec mon mari, mais je ne vois pas comment. Il est si lointain, déjà, que j'ai peur de l'éloigner plus encore. Rûmi était tout pour moi. Aujourd'hui, il est un étranger. Je n'aurais jamais cru possible de vivre avec quelqu'un sous le même toit, de dormir dans le même lit, tout en ayant l'impression qu'il n'est pas vraiment là.

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SHAMS

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Brouillé est l'esprit des croyants si à chaque rama-dan ils jeûnent au nom de Dieu et qu'à chaque Aïd ils sacrifient un mouton ou une chèvre pour racheter leurs péchés, si toute leur vie ils s'efforcent d'accom-plir le pèlerinage à La Mecque et que cinq fois par jour ils s'agenouillent sur un tapis de prière, mais que dans le même temps il n'y ait pas place dans leur cœur pour l'amour. Pourquoi prendre tant de peine ? La foi n'est qu'un mot si l 'amour ne réside pas en son centre, elle est flasque, sans vie, vague, vide -rien qu'on puisse véritablement sentir.

Croient-ils que Dieu réside à La Mecque ou à Médine ? Ou dans quelque mosquée ? Comment peuvent-ils imaginer que Dieu puisse être confiné dans un espace limité quand II dit justement : Ni Mes deux ni Ma terre ne M'englobent, mais le cœur de Mon serviteur croyant M'englobe ?

Pitié pour le fou qui croit que les frontières de son esprit mortel sont celles de Dieu tout-puissant ! Pitié pour le fou qui pense pouvoir négocier et régler ses dettes avec Dieu ! Pensent-ils que Dieu est un épicier qui tente de soupeser nos vertus et nos méfaits sur deux

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balances ? Est-Il un clerc méticuleux qui note nos péchés dans Son livre de comptes afin que nous Le remboursions un jour ? Est-ce là leur idée de l'Unicité ?

Ni épicier ni clerc, mon dieu est un dieu magni-fique. Un dieu vivant ! Pourquoi voudrais-je un dieu mort ? Vivant, Il est ! Son nom est al-Hayy - l 'Éter-nel. Pourquoi errer dans la peur et l'angoisse, tou-jours laisser les prohibitions et les limitations me restreindre ? Il est l'infiniment compassionné. Son nom est al-Wadud. Il est tout entier digne de louanges. Son nom est al-Hamid. Beau au-delà de tous les rêves et de tous les espoirs. Al-Jamal, al-Kayyum, al-Rahman, al-Rahim. Dans le vent et les inondations, sec et assoiffé, je chanterai, je danserai pour Lui jusqu'à ce que ploient mes genoux, que s'effondre mon corps et que mon cœur cesse de battre. Je briserai mon ego en mille morceaux, jusqu'à ce que je ne sois plus qu'une particule de néant, le passeur du vide pur, la poussière de la pous-sière de Sa grande architecture. Avec reconnais-sance, joie et persévérance, je loue Sa splendeur et Sa générosité. Je Le remercie à la fois pour tout ce qu'il m'a accordé et pour tout ce qu'il m'a refusé, car Lui seul sait ce qui est bon pour moi.

Au souvenir d'une autre des Règles de ma liste, j'ai éprouvé une bouffée fraîche de bonheur et d'espoir. L'être humain occupe une place unique dans la création de Dieu. « J'ai insufflé Mon esprit en lui », dit Dieu. Chacun d'entre nous sans exception est conçu pour être l'envoyé de Dieu sur Terre. Demandez-vous combien de fois vous vous comportez comme un envoyé, si cela vous arrive jamais ? Souvenez-vous qu'il incombe à chacun de nous de découvrir l'esprit divin en nous et de vivre par lui.

Au lieu de se perdre dans l'Amour de Dieu et de livrer bataille contre leur ego, les zélotes religieux com-battent d'autres gens, ce qui produit une succession de

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vagues de peur. Si on regarde l'univers tout entier à travers le filtre de la peur, on ne s'étonnera pas de voir une pléthore de choses effrayantes. Chaque fois qu'il y a un tremblement de terre, une inondation ou quelque autre calamité, ils prennent cela pour un signe de la Colère divine - comme si Dieu n'avait pas dit : Ma compassion surpasse Ma colère. A toujours en vouloir à quelqu'un d'autre pour ceci ou cela, on dirait qu'ils attendent de Dieu tout-puissant qu'il intervienne et exerce leur pitoyable vengeance. Leur vie n'est qu'amertume et hostilité, un mécontentement si per-manent et si vaste qu'il les suit où qu'ils aillent, comme un nuage noir, assombrissant tant leur passé que leur avenir.

Le problème avec la foi, c'est que souvent, absorbé par les arbres, on est incapable de voir la forêt. La tota-lité de la religion est bien plus grande et plus profonde que la somme des parties qui la composent. Chaque règle doit être interprétée à la lumière de l'ensemble. Et l'ensemble est dissimulé dans son essence.

Pourtant, au lieu de chercher l'essence du Coran et de l'embrasser comme un tout, les intégristes en dis-tinguent un ou deux versets et font une priorité des commandements divins qu'ils trouvent en harmonie avec leur esprit effrayé. Ils ne cessent de rappeler à tous que, le Jour du Jugement, tous les êtres humains seront contraints de passer le pont Sirat, plus fin qu'un che-veu, plus tranchant qu'un rasoir. Incapable de traverser ce pont, le pécheur dégringolera dans les profondeurs de l'enfer, où il souffrira à jamais. Ceux qui ont mené une vie vertueuse arriveront à l'autre extrémité du pont, où ils seront récompensés par des fruits exo-tiques, de l'eau douce et des vierges. Voilà, en résumé, leur notion de la vie éternelle. Leur obsession des hor-reurs et des récompenses, des flammes et des fruits, des démons et des anges est telle que, dans leur désir de

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connaître un avenir qui justifiera qui ils sont aujourd'hui, ils oublient Dieu ! Ne connaissent-ils pas une des quarante Règles ? L'enfer est dans l'ici et le main-tenant. De même que le ciel. Cesse de t'inquiéter de l'enfer ou de rêver du ciel, car ils sont tous deux présents dans cet instant précis. Chaque fois que nous tombons amoureux, nous montons au ciel. Chaque fois que nous haïssons, que nous envions ou que nous battons quelqu'un, nous tombons tout droit dans le feu de l'enfer. C'est ce qu'explique la Règle vingt-cinq.

Y a-t-il pire enfer que les tourments dont souffre un homme quand il sait tout au fond de sa conscience qu'il a fait quelque chose de mal, de ter-riblement mal ? Posez-lui la question. Il vous dira ce qu'est l'enfer. Y a-t-il meilleur paradis que la félicité qui envahit un homme, à ces rares moments où les portes de l'univers s'ouvrent et où on se sent en pos-session de tous les secrets de l'éternité, uni avec Dieu ? Posez-lui la question. Il vous dira ce qu'est le ciel.

Pourquoi tant s'inquiéter des suites, d'un avenir ima-ginaire, quand l'instant présent est le seul temps dont on peut véritablement faire pleinement l'expérience, tant en la présence qu'en l'absence de Dieu dans nos vies ? Motivés non par la peur de la punition en enfer ni par le désir d'être récompensé au ciel, les soufis aiment Dieu simplement parce qu'ils L'aiment d'un amour pur, facile, sans corruption, sans négociation.

L'amour est la raison. L'amour est le but. Et quand on aime Dieu à ce point, quand on aime

chacune de Ses créations à cause de Lui et qu'on Le remercie, les catégories extérieures se dispersent dans l'air. Dès cet instant, il ne peut plus y avoir de « Je ». Tout ce à quoi vous vous résumez est un zéro si énorme qu'il couvre tout votre être.

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L'autre jour, Rûmi et moi réfléchissions à tout cela quand soudain il a fermé les yeux et a récité ces vers :

Ni chrétien ni juif ni musulman, hindou, Bouddhiste, soufi ou zen. Aucune religion, aucun système culturel. Je ne suis ni de l'Est ni de l'Ouest... Ma place est sans lieu, une trace de l'intraçable.

Rûmi pense qu'il ne sera jamais poète. Mais il y a un poète en lui. Un poète fabuleux ! Aujourd'hui, ce poète se révèle.

Oui, Rûmi a raison. Il n'est ni de l'Est ni de l'Ouest. Il appartient au Royaume de l'Amour. Il appartient à l'Aimé.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 12 j u i n 2008

Ella avait terminé la lecture de Doux Blasphème, et elle mettait la touche finale à sa note de lecture pour l'éditeur. Elle avait beau mourir d'envie de discuter des détails de son roman avec Aziz, son éthique pro-fessionnelle l'en empêchait. Ce ne serait pas bien. Pas avant qu'elle ait terminé son travail. Elle n'avait même pas dit à Aziz qu'après avoir lu son roman elle avait acheté les poèmes de Rûmi et en lisait au moins quelques-uns chaque soir avant de dormir. Elle avait nettement séparé son travail sur le roman de ses échanges avec l'auteur. Mais le 12 juin, il se produi-sit un événement qui brouilla à jamais les frontières entre les deux.

Jusqu'à ce jour, Ella n'avait vu aucune photo d'Aziz. Il n'en avait pas mis sur son site. Elle ne savait pas du tout à quoi il ressemblait. Au début, ce mystère entourant sa correspondance avec un homme sans visage lui avait plu. Mais au fil du temps, sa curiosité eut raison d'elle, et le besoin de mettre une image sur les messages qu'il lui envoyait la tarauda. Il ne lui avait pas demandé de photo, ce qu'elle trou-vait curieux, vraiment curieux.

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Prise d'une impulsion soudaine, elle lui envoya une photo d'elle, sur sa terrasse, avec son cher Spirit, vêtue d'une petite robe bleu ciel qui révélait discrètement ses formes. Elle souriait, mi-heureuse, mi-gênée, ses doigts tenant fermement le collier du chien, comme si l'animal pouvait lui transmettre de la force. Au-dessus d'eux, le ciel formait un patchwork de gris et de vio-lets. Ce n'était pas la meilleure photo d'elle, mais il y avait là quelque chose de spirituel, presque d'un autre monde. Du moins l'espérait-elle. Elle la joignit à un de ses courriels et attendit. C'était sa manière de deman-der à Aziz d'envoyer une photo de lui.

Il le fit. Quand Ella reçut la photo d'Aziz, elle pensa qu'elle

avait dû être prise en Extrême-Orient. Non qu'elle y fût jamais allée. Sur la photo, Aziz était entouré d'une bonne douzaine d'enfants de tous âges, les che-veux bruns. Vêtu d'une chemise et d'un pantalon noirs, il avait un nez aquilin, des pommettes hautes, de longs cheveux noirs ondulés qui tombaient sur ses épaules. Ses yeux ressemblaient à deux émeraudes vibrantes d'énergie - et d'autre chose -, qu'Ella reconnut pour être de la compassion. Il ne portait qu'une boucle d'oreille et un collier à la forme com-plexe qu'Ella ne parvint pas à distinguer clairement. En arrière-plan, un lac argenté entouré de hautes herbes, et dans un coin, l'ombre de quelque chose ou de quelqu'un hors champ.

En inspectant la photo de cet homme, en analysant chaque détail, Ella eut l'impression de le reconnaître. Aussi bizarre que cela puisse paraître, elle aurait pu jurer qu'elle l'avait déjà vu.

Soudain, elle comprit pourquoi. Shams de Tabriz montrait plus qu'une vague res-

semblance avec Aziz Z. Zahara. Sur la photo, l'auteur était l'image même de Shams, tel qu'il était décrit

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avant de partir pour Konya rencontrer Rûmi. Ella se demanda si Aziz avait délibérément croqué son per-sonnage en fonction de son physique à lui. En tant qu'écrivain, il pouvait avoir voulu créer son person-nage central à son image, comme Dieu avait créé les être humains à Son image.

Elle y réfléchissait quand une autre possibilité s'imposa à elle. Se pouvait-il que Shams de Tabriz ait été exactement tel que décrit dans le livre, ce qui voudrait dire qu'une ressemblance surprenante exis-tait entre les deux hommes, à huit siècles d'écart ? Se pouvait-il que cette ressemblance, l'auteur n'ait pu ni la contrôler ni même, peut-être, la connaître ? Plus Ella essayait de résoudre ce dilemme, plus elle soup-çonnait que Shams de Tabriz et Aziz Z. Zahara puis-sent être liés d'une manière qui dépassait le simple effet littéraire.

Cette découverte eut deux impacts inattendus sur Ella. Elle éprouva d'abord le besoin de revenir à Doux Blasphème, de relire le roman sous un éclairage différent, non pour l'histoire, cette fois, mais pour découvrir l'auteur caché dans le personnage central, pour trouver Aziz dans Shams de Tabriz.

Dans un second temps, elle fut plus intriguée par la personnalité d'Aziz. Qui était-il ? Quelle était son histoire ? Dans un courriel plus ancien, il lui avait dit être écossais, mais pourquoi avait-il donc un nom oriental - Aziz ? Était-ce son véritable nom ? Était-ce son nom soufi ? Et, au fait, qu'est-ce que cela signi-fiait, d'être un soufi ?

Autre chose occupait son esprit : le tout premier, presque imperceptible signe de désir. Cela faisait si longtemps qu'elle avait éprouvé du désir qu'il lui fal-lut quelques secondes pour le reconnaître. Mais c'était bien cela. Fort, insistant, désobéissant. Elle se

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rendit compte qu'elle désirait l'homme sur la photo, et se demanda comment ce serait de l'embrasser.

Cette sensation était si inattendue et si embarras-sante qu'elle ferma son ordinateur portable d'un geste brusque, comme si l'homme sur la photo risquait de l'absorber.

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BAYBARS LE GUERRIER

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« Baybars, mon fils, ne fais confiance à personne, dit mon oncle, parce que le monde est plus corrompu chaque jour. »

Il prétend que la seule période où les choses étaient différentes, c'était pendant l'Âge d'Or, quand le pro-phète Muhammad - la Paix soit sur lui - était aux affaires. Depuis sa mort, tout a périclité. Mais si vous voulez mon avis, dès qu'il y a plus de deux personnes quelque part, ça devient tout de suite un champ de bataille. Même au temps du Prophète, les gens connaissaient des hostilités, non ? La guerre est le cœur de la vie. Le lion mange le daim et les charognards net-toient la carcasse. La nature est cruelle. Sur terre, en mer ou dans le ciel, pour toutes les créatures, sans exception, il n'y a qu'un moyen de survivre : être plus malin et plus fort que son pire ennemi. Pour rester en vie, il faut se battre. C'est aussi simple que ça.

Nous devons nous battre. Même le plus naïf-peut voir qu'il n'y a pas d'autre moyen, à notre époque. Les choses ont pris un vilain tour il y a cinq ans, quand une centaine de diplomates mongols envoyés par Gengis Khan pour négocier la paix ont tous été massacrés. Sur

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ce, Gengis Khan s'est transformé en boule de rage enflammée, et il a déclaré la guerre à l'islam. Comment et pourquoi ces diplomates ont été tués ? Personne ne saurait le dire. Certains soupçonnent que Gengis Khan lui-même les aurait fait tuer pour avoir une raison de lancer sa guerre. Ça pourrait bien être vrai. On ne sait jamais. Mais je sais une chose : en cinq années, les Mongols ont dévasté toute la région du Khorasan, semant la destruction et la mort partout où les menait le galop de leurs chevaux. Il y a deux ans, ils ont vaincu les forces seldjoukides à Kosedag, transformant le sul-tan en vassal devant payer tribut. La seule raison qui explique que les Mongols ne nous aient pas anéantis complètement, c'est qu'il est plus rentable pour eux de nous garder sous leur joug.

Les guerres ont sûrement fait rage depuis des temps immémoriaux, au moins depuis que Caïn a tué son frère Abel, mais l'armée mongole n'est comparable à rien de ce qu'on a connu auparavant. Spécialistes en maints domaines, ses soldats utilisent un large éventail d'armes dont chacune a été conçue dans un but précis. Tout guerrier mongol est lourdement armé d'une masse, d'une hache, d'un sabre et d'un javelot. Ils ont en plus des flèches qui peuvent pénétrer une armure, mettre le feu à des villages entiers, empoisonner leurs victimes ou percer les os les plus durs du corps humain. Ils ont même des flèches sifflantes qu'ils utilisent pour envoyer des signaux d'un bataillon à un autre. Avec des talents belliqueux si bien affûtés, sans aucun Dieu à craindre, les Mongols attaquent et rasent villes et vil-lages sur leur chemin. Jusqu'à la ville ancienne de Boukhara, qu'ils ont transformée en tas de pierres. Et il n'y a pas que les Mongols. Il faut qu'on reprenne Jérusalem aux Croisés, sans parler des pressions exer-cées par les Byzantins et des rivalités entre shiites et sunnites. Quand on est cerné par des ennemis sangui-

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naires, comment peut-on se permettre d'être paci-fique ?

C'est pourquoi des gens comme Rûmi me tapent sur les nerfs. Je me moque que tout le monde ait une si haute opinion de lui. Pour moi, il n'est qu'un lâche qui diffuse des paroles de couardise. Il était peut-être un grand érudit dans le passé, mais aujourd'hui, claire-ment, il est sous l'influence de cet hérétique, Shams. Alors que les ennemis de l'islam se renforcent, que prêche Rûmi ? La paix ! La passivité ! La soumission !

Frères, supportez la douleur. Fuyez le poison de vos pulsions. Le ciel s'inclinera devant votre beauté Si vous le faites... C'est ainsi qu'une épine devient rose. Le particulier rayonne avec l'universel.

Rûmi prêche la soumission, transformant les musul-mans en un troupeau de moutons, faibles et timorés. Il dit que pour tout prophète il y a une communauté de fidèles, et que pour chaque communauté, il y a un temps prescrit. A part « amour », on dirait bien que ses mots préférés sont « patience », « équilibre » et « tolé-rance ». A l'écouter, nous devrions tous rester assis chez nous et attendre d'être massacrés par nos ennemis ou frappés par une autre calamité. Et je suis certain qu'il viendrait alors, qu'il examinerait brièvement les ruines, et qu'il appellerait ça baraqa. Des gens l'ont entendu dire : « C'est quand l'école, la mosquée et le minaret sont abattus que les derviches peuvent constituer leur communauté. » Non mais ! Qu'est-ce que ça veut dire ?

Quand on y pense, la seule raison qui a conduit Rûmi dans cette ville, c'est qu'il y a quelques dizaines d'années sa famille a quitté l'Afghanistan pour se réfu-gier en Anatolie. Bien d'autres personnes puissantes et

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riches avaient, à l'époque, reçu une invitation du sultan seldjoukide, dont le père de Rûmi. Ainsi hébergée et privilégiée, toujours objet de l'attention et de l'appro-bation du sultan, la famille de Rûmi a quitté le chaos de l'Afghanistan pour les paisibles vergers de Konya. C'est facile de prêcher la tolérance, quand on a un tel passé !

L'autre jour, j'ai entendu une histoire que Shams de Tabriz avait racontée à un groupe, au bazar. Il a dit qu'Ali, le successeur et compagnon du Prophète, luttait contre un infidèle sur le champ de bataille. Ali était sur le point de plonger son épée dans le cœur de l'autre quand soudain cet infidèle a levé la tête et lui a craché dessus. Ali a immédiatement laissé tomber son épée, il a pris une profonde inspiration et il s'est éloigné. L'infi-dèle n'en revenait pas. Il a couru derrière Ali pour lui demander pourquoi il l'avait laissé en vie.

« Parce que je suis très en colère contre toi, a répondu Ali.

— Alors, pourquoi est-ce que tu ne me tues pas ? Je ne comprends pas.

— Quand tu m'as craché au visage, j'ai éprouvé une grande colère. Mon ego, provoqué, aspirait à la ven-geance. Si je te tue maintenant, j'obéirai a mon ego. Et ce serait une énorme erreur. »

Ali a donc laissé l'homme libre. L'infidèle a été à tel point touché qu'il est devenu l'ami et le fidèle d'Ali, et il a fini par se convertir à l'islam de sa propre volonté.

Apparemment, c'est le genre d'histoire que Shams de Tabriz aime raconter. Et quel est son message ? Laissez les infidèles vous cracher au visage ! Moi, je dis : pas question ! Infidèle ou pas, personne ne peut cracher au visage de Baybars le Guerrier.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 13 j u i n 2008

Bien-aimé Aziz,

Vous allez me prendre pour une folle, mais il y a une chose que j'ai envie de vous demander: êtes-vous Shams ?

Ou bien est-ce l'inverse ? Shams est-il vous ?

Sincèrement à vous, Ella

*

* *

Chère Ella,

Shams est la personne responsable de la transfor-mation du prédicateur local Rûmi en un poète et mystique de renommée mondiale.

Maître Sameed me disait souvent: «Même s'il peut y avoir un équivalent de Shams chez certains, ce qui compte, c'est où sont les Rûmi pour le voir. »

Salutations chaleureuses, Aziz

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*

* *

Cher Aziz,

Qui est maître Sameed ? Bien à vous,

Ella

*

* *

Bien-aimée Ella,

C'est une longue histoire. Voulez-vous vraiment la connaître ?

Chaleureusement, Aziz

*

* *

Cher Aziz,

J'ai tout mon temps. Tendrement,

Ella

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RÛMI

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Bienheureuse et riche est votre vie, pleine et complète - à ce que vous croyez. Jusqu'à ce que quelqu'un arrive et vous fasse comprendre ce que vous avez raté tout ce temps. Tel un miroir qui reflète plus ce qui manque que ce qui est là, il montre les vides de votre âme - les vides que vous avez refusé de voir. Cette personne peut être un amant, un ami ou un maître spirituel. Parfois, il peut être un enfant sur lequel veiller. Ce qui compte, c'est de trouver l'âme qui va compléter la vôtre. Tous les prophètes ont donné le même conseil : trouvez celui qui sera votre miroir ! Pour moi, ce miroir est Shams de Tabriz. Jusqu'à ce qu'il arrive et me force à regarder tout au fond des replis de mon âme, je n'avais pas affronté la vérité fondamentale sur moi : bien que cou-ronné de succès et prospère extérieurement, intérieu-rement, j'étais seul et insatisfait.

Comme si, pendant des années, vous compiliez un dictionnaire personnel : dedans vous donnez la défini-tion de chaque concept qui compte pour vous, tels « vérité », « bonheur » ou « beauté ». A chaque tournant important de votre vie, vous vous référez à ce diction-naire, sans jamais vraiment éprouver le besoin de

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remettre ses fondements en question. Un jour, un étranger arrive, vous arrache votre précieux diction-naire et le jette.

« Toutes tes définitions doivent être repensées, dit-il. Il est temps pour toi de désapprendre tout ce que tu sais. »

Et vous, pour une raison inconnue de votre esprit mais évidente à votre cœur, au lieu de soulever des objections ou de vous mettre en colère contre lui, vous obéissez avec joie. C'est ce que Shams a fait pour moi. Notre amitié m'a tant appris ! Plus encore : Shams m'a appris à désapprendre tout ce que je savais.

Quand vous aimez quelqu'un à ce point, vous vous attendez à ce que tout le monde autour de vous éprouve la même chose, partage votre joie, votre euphorie. Et quand cela ne se produit pas, vous êtes surpris, puis vous vous sentez blessé et trahi.

Comment pouvais-je faire voir ce que je voyais à ma famille et à mes amis ? Comment pouvais-je décrire l'indescriptible ? Shams est ma Mer de Miséricorde, mon Soleil de Grâce. Il est le Roi des Rois de l'Esprit. Il est mon haut cyprès et ma source de vie. Sa compa-gnie est comme la quatrième lecture du Coran - un voyage dont on ne peut faire l'expérience qu'intérieu-rement, sans jamais l'appréhender de l'extérieur.

Malheureusement, la plupart des gens fondent leurs évaluations sur des images ou des ouï-dire. Pour eux, Shams est un derviche excentrique. II? trouvent qu'il se comporte bizarrement et énonce des blasphèmes, qu'il est tout à fait imprévisible et sujet à caution. Pour moi, par contre, il est le summum de l'Amour qui fait bouger tout l'univers, qui se retire parfois à l'arrière-plan et maintient l'unité du tout, qui explose d'autres fois en éclats. Une telle rencontre ne se produit qu'une fois dans une vie. Une fois en trente-huit ans.

Depuis que Shams est entré dans nos vies, les gens me demandent ce que je lui trouve de si particulier.

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Mais je n'ai aucun moyen de leur répondre. À la fin du jour, ceux qui ont posé cette question sont ceux qui ne comprendront pas ; quant à ceux qui comprennent, ils ne posent pas ce genre de question.

Le dilemme qui se présente à moi me rappelle l'his-toire de Leyla et d'Haroun al-Rachid, le célèbre empe-reur abbasside. Après avoir appris l'amour immense de Majnun pour Leyla, l'empereur était devenu très curieux au sujet de la jeune fille.

« Cette Leyla doit être une créature très spéciale, se disait-il. Une femme bien supérieure à toutes les autres. »

Excité, intrigué, il usa de tous les stratagèmes pour voir Leyla de ses propres yeux.

Finalement, un jour, on conduisit Leyla au palais de l'empereur. Quand elle retira son voile Haroun al-Rachid fut déçu. Non pas que Leyla fût laide, infirme ou vieille, mais elle n'était pas non plus d'une beauté extraordinaire. C'était un être humain avec ses défauts, une femme ordinaire conime tant d'autres.

L'empereur ne dissimula pas sa déception. « Etes-vous celle dont Majnun est complètement

fou ? Pourtant, vous paraissez tellement ordinaire ! Qu'avez-vous de si spécial ?

— Oui, dit la jeune femme avec un sourire, je suis Leyla. Mais vous n'êtes pas Majnun. Vous devez me voir avec ses yeux, si vous voulez résoudre ce mystère qu'on appelle l'amour. »

Comment puis-je expliquer le même mystère à ma famille, à mes amis ou à mes élèves ? Comment puis-je leur faire comprendre que, pour saisir ce qu'il y a de si spécial chez Shams de Tabriz, ils doivent commencer par le regarder avec les yeux de Majnun ?

Y a-t-il un moyen de comprendre ce que ̂ signifie l'amour sans d'abord devenir celui qui aime ?

L'amour ne peut s'expliquer. Il ne peut se dire.

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KIMYA

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Brûlant d'impatience, je retiens mon souffle dans l'attente de son appel, mais Rûmi n'a plus le temps d'étu-dier avec moi. Nos leçons me manquent, je me sens négli-gée, mais je ne suis pas en colère. C'est sans doute parce que j'aime trop Rûmi pour me fâcher contre lui. Ou bien c'est parce que je peux, mieux que personne, comprendre ce qu'il ressent, car tout au fond de moi, je suis emportée par le torrent déconcertant qu'est Shams de Tabriz.

Les yeux de Rûmi suivent Shams comme un tourne-sol suit le soleil. Leur amour l'un pour l'autre est si visible et si intense, ce qu'ils partagent est si unique, qu'on ne peut s'empêcher d'être déprimé, en leur pré-sence, frappé par la révélation qu'un lien d'une telle force manque dans votre propre vie. Tout le monde ne peut le tolérer dans cette maison, à commencer par Aladin. Je l'ai surpris bien des fois à poser sur Shams un regard assassin. Kerra est mal à l'aise, elle aussi, mais elle ne dit rien, ne pose jamais de questions. Nous sommes assis de concert sur un baril de poudre. Étran-gement, Shams de Tabriz, l'homme responsable de toute cette tension, n'a pas conscience de la situation - à moins qu'il ne s'en moque.

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J'éprouve de l'amertume à voir Shams nous enlever Rûmi. Mais je meurs aussi d'envie de mieux le connaître. Je lutte contre ces sentiments contradictoires depuis un certain temps mais, aujourd'hui, je crains de m'être trahie.

En fin d'après-midi, j'ai pris le coran accroché au mur, décidée à étudier seule. Dans le passé, Rûmi et moi sui-vions toujours l'ordre dans lequel les versets nous ont été transmis, mais puisqu'il n'y a plus personne pour me guider, puisque nos vies sont bouleversées, je ne vois pas en quoi ce serait mal de lire sans ordre précis. J'ai donc ouvert à une page au hasard, et j'ai posé le doigt sur le verset qui commençait là. Il se trouve que c'était un ver-set de la sourate An-Nisâ', celle justement qui me trouble le plus dans tout le Livre. Avec ses affirmations radicales sur les femmes, j'ai du mal à la comprendre et encore plus à l'accepter. J'ai relu cette sourate une fois de plus, et j'ai eu besoin de demander de l'aide. Ce n'était pas parce que Rûmi sautait nos leçons que je ne pouvais pas lui poser des questions ! J'ai donc pris mon coran et je me suis rendue dans sa chambre.

A ma grande surprise, au lieu de Rûmi, j'y ai trouvé Shams, assis à la fenêtre, un rosaire à la main, la lumière mourante du soleil couchant caressant son visage. Il me parut si beau que je dus détourner les yeux.

« Je suis désolée, dis-je précipitamment. Je cherchais Mawlânâ. Je reviendrai plus tard.

— Pourquoi tant de précipitation ? demanda Shams. Il semble que tu es venue demander quelque chose. Peut-être pourrais-je t'aider. »

Je ne vis aucune raison de ne pas partager mes inter-rogations avec lui. « Eh bien, il y a cette sourate du Coran que j'ai un peu de mal à comprendre », tentai-je.

Shams murmura, comme pour lui-même : « Le Coran est une jeune épousée timide. Elle n'écarte

son voile que si elle voit que la personne en face d'elle est

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douce et possède un cœur plein de compassion. De quelle sourate s'agit-il ? demanda-t-il en se redressant.

— An-Nisâ'. On y dit que les hommes sont supé-rieurs aux femmes. On dit même que les hommes peu-vent battre leurs épouses...

— Vraiment ? » demanda Shams avec un intérêt exa-géré.

Je ne savais pas s'il était sérieux ou s'il se moquait de moi. Après un court silence, il sourit et, de mémoire, il récita un verset.

Les hommes ont autorité sur les femmes, en raison des faveurs que Dieu accorde à ceux-là sur celles-ci, et aussi à cause des dépenses qu'ils font de leurs biens. Les femmes ver-tueuses sont obéissantes, et protègent ce qui doit être protégé, pendant l'absence de leurs époux, avec la protection de Dieu. Quant à celles dont vous craignez la désobéissance, exhortez-les, éloignez-vous d'elles dans leurs lits et frappez-les. , Si elles arrivent à vous obéir, alors ne cherchez plus de raison contre elles, car Allah est, certes, Haut et Grand !

Quand il eut terminé, Shams ferma les yeux et récita le même verset, dans une traduction différente, cette fois.

Les hommes sont les soutiens des femmes car Dieu a donné à certains plus de moyens qu'à d'autres, et parce qu'ils dépensent leurs richesses (pour subvenir à leurs besoins). Les femmes qui sont vertueuses sont donc obéissantes à Dieu et préservent ce qui est caché, comme Dieu l'a préservé. Quant aux femmes que vous sentez rétives, parlez-leur gentiment, puis laissez-les seules au lit (sans les molester) et venez au lit avec elles (si elles le souhaitent). Si elles s'ouvrent à vous, ne cherchez pas d'excuse pour les blâmer, car Dieu est, certes, Haut et Grand.

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« Vois-tu la différence entre les deux ? me demanda Shams.

— Oui, je la vois. Toute la structure est différente. Le premier donne l'impression qu'on approuve le mari qui bat sa femme, alors que le second conseille de sim-plement s'éloigner d'elle. Je trouve que ça fait une grande différence. Comment cela se peut-il ?

— Comment cela se peut-il ? répéta Shams en écho plusieurs fois, comme s'il s'amusait de la question. Dis-moi une chose, Kimya : as-tu jamais nagé dans une rivière ? »

Je hochai la tête au souvenir d'un épisode de mon enfance. Dans les monts Taurus, les cours d'eau frais qui étanchent la soif s'imposèrent à mon esprit. De la petite fille qui avait passé tant d'après-midi heureux dans ces flots, avec sa sœur et ses amis, il ne restait pas grand-chose. Je détournai le regard pour éviter que Shams voie les larmes dans mes yeux.

« Quand tu regardes une rivière de loin, Kimya, tu peux penser que ce n'est qu'un cours d'eau. Mais si tu plonges dedans, tu te rends compte qu'il y a plus qu'une rivière. La rivière dissimule divers courants, qui tous s'écoulent harmonieusement ensemble et sont pourtant tout à fait distincts l'un de l'autre. »

En parlant, Shams de Tabriz s'approcha de moi et prit mon menton entre deux doigts, me forçant à regar-der droit dans ses yeux profonds, sombres, expressifs. Mon cœur s'affola. Je n'arrivais même plus à respirer.

« Le Coran est une rivière tumultueuse, dit-il. Ceux qui le regardent de loin ne voient qu'une rivière. Mais pour ceux qui y nagent, il y a quatre courants. Comme les différents types de poissons, certains d'entre nous nagent plus près de la surface, tandis que d'autres nagent en eau profonde, tout au fond.

— Je crains de ne pas bien comprendre, dis-je alors que justement, je commençais à comprendre.

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— Ceux qui aiment nager près de la surface sont satisfaits de la signification extérieure du Coran. C'est le cas de beaucoup de gens. Ils prennent les versets au sens littéral. Pas étonnant qu'en lisant une sourate comme An-Nisâ', ils tirent la conclusion que les hommes sont supérieurs aux femmes ! C'est exacte-ment ce qu'ils veulent voir.

— Qu'en est-il des autres courants ? » Shams soupira doucement, et je ne pus éviter de

remarquer sa bouche, aussi mystérieuse et attirante qu'un jardin secret.

« Il y a trois autres courants. Le second est plus profond que le premier, mais encore très proche de la surface : tan-dis que ta conscience s'étend, ta compréhension du Coran s'élargit aussi. Mais pour que cela arrive, tu dois plonger. »

En l'écoutant, je me sentis à la fois vide et accomplie. « Qu'arrive-t-il quand on plonge ? demandai-je avec

précaution. — Le troisième courant est une lecture ésotérique,

le batn. Si tu lis An-Nisâ' en ouvrant ton œil intérieur, tu verras que le verset ne parle pas des femmes et des hommes mais de la féminité et de la masculinité. En cha-cun de nous, en toi comme en moi, il y a à la fois des côtés féminins et masculins, à divers degrés, dans des tonalités différentes. Ce n'est que lorsque nous appre-nons à associer les deux que nous pouvons atteindre une unité harmonieuse.

— Est-ce que vous voulez dire que j'ai de la mascu-linité en moi ?

— Oh, absolument ! Et j'ai de la femme en moi. — Et Rûmi ? demandai-je en ne pouvant réprimer

un petit rire. Lui aussi ? — Tout homme a un certain degré de féminité en

lui, répondit Shams en souriant. — Même ceux qui sont très masculins ?

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—- Surtout eux, ma chère ! » Shams avait accompagné sa réponse d'un clin d'œil

et il avait murmuré, comme s'il me confiait un secret. Je réprimai un éclat de rire avec l'impression d'être

redevenue une petite fille. C'était l'impact de la proximité de Shams. Cet homme étrange avait une voix curieuse-ment charmeuse, des mains souples mais musclées et son regard, comme un rai de soleil, rendait tout ce sur quoi il tombait plus intense, plus vivant. Près de lui, je sentais ma jeunesse dans toute sa plénitude, et pourtant, tout au fond de moi, un instinct maternel naissait, exsudant la senteur épaisse, laiteuse, de la maternité. Je voulais le pro-téger. Comment et de quoi ? Je n'aurais su le dire.

Shams posa la main sur mon épaule, le visage si près du mien que je sentis la chaleur de son souffle. Il avait soudain une sorte de regard rêveur. Il me tint captive de sa main, caressant mes joues, ses doigts aussi chauds qu'une flamme sur ma peau. J'étais subjuguée. Ses doigts descendaient, atteignaient ma lèvre'inférieure. Déconcer-tée, prise de vertiges, je fermai les yeux, l'excitation de toute une vie montant dans mon ventre. Mais il n'avait pas sitôt touché mes lèvres que Shams retira sa main.

« Tu devrais partir, maintenant, chère Kimya », mur-mura Shams.

Dans sa bouche, mon nom résonna comme un mot triste.

Je sortis, étourdie, les joues en feu. Ce n'est qu'après être retournée dans ma chambre,

allongée sur ma natte, les yeux perdus au plafond, me demandant ce que ce serait d'être embrassée par Shams, que je me souvins d'avoir oublié de l'interroger sur le quatrième courant du fleuve - la lecture la plus profonde du Coran. Qu'était-ce ? Comment pouvait-on atteindre de telles profondeurs ?

Et qu'arrivait-il à ceux qui osaient ce plongeon ?

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SULTAN WALAD

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Bienveillant frère aîné, je me suis toujours inquiété pour Aladin, mais jamais autant qu'en ce moment. Impulsif depuis qu'il est bébé, ces derniers temps il cherche la bagarre et se met encore plus facilement en colère. Prêt à se chamailler pour n'importe quelle rai-son, si infime ou futile soit-elle, il est si irascible, ces derniers temps, que même lés enfants, dans la rue, prennent peur quand ils le voient arriver. A dix-sept ans à peine, il a des rides autour des yeux pour avoir trop froncé les sourcils et trop observé. Ce matin encore, j'ai remarqué une nouvelle ride près de sa bouche, à force de garder les lèvres pincées.

J'écrivais sur un parchemin quand j'ai entendu un petit bruit derrière moi. C'était Aladin, les lèvres tor-dues de colère. Dieu sait depuis combien de temps il était là, me surveillant du regard sévère de ses yeux bruns. Il me demanda ce que je faisais.

« Je recopie une ancienne conférence de notre père, dis-je. Il est toujours bon d'avoir des exemplaires sup-plémentaires de chacune.

— Et à quoi ça sert ? explosa Aladin. Père a cessé de donner des conférences ou des sermons. Au cas où tu

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ne l'aurais pas remarqué, il n'enseigne plus non plus à la madrasa. Tu ne vois pas qu'il s'est affranchi de toutes ses responsabilités ?

— Ce n'est que temporaire. Il reprendra bientôt l'enseignement.

— C'est ce que tu voudrais croire. Tu ne vois pas que notre père n'a plus de temps pour rien ni personne, en dehors de Shams ? Est-ce que ce n'est pas drôle ? Cet homme est censé être un derviche errant, et voilà qu'il a pris racine chez nous ! »

Aladin eut un méchant rire et attendit que je l'approuve, mais je ne dis rien. Il se mit à faire les cent pas. Même sans le regarder, je sentais ses yeux furieux. « Les gens jasent, continua-t-il d'une voix morose. Ils se posent tous la même question : comment un érudit res-pecté peut-il se laisser manipuler par un hérétique ? La réputation de notre père est comme de la glace qui fond au soleil. S'il ne se ressaisit pas bientôt, il pourrait bien ne plus jamais retrouver d'élèves dans cette ville. Plus personne ne voudra de lui comme maître, et je ne leur en tiendrai pas rigueur. »

J'écartai ie parchemin et regardai mon frère. Il n'était qu'un enfant, en fait, malgré ses gestes et son expres-sion qui montraient qu'il se sentait au seuil de l'âge adulte. Il avait beaucoup changé depuis l'an dernier, et je commençais à soupçonner qu'il pourrait être amou-reux. Qui pouvait bien être la jeune fille ? Je n'en savais rien et ses amis ne voulaient pas me ie dire.

« Mon frère, je sais que tu n'aimes pas Shams, mais il est notre hôte, et nous lui devons le respect. N'écoute pas ce que disent les gens, On ne doit vraiment pas faire une montagne d'une simple colline. »

Ces mots à peine sortis de ma bouche, je regrettai mon ton sentencieux. Trop tard : comme du bois sec, Aladin prit feu.

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« Une colline ? persifla-t-il. C'est comme ça que tu appelles cette calamité qui nous est tombée dessus ? Comment peux-tu être aveugle à ce point ? »

Je pris un autre parchemin et je caressai la surface délicate de la peau de mouton. J'éprouvais toujours un immense plaisir à reproduire les paroles de mon père et à penser que, ce faisant, je les aidais à durer davan-tage. Même dans cent ans, les gens pourraient lire ses enseignements, qui les inspireraient. Jouer un rôle dans cette transmission, aussi minime fût-il, m'emplissait de fierté.

Sans cesser de se plaindre, Aladin resta près de moi et regarda mon travail, les yeux rancuniers et amers. Pendant un court instant, je lus une certaine nostalgie dans ses yeux, et je reconnus le visage d'un enfant qui a besoin de l'amour de son père. Le cœur serré, je com-pris que ce n'était pas vraiment contre Shams qu'il était en colère. C'était contre son père.

Aladin était en colère parce que notre père ne l'aimait pas suffisamment et parce qu'il était qui il était. Notre père avait beau être distingué et célèbre, il avait été tout à fait impuissant face à la mort qui avait enlevé notre mère à un âge si tendre.

« On dit que Shams a jeté un sort sur notre père, dit Aladin. On dit qu'il a été envoyé par les Assassins.

— Les Assassins ? C'est ridicule ! » Les Assassins étaient une secte célèbre pour ses

méthodes méticuleuses d'exécution et son utilisation des poisons. Ils visaient des gens d'influence et les assassinaient en public, afin d'instiller peur, voire panique, dans le cœur des gens. Ils étaient allés jusqu'à laisser un gâteau empoisonné dans la tente de Saladin, accompagné d'un mot : « Tu es entre nos mains ». Et Saladin, le grand commandeur de l'Islam, qui avait courageusement combattu les Croisés chrétiens et repris Jérusalem, n'avait pas osé lutter contre les

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Assassins, préférant faire la paix avec eux. Comment les gens pouvaient-ils penser que Shams fut lié à cette secte incarnant la terreur ?

Je posai la main sur l'épaule d'Aladin et le forçai à me regarder.

« Ignores-tu que cette secte n'est plus ce qu'elle était ? Ce n'est guère davantage qu'un nom, désormais.

— Oui, répondit Aladin après un bref instant de réflexion, mais on dit qu'il y avait trois commandants très loyaux d'Hassan Sabbah. Us ont quitté le château d'Alamut en jurant de semer la terreur et le chaos par-tout où ils iraient. Les gens soupçonnent Shams d'être leur chef.

— Dieu me vienne en aide ! m'exclamai-je en per-dant patience. Pourrais-tu, s'il te plaît, me dire pour-quoi un Hashashin voudrait tuer notre père ?

— Parce qu'ils haïssent les gens d'influence et ado-rent créer le désordre, voilà pourquoi ! »

Aladin était si agité par ses théories de conspiration que des taches rouges apparurent sur ses joues.

Je savais que je devais gérer la situation avec plus de circonspection. « Écoute, les gens disent toutes sortes de choses tout le temps. Tu ne peux pas prendre ces rumeurs terribles au sérieux. Balaie de ton esprit ces pensées méprisables. Elles t'empoisonnent. »

Aladin émit un grognement hargneux, ce qui ne m'empêcha pas de continuer.

« Tu peux ne pas aimer Shams sur le plan personnel. C'est ton droit. Mais pour le bien de notre père, tu dois lui montrer du respect. »

Aladin me regarda avec amertume et mépris. Je com-pris que mon jeune frère n'était pas seulement en colère contre notre père ou furieux contre Shams. Il était aussi déçu par moi. Il considérait ma vision de Shams comme un signe de faiblesse. Peut-être pensait-il qu'afin de gagner les faveurs de mon père je me mon-

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trais soumis et sans force de caractère. Ce n'était qu'un soupçon, mais il me blessait profondément.

Pourtant, je ne pouvais être en colère contre lui et, même dans ce cas, ma colère n'aurait pas duré. C'était mon petit frère. Pour moi, il resterait toujours ce petit garçon poursuivant les chats errants, se salissant les pieds dans les flaques de pluie, grignotant toute la jour-née des tranches de pain tartinées de yaourt. Je ne pou-vais m'empêcher de voir sur son visage l'enfant qu'il était, un peu rond et un peu petit pour son âge, l'enfant qui avait appris la nouvelle de la mort de sa mère sans verser une larme. Il s'était contenté de baisser les yeux vers ses pieds, comme s'il avait soudain honte de ses chaussures, et de serrer les lèvres jusqu'à ce qu'elles soient vidées de toute couleur. Pas un mot, pas un san-glot n'étaient sortis de cette bouche. J'aurais aimé qu'il pleure.

« Te souviens-tu du jour où tu t'es battu avec un gosse du voisinage ? lui demandai-je. Tu es rentré en larmes, le nez en sang. Que t 'a dit notre mère, alors ? »

Les yeux d'Aladin se rétrécirent, puis s'arrondirent quand la mémoire lui revint. Mais il ne dit rien.

« Elle t'a dit que chaque fois que tu serais en colère contre quelqu'un, tu devrais remplacer le visage de cette personne, dans ton esprit, par celui de quelqu'un que tu aimes. As-tu tenté de remplacer le visage de Shams par celui de notre mère ? Peut-être découvrirais-tu quelque chose à aimer en lui. »

Un sourire furtif, aussi rapide et timide qu'un nuage qui passe, caressa les lèvres d'Aladin, et je fus stupéfait de voir à quel point cela adoucissait son expression.

« Il est possible que j'y arrive », dit-il, toute colère ayant quitté sa voix.

Je sentis mon cœur fondre et je serrai mon frère dans mes bras, sans bien savoir qu'ajouter. Alors qu'il me

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rendait mon étreinte, j'étais certain qu'il allait amélio-rer ses relations avec Shams et que l'harmonie serait restaurée dans notre maison.

Étant donné ce qui allait advenir, je n'aurais pu me tromper davantage.

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KERRA

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Bravache, l'autre jour, alors que, derrière la porte close, Shams et Rûmi parlaient avec ferveur de Dieu sait quoi, j'ai frappé et je suis entrée sans attendre de réponse, pour déposer un plateau de halva. Norma-lement, Shams ne dit rien en ma présence, comme si je le contraignais au silence, et jamais il ne fait de commentaire sur mes talents de cuisinière. Il mange très peu, de toute façon. Il m'arrive de penser qu'il ne voit pas la différence entre un fabuleux dîner et un bout de pain sec.

Cette fois, dès qu'il a pris une bouchée de mon halva, ses yeux se sont éclairés. « C'est délicieux, Kerra, com-ment le faites-vous ? » m'a-t-il demandé.

Je ne sais pas ce qui m'a pris. Au lieu de voir qu'il me faisait là un compliment, je me suis entendue répondre : « Pourquoi me posez-vous la question ? Même si je vous le disais, vous ne pourriez pas en faire. »

Shams a fiché son regard dans mes yeux en hochant légèrement la tête, comme s'il était d'accord avec ce que je venais de dire. J'ai attendu qu'il rétorque quelque chose, mais il est resté là, muet et calme.

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Peu de temps après, j'ai quitté la pièce et je suis retournée à la cuisine en pensant que l'incident était clos. Je ne m'en serais d'ailleurs pas ressouvenue s'il n'avait pas été ravivé ce matin.

*

* *

Je barattais de la crème près de la cheminée, dans la cuisine, quand j'ai entendu des voix étranges dans la cour. Je me suis précipitée dehors, et j'ai été témoin du spectacle le plus fou qui ait jamais existé : il y avait des livres partout, empilés en tours branlantes, et davan-tage encore flottant dans la fontaine. Avec l'encre qui s'y dissolvait, l'eau avait viré au bleu vif.

En présence de Rûmi, Shams prit un livre sur une pile, les Poèmes d'al-Mutanabbi, posa dessus un regard sombre et le lança dans l'eau. Le livre n'avait pas sitôt coulé qu'il en prit un autre. Cette fois, c'était Le Livre des secrets, de Farid Ud-Din Attar.

D'horreur, le souffle me manqua. L'un après l'autre, il détruisait les livres préférés de Rûmi ! Le suivant qu'il jeta dans l'eau fut Les Sciences divines, du père de Rûmi. Sachant à quel point Rûmi adorait son père et tenait à ses vieux manuscrits, je le regardai, certaine qu'il allait exploser de rage.

Mais je trouvai Rûmi debout sur le côté, le visage aussi pâle que la cire, les mains tremblantes. Je ne par-venais pas à comprendre pourquoi il ne disait rien. L'homme qui m'avait un jour réprimandée pour avoir retiré la poussière de ses livres regardait aujourd'hui un fou détruire toute sa bibliothèque, et il ne disait pas le moindre mot. C'était injuste ! Si Rûmi n'intervenait pas, je le ferais à sa place.

« Que faites-vous ? demandai-je à Shams. Ces livres sont des exemplaires uniques. Ils sont très précieux.

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Pourquoi les jetez-vous dans l'eau ? Avez-vous perdu l'esprit ? »

Au lieu de me répondre, Shams tourna la tête vers Rûmi. « Est-ce ton avis aussi ? » demanda-t-il.

Rûmi avança les lèvres et eut un petit sourire, mais resta silencieux.

« Pourquoi ne dis-tu rien ? » criai-je à mon mari. Rûmi s'approcha alors de moi et me prit la main.

« Calme-toi, Kerra, s'il te plaît. J'ai foi en Shams. » Détendu, confiant, Shams me regarda par-dessus

son épaule en retroussant ses manches. Il entreprit alors de sortir les livres de l'eau. A ma grande stupé-faction, tous les livres qu'il repêcha étaient aussi secs qu'un vieil os.

« Est-ce que c'est de la magie ? Comment avez-vous fait ça ? demandai-je.

— Pourquoi me posez-vous la question ? dit Shams. Même si je vous le disais, vous ne pourriez pas le faire. »

Tremblante de colère, étouffant des sanglots, je suis retournée en courant dans la cuisine, qui est devenue mon refuge, ces derniers temps. Là, parmi les pots et les poêles, les paquets d'herbes et les tas d'épices, je me suis assise et j'ai pleuré toutes les larmes de mon corps.

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RÛMI

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Bien décidés à faire la prière du matin ensemble dans la nature, Shams et moi avons quitté la maison peu après l'aube. Nous avons progressé un moment, conduisant nos chevaux par les prairies et les vallées, traversant les cours d'eau fraîche, jouissant de la brise sur nos visages. Les épouvantails dans les champs de blé nous accueillaient avec une grâce sinistre et, près des fermes, à notre passage, des vêtements fraîchement lavés claquaient au vent, mon-trant toutes les directions à la fois dans la pénombre.

Sur le chemin du retour, Shams tira sur les rênes de sa monture et me montra un grand chêne à l'orée de la ville. Nous nous assîmes tous deux sous l'arbre, le ciel virant au pourpre au-dessus de nos têtes. Shams étendit son manteau sur le sol, et quand l'appel à la prière retentit des minarets proches et lointains, nous priâmes ici, ensemble.

« Quand je suis arrivé à Konya, dit Shams en sou-riant à ce souvenir lointain, je me suis assis sous cet arbre. Un paysan m'a fait faire un bout de chemin sur sa carriole, raconta-t-il en devenant pensif. C'était un de tes grands admirateurs. Il m'a dit que tes sermons guérissaient la tristesse.

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— On m'appelait le Magicien des Mots. Mais tout cela me semble si loin ! Je ne veux plus prononcer de sermons. J'ai le sentiment d'en avoir terminé.

— Tu es le Magicien des Mots, assura Shams, mais désormais, au lieu d'un cerveau prêcheur, tu as un cœur chantant. »

Je n'avais pas compris ce qu'il voulait dire, mais je ne lui ai pas posé de question. L'aube avait effacé ce qui restait de la nuit, donnant au ciel une couleur orange sans taches. Très loin de nous, la ville s'éveillait, des corbeaux plongeaient dans les potagers pour s'emparer de tout ce qu'ils pouvaient voler, des portes grinçaient, des ânes brayaient, des poêles chauffaient, tandis que tout le monde se préparait pour une nou-velle journée.

« Partout, les gens luttent seuls pour s'accomplir, sans aucun guide pour savoir comment y parvenir, murmura Shams en secouant la tête. Tes mots les aident. Et je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour t'aider, toi. Je suis ton serviteur.

— Ne dis pas ça ! protestai-je. Tu es mon ami. » Sans tenir compte de mon objection, Shams conti-

nua : « Mon seul souci, c'est la coquille dans laquelle tu vivais. En tant que célèbre prêcheur, tu as été entouré d'admirateurs flagorneurs. Mais connais-tu bien le petit peuple ? Les ivrognes, les mendiants, les voleurs, les prostituées, les joueurs... Les plus inconso-lables et les plus opprimés. Peux-tu aimer toutes les créatures de Dieu ? C'est un test difficile, que très peu de gens sont capables de réussir. »

Il continua à parler. Je vis la gentillesse, l'intérêt pour les autres sur son visage, et quelque chose d'autre, un peu comme de la compassion maternelle.

« Tu as raison, avouai-je. J'ai eu une vie protégée. Je ne sais même pas comment vivent les gens ordinaires. »

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Shams ramassa une poignée de terre et l'effrita entre ses doigts avant de dire doucement : « Si on peut embrasser l'univers dans son ensemble, avec toutes ses différences, toutes ses contradictions, tout finit par se fondre en Un. »

Shams prit alors une branche morte et traça un large cercle autour du chêne. Puis il leva les bras vers le ciel, comme s'il souhaitait être hissé par quelque corde invi-sible, et énonça les quatre-vingt-dix-neuf noms de Dieu. Ce faisant, il se mit à tourner dans le cercle, d'abord lentement et tendrement, puis accélérant comme une brise de fin de soirée. Bientôt, il tournoyait à la vitesse et avec la force d'une bourrasque. Sa transe était si captivante que j'eus le sentiment que tout l'uni-vers, la terre, les étoiles et la lune tournaient avec lui. En observant cette danse des plus inhabituelles, je lais-sai l'énergie dont elle rayonnait envelopper mon âme et mon corps.

Shams finit par ralentir et s'arrêter, sa poitrine se soulevant et retombant à chaque souffle pénible, le visage blanc, sa voix soudain profonde, comme si elle venait d'un lieu lointain.

« L'univers est un seul être. Tout et tous sont liés par des cordes invisibles en une conversation silencieuse. La douleur d'un homme nous blessera tous. La joie d'un homme fera sourire tout le monde. Ne fais pas de mal. Pratique la com-passion. Ne parle pas dans le dos des gens - évite même une remarque apparemment innocente ! Les mots qui sortent de nos bouches ne disparaissent pas, ils sont éternellement engrangés dans l'espace infini, et ils nous reviendront en temps voulu, murmura-t-il. C'est ce qu'une des qua-rante Règles nous rappelle. »

Puis il tourna son regard inquisiteur vers moi. Une ombre de désespoir passa dans ses yeux, une vague de tristesse que je n'y avais jamais vue avant.

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« Un jour, tu seras connu comme ia Voix de l'Amour, fit-il remarquer. De l'Est à l'Ouest, les gens qui n'auront jamais vu ton visage seront inspirés par ta voix.

— Comment cela se produira-t-il ? demandai-je, incrédule.

— À travers tes paroles. Mais je ne parie ni de confé-rences ni de sermons. Je parle de poésie.

— De poésie ? » Ma voix se brisa. « Je n'écris pas de poésie. Je suis

un érudit. » Cela déclencha un sourire subtil de Shams. « Toi,

mon ami, tu es un des plus grands poètes que le monde connaîtra jamais. »

J'allais protester, mais le regard déterminé de Shams m'arrêta dans mon élan. De plus, je n'avais pas envie de m'opposer à lui. « Quoi qu'il en soit, quoi qu'il faille faire, nous le ferons ensemble. Nous parcourrons cette voie ensemble. »

Shams secoua la tête, l'air absent, et plongea dans un silence lugubre, le regard perdu dans les couleurs pastel de l'horizon. Quand il reprit enfin la parole, il prononça ces mots inquiétants, qui jamais ne me quittent, qui effraient toujours mon âme : « J'ai beau souhaiter me joindre à toi, je crains que tu ne doives le faire seul.

— Que veux-tu dire ? Où vas-tu ? — Ce n'est pas entre mes mains », répondit Shams

avec une moue nostalgique, les yeux baissés. Soudain, le vent souffla dans notre direction et le

temps fraîchit, comme pour nous prévenir que l'automne serait bientôt terminé. Il se mit à pleuvoir alors que le ciel était bleu, des gouttes légères et chaudes, aussi transparentes et délicates que l'effleure-ment d'une aile de papillon. Et pour la première fois, l'idée que Shams pourrait me quitter m'assaillit comme une violente douleur en pleine poitrine.

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SULTAN WALAD

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Beaucoup s'en réjouissent, mais je souffre d'entendre ces commérages. Comment les gens peuvent-ils être aussi méprisants et dédaigneux à propos de choses dont ils savent si peu ? C'est curieux, sinon effrayant, de voir à quel point les gens sont étrangers à la vérité ! Us ne comprennent pas la profondeur des liens entre mon père et Shams. Apparemment, ils n'ont pas lu le Coran. Dans le cas contraire, ils sauraient qu'il y a eu d'autres his-toires de compagnons spirituels, comme celle de Moïse et de Khidr.

C'est dans la sourate Al-Kahf, clair et limpide. Moïse était un homme exemplaire, assez grand pour devenir un prophète, un jour, ainsi que ce meneur d'hommes légendaire et ce faiseur de lois que nous connaissons. Mais il y eut un temps où il eut grandement besoin d'un compagnon spirituel pour ouvrir son troisième œil, et ce compagnon ne fut autre que Khidr - qui réconforte ceux qui sont en détresse ou rejetés.

Khidr dit à Moïse : « Je suis un voyageur, et ce pour la durée de ma vie. Dieu m'a assigné la tâche de par-courir le monde et de faire ce qu'il faut. Tu dis que tu veux te joindre à moi dans mes voyages, mais si tu me

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suis, tu ne dois rien questionner de ce que je fais. Pourras-tu supporter de m'accompagner sans me ques-tionner ? Peux-tu me faire totalement confiance ?

— Oui, je le peux, assura Moïse. Laisse-moi venir avec toi. Je promets de ne poser aucune question. »

Ils prirent donc la route, visitèrent des villes en che-min, mais quand Moïse vit Khidr réaliser des actions insensées, comme tuer un jeune garçon ou couler un bateau, il ne put tenir sa langue.

« Pourquoi as-tu fait des choses aussi affreuses ? demanda-t-il, désespéré.

— Qu'en est-il de ta promesse ? rétorqua Khidr. Est-ce que je ne t'ai pas dit que tu ne peux me poser aucune question ? »

Chaque fois, Moïse s'excusa, promit de ne plus rien demander, et chaque fois, il rompit sa promesse. A la fin, Khidr expliqua la raison cachée derrière chacune de ses actions. Lentement mais sûrement, Moïse com-prit que des événements qui semblent relever de la malveillance ou de la malchance sont souvent une bénédiction déguisée, alors que des choses qui parais-sent plaisantes peuvent être nuisibles à long terme. La brève période où il fut le compagnon de Khidr fut l'expérience de sa vie, celle qui servit le plus à lui ouvrir les yeux.

Comme dans cette parabole, il y a des amitiés dans ce monde qui paraissent incompréhensibles aux gens ordinaires, mais qui sont en fait des voies vers une sagesse et une compréhension plus profondes. C'est ainsi que je considère la présence de Shams dans la vie de mon père.

Mais je sais que d'autres ne voient pas cela de la même manière, et je m'en inquiète. Malheureusement, Shams n'aide pas les gens à l'aimer : assis à la porte du séminaire, tyrannique, embarrassant, il arrête et inter-

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roge tous ceux qui veulent entrer pour parler à mon père.

« Pourquoi veux-tu voir le grand Mawlânâ ? demande-t-il. Qu'as-tu apporté comme cadeau ? »

Ne sachant que dire, les gens bafouillent et hésitent, ils vont jusqu'à s'excuser, et Shams les congédie.

Certains de ces visiteurs reviennent quelques jours plus tard avec des présents - fruits secs, dirhams en or, tapis en soie ou agneaux. Mais voir ces cadeaux irrite Shams plus encore. Ses yeux noirs flamboyant, le visage rayonnant de ferveur, il les chasse à nouveau.

Un jour, un homme s'est énervé contre Shams. « Qu'est-ce qui vous donne le droit de bloquer la porte de Mawlânâ ? s'est-il écrié. Vous ne cessez de demander à chacun ce qu'il apporte. Et vous ? Que lui avez-vous apporté ?

— Moi-même, répondit Shams juste assez fort pour être entendu. J'ai sacrifié ma tête pour lui. »

L'homme s'en est allé en marmonnant quelque chose dans sa barbe, l'air plus désorienté que furieux.

*

* *

Le même jour je demandai à Shams si ça ne l'ennuyait pas d'être à tel point incompris et déprécié. Difficilement capable de contenir mon appréhension, je lui fis remar-quer qu'il s'était fait beaucoup d'ennemis, ces derniers temps.

Shams posa sur moi un regard vide, comme s'il ne comprenait pas du tout de quoi je parlais.

« Je n'ai aucun ennemi, dit-il en haussant les épaules. Les amoureux de Dieu peuvent avoir des critiques, voire des rivaux, mais ils ne peuvent avoir d'ennemis.

— Pourtant, vous vous querellez avec des gens, objectai-je.

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— Je ne me querelle pas avec eux, s'enflamma Shams, je me querelle avec leur ego. C'est différent ! »

Puis il ajouta doucement : « C'est une des quarante Règles : Ce monde est comme

une montagne enneigée qui renvoie votre voix en écho. Quoi que vous disiez, bon ou mauvais, cela vous reviendra. En conséquence, quand une personne nourrit des pensées ?iéga-tives à votre propos, dire des choses aussi mauvaises sur lui ne pourra qu'empirer la situation. Vous vous retrouverez enfermé dans un cercle vicieux d'énergie néfaste. Au lieu de cela, pendant quarante jours et quarante nuits, dites des choses gentilles sur cette personne. Tout sera différent, au bout de ces quarante jours, parce que vous serez différent intérieurement.

— Mais les gens disent toutes sortes de choses sur vous. Us disent même que, pour que deux hommes soient tellement proches l'un de l'autre, il doit y avoir une relation innommable entre eux », murmurai-je d'une voix à peine audible à la fin.

Entendant cela, Shams posa la main sur mon bras et me raconta une histoire :

« Deux hommes voyageaient ensemble de ville en ville. Ils arrivèrent à un cours d'eau que les pluies avaient gon-flé. Alors qu'ils allaient traverser les flots, ils remarquè-rent une très belle jeune femme, là, toute seule, qui avait besoin d'aide. Un des hommes s'approcha immédiate-ment d'elle. Il prit la femme dans ses bras et la porta sur l'autre rive. Il la salua et les deux hommes continuèrent leur route.

« Pendant tout le reste du jour, le second voyageur resta curieusement silencieux, renfermé, ne répondant pas aux questions de son ami. Au bout de plusieurs heures de bouderie, incapable de garder plus long-temps le silence, il dit : "Pourquoi as-tu touché cette

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femme ? Elle aurait pu te séduire ! Les hommes et les femmes ne peuvent pas entrer ainsi en contact."

« Le premier homme répondit calmement : "Mon ami, j'ai porté cette femme sur l'autre rive, et je l'y ai laissée. C'est toi qui la portes, depuis."

« Il y a des gens comme ça, dit Shams. Ils portent leurs propres peurs et leurs propres préjugés sur leurs épaules, écrasés sous leur poids. Si vous entendez quelqu'un qui ne peut comprendre la profondeur des liens entre votre père et moi, dites-lui de laver son esprit ! »

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Ella

n o r t h a m p t o n , 15 j u i n 2008

Bien-aimée Ella,

Vous me demandez comment je suis devenu soufi. Ça ne s'est pas produit du jour au lendemain.

Je suis né Craig Richardson, à Kinlochbervie, un village côtier des Highlands d'Ecosse. Chaque fois que je repense au passé, je me rappelle avec tendresse les bateaux de pêcheurs, leurs filets lourds de poissons et les rubans d'algues qui pendaient comme des ser-pents verts, les bécasseaux qui couraient sur la grève en quête de vers, les jacobées qui poussaient dans les endroits les plus inattendus et l'odeur de la mer qui imbibait tout, forte, salée. Cette odeur, comme celle des montagnes et des lochs, et la morne tranquillité de la vie dans l'Europe de l'après-guerre, ont composé le décor de mon enfance. Tandis que le monde dégringo-lait lourdement dans les années soixante et devenait la scène des manifestations étudiantes, des détourne-ments d'avions et des révolutions, j'étais coupé de tout, dans mon petit coin calme et vert. Mon père pos-sédait une librairie de livres d'occasion, et ma mère élevait des moutons qui produisaient une laine de

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grande qualité. Enfant, j'ai fait l'expérience à la fois de la solitude du berger et de l'introspection du libraire. Bien des fois, je montais dans un vieil arbre et je regardais le paysage, convaincu que je passerais là toute ma vie. Comment aurais-je pu savoir que Dieu avait d'autres projets pour moi ?

Peu après mon vingtième anniversaire, j'ai décou-vert les deux éléments qui allaient changer ma vie à jamais. Le premier fut un appareil photo profession-nel. Je me suis inscrit à un cours de photographie sans savoir que ce que je considérais comme un simple hobby allait devenir la passion d'une vie. Le second fut l'amour - pour une Hollandaise qui visi-tait l'Europe avec des amis. Elle s'appelait Margot.

Mon aînée de huit ans, belle, grande et remarqua-blement têtue, Margot se définissait comme une bohé-mienne, idéaliste, radicale, bisexuelle, gauchiste, anar-chiste, individualiste, multiculturelle, avocate des droits de l'homme, militante de la contre-culture, éco-féministe... tous labels que je n'aurais même pas su définir si quelqu'un m'avait demandé ce qu'ils signi-fiaient. Mais j'avais très tôt observé qu'elle était une chose de plus : une femme-pendule, capable de passer de la joie extrême à la dépression extrême en quelques minutes. Margot avait le mot « imprévisible » écrit sur tout son corps. Toujours furieuse contre ce qu'elle qualifiait d'« hypocrisie du style de vie bourgeois », elle remettait en question chaque détail et livrait bataille contre la société. Aujourd'hui encore, la rai-son pour laquelle je ne l'ai pas fuie me reste un mys-tère. Mais je ne l'ai pas fait. Je me suis même laissé emporter dans le vortex tourbillonnant de sa person-nalité si animée. J'étais fou amoureux.

Mélange impossible de courage sans limites, d'idées révolutionnaires et de créativité, elle était pourtant fragile comme une fleur en cristal. Je me

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suis promis de rester à ses côtés et de la protéger non seulement du monde extérieur mais d'elle-même, aussi. M'a-t-elle jamais aimé comme je l'aimais ? Je ne le pense pas. Mais je sais qu'elle m'aimait à sa manière autodestructrice et nombriliste.

C'est ainsi que je me suis retrouvé à Amsterdam à vingt ans. Nous nous y sommes mariés. Margot consacrait son temps à aider les réfugiés qui arri-vaient en Europe pour des raisons politiques ou humanitaires. Travaillant pour une organisation spécialisée dans les besoins des immigrants, elle accompagnait les gens traumatisés venus des coins les plus violents du monde à trouver leur place en Hollande. Elle était leur ange gardien. Des familles d'Indonésie, de Somalie, d'Argentine ou de Palestine ont donné son nom à leurs filles.

Quant à moi, les grandes causes ne m'intéres-saient pas, tant j'étais occupé à monter dans l'échelle sociale. Après un diplôme d'une école de commerce, j'ai été embauché dans une entreprise internationale. Le fait que Margot se moquât de mon statut et de mon salaire ne faisait qu'exacer-ber mon envie de plus de marques de réussite. Assoiffé de pouvoir, je voulais m 'atteler à des tra-vaux importants.

J'avais entièrement planifié notre vie. Dans deux ans, nous commencerions à avoir des enfants. Deux petites filles complétaient mon image de la famille idéale. J'avais confiance dans l'avenir qui nous attendait. Ne vivions-nous pas dans un des lieux les plus sûrs du monde, et non pas dans un de ces pays en plein tumulte qui, tels des robinets cassés, faisaient venir des flots d'immigrants sur le continent européen ? Nous étions jeunes, en bonne santé et amoureux. Rien ne pouvait mal tourner. Je

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n'arrive pas à croire que j'ai cinquante-quatre ans et que Margot n 'est plus en vie.

Elle affichait une santé insolente. Végétarienne pure et dure à une époque où le mot n'avait même pas encore été forgé, elle avait une alimentation saine, fai-sait de l'exercice physique régulièrement, ne touchait pas à la drogue. Son visage angélique rayonnait de santé et son corps restait mince, vif, anguleux. Elle prenait si grand soin d'elle que, en dépit de notre dif-férence d'âge, j'avais l'air plus vieux qu'elle.

Elle connut une mort aussi simple qu'inattendue. Un soir, en revenant d'une visite à une célèbre jour-naliste russe qui avait demandé l'asile politique, sa voiture tomba en panne sur l'autoroute. Elle fit alors quelque chose qui ne lui ressemblait pas du tout : au lieu de mettre ses clignotants et d'attendre de l'aide, elle sortit de la voiture et décida de gagner à pied le village le plus proche. Avec son manteau couleur taupe et son pantalon sombre, sans torche ni rien qui pouvait la rendre visible, elle se fit heurter par un véhicule - une caravane de Yougoslavie. Le chauf-feur dit qu'il ne l'avait pas vue du tout, tant Margot se fondait dans la nuit.

J'étais un jeune garçon. L'amour m'a ouvert les yeux à une vie plus épanouie. Quand j'ai perdu la femme que j'aimais, je me suis fondamentalement métamorphosé. Ni gamin ni adulte, je suis devenu un animal pris au piège. J'appelle ce stade de ma vie ma rencontre avec la lettre « S » - comme dans « soufi ».

J'espère ne pas vous avoir trop ennuyée avec une si longue missive.

Tendrement, Aziz.

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ROSE DU DÉSERT LA CATIN

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Brimée dans presque tous les actes de la vie, depuis le scandale que j'ai causé à la mosquée, je suis interdite de sortie à tout jamais. La patronne ne me laisse plus aller nulle part, mais cela ne me dérange pas. En vérité, je ne ressens plus grand-chose ces derniers temps.

Chaque matin, le visage qui m'accueille dans le miroir est un peu plus pâle. Je ne peigne plus mes cheveux, je ne me pince plus les joues pour les faire rougir. Les autres filles ne cessent de se plaindre de mon apparence négligée ; elles prétendent que ça repousse les clients. Elles ont peut-être raison. C'est pour ça que j'ai été assez surprise, l'autre jour, quand on m'a dit qu'un client insistait pour me voir.

Horrifiée, j'ai découvert qu'il s'agissait de Baybars. Dès que nous avons été seuls dans la pièce, je lui ai

demandé : « Que fait ici un agent de sécurité comme vous ? — Ma venue dans un bordel n'est pas plus bizarre

que celle d'une catin dans une mosquée, a-t-il rétorqué d'une voix lourde de sous-entendus.

— Je suis certaine que vous auriez adoré me lyncher, ce jour-là. Je dois ma vie à Shams de Tabriz.

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— Ne prononce pas ce nom révoltant ! Ce type est un hérétique. »

Je ne sais pas ce qui m'a pris, mais je me suis enten-due répliquer :

« Non, pas du tout ! Depuis ce jour, Shams de Tabriz est souvent venu me voir.

— Ha ! Un derviche dans un bordel ! a gloussé Bay-bars. Pourquoi est-ce que ça ne me surprend pas ?

— Ce n'est pas du tout ce que vous croyez, pas du tout ! »

Je ne l'avais jamais dit à personne auparavant, et je ne sais pas du tout pourquoi je me confiais soudain à Baybars, mais Shams était venu me voir chaque semaine, ces derniers mois. Comment il réussissait à entrer sans être vu des autres, et surtout pas de la patronne, je ne parvenais pas à le comprendre ! Tout le monde aurait conclu qu'il s'aidait de magie noire. Mais je savais que ce n'était pas le cas. Shams était un homme bon. Un homme de foi. Et il avait des talents particuliers. À part ma mère, dans ma petite enfance, Shams était la seule personne qui me traitait avec une compassion inconditionnelle. Il m'apprenait à ne pas me décourager, quoi qu'il arrive. Chaque fois que je lui disais qu'une personne comme moi n'avait aucune chance de faire oublier son passé, il me rappelait une de ses Règles : Le passé est une interprétation. L'avenir est une illusion. Le monde ne passe pas à travers le temps comme s'il était une ligne droite allant du passé à l'avenir. Non, le temps progresse à travers nous, en nous, en spirales sans fin.

L'éternité ne signifie pas le temps infini mais simplement l'absence de temps.

Si tu veux faire l'expérience de l'illumination étemelle, ignore le passé et l'avenir, concentre ton esprit et reste dans le moment présent.

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Shams me dit toujours : « Tu vois, le moment présent, c'est tout ce qui est et tout ce qui sera jamais. Quand tu intégreras cette vérité, tu n'auras plus jamais rien à craindre. Tu pourras alors sortir pour de bon de ce bor-del. »

*

* *

Baybars scrutait mon visage. Pendant qu'il me regar-dait, son œil droit partait sur le côté. J'avais l'impres-sion qu'une autre personne était dans la pièce avec nous, quelqu'un que je ne pouvais voir. Ça m'a fait peur.

Comprenant qu'il valait mieux ne plus parler de Shams, je lui ai servi un pichet de bière, qu'il a bu en toute hâte.

« Voyons, quelle est ta spécialité ? demanda Baybars après sa deuxième bière. Est-ce que chacune de vous n'a pas un talent particulier ? Est-ce que tu sais faire la danse du ventre ? »

Je lui ai dit que je n'avais pas de tels talents et que tous les dons que je possédais dans le passé avaient dis-paru depuis que je souffrais d'une maladie inconnue. La patronne m'aurait tuée, si elle m'avait entendu dire ce genre de chose à un client, mais je m'en moquais. En vérité, j'espérais secrètement que Baybars passerait la nuit avec une autre fille.

J'ai donc été bien déçue quand Baybars a haussé les épaules et dit qu'il s'en moquait. Puis il a sorti un pochon, dont il a déversé dans sa paume une substance brune, qu'il a jetée dans sa bouche. Pendant qu'il mâchait lentement, il m'a demandé : « Tu en veux ? »

J'ai secoué la tête. Je savais ce que c'était. « Tu ne sais pas ce que tu rates », a-t-il dit avec un

mauvais sourire.

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Il s'est allongé sur le lit, quittant son corps pour som-brer dans la stupeur du cannabis.

Ce soir-là, rendu loquace par la bière et le cannabis, Baybars s'est vanté des choses terribles qu'il avait vues sur les champs de bataille. Gengis Khan avait beau être mort et sa chair décomposée, son fantôme accompa-gnait toujours les armées mongoles, d'après lui. Conduits par ce fantôme, les soldats mongols atta-quaient des caravanes, pillaient des villages et massa-craient hommes et femmes. Il m'a parlé du voile de silence, aussi doux et paisible qu'une couverture une froide nuit d'hiver, qui descendait sur le champ de bataille après que des centaines d'hommes avaient été tués et blessés, que des dizaines d'autres étaient sur le point de lâcher leur dernier soupir.

« Le silence qui suit un grand désastre est le son le plus paisible qu'on peut entendre à la surface de cette terre, a-t-il dit de sa voix pâteuse.

— Ça a l'air tellement triste », ai-je murmuré. Soudain, il n'avait plus de mots en lui. Il n'y avait

plus rien dont il voulait parler. Il m'a saisie par le bras et m'a jetée sur le lit en me retirant ma robe. Il avait les yeux injectés de sang, la voix rauque, et il dégageait une répugnante odeur mêlée de cannabis, de sueur et de faim. Il m'a pénétrée d'une poussée violente et abra-sive. J'ai tenté de passer sur le côté et de détendre mes cuisses pour diminuer la douleur, mais il pressait des deux mains sur ma poitrine avec une telle force qu'il m'était impossible de bouger. Il n'a cessé de se balancer d'avant en arrière, longtemps, même après qu'il eut joui en moi, comme une marionnette manipulée par des mains invisibles et qu'on ne peut arrêter. Claire-ment insatisfait, il a continué à bouger avec une telle brutalité que j'ai craint qu'il ne bande à nouveau, mais soudain, tout s'est arrêté. Toujours sur moi, il m'a regardée avec une expression de haine pure, comme si

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le corps qui l'avait excité un moment auparavant à peine le dégoûtait soudain.

« Couvre-toi ! » m'a-t-il ordonné en roulant sur le côté.

J'ai mis mon négligé en le regardant du coin de l'œil lancer davantage de cannabis dans sa bouche. « A partir de maintenant, je veux que tu sois ma maîtresse ! » a-t-il déclaré en avançant une mâchoire menaçante.

Il n'était pas du tout rare que des clients formulent une telle demande. Je savais comment gérer ces situa-tions délicates : donner au client la fausse impression que j'adorerais être sa maîtresse et de ne servir que lui, mais que, pour que cela arrive, il devrait donner beau-coup d'argent à ma patronne, de quoi la satisfaire. Aujourd'hui, pourtant, je n'ai pas eu envie de jouer la comédie.

« Je ne peux pas être votre maîtresse, ai-je dit. Je vais très bientôt quitter ces lieux. »

Baybars a pouffé comme si c'était la chose la plus drôle qu'il ait jamais entendue. « Tu ne peux pas faire ça ! » a-t-il affirmé.

Je savais que je ne devais pas me quereller avec lui, mais je n'ai pas pu m'en empêcher. « Vous et moi ne sommes pas si différents. Nous avons tous deux fait, dans le passé, des choses que nous regrettons profon-dément. Mais vous avez été nommé garde de la sécu-rité, grâce au statut de votre oncle. Je n'ai pas d'oncle pour me soutenir, vous voyez. »

Le visage de Baybars s'est figé et ses yeux, froids et distants jusque-là, se sont agrandis de rage. Il s'est jeté en avant et m'a saisie par les cheveux. « J'ai été gentil avec toi, non ? gronda-t-il. Pour qui te prends-tu ? »

J'ai ouvert la bouche pour répondre, mais une vio-lente douleur m'a réduite au silence. Baybars m'a frap-pée au visage et collée contre le mur.

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Ce n'était pas une première. J'avais déjà été battue et violée par un client.

*

Je suis tombée par terre et Baybars s'est mis à me donner des coups de pied dans les côtes. C'est alors, à cet instant même, que j'ai fait la plus étrange des expé-riences. Alors que je me tordais de douleur par terre, mon corps écrasé sous le poids de chaque coup, mon âme, ou ce qui y ressemblait, s'est séparée de mon corps, s'est transformée en cerf-volant, légère, libre.

Bientôt, je flottais dans l'éther, comme lancée dans le vide paisible où on n'a pas à résister, où on ne doit aller nulle part, juste flotter. Je suis passée au-dessus de champs fraîchement moissonnés, où le vent faisait onduler les foulards des paysannes, et la nuit, les lucioles scintillaient çà et là, comme des lumières de fées. J'avais l'impression de tomber, mais de tomber vers le haut, dans le ciel sans fond.

Est-ce que j'étais en train de mourir ? Si telle était la mort, elle n'avait rien de terrifiant. Mes inquiétudes ont diminué. Je dégringolais dans un lieu de lumière et de pureté absolues, une zone magique où rien ne pouvait me tirer vers le bas. Soudain, j'ai compris que je vivais ma peur et qu'à ma grande surprise je n'étais pas effrayée. N'était-ce pas par peur qu'on me fasse du mal que j'avais craint de quitter le bordel, depuis tout ce temps ? Mon cœur s'épanouit à la pensée que, si je pou-vais réussir à ne pas craindre la mort, je pourrais quitter ce trou à rat.

Shams de Tabriz avait raison. La seule crasse est la crasse intérieure. J'ai fermé les yeux et j'ai imaginé cette autre moi, virginale et pénitente, l'air bien plus jeune, sortant du lupanar pour aborder une nouvelle vie. Mon

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visage aurait été rayonnant de jeunesse et de confiance, si seulement j'avais fait l'expérience de la sécurité et de l'amour dans ma vie. Cette vision était si séduisante et si réelle que, en dépit du sang qui coulait sur mes yeux et de la douleur dans mes côtes, je ne pouvais m'empê-cher de sourire.

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KIMYA

KONYA, JANVIER 1 2 4 6

Bien rougissante et en sueur, j'ai trouvé le courage de parler à Shams de Tabriz. J'avais envie de l'interro-ger sur la lecture la plus profonde du Coran depuis des semaines, mais je n'en avais pas eu l'occasion. Nous avions beau vivre sous le même toit, nos chemins ne se croisaient jamais. Ce matin,, alors que je balayais la cour, Shams est apparu près de moi, seul et d'humeur à converser. Cette fois, non seulement j'ai réussi à lui parler plus longtemps, mais je suis aussi parvenue à le regarder dans les yeux.

« Comment allez-vous, chère Kimya ? me demanda-t-il d'un ton jovial.

—- Je vais bien », répondis-je avec un sourire. Je ne pus m'empêcher de remarquer que Shams

avait l'air étourdi, comme s'il venait de se réveiller ou sortait d 'une vision. Je savais qu'il avait des visions, plus que jamais, ces derniers temps, et j'avais appris à en déceler les signes. Chaque fois qu'il avait une vision, son visage pâlissait et ses yeux devenaient rêveurs.

« Un orage va éclater », murmura Shams en regar-dant le ciel d'où tombaient en tourbillonnant des

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flocons grisâtres, annonçant la première vraie neige de l'année.

Il me sembla que c'était le moment idéal pour lui poser la question que je gardais en moi. « Vous souvenez-vous du jour où vous m'avez dit que nous comprenons tous le Coran en fonction de la profon-deur de notre discernement ? demandai-je avec pru-dence. Depuis, j'ai envie de vous interroger sur le quatrième niveau. »

Shams se tourna vers moi, son regard scrutant mon visage. J'aimais qu'il me regarde avec une telle atten-tion. Je le trouvais particulièrement beau, dans ces cir-constances, les lèvres serrées en une petite moue, le front un peu ridé.

« Le quatrième niveau est indicible, répondit-il. C'est une étape à laquelle les mots nous manquent. Quand tu entres dans la zone de l'amour, tu n'as plus besoin du langage.

— J'aimerais être capable d'entrer dans la zone de l'amour, un jour, bafouillai-je avec une grande gêne. Je veux dire... afin de pouvoir lire le Coran avec plus de profondeur. »

Un drôle de petit sourire passa sur la bouche de Shams. « Si tu as ça en toi, je suis sûr que tu y parvien-dras. Tu plongeras dans le quatrième courant, puis tu seras l'eau même. »

J'avais oublié ce sentiment mêlé que seul Shams était capable de faire naître en moi. Près de lui, je me sentais à la fois une enfant réapprenant tout de la vie, et une femme prête à nourrir la vie dans ses entrailles.

« Que voulez-vous dire par "si tu as ça en toi" ? demandai-je. Vous parlez d'une sorte de destin ?

— C'est ça, oui. — Mais que signifie le destin ? — Je ne peux pas te dire ce qu'est le destin. Tout ce

que je peux te dire, c'est ce qu'il n'est pas. En fait, il y

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a une autre Règle à ce propos. Le destin ne signifie pas que ta vie a été strictement prédéterminée. En conséquence, tout laisser au sort et ne pas contribuer activement à la musique de l'univers est un signe de profonde ignorance. Il existe une harmonie parfaite entre notre volonté et l'Ordre de Dieu.

« Le destin n'est pas un livre qui a été écrit une fois pour toutes.

« C'est une histoire dont la fin n'est pas décidée, qui peut prendre beaucoup de voies différentes. »

Je dus poser sur lui le regard de celle qui n'a pas les idées claires, car Shams éprouva le besoin d'expliquer davantage. Ses yeux noirs et profonds scintillant, il pro-posa : « Permets-moi de te raconter une histoire. »

Et voilà ce qu'il me raconta :

« Un jour, une jeune femme demanda à un derviche ce qu'était le sort. "Viens avec moi, dit le derviche. Regardons le monde ensemble !" Ils tombèrent bientôt sur une procession. On conduisait un tueur jusqu'à la place pour le pendre. Le derviche demanda : "Cet homme va être exécuté. Mais est-ce parce que quelqu'un lui a donné l'argent pour acheter l'arme du crime ? Est-ce parce que personne ne l'a empêché de commettre ce meurtre ? Ou bien est-ce parce que quelqu'un l'a arrêté ensuite ? Quelles sont la cause et la conséquence, dans ce cas ?" »

J'interrompis brutalement le récit : « Cet homme va être pendu parce qu'il a commis un

acte horrible. Il paie pour ce qu'il a fait. Voilà la cause, et voilà aussi la conséquence. Il y a de bonnes choses et de mauvaises choses, et une différence entre les deux.

— Ah, douce Kimya ! répondit Shams d'une petite voix qui trahissait soudain sa fatigue. Tu aimes les

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distinctions parce que tu crois qu'elles rendent la vie plus facile. Et si tout n'était pas aussi clair tout le temps ?

— Mais Dieu veut que nous soyons clairs. Sinon, il n'y aurait pas de notions de haram ou de halal. Il n'y aurait ni enfer ni paradis. Imaginez, si on ne pouvait effrayer les gens avec l'enfer ou les encourager avec le paradis, le monde serait bien pire. »

Des flocons étaient emportés par le vent. Shams se pencha pour resserrer mon châle. Pendant un moment fugitif, je restai figée, inhalant son odeur. C'était un mélange de bois de santal et d'ambre doux, avec en fond, légèrement, mais net et fort, le parfum de la terre après la pluie. Je sentis une chaleur rayonner dans mon ventre et une vague de désir entre les jambes. Comme c'était embarrassant... et pourtant, pas du tout embar-rassant !

« Dans l'amour, les frontières sont floues », dit Shams en me regardant avec à la fois de la compassion et de l'inquiétude.

Parlait-il de l'Amour de Dieu ou de l'amour entre une femme et un homme ? Pouvait-il faire référence à nous ? Une entité telle que nous existait-elle ?

Sans connaître mes pensées, Shams continua : « Je me moque du haram comme du halal. Je préfère

éteindre le feu en enfer et brûler le ciel afin que les gens puissent commencer à n'aimer Dieu pour aucune autre raison que l'Amour.

— Vous ne devriez pas dire de telles choses en public. Les gens sont méchants. Personne ne compren-drait », dis-je, sans me rendre compte que j'aurais à réfléchir davantage à cette mise en garde avant que toutes ses conséquences me soient connues.

Shams eut un sourire courageux, presque vaillant. Je l'autorisai à me garder captive, sa paume brûlante et lourde contre la mienne.

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« Tu as peut-être raison, mais ne crois-tu pas que cela m'encourage d'autant plus à dire ce que je pense ? De plus, les gens étroits d'esprit sont sourds, de toute façon. A leurs oreilles bouchées, tout ce que je dis n'est que pur blasphème.

— Alors que pour moi', tout ce que vous dites n'est que douceur. »

Shams me regarda, incrédule, presque stupéfait. Mais j'étais plus choquée encore que lui. Comment avais-je pu dire une telle chose ? Avais-je perdu l'esprit ? Je devais être possédée par un djinn, ou quelque chose comme ça !

« Je suis désolée, je ferais mieux de partir », dis-je en me levant d'un bond.

Les joues brûlantes de honte, le cœur frappant contre ma poitrine à cause de tout ce que j'avais dit et de tout ce que j'avais tu, j'ai quitté la cour en toute hâte pour retourner dans la maison. Mais alors même que je cou-rais, je savais qu'un seuil avait été franchi. Après cet instant, je ne pouvais plus ignorer la vérité que je connaissais depuis toujours : j'étais amoureuse de Shams de Tabriz.

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SHAMS

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Blesser les autres en en disant du mal est une seconde nature, pour bien des gens. J'ai entendu les rumeurs à mon propos. Depuis que je suis arrivé à Konya, il y en a eu tant ! Cela ne me surprend pas. Bien qu'il soit clairement dit dans le Coran que la médisance est un des plus grands péchés, la plupart des gens ne font pas le moindre effort pour l'éviter. Ils condamnent toujours ceux qui boivent du vin, quand ils ne recherchent pas des femmes adultères à lapider, mais pour les commérages, qui sont un péché bien plus grave aux yeux de Dieu, ils n'y voient aucun méfait.

Tout cela me rappelle une histoire.

Un jour, un homme accourt vers un soufi et lui annonce, hors d'haleine :

« Hé, ils portent des plateaux, regarde ! — En quoi cela nous concerne-t-il ? répond calme-

ment le soufi. Pourquoi devrions-nous nous y inté-resser ?

— Mais ils emportent ces plateaux chez vous ! s'inquiète l'homme.

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— Dans ce cas, en quoi cela te concerne-t-il ? » demande le soufi.

Malheureusement, les gens surveillent toujours les plateaux de leur voisin. Au lieu de s'occuper de leurs affaires, ils portent des jugements sur les autres. Les histoires qu'ils inventent ne cessent de m'étonner. Leur imagination est sans limites, dès qu'il s'agit de soup-çonner et de calomnier.

Apparemment, il y a des gens dans cette ville qui croient que je suis le commandant secret des Assassins. Je serais même le fils du dernier imam ismaélien d'Ala-mut ! Ils disent que je suis tellement habile à la magie noire et à la sorcellerie que tous ceux que je maudirai mourront sur-le-champ. D'autres vont jusqu'à pré-tendre que j'ai jeté un sort à Rûmi. Pour m'assurer qu'il ne brisera pas cet envoûtement, je le forcerais à boire chaque matin à l'aube de la soupe au serpent !

Quand j'entends de telles balivernes, je ris et je m'éloigne. Que puis-je faire d'autre ? Quel mal l'aigreur des autres peut-elle faire à un derviche ? Si le monde entier était englouti sous les eaux, pourquoi cela devrait-il inquiéter le canard ?

Néanmoins, je vois qu'autour de moi on s'inquiète, surtout Sultan Walad. C'est un jeune homme tellement intelligent et je suis certain que, un jour prochain, il deviendra le bras droit de son père. Et il y a Kimya, douce Kimya. Elle aussi semble inquiète. Mais le pire dans ces commérages, c'est que Rûmi récolte sa part de diffamation. Contrairement à moi, il n'est pas habi-tué à ce que les gens disent du mal de lui. Cela me peine de le voir aussi bouleversé par les paroles d'igno-rants. Mawlânâ recèle en lui une immense beauté. Quant à moi, j'ai la beauté mais aussi la laideur en moi. Il est plus facile pour moi que pour lui de supporter la laideur des autres.

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Pourtant, je ne peux m'empêcher de penser qu'il pourrait sortir de tout cela quelque chose de bien pour Rûmi. La diffamation est un passage douloureux mais nécessaire dans sa transformation intérieure. Toute sa vie, il a été admiré, respecté et imité, jouissant d'une réputation sans tache. Il ne sait pas ce qu'on éprouve quand on est incompris et critiqué. Il n'a pas non plus souffert de toutes ces vulnérabilités et de cette solitude que d'autres éprouvent de temps à autre. Son ego n'a pas été blessé, pas même légèrement heurté par d'autres. Mais il en a besoin. Si pénible que ce soit, être diffamé est finalement un bien pour celui qui emprunte la voie. C'est la Règle numéro trente : Le vrai soufi est ainsi fait que, même quand il est accusé, attaqué et condamné injustement de tous côtés, il subit avec patience, sans jamais prononcer une mauvaise parole à l'encontre de ses critiques. Le soufi ne choisit jamais le blâme. Comment pourrait-il y avoir des adversaires, des rivaux, voire des « autres » alors qu'il n'y a pas de « moi » pour lui ?

Comment peut-il y avoir qui que ce soit à condamner, quand il n'y a qu'Un.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 17 j u i n 2008

Bien-aimée Ella,

Vous avez eu la bonté de m'en demander plus. Voilà :

Après la mort de Margot, ma vie a subi un change-ment spectaculaire. Perdu dans un cercle de drogués, participant aux fêtes qui duraient toute la nuit, assidu des clubs d'un Amsterdam que je n'avais jamais connu auparavant, je cherchais le réconfort et la compassion aux mauvais endroits. Je suis devenu une créature de la nuit, je me suis lié aux mauvaises per-sonnes, je me suis réveillé dans des lits étrangers et j'ai perdu plus de dix kilos en quelques mois.

La première fois que j'ai snijfé de l'héroïne, j'ai vomi et j'ai été si malade que je n'ai pas pu redresser la tête de toute la journée. Mon corps avait rejeté la drogue. C'était un signe, mais je n'étais pas en état de le voir. Avant même d'en prendre conscience, j'étais passé aux injections d'héroïne dans les veines. Marijuana, haschich, acide, cocaïne... J'ai essayé tout ce que j'ai trouvé. Il ne m'a pas fallu longtemps pour devenir une véritable épave, mentalement et

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physiquement. Tout ce que je faisais n'avait qu'un seul but : la drogue.

Quand j'en prenais, je concevais des manières spectaculaires de me tuer. J'ai même tenté la ciguë, à la manière de Socrate, mais, soit ce poison n'avait pas d'effet sur moi, soit l'herbe de couleur sombre, que j'avais achetée à la porte de service d'un traiteur chinois, n'était qu'une plante ordinaire. Peut-être m'avait-on vendu une sorte de thé vert et avait-on bien ri à mes dépens. Nombreux furent les matins où je me réveillais dans des lieux inconnus, quelqu'un de nouveau près de moi, mais avec le même vide me rongeant de l'intérieur. Des femmes prenaient soin de moi. Certaines étaient plus jeunes, d'autres bien plus vieilles que moi. Je vivais chez elles, je dormais dans leur lit, j'occupais leur résidence secondaire, je mangeais leur cuisine, je portais les vêtements de leur mari, je faisais les courses avec leur carte de crédit et je refusais de leur donner même ce semblant d'amour qu'elles demandaient et que, sans aucun doute, elles méritaient.

Je n'ai pas tardé à payer la vie que j'avais choisie. J'ai perdu mon emploi. J'ai perdu mes amis. Finale-ment, j'ai perdu l'appartement où Margot et moi avions passé tant de jours heureux. Quand il fut évident que je ne pouvais plus supporter ce style de vie, je me suis rabattu sur les squats, où tout était mis en com-mun. J'ai passé plus de quinze mois dans un squat de Rotterdam. L'immeuble n'avait pas de portes, ni à l'extérieur ni à l'intérieur, pas même pour fermer les toilettes. Nous partagions tout - nos chansons, nos rêves, notre argent, nos drogues, nos aliments, nos lits... Tout sauf la douleur.

Après plusieurs années de drogue et de débauche, l'homme que j'avais été a touché le fond. En me lavant le visage un matin, je me suis regardé dans le miroir.

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Jamais je n 'avais vu une personne si jeune tellement exsangue et triste. Je suis retourné au lit et j'ai pleuré comme un enfant. Le jour même, j'ai fouillé dans les cartons où je conservais les affaires de Margot - ses livres, ses vêtements, ses disques, ses pinces à cheveux, ses carnets de notes, ses photos... L'un après l'autre, j'ai dit adieu à tous ces souvenirs. Je les ai remis dans les cartons et je les ai donnés aux enfants des immi-grants qu'elle aimait tant. C'était en 1977.

Grâce à de bienheureuses relations, j'ai trouvé un emploi de photographe dans un magazine de voyage très connu. C'est ainsi que je me suis embarqué pour un voyage en Afrique du Nord, valise en toile à la main et une photo de Margot en poche, fuyant l'homme que j'étais devenu.

Un anthropologue britannique rencontré dans l'Atlas saharien m'a alors donné une idée. Il m'a demandé si j'avais jamais envisagé d'être le premier photographe occidental à m'insinuer dans les villes les plus saintes de l'islam. Je ne voyais pas de quoi il voulait parler. Il m'a expliqué qu 'une loi saoudienne interdisait strictement aux non-musulmans d'entrer à La Mecque et à Médine. Aucun chrétien, aucun juif n 'y était autorisé. Il fallait donc trouver un moyen d'entrer en douce et de prendre des photos. Si j'étais arrêté, je risquais la prison - ou pis. J'étais tout ouïe. L'excitation de pénétrer en territoire interdit, de réussir ce que personne n 'avait accompli jusque-là, la bouffée d'adrénaline, sans parler de la gloire et de l'argent qui couronneraient mon exploit... tout dans cette idée m'attirait comme un ours un pot de miel.

L'anthropologue m'a affirmé que je ne pouvais pas m'en sortir seul, que j'avais besoin de relations. Il m'a suggéré de contacter des confréries soufies de la

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région. Sait-on jamais, elles pourraient accepter d'apporter leur aide, me dit-il.

Je ne savais rien du soufisme, et je m'en moquais complètement. Tant qu'ils proposaient de m'aider, j'étais d'accord pour rencontrer des soufis. Pour moi, ils n'étaient qu'un moyen en vue d'un but. De toute façon, à l'époque, pour moi, c 'était le cas de tout et de tout le monde.

La vie est curieuse, Ella. Finalement, je ne suis jamais parvenu à La Mecque ni à Médine. Ni à l'époque ni plus tard. Pas même après ma conversion à l'islam. Le destin m'a entraîné sur une route toute différente, une route qui décrivait des boucles et des tournants inattendus, dont chacun m'a si profondé-ment et si irrévocablement changé que, au bout d'un moment, la destination d'origine a perdu sa signifi-cation. Bien que motivé par des raisons purement matérielles au départ, quand le voyage s'est terminé, j'étais un homme transformé.

Quant aux soufis, qui aurait prédit que ceux que j'avais, au départ, considérés comme des moyens, allaient bientôt devenir un but en soi ? J'appelle cette partie de ma vie la rencontre avec la lettre « Ul », comme dans le mot « soufi ».

Affectueusement, Aziz

1. En anglais le mot s'orthographie « sufi », la lettre « o » n'apparaît donc pas.

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ROSE DU DÉSERT LA CATIN

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Brumeux, sinistre et sombre, le jour où j'ai quitté le bordel était le plus froid depuis quarante ans. Les ruelles étroites serpentaient, luisantes de neige fraîche, et des stalactites pendaient des toits des mai-sons et des minarets des mosquées, dangereuses beau-tés. Au milieu de l'après-midi, le froid s'était accentué au point qu'on trouvait des chats gelés dans les rues, leurs vibrisses transformées en aiguilles de glace. Plu-sieurs baraques se sont effondrées sous le poids de la neige. Après les chats des rues, ce sont les sans-abri de Konya qui ont le plus souffert. On a retrouvé une demi-douzaine de corps gelés, recroquevillés en posi-tion fœtale, un sourire béat sur le visage, comme s'ils espéraient renaître dans une vie meilleure et plus chaude.

Tard dans l'après-midi, quand tout le monde faisait la sieste avant que commencent les affaires du soir, je me suis glissée hors de ma chambre. Je n'ai pris que quelques vêtements tout simples, abandonnant les soieries et les accessoires que je portais pour les clients particuliers. Tout ce que j'avais gagné au bordel devait rester au bordel.

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J'avais descendu la moitié de l'escalier quand j'ai vu Magnolia à la porte d'entrée, mâchonnant les feuilles brunes dont elle était dépendante. Plus âgée que toutes les autres filles du bordel, elle avait commencé à se plaindre de bouffées de chaleur. La nuit, je l'entendais se tourner et se retourner dans son lit. On ne pouvait ignorer que ses jours de femme épanouie touchaient à leur fin. Les plus jeunes disaient en plaisantant qu'elles enviaient Magnolia, qui n'aurait plus à s'inquiéter d'avoir ses règles, de tomber enceinte ou de subir des avortements, qui pourrait coucher avec des hommes tous les jours du mois. Mais nous savions toutes qu'une vieille prostituée avait peu de chances de survie.

Dès que je l'ai vue là, j'ai su que je n'avais qu'une alternative : soit je retournais dans ma chambre et j'oubliais mon évasion, soit je passais cette porte et j'en subissais les conséquences. Mon cœur choisit la der-nière option.

J'ai adopté ce que j'espérais faire passer pour un ton détendu et normal. « Hé, Magnolia, tu te sens mieux ? »

Le visage de Magnolia s'est éclairé, puis il s'est assombri à nouveau en voyant le sac que je tenais à la main. Il était inutile de mentir. Elle savait que la patronne m'avait interdit de quitter ma chambre - et à plus forte raison le bordel !

« Tu t'en vas ? » demanda Magnolia dans un souffle, comme si la question l'effrayait.

Je n'ai rien répondu. C'était à son tour de faire un choix. Elle pouvait soit m'arrêter et alerter tout le monde de mon projet, soit me laisser sortir. Magnolia m'a regardée, le visage grave et plein d'amertume.

« Retourne dans ta chambre, Rose du Désert ! La patronne enverra Tête de Chacal à tes trousses. Est-ce que tu ne sais pas ce qu'il a fait à... » •

Mais elle n'a pas terminé sa phrase. C'était une des règles tacites du bordel : on ne rappelait pas les his-

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toires des infortunées qui avaient travaillé ici avant nous et qui avaient connu une fin prématurée ; les rares fois où on faisait allusion à elles, on prenait garde à ne pas prononcer leur nom. Il était inutile de les déranger dans leur tombe. Elles avaient eu une vie suffisamment dure, mieux valait les laisser reposer en paix.

« Même si tu réussis à t'échapper, comment gagneras-tu ta vie ? a insisté Magnolia. Tu mourras de faim. »

J'ai lu de la peur dans ses yeux - non pas la peur que j'échoue et que je sois châtiée par la patronne, mais la peur que je réussisse. Je m'apprêtais à faire ce dont elle avait toujours rêvé et n'avait jamais encore osé réaliser. A cet instant, elle me respectait mais me haïssait aussi pour mon audace. J'ai éprouvé un instant le pincement du doute, et j'aurais fait demi-tour si la voix de Shams de Tabriz n'avait cessé de résonner dans ma tête.

« Laisse-moi partir, Magnolia ! ai-je dit. Je ne resterai pas ici un jour de plus. »

Après avoir été battue par Baybars et avoir regardé la mort en face, quelque chose avait changé de manière irréversible. C'était comme si, en moi, il n'y avait plus place pour la peur. D'une manière ou d'une autre, je m'en moquais. J'étais décidée à dédier le reste de ma vie à Dieu. Que ce soit pour un seul jour ou de nom-breuses années importait peu. Shams de Tabriz avait dit que la foi et l'amour transformaient les êtres en héros, parce qu'elles étaient toute peur et toute angoisse de leur cœur. Je commençais à comprendre ce qu'il voulait dire.

Le plus étrange, c'est que Magnolia l'a compris aussi. Elle a posé sur moi un regard long et douloureux, s'est écartée lentement et m'a ouvert la voie.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 19 j u i n 2008

Bien-aimée Ella,

Merci de votre grande compassion. Je suis content que vous aimiez mon histoire et que vous y pensiez beaucoup. Je ne suis pas habitué à parler de mon passé, et cela me rend heureux de le partager avec vous.

J'ai passé l'été 1977 avec un groupe de soufis au Maroc. J'habitais une chambre blanche, petite et simple. J'avais juste le nécessaire : une natte pour dormir, une lampe à huile, un rosaire d'ambre, une fleur en pot sur la fenêtre, une amu-lette contre le mauvais œil et un bureau avec dans le tiroir un recueil de poèmes de Rûmi. Pas de téléphone, pas de télévision, pas d'horloge, pas d'électricité. Cela ne me gênait pas. Après des années passées dans des squats, je ne voyais pas pourquoi je ne pourrais pas survivre dans une demeure derviche.

Le premier soir, maître Sameed est venu me voir dans ma chambre. Il m'a dit que j'étais le bienvenu, que je pouvais rester avec eux jusqu 'à ce que je sois

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prêt à partir pour La Mecque. Mais il y avait une condition : pas de drogue !

Je me souviens d'avoir senti mon visage en feu, comme un gamin pris le doigt dans le pot de confi-ture. Comment savaient-ils ? Avaient-ils fouillé ma valise pendant que j'étais dehors ? Jamais je n 'oublierai ce que le maître a dit ensuite : « Nous n'avons pas besoin de fouiller vos affaires pour savoir que vous prenez de la drogue, frère Craig. Vous avez les yeux d'un drogué. »

Le plus drôle, Ella, c'est que, jusqu'à ce jour, je ne m'étais jamais considéré comme un drogué ! J'étais si certain de me contrôler, si convaincu que les dro-gues ne servaient qu'à m'aider à résoudre mes pro-blèmes ! « Engourdir la douleur, ce n 'est pas la soigner, ajouta maître Sameed. Quand l'anesthésie se dissipe, la douleur est toujours là. »

Je savais qu'il avait raison. Avec vanité et déter-mination, je leur ai remis toutes les drogues que j'avais apportées, même mes somnifères. Mais il fut bien vite évident que ma détermination n'était pas assez forte pour me faire traverser ce qui m'atten-dait. Pendant les quatre mois que j'ai passés dans cette petite communauté, j'ai trahi ma promesse et je me suis gravement écarté du droit chemin plus d'une douzaine de fois. Pour celui qui a choisi l'intoxica-tion plutôt que la sobriété, il est facile de trouver de la drogue, même quand il est étranger. Un soir, ren-trant à la confrérie ivre mort, je me suis heurté aux portes, toutes verrouillées de l'intérieur. J'ai dû dor-mir dans le jardin. Le lendemain, maître Sameed ne m'a rien demandé et je ne me suis pas excusé.

En dehors de ces incidents honteux, j'ai réussi à bien m'entendre avec les soufis ; j'ai apprécié le calme qui tombait sur les lieux, le soir. C'était étrange de résider là, mais curieusement paisible, et

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bien que je ne fusse pas étranger à la vie en collec-tivité, je trouvai là une expérience inconnue jusqu 'alors : la paix intérieure.

Apparemment, nous vivions tous ensemble, nous mangions, buvions et nous acquittions des mêmes tâches au même moment, mais plus profondément, on attendait de nous de rester seuls et on nous encoura-geait à tourner notre regard vers l'intérieur de nous-mêmes. Sur la voie soufie, vous commencez par découvrir l'art d'être seul parmi la foule. Puis vous découvrez la foule dans votre solitude - les voix en vous.

Pendant que j'attendais que les soufis du Maroc m'introduisent en toute sécurité dans les villes saintes de La Mecque et de Médine, j'ai lu beaucoup de livres sur la philosophie et la poésie soufies, au début parce que je m'ennuyais et que je n 'avais rien de mieux à faire, puis parce que j'y trouvais de plus en plus d'intérêt. Tel un homme qui ne s'est pas rendu compte à quel point il était assoiffé avant de prendre sa première gorgée d'eau, ma rencontre avec le soufisme m'a incité à en apprendre davan-tage. De tous les livres que j'ai lus pendant ce long été, ce sont les poèmes de Rûmi qui m'ont le plus frappé.

Trois mois plus tard, tout à coup, maître Sameed m'a dit que je lui rappelais quelqu 'un - un derviche errant qui s'appelait Shams de Tabriz. Il a expliqué que certains le considéraient comme un pur héré-tique, mais que, d'après Rûmi, il était la lune et le soleil.

J'ai été intrigué. Mais il ne s'agissait pas d'une simple curiosité. En écoutant maître Sameed me par-ler de Shams, j'ai ressenti un frisson le long de ma colonne vertébrale, une curieuse impression de déjà-vu.

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Pour le coup, vous allez croire que je suis fou. Mais je vous jure devant Dieu qu'à cet instant, j'ai entendu un chuintement de soie en arrière-plan, assez loin tout d'abord, puis de plus en plus près, et j'ai vu l'ombre de quelqu'un qui n'était pas là. Peut-être n'était-ce que la brise dans les branches, ou les ailes d'un ange. Quoi qu'il en soit, j'ai soudain su que je n'avais besoin d'aller nulle part. Plus mainte-nant. J'en avais plus qu'assez de toujours désirer aller ailleurs, quelque part au-delà, toujours pressé malgré moi.

Je savais où je voulais être. Il suffisait que je reste là et que je regarde en moi. C'est une nouvelle partie de ma vie, que j'appelle ma rencontre avec la lettre « F », comme dans le mot « soufi ».

Tendrement, Aziz

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SHAMS

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Bruissant de la promesse d'une journée bien rem-plie, le matin passa plus vite que d'ordinaire sous le ciel bas et gris. En fin d'après-midi, je trouvai Rûmi dans sa chambre, assis près de la fenêtre, le front plissé, en contemplation, ses doigts bougeant sans cesse sur les perles du rosaire. La pièce était plongée dans la pénombre à cause des lourds rideaux en velours à moitié fermés. Seul un étrange rayon de lumière tombait à l'endroit où Rûmi était assis, don-nant à la scène une dimension onirique. Je ne pus m'empêcher de me demander si Rûmi pourrait déce-ler la véritable intention derrière la question que j'allais lui poser, ou s'il serait choqué, ou bouleversé.

Alors que j'intégrais la sérénité de l'instant tout en éprouvant une certaine nervosité, j'eus une vision fugi-tive. Je vis Rûmi, bien plus âgé et plus frêle, vêtu d'une robe vert foncé et assis précisément à ce même endroit, le regard plus que jamais plein de compassion et de générosité, mais souffrant dans son cœur d'une cica-trice permanente, qui avait ma forme. Je compris deux choses d'un coup : que Rûmi passerait ses vieux jours dans cette maison et que la blessure laissée par mon

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absence ne guérirait jamais. Les larmes me montèrent aux yeux.

« Est-ce que tu vas bien ? Tu as l'air pâle », dit Rûmi. Je m'efforçai de sourire, mais le fardeau de ce que je

m'apprêtais à dire pesait lourdement sur mes épaules. Ma voix sortit un peu éraillée et moins puissante que je ne l'aurais voulu.

« Pas vraiment. J'ai très envie de boire, et il n'y a rien dans cette maison pour apaiser ma soif.

— Veux-tu que je demande à Kerra ce qu'elle peut faire pour y remédier ?

— Non, parce que ce dont j'ai besoin n'est pas dans la cuisine. C'est dans une taverne. Je suis d'humeur à m'enivrer, tu vois. »

J'ai feint de ne pas remarquer l'ombre d'incompré-hension qui passait sur le visage de Rûmi et j'ai conti-nué :

« Au lieu d'aller à la cuisine me chercher de l'eau, pourrais-tu aller à la taverne m'acheter du vin ?

— Tu veux dire... que tu me demandes d'aller te chercher du vin ? demanda Rûmi en prononçant le der-nier mot avec mille précautions, comme s'il avait peur de le briser.

— C'est cela. J'apprécierais beaucoup que tu ailles nous acheter du vin. Deux bouteilles suffiront, une pour toi, une pour moi. Mais, fais-moi plaisir, s'il te plaît : quand tu seras à la taverne, ne te contente pas de prendre les bouteilles et de revenir. Reste là un moment. Parle aux gens. Je t'attendrai ici. Inutile de te presser. »

Rûmi posa sur moi un regard mi-irrité, mi-stupéfait. Cela me rappela le visage du novice, à Bagdad, qui vou-lait m'accompagner, mais s'inquiétait trop de sa répu-tation pour plonger. Le souci qu'il avait de l'opinion des autres l'avait retenu. Aujourd'hui, je me demandais si sa réputation allait aussi retenir Rûmi.

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À mon grand soulagement, Rûmi se leva et hocha la tête. « Je ne me suis jamais rendu dans une taverne auparavant, et je n'ai jamais consommé de vin. Je ne crois pas que boire soit une bonne chose. Mais je te fais pleinement confiance, parce que j'ai confiance dans l'amour entre nous. Tu dois avoir une raison de me demander une telle chose. Il faut que je découvre quelle est cette raison. Je vais aller nous chercher du vin. »

Il me dit au revoir et sortit. Dès qu'il eut quitté la pièce, je tombai au sol en état

de transe. Je saisis le rosaire d'ambre que Rûmi avait abandonné là, et je remerciai Dieu, encore et encore, de m'avoir donné un vrai compagnon. Je priai pour que sa si belle âme ne dessoûle jamais de l'ivresse de l'Amour divin.

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QUATRIÈME PARTIE

FEU

Ce qui abîme, dévaste et détruit

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SULEIMAN L'IVROGNE

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Brumes de vin, vous m'avez donné de nombreuses hallucinations aussi folles les unes que les autres, quand j'étais ivre, mais voir le grand Rûmi passer la porte de la taverne a été dément, même pour moi. J'ai eu beau me pincer, la vision ne s'est pas éva-nouie.

« Hé, Hristos ! Qu'est-ce que tu m'as servi, vieux ? ai-je crié. Cette dernière bouteille de vin devait être une superbibine ! Tu ne devineras jamais quelle hallucina-tion j'ai en ce moment.

— Chut, idiot ! » a murmuré quelqu'un derrière moi. Je me suis retourné pour voir qui essayait de me

faire taire, et j'ai été stupéfait de voir tous les hommes dans la taverne, y compris Hristos, qui regardaient fixement la porte. La salle était plongée dans un silence surnaturel - jusqu'à Saqui, le chien des lieux, qui semblait perplexe, allongé, ses longues oreilles comme collées par terre. Le marchand de tapis persans a cessé de chanter ces horribles mélo-dies qu'il appelait chansons et s'est mis à osciller sur ses pieds, le menton levé, l'air trop sérieux d 'un ivrogne qui tente de passer pour autre chose.

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C'est Hristos qui a brisé le silence. « Bienvenue dans ma taverne, Mawlânâ ! a-t-il dit d'une voix dégouli-nante de politesse. C'est un honneur de vous voir sous ce toit. En quoi puis-je vous être utile ? »

J'ai cillé à plusieurs reprises, et j'ai fini par com-prendre que c'était vraiment Rûmi qui se tenait là.

« Merci, a dit Rûmi avec un large sourire pourtant sans chaleur. Je suis venu chercher du vin. »

Le pauvre Hristos a été si surpris d'entendre ça qu'il en est resté bouche bée. Quand il a de nouveau pu par-ler, il a conduit Rûmi à la table libre la plus proche, qui était justement à côté de la mienne !

« Selamun aleykum », m'a dit Rûmi dès qu'il s'est assis.

Je lui ai rendu ses salutations, auxquelles j'ai ajouté quelques mots aimables, mais je ne suis pas certain que mon discours ait eu du sens. Avec son expression tran-quille, sa robe onéreuse et son élégant caftan brun sombre, Rûmi était franchement déplacé, ici.

Je me suis penché en avant et, dans un murmure, je lui ai demandé :

« Est-ce qu'il serait tout à fait grossier de vous demander ce qu'un homme tel que vous fait dans un endroit pareil ?

— Je subis une épreuve soufie ! m'a répondu Rûmi avec un clin d'œil, comme si nous édons les meilleurs amis du monde. J'ai été envoyé ici par Shams, pour ruiner ma réputation.

— Et c'est bien ? ai-je demandé. — Je crois, a répondu Rûmi en riant, que ça dépend

de la manière dont on considère la situation. Il arrive qu'il soit nécessaire de détruire tout ce à quoi on est attaché pour vaincre son ego. Si on est trop attaché à notre famille, à notre position dans la société, même à notre école ou à notre mosquée, au point qu'elles se

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mettent en travers du chemin menant à l'Union avec Dieu, il nous faut renoncer à ces attachements. »

Je n'étais pas certain de le suivre comme il aurait fallu. Cette explication parut pourtant parfaitement logique à mon esprit embrouillé. J'avais toujours soup-çonné que les soufis étaient une bande de fous pitto-resques capables de toutes les excentricités.

Ce fut au tour de Rûmi de se pencher et de me demander dans un murmure : « Serait-il terriblement grossier de ma part de vous demander comment vous avez eu cette cicatrice au visage ?

— Ce n'est pas une histoire très intéressante, je le crains. Je rentrais chez moi tard un soir, quand je suis tombé sur ce garde de la sécurité qui m'a tabassé.

— Pourquoi ? a demandé Rûmi avec un air sincère-ment inquiet.

— Parce que j'avais bu du vin », ai-je dit en montrant la bouteille que Hristos venait de placer devant Rûmi.

Rûmi a secoué la tête. Au début, il a paru tout à fait décontenancé, comme s'il n'arrivait pas à croire qu'une telle chose puisse se produire, mais bientôt, ses lèvres ont formé un sourire amical. Et c'est ainsi que nous avons continué à deviser. En mangeant du pain et du fromage de chèvre, nous avons parlé de la foi, de l'ami-tié et d'autres choses de la vie que je croyais avoir oubliées depuis longtemps, mais que j'étais enchanté de raviver dans mon cœur.

Peu après le coucher du soleil, Rûmi s'est levé pour partir. Tous les clients de la taverne se sont levés aussi pour le saluer. Un spectacle mémorable !

« Vous ne pouvez pas partir sans nous dire pourquoi le vin a été interdit ! » me suis-je exclamé.

Hristos est accouru en fronçant les sourcils, inquiet que ma question puisse ennuyer son prestigieux client.

« Chut, Suleiman ! Pourquoi faut-il que tu poses ce genre de question ?

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— Non, sérieusement, ai-je insisté auprès de Rûmi. Vous nous avez vus. Nous ne sommes pas de mauvaises gens, mais c'est ce qu'on dit tout le temps de nous. J'aimerais savoir ce qu'il y a de mal à boire du vin, à condition de bien nous conduire et de ne faire de mal à personne ? »

En dépit de la fenêtre ouverte au coin, l'air dans la taverne était devenu lourd et enfumé, imprégné d'anti-cipation. J'ai bien vu que tout le monde était curieux d'entendre la réponse. Pensif, gentil, sobre, Rûmi s'est approché de moi, et voilà ce qu'il a dit :

Si le buveur de vin est profondément gentil, Il le montrera, quand il sera ivre. Mais s'il dissimule de la colère ou de l'arrogance, Elles apparaissent. Comme c'est le cas chez la plupart des gens, Le vin est interdit à tous.

Il y a eu un bref silence, pendant lequel nous avons tous réfléchi à ces paroles.

« Mes amis, le vin n'est pas une boisson innocente ! a continué Rûmi d'une voix nouvelle, autoritaire et pourtant posée et ferme. Il fait ressortir ce qu'il y a de pire en nous. Je crois qu'il vaut mieux nous abstenir de boire. Cela dit, nous ne pouvons accuser l'alcool de ce dont nous sommes responsables. C'est notre propre arrogance et notre propre colère sur lesquelles nous devrions travailler. »

Cela a déclenché de vifs hochements de tête chez cer-tains clients. Quant à moi, j'ai préféré lever mon verre, convaincu qu'aucune pensée sage ne devrait être énon-cée sans que l'on trinque.

« Vous êtes un homme bon au grand cœur, ai-je dit. Quoi que les gens racontent à propos de ce que vous faites aujourd'hui, et je suis certain qu'ils vont

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déverser des flots de commentaires, je crois qu'en tant que prêcheur, c'était très courageux de votre part de venir dans cette taverne parler avec nous sans porter de jugements. »

Rûmi a posé sur moi un regard amical, puis il a pris les bouteilles de vin qu'il n'avait pas encore touchées et il est sorti dans la brise du soir.

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ALADIN

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Bel et bien épuisé d'attendre, ces trois dernières semaines, j'ai guetté le bon moment pour demander à mon père la main de Kimya. J'avais passé des heures à lui parler en imagination, à reformuler les mêmes phrases encore et encore, à chercher un meilleur moyen de m'exprimer. J'avais préparé une réponse à toutes les objections qu'il pourrait m'opposer. S'il disait que Kimya et moi étions comme frère et sœur, je lui rappellerais que nous n'avions aucun lien de sang. Sachant combien mon père aimait Kimya, j'avais aussi prévu de dire que s'il nous laissait nous marier, elle n'aurait pas à partir vivre ailleurs, qu'elle pourrait rester avec nous toute sa vie. J'avais tout préparé dans ma tête, sauf de ne pas trouver un moment seul avec mon père.

Mais ce soir, je suis tombé sur lui de la pire manière possible. J'allais quitter la maison pour retrouver mes amis, quand la porte s'est ouverte et mon père est entré avec une bouteille dans chaque main.

Je suis resté interdit. « Père, qu'est-ce que tu apportes ? ai-je demandé. — Oh, ça ! répondit mon père sans le moindre soup-

çon d'embarras. C'est du vin, mon fils.

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— Vraiment ! Est-ce ce qu'est devenu le grand Mawlânâ ? Un vieillard imbibé de vin ?

— Surveille ton langage ! » ordonna une voix morne, derrière moi.

C'était Shams. Fichant ses yeux dans les miens sans ciller, il gronda :

« Ce n'est pas une façon de parler à son père. C'est moi qui lui ai demandé d'aller à la taverne.

— Pourquoi est-ce que cela ne me surprend pas ? » n'ai-je pu m'empêcher d'ironiser.

Si mes paroles offensèrent Shams, il n'en montra rien. « Aladin, nous pouvons en parler, dit-il froide-ment, à condition que ta colère ne trouble pas ta vision des choses. »

Puis il inclina la tête de côté et me dit que je devais adoucir mon cœur.

« C'est une des Règles, ajouta-t-il : Si tu veux renforcer ta foi, il te faudra adoucir ton cœur. A cause d'une maladie, d'un accident, d'une perte ou d'une frayeur, d'une manière ou d'une autre, nous sommes tous confrontés à des incidents qui nous apprennent à devenir moins égoïstes, à moins juger les autres, à montrer plus de compassion et de générosité. Pourtant, certains apprennent la leçon et réussissent à être plus doux, alors que d'autres deviennent plus durs encore. Le seul moyen d'approcher la Vérité est d'ouvrir son cœur afin qu'il englobe toute l'humanité et qu'il reste encore de la place pour plus d'amour.

•—• Restez en dehors de ça ! dis-je. Je ne prends pas d'ordres de derviches ivres. Contrairement à mon père.

— Aladin, tu devrais avoir honte ! » intervint mon père.

Je ressentis un fulgurant accès de culpabilité, mais il était trop tard. Tout le ressentiment que j'avais cru oublier m'inonda soudain.

« Je ne doute pas un instant que tu me haïsses autant que tu le dis, proclama Shams, mais je ne crois pas que

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tu aies cessé une seule minute d'aimer ton père. Ne vois-tu pas que tu le blesses ?

— Ne voyez-vous pas que vous gâchez nos vies ? » rétorquai-je.

C'est alors que mon père se jeta vers moi, la bouche serrée, la main droite levée au-dessus de sa tête. Je crus qu'il allait me frapper, mais quand il ne le fit pas, quand il ne le voulut pas, je me sentis plus mal à l'aise encore.

« Tu me fais honte ! » dit mon père sans me regarder. Mes yeux s'emplirent de larmes. Je détournai la tête

et soudain, je me retrouvai face à Kimya. Depuis com-bien de temps était-elle là, dans un coin, à nous regar-der de ses yeux effrayés ? Combien de ces paroles avait-elle entendues ?

La honte d'être humilié par mon père devant la fille que je voulais épouser me retourna l'estomac, laissant un goût amer dans ma bouche. Je sentis mon cœur battre dans ma gorge.

Incapable de rester là un instant de plus, je pris mon manteau, j'écartai brutalement Shams de mon chemin et je sortis précipitamment de la maison, loin de Kimya, loin d'eux tous.

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SHAMS

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Blessé, après le départ d'Aladin, Rûmi était si triste qu'il ne put parler pendant un bon moment. Lui et moi sommes sortis dans le jardin couvert de neige. C'était un soir sinistre de février et l'air était lourd d'une immobilité particulière. Nous avons regardé passer les nuages, écouté un monde qui ne nous offrait que du silence. Le vent nous apportait l'odeur de la forêt, très lointaine, parfumée, musquée, et pendant un moment, je crois que nous avons tous les deux eu envie de quitter cette ville pour de bon.

J'ai pris une des bouteilles de vin, je me suis age-nouillé dans la neige devant un rosier grimpant, nu et épineux, et j'ai lentement versé le vin sur la terre en dessous. Le visage de Rûmi s'est éclairé et il a eu ce sourire mi-pensif, mi-excité qui est le sien.

Peu à peu, étonnamment, le rosier dénudé a repris vie, son écorce s'est adoucie comme une peau humaine. Il a produit une rose unique sous nos yeux. Tandis que je continuais à verser le vin au pied de l'arbuste, la rose a pris une jolie teinte orange chaleureuse.

J'ai saisi la seconde bouteille et je l'ai déversée au même endroit. La rose est passée de l'orange à un

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rouge lumineux, rayonnant de vie. Il ne restait qu'un peu de vin au fond de la bouteille. Je l'ai versé dans un verre, j'en ai bu la moitié et j'ai offert l'autre moitié à Rûmi.

Il a pris le verre de ses mains tremblantes, répondant à mon geste avec une merveilleuse gentillesse et une grande équanimité, cet homme qui jamais n'avait bu une goutte d'alcool de toute sa vie.

« Les règles et les interdits religieux sont impor-tants, a-t-il dit, mais ils ne doivent pas devenir des interdits indiscutables. C'est en ayant cela à l'esprit que je bois le vin que tu m'offres aujourd'hui, convaincu de tout mon cœur qu'il y a une sobriété au-delà de l'ivresse de l'amour. »

A l'instant où Rûmi allait porter le verre à ses lèvres, je le lui ai arraché des mains et l'ai jeté au sol. Le vin s'est répandu sur la neige, telles des gouttes de sang.

« Ne le bois pas ! ai-je dit, maintenant que je n'éprou-vais plus le besoin de mener ce test à son terme.

— Si tu ne voulais pas que je boive ce vin, pourquoi m'as-tu envoyé à la taverne ? a demandé Rûmi d'un ton moins curieux que compatissant.

— Tu sais pourquoi, ai-je répondu en souriant. L'élévation spirituelle concerne la totalité de notre conscience ; elle n'est pas obsédée par quelques aspects particuliers. Règle numéro trente-deux : Rien ne devrait se dresser entre toi et Dieu. Ni imam, ni prêtre, ni maître spirituel, pas même ta foi. Crois en tes valeurs et tes règles, mais ne les impose jamais à d'autres. Sois ferme dans ta foi, mais garde ton cœur aussi doux qu'une plume.

« Apprends la Vérité, mon ami, mais ne transforme pas tes vérités en fétiches. »

J'avais toujours admiré la personnalité de Rûmi, j'avais toujours su que sa compassion, infinie et extra-ordinaire, était ce qui me manquait. Ce jour-là, mon admiration pour lui a bondi plus haut encore.

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Ce monde est plein de gens obsédés par la richesse, la reconnaissance et le pouvoir. Plus ils gagnent de signes de réussite, plus ils semblent avoir besoin de davantage. Rapaces et envieux, ils font des possessions matérielles leur qibla, regardant toujours dans cette même direction, inconscients de devenir les serviteurs des choses qu'ils convoitent. C'est un schéma courant. Ça arrive tout le temps. Mais il est rare, aussi rare qu'un rubis, qu'un homme déjà arrivé au sommet, un homme qui a beaucoup d'or, de célébrité et d'autorité, renonce un beau jour à sa position et mette sa réputa-tion en péril pour un voyage intérieur dont personne ne saurait dire où ni comment il finirait. Rûmi est ce rare rubis.

« Dieu veut que nous soyons modestes et sans pré-tention, ai-je dit.

— Et II veut être connu, a doucement ajouté Rûmi. Il veut que nous Le connaissions avec chaque fibre de notre être. C'est pourquoi il vaut mieux être attentif et sobre qu'ivre et écervelé. »

J'ai abondé dans son sens. Nous sommes restés assis dans le jardin avec la rose rouge unique entre nous jusqu'à ce qu'il fasse noir et froid. Sous la fraîcheur du soir flottait le parfum de quelque chose de neuf et de doux. Le Vin de l'Amour faisait doucement tourner nos têtes, et je me suis rendu compte avec joie et gratitude que le vent ne murmurait plus de désespoir.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 24 j u i n 2008

« Il y a un nouveau restaurant thaï, à Northampton, dit David. On dit qu'il est bon. Et si on y allait ce soir ? Juste toi et moi. »

La dernière chose dont Ella avait envie, en ce samedi, c'était de sortir dîner avec- son mari, mais David insista tant qu'elle ne put dire non.

La Lune Argentée était un petit établissement aux lampes pittoresques et nappes noires ; les miroirs sur les murs étaient si nombreux que les clients avaient l'impression de dîner avec leur propre reflet. Il ne fallut pas longtemps à Ella pour ne pas se sen-tir à sa place. Mais ce n'était pas le restaurant qui lui faisait cet effet. C'était son mari. Elle avait sur-pris dans les yeux de David une lueur inhabituelle. Quelque chose n'était pas normal. Son mari avait l'air pensif, voire inquiet. Ce qui la troublait le plus, c'était qu'il avait bégayé à quelques reprises. Ella savait que, lorsque son handicap d'enfant refaisait surface, cela signifiait que David était en pleine détresse.

Une jeune serveuse en costume traditionnel vint prendre leur commande. David demanda des coquilles

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Saint-Jacques épicées au basilic et Ella des légumes et du tofu dans une sauce au lait de coco - fidèle en cela à la décision de réduire sa consommation de viande prise lors de son quarantième anniversaire. Ils commandèrent aussi du vin.

Ils parlèrent du décor quelques minutes, commen-tant l'effet des serviettes noires par rapport à des ser-viettes blanches. Puis ce fut le silence. Vingt ans de mariage, vingt ans à dormir dans le même lit, à par-tager la même douche, à manger les mêmes plats, à élever trois enfants... et le résultat, c'était le silence. Du moins Ella analysait-elle ainsi la situation.

« J'ai vu que tu lis Rûmi », fit remarquer David. Ella hocha la tête, un peu surprise. Elle ne savait

pas ce qui la surprenait le plus : d'apprendre que David savait qui était Rûmi ou de voir qu'il s'intéres-sait à ses lectures.

« J'ai entrepris de lire ses poèmes pour m'aider à écrire mon rapport sur Doux Blasphème ; puis je m'y suis intéressée, et maintenant, je les lis pour moi », proposa Ella comme explication.

David fut distrait par une tache de vin sur la nappe, puis il soupira avec une expression sinistre :

« Ella, je sais ce qui se passe, dit-il. Je sais tout. — Que veux-tu dire ? demanda Ella, alors qu'elle

n'était pas certaine de vouloir connaître la réponse. — A propos de ta... liaison », bredouilla David. Je

sais. Ella regarda son mari, stupéfaite. À la flamme des

bougies que la serveuse venait d'allumer pour eux, le visage de David exprimait le désespoir absolu.

« Ma liaison ? » lança Ella un peu plus vite et un peu plus fort qu'elle ne l'aurait voulu.

Elle remarqua immédiatement un couple à la table d'à côté qui se tournait vers eux. Gênée, elle baissa le ton et murmura :

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« Quelle liaison ? — Je ne suis pas stupide, dit David. Je suis allé sur

ta messagerie et j 'ai lu tes échanges avec cet homme. — Tu as fait quoi ? » s'exclama Ella. Ignorant la question, le visage déformé par le poids

de ce qu'il était sur le point d'annoncer, David conti-nua : « Je ne t'en veux pas, Ella. Tu le mérites. Je t'ai négligée et tu as cherché ailleurs de la compassion. »

Ella baissa les yeux. Dans son verre, le vin avait une délicieuse couleur - un rubis profond, sombre. Pendant une seconde, elle crut percevoir des éclats iridescents à la surface, comme une piste de lumière pour la guider. Et peut-être y avait-il une piste. Tout lui semblait irréel.

David se tut. Il devait décider comment révéler, ou s'il devait révéler, ce qu'il avait à l'esprit. « Je suis prêt à te pardonner et à oublier tout ça », dit-il enfin.

Ella aurait voulu dire beaucoup de choses à cet ins-tant, poignantes et ironiques, tendues et dramatiques, mais elle choisit la plus facile. Les yeux luisants, elle demanda : « Et qu'en est-il de tes liaisons ? Vas-tu aussi les oublier ? »

La serveuse arriva avec leurs plats. Ella et David reculèrent contre leur dossier et la regardèrent dépo-ser les assiettes sur la table et remplir leurs verres avec une politesse exagérée. Quand elle partit enfin, David leva les yeux vers Ella et demanda :

« Alors c'est de ça qu'il s'agit ? C'est une revanche ? — Non ! protesta Ella en secouant la tête de décep-

tion. Ça n'a rien à voir avec une revanche, il n'a jamais été question de ça !

— De quoi s'agit-il donc ? » Ella serra les mains. Elle avait l'impression que

tout et tout le monde dans le restaurant - les clients, les serveuses, les cuisiniers et même les poissons

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exotiques dans l'aquarium - s'était figé pour entendre ce qu'elle allait dire.

« Il s'agit d'amour, dit-elle enfin. J'aime Aziz. » Ella s'attendait à ce que son mari éclate de rire. Mais

quand elle trouva enfin le courage de le regarder dans les yeux, elle n'y vit que l'horreur, vite remplacée par l'expression de celui qui tente de résoudre un problème avec un minimum de dégâts. Soudain, elle comprit. « Amour » était un mot grave, lourd de signification et assez inhabituel pour elle - une femme qui avait eu tant de paroles négatives à propos de l'amour dans le passé.

«On a trois enfants... dit David d'une voix qui devint presque inaudible.

— Oui, et je les aime beaucoup, dit Ella en se voû-tant. Mais j'aime aussi Aziz.

— Arrête d'utiliser ce mot ! intervint David. J'ai fait de grosses erreurs, dit-il après avoir bu une gor-gée de vin, mais jamais je n'ai cessé de t'aimer, Ella. Et je n'ai jamais aimé personne d'autre. Nous pouvons tous deux apprendre de nos erreurs. Pour ma part, je peux te promettre de ne plus jamais recommencer. Tu n'as plus besoin d'aller chercher de l'amour ailleurs.

— Je ne suis pas allée chercher de l'amour, mur-mura Ella plus pour elle que pour lui. Rûmi dit que nous n'avons pas besoin de chercher l'amour en dehors de nous. Il suffit d'éliminer en nous les bar-rières qui nous tiennent éloignés de l'amour.

— Oh, mon Dieu ! Qu'est-ce qui t'arrive ? Je ne te reconnais pas. Cesse d'être aussi romantique, tu veux bien ? Redeviens celle que je connais ! S'il te plaît ! » ajouta David d'un ton sans réplique.

Elle se frotta le front et inspecta ses ongles comme si soudain quelque chose la troublait. En vérité, elle venait de se souvenir du jour où elle avait dit les mêmes choses à sa fille. Elle eut le sentiment qu'un

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cercle se refermait. Hochant lentement la tête, elle posa sa serviette.

« Est-ce qu'on peut partir, maintenant ? dit-elle. le n5ai pas faim. »

Cette nuit-là, ils dormirent dans des lits séparés. Tôt le matin, la première chose que fit Ella fut d'écrire à Aziz.

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LE ZÉLOTE

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Brusquement, je vis apparaître Abdullah, le père d 'un de mes élèves, qui courait vers moi dans la rue et criait : « Préparez-vous au pire ! Sheikh Yassine ! Sheikh Yassine ! Avez-vous appris le scandale ? On a vu Rûmi dans une taverne du quartier juif, hier !

— Oui, j'ai entendu parler de ça, dis-je, mais ça ne m'a pas surpris. L'homme a une épouse chrétienne et son meilleur ami est un hérétique. A quoi d'autre pouvait-on s'attendre ?

— Oui, je suppose que vous avez raison, approuva Abdullah en hochant gravement la tête. On aurait dû s'y attendre. »

Nombre de passants se rassemblèrent autour de nous, en entendant notre conversation. Quelqu'un sug-géra qu'on devrait interdire à Rûmi de prêcher encore à la grande mosquée. Au moins jusqu'à ce qu'il pré-sente des excuses publiques. J'étais d'accord. Comme j'étais en retard pour mon cours à la madrasa, je les ai laissés et je suis parti en courant.

J'avais toujours soupçonné chez Rûmi un côté noir prêt à refaire surface. Pourtant, je ne m'attendais pas à ce qu'il sombre dans la bouteille. C'était profondé-

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ment répugnant. Les gens disent que Shams est la prin-cipale raison de la chute de Rûmi, que s'il n'était pas resté, Rûmi serait redevenu normal. Mais j'ai une autre idée. Non pas que je doute que Shams soit mauvais, il l'est, ni qu'il n'ait pas une mauvaise influence sur Rûmi, car c'est le cas, mais la question est : pourquoi Shams n'a-t-il pu dévoyer d'autres érudits, comme moi ? Le soir venu, ces deux-là sont plus semblables que bien des gens sont prêts à le reconnaître.

Des gens ont entendu Shams remarquer : « Un éru-dit vit sur la trace d'une plume. Un soufi aime et vit sur des empreintes de pas ! » Qu'est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Apparemment, Shams pense que les éru-dits parlent la parole et que les soufis marchent sur la voie. Mais Rûmi est un érudit, lui aussi, non ? A moins qu'il ne se considère plus comme l'un d'entre nous ?

Si Shams entrait dans ma classe, je le chasserais comme une mouche importune, sans jamais lui don-ner l'occasion de cracher ses balivernes en ma pré-sence. Pourquoi Rûmi ne peut-il faire de même ? Il doit avoir un problème. Cet homme a une épouse chrétienne, pour commencer. Je me moque qu'elle se soit convertie à l'islam. C'est dans son sang et dans le sang de son enfant. Malheureusement, les gens de cette ville ne prennent pas aussi sérieusement qu'ils le devraient la menace du christianisme, et pensent que nous pouvons vivre côte à côte. A ceux qui sont assez naïfs pour le croire, je dis toujours : « L'eau se mélange-t-elle jamais à l'huile ? Pas plus que musul-mans et chrétiens ! »

Avec son épouse chrétienne et affichant une tolé-rance notoire envers les minorités, jamais Rûmi ne m'est apparu comme un homme fiable, mais depuis que Shams de Tabriz vit sous son toit, il a totalement dévié du droit chemin. Comme je le dis chaque jour à mes élèves, il faut rester vigilant contre Sheitan. Et

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Shams est le diable incarné. Je suis certain que c'était son idée d'envoyer Rûmi à la taverne. Dieu sait com-ment il l'a convaincu ! Mais est-ce qu'inciter les gens bien à commettre des sacrilèges n'est pas ce en quoi Sheitan excelle ?

J'ai compris le côté maléfique de Shams dès le début. Comment ose-t-il comparer le prophète Muhammad -que la paix soit avec lui - avec Bistami, ce soufi irréli-gieux ? N'est-ce pas Bistami qui a déclaré : « Regardez-moi ! Combien ma gloire est grande ! » N'est-ce pas lui aussi qui a dit : « J'ai vu la Kaaba marcher autour de moi » ? Cet homme est allé jusqu'à affirmer : « Je suis le forgeron de mon propre moi. » Si ce n'est pas un blasphème, qu'est-ce donc ? Tel est le niveau de l'homme que Shams cite avec respect car, comme Bis-tami, lui aussi est un hérétique.

La seule bonne nouvelle, c'est que mes concitoyens commencent à voir la vérité. Enfin ! Les critiques contre Shams augmentent chaque jour. Et ce qu'ils disent ! Même moi, j'en suis consterné, parfois. Aux bains et dans les maisons de thé, dans les champs de blé et les vergers, les gens s'acharnent contre lui.

*

* *

Je suis arrivé à la madrasa plus tard que d'ordinaire, mon esprit lourd de toutes ces pensées. Dès que j'ai ouvert la porte de ma classe, j'ai senti quelque chose d'inhabituel. Mes élèves étaient assis en un rang parfait, pâles et curieusement silencieux, comme s'ils avaient tous vu un fantôme.

J'ai vite compris pourquoi. Assis là, près de la fenêtre ouverte, le dos contre le mur, son visage glabre éclairé par un sourire arrogant, ne se tenait nul autre que Shams de Tabriz !

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« Selamun aleykum, Sheikh Yassine », dit-il en posant sur moi un regard dur, par-delà la pièce.

J'hésitai, ne sachant si je devais ou non le saluer, et je décidai de m'abstenir. A la place, je me tournai vers mes élèves et leur demandai : « Que fait cet homme ici ? Pourquoi l'avez-vous laissé entrer ? »

Abasourdis et mal à l'aise, aucun des élèves n'osa répondre.

Ce fut Shams en personne qui brisa le silence, d'un ton insolent, les yeux fixes. « Ne les gronde pas, Sheikh Yassine, c'était mon idée. Tu vois, j'étais dans le quar-tier, et je me suis dit : pourquoi est-ce que je ne m'arrê-terais pas à la madrasa pour rendre visite à la personne en ville qui me hait le plus ? »

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HUSSAM L'ÉLÈVE

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Bonne mine et en pleine forme, nous étions assis par terre dans la classe, quand la porte s'ouvrit et qu'entra Shams de Tabriz.

Nous en restâmes tous abasourdis. Après avoir entendu tant de choses négatives et bizarres à son pro-pos, surtout de la bouche de notre professeur, je ne pus, moi non plus, m'empêcher de retenir mon souffle en le voyant dans notre classe en chair et en os. Lui, en revanche, paraissait détendu et amical. Après nous avoir salués, il dit qu'il était venu parler à Sheikh Yas-sine.

« Notre professeur n'aime pas que des étrangers vien-nent dans sa classe. Peut-être devriez-vous lui parler à un autre moment ? dis-je, dans l'espoir d'éviter une rencontre désagréable.

— Merci de t'en inquiéter, jeune homme, mais, par-fois, les rencontres désagréables ne sont pas seulement inévitables, elles sont nécessaires, répondit Shams comme s'il avait lu dans mes pensées. Ne vous inquié-tez pas, cela ne prendra pas longtemps. »

Irshad, assis près de moi, murmura entre ses dents serrées : « Il en a un culot ! C'est le diable incarné. »

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Je hochai la tête, alors que je n'étais pas certain que Shams ressemblât au diable, selon moi. Monté contre lui comme je l'étais, je ne pus éviter d'aimer sa fran-chise et son audace.

Quelques minutes plus tard, Sheikh Yassine passa la porte, le front plissé, comme en contemplation. Il n'avait pas fait plus de quelques pas dans la classe qu'il s'arrêta et posa ses yeux furieux sur le visiteur impor-tun.

« Que fait-il ici ? Pourquoi l'avez-vous laissé entrer ? » Mes amis et moi échangeâmes des regards choqués

et des murmures effrayés, mais avant que l'un d'entre nous ait trouvé le courage de parler, Shams annonça qu'il était dans le quartier et qu'il avait décidé de rendre visite à la personne, à Konya, qui le haïssait le plus !

J'entendis plusieurs élèves tousser d'un air moqueur et Irshad prit une profonde inspiration. Entre les deux hommes, la tension était si épaisse qu'on aurait pu tran-cher au couteau l'air de la classe.

«Je ne sais pas ce que vous faites ici, mais j'ai des tâches plus importantes que de vous parler, gronda Sheikh Yassine. Pourquoi ne partez-vous pas, que nous puissions poursuivre notre étude ?

— Vous dites que vous ne voulez pas me parler, mais vous avez parlé de moi, fit remarquer Shams. Vous avez, avec une grande constance, dit du mal de Rûmi et de moi, et de tous les mystiques de la voie soufie. »

Sheikh Yassine renifla à travers son grand nez osseux et fit une moue méprisante, comme s'il avait un goût acide sur la langue. « Comme je l'ai dit, je n'ai rien à discuter avec vous. Je sais déjà ce que j'ai besoin de savoir. J'ai mes opinions. »

Shams tourna vers nous ses yeux vifs et ironiques. « Un homme qui a beaucoup d'opinions mais aucune

question ! Il y a quelque chose qui ne va pas.

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— Vraiment ? demanda Sheikh Yassine d'un air amusé et nerveux. Pourquoi ne demandons-nous pas à ces élèves qui ils préféreraient être : le sage qui connaît les réponses ou l'homme perplexe qui n'a que des ques-tions ? »

Tous mes amis se mirent du côté de Sheikh Yassine, mais je sentis que beaucoup le firent moins par adhé-sion sincère que pour obtenir les faveurs de leur pro-fesseur. Je choisis de rester silencieux.

« Celui qui croit qu'il a toutes les réponses est le plus ignorant de tous, dit Shams avec un haussement d'épaules en se tournant vers notre professeur. Mais puisque vous êtes si fort en réponses, puis-je vous poser une question ? »

C'est alors que je commençai à m'inquiéter du tour que prenait la conversation. Mais, je ne pouvais rien faire pour éviter l'escalade de la tension.

« Puisque vous prétendez que je suis le serviteur du diable, pouvez-vous avoir la gentillesse de nous dire exactement quelle est votre idée de Sheitan ? demanda Shams.

— Certainement ! répondit Sheikh Yassine, qui jamais ne ratait une occasion de prêcher. Notre reli-gion, qui est la dernière et la meilleure des religions abrahamiques, nous dit que c'est Sheitan qui a causé l'expulsion d'Adam et Eve du paradis. En tant qu'enfants de parents déchus, nous devons tous rester sur le qui-vive, parce que Sheitan prend bien des formes. Parfois, il vient sous celle d'un joueur qui nous invite à parier, parfois, il est une jeune et belle femme qui tente de nous séduire... Sheitan peut aussi prendre les formes les plus inattendues, comme celle d'un der-viche errant.

— Je vois ce que vous voulez dire, sourit Shams comme s'il s'attendait à cette remarque. Ce doit être

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un immense soulagement, et une échappatoire facile, de penser que le diable est toujours hors de nous,

— Que voulez-vous dire ? demanda Sheikh Yassine. — Eh bien, si Sheitan est aussi vicieux et tenace que

vous le dites, nous autres, êtres humains, n'avons aucune raison de nous blâmer pour nos fautes. Tout ce qui arrivera de bien, nous l'attribuerons à Dieu, et toutes les mauvaises choses de la vie, nous les attribue-rons simplement à Sheitan. Dans les deux cas, nous serons exempts de toute critique, dispensés de tout exa-men de nos actions. Comme c'est facile i »

Tout en parlant, Shams entreprit de faire les cent pas dans la pièce, sa voix s'élevant un peu plus à chaque mot.

« Mais permettez-moi d'imaginer un instant qu'il n'y a pas de Sheitan. Aucun démon attendant de nous brûler dans des chaudrons bouillants. Toutes ces images à vous glacer le sang ont été conçues pour nous montrer quelque chose, mais elles sont deve-nues si passe-partout que leur message d'origine est perdu.

— Que peut bien être ce message ? demanda Sheikh Yassine, avec un soupir d'ennui, en croisant les bras sur sa poitrine.

— Ah ! Vous avez une question, finalement ! Le message est que les tourments qu'une personne peut s'infliger sont infinis. L'enfer est en nous, de même que le paradis. Le Coran dit que les êtres humains sont les plus dignes des créatures. Nous sommes plus hauts que les plus hauts, mais aussi plus bas que les plus bas. Si nous pouvions comprendre la pleine signification de cette pensée, nous cesserions de chercher Sheitan au-dehors au lieu de nous concentrer sur nous. C'est d'un autoexamen sincère que nous avons besoin, pas de guetter les fautes des autres.

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— Allez donc vous examiner et, inch Allah ! un jour, vous vous rachèterez, répondit Sheikh Yassine, mais un vrai érudit doit garder un œil sur sa communauté.

— Permettez-moi alors de vous raconter une his-toire », dit Shams avec une telle grâce qu'on ne pouvait savoir s'il était sincère ou s'il se moquait.

Et voilà ce qu'il nous raconta :

« Quatre marchands priaient dans une mosquée quand ils virent entrer le muezzin. Le premier cessa de prier et demanda : "Muezz in ! Est-ce que tu as appelé à la prière ou avons-nous encore du temps ?"

« Le deuxième marchand cessa de prier et se tourna vers son ami : "Eh, tu as parlé pendant que tu priais. Ta prière n'est plus valable. Tu dois tout recommen-cer !"

« Entendant cela, le troisième marchand intervint : "Pourquoi le blâmes-tu, idiot ? Tu aurais dû t'occuper de ta propre prière. Maintenant, la tienne ne vaut plus rien non plus."

« Le quatrième marchand sourit et dit à voix haute : "Regarde-les ! Ils ont tous les trois tout raté. Dieu merci, je ne fais pas partie des égarés !" »

Après avoir raconté cette histoire, Shams se plaça face à la classe et demanda : « Qu'en pensez-vous ? Quelle prière de ces marchands, à votre avis, ne valait plus rien ? »

On s'agita un peu dans la classe pour discuter de la réponse entre nous. Finalement, quelqu'un, dans le fond, déclara :

« Les prières du deuxième, du troisième et du qua-trième marchand. Mais le premier est innocent, parce que, tout ce qu'il voulait, c'était consulter le muezzin.

— Oui, mais il n'aurait pas dû abandonner ainsi sa prière, contra Irshad. Il est évident que tous les mar-

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chands ont eu tort, sauf le quatrième, qui se parlait à lui-même. »

J'ai détourné les yeux, en désaccord avec les deux réponses, mais bien décidé à ne rien dire. J'avais le sen-timent que mes opinions pourraient ne pas plaire. Mais dès que cette pensée me passa par l'esprit, Shams de Tabriz me montra du doigt et demanda :

« Et toi, là ! Qu'en penses-tu ? » J'eus du mal à avaler ma salive et à trouver ma voix. « Si ces marchands ont fait une erreur, dis-je, ce n'est

pas parce qu'ils ont parlé pendant la prière, mais qu'au lieu de s'occuper de leurs propres affaires et d'entrer en communication avec Dieu, ils s'intéressaient plus à ce qui se passait autour d'eux. Pourtant, si nous les jugeons, je crains que nous commettions la même faute impardonnable.

— Alors, quelle est votre réponse ? demanda Sheikh Yassine, soudain intéressé par la conversation.

— Ma réponse est que les quatre marchands se sont fourvoyés pour la même raison, et pourtant, on ne peut dire qu'aucun d'entre eux était dans l'erreur, parce qu'à la fin du jour, ce n'est pas à nous de les juger. »

Shams de Tabriz fit un pas vers moi et me regarda avec une telle affection et une telle gentillesse que je redevins un petit garçon savourant l'amour incondi-tionnel de ses parents. Il me demanda mon nom et je le lui dis. Il remarqua : « Votre ami Russam, ici présent, a un cœur soufi. »

Je rougis jusqu'aux oreilles en entendant cela. Shams me fit un clin d'œil, et sans cesser de sourire

expliqua : « Le soufi dit : je dois m'occuper de ma rencontre

intérieure avec Dieu plutôt que de juger les autres. Un érudit orthodoxe, cependant, est toujours à guet-ter les fautes des autres. Mais n'oubliez pas, élèves,

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que la plupart du temps, celui qui se plaint des autres est en faute lui-même.

— Arrêtez de troubler l'esprit de mes élèves ! intervint Sheikh Yassine. En tant qu'érudits, nous ne pouvons nous permettre de nous désintéresser des actions des autres. Les gens nous posent de nombreuses questions et atten-dent de vraies réponses, pour pouvoir vivre pleinement et correctement leur religion. Ils nous demandent s'ils doi-vent recommencer leurs ablutions s'ils saignent du nez, ou s'ils peuvent jeûner pendant qu'ils voyagent, etc. Les enseignements chafiîtes, hanafites, hanbalites et mâlikites diffèrent les uns des autres, concernant ces problèmes. Chaque école de droit a son propre ensemble de réponses précises qu'on doit étudier et apprendre.

— C'est très bien, mais ne vous laissez pas empri-sonner par des distinctions insignifiantes, soupira Shams. La parole de Dieu est complète. Ne recherchez pas les détails au prix de l'ensemble.

— Des détails ? répéta Sheikh Yassine, incrédule. Les croyants prennent les règles au sérieux. Et nous, les érudits, nous les guidons dans leur entreprise.

— Continuez à les guider, aussi longtemps que vous n'oubliez pas que votre guidance est limitée et qu'il n'y a pas de parole au-dessus de la parole de Dieu, précisa Shams. Mais ne tentez pas de prêcher ceux qui ont atteint l'illumination. Ils tirent des versets du Coran un plaisir différent et, pour ce faire, n'ont pas besoin d'être guidés par un sheikh. »

Quand il entendit cela, Sheikh Yassine fut si furieux que ses joues émaciées furent parcourues de vagues cramoisies tandis que sa pomme d'Adam ressortait.

« Il n'y a rien de temporaire, dans la guidance que nous offrons, dit-il. La sharia constitue les règles et les règlements que "tout musulman doit consulter du ber-ceau à la tombe".

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— La sharia n'est qu'un navire qui vogue sur l'océan de la Vérité. Celui que cherche sincèrement Dieu aban-donnera tôt ou tard le bateau et plongera dans la mer.

— Pour que les requins puissent le dévorer, gloussa Sheikh Yassine. C'est ce qui arrive à celui qui refuse d'être guidé. »

Quelques élèves rirent eux aussi, mais la plupart res-tèrent assis en silence, de plus en plus mal à l'aise. Le cours allait se terminer et je ne voyais pas comment cette conversation pourrait se conclure sur une note positive.

Shams de Tabriz dut éprouver les mêmes doutes, car il était pensif, maintenant, presque perdu. Il ferma les yeux comme si cette conversation le fatiguait soudain, un mouvement si subtil qu'il était presque impercep-tible.

« Au cours de mes voyages, dit-il, j'ai connu bien des sheikhs. Si certains étaient sincères, d'autres se mon-traient condescendants et ne savaient rien de l'islam. Je n'échangerais pas la poussière sur les vieilles chaus-sures d'un véritable adorateur de Dieu pour la tête des sheikhs d'aujourd'hui. Même les marionnettistes qui forment des images derrière un rideau valent mieux qu'eux, parce qu'au moins ils admettent qu'ils ne four-nissent qu'une simple illusion.

— Ça suffit ! Je crois que nous en avons assez entendu de votre langue fourchue, annonça Sheikh Yassine. Sortez immédiatement de ma classe !

— Ne vous inquiétez pas, j'étais sur le point de par-tir, dit malicieusement Shams avant de se tourner vers nous. Ce dont vous avez été témoins est un vieux débat qui remonte au temps du prophète Muhammad - la Paix soit avec lui - fit-il remarquer. Mais ce débat n'est pas seulement pertinent dans l'histoire de l'islam. Il est présent au cœur de toutes les religions abrahamiques.

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C'est le conflit éternel entre l'érudit et le mystique, entre l'esprit et le cœur. A vous de faire votre choix ! »

Shams s'interrompit brièvement pour nous laisser éprouver l'impact de ses paroles. Je sentis son regard tomber sur moi, et ce fut presque comme si nous par-tagions un secret - l'entrée dans une fraternité tacite. Puis il ajouta : « En fin de compte, ni votre professeur ni moi n'en savons plus que ce que Dieu nous permet de savoir. Nous jouons tous notre rôle. Une seule chose compte, pourtant : que la lumière du soleil ne soit pas obscurcie par l'aveuglement de l'œil de celui qui refuse de voir. »

Sur ces mots, Shams de Tabriz posa la main droite sur son cœur et nous salua tous, y compris Sheikh Yas-sine, qui se tenait à l'écart, sombre et sans réaction. Le derviche sortit et referma la porte derrière lui, nous lais-sant dans un silence si profond que nous n'avons pu parler ni bouger pendant un long moment.

C'est Irshad qui me tira de ma transe. Je remarquai qu'il me regardait avec une expression proche de la réprobation. Ce n'est qu'alors que je compris que ma main droite reposait sur mon cœur, en un salut à une Vérité qu'il avait reconnue.

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BAYBARS LE GUERRIER

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Blessé mais insoumis. Je n'en ai pas cru mes oreilles quand j'ai appris que Shams avait eu le culot d'affron-ter mon oncle devant ses élèves. Cet homme a-t-il la moindre trace d'honneur ? Comme j'aurais aimé me trouver à la madrasa quand il est arrivé ! Je l'aurais expulsé avant même qu'il ait l'occasion d'ouvrir sa sale gueule. Mais je n'étais pas là, et on dirait bien que mon oncle et lui ont eu une longue conversation, dont les élèves jasent depuis. Je prends pourtant leurs récits avec circonspection, parce qu'ils sont contradictoires et accordent trop de mérites à ce derviche pourri.

Je suis très nerveux, ce soir. C'est de la faute de cette pute, Rose du Désert. Je ne peux me la sortir de la tête. Elle me rappelle ces boîtes à bijoux avec des compar-timents secrets. Vous croyez la posséder mais, à moins d'avoir les clés, elle reste fermée et inaccessible, même quand vous la tenez dans vos bras.

C'est la manière dont elle a renoncé à lutter qui me trouble le plus. Je ne cesse de me demander pourquoi elle n'a pas résisté à ma violence. Comment se fait-il qu'elle n'ait eu aucune réaction, par terre, sous mes pieds, aussi molle qu'un vieux tapis sale ? Si elle

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m'avait frappé en retour, si elle avait appelé à l'aide, j'aurais cessé de lui asséner des coups. Mais elle est res-tée immobile, les yeux globuleux, la bouche fermée, comme si elle était décidée à tout encaisser, quoi qu'il arrive. Est-ce qu'elle se moquait vraiment que je la tue ou non ?

J'ai fait un gros effort pour ne pas retourner au bordel mais, aujourd'hui, j'ai cédé au besoin de la voir. En route, je n'ai cessé de me demander comment elle réa-girait à ma vue. Au cas où elle se serait plainte de moi et où les choses tourneraient mal, j'étais prêt à acheter ou à menacer sa grosse patronne. J'avais tout prévu dans ma tête, j'aurais pu affronter toutes les éventuali-tés - sauf le fait qu'elle se soit enfuie.

« Qu'est-ce que ça veut dire, "Rose du Désert n'est pas là" ? ai-je explosé. Où est-elle ?

— Oublie cette traînée ! a répondu la patronne en glissant un loukoum dans sa bouche et en suçant le sirop qui avait coulé sur ses doigts. Baybars, suggéra-t-elle d'une voix douce en voyant à quel point j'étais contrarié, pourquoi ne prends-tu pas une autre fille ?

— Je ne veux pas de tes putains de bas étage, grosse truie. Il faut que je voie Rose du Désert, et je veux la voir tout de suite ! »

L'hermaphrodite a levé ses sourcils sombres en réac-tion à la manière dont je m'étais adressé à elle, mais elle n'a pas osé m'affronter. D'une voix qui n'était plus qu'un murmure, comme si elle avait honte de ce qu'elle allait dire, elle m'a annoncé : « Elle est partie. Appa-remment, elle s'est enfuie pendant que tout le monde dormait. »

C'était trop absurde pour que je puisse même en rire. « Depuis quand les putains quittent leur bordel ? Tu vas me la trouver tout de suite ! » ai-je tonné.

La patronne m'a regardé comme si elle me voyait, me voyait vraiment, pour la première fois. « Qui es-tu

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pour me donner des ordres ? a-t-elle fulminé en fichant dans les miens ses petits yeux rebelles, si différents de ceux de Rose du Désert.

— Je suis un garde de la sécurité dont l'oncle est très haut placé. Je peux faire fermer ce bouge et vous jeter toutes à la rue », ai-je dit en plongeant la main dans le bol sur ses genoux pour prendre un loukoum, mou, poisseux.

Je me suis essuyé les doigts sur le foulard en soie de la patronne. Son visage est devenu livide de rage, mais elle n'a pas osé entrer en conflit direct avec moi.

« Pourquoi est-ce que tu m'accuses ? a-t-elle demandé. Accuse ce derviche. C'est lui qui a convaincu Rose du Désert de quitter le bordel et de trouver Dieu. »

Au début, je n'ai pas compris de qui elle parlait, puis j'ai saisi qu'il ne s'agissait de nul autre que de Shams de Tabriz !

Il avait commencé par manquer de respect à mon oncle devant ses élèves, et maintenant... ça ! Il était clair que cet hérétique ne savait pas où s'arrêter.

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Ella

n o r t h a m p t o n , 26 j u i n 2008

Bien-aimé Aziz,

J'ai décidé de vous écrire une lettre, cette fois. Vous savez, à l'ancienne, avec dé l'encre, une enve-loppe parfumée et un timbre. Je vais vous l'envoyer cet après-midi à Amsterdam.

D'abord, vous rencontrez quelqu'un qui est tout à fait différent de tous ceux qui vous entou-rent. Quelqu'un qui voit tout sous une lumière diffé-rente et vous contraint à bouger, à changer votre angle de vision, à observer tout à nouveau, à l'inté-rieur de vous comme à l'extérieur. Vous croyez pou-voir rester à distance de lui. Vous croyez pouvoir trouver votre voie à travers cette merveilleuse tem-pête, jusqu 'à ce que vous compreniez, bien trop sou-dainement, que vous êtes jetée à tous vents et que vous ne contrôlez rien.

Je ne saurais dire exactement quand je me suis retrouvée captivée par vos paroles. Tout ce que je sais, c'est que notre correspondance m'a changée. Dès le début. Il y a des chances pour que je regrette cet aveu mais, comme j'ai passé ma vie à regretter

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les choses que je n'ai pas faites, je ne vois pas de mal à regretter quelque chose que j'ai fait, pour changer.

Depuis que je vous ai « rencontré », à travers votre roman et vos courriels, vous avez dominé mes pensées. Chaque fois que je lisais un de vos mes-sages, je sentais quelque chose tournoyer en moi et je me rendais compte que je n'avais pas connu un tel contentement ni une telle excitation depuis bien long-temps. Tout au long de la journée, vous êtes constam-ment dans ma tête. Je vous parle en silence, je me demande comment vous réagiriez à tous les nouveaux stimuli de ma vie. Quand je vais dans un bon restau-rant, j'aimerais que vous y soyez avec moi. Quand je vois quelque chose d'intéressant, je suis triste de ne pas pouvoir vous le montrer. L'autre jour, ma plus jeune fille m'a demandé ce que j'avais fait à mes che-veux. Je suis coiffée de la même façon depuis tou-jours ! Il est pourtant vrai que j'ai l'air différent, parce que je me sens différente.

Puis je me souviens que nous ne nous sommes même pas encore rencontrés, et ça me ramène à la réalité ! La réalité est celle-ci : je ne sais que faire de vous. J'ai fini de lire votre roman et j'ai envoyé mon compte rendu, puisque j'étais chargée cle rédiger une note de lecture sur votre roman pour un éditeur. Il y a eu des moments où j'ai eu envie de partager mes opinions avec vous, ou du moins vous envoyer le rap-port que j'ai remis à l'agent littéraire, mais j'ai pensé que ce ne serait pas honnête. Bien que je ne puisse vous révéler les détails de mon rapport, vous devez savoir que j'ai adoré votre livre. Merci pour le plaisir qu'il m'a donné. Vos mots resteront à jamais en moi.

Quoi qu 'il en soit, Doux Blasphème n 'a rien à voir avec ma décision d'écrire cette lettre, à moins qu'il n'ait tout à voir avec... Ce qui m'en a convaincue,

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c'est que cette chose entre nous, quoi que ce soit, et l'impact fulgurant qu'elle a eu sur moi, échappent à mon contrôle. C'est devenu trop sérieux pour que je m'en sorte. J'ai d'abord aimé votre imagination et vos histoires, puis j'ai compris que j'aimais l'homme derrière ces histoires.

Et maintenant, je ne sais que faire de vous. Comme je l'ai dit, je dois envoyer cette lettre immé-

diatement pour ne pas être tentée de la déchirer en mille morceaux. Je vais faire comme s'il n'y avait rien de nouveau dans ma vie, rien d'inhabituel.

Oui, comme toujours, je pourrais prétendre que tout est normal.

Je le pourrais s'il n'y avait pas cette douce dou-leur dans mon cœur.

Avec tout mon amour, Ella

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KERRA

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Baptême du feu. Je ne sais comment gérer cette situation. Ce matin, tout à coup, une femme est arrivée et a demandé Shams de Tabriz. Je lui ai suggéré de revenir plus tard, qu'il n'était pas là, mais elle a dit qu'elle n'avait nulle part où aller, qu'elle préférait attendre dans le jardin. C'est alors que j'ai eu des soup-çons et que je l'ai interrogée pour savoir qui elle était et d'où elle venait. Elle est tombée à genoux et a ouvert son voile, montrant un visage déchiré et gonflé sous les coups. En dépit de ces marques de violence, elle restait jolie et très fine. Entre larmes et sanglots, avec de bonnes manières, elle a confirmé ce que je soupçon-nais : c'était une catin du bordel.

« Mais j'ai abandonné ce lieu horrible, m'a-t-elle assuré. Je suis allée aux bains et je me suis lavée qua-rante fois avec quarante prières. J'ai fait le serment de rester loin des hommes. A partir de maintenant, je dédie ma vie à Dieu. »

Ne sachant que dire, je l'ai regardée dans ses yeux bles-sés et je me suis demandé comment une femme si jeune et si fragile avait trouvé le courage d'abandonner la seule vie qu'elle connaissait. Je ne voulais pas d'une femme

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déchue dans ma maison, mais il y avait chez elle quelque chose qui m'a brisé le cœur, une sorte de simplicité, d'innocence, presque, que je n'avais jamais vues chez qui-conque. Ses yeux bruns me rappelaient ceux de la Vierge Marie. Je n'ai pas eu la force de la jeter dehors. Je l'ai lais-sée attendre dans le jardin. Je ne pouvais faire plus. Elle est restée assise contre le mur, le regard perdu au loin, aussi immobile qu'une statue de marbre.

Une heure plus tard, quand Shams et Rûmi sont revenus de leur promenade, j'ai accouru pour leur par-ler de cette visite inattendue.

« Tu veux dire qu'il y a une catin dans notre jardin ? a demandé Rûmi, l'air interloqué.

— Oui, et elle dit qu'elle a quitté le bordel pour trou-ver Dieu.

— Oh, ce doit être Rose du Désert, s'est exclamé Shams d'un ton moins surpris que ravi. Pourquoi l'as-tu laissée dehors ? Fais-la entrer !

— Mais que diront les voisins, s'ils apprennent que nous avons accueilli une catin sous notre toit ? ai-je objecté d'une voix brisée par la tension.

-— Ne vivons-nous pas tous sous le même toit, de toute façon ? a fait remarquer Shams en montrant le ciel. Rois et mendiants, vierges et catins sont tous sous le même ciel. »

Comment pouvais-je discuter avec Shams ? Il avait toujours une réponse à m'opposer.

J'ai fait entrer la catin dans la maison, priant pour que les yeux inquisiteurs de nos voisins ne tombent pas sur nous. Rose du Désert n'était pas sitôt entrée dans la pièce qu'elle a couru baiser les mains de Shams en sanglotant.

« Je suis si heureux que tu sois là ! lui a dit Shams, radieux, comme s'il parlait à un vieil ami. Tu ne retour-neras plus jamais là-bas. Cette étape de ta vie est révo-

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lue. Puisse Dieu rendre fructueux ton voyage vers la Vérité ! »

Rose du Désert a redoublé de sanglots. « Mais jamais la patronne ne me laissera en paix. Elle

va envoyer Tête de Chacal à ma recherche. Vous ne savez pas comment...

— Dégage ton esprit, mon enfant, l'a interrompue Shams. Souviens-toi d'une autre Règle : Tandis que chacun, en ce monde, lutte pour arriver quelque part et deve-nir quelqu'un, alors que tout cela restera derrière eux quand ils mourront, toi, tu vises l'étape ultime de la vacuité. Vis cette vie comme si elle était aussi légère et vide que le chiffre zéro. Nous ne sommes pas différents de pots : ce ne sont pas les décorations au-dehors, mais la vie à l'intérieur qui nous fait tenir droits. »

*

* *

Tard dans la soirée, j'ai montré à Rose du Désert le lit qu'elle allait occuper. Elle s'est tout de suite endor-mie, et je suis retournée dans la grande salle où Shams et Rûmi discutaient.

« Tu devrais venir à notre spectacle, a dit Shams quand il m'a vue arriver.

— Quel spectacle ? — Une danse spirituelle, Kerra, comme tu n'en as

jamais vu. » Stupéfaite, j'ai regardé mon mari. Que se passait-il ?

De quelle danse parlaient-ils ? « Mawlânâ, tu es un érudit respecté, pas un amuseur.

Qu'est-ce que les gens vont penser de toi ? ai-je demandé en sentant mon visage devenir brûlant.

— Ne t'en fais pas, a dit Rûmi. Shams et moi en par-lons depuis longtemps. Nous voulons introduire la danse des derviches tourneurs. Ça s'appelle le sema.

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Tous ceux qui aspirent à l'Amour divin sont les bien-venus et peuvent se joindre à nous. »

J'ai soudain eu un terrible mal de tête, mais la dou-leur était faible, comparée aux tourments dans mon cœur.

« Et si les gens n'aiment pas ça ? Tout le monde n'a pas une haute opinion de la danse, ai-je dit à Shams dans l'espoir que ça l'arrêterait avant qu'il ne profère ce qu'il voulait m'opposer. Envisagez au moins de remettre la représentation à plus tard.

— Tout le monde n'a pas une haute opinion de Dieu, a dit Shams sans la moindre hésitation. Allons-nous aussi remettre à plus tard notre foi en Lui ? »

La discussion était close. Il n'y avait plus de mots à échanger. Le son du vent a empli la maison, claquant à travers les lattes des murs, grondant à mes oreilles.

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SULTAN WALAD

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« Beauté, tu es dans l'œil de celui qui regarde ! dit toujours Shams. Tout le monde regardera la même danse, mais ils la verront de manière différente. Pour-quoi s'inquiéter ? Certains l'aimeront, d'autres non. »

Pourtant, le soir du sema, j'ai dit à Shams que j'avais peur que personne ne vienne.

« Ne t'en fais pas, a-t-il répondu avec force. Les gens d'ici ont beau ne pas m'aimer - et il se pourrait bien aussi qu'ils ne soient plus très favorables à ton père -, ils ne peuvent nous ignorer. Leur curiosité les conduira vers nous. »

En effet, le soir de la représentation, la salle à ciel ouvert était bondée. Il y avait des marchands, des forgerons, des menuisiers, des paysans, des tailleurs de pierre, des tein-turiers, des vendeurs de remèdes, des maîtres de guildes, des employés, des potiers, des boulangers, des croque-morts, des devins, des piégeurs de rats, des vendeurs de parfums... même Sheikh Yassine était venu avec un groupe d'élèves. Les femmes s'étaient regroupées au fond.

Je fus soulagé de voir le souverain Kay Khusraw assis au premier rang avec ses conseillers. Cet homme de si haut rang soutenait mon père et ferait taire les autres.

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Il fallut longtemps pour que tout le monde s'installe et, même après, le bruit ne cessa pas totalement, entre-tenu par un murmure de commérages intenses. Dési-reux de m'asseoir près de quelqu'un qui ne dirait pas de mal de Shams, je choisis Suleiman l'ivrogne comme voisin. Il puait le vin, mais ça m'était égal.

Mes jambes s'agitaient, mes paumes transpiraient et, bien que l'air eût été suffisamment chaud pour que nous retirions nos capes, je claquais des dents. Cette représentation était si importante pour la réputation déclinante de mon père ! Je priai Dieu sans savoir pré-cisément que demander, hormis que tout se passât bien. Ce fut une bien piètre prière.

Peu après, un son se fit entendre, lointain au début, puis de plus en plus proche, si captivant, si émouvant, que tout le monde retint son souffle pour écouter.

« Quel instrument est-ce ? murmura Suleiman, impressionné et ravi.

— Ça s'appelle un ney, dis-je au souvenir d'une conver-sation entre mon père et Shams, une flûte de roseau qui sonne comme le soupir de l'amant pour sa bien-aimée.

Quand le ney se tut, mon père apparut sur la scène. A pas souples et mesurés, il approcha et salua l'audi-toire. Six derviches le suivaient, tous ses disciples, tous vêtus de blanc avec de longues jupes. Ils croisèrent les bras sur leur poitrine, et s'inclinèrent devant mon père pour qu'il les bénisse. Puis la musique commença et l'un après l'autre, les derviches se mirent à tourner, len-tement au début, puis à une vitesse stupéfiante, leur jupe s'ouvrant comme une fleur de lotus.

Quel spectacle ! Je ne pus m'empêcher de sourire de fierté et de joie. Du coin de l'œil, je vérifiai la réaction de l'auditoire : même les pires médisants regardaient la scène avec une admiration évidente.

Les derviches tournèrent, tournèrent pendant ce qui parut une éternité, puis la musique se fit plus forte : un

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rebab, derrière le rideau, s'était joint au ney et aux tam-bours. C'est alors que Shams de Tabriz fit son appari-tion, tel le vent farouche du désert. Vêtu d'une robe plus sombre que celles des autres, plus grand, il tournoyait plus vite. Il avait les mains ouvertes vers le ciel, ainsi que son visage, tel un tournesol en quête du soleil.

J'entendis bien des gens retenir leur souffle d'admi-ration. Même ceux qui détestaient Shams de Tabriz parurent tomber sous son charme, pendant un instant. Je regardai mon père. Tandis que Shams tournoyait fol-lement et que les disciples tournaient plus lentement sur leur orbite, mon père était aussi immobile qu'un chêne, sage et calme, ses lèvres murmurant des prières.

La musique finit par ralentir. Les derviches cessèrent de tourner, les fleurs de lotus se refermant sur elles-mêmes. Avec un tendre salut, mon père bénit tout le monde sur scène et dans le public, et, pendant un instant, ce fut comme si nous étions tous liés en une harmonie parfaite. Un silence lourd suivit. Personne ne savait com-ment réagir. Personne n'avait rien vu de tel auparavant.

La voix de mon père brisa le silence : « Ceci, mes amis est appelé "sema" - la danse des derviches tour-neurs. Dès ce jour, les derviches de tout âge danseront le sema. Une main tournée vers le ciel, l'autre tournée vers la terre, promettant de distribuer aux autres chaque étincelle d'amour que nous recevons de Dieu. »

Les gens hochèrent la tête et sourirent. Un courant cha-leureux et amical parcourut la salle. J'étais si ému par cette réaction positive que des larmes emplirent mes yeux. Enfin, mon père et Shams commençaient à recevoir le respect et l'amour qu'ils méritaient, sans aucun doute.

La soirée aurait pu se terminer sur cette note chaleu-reuse, et j'aurais pu rentrer chez moi heureux, confiant dans l'amélioration de notre vie, si ce qui se passa ensuite n'avait pas tout gâché.

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SULEIMAN L'IVROGNE

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Bonté de Dieu ! Quelle soirée inoubliable ! Je ne m'en suis pas encore remis. Et de tout ce dont j'ai été témoin ce soir, le plus mémorable a été le grand final.

Après le sema, le grand Kay Khusraw II s'est levé, a fait le tour de la salle d'un regard impérieux et, avec une suffisance consommée, s'est approché de la scène et a émis un grand rire avant de dire : « Félicitations, derviches ! J'ai été très impressionné par votre perfor-mance. »

Rûmi l'a remercié avec grâce et tous les derviches sur scène ont fait de même. Puis les musiciens se sont levés et ont salué le souverain en montrant le plus grand res-pect. Son visage rayonnant de satisfaction, Kay Khus-raw a fait signe à un de ses gardes, qui lui a remis une bourse en velours. Kay Khusraw a fait rebondir la bourse plusieurs fois dans sa main pour montrer com-bien elle était lourde de pièces d'or, puis l'a jetée sur scène. Autour de moi, les gens ont soupiré et applaudi, tant ils étaient émus par la générosité de notre souve-rain.

Satisfait et confiant, Kay Khusraw s'est détourné, prêt à partir, mais il avait à peine fait un pas vers la

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sortie que la bourse qu'il avait jetée lui a été renvoyée. Les pièces se sont déversées à ses pieds, tintant comme le bracelet d'une jeune mariée. Tout s'était passé si vite que, pendant une minute entière, nous sommes restés immobiles, perplexes, incapables de donner un sens à ce qui se déroulait. Sans aucun doute, le plus choqué de tous fut Kay Khusraw lui-même. L'insulte était trop évidente et bien trop personnelle pour être pardon-nable. Il a regardé par-dessus son épaule, les yeux arrondis, pour voir qui avait pu faire une chose si hor-rible.

C'était Shams de Tabriz. Toutes les têtes se sont tournées vers lui : debout sur scène, les poings sur les hanches, les yeux furieux et injectés de sang.

« Nous ne dansons pas pour de l'argent, a-t-il dit d'une voix profonde qui a résonné comme un coup de tonnerre. Le sema est une danse spirituelle exécutée pour l'amour et l'amour seul. Reprenez votre or, sou-verain ! Votre monnaie ne vaut rien, ici. »

Un silence menaçant s'est emparé de la salle. Le fils aîné de Rûmi était si bouleversé que son sang avait quitté son jeune visage. Personne n'osait émettre un son. Sans un soupir, sans un souffle, nous retenions notre respiration. Comme si le ciel avait attendu ce signal, il s'est mis à pleuvoir, des gouttes fraîches et pénétrantes. La pluie a noyé tout et tout le monde dans son bruit régulier.

« Partons ! » a ordonné Kay Khusraw à ses hommes. Les joues tremblant d'humiliation, les lèvres frémis-

sant en un réflexe incontrôlable, les épaules visiblement voûtées, le souverain a gagné la sortie. Ses nombreux gardes et serviteurs se sont dépêchés de le suivre, pié-tinant l'un après l'autre de leurs lourdes bottes les pièces dispersées par terre.

Dès qu'ils ont été partis, un murmure de réprobation et de déception a parcouru l'auditoire.

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« Pour qui se prend-il ?» a explosé quelqu'un. « Comment ose-t-il insulter notre souverain ? a

ajouté un autre. Et si maintenant Kay Khusraw faisait payer cet outrage à toute la ville ? »

Un groupe s'est levé. Ils hochaient tous la tête, incré-dules, et ils se sont dirigés vers la sortie pour bien signi-fier leur condamnation. A leur tête, on a vu Sheikh Yassine et ses élèves. A ma grande surprise, j'ai remar-qué parmi eux deux des anciens disciples de Rûmi, et son propre fils, Aladin.

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ALADIN

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Bon sang ! Par Allah ! Jamais je n'ai été aussi gêné de toute ma vie. Comme si ça n'était pas assez humi-liant de voir mon père de mèche avec un hérétique, j'ai dû subir la honte de le voir mener ce spectacle de danse. Comment a-t-il pu se déshonorer à ce point, devant toute la ville ? Pour couronner le tout, j'ai appris que, dans le public, il y avait une catin du bordel. Assis là, me demandant quelle autre folie, quelle autre des-truction l'amour de mon père pour Shams pouvait nous causer à tous, pour la première fois de ma vie, j'ai sou-haité être le fils d'un autre homme.

Pour moi, tout ce spectacle ne fut que pur sacrilège. Mais ce qui s'est produit ensuite a passé les bornes. Comment cet insolent a-t-il eu le culot d'offenser ainsi notre souverain ? Il a bien de la chance que Kay Khus-raw ne l'ait pas fait arrêter et envoyer aux galères sur-le-champ !

Quand j'ai vu Sheikh Yassine sortir derrière Kay Khusraw, j'ai su que je devais faire de même. Je ne vou-lais en aucun cas que les citoyens de cette ville me croient du côté de cet hérétique. Tout le monde devait

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voir, une fois pour toutes, que, contrairement à mon frère, je n'étais pas la marionnette de mon père.

Ce soir-là, je ne suis pas rentré à la maison. Je suis resté chez Irshad avec quelques amis. Submergés d'émotion, nous avons parlé des événements du jour et discuté longuement de ce qu'il convenait de faire.

« Cet homme a une affreuse influence sur ton père, a déclaré Irshad. Et voilà qu'il a fait entrer une prosti-tuée chez vous ! Il faut que tu laves le nom de ta famille, Aladin ! »

Alors que j'écoutais ce qu'ils avaient à dire, le visage brûlant de honte, une chose était claire, pour moi : Shams ne nous avait apporté que du malheur.

A l'unanimité, nous avons conclu que Shams devait quitter la ville - volontairement ou par la force.

*

* *

Le lendemain, je suis retourné chez moi, bien décidé à parler à Shams de Tabriz d'homme à homme. Je l'ai trouvé seul dans le jardin, jouant du ney. Tête baissée, les yeux clos, il me tournait le dos. Totalement immergé dans sa musique, il n'avait pas remarqué ma présence. Je me suis approché, aussi silencieux qu'une souris, heureux de cette chance de l'observer et, ainsi, de mieux connaître mon ennemi.

Après quelques minutes environ, la musique a cessé. Shams a un peu levé la tête et, sans regarder dans ma direction, il a marmonné d'un ton neutre, comme s'il se parlait à lui-même : « Eh ! Aladin, est-ce que tu me cherchais ? »

Je n'ai rien dit. Connaissant sa capacité à voir à tra-vers les portes closes, ça ne m'a pas surpris qu'il ait des yeux derrière la tête.

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« As-tu aimé la représentation, hier ? a demandé Shams en se tournant vers moi.

— J'ai trouvé ça honteux, ai-je répondu. Soyons clairs, si vous le voulez bien. Je ne vous aime pas. Je ne vous ai jamais aimé. Et je ne vais pas vous laisser ruiner la réputation de mon père plus que vous ne l'avez déjà fait. »

Une étincelle brilla dans les yeux de Shams tandis qu'il posait le ney. « Est-ce donc de ça qu'il s'agit ? Si la réputation de Rûmi est gâchée, les gens ne te respec-teront plus comme le fils d'un homme éminent. Est-ce que cela te fait peur ? »

Décidé à ne pas le laisser me déstabiliser, j'ai ignoré ses remarques insultantes. Il m'a pourtant fallu un moment avant de reprendre la parole.

« Pourquoi ne pas partir et nous laisser en paix ? Tout allait si bien avant votre arrivée ! Mon père est un érudit respecté et un bon père de famille. Vous deux n'avez rien en commun. »

Shams avança la tête, le front plissé par la concen-tration. Il prit une profonde inspiration et, soudain, il eut l'air vieux et vulnérable. Il me passa par l'esprit que je pourrais le tuer, le frapper jusqu'à le réduire en bouillie, avant que quiconque puisse venir à son secours. A cette pensée horrible et cruelle, et pourtant terriblement séduisante, je dus détourner les yeux.

Quand je le regardai de nouveau, je trouvai Shams en train de me scruter d'un œil avide et brillant. Avait-il lu dans mon esprit ? J'eus la chair de poule, un frisson se propagea de mes mains à mes pieds, comme si j'avais été piqué par des milliers d'aiguilles, et je sentis mes genoux faiblir, incapables de me soutenir. Ça ne pou-vait être que de la magie noire ! Je ne doutais pas un instant que Shams excellât dans les formes les plus sombres de la sorcellerie.

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« Tu as peur de moi, Aladin, dit Shams. Tu sais qui tu me rappelles ? L'assistant qui louchait.

— Qu'est-ce que c'est encore que ça ? — Une histoire. Tu aimes les histoires ? — Je n'ai pas de temps pour ça, dis-je avec un haus-

sement d'épaules. — Un homme qui n'a pas de temps pour les his-

toires, dit Shams avec une certaine condescendance, est un homme qui n'a pas de temps pour Dieu. Ne sais-tu pas que Dieu est le meilleur de tous les conteurs ? »

Sans attendre une réponse de ma part, il me raconta son histoire :

« Un artisan avait un piètre assistant qui louchait affreusement. Cet assistant voyait double. Un jour, l'artisan lui demanda d'apporter le pot de miel de la réserve. L'assistant revint les mains vides. "Maître, il y a deux pots de miel, expliqua-t-il, lequel voulez-vous ?" Comme il connaissait bien son assistant, l'artisan répondit : "Pourquoi ne casses-tu pas un des pots et ne m'apportes-tu pas l'autre ?"

« Hélas ! l'assistant était trop bête pour comprendre la sagesse de ces paroles. Il fit ce qu'on lui avait demandé. Il cassa un des pots et fut surpris de voir l'autre se briser aussi. »

« Qu'essayez-vous de me dire ? demandai-je, ne pou-vant éviter de faire étalage de mon caractère fougueux devant Shams, tout en sachant que c'était une erreur. Vous et vos histoires ! Bon sang ! Ne pouvez-vous donc jamais vous exprimer clairement ?

— Mais c'est très clair, Aladin, répondit Shams. Je te dis que, comme l'assistant qui louchait, tu vois des dualités partout. Ton père et moi ne formons qu'un. Si tu me brises, tu le briseras aussi.

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— Mon père et vous n'avez rien en commun, répétai-je. Si je brise le second pot, je libérerai le premier. »

J'étais tellement plein de rage et de ressentiment que je ne réfléchis pas aux ramifications de mes paroles. Pas sur le coup, pas avant bien plus tard.

Pas avant qu'il ne soit trop tard.

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SHAMS

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Bien souvent, les gens à l'esprit étroit disent que dan-ser est sacrilège. Ils pensent que Dieu nous a donné la musique - pas seulement la musique que nous faisons avec notre voix et nos instruments, mais la musique qui sous-tend toute forme de vie - et qu'il nous a ensuite interdit de l'écouter. Ne voient-ils pas que toute la nature chante ? Tout dans cet univers bouge en rythme - les battements du cœur ou les ailes des oiseaux, le vent les nuits d'orage, le forgeron à son enclume ou ce qu'entend dans le ventre de sa mère un bébé à naître -, tout participe, passionnément, spontanément, à une mélodie magnifique. La danse des derviches tourneurs est un maillon dans cette chaîne perpétuelle. Telle la goutte d'eau qui porte en elle iout l'océan, notre danse reflète et voile à la fois les secrets du cosmos.

Des heures avant la représentation, Rûmi et moi nous sommes retirés dans une pièce tranquille pour méditer. Les six derviches qui allaient tourner ce soir-là nous ont rejoints. Ensemble, nous nous sommes acquittés des ablutions et nous avons prié. Puis nous avons revêtu nos costumes. Plus tôt, nous avions parlé longuement de ce que devait être la tenue appropriée,

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et nous avions choisi des tissus simples dans les teintes de la terre : chapeau de couleur miel symbolisant la pierre tombale, longue jupe blanche, le linceul, et cape noire, la tombe. Notre danse exposait la manière dont les soufis écartent le Moi en entier comme s'ils se débarrassaient d'un bout de peau morte.

Avant de partir pour la salle et sa scène, Rûmi a récité un poème.

Avec ta grâce, la douleur devient joie. Avec ta louange, la vie devient infinie. Bien que l'amour soit une peine, il est une joie. Bien que le vin donne des maux de tête, il est délices. Bien qu'être habité par l'amour soit difficile, Qu'il est doux de partager nos cœurs, ô bien-aimé.

Armés de ces sentiments, nous étions prêts. Tout commença par le son du ney. Puis Rûmi monta sur scène dans son rôle de semazenbashi. L'un après l'autre, les derviches le suivirent, tête baissée par humilité. Le dernier à entrer devait être le sheikh. J'eus beau résister fermement à cette suggestion, Rûmi insista pour que je joue ce rôle.

Le hafiz psalmodia un verset du Coran : Il y a des Signes sur terre pour les gens ayant des certitudes ; et en nous aussi. Ne les voyez-vous pas ? (51 :20-21)

Puis retentit le kudum, pour accompagner le son per-çant du ney et du rebab.

Écoute le roseau et l'histoire qu'il raconte, Comment il chante la séparation : Depuis qu'ils m'ont coupé de mon lit de roseaux, Mes gémissements font pleurer hommes et femmes.

Se remettant entre les mains de Dieu, le premier der-viche commença à tourner, l'ourlet de sa jupe bruissant

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doucement, menant sa vie propre. Nous nous joi-gnîmes à lui et nous tournâmes jusqu'à ce qu'il ne reste plus autour de nous que l'Unité. Quoi que nous rece-vions du ciel, nous le transmettions à la terre, de Dieu aux gens. Chacun de nous devint un lien rattachant l'Aimant à l'Aimé. Quand la musique cessa, nous nous inclinâmes tous ensemble devant les forces essentielles de l'univers : le feu, le vent, la terre et l'eau, et devant le cinquième élément - le vide.

* * *

Je ne regrette pas ce qui s'est passé entre Kay Khus-raw et moi à la fin de la représentation. Mais je suis désolé d'avoir placé Rûmi dans une position délicate. Lui qui a toujours joui de privilèges et de protection, c'est la première fois qu'il se trouve coupé d'un souve-rain. Désormais, il a au moins une petite idée de ce que vit le commun des mortels : le fossé, profond et large, entre l'élite régnante et le peuple.

Après cela, je suppose que le temps que je devais pas-ser à Konya touche à sa fin.

Tout amour, toute amitié sincère est une histoire de transformation inattendue. Si nous sommes la même personne avant et après avoir aimé, cela signifie que nous n'avons pas suffisamment aimé.

Maintenant qu'il est initié à la poésie, à la musique et à la danse, une énorme partie de la transformation de Rûmi est achevée. Jadis érudit rigide qui n'aimait pas la poésie, prêcheur qui jouissait du son de sa propre voix quand il faisait la leçon aux autres, Rûmi se transforme en poète, devient la voix du vide pur, même s'il ne l'a sans doute pas encore complètement compris.

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Quant à moi, j'ai aussi changé, et je change encore. Je dépasse l'état de vacuité. Je passe d'une saison à une autre, d'une étape à la suivante, de la vie à la mort.

Notre amitié fut une bénédiction, un don de Dieu. Nous nous sommes développés, nous nous sommes réjouis, nous nous sommes épanouis en compagnie l'un de l'autre, savourant une plénitude et une félicité abso-lues.

Je me souviens de ce que Baba Zaman m'a dit un jour : pour que la soie prospère, le ver à soie doit mou-rir. Assis, seul, dans la salle battue par les vents, après que tout le monde fut parti et que le tohu-bohu eut cessé, j'ai compris que mon temps avec Rûmi touchait à sa fin. Grâce à notre rencontre, Rûmi et moi avons fait une expérience d'une beauté exceptionnelle et appris ce que cela signifie de connaître l'infini grâce à deux miroirs se réfléchissant l'un l'autre. Mais la vieille maxime reste vraie : « Quand il y a amour, il y a forcé-ment peine de cœur. »

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Ella

n o r t h a m p t o n , 29 j u i n 2008

Au-delà des rêves les plus fous, Aziz dit que des choses étranges arrivent à ceux qui sont prêts pour l'inhabituel et l'inattendu. Mais pas un seul os dans le corps d'Ella n'était prêt pour l'événement étrange qui se produisit cette semaine-là : Aziz Z. Zahara vint la voir à Boston.

C'était un dimanche soir. Les Rubinstein venaient de s'asseoir pour le dîner, quand Ella remarqua un étrange texto sur son téléphone por-table. Pensant que l'expéditeur devait être un membre de son club de cuisine, elle ne se pressa pas pour le lire. Elle servit plutôt sa spécialité du soir : canard rôti au miel avec pommes de terre sau-tées et oignons caramélisés sur un lit de riz com-plet. Dès qu'elle posa le canard sur la table, tout le monde se réjouit. Même Jeannette, déprimée après avoir vu Scott avec sa nouvelle petite amie, sem-blait mourir de faim.

Ce fut un long dîner agréable, assaisonné de bon vin et de bavardages. Ella participa à toutes les conversations. Avec son mari, elle discuta le projet de faire repeindre la véranda en bleu vif, elle

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s'inquiéta de l'emploi du temps chargé de Jeannette à l'université et elle envisagea d'aller voir Pirates des Caraïbes avec les jumeaux. Ce n'est qu'après avoir placé les assiettes sales dans le lave-vaisselle et servi la crème au chocolat blanc qu'elle eut l'idée de lire le message.

Salut, Ella ! Je suis à Boston en mission pour le magazine Smithsonian. Je quitte juste l'aéroport. Voulez-vous que nous nous rencontrions ? Je des-cends à l'Onyx et j'adorerais vous voir. Aziz.

Ella posa le téléphone et reprit sa place à la table familiale pour le dessert, avec l'impression que le monde tournait autour d'elle.

« Tu as reçu un message ? demanda David en levant la tête de son assiette.

— Oui, de Michelle », répondit Ella sans la moindre hésitation.

David détourna son visage anxieux et s'essuya la bouche, puis, avec une lenteur et une précision éton-nantes, il plia sa serviette en un carré parfait et dit : « Je vois. »

Ella sut que son mari ne l'avait pas crue, pas du tout, et pourtant, elle décida de s'en tenir à son men-songe, non pour convaincre son mari ni mentir à ses enfants, mais pour elle, pour qu'il lui soit possible de faire ce pas de sa maison à l'hôtel d'Aziz. Elle conti-nua donc, pesant chaque mot :

« Elle m'a annoncé qu'il y aurait une réunion, demain matin, à l'agence, pour parler du catalogue de l'année prochaine. Elle voudrait que je vienne.

— Tu devrais donc y aller, dit David avec dans les yeux un tremblement qui indiquait qu'il entrait dans le jeu. Pourquoi est-ce qu'on n'irait pas ensemble ? Je pourrais déplacer quelques rendez-vous et t'y conduire. »

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Atterrée, Ella regarda fixement son mari. Qu'essayait-il de faire ? Voulait-il déclencher une scène devant les enfants ?

« Ce serait formidable, dit Ella en s'efforçant de sourire. Mais il faudrait que nous quittions la mai-son avant sept heures. Michelle dit qu'elle veut que nous parlions ensemble avant de nous joindre aux autres.

— Oh, laisse tomber ! intervint Orly, qui savait à quel point son père détestait se réveiller tôt. Jamais papa ne sera levé à temps ! »

Ella et David se regardèrent, fixement, par-delà la tête de leurs enfants, chacun attendant que l'autre fasse le premier pas.

« C'est vrai », concéda David. Soulagée, Ella hocha la tête, mais elle sentit la

honte rosir ses joues. Elle rougit plus encore devant l'audace de l'idée, plus folle encore, qui venait de lui traverser l'esprit.

« Oui, c'est vraiment très tôt, dit-elle. En fait, je crois que je ferais mieux de partir ce soir. »

L'idée d'aller à Boston le lendemain et de déjeuner avec Aziz suffisait à faire battre son cœur plus vite. Pourtant, elle avait envie de voir Aziz tout de suite, pas demain, qui soudain lui paraissait trop loin. Il y avait presque deux heures de route de chez elle à Boston, mais elle s'en moquait. Il était venu d'Amsterdam pour elle. Elle pouvait bien conduire deux heures !

« Je pourrais être à Boston vers dix heures, ce soir, et demain je serai à l'agence suffisamment tôt pour voir Michelle avant la réunion. »

Un nuage de douleur caressa les traits de David. Une éternité passa avant qu'il puisse dire quoi que ce soit, le visage tout à fait vide d'expression. À cet ins-tant, ses yeux ressemblaient à ceux d'un homme qui

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n'a plus ni force ni émotion en lui pour empêcher son épouse d'aller vers un autre.

« Je peux partir pour Boston ce soir, et coucher dans notre appartement », dit Ella, apparemment à ses enfants, mais en vérité à David.

C'était sa manière d'assurer son mari qu'il n'y aurait aucun contact physique entre elle et celui qu'il pensait qu'elle allait retrouver.

David se leva, un verre de vin à la main. D'un geste auguste en direction de la porte, il sourit à Ella avec assurance et ajouta, un peu trop énergiquement :

« D'accord, chérie, si c'est ce que tu veux, tu devrais partir tout de suite.

— Mais, maman, je croyais que tu allais m'aider pour mes maths, ce soir ! objecta Avi.

—-Je sais, chéri, dit Ella en rougissant. Pourquoi ne pas remettre ça à demain ?

— Oh, laisse-la partir ! dit Orly à son frère. Tu n'as pas besoin de ta maman près de toi tout le temps. Quand est-ce que tu vas grandir ? »

Avi fronça les sourcils mais ne dit rien de plus. Orly soutenait sa mère. Jeannette se moquait de ce qui se passait, et tout simplement, comme ça, Ella prit son téléphone portable et se précipita à l'étage. Dès qu'elle eut fermé la porte de la chambre, elle se jeta sur le lit et envoya un message à Aziz :

Je n'arrive pas à croire que vous soyez ici. Je serai à l'Onyx vers dix heures.

Elle regarda son téléphone, soudain affolée en voyant partir son message. Qu'était-elle en train de faire ? Mais elle n'avait pas le temps de réfléchir. Si elle devait regretter cette soirée, ce qu'elle soupçon-nait, elle pourrait regretter plus tard. Pour l'instant, il fallait qu'elle se dépêche. Il lui fallut vingt minutes

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pour bondir sous la douche, sécher ses cheveux, se brosser les dents, choisir une robe, la retirer, en essayer une autre, puis une troisième, se peigner, se maquiller, chercher les petites boucles d'oreilles que grand-mère Ruth lui avait données pour son dix-huitième anniversaire et changer à nouveau de robe.

Elle prit une profonde inspiration et se parfuma. Eternity, de Calvin Klein. Le flacon attendait dans l'armoire à pharmacie depuis des siècles. Jamais David n'avait aimé les parfums. Il disait que les femmes devaient sentir la femme, pas la gousse de vanille ou le bâton de cannelle. Mais les Européens avaient peut-être une autre idée de la question, se dit Ella. Le par-fum n'était-il pas très important, en Europe ?

Quand elle eut terminé, elle inspecta la femme dans le miroir. Pourquoi ne lui avait-il pas dit qu'il venait ? Si elle l'avait su, elle serait allée chez le coif-feur, se serait fait faire une manucure, un soin du visage... Elle aurait peut-être même essayé une nou-velle coupe. Et si Aziz ne l'aimait pas ? Et s'il n'y avait aucune alchimie entre eux et qu'il regrette d'être venu à Boston ?

Elle se ressaisit immédiatement. Pourquoi voulait-elle changer d'aspect ? Quelle différence cela ferait-il qu'il y ait ou non une alchimie entre eux ? Toute aven-ture avec cet homme serait forcément éphémère. Elle avait une famille. Elle avait une vie. Son passé était là, de même que son avenir. Irritée de se laisser aller à des scénarios impossibles, elle ferma son esprit, solution qui s'était toujours avérée la plus facile.

A huit heures moins le quart, Ella embrassa ses enfants et quitta la maison. David n'était pas là.

En gagnant sa voiture, elle fit tinter les clés de l'appartement de Boston dans sa main, l'esprit engourdi, mais le cœur battant la chamade.

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CINQUIÈME PARTIE

LE VIDE

Ce qui est présent à travers son absence

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SULTAN WALAD

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Bouffées d'air difficiles à inspirer, presque incapable de se tenir droit, mon père, l'ombre de l'homme qu'il avait été, entra dans ma chambre. Il avait sous les yeux les poches noires, impressionnantes, de celui qui est resté éveillé toute la nuit. Mais ce qui me surprit le plus fut que sa barbe avait blanchi.

« Mon fils, aide-moi ! » dit-il d'une voix que je ne connaissais pas.

Je courus vers lui et le pris par le bras : « Tout ce que tu veux, père, tu n'as qu'à demander ! »

Il lui fallut une minute de silence, comme s'il était écrasé sous le poids de ce qu'il allait dire, pour annon-cer : « Shams est parti. Il m'a quitté. »

Pendant un court instant, je restai interdit, confus et étrangement soulagé - mais de ce dernier sentiment, je ne dis rien. J'avais beau être triste et choqué, je me disais aussi que cela valait sans doute mieux. La vie ne serait-elle pas plus simple et plus tranquille désormais ? Mon père s'était fait de nom-breux ennemis, ces derniers temps, et toujours à cause de Shams. Je voulais que les choses redevien-nent telles qu'elles étaient avant son arrivée. Aladin

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pouvait-il avoir raison ? Serions-nous tous mieux sans Shams ?

« N'oublie pas combien il comptait pour moi ! dit mon père, comme s'il avait déchiffré mes pensées. Lui et moi ne sommes qu'un. La même lune a un côté lumineux et un côté sombre. Shams est mon côté indis-cipliné. »

Je hochai la tête, honteux. Mon cœur se serra. Il était inutile que mon père en dise davantage. Je n'avais jamais vu autant de souffrance dans les yeux d'un homme. Je sentis ma langue s'épaissir dans ma bouche. Pendant un moment, je ne pus parler.

« Je veux que tu retrouves Shams. A condition, bien sûr, qu'il le veuille. Ramène-le ! Dis-lui combien mon cœur souffre. Dis-lui, conclut mon père dans un mur-mure, que son absence me tue. »

Je promis de ramener Shams. La main de mon père saisit la mienne et la serra avec une telle gratitude que je dus détourner le regard, de crainte qu'il ne voie l'indécision dans mes yeux.

* * *

Je passai toute une semaine à parcourir les rues de Konya, dans l'espoir de retracer les pas de Shams. Tout le monde en ville avait fini par apprendre sa disparition, et on spéculait beaucoup sur le lieu où il pouvait se trouver. Je rencontrai un lépreux qui adorait Shams. Il m'envoya à nombre de personnes désespérées et mal-heureuses que le derviche errant avait aidées. Jamais je n'aurais cru que tant de personnes l'aimaient, puisqu'il s'agissait de gens que je n'avais jamais regardés aupa-ravant.

Un soir, je rentrai chez moi fatigué et désorienté. Kerra m'apporta un bol de riz au lait, embaumant l'eau

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de rose. Elle s'assit près de moi et me regarda manger, son sourire encadré de croissants d'angoisse. Je ne pus m'empêcher de remarquer à quel point elle avait vieilli, depuis un an.

« On dit que tu tentes de ramener Shams. Sais-tu où il est parti ? me demanda-t-elle.

— On dit qu'il a pu se rendre à Damas. Mais j'ai aussi entendu des gens qui prétendaient l'avoir vu prendre la direction d'Ispahan, du Caire, de Tabriz, même, la ville de sa naissance. Il faut vérifier toutes les hypothèses. Je vais aller à Damas. Des disciples de mon père se rendront dans les trois autres villes. »

Kerra arbora une expression grave et murmura, comme si elle pensait tout haut : « Mawlânâ écrit des vers. Ils sont merveilleux. L'absence de Shams l'a transformé en poète. »

Elle baissa les yeux vers le tapis persan, les joues humides, les lèvres arrondies en une moue. Puis elle soupira et se mit à réciter :

J'ai vu le roi au visage de Gloire Celui qui est l'œil et le soleil du ciel

Il y avait soudain dans l'air quelque chose de nou-veau. Je vis bien que Kerra était profondément déchi-rée. Il suffisait de la regarder pour comprendre combien cela la peinait de voir son mari souffrir. Elle était prête à faire tout ce qui était en son pouvoir, juste pour le revoir sourire. Pourtant, elle était tout aussi soulagée, presque heureuse, de s'être enfin débarrassée de Shams.

« Et si je ne parviens pas à le trouver ? m'entendis-je demander.

— Il n'y aura pas grand-chose à faire. Nous conti-nuerons nos vies comme avant », répondit Kerra avec une étincelle d'espoir scintillant dans ses yeux.

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À cet instant, je compris clairement, sans doute pos-sible, ce qu'elle insinuait. Je n'avais pas à trouver Shams de Tabriz. Je n'avais même pas à me rendre à Damas. Je pouvais quitter Konya demain, rester au loin un temps dans une agréable auberge et revenir dans quelques semaines en feignant d'avoir cherché Shams partout. Mon père me croirait sur parole, et le sujet serait abandonné à jamais. Peut-être cela vaudrait-il mieux, non seulement pour Kerra et Aladin, qui avaient toujours nourri des soupçons envers Shams, mais aussi pour les élèves et les disciples de mon père, voire pour moi.

« Kerra, demandai-je, que dois-je faire ? » Et cette femme, qui s'était convertie à l'islam pour

épouser mon père, qui avait été une mère merveilleuse pour mon frère et moi et qui aimait tant son mari qu'elle apprenait les poèmes qu'il écrivait pour quelqu'un d'autre, cette femme posa sur moi un regard douloureux et ne répondit pas. Soudain, elle n'avait plus de mots en elle.

Il faudrait que je trouve la réponse par moi-même.

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RÛMI

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Blafard et aride, le monde est privé du soleil, depuis le départ de Shams. Cette ville est un lieu triste et froid, et mon âme est vide. Je ne parviens pas à dormir la nuit, et pendant le jour je ne sais qu'errer. Je suis là et je ne suis pas là - fantôme parmi les gens. Je ne parviens pas à éviter d'être en colère contre tout le monde. Comment peuvent-ils continuer à mener leur vie comme si rien n'avait changé ? Comment la vie peut-elle être la même sans Shams de Tabriz ?

Chaque jour, du crépuscule à l'aube, je reste seul dans la bibliothèque et je ne pense qu'à Shams. Je me souviens de ce qu'il m'a dit une fois, avec une certaine dureté dans le ton : « Un jour, tu seras la voix de l'amour. »

Je ne sais pas si ça se réalisera, mais il est vrai que je trouve le silence pénible, ces derniers temps. Les mots me fournissent une ouverture pour pénétrer l'obscurité de mon cœur. C'est toujours ce que Shams a voulu, n'est-ce pas ? Faire de moi un poète !

Toute la vie tourne autour de la perfection. Chaque incident, colossal ou minime, chaque épreuve que nous endurons, est un aspect d'un projet divin qui vise ce

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but. La lutte est intrinsèque à l'être humain. C'est pourquoi on dit dans le Coran : Certainement, nous montrerons Nos chemins à ceux qui luttent sur Notre chemin (29:29.) Il n'y a pas de coïncidences dans le projet de Dieu. Et ce ne fut pas une coïncidence si Shams de Tabriz croisa ma route, en ce jour d'octobre, voilà bien-tôt deux ans.

« Je ne suis pas venu vers toi à cause du vent », avait dit Shams.

Puis il m'avait raconté une histoire :

« Il y avait un maître soufi tellement savant qu'on lui avait donné le souffle de Jésus. Il n'enseignait qu'à un élève, et se contentait de ce qu'on lui avait donné. Mais son disciple n'était pas d'accord. Dans son désir de voir tout le monde s'émerveiller des pouvoirs de son maître, il ne cessait de le supplier de prendre davantage d'adeptes.

« "D'accord ! finit par accepter le maître. Si ça peut te contenter, je vais faire ce que tu dis."

« Ils se rendirent au marché, ce jour-là. Dans une des échoppes, il y avait des bonbons en forme d'oiseaux. Dès que le maître soufflait dessus, les oiseaux prenaient vie et s'envolaient au vent. Stupéfaits, les gens l 'entou-rèrent avec admiration. Dès ce jour, tout le monde en ville chanta les louanges du maître. Bientôt, il y eut tant d'admirateurs autour de lui, que son ancien disciple ne pouvait plus guère le voir.

« "Oh ! Maître, j'avais tort. C'était bien mieux avant. Faites quelque chose ! implora tristement le disciple. Faites-les tous partir, je vous en prie !

« — D'accord. Si cela peut te faire plaisir, je vais les chasser."

« Le lendemain, alors qu'il prêchait, le maître lâcha un vent. Ses admirateurs, atterrés, s'éloignèrent l 'un après l'autre. Seul son ancien disciple resta.

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« "Pourquoi ne m'as-tu pas quitté avec les autres ? demanda le maître.

« — Je he suis pas venu vers vous à cause du premier vent, et je ne vous quitterai pas à cause du dernier." »

* * *

Tout ce que Shams entreprenait, c'était pour me par-faire. C'est ce que les habitants de cette ville ne pour-ront jamais comprendre. Shams a délibérément attisé les flammes des médisances, mis les nerfs à vif et pro-noncé des paroles qui semblaient des blasphèmes aux oreilles ordinaires, choqué et provoqué les gens, même ceux qui l'aimaient. Il a jeté mes livres dans l'eau, pour me contraindre à désapprendre tout ce que je savais. Bien que tout le monde ait entendu qu'il critiquait les sheikhs et les érudits, très peu de gens savaient combien il était compétent en tafsir. Shams avait une connais-sance approfondie de l'alchimie, de l'astrologie, de l'astronomie, de la théologie, de la philosophie et de la logique, mais il gardait son savoir caché aux yeux igno-rants. Il avait beau être un faqih, il agissait comme un faqir.

Il ouvrit notre porte à une prostituée et nous fit par-tager nos repas avec elle. Il m'envoya à la taverne et m'encouragea à parler aux ivrognes. Une fois, il me fit mendier en face de la mosquée où je prêchais, me contraignant à me glisser dans les chaussures d'un mendiant lépreux. Il me coupa d'abord de mes admi-rateurs, puis de l'élite gouvernante, pour m'amener au contact du petit peuple. Grâce à lui, j'ai connu des per-sonnes que je n'aurais jamais rencontrées. Convaincu que toutes les idoles s'interposant entre un individu et Dieu devaient être démolies, y compris la gloire, la richesse, le rang - jusqu'à la religion -, Shams a coupé

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toutes les amarres qui me reliaient à la vie telle que je la connaissais. Chaque fois qu'il discernait une barrière mentale, un préjugé, un interdit, il prenait le taureau par les cornes et affrontait le problème.

Pour lui, j'ai vécu des épreuves, j'ai subi des tests, j'ai connu des états et franchi des étapes, et chaque fois cela m'a fait passer pour dérangé aux yeux mêmes de mes partisans les plus loyaux. Avant, j'avais beaucoup d'admirateurs ; aujourd'hui, je me suis débarrassé du besoin d'un auditoire. Assénant coup après coup, Shams a réussi à ruiner ma réputation. Grâce à lui, j'ai appris la valeur de la folie et j'ai connu le goût de la solitude, de l'impuissance, de la diffamation, de l'exclusion, et finalement du cœur brisé.

Tout ce que tu crois profitable, fuis-le ! Bois le poison, renverse l'eau de la vie ! Abandonne la sécurité, Reste dans des lieux effrayants ! Défais-toi de ta réputation, Sois disgracié et sans vergogne !

Au crépuscule de notre vie, ne passons-nous pas tous en jugement ? Chaque jour, chaque minute qui passe, Dieu nous demande : Te souviens-tu de l'alliance que Nous avons passée avant que tu sois envoyé dans ce monde ? Comprends-tu ton rôle dans la révélation de Mon trésor ?

La plupart du temps, nous ne sommes pas prêts à répondre à ces questions. Elles sont trop effrayantes. Mais Dieu est patient. Il nous les pose encore et encore.

Et si ce cœur brisé, lui aussi, fait partie des épreuves, mon seul souhait est de retrouver Shams, quand elles prendront fin. Mes livres, mes sermons, ma famille, ma

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richesse ou mon nom... Je suis prêt à tout abandonner pour revoir son visage ne serait-ce qu'une fois de plus.

L'autre jour, Kerra a dit que je devenais poète, presque malgré moi. J'ai beau n'avoir jamais tenu les poètes en haute estime, je ne fus pas surpris d'entendre ça. A d'autres époques, j'aurais pu la contredire, mais plus maintenant.

Ma bouche crache des vers, constamment, involon-tairement et, à les écouter, on pourrait conclure que je deviens poète, en effet. Le Sultan de la Langue ! Mais en vérité, pour autant que je peux le dire, ces poèmes ne m'appartiennent pas. Je ne suis que le véhicule des lettres qui les forment et qui sont placées dans ma bouche. Comme un crayon qui note les mots qu'on lui ordonne d'inscrire, ou une flûte qui joue les notes qu'on souffle en elle, je ne fais que jouer mon rôle d'intermédiaire.

Merveilleux soleil de Tabriz"! Où es-tu ?

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SHAMS

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Bourgeonnant, le printemps s'avançait à Damas, dix mois après mon départ de Konya, Sultan Walad me retrouva. Sous un ciel bleu et clair, je jouais aux échecs avec un ermite chrétien, Francis. C'était un homme dont il n'était pas facile de déstabiliser l'équilibre interne, un homme qui connaissait la signification de la soumission. Puisque islam signifie « paix intérieure » qui vient de « soumission », pour moi, Francis était plus musulman que beaucoup qui prétendent l'être. Car telle est une des quarante Règles : La soumission ne signifie pas qu'on est faible ou passif. Elle ne conduit ni au fatalisme ni à la capi-tulation. A l'inverse, le vrai pouvoir réside dans la soumission - un pouvoir qui vient de l'intérieur. Ceux qui se soumettent à l'essence divine de la vie vivront sans que leur tranquillité ou leur paix intérieure soit perturbée, même quand le vaste monde va de turbulences en turbulences.

J'ai déplacé mon vizir afin de contraindre le roi de Francis à changer de position. Prenant une décision rapide et courageuse, il bougea sa tour. Je commençais à soupçonner que j'allais perdre cette partie quand je levai la tête et croisai le regard de Sultan Walad.

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« Heureux de te voir ! dis-je. Tu as donc décidé de partir à ma recherche, finalement. »

Il m'adressa un sourire contrit, puis devint plus sombre, surpris que j'aie eu conscience de la lutte inté-rieure qu'il avait dû mener. Mais en honnête homme qu'il était, il ne nia pas la vérité.

« J'ai bien passé quelque temps à errer çà et là au lieu de te chercher. Mais au bout d'un moment, je n'ai pu continuer. Je n'aurais pas pu mentir à mon père. Je suis donc venu à Damas et j'ai commencé ma quête. Tu n'as pas été facile à trouver.

— Tu es un homme honnête et un bon fils. Un jour, très bientôt, tu seras un merveilleux compagnon pour ton père.

— Vous êtes le seul compagnon dont il ait besoin, répondit Sultan Walad en secouant tristement la tête. Je voudrais que vous reveniez à Konya avec moi. Mon père a besoin de vous. »

Bien des idées et des sentiments tournoyèrent dans mon esprit en entendant cette invitation, et aucun ne fut clair au début. Mon nafs réagit par la peur à l'idée de retourner en un lieu où je n'étais clairement pas le bienvenu.

Ne l'écoute pas. Tu as achevé ta mission. Tu n'as pas à retourner à Konya. Souviens-toi de ce que Baba Zaman t'a dit. C'est bien trop dangereux.

Je voulais continuer à parcourir le monde, à rencon-trer de nouvelles personnes, à voir de nouvelles villes. J'aimais beaucoup Damas, et je me voyais bien y rester jusqu'à l'hiver. Partir pour un nouveau lieu entraîne souvent un horrible sentiment de solitude et de tristesse dans l'âme d'un homme. Mais avec Dieu à mes côtés, j'étais content et satisfait dans ma solitude.

Pourtant, je ne savais que trop bien que mon cœur était à Konya. Rûmi me manquait tant que le simple fait de prononcer son nom était trop douloureux. A la

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fin du jour, quelle différence cela ferait-il d'être dans une ville ou une autre, puisque Rûmi ne serait pas près de moi ? Où il vivait, là était ma qibla.

Je déplaçai mon roi sur l'échiquier. Les yeux de Francis s'ouvrirent tout grands quand il comprit la position fatale. Dans les échecs comme dans la vie, il y a les décisions qu'on prend pour gagner, et celles qu'on prend parce que c'est ce qu'il est juste de faire.

« Je vous en prie, venez avec moi ! supplia Sultan Walad, interrompant mes pensées. Les gens qui vous ont diffamé et qui vous ont mal traité sont pleins de remords. Tout se passera mieux, cette fois, je vous le promets. »

Mon garçon, tu ne peux pas faire de telles promesses, voulus-je lui dire. Personne ne le peut !

Mais à la place, je hochai la tête et je répondis : « J'aimerais voir une fois de plus le soleil se coucher

sur Damas. Demain nous pourrons partir pour Konya. — Vraiment ? Merci ! dit Sultan Walad, qui rayon-

nait de soulagement. Vous ne savez pas ce que cela signifie pour mon père ! »

Je me tournai alors vers Francis, qui attendait patiemment que je revienne au jeu. Dès qu'il vit que je m'intéressais de nouveau à lui, il eut un sourire espiègle.

« Attention, mon ami ! dit-il d'une voix triomphante. Échec et mat ! »

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KIMYA

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Brillants, ses yeux posent sur moi un regard mystérieux. Shams de Tabriz est revenu dans ma vie, et je ne lui avais jamais connu auparavant cette attitude distante. Il me paraît très différent. Les cheveux assez longs pour lui tom-ber dans les yeux, la peau tannée par le soleil de Damas, il a l'air plus jeune et bien plus beau. Mais il y a autre chose en lui, un changement que je n'arrive pas à m'expli-quer. On discerne une nouvelle lueur dans ses yeux noirs, brûlants et attentifs comme toujours. Je ne peux m'empê-cher de penser que ce sont les yeux d'un homme qui a tout vu et ne veut plus lutter.

Mais je crois qu'une transformation plus profonde encore s'est produite en Rûmi. J'avais pensé que tous ses soucis diminueraient au retour de Shams, mais il ne semble pas que ce soit le cas. Le jour du retour de Shams, Rûmi est venu l'accueillir hors les murs de la ville avec des fleurs. Mais quand la joie des premiers jours est quelque peu retombée, Rûmi est devenu plus anxieux et plus renfermé qu'avant. Je crois en connaître la raison : ayant perdu Shams une fois, il a peur de le perdre à nouveau. Je peux le comprendre mieux que quiconque, car, moi aussi, j'ai peur de le perdre.

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La seule personne avec qui je partage mes sentiments est Gevher, la première femme de Rûmi. Enfin, techni-quement, elle n'est pas une personne, mais je ne la consi-dère pas non plus comme un fantôme. Moins onirique et distante que la plupart des fantômes que j'ai connus, elle évolue comme un lent cours d'eau autour de moi depuis que je suis arrivée dans cette maison. Nous conversons à propos de tout mais, ces derniers temps, nous n'avons qu'un sujet de conversation : Shams.

« Rûmi a l'air si désespéré ! J'aimerais l'aider, ai-je dit à Gevher, aujourd'hui.

— Peut-être le pourrais-tu. Quelque chose le préoc-cupe ces temps-ci, dont il n'a parlé à personne, dit Gevher d'un air mystérieux.

— De quoi s'agit-il ? — Rûmi pense que si Shams se mariait et fondait

une famille, les gens seraient moins braqués contre lui. Il y aurait moins de médisances, et Shams n'aurait pas à repartir. »

Je crus que mon cœur allait s'arrêter. Shams se marier ! Mais avec qui ?

Gevher m'adressa un long regard. « Rûmi se demande si tu aimerais épouser Shams. »

Je n'en suis pas revenue. Ce n'était pas la première fois que l'idée du mariage m'avait traversé l'esprit. A quinze ans, je savais que j'avais atteint l'âge propice, mais je savais aussi que les filles qui se mariaient chan-geaient à jamais. Elles avaient un autre regard, elles arboraient une autre attitude, au point que les gens se mettaient à les traiter différemment. Même les tout jeunes enfants savaient faire la différence entre une femme mariée et une femme célibataire.

Gevher m'adressa un sourire tendre et me prit la main. Elle avait remarqué que c'était l'idée de me

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marier qui m'inquiétait, pas le fait d'épouser Shams.

* * *

Le jour suivant, dans l'après-midi, j'allai voir Rûmi et je le trouvai plongé dans un livre intitulé Tahafut al-Tahafut.

« Dis-moi, Kimya, me demanda-t-il tendrement, que puis-je faire pour toi ?

— Quand mon père m'a conduite à vous, vous lui avez dit qu'une fille ne serait pas une aussi bonne élève qu'un garçon, parce qu'il faudrait qu'elle se marie et qu'elle élève des enfants. Vous vous en souvenez ?

— Bien sûr que je m'en souviens ! répondit-il alors que ses yeux noisette s'emplissaient de curiosité.

— Ce jour-là, je me suis pjomis de ne jamais me marier, afin de rester votre élève pour toujours, dis-je d'une voix altérée par le poids de ce que je m'apprêtais à dire ensuite. Mais il est peut-être possible de me marier sans devoir quitter cette maison. Je veux dire que... si j'épousais quelqu'un qui vit ici...

— Veux-tu dire que tu souhaites épouser Aladin ? demanda Rûmi.

— Aladin ? » répétai-je, sous le choc. Qu'est-ce qui pouvait bien lui faire penser que je

voulais épouser Aladin ? Il était comme un frère, pour moi.

Rûmi dut voir ma surprise. « Il y a quelque temps, Aladin est venu me demander ta main. »

Je cessai de respirer. Je savais qu'il n'était pas conve-nable pour une fille de poser trop de questions à ce propos, mais je mourais d'envie d'en savoir davantage.

« Et qu'avez-vous répondu, maître ?

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— Je lui ai dit qu'il faudrait d'abord que je te pose la question.

— Maître... dis-je d'une petite voix. Je suis venu vous dire que je souhaite épouser Shams de Tabriz. »

Rûmi posa sur moi un regard presque incrédule. « Tu en es sûre ? — Cela pourrait être une bonne chose de bien des

manières, exposai-je alors qu'en moi l'envie d'en dire plus luttait contre le regret d'en avoir déjà trop dit. Shams ferait partie de votre famille et plus jamais il n'aurait à repartir.

— C'est donc pour ça que tu veux l'épouser ? Pour l'aider à rester ici ?

— Non... Je veux dire, oui, mais ce n'est pas tout... Je crois que Shams... est mon destin. »

Je ne pouvais confesser autrement à quiconque que j'aimais Shams de Tabriz.

* * *

Kerra fut la première à apprendre la nouvelle du mariage. La surprise la réduisant au silence, elle réagit par un sourire hésitant, mais dès que nous nous retrou-vâmes seules dans la maison, elle me bombarda de questions :

« Tu es certaine de le vouloir ? Tu ne fais pas ça que pour aider Rûmi, n'est-ce pas ? Tu es si jeune ! Ne crois-tu pas que tu devrais épouser quelqu'un de ton âge ?

— Shams dit qu'en amour, toutes les frontières s'effacent, dis-je.

— Mon enfant, soupira Kerra, j'aimerais que les choses soient si simples, fit-elle remarquer en glissant une boucle de cheveux gris dans son foulard. Shams est un derviche errant, un homme indiscipliné. Les

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gens comme lui ne sont pas habitués à une vie domes-tique, et ils ne font pas de bons maris.

— D'accord, mais il peut changer, conclus-je ferme-ment. Je lui donnerai tant d'amour et de bonheur qu'il changera forcément. Il apprendra comment être un bon mari et un bon père. »

Ce fut la fin de notre conversation. Quoi qu'elle ait vu sur mon visage, Kerra n'eut plus d'objections à sou-lever.

Je dormis paisiblement, cette nuit-là, exaltée et déterminée. J'étais loin de me douter que je commettais l'erreur la plus courante et la plus douloureuse que les femmes ont commise depuis le fond des âges : croire naïvement qu'avec leur amour elles pourront changer l'homme dont elles sont éprises.

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KERRA

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Bavarder d'un sujet aussi profond et aussi délicat que l'amour, c'est tenter de capturer une bourrasque de vent. Vous sentez le mal que le vent va causer, mais vous n'avez aucun moyen de le ralentir. Au bout d'un moment, j'ai cessé de poser des questions à Kimya, non parce que j'avais été convaincue par ses réponses, mais parce que j'avais vu dans ses yeux une femme amou-reuse. J'ai cessé de remettre ce mariage en question, l'acceptant comme une de ces choses curieuses de la vie sur lesquelles je n'ai aucun contrôle.

Le mois du ramadan, avec toutes les activités qu'il comporte, est passé vite, et je n'ai pas eu le temps de revenir sur le problème. L'Aïd Moubarak est tombé un dimanche. Quatre jours plus tard, nous avons marié Kimya à Shams.

La veille du mariage, il s'est produit un incident qui a tout à fait changé mon humeur. J'étais seule dans la cuisine, assise devant une planche farinée et un rouleau à pâtisserie, prête à faire du pain pour nos hôtes. Sou-dain, sans même penser à ce que je faisais, je me suis mise à sculpter une forme dans une boule de pâte. J'ai sculpté une petite Vierge Marie, toute douce. Ma Mère

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Marie. Avec un couteau, je lui ai façonné une longue robe et un visage, calme et plein de compassion. J'étais si absorbée que je n'ai pas remarqué que quelqu'un était arrivé derrière moi.

« Que fabriques-tu, Kerra ? » Mon cœur a bondi dans ma poitrine. Quand je me

suis retournée j'ai vu Shams debout à la porte, qui me regardait, inquisiteur. J'ai eu envie de cacher le pâton, mais il était trop tard. Shams s'est approché et il a regardé la statuette.

« Est-ce Marie ? » a-t-il demandé. Comme je ne répondais pas, il s'est tourné vers moi,

rayonnant, sûr de lui. « Elle est ravissante ! Marie te manque-t-elle ? — Il y a longtemps que je me suis convertie. Je suis

musulmane. » Mais Shams a continué à parler comme s'il ne

m'avait pas entendue. « Tu te demandes peut-être pourquoi l'islam ne possède" pas de figure féminine comme Marie. Il y a Aïcha, bien sûr, et en tout cas Fatima, mais tu dois penser que ce n'est pas pareil. »

Je me suis sentie mal à l'aise et je n'ai su que répondre.

« Puis-je te raconter une histoire ?» a demandé Shams.

Et voilà ce qu'il m'a raconté :

« Un jour, il y avait trois vendeurs de raisin. Chacun tenait un type de raisin différent - noir, vert et jaune. Ils ne cessaient de se quereller parce que chacun pen-sait que son raisin était le meilleur du monde.

« Un soufi passa par là et, les entendant se quereller, il prit des grappes à chaque vendeur, les mit dans un seau et les pressa ensemble. Il but le jus et jeta les peaux, parce que ce qui compte, c'est l'essence du fruit, pas sa forme extérieure. »

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« Chrétiens, juifs et musulmans sont comme ces ven-deurs de raisin, a-t-il conclu. Pendant qu'ils se querel-lent à propos de la forme extérieure, le soufï recherche l'essence, dit Shams en m'adressant un sourire telle-ment ravi qu'il était difficile de ne pas se laisser entraî-ner par lui. J'essaie de te dire que tu n'as aucune raison de regretter Marie, parce que tu n'as pas besoin de l'abandonner. En tant que musulmane tu as le droit de rester attachée à elle.

— Je ne crois pas que ce serait bien, ai-je bredouillé. — Je ne vois pas pourquoi. Les religions sont comme

des fleuves qui tous coulent vers la même mer. Marie représente la compassion, le pardon, l'affection, l'amour inconditionnel. Elle est à la fois personnelle et universelle. En tant que musulmane, tu peux continuer à l'aimer. Tu peux même appeler ta fille Marie.

— Je n'ai pas de fille. — Tu en auras une. — Vous croyez ? — Je le sais. » Ces mots m'ont emplie de joie mais, bientôt, l'exci-

tation a été noyée par un autre sentiment : la solidarité. Nous partagions un moment inhabituel de sérénité et d'harmonie en regardant ensemble ma figurine de la Vierge Marie. Je me suis sentie proche de Shams et, pour la première fois depuis qu'il était arrivé chez nous, j'ai pu voir ce que Rûmi lui trouvait : cet homme pos-sédait un grand cœur.

Pourtant, je doutais qu'il puisse faire un bon mari pour Kimya.

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Ella

b o s t o n , 29 j u i n 2008

Quand Ella arriva à l'hôtel, elle était si tendue qu'elle ne parvenait pas à faire le tri dans ses pen-sées. Il y avait un groupe de touristes japonais, dans le hall, tous semblant avoir plus de soixante-dix ans, tous coiffés de la même manière. Elle traversa le hall en regardant les toiles au mur, afin de ne pas devoir regarder dans les yeux les gens qui l'entouraient. Mais il ne fallut pas longtemps à sa curiosité pour surmonter sa timidité. À l'instant où son regard glissa vers la zone de rencontre, elle le vit, qui l'observait.

Il portait une chemise kaki, un pantalon large en velours côtelé, et sa barbe de deux jours le rendait particulièrement séduisant, de l'avis d'Ella. Ses che-veux châtains bouclés tombaient sur ses yeux verts, ce qui lui donnait un air à la fois de confiance en soi et d'espièglerie. Musclé et mince, léger et souple, il était très différent de David dans ses costumes faits sur mesure. Il parlait avec un accent écossais qu'elle trouva charmant et souriait avec une grande aisance, visiblement heureux et excité de la voir. Ella ne put s'empêcher de se demander quel mal il y aurait à boire une tasse de café avec lui.

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Plus tard, elle ne se souviendrait pas comment une tasse était devenue plusieurs tasses, ni comment la conversation avait pris un ton de plus en plus intime, ni comment, à un moment, il avait déposé un baiser sur le bout de ses doigts ; tout comme elle serait inca-pable d'expliquer pourquoi elle n'avait rien fait pour l'arrêter. Au bout d'un moment, plus rien ne sembla compter tant qu'il continuait à parler et qu'elle pou-vait laisser son regard s'arrêter sur la petite fossette au coin de sa bouche et se demander comment ce serait de l'embrasser à cet endroit. Il était plus de vingt-trois heures. Elle était dans un hôtel avec un homme dont elle ne savait rien à part ce qu'elle avait appris par ses courriels, ses quelques appels télépho-niques et le roman qu'il avait écrit.

« Vous êtes venu pour le magazine Smithsonian ? demanda Ella.

— En fait, je suis là pour vous, répondit Aziz. Après avoir lu votre lettre, j 'ai eu envie de venir vous voir. »

Il subsistait des voies de sortie sur cette autoroute au débit rapide. Jusqu'à un certain moment, il resta possible de prétendre qu'ils n'étaient qu'amis - les courriels, les appels téléphoniques, même les regards. Un petit flirt, un jeu entre eux, sans doute, mais rien de plus. Elle aurait pu s'arrêter là. Jusqu'à ce qu'il lui demande : « Ella, aimeriez-vous monter dans ma chambre ? »

S'ils jouaient tous les deux un jeu, c'est à cet ins-tant qu'il devint sérieux. Sa question rendit tout bien trop réel, comme si un voile avait été soulevé et que la vérité, la vérité toute nue, ait été là depuis le début et les ait regardés maintenant droit dans les yeux. Ella sentit quelque chose se serrer dans son ventre, un inconfort turbulent qu'elle reconnut : c'était la panique. Mais elle ne refusa pas. C'était la

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décision la plus impulsive qu'elle avait prise dans toute sa vie ; pourtant, il lui semblait que la décision avait déjà été prise pour elle. Il ne lui restait qu'à l'accepter.

* *

La chambre 608, chaleureuse et spacieuse, était joliment décorée dans des nuances de bleu et de gris. Ella tenta de se souvenir de la dernière fois qu'elle était descendue dans un hôtel. Un voyage à Montréal, avec son mari et ses enfants, il y avait très longtemps, lui revint en mémoire. Après cela, ils avaient passé toutes leurs vacances dans leur maison de Rhode Island, et elle n'avait plus eu aucune raison de dormir dans un lieu où les serviettes étaient changées chaque jour et le petit déjeuner préparé par d'autres. Se trou-ver dans une chambre d'hôtel lui donnait l'impres-sion d'être dans un autre pays. Peut-être était-ce le cas. Déjà elle éprouvait la liberté frivole dont on ne jouit que dans une ville où tout le monde vous est tout à fait étranger.

Dès qu'elle entra dans la chambre, sa nervosité redoubla. Dans ce décor plein de goût, dans cette chambre spacieuse, le grand lit occupait clairement le centre. Se trouver tout près de lui la rendit gauche et coupable. Les questions se bousculaient en elle et elle n'arrivait pas à décider quoi que ce soit. Allaient-ils faire l'amour tout de suite ? Devaient-ils le faire ? Dans ce cas, comment pourrait-elle à nouveau regar-der son mari en face ? Pourtant, jamais David n'avait eu la moindre difficulté à la regarder dans les yeux en dépit de ses nombreuses aventures ! Et que penserait Aziz de son corps ? Et s'il ne l'aimait pas ? Ne devait-elle pas penser à ses enfants, d'abord ?

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Étaient-ils endormis ou regardaient-ils la télévision, à cette heure ? S'ils apprenaient ce qu'elle était sur le point de faire, lui pardonneraient-ils jamais ?

Sensible à son désarroi, Aziz lui prit la main et la conduisit au fauteuil, dans un coin, loin du lit.

« Chut ! murmura-t-il. Votre esprit est trop encom-bré. Il entend trop de voix.

•—J'aurais aimé que nous nous rencontrions plus tôt, dit Ella sans vraiment le vouloir.

— Trop tôt ou trop tard, ça n'existe pas dans la vie. Tout se produit au bon moment.

— Le croyez-vous vraiment ? » Il sourit et écarta un nuage de cheveux de ses yeux.

Puis il ouvrit une valise et en sortit la tapisserie qu'il avait achetée au Guatemala et une petite boîte qui contenait un collier de perles de turquoise et de corail avec en pendentif un derviche tourneur en argent.

Ella le laissa lui attacher le collier autour du cou. Où ses doigts touchèrent sa peau, elle sentit une cha-leur.

« Pouvez-vous m'aimer ? demanda-t-elle. — Je vous aime déjà, répondit Aziz en souriant. — Vous ne me connaissez même pas ! — On n'a pas besoin de connaître pour aimer. — C'est de la folie », soupira Ella. Aziz tendit la main derrière la tête d'Ella et retira

l'épingle qui retenait son chignon. Ses cheveux tom-bèrent sur ses épaules. Puis il la poussa doucement sur le lit. Lentement, avec tendresse, en cercles de plus en plus larges, il fit bouger ses mains de ses pieds vers ses chevilles, puis vers son ventre. Pendant tout ce temps, ses lèvres murmuraient des mots qui évoquèrent d'anciens codes secrets à Ella. Soudain, elle comprit : il priait. Tandis que ses mains cares-saient chaque centimètre de son corps, ses yeux res-taient clos et ses lèvres priaient pour elle. C'était

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l'expérience la plus spirituelle qu'elle ait jamais connue. Bien qu'elle eût gardé ses vêtements, et lui aussi, bien qu'il n'y eût rien de charnel, c'était la sen-sation la plus sexy de sa vie.

Tout à coup, les paumes d'Ella, ses épaules, tout son corps se mit à frémir d'une étrange énergie. Elle était possédée par un désir si magnifique qu'elle eut l'impression de flotter sur des eaux chaudes, sur des vagues où elle n'avait qu'à s'abandonner et sourire. Elle sentit une présence vivante autour de lui, puis autour d'elle, comme s'ils étaient tous deux sous une pluie de lumière.

Elle aussi ferma les yeux et se laissa dériver sur une rivière sans se raccrocher à rien. Il risquait bien d'y avoir une chute d'eau à quelque distance, mais alors même qu'elle aurait pu s'arrêter, elle n'était pas certaine de le vouloir.

Elle sentit une brûlure entre ses jambes quand les mains d'Aziz arrivèrent à son ventre et y décrivirent un cercle. Elle avait des doutes sur son corps, ses hanches, ses cuisses, la forme de ses seins, qui n'étaient plus parfaits, après trois enfants et tant d'années, mais l'anxiété venait et repartait. Se sentant flotter, presque protégée, elle se laissa aller à la féli-cité. C'est ainsi qu'elle comprit qu'elle pourrait aimer cet homme, oui, qu'elle pourrait l'aimer très fort !

Elle entoura Aziz de ses bras et l'attira vers elle, prête à aller plus loin. Mais il ouvrit soudain les yeux et lui claqua un baiser sur le bout du nez avant de s'écarter.

« Tu ne me veux pas ? demanda Ella, étonnée de la fragilité de sa voix.

— Je ne veux rien faire qui te rendrait malheureuse par la suite. »

Une partie d'elle eut envie de pleurer, une autre fut ravie. Une légèreté étrange s'empara d'elle. Elle était

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troublée, mais à sa grande surprise, pour une fois, ça lui plaisait de ne plus savoir qu'éprouver.

À une heure et demie du matin, Ella ouvrit la porte de son appartement de Boston et s'allongea sur le canapé en cuir. Elle ne voulait pas se coucher dans le lit. Non parce qu'elle savait que son mari avait couché là avec d'autres femmes, mais parce qu'elle se sentait mieux ainsi, comme si ce lieu ne lui appar-tenait pas plus qu'une chambre d'hôtel, comme si elle était une invitée et que son véritable moi l'atten-dît ailleurs.

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SHAMS

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Belle épousée, ne pleure pas Dis au revoir à ta maman, à ton papa, Tu entendras les oiseaux chanter demain Mais plus rien ne sera jamais pareil...

Le soir de nos noces, je me suis glissé dans le jardin et je m'y suis assis un moment, écoutant le vieux chant ana-tolien sortir de la maison, entre autres sons - rires, musique, bavardages. Des musiciennes jouaient dans la section des femmes. Je me suis levé, pensant et chantant, frissonnant, engourdi, tout en même temps. J'ai réfléchi aux paroles de la chanson. Pourquoi les femmes chantaient-elles des airs tristes le soir des noces ? Les sou-fis associaient la mort au mariage, et célébraient le jour de leur mort comme leur union avec Dieu. Les femmes aussi associaient le mariage à la mort, mais pour des rai-sons toutes différentes. Même si elles étaient heureuses de se marier, une bouffée de tristesse les envahissait. A chaque célébration de mariage, on pleure la vierge qui bientôt deviendra une épouse et une mère.

Après le départ des invités, je suis retourné dans la maison méditer dans un coin calme. Puis je me suis

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rendu dans la chambre où Kimya m'attendait. Je l'ai trouvée assise sur le lit, vêtue d'une robe blanche ornée de fils dorés, ses cheveux tressés en une multitude de nattes, chacune enserrée dans des perles. Il était impos-sible de distinguer son visage, couvert d'un épais tulle rouge. La pièce n'était éclairée que par une bougie qui frémissait contre la fenêtre. Le miroir au mur avait été couvert de velours, car on croyait que la malchance frap-pait la jeune mariée si elle voyait son reflet pendant sa nuit de noces. Près du lit, on avait posé une grenade et un couteau, pour que nous puissions manger le fruit et avoir autant d'enfants que de graines à l'intérieur.

Kerra m'avait parlé de la coutume locale, qui voulait que le mari offre un collier de pièces d'or à son épouse, en retirant son voile. Mais jamais je n'avais eu de pièces d'or, et je ne voulais pas offrir à ma femme des pièces empruntées à quelqu'un d'autre. Quand je soulevai le voile de Kimya, je me contentai donc de déposer un petit baiser sur ses lèvres. Elle sourit et pendant une seconde, je me sentis aussi timide et perdu qu'un petit garçon.

« Tu es très belle », dis-je. Elle rougit, mais bientôt redressa les épaules et fit de

son mieux pour avoir l'air plus tranquille et plus mûre qu'elle ne devait l'être. « Je suis ta femme, désormais. »

Je l'embrassai à nouveau. La chaleur de ses lèvres envoya des vagues de désir dans tout mon corps. Elle sentait le jasmin et les fleurs sauvages. M'allongeant près d'elle, j'inhalai son parfum et je touchai ses seins, si petits, si fermes. Je ne désirai qu'une chose : pénétrer en elle et m'y perdre. Elle s'offrait à moi comme un bouton de rose s'ouvre à la pluie.

Je m'écartai : « Désolé, Kimya, je ne peux pas faire ça. » Elle me regarda, immobile, stupéfaite, oubliant de

respirer. La déception dans ses yeux était insuppor-table. Je bondis hors du lit.

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« Il faut que je parte, dis-je. — Tu ne peux pas partir maintenant, dit Kimya

d'une voix que je ne lui connaissais pas. Que diront les gens, si tu quittes la chambre ? Ils sauront que le mariage n'a pas été consommé. Ils penseront que c'est de ma faute.

— Que veux-tu dire ? » murmurai-je, plus pour moi que pour elle, car je savais ce qu'elle suggérait.

Elle détourna les yeux et murmura quelque chose d'incompréhensible, puis dit, tranquillement : « Ils penseront que je n'étais pas vierge, et je vivrai dans la honte. »

Cela me fit bouillir que la société impose des règles aussi ridicules aux individus. Ces codes d'honneur avaient moins à voir avec l'harmonie créée par Dieu qu'avec l'ordre que les êtres humains voulaient perpé-tuer.

« C'est absurde. Les gens devraient se mêler de leurs affaires ! » objectai-je.

Mais je savais que Kimya avait raison. D'un geste brusque, je saisis le couteau près de la grenade. Je surpris une trace de panique sur le visage de Kimya, lentement remplacée par l'expression de celle qui reconnaît une triste situation et l'accepte. Sans hésiter, je tranchai ma paume gauche. Du sang coula sur le drap, laissant des taches rouge cramoisi.

« Tu n'auras qu'à leur donner ce drap. Ça leur fermera la bouche et ton nom restera pur et propre, comme il doit l'être.

— Je t'en supplie, ne pars pas ! » gémit Kimya. Elle se leva, mais ne sachant que faire ensuite, elle

répéta : « Je suis ta femme, maintenant. » A cet instant, je compris la terrible erreur que j'avais

commise en l'épousant. La tête douloureuse, je sortis de la chambre, dans la nuit. Un homme comme moi n'aurait jamais dû se marier ! Je n'étais pas conçu pour

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m'acquitter des devoirs conjugaux. Je le vis clairement. Ce qui me rendit triste, ce fut le coût qui en résultait.

J'éprouvai un puissant besoin de fuir tout - non seu-lement cette maison, ce mariage, cette ville, mais aussi ce corps qu'on m'avait donné. Mais l'idée de voir Rûmi le lendemain matin me retint. Je ne pouvais l'abandon-ner à nouveau.

J'étais piégé.

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A L A D I N

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Brisé, contraint de prendre une décision dont je savais que je la regretterais amèrement plus tard, j'ai gardé le silence et ne me suis pas opposé ouvertement à ce mariage. Mais le jour où Kimya devait épouser Shams, je me suis réveillé avec une douleur que je n'avais jamais encore éprouvée. Je mésuis assis, hors d'haleine, comme si je me noyais, puis, furieux de me laisser aller à un tel apitoiement sur moi-même, je me suis donné une claque, puis une autre, et une autre. Un soupir étranglé a passé mes lèvres, et c'est ce son qui m'a fait com-prendre que je n'étais plus le fils de mon père.

Je n'ai pas de mère. Pas de père. Pas de frère. Pas de Kimya. Je suis seul au monde. Le peu de respect qui me restait pour mon père a disparu dans la nuit. Kimya est comme sa fille. Je pense qu'il l'aime. Mais, apparemment, la seule personne qu'il aime vraiment est Shams de Tabriz. Comment a-t-il pu marier Kimya à un tel homme ? N'importe qui peut voir que Shams fera un mari abominable. Plus j'y pense, plus il est clair que, dans le seul but d'assurer la sécurité de Shams, mon père a sacrifié le bonheur de Kimya et, avec son bonheur, le mien.

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J'ai passé toute la journée à me battre contre ces pen-sées tandis que j'étais contraint d'assister aux prépara-tifs. On a fait le grand ménage de la maison et nettoyé la chambre nuptiale à l'eau de rose pour en écarter les mauvais esprits. Mais on a oublié le pire de tous les maux ! Comment allait-on écarter Shams ?

En fin d'après-midi, je n'y tenais plus. Décidé à ne pas participer à une célébration qui ne pourrait que me torturer, je me suis dirigé vers la porte.

« Aladin, attends ! Où vas-tu ? cria, forte et claire, la voix de mon frère.

— Je vais dormir chez Irshad, ce soir, dis-je sans le regarder.

— Es-tu devenu fou ? Comment peux-tu ne pas assister au mariage ? Si notre père l'apprend, ça lui bri-sera le cœur. »

Je sentis la rage monter du fond de mon ventre. « Et qu'en est-il des cœurs que mon père est en train

de briser ? — De quoi veux-tu parler ? — Tu ne comprends pas ? Mon père a organisé ce

mariage juste pour faire plaisir à Shams et s'assurer qu'il ne repartirait pas. Il lui a offert Kimya sur un pla-teau d'argent. »

Blessé, mon frère fit la moue. « Je ne sais pas ce que tu penses, mais tu as tort. Tu

crois qu'il s'agit d'un mariage forcé, alors que c'est Kimya qui a voulu épouser Shams.

— Comme si elle avait eu le choix ! — Seigneur ! Tu ne comprends donc pas ? s'exclama

mon frère en levant les paumes vers le ciel comme pour demander l'aide de Dieu. Elle est amoureuse de Shams !

— Ne dis pas ça ! C'est faux ! articulai-je d'une voix crissante comme de la glace.

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— Mon frère, je t'en prie, ne laisse pas tes sentiments te voiler les yeux. Tu es jaloux. Mais même la jalousie peut être utilisée de manière constructive et servir un dessein plus élevé. Même l'incrédulité peut être posi-tive. Voici une des Règles : Règle numéro trente-cinq : Les opposés nous permettent d'avancer. Ce ne sont pas les similitudes ou les régularités qui nous font progresser dans la vie, mais les contraires. Tous les contraires de l'univers sont présents en chacun de nous. Le croyant doit donc ren-contrer l'incroyant qui réside en lui. Et l'incroyant devrait apprendre à connaître le fidèle silencieux en lui. Jusqu 'au jour où l'on atteint l'étape d'Insan-i Kamïl, l'être humain parfait, la foi est un processus graduel qui nécessite son contraire apparent : l'incrédulité. »

Ce fut la goutte d'eau, pour moi. « Écoute ! J'en ai marre de ce discours soufi sirupeux.

Et pourquoi est-ce que je t'écouterais ? Est-ce que tout cela n'est pas de ta faute ? Tu aurais pu laisser Shams à Damas. Pourquoi l'as-tu ramené ? Si ça tourne au désastre, et je suis certain que ce sera le cas, c'est toi qui en seras responsable. »

Mon frère mordit sa joue avec un regard proche de la crainte. Je me rendis compte à cet instant que, pour la première fois de nos vies, il avait peur de moi et de ce que j'étais capable de faire. Ce fut une sensation bizarre, mais étrangement réconfortante.

En gagnant la maison d'Irshad, par les ruelles aux odeurs nauséabondes afin que personne ne me vît pleu-rer, je ne parvenais à penser qu'à une chose : Shams et Kimya partageant le même lit. Le ventre serré dans un étau, s'imposait à moi l'image révoltante de Shams lui retirant sa robe de mariée et touchant sa peau de lait de ses affreuses mains rugueuses.

Je savais qu'il avait dépassé les bornes. Quelqu'un devait faire quelque chose.

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KIMYA

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Bienheureux mari et femme - c'était ce que nous étions censés être. Cela faisait plus de dix mois que nous étions mariés. Tout ce temps, il n'a pas une seule fois dormi avec moi comme doit le faire un mari. J'ai beau faire tout mon possible pour dissimuler la vérité aux gens, je ne peux m'empêcher de soupçonner qu'ils savent. Il m'arrive de craindre que ma honte ne soit visible sur mon visage. Comme si c'était écrit sur mon front et que ce soit la première chose que les gens voient en me regardant. Quand je parle aux voisins dans la rue, travaille au verger ou marchande avec les commerçants du bazar, il ne faut aux gens, même aux étrangers, qu'un coup d'œil pour voir que je suis une femme mariée, mais que je suis encore vierge.

Cela ne veut pas dire que Shams ne vient jamais dans ma chambre. Il le fait. Chaque fois qu'il veut me rendre visite le soir, il me demande auparavant si ça me convient. Et chaque fois je lui donne la même réponse : « Bien sûr que ça me convient, dis-je. Vous êtes mon époux. »

Puis, tout au long du jour, je l'attends, retenant mon souffle, espérant, priant pour que, cette fois, notre

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mariage soit consommé. Quand enfin il frappe à ma porte, tout ce qu'il veut, c'est s'asseoir et parler. Il aime aussi que nous lisions ensemble. Nous avons lu Leyla et Majnun, Farhad et Shirin, Yusuf et Zuleikha, La Rose et le rossignol... des histoires d'amants qui se sont aimés envers et contre tout. En dépit de la force et de la déter-mination des personnages principaux, je trouve ces his-toires déprimantes. Sans doute parce que, tout au fond de moi, je ne goûterai jamais l'amour à un tel niveau.

Quand nous ne lisons pas, Shams parle des quarante Règles des mystiques itinérants de l'islam - les prin-cipes de base de la religion de l'amour. Un jour, il a posé sa tête sur mes genoux pour m'expliquer une Règle. Il a lentement fermé les yeux, sa voix a faibli pour n'être plus qu'un murmure, et il s'est endormi. Mes doigts ont peigné ses longs cheveux, mes lèvres ont baisé son front. Il m'a semblé qu'une éternité pas-sait avant qu'il ne rouvre les yeux. Il m'a attirée vers lui et m'a embrassée doucement. Ce fut le moment le plus merveilleux que nous avons eu ensemble. Mais ce fut tout. Aujourd'hui encore, son corps est un conti-nent inconnu de moi, et mon corps de lui.

Pendant ces dix mois, je suis moi aussi allée plusieurs fois dans sa chambre. Chaque fois que je lui rendais visite sans m'être annoncée, mon cœur se serrait d'angoisse, car je ne savais jamais comment il m'accueillerait. Il est impossible de prédire les humeurs de Shams. Parfois, il est si chaleureux et aimant que j'oublie toutes mes peines ; d'autres fois, il peut être extrêmement grognon. Il lui est même arrivé de me cla-quer la porte au nez en criant qu'il voulait qu'on le laisse tranquille. J'ai appris à ne pas m'en offusquer, comme j'ai appris à ne pas le déranger quand il est en pleine méditation.

Pendant des mois, après le mariage, j'ai feint d'être heureuse, sans doute moins pour les autres que pour

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moi-même. Je me suis efforcée de voir Shams non comme un mari, mais comme presque tout le reste : un ami, une âme sœur, un maître, un compagnon, voire un fils. En fonction du jour, en fonction de son humeur, je me le représentais dans la peau de l'un ou de l'autre, le revêtant d'un costume différent dans mon imagination.

Pendant un temps, ça a fonctionné. Sans espérer grand-chose, j'attendais nos conversations avec impa-tience. Cela me procurait un immense plaisir qu'il appré-cie mes pensées, qu'il m'encourage à plus de créativité. J'ai appris tant de choses auprès de lui i Au bout d'un moment, je me suis rendu compte que, moi aussi, je pou-vais lui apprendre quelques petites choses dont il n'avait jamais goûté auparavant, telles que les joies de la vie de famille. Aujourd'hui encore, je crois que personne d'autre ne le fait rire comme moi.

Mais cela ne me suffit pas. Quoi que je fasse, je ne peux écarter de mon esprit l'idée qu'il ne m'aime pas. Je ne doute pas qu'il m'apprécie et qu'il me veuille du bien. Mais ça ne ressemble pas à de l'amour. Cette pen-sée est si envahissante qu'elle me ronge, qu'elle gri-gnote mon corps et mon âme. J'ai fini par me détacher des gens qui m'entouraient, des amis, des voisins. Désormais, je préfère rester dans ma chambre et parler aux morts. Contrairement aux vivants, jamais les morts ne portent de jugement.

En dehors des morts, ma seule amie est Rose du Désert.

Unies par un besoin commun de rester hors de la société, nous sommes devenues très proches. Elle est une soufie, maintenant. Elle mène une vie solitaire, le temps du bordel étant derrière elle. Un jour, je lui ai dit que j'enviais son courage et sa détermination à commen-cer une nouvelle vie. Elle a secoué la tête et répondu :

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« Mais je n'ai pas commencé une nouvelle vie. Je n'ai fait que mourir avant la mort. »

* * *

Aujourd'hui, je suis allée voir Rose du Désert pour une tout autre raison. J'avais prévu de garder mon calme et de lui parler posément, mais dès que je suis entrée, je me suis mise à sangloter.

« Kimya, est-ce que ça va ? m'a-t-elle demandé. — Je ne me sens pas bien, confessai-je. Je crois que

j'ai besoin de ton aide. — Bien sûr ! Que puis-je faire pour toi ? — C'est à propos de Shams... Il ne m'approche

pas... Je veux dire, pas comme ça..., bafouillai-je. Je veux qu'il me trouve attirante. Je voudrais que tu m'enseignes comment m'y prendre. »

Rose du Désert poussa un soupir. « J'ai prêté serment, Kimya, dit-elle avec une certaine

lassitude dans la voix. J'ai promis à Dieu de rester propre et pure et de ne plus même penser aux manières dont une femme peut donner du plaisir à un homme.

— Mais tu ne briseras pas ton serment. Tu vas juste m'aider, suppliai-je. C'est moi qui dois apprendre com-ment rendre Shams heureux.

— Shams est un homme éclairé, dit Rose du Désert en baissant la voix comme si elle craignait d'être enten-due. Je ne crois pas que ce soit la bonne manière de l'aborder.

— Mais il est un homme, non ? raisonnai-je. Est-ce que tous les hommes ne sont pas les fils d'Adam, atta-chés à la chair ? Éclairés ou pas, nous avons tous un corps qui nous a été donné. Même Shams a un corps, n'est-ce pas ?

— Oui, mais... »

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Rose du Désert prit son tasbih et se mit à faire défiler les perles une à une, la tête inclinée en contemplation.

« Oh, je t'en supplie ! dis-je. Tu es la seule à qui je puisse me confier. Cela fait dix mois ! Chaque matin, je me réveille avec le même poids sur ma poitrine, chaque soir, je m'endors en larmes. Je ne peux plus continuer comme ça. Il faut que je séduise mon mari ! »

Rose du Désert me regarda durement mais ne dit rien. Je retirai mon foulard, je pris sa tête entre mes mains et la contraignis à me regarder.

« Dis-moi la vérité, demandai-je. Est-ce que je suis si laide ?

— Bien sûr que non, Kimya ! Tu es une très belle jeune femme.

— Alors, aide-moi ! Apprends-moi la voie vers le cœur d'un homme ! insistai-je.

— La voie vers le cœur d'un homme peut parfois emmener une femme loin d'elle-même, ma chère, dit Rose du Désert d'un ton presque menaçant.

— Je m'en moque. Je suis prête à aller jusqu'où il faudra. »

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ROSE DU DÉSERT

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Bouleversée, en larmes, la poitrine se soulevant péni-blement et de plus en plus vite, elle n'a cessé de me supplier de l'aider, jusqu'à ce que je lui promette de la seconder. Pendant que je la réconfortais, tout au fond de moi, je savais que c'était sans espoir, que jamais je n'aurais dû accéder à sa requête. Je me demande encore comment j'ai pu ne pas voir la tragédie qui se profilait. Torturée de culpabilité, je ne cesse de me demander encore et encore comment j'ai pu être assez naïve pour ne pas comprendre que la situation allait si mal tourner.

Mais le jour où elle est venue vers moi, implorant mon aide, je n'ai pas pu la repousser.

« Apprends-moi, s'il te plaît ! » suppliait-elle, les mains posées sur ses genoux, comme la bonne élève qu'on lui avait appris à être.

Dans sa voix, on entendait qu'elle n'espérait plus rien, mais qu'elle gardait espoir tout de même.

Quel mal peut-il y avoir là ? me demandais-je, pleine de compassion pour elle. C'est son mari qu'elle veut séduire, pas un étranger ! Elle n'a qu'un mobile : l'amour. Comment cela pourrait-il conduire à quelque

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chose d'incorrect ? Sa passion a beau être trop puis-sante, elle reste halal, non ? Une passion halal !

Au fond de moi, je sentais un piège, mais comme c'était Dieu qui l'avait posé, je ne voyais pas de mal à avancer tout de même. C'est ainsi que j'ai décidé d'aider Kimya, cette paysanne dont la notion de la beauté se résumait à l'application de henné sur ses mains.

Je lui ai appris comment se rendre plus attirante et plus jolie. C'était une élève attentive, avide de savoir. Je lui ai montré comment prendre de longs bains par-fumés, comment adoucir sa peau avec des huiles et des onguents, des masques de lait et de miel. Je lui ai offert des perles d'ambre pour ses tresses afin que sa cheve-lure garde longtemps un doux parfum. Je lui ai expliqué comment appliquer sur sa peau lavande, camomille, romarin, thym, jasmin, marjolaine et huile d'olive, comment choisir l'encens à faire brûler le soir. Puis je lui ai indiqué comment blanchir se-s dents, teinter ses ongles des mains et des pieds au henné, poser du khôl autour de ses yeux et sur ses sourcils, rougir ses lèvres et ses joues, rendre ses cheveux épais et soyeux, ses seins plus gros et plus ronds. Ensemble, nous sommes allées dans un magasin du bazar que je ne connaissais que trop bien dans ma vie passée. Elle y a acheté des robes et des sous-vêtements en soie comme elle n'en avait jamais vu ni touché auparavant.

Puis je lui ai enseigné comment danser devant un homme, comment utiliser ce corps que Dieu lui a donné. Au bout de deux semaines d'enseignement, elle était au point.

Un après-midi, j'ai préparé Kimya pour Shams de Tabriz, comme un berger prépare un agneau pour le sacrifice. Elle a commencé par prendre un bain chaud. Elle a frotté sa peau avec des linges savonnés et enduit ses cheveux d'huiles. Puis je l'ai aidée à revêtir des

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tenues qu'une épouse ne peut porter que pour son mari et, même pour lui, une ou deux fois dans sa vie seule-ment. J'avais choisi un fourreau cerise et une robe rose ornée de jacinthes dorées coupée de façon à mettre sa poitrine en valeur. Enfin, j'ai appliqué beaucoup de maquillage sur son visage. Avec un rang de perles sur son front, elle était si jolie que je n'arrivais pas à déta-cher mes yeux de son visage.

Quand elle a été prête, Kimya ne ressemblait plus à une petite fille timide et inexpérimentée : elle était une femme brûlant d'amour et de passion, une femme prête à toutes les témérités pour l'homme qu'elle aimait, jusqu'à en payer le prix, s'il le fallait. En inspectant mon œuvre, je me suis souvenue du verset de Joseph et Zuleikha dans le saint Coran.

Comme Kimya, Zuleikha se consumait de désir pour un homme qui ne répondait pas à ses avances. Apprenant que les dames de la ville se moquaient d'elle, Zuleikha les invita toutes à un banquet : Elle donna à chacune un couteau et dit (à Joseph), « Viens devant elles ! » Quand elles le virent, elles l'admirèrent et (tant elles étaient stupéfaites) s'entaillèrent la main. Elles dirent : « Dieu nous garde ! Ce n'est pas un mortel. Ce ne peut être qu 'un noble ange ! »

Qui pouvait en vouloir à Zuleikha de tant désirer Joseph ?

*

* *

« De quoi ai-je l'air ? a demandé Kimya avec anxiété avant de mettre son voile, prête à passer la porte.

— Tu es ravissante, ai-je affirmé. Non seulement ton mari te fera l'amour cette nuit, mais il reviendra demain pour en redemander ! »

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Kimya a tant rougi, ses joues s'empourprant, que j'ai ri. Elle a fini par se joindre à moi, son rire rayonnant comme le soleil.

je pensais ce que j'avais dit et je ne doutais pas qu'elle pût attirer Shams comme une fleur riche de nec-tar attire une abeille. Pourtant, quand nos regards se sont croisés juste avant qu'elle ouvre la porte, j'ai vu une trace de doute s'insinuer dans ses yeux. Soudain, j'ai eu un mauvais pressentiment au creux de l'estomac, presque une prémonition qu'une chose terrible était sur le point de se produire.

Mais je ne l'ai pas arrêtée. J'aurais dû le savoir ! j'aurais dû voir venir la catastrophe. Aussi longtemps que je vivrai, jamais je ne me le pardonnerai.

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KIMYA

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Brave, turbulent et intelligent, Shams de Tabriz en sait beaucoup sur l'amour. Mais il y a une chose dont il ne sait rien : la douleur de l'amour sans retour.

Le soir où Rose du Désert m'a vêtue, j'étais animée d'une excitation et d'une audace que je ne me connais-sais pas. Le chuintement "doux de la soie contre mon corps, l'odeur de mon parfum, le goût des pétales de rose sur ma langue... tout concourait à ce que je me sente maladroite, mais aussi armée d'un courage inhabituel. De retour à la maison, j'ai surpris mon reflet dans un panneau de verre. Mon corps n'était ni plus arrondi ni laiteux, ma poitrine n'était pas aussi avantageuse que je l'aurais aimé, mais je me suis pourtant trouvée jolie.

J'ai attendu que tout le monde soit endormi dans la maison, puis je me suis enveloppée d'un long châle épais et j'ai gagné la chambre de Shams sur la pointe des pieds.

« Kimya, je ne t'attendais pas ! dit-il dès que j'ouvris la porte.

— Il fallait que je te voie, dis-je en entrant sans attendre qu'il m'y invite. Peux-tu fermer la porte, s'il te plaît ? »

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Shams eut l'air étonné, mais il obtempéra. Quand nous fumes seuls dans la pièce, il me fallut

quelques secondes pour rassembler mon courage. Je lui tournai le dos, pris une profonde inspiration puis, d'un geste preste, je retirai mon châle et je fis glisser ma robe à terre. Presque instantanément, je sentis le poids des yeux surpris de mon mari sur mon dos, de mon cou à mes pieds. Où que passât son regard, je sentais sa cha-leur. Mais cette chaleur, réelle ou imaginée par mon exci-tation, fut vite remplacée par la froideur du silence qui s'abattit sur la pièce. La poitrine soulevée et aplatie tour à tour par l'appréhension, je m'offris à Shams aussi nue et accueillante que les houris au paradis, à ce qu'on dit.

Dans un silence angoissant, nous restâmes debout l'un devant l'autre à écouter le vent qui hurlait et gémissait de rage dans toute la ville.

« Qu'est-ce qui te prend ? » demanda Shams froide-ment.

Il me fallut déployer un gros effort pour trouver ma voix, mais je réussi à dire : « Je te veux. »

Shams de Tabriz décrivit un demi-cercle puis s'arrêta face à moi, me contraignant à le regarder dans les yeux. Je sentis mes genoux faiblir, mais je ne cédai pas. Je fis même un pas vers lui et pressai mon corps contre le sien, frémissant un peu, lui offrant ma cha-leur, comme Rose du Désert me l'avait appris.

Shams bondit loin de moi comme s'il avait touché un poêle brûlant. « Tu crois que tu me veux, tu le crois vraiment, mais tout ce que tu veux, c'est soigner ton ego blessé. »

J'entourai son cou de mes bras et je l'embrassai, fort. Ses lèvres avaient un goût de mûres, doux et aigre, mais dès que je crus qu'un tourbillon de plaisir nous rappro-chait, Shams me repoussa.

« Tu me déçois, Kimya ! Pourrais-tu, s'il te plaît, quitter ma chambre ? »

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Jamais de ma vie je n'avais été humiliée à ce point. Je me suis penchée pour ramasser ma robe, mais mes mains tremblaient si fort que je ne parvins pas à prendre le tissu fluide et délicat. Je pris donc mon châle et m'en enveloppai. Sanglotant, encore à demi nue, je courus hors de la chambre, loin de lui, loin de cet amour qui, je le comprenais enfin, n'existait que dans mon imagination.

*

Jamais je n'ai revu Shams. Après ce jour, je n'ai plus quitté ma chambre. Allongée sur mon lit, manquant non pas tant d'énergie que de désir de sortir, une semaine passa, puis une autre. Puis je cessai de compter les jours.

Je ne savais pas que la mort avait une odeur. Une odeur forte, comme le gingembre au vinaigre et les aiguilles de pin, âcre, amère, mais pas nécessairement mauvaise. Je n'en ai pris conscience que lorsqu'elle a commencé à tourner dans ma chambre, m'enveloppant comme un brouillard épais, humide. Une forte fièvre s'est emparée de moi, et j'ai dérivé dans le délire. Des gens venaient me voir. Des voisins et des amis. Kerra restait près de mon lit, les yeux gonflés, le visage gris. Gevher se tenait de l'autre côté du lit, avec son doux sourire qui formait des fossettes.

« Maudit soit cet hérétique, dit Safiya. Cette pauvre gamine se meurt d'amour, à cause de lui ! »

Je tentai d'émettre un son, mais il ne passa pas ma gorge.

« Comment peux-tu dire une telle chose ? Est-il Dieu ? dit Kerra dans l'espoir de calmer les esprits. Comment peux-tu attribuer de tels pouvoirs à un mortel ? »

Mais personne n'écouta Kerra, et je n'étais pas en mesure de convaincre quiconque de rien. Quoi qu'il en

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soit, je compris bientôt que, quoi que je dise ou ne dise pas, l'issue serait la même, à peu de chose près. Les gens qui n'aimaient pas Shams avaient trouvé une autre raison, grâce à ma maladie, de le détester - alors que je ne pouvais cesser de l'aimer, même si je le voulais.

Je ne tardai pas à glisser dans un état de vacuité, où toutes les couleurs se mêlaient en un blanc lumineux, tous les sons se dissolvaient en un ronronnement per-pétuel. Je ne pouvais plus distinguer les visages, je ne reconnaissais plus les mots, noyés dans un bourdonne-ment lointain.

Je ne sais pas si Shams de Tabriz vint dans ma chambre me voir. Peut-être ne le fit-il jamais. Peut-être voulut-il me voir, mais les femmes ne le laissèrent-elles pas entrer. A moins qu'il ne soit bien venu, qu'il se soit assis près de mon lit et qu'il ait joué du ney pour moi pendant des heures, qu'il m'ait tenu la main, qu'il ait prié pour mon âme. J'aimerais le croire.

Quoi qu'il en soit, ça n'a plus d'importance. Je n'étais ni en colère ni fâchée contre lui. Comment l'aurais-je pu, alors que je flottais dans un courant de conscience pure ?

Il y avait tant de bonté et de compassion en Dieu, et une explication pour tout ! Un système d'amour parfait derrière toute chose. Dix jours après m'être rendue dans la chambre de Shams vêtue de soie et de tulle par-fumé, dix jours après être tombée malade, je plongeai dans un fleuve de pure non-existence. J'y ai nagé tout mon soûl, éprouvant enfin ce que devait être la lecture la plus profonde du Coran - une goutte d'infini !

Et c'est le courant d'eau qui me porta de la vie à la mort.

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Ella

b o s t o n , 3 j u i l l e t 2008

Jamais Boston n'avait été si coloré et si vibrant, pen-sait Ella. Avait-elle été, jusque-là, aveugle aux beautés de la ville ? Aziz passa quatre jours à Boston. Chaque jour, Ella fit la route de Northampton à Boston pour le voir. Ils prenaient un déjeuner appétissant mais modeste dans le quartier italien, visitaient le musée des Beaux-Arts, se promenaient longuement dans le parc ou au bord de l'eau, regardaient les baleines à l'aquarium et prenaient souvent un café dans un des nombreux petits établissements de Harvard Square. Ils parlaient sans fin de sujets aussi divers que les curiosités des cuisines locales, les différentes techniques de médiation, l'art aborigène, les romans « gothiques », l'observation des oiseaux, le jardinage, comment faire pousser des tomates parfaites et interpréter les rêves - sans jamais cesser de s'interrompre pour compléter la phrase de l'autre. Ella ne se souvenait pas d'avoir jamais autant parlé avec quiconque.

Quand ils étaient dehors, ils veillaient à ne pas se toucher la main, mais ce fut de plus en plus dif-ficile. Ces petits gestes devenaient excitants, et Ella attendait avec impatience que leurs mains se

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frôlent. Poussée par un étrange courage dont elle ne se serait jamais crue capable, dans les cafés, les restaurants, puis même dans les rues, elle tenait la main d'Aziz et l'embrassait sur la bouche. Non seulement elle se moquait qu'on la voie, mais elle espérait presque que cela se produirait. Ils retour-nèrent plusieurs fois à l'hôtel ensemble, et chaque fois ils furent sur le point de faire l'amour, sans que cela se produise.

Le matin du jour où Aziz allait reprendre l'avion pour Amsterdam, ils étaient dans sa chambre, sa valise entre eux comme un méchant rappel de la séparation à venir.

« J'ai quelque chose à te dire, dit Ella. J'y pense depuis bien trop longtemps. »

Aziz leva un sourcil en remarquant un changement dans le ton d'Ella. Puis il dit, avec précaution :

« J'ai aussi quelque chose à te dire. -D'accord, toi d'abord. — Non, toi d'abord. » Avec un petit sourire, Ella baissa les yeux pour

réfléchir à la manière de s'exprimer. Elle se décida enfin : « Avant que tu viennes à Boston, David et moi sommes sortis dîner un soir et nous avons eu une lon-gue conversation. Il m'a interrogée à ton propos. Apparemment, il a lu nos courriels, sans que je le sache. J'étais absolument furieuse contre lui, d'avoir fait une chose pareille, mais je n'ai pas nié la réalité. A notre propos, je veux dire. »

Ella leva les yeux avec appréhension pour voir comment Aziz allait réagit à ce qu'elle était sur le point de lui révéler. « Bref, j ' ai dit à mon mari que j'aimais un autre homme. »

Dehors, dans la rue, les sirènes de plusieurs camions de pompiers bouleversèrent les bruits habi-tuels de la ville. Ella fut distraite un instant, mais elle

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réussit à terminer : « Je sais que ça peut paraître de la folie, mais j 'ai beaucoup réfléchi. Je veux venir avec toi à Amsterdam. »

Aziz gagna la fenêtre pour regarder ce qui causait tant de chaos dehors. De la fumée sortait d'un immeuble au loin, un épais nuage noir qui montait vers le ciel. Il adressa une prière silencieuse pour ceux qui y vivaient. Quand il se mit à parler, on aurait dit qu'il s'adressait à la ville entière.

« J'adorerais t'emmener à Amsterdam avec moi, mais je ne peux te promettre que tu y auras un avenir.

— Que veux-tu dire ? » demanda nerveusement Ella. Aziz revint vers elle, et ils s'assirent. Il posa une

main sur les siennes et les caressa, l'air absent. « Quand tu as commencé à m'écrire, dit-il, il se

trouve que je traversais une étrange période de ma vie.

— Tu veux dire qu'il y a quelqu'un d'autre... — Non, ma chérie, non ! protesta Aziz avec un petit

sourire qui disparut bien vite. Rien de tel. Un jour, je t'ai parlé des étapes de ma vie, tu t'en souviens ? C'étaient les premières lettres du mot "soufi". Tu ne m'as jamais demandé quelle était la dernière étape, et j'ai eu beau essayer, je ne suis pas parvenu à te le dire. Ma rencontre avec la lettre "I". Veux-tu l'entendre maintenant ?

— Oui ! dit Ella, bien qu'elle craignît qu'il ne s'agisse de quelque chose qui allait tout briser. Oui, j'aimerais bien. »

* * *

Dans une chambre d'hôtel, ce jour de juin, quelques heures avant son vol pour Amsterdam, Aziz raconta à Ella comment il était devenu soufi en 1977, adoptant un nouveau nom et, il l'espérait, un nouveau

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destin. Depuis, il avait parcouru le monde en tant que photographe, mais surtout en tant que derviche errant, au fond de son cœur. Il s'était fait des amis intimes sur tous les continents, des gens qui le considéraient comme un membre de leur famille. S'il ne s'était pas remarié, il était devenu le père adoptif de deux orphe-lins d'Europe de l'Est. Sans jamais retirer le collier en forme de soleil qu'il portait pour se souvenir de Shams de Tabriz, Aziz avait vécu en voyageant, lisant et enseignant, sur les traces des derviches sou-fis, rencontrant des signes de Dieu partout, en tout.

Puis, deux ans plus tôt, il avait appris qu'il était malade.

Tout avait commencé par une grosseur à l'aisselle, qu'apparemment il n'avait remarquée que bien tard. Cette grosseur était un mélanome malin, une forme fatale de cancer de la peau. Pour les médecins, ça s'annonçait mal, mais ils avaient fait toutes les ana-lyses possibles avant de lui donner un diagnostic plus définitif. Une semaine plus tard, ils lui avaient annoncé la mauvaise nouvelle : le mélanome s'était étendu à ses organes internes et avait envahi ses pou-mons.

Il avait cinquante-deux ans, à l'époque. On lui avait pronostiqué qu'il ne fêterait pas ses cinquante-cinq ans.

Une nouvelle phase de sa yie avait alors com-mencé, plus productive, d'une certaine manière. Il restait des lieux qu'il voulait voir, et il commença par trouver le moyen de s'y rendre. Il établit une fonda-tion soufie à Amsterdam, avec des liens dans le monde entier. En tant que joueur de ney amateur, il donna des concerts avec des musiciens soufis en Indonésie, au Pakistan et en Égypte, et réalisa même un album avec un groupe de mystiques juifs et musulmans, à Cordoue, en Espagne. Il retourna au

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Maroc, dans la confrérie où il avait rencontré de vrais soufis pour la première fois. Maître Sameed était mort depuis longtemps. Aziz pria et médita sur sa tombe, revenant sur la trajectoire que sa vie avait décrite depuis leur rencontre.

« Puis je me suis posé pour écrire le roman que j'avais toujours voulu écrire, mais que j'avais toujours remis à plus tard, par paresse ou par manque de courage, dit Aziz avec un clin d'œil. Tu sais, c'est une de ces choses que j'avais voulu faire depuis longtemps. J'ai intitulé le livre Doux Blasphème et je l'ai envoyé à une agence littéraire en Amérique, sans attendre grand-chose et, en même temps, restant ouvert à toutes les possibili-tés. Une semaine plus tard, je recevais un curieux cour-riel d'une femme mystérieuse, à Boston. »

Ella ne put s'empêcher de sourire. Aziz dit que, depuis ce jour, plus rien n'avait été

pareil. D'un homme se préparant à mourir, il était devenu un homme tombant amoureux au moment le plus inattendu. Soudain, toutes les pièces qu'il pen-sait avoir insérées à leur place depuis longtemps devaient être bougées. Spiritualité, vie, famille, mor-talité, foi et amour... il se retrouva en train de penser à leur signification, à nouveau, et à ne pas vouloir mourir.

Cette étape de sa vie, nouvelle et finale, il l'appela sa rencontre avec la lettre « I », comme dans « soufi ». Et il dit que, jusque-là, cette étape se révélait bien plus difficile que toutes les autres, parce qu'elle arrivait à un moment où il pensait avoir réglé la plupart de ses conflits intérieurs, sinon tous, à un moment où il se croyait spirituellement mûr et accompli.

« Dans le soufisme, on apprend à mourir avant la mort. J'ai traversé toutes ces étapes, pas à pas. Puis, alors même que je croyais avoir tout réglé, arrive cette femme de nulle part ! Elle m'écrit et je lui

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réponds. Après chaque courriel, je me mets à attendre sa réponse, le souffle court. Les mots deviennent plus précieux que jamais. Le monde entier tourne autour du papier blanc qui attend qu'on écrive dessus. Et je me rends compte que je veux apprendre à connaître cette personne. J'ai besoin de passer du temps avec elle. Soudain, ma vie ne me suffit plus. Je me rends compte que j 'ai peur de la mort et qu'une partie de moi est prête à se révolter contre ce Dieu que je révère et auquel je me suis soumis.

— Mais nous aurons du temps, dit Ella d'une petite voix ferme.

— Mes médecins me donnent seize mois. Ils peu-vent se tromper. Ils peuvent aussi avoir raison. Je n'ai aucun moyen de le savoir. Tu vois, Ella, je ne saurais te donner que le moment présent. C'est tout ce que j'ai. En vérité, personne n'a davantage que ça. Mais les autres aiment prétendre le contraire. »

Ella regarda ses pieds et s'inclina de côté, comme si une partie d'elle était sur le point de tomber et qu'une autre partie résistât. Elle fondit en larmes.

« Non, je t'en prie, ne pleure pas ! Je souhaite plus que tout que tu viennes avec moi à Amsterdam. Je voulais te dire : parcourons le monde ensemble, découvrons des terres lointaines, faisons des connais-sances et admirons l'œuvre de Dieu ensemble !

— Ce serait merveilleux ! » dit Ella en reniflant comme une enfant à qui on offre un jouet coloré pour calmer ses pleurs.

Le visage d'Aziz s'assombrit. Il détourna le regard vers la fenêtre.

« Mais j 'ai eu peur de te le demander. J'ai eu peur de te toucher, sans parler de te faire l'amour. Com-ment pouvais-je te demander de venir avec moi et d'abandonner ta famille, alors que je n'ai aucun ave-nir à t'offrir ?

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— Pourquoi être si pessimiste ? se rebiffa Ella. Tu peux combattre cette maladie. Tu peux le faire pour moi. Pour nous.

— Pourquoi devons-nous tout combattre ? On ne parle que de combattre l'inflation, le sida, le cancer, la corruption, le terrorisme, même de combattre ses quelques kilos en trop... N'avons-nous donc pas d'autre moyen de régler les problèmes ?

— Je ne suis pas une soufie ! » protesta Ella avec impatience, d'une voix qui sonnait comme celle de quelqu'un d'autre, de plus âgé.

À cet instant, bien des pensées lui passèrent par l'esprit : la mort de son père, la douleur de perdre un être aimé par le suicide, les années de ressentiments et de regrets qui avaient suivi, le rappel du moindre souvenir de celui qui était mort, et toujours cette interrogation : les choses auraient-elles pu être diffé-rentes si quelques détails avaient été changés, à un moment quelconque ?

« Je sais que tu n'es pas une soufie, sourit Aziz, et tu n'as pas à en devenir une. Contente-toi d'être Rûmi. C'est tout ce que je te demande.

— Que veux-tu dire ? — Il y a quelque temps, tu m'as demandé si j'étais

Shams, tu te souviens ? Tu as dit que je te faisais penser à lui. Si heureux que j'aie été de l'entendre, je ne peux pas être Shams. Je crois qu'il était au-delà, au-dessus de moi. Mais tu peux être Rûmi. Si tu laisses l'amour s'emparer de toi et te changer, d'abord par sa présence, puis par son absence...

— Je ne suis pas poète. — Rûmi ne l'était pas non plus. Mais il a été trans-

formé en poète. — Est-ce que tu ne peux pas comprendre ? Je ne

suis qu'une femme d'intérieur, pour l'amour de Dieu,

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une mère de trois enfants ! s'exclama Ella en prenant de longues bouffées d'air par saccade.

— Nous sommes tous ce que nous sommes, mur-mura Aziz. Et nous sommes tous susceptibles de changer. C'est un voyage d'un point à un autre. Tu peux faire ce voyage. Et si tu en as le courage, si j 'en ai le courage, nous pourrions aller à Konya ensemble, à la fin. C'est là que je veux mourir.

— Cesse de parler comme ça ! » Aziz la regarda un instant, puis baissa les yeux. Il

y avait une nouvelle expression sur son visage, une distance dans sa voix, comme s'il dérivait loin d'elle, comme une feuille à la merci du vent.

«Sinon, dit-il lentement, rentre chez toi, Ella, reviens à tes enfants et à ta maison. A toi de décider, mon amour. Quoi que tu choisisses, je respecterai ta décision et je t'aimerai jusqu'à la fin. »

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SULEIMAN L'IVROGNE

k o n y a , m a r s 1 2 4 8

Bannissement, sang, sueur et larmes. Les gens croient que ceux qui boivent sont des paresseux qui n'ont rien d'autre à faire. Ils ne se doutent pas que boire des quan-tités toujours plus grandes de vin nécessite beaucoup d'efforts. Nous portons le poids du monde sur nos épaules.

Fatigué et irascible, je somnolais, la tête sur la table, accablé par un mauvais rêve. Un gros taureau noir, ful-minant de rage, me pourchassait dans des rues inconnues. Je fuyais en courant l'animal sans aucune idée de ce que j'avais fait de mal pour le mettre dans cet état. Renversant les étals, écrasant la marchandise, il attirait la colère de tous les commerçants du bazar. Sans cesser de courir, j'ai emprunté une voie qui s'est révélée être une impasse. Là, je me suis cogné à un œuf géant, plus grand qu'une mai-son. Tout à coup, l'œuf s'est craquelé, et en est sorti l'oisillon le plus laid qu'on puisse imaginer, mouillé et bruyant. J'ai tenté de ressortir de la ruelle, mais la mère oiseau est apparue dans le ciel ; elle me regardait comme si j'étais responsable de la laideur de son bébé. Au moment où elle fondait sur moi, le bec acéré et les serres plus acérées encore pointés sur moi, je me suis réveillé.

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J'ai ouvert les yeux et je me suis rendu compte que je m'étais endormi à une table près de la fenêtre. Ma bouche avait beau sentir le clou rouillé, je mourais d'envie de boire un verre, mais j'étais trop fatigué pour bouger. J'ai donc laissé ma tête reposer lourdement sur la table et je me suis enfoncé plus profondément que jamais dans ma stupeur, en écoutant les bruits familiers de la taverne.

J'ai entendu une bagarre dont les paroles montaient et se taisaient, comme le bourdonnement d'un essaim d'abeilles. Ça venait des hommes assis à la table la plus proche de la mienne et, si j'ai un instant envisagé de tourner la tête pour voir de qui il s'agissait, je n'ai pas bougé un muscle. C'est alors que j'ai entendu un mot terrible : « meurtre ».

Au début, j'ai ignoré leur conversation - ce n'étaient que des bavardages d'ivrognes. On entend toutes sortes de choses dans une taverne et, au bout d'un certain temps, on apprend à ne pas prendre au sérieux tout ce qui est dit. Mais il y avait dans leur ton quelque chose de trop menaçant et de trop puissant pour que je m'en désintéresse. J'ai tendu l'oreille et j'ai écouté. J'en suis resté bouche bée quand j'ai enfin compris qu'ils étaient sérieux. Mais j'ai été plus choqué encore quand j'ai compris qui ils voulaient tuer : Shams de Tabriz.

Ils n'avaient pas sitôt quitté la table que j'ai arrêté de feindre le sommeil et que je me suis levé d'un bond.

« Hristos, viens ici ! Vite ! — Qu'est-ce qu'il y a encore ? a demandé le tavernier

en accourant. Qu'est-ce qui te met dans cet état ? » Mais je ne pouvais pas le dire. Pas même à lui. Tout

à coup, tout le monde m'a paru suspect. Et s'il y avait d'autres gens encore impliqués dans cette conspiration contre Shams ? Je devais fermer ma gueule et ouvrir mes yeux. J'ai dit à Hristos : « Rien ! J'ai seulement faim, c'est tout. Tu peux m'apporter de la soupe, s'il

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te plaît ? Et mets-y plein d'ail. J'ai besoin de me dégri-ser. »

Hristos m'a regardé d'un air interrogateur mais, habitué à mes sautes d'humeur, il ne m'a pas posé d'autre question. Quelques minutes plus tard, il m'a apporté un bol de soupe de ventre de chèvre, épicée, brûlante, que j'ai avalée en toute hâte, la langue en feu. Plus ou moins dégrisé, je suis sorti en trombe pour mettre Shams de Tabriz en garde.

J'ai d'abord essayé chez Rûmi. Il n'y était pas. Puis je suis allé à la mosquée, à la madrasa, au salon de thé, à la boulangerie, au hammam.. . J'ai regardé dans chaque boutique, chaque cave de la rue des artisans. J'ai même regardé dans la tente de la vieille gitane, au milieu des ruines, au cas où il serait allé là se débarrasser d 'une dent gâtée ou d 'un mauvais sort. Je l'ai cherché partout, mon angoisse grandis-sant à chaque minute qui passait. La peur a com-mencé à me ronger. Et s'il était trop tard ? Et s'ils l'avaient déjà tué ?

Les heures passant, ne sachant plus où regarder, je suis revenu vers la taverne, le cœur lourd, épuisé. Comme par magie, à quelques pas de la porte, je suis tombé sur lui !

« Bonjour, Suleiman, tu as l'air préoccupé ! » m'a dit Shams avec un sourire.

J'ai couru dans ses bras. « Oh, mon Dieu ! Vous êtes en vie ! »

Quand il a réussi à se dégager, il m'a regardé, l'air plutôt amusé. « Bien sûr que je suis en vie ! Ai-je l'air d'un fantôme, à tes yeux ? »

J'ai souri, mais pas longtemps. J'avais si mal à la tête qu'à tout autre moment j'aurais englouti quelques bouteilles pour m'enivrer aussi vite que possible et m'assoupir.

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« Qu'y a-t-il, mon ami ? Est-ce que tout va bien ?» a demandé Shams d'un air soupçonneux.

J'ai eu du mal à avaler ma salive. Et s'il ne me croyait pas, quand je lui parlerais de complot ? Et s'il pensait que j'avais eu une hallucination sous l'effet du vin ? Et peut-être que c'était le cas... Même moi, je ne pouvais pas en être certain. Je me suis lancé :

« Ils ont prévu de vous tuer. Je ne sais pas du tout de qui il s'agit. Je n'ai pas vu leur visage. Vous comprenez, je dormais... Mais ça, je ne l'ai pas rêvé. Je veux dire que je faisais un rêve, mais ça n'a rien à voir. Et je n'étais pas ivre. Enfin, j'avais bu quelques verres, mais je n'étais pas...

— Calme-toi, mon ami, a dit Shams en posant la main sur mon épaule. Je comprends.

— Vraiment ? — Oui. Maintenant, retourne à la taverne et ne

t'inquiète pas pour moi. — Non, non ! Je n'irai nulle part. Et vous non plus.

Ces gens sont sérieux. Il faut que vous fassiez attention. Vous ne pouvez pas retourner chez Rûmi. C'est là qu'ils viendront vous chercher en premier. »

Ignorant la panique qui m'habitait, Shams resta silencieux.

« Écoute, derviche, ma maison n'est pas grande et un peu sale mais, si ça t'est égal, tu peux rester chez moi aussi longtemps que tu voudras.

— Merci de ta sympathie, murmura Shams, mais rien ne se produit sans la volonté de Dieu. C'est une des Règles : Ce monde est érigé sur le principe de la réci-procité. Ni une goutte de bonté ni un grain de méchanceté ne resteront sans réciprocité. Ne crains pas les complots, les traîtrises ou les mauvais tours des autres. Si quelqu'un tend un piège, souviens-toi, Dieu aussi. C'est Lui le plus grand des comploteurs. Pas une feuille ne frémit sans que Dieu le

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sache. Crois cela simplement et pleinement. Quoi que Dieu fasse, Il le fait merveilleusement. »

Sur ce, Shams m'a adressé un clin d'œil et m'a fait au revoir de la main. Je l'ai regardé partir rapidement dans la rue boueuse en direction de la maison de Rûmi, en dépit de mes avertissements.

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LE TUEUR

KOMYA, MARS 1 2 4 8

Bâtards ! Idiots ! Je leur avais dit de ne pas venir avec moi. Je leur avais expliqué que je travaille toujours seul, que je déteste voir les clients se mêler de mes affaires. Mais ils ont insisté, expliquant que, puisque le derviche avait des pouvoirs surnaturels, il fallait qu'ils le voient mort de leurs propres yeux. J'ai cédé. ,

« D'accord, mais pas question que vous m'appro-chiez avant que tout soit terminé ! »

Us ont accepté. Ils étaient trois désormais. Les deux hommes que j'avais rencontrés la première fois à la taverne et un nouveau type qui avait l'air aussi jeune et tendu que les autres. Tous s'étaient entourés la tête de foulards noirs. Comme si ça m'intéressait, de connaître leur identité !

Peu après minuit, je suis arrivé devant chez Rûmi. J'ai sauté le muret et je me suis caché derrière un buis-son du jardin. Mes clients m'avaient assuré que Shams de Tabriz avait l'habitude, chaque nuit, de méditer dans le jardin, avant ou après ses ablutions. Il ne me restait plus qu'à attendre.

Le vent soufflait et il faisait un froid inhabituel pour cette période de l'année. L'épée était lourde et glacée

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dans ma paume ; les deux perles de corail qui ornaient sa poignée frottaient contre mes doigts. Juste pour ne pas rater mon coup, j'avais aussi apporté une petite dague dans son fourreau.

La lune était auréolée d'une brume bleu pâle. Quelques animaux nocturnes hululaient et criaient au loin. J'ai senti le parfum douceâtre des roses dans le vent qui agitait les arbres. Curieusement, cette odeur m'a mis mal à l'aise. Déjà, avant d'atteindre la mai-son, je n'étais pas d'excellente humeur. Là, c'était pire. Immobile, enveloppé de ce parfum trop délicat, je luttais contre une violente envie de tout laisser tom-ber et de quitter ce lieu lugubre sur-le-champ.

Mais je suis resté, fidèle à ma promesse. Je ne sais pas combien de temps a passé. J'ai senti mes paupières s'alourdir et je ne pouvais m'empêcher de bâiller. Tandis que le vent fraîchissait, pour une raison qui me restait inconnue, mon esprit ne cessait de revenir sur des souvenirs sombres, fastidieux, de tous les hommes que j'avais tués. Mon appréhension me sur-prit. En général, je ne suis pas nerveux en me remé-morant le passé. Pensif et renfermé, peut-être, parfois sombre, mais jamais nerveux.

J'ai fredonné quelques chansons pour me remonter le moral. Comme ça ne fonctionnait pas, j'ai regardé fixement la porte de service de la maison et j'ai mur-muré : « Allez, Shams ! Ne me fais pas attendre trop longtemps. Sors dans le jardin ! »

Pas un bruit, pas un mouvement, rien. Tout à coup, il s'est mis à pleuvoir. De l'endroit où

je me tenais, je voyais les murs du jardin. Dès que l'averse a été si forte que les rues se sont transformées en torrents, je me suis retrouvé trempé jusqu'aux os. J'enrageais.

« Putain ! C'est pas possible ! »

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J'envisageais de renoncer pour cette nuit quand j'ai entendu un bruit plus fort que le clapotis de la pluie sur les toits et dans la rue. Il y avait quelqu'un dans le jardin.

C'était Shams de Tabriz. Une lampe à huile à la main, il avançait dans ma direction ; il s'est arrêté à quelques pas du buisson où je me cachais.

« Une bien belle nuit, n'est-ce pas ? » a-t-il demandé.

Incapable de contrôler ma perplexité, j'ai cessé de respirer un instant. Y avait-il quelqu'un près de lui, ou parlait-il tout seul ? Savait-il que j'étais là ? Pouvait-il avoir conscience de ma présence ? Mon esprit bouillonnait de questions.

Puis j'ai eu une autre pensée : comment la lampe qu'il tenait pouvait-elle continuer à brûler en dépit du vent violent et des trombes d'eau ? Cette question ne m'était pas sitôt venue qu'un frisson m'a parcouru le dos.

Je me suis souvenu des rumeurs concernant Shams. Il excellait à tel point en magie noire, disaient les gens, qu'il pouvait transformer n'importe qui en âne brayant ou en chauve-souris aveugle, par le simple fait de nouer un fil des vêtements de cette personne et de marmonner des incantations diaboliques. J'avais beau ne jamais avoir cru ce genre de baliverne, je commen-çais à avoir des doutes en regardant la flamme de la lampe de Shams briller sous la pluie. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas contrôler mes tremble-ments.

« Il y a des années, a dit Shams en posant la lampe par terre, ce qui la cachait à ma vue, j'avais un maître, à Tabriz. C'est lui qui m'a appris qu'il y a un temps pour chaque chose. C'est une des dernières Règles. »

De quelles règles parlait-il ? Quel langage cryptique était donc le sien ? Il fallait que je décide très vite de

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sortir du buisson ou d'attendre qu'il me tourne le dos. Sauf qu'il ne l'a pas fait. S'il savait que j'étais là, rien ne servait de rester caché. Mais s'il ne le savait pas, je devais bien calculer le moment le plus favorable pour sortir.

Puis, comme pour me perturber plus encore, j'ai remarqué les silhouettes des trois hommes qui atten-daient sous un auvent en bordure du jardin. Ils s'agi-taient, impatients. Ils devaient se demander pourquoi je n'avais pas encore tenté de tuer le derviche.

« C'est la Règle numéro trente-sept, continua Shams. Dieu est un horloger méticuleux. Son ordre est si précis que tout sur terre se produit en temps voulu. Pas une minute trop tôt, pas une minute trop tard. Et pour tous, sans excep-tion, l'horloge est d'une remarquable exactitude. Il y a pour chacun un temps pour aimer et un temps pour mourir. »

A cet instant, j'ai compris qu'il me parlait. Il savait que j'étais là. Il le savait même avant de sortir dans le jardin. Mon cœur s'est emballé. J'ai eu l'impression que, tout autour de moi, l'air avait été aspiré. Il était inutile de rester caché plus longtemps. Je me suis donc redressé et je suis sorti de derrière le buisson. La pluie s'est arrêtée aussi soudainement qu'elle avait com-mencé, plongeant tout dans le silence. Nous nous dressions face à face, le tueur et la victime, et, en dépit de cette situation étrange, tout semblait naturel, presque paisible.

J'ai tiré mon épée. Je l'ai lancée de toutes mes forces. Le derviche a évité le coup avec une habileté que je n'attendais pas d 'un homme de sa taille. J'allais tenter de le frapper à nouveau quand soudain l'obs-curité a été agitée par six hommes sortis de je ne sais où, qui ont attaqué le derviche à coups de matraques et d'épieux. Apparemment les trois jeunes gens avaient ameuté des amis. La bataille qui s'ensuivit a été tellement intense qu'ils se sont tous retrouvés par

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terre, roulant dans la boue, se relevant et tombant encore, brisant leurs lames et leurs gourdins.

J'ai regardé, choqué, furieux. Jamais auparavant je n'avais été réduit à jouer le témoin d'un meurtre que j'étais payé pour commettre. J'étais tellement en colère contre l'attitude de ces trois jeunes que j'aurais bien aimé laisser partir le derviche pour me jeter sur eux !

Mais je n'ai pas tardé à entendre un des hommes crier, hystérique : « A l'aide ! Aide-nous, Tête de Cha-cal, il va tous nous tuer ! »

Rapide comme l'éclair, j'ai jeté mon épée, j'ai tiré ma dague de ma ceinture et j'ai bondi vers la mêlée. A nous sept, nous avons réussi à plaquer le derviche au sol, et d'un geste prompt, je l'ai frappé au cœur. Un seul cri rauque est sorti de sa bouche, sa voix cas-sant au plus fort du cri. Il n'a plus bougé. Il ne respi-rait plus.

Ensemble, nous avons soulevé son corps, curieuse-ment léger, et nous l'avons jeté dans le puits. Hors d'haleine, nous avons tous fait un pas en arrière dans l'attente du son de son corps heurtant l'eau.

Jamais il n'a résonné. « Qu'est-ce qui se passe ? a demandé un des

hommes. Est-ce qu'il n'est pas tombé dedans ? — Bien sûr que si ! a répondu un autre. Comment

aurait-il pu ne pas tomber dedans ? » Us paniquaient, et moi aussi. « Peut-être qu'il a été arrêté par un crochet dans le

mur », a suggéré un troisième. Cette suggestion semblait logique. Elle retirait de

nos épaules le poids de trouver une explication et nous l'avons acceptée avec joie, alors même que nous savions tous qu'il n'y avait pas de crochets aux parois des puits.

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Je ne sais pas combien de temps nous avons attendu là, évitant de nous regarder en face. Une brise légère a parcouru le jardin, envoyant à nos pieds une pluie de petites feuilles brunes d'un saule. Haut dans le ciel, le bleu sombre de l'aube commençait juste à virer au violet. Nous aurions pu rester là jusqu'au milieu du jour si la porte de la maison ne s'était pas ouverte et si un homme n'était pas sorti. Je l'ai reconnu tout de suite. C'était Mawlânâ.

« Où es-tu ? a-t-il crié d'une voix lourde d'inquié-tude. Tu es là, Shams ? »

En entendant ce nom, nous avons tous les sept détalé comme des lapins. Les six jeunes ont sauté par-dessus le mur du jardin et ils ont disparu dans la nuit. J'ai pris le temps de chercher mon épée, que j'ai trou-vée sous un buisson, couverte de boue. Je savais que je ne devais pas m'attarder sur les lieux, pas même une seconde de plus, mais je n'ai pas pu résister à la tentation de me retourner.

J'ai alors vu Rûmi tituber dans le jardin, puis sou-dain filer à gauche, vers le puits, comme guidé par une intuition. Il s'est penché pour regarder. Il est resté sans bouger un moment, le temps que ses yeux s'accoutument à l'obscurité dans le trou. Puis il s'est reculé et il est tombé à genoux, s'est frappé la poitrine et a laissé échapper un cri terrifiant.

« Ils l'ont tué ! Ils ont tué mon Shams ! » J'ai sauté par-dessus le mur et, abandonnant la

dague tachée du sang du derviche, j'ai couru comme jamais de ma vie.

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Ella

NORTHAMPTON, 1 2 AOÛT 2008

Doux et ensoleillé, c'était un jour ordinaire, en août. Un jour comme tous les autres. Ella se réveilla tôt le matin, prépara le petit déjeuner pour son mari et ses enfants, les regarda partir travailler ou gagner leurs clubs d'échecs et de tennis, retourna dans sa cuisine, ouvrit son livre de recettes et choisit le menu du jour.

Velouté d'épinards aux champignons Moules mayonnaise à la moutarde Coquille Saint-Jacques au beurre blanc à l'estragon Salade du jardin agrémentée d'airelles Gratin de courgettes et riz Tarte à la rhubarbe avec sucre vanillé.

Préparer les plats lui prit tout l'après-midi. Quand elle eut terminé, elle sortit sa plus belle porcelaine, mit la table, plia les serviettes et arrangea les fleurs. Elle programma le four pour une durée de quarante minutes, afin que le gratin soit chaud à dix-neuf heures, prépara les croûtons pour la soupe, assaisonna la salade comme Avi l'aimait, d'une sauce épaisse et

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grasse. Elle eut envie d'allumer des bougies, mais changea d'avis. Il valait mieux laisser la table ainsi. Image immaculée. Préservée. Immobile.

Puis elle prit la valise qu'elle avait préparée plus tôt et quitta sa maison. En sortant, elle murmura une des Règles de Shams : II n 'est jamais trop tard pour se demander : « Suis-je prêt à changer de vie ? Suis-je prêt à changer intérieurement ? »

Si un jour de votre vie est le même que le jour pré-cédent, c'est sûrement bien dommage. A chaque ins-tant, à chaque nouvelle inspiration, on devrait se renouveler, se renouveler encore. Il n'y a qu'un moyen de naître à une nouvelle vie : mourir avant la mort.

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ALADIN

KONYA, AVRIL 1 2 4 8

Brisé, soufflant le chaud et le froid, changeant d'avis à chaque minute pour savoir comment je devrais me comporter avec les autres, trois semaines après la mort de Shams, je trouvai enfin le courage d'aller parler à mon père. Je le rejoignis dans la bibliothèque. Assis seul près de la cheminée, il était aussi immobile qu'une sta-tue d'albâtre, la lueur des flammes dansant sur son visage.

« Père, puis-je te parler ? » demandai-je. Lentement, dans une sorte de brouillard, comme s'il

accostait à la rive après un voyage sur la mer des rêves, il me regarda et ne dit rien.

« Père, je sais que tu crois que j'ai joué un rôle dans la disparition de Shams, mais je peux t'assurer... »

Mon père leva un doigt, interrompant ma phrase. « Entre toi et moi, mon fils, les mots n'ont plus de

sens. Je n'ai rien à entendre de toi, et rien à te dire en retour, annonça-t-il.

— Je t'en prie, ne dis pas ça ! Laisse-moi t'expliquer, suppliai-je d'une voix tremblante. Je le jure devant Dieu ! Ce n'était pas moi. Je connais les gens qui l'ont fait, mais ce n'était pas moi.

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— Mon fils ! m'interrompit à nouveau mon père, la tristesse, épuisée en lui, remplacée par le calme glacial de celui qui a enfin accepté la terrible vérité. Tu dis que ce n'était pas toi, mais il y a du sang à l'ourlet de ton manteau. »

Je perdis contenance et regardai instinctivement le bas de mon manteau. Cela pouvait-il être vrai ? Y avait-il du sang sur moi, depuis ce soir-là ? J'inspectai l'our-let, puis les manches, puis mes mains, mes ongles. Tout était propre. Je relevai la tête et je croisai le regard de mon père. C'est alors seulement que je compris le piège qu'il m'avait tendu.

En vérifiant bêtement s'il y avait du sang sur mon ourlet, je m'étais trahi.

* * *

C'est vrai. Je les ai bien rejoints à la taverne, ce jour-là. C'est moi qui ai dit au tueur que Shams avait pour habitude de méditer chaque nuit dans le jardin. Plus tard, quand Shams parlait à son assassin sous la pluie, j'étais un des six hommes qui écoutaient, contre le mur du jardin. Quand nous avons décidé d'attaquer, parce qu'il n'était pas question de reculer et que le tueur agis-sait trop lentement, j'ai montré aux autres comment entrer dans notre jardin. Mais c'est tout. Je me suis arrêté là. Je n'ai pas pris part à la lutte. C'est Baybars qui a attaqué, et Irshad et d'autres l'ont aidé. Et quand ils ont paniqué, Tête de Chacal a fait le reste.

J'ai revécu ces moments maintes et maintes fois, si souvent qu'il m'est devenu difficile de dire quelle part du souvenir est réelle et quelle part est l'œuvre de mon imagination. Une ou deux fois, j'ai conjuré l'image de Shams nous échappant dans la nuit noire, et cette image était si réelle, que j'ai failli la croire.

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Bien qu'il soit parti, il y a partout des traces de lui. Danse, poésie, musique - toutes ces choses, dont je pensais qu'elles disparaîtraient avec lui, sont restées fermement implantées dans nos vies. Mon père est devenu poète. Shams avait raison. Quand une des jarres s'est brisée, l'autre s'est brisée aussi.

Mon père avait toujours été un homme aimant. Il accueillait les gens de toutes confessions. Il était bon non seulement vis-à-vis des musulmans, mais aussi des chrétiens, des juifs, des païens, même. Après que Shams est entré dans sa vie, son cercle d'amour est devenu si vaste qu'il incluait jusqu'à la lie de la société : les prostituées, les ivrognes et les mendiants - la pire racaille.

Je crois qu'il serait même capable d'aimer les tueurs de Shams.

Il y avait, et il reste, une seule personne qu'il n'arrive pas à aimer : son fils.

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SULTAN WALAD

KONYA, SEPTEMBRE 1 2 4 8

Bâtards, mendiants, ivrognes, prostituées, orphelins et voleurs.,. Il distribue tout son or et son argent aux criminels. Depuis cette nuit atroce, mon père n'a plus été le même. Tout le monde dit que la douleur lui a fait perdre l'esprit. Quand on lui demande ce qu'il fait, il raconte l'histoire d'Imra-ul-Qays, le roi des Arabes, aimé, riche et beau, mais qui, un jour, sans crier gare, sortit de sa vie parfaite. Qays revêtit une robe de der-viche, renonça à ses richesses et, dès lors, erra d'un pay-sage à l'autre.

« C'est ce que déclenche en vous la perte de l'être aimé, dit mon père. Cela réduit en cendres le roi en vous, et fait ressortir le derviche. Maintenant que Shams est parti à jamais, je suis parti aussi. Je ne suis plus un érudit ni un prêcheur. Je suis l'incarnation du néant. Ici est mon fana, à l'intérieur mon baqa. »

L'autre jour, un marchand aux cheveux roux, qui avait l'air du pire menteur sur terre, a frappé à notre porte. Il a dit qu'il avait connu Shams de Tabriz, il y avait longtemps, quand il vivait à Bagdad. Puis, bais-sant la voix jusqu'à ce qu'elle ne soit plus qu'un mur-mure, il a juré que Shams était en vie et bien portant,

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qu'il se cachait et méditait dans un ashram en Inde, attendant le moment propice pour reparaître.

Tandis qu'il parlait, il n'y avait pas trace d'honnêteté sur son visage. Mais mon père s'est mis à délirer. Il a demandé à cet homme ce qu'il voulait en échange de ces merveilleuses nouvelles. Sans la moindre vergogne, le marchand a dit que, jeune homme, il avait rêvé de devenir un derviche, mais que, puisque la vie l'avait entraîné dans une autre direction, il aimerait au moins avoir le caftan d'un érudit aussi célèbre que Rûmi. Mon père a alors retiré son caftan en velours et le lui a remis, tout simplement.

« Mais, père, pourquoi as-tu donné ton précieux caf-tan à cet homme, alors que tu savais très bien qu'il mentait ? lui ai-je demandé dès que l'homme fut parti.

— Tu penses qu'un caftan est une trop grande récompense pour son mensonge, dit mon père. Mais, mon cher fils, imagine qu'il dise la vérité ? Si Shams était encore en vie, je donnerais ma vie ! »

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RÛMI

k o n y a , 3 1 o c t o b r e 1 2 6 0

Brièvement résumé, on peut dire qu'au fil du temps, la douleur se transforme en deuil, le deuil en silence et le silence en une solitude aussi vaste et pure que la mer Méditerranée. Aujourd'hui, c'est le seizième anniversaire du jour où Shams et moi nous sommes rencontrés devant l'auberge des Vendeurs de Sucre. Chaque année, le dernier jour d'octobre, je me replie dans la solitude qui prend du poids jour après jour. J'ai passé quarante jours en chilla, à pen-ser aux quarante Règles. Je me souviens de chacune et je les étudie, mais mon esprit ne tend que vers Shams de Tabriz, scintillant.

Vous pensez que vous ne pouvez plus vivre. Vous pensez que la lumière de votre âme s'est éteinte et que vous resterez dans le noir à jamais. Mais quand vous êtes engouffré dans une obscurité aussi épaisse, quand vos deux yeux sont fermés au monde, un troi-sième œil s'ouvre dans votre cœur. Alors seulement, vous vous rendez compte que la vision entre en conflit avec votre connaissance intérieure. Aucun œil ne voit aussi loin et aussi profondément que l'œil de l 'amour. Après le deuil vient une autre saison, une

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autre vallée, un autre vous. Et l'être aimé qu'on ne trouve nulle part, vous commencez à le voir partout.

Vous le voyez dans la goutte d'eau qui tombe dans l'océan, la grande marée qui suit les phases de la lune ou le vent du matin qui répand ses doux parfums ; vous le voyez dans les symboles de géomancie sur le sable, dans les particules de roche qui scintillent au soleil, dans le sourire d'un nouveau-né ou dans la pulsation de vos veines. Comment pouvez-vous dire que Shams n'est plus, quand il est partout et en chaque chose ?

Tout au fond du lent tourbillon de la peine et de la nostalgie, je suis chaque jour avec Shams, chaque minute. Ma poitrine est une grotte où réside Shams. Comme une montagne garde en elle un écho, je retiens en moi la voix de Shams. De l'érudit et du prêcheur que j'étais jadis, il ne reste pas le moindre grain. L'amour m'a retiré toutes mes pratiques, toutes mes habitudes. A la place, il m'a empli de poé-sie. Et, bien que je sache qu'aucun mot ne peut exprimer le voyage intérieur que j'ai entrepris, je crois en les mots. Je suis un croyant des mots.

Deux personnes m'ont aidé à traverser mes jours les plus sombres : mon fils aîné et un saint homme appelé Saladin, un batteur d'or. C'est en l'écoutant travailler dans sa petite boutique, battant les feuilles d'or à la per-fection, que j'ai eu la plus merveilleuse inspiration sur la manière de mettre les touches finales à la danse des derviches tourneurs. Le rythme sortant de l'échoppe de Saladin était le même que la pulsation de l'univers, le rythme divin dont Shams parlait et qu'il aimait tant.

Mon fils aîné a fini par épouser la fille de Saladin, Fatima. Intelligente et curieuse, elle me rappelle Kimya. Je lui enseigne le Coran. Elle m'est devenue si chère que j'ai commencé à faire référence à elle comme mon œil droit, et à sa sœur Hediyya comme mon œil gauche. C'est une chose que cette chère

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Kimya m'a prouvée il y a bien longtemps : que les filles sont d'aussi bonnes élèves que les garçons, sinon meilleures. J'organise des séances de sema pour les femmes, et j'encourage les sœurs soufies à conti-nuer cette tradition.

Il y a quatre ans, j'ai commencé à réciter le Math-nazvi. Les premiers vers me sont venus un jour à l 'aube, à propos de rien, tandis que je regardais la lumière du soleil trancher l'obscurité. Depuis, les poèmes s'écoulent de mes lèvres, comme mus par une force qui leur est propre. C'est Saladin qui a pris la peine de noter ces premiers poèmes. Et mon fils fait des copies de chacun d'eux. C'est grâce à eux, si les poèmes ont survécu, parce qu'en vérité, si on me demandait d'en répéter un aujourd'hui je crois que j'en serais incapable. Prose ou poésie, les mots accourent vers moi et me quittent aussi soudaine-ment, comme un vol d'oiseaux migrateurs. Je ne suis que le plan d'eau où ils s'arrêtent et se reposent, en route vers des terres plus chaudes.

Quand je commence un poème, je ne sais jamais d'avance ce que je vais dire. Il peut être long ou court. Je ne le planifie pas. Quand le poème est terminé, je me tais à nouveau. Je vis dans le silence. Le Silence, Khamush, est une des deux signatures que j'utilise dans mes ghazals. L'autre est Shams de Tabriz.

Le monde bouge et change à une vitesse que nous, les êtres humains, ne pouvons ni contrôler ni com-prendre. En 1258, Bagdad est tombé aux mains des Mongols. La ville qui s'enorgueillissait de sa force et de sa beauté, qui prétendait être le centre du monde, a connu la défaite. La même année, Saladin est mort. Mes derviches et moi avons organisé une immense célébration. Nous avons traversé les rues avec tambours et flûtes, chantant et dansant de joie, car c'est ainsi qu 'un saint doit être enterré.

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En 1260, ce fut au tour des Mongols de perdre. Les Mamelouks d'Egypte les ont vaincus. Les vainqueurs d'hier sont devenus les perdants d'aujourd'hui. Tout vainqueur a tendance à croire qu'il triomphera à jamais. Tout perdant a tendance à craindre qu'il sera toujours battu. Mais ils ont tort tous les deux, et pour la même raison : tout change sauf le visage de Dieu.

Après la mort de Saladin, Hussam l'élève, qui a si vite mûri, et si bien, le long de la voie spirituelle, qu'on l'appelle désormais Hussam Chelebi, m'a aidé à noter mes poèmes. Il est le scribe à qui j'ai dicté tout le Mathnawi. Modeste et généreux, si quelqu'un demande à Hussam qui il est ou ce qu'il fait, sans hésiter il répond : « Je suis l 'humble disciple de Shams de Tabriz. Voilà qui je suis. »

Peu à peu, on a quarante, cinquante, soixante ans, et à chaque décennie on se sent plus complet. Il faut continuer à marcher, bien qu'il n'y ait aucun lieu où arriver. L'univers tourne, constamment, sans relâche, ainsi que la terre et la lune, mais ce n'est rien d'autre qu'un secret enraciné en nous, êtres humains, qui fait tout bouger. Le sachant, nous, les derviches, nous danserons, à travers notre vie d 'amour et de cœur brisé, même si l 'on ne comprend pas ce que nous faisons. Nous danserons de la même manière au milieu d'une rixe ou d'une guerre majeure. Nous danserons dans la douleur et le deuil, avec joie et exaltation, seuls ou ensemble, aussi lents et rapides que le cours de l'eau. Nous danserons dans notre sang. Il y a une harmonie parfaite et un équilibre subtil dans tout ce qui est et fut dans l'uni-vers. Les points changent constamment, l 'un rem-plaçant l'autre, mais le cercle reste intact. Règle numéro trente-neuf : Alors que les parties changent, l'ensemble reste toujours identique. Pour chaque voleur qui quitte ce monde, un autre naît. Et chaque personne

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honnête qui s'éteint est remplacée par une autre. De cette manière, non seulement rien ne reste identique, mais rien ne change vraiment.

Pour chaque soufi qui meurt, un autre naît, quelque part.

Notre religion est la religion de l 'amour. Et nous sommes tous liés en une chaîne de cœurs. Si et quand un des maillons est brisé, un autre s 'ajoute ailleurs. Pour chaque Shams de Tabriz qui trépasse, il en émergera un nouveau à une autre époque, sous un autre nom.

Les noms changent, ils vont et viennent, mais l'essence reste la même.

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Ella

k o n y a , 7 s e p t e m b r e 2009

Elle dormait sur une chaise en plastique près de son lit quand elle ouvrit soudain les yeux et écouta un bruit inattendu.

Demandez à tous ceux qui ont entendu l'appel à la prière du matin pour la première fois et ils vous diront la même chose : que c'est beau, riche et mys-térieux. Pourtant, ça a aussi quelque chose de trou-blant, d'étrange et d'inquiétant. Comme l'amour.

Dans l'immobilité de la nuit, il y eut ce son qui réveilla Ella en sursaut. Elle cilla plusieurs fois dans le noir jusqu'à trouver un sens à la voix d'homme qui emplissait la chambre par la fenêtre ouverte. Il lui fallut une bonne minute pour se souvenir qu'elle n'était plus dans le Massachusetts. Elle n'était pas non plus dans la grande maison qu'elle avait partagée avec son mari et ses trois enfants. Tout cela appartenait à une autre époque, une époque si lointaine et si vague qu'elle res-semblait à un conte de fées, pas à son propre passé.

Non, elle n'était pas aux Etats-Unis. Elle était dans une tout autre partie du monde, dans un hôpital de la ville de Konya, en Turquie. Et l'homme dont elle percevait maintenant la respiration profonde et régu-

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lière, sous l'appel du muezzin, n'était pas son mari depuis vingt ans, mais l'amant pour lequel elle l'avait quitté, un beau matin, l'été précédent.

« Tu vas quitter ton mari pour un homme sans ave-nir ? » s'étaient étonnés encore et encore ses voisins et ses amis.

Et c'est alors qu'Ella avait compris que, s'il y avait pire aux yeux de la société qu'une femme abandon-nant son mari pour un autre homme, c'était une femme abandonnant son avenir pour le moment pré-sent.

Elle alluma la lampe sur la table de nuit et, à sa lumière ambrée et douce, elle inspecta la pièce, comme pour s'assurer que rien n'avait changé depuis qu'elle s'était enfoncée dans le sommeil quelques heures plus tôt à peine. C'était la plus petite chambre d'hôpital qu'elle avait jamais vue - ce qui ne veut pas dire qu'elle avait vu beaucoup de chambres d'hôpital dans sa vie. Le lit occupait presque tout l'espace au sol. Tout le reste était disposé en fonction du lit : une armoire en bois, une table basse carrée, une chaise, un vase vide, un plateau roulant sur lequel attendaient des pilules de diverses couleurs et, à côté, le livre qu'Aziz avait lu depuis le début de son voyage : Rûmi et moi.

Ils étaient arrivés à Konya moins d'une semaine plus tôt. Ils avaient passé les premiers jours à visiter la ville comme n'importe quels touristes - musées, sites archéologiques, agapes dans les restaurants, photos de tout ce qu'ils voyaient de nouveau, même des choses ordinaires ou idiotes. Tout allait bien jusqu'à la veille, quand Aziz, alors qu'ils déjeunaient, s'était effondré par terre, dans le restaurant, et avait été emmené en toute hâte à l'hôpital le plus proche. Depuis, elle veillait près de son lit, sans savoir qu'attendre, espérant contre tout espoir et, en même

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temps, en silence, désespérée, s'en prenant à Dieu, qui lui enlevait si vite l'amour qu'il lui avait donné si tard dans la vie.

« Chéri, est-ce que tu dors ? » demanda Ella. Elle ne voulait pas le déranger, mais elle avait

besoin de lui éveillé. Il ne donna pas d'autre réponse qu'un léger chan-

gement dans le rythme de sa respiration, une note sautée dans la séquence normale.

« Tu es réveillé ? insista-t-elle dans un murmure tout en élevant la voix.

— Maintenant, oui, dit lentement Aziz. Qu'est-ce qu'il y a, tu n'arrives pas à dormir ?

— La prière du matin... » Ella s'interrompit, comme si cela expliquait tout :

la santé déclinante d'Aziz, sa crainte à elle de le perdre et la folie absolue de l'amour, tout était englobé dans ces quatre mots.

Aziz s'assit, ses yeux verts impassibles. Sous la lumière rare de la lampe, entouré des draps blancs, son beau visage paraissait tristement pâle, mais il dégageait aussi une certaine force, presque immor-telle.

« La prière du matin est très spéciale, murmura-t-il. Sais-tu que, des cinq prières dont un musulman doit s'acquitter chaque jour, celle du matin serait la plus sacrée et aussi la plus grande épreuve ?

-— Pourquoi ? — Je crois que c'est parce qu'elle nous réveille en

plein rêve, et qu'on n'aime pas ça. On préférerait continuer à dormir. C'est pourquoi il y a une phrase, dans la prière du matin, qu'on ne retrouve pas dans les autres prières. Elle dit : "La prière vaut mieux que le sommeil." »

Et si le sommeil valait mieux pour nous deux ? songea Ella. Si seulement nous pouvions nous endor-

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mir ensemble ! Elle aurait tant aimé un sommeil facile, ininterrompu, non moins magique que celui de la Belle au bois dormant, cent ans d'engourdissement absolu pour soulager cette douleur.

La prière du matin se termina, son écho s'éloignant en vagues de plus en plus ténues. Après l'extinction de la dernière note, le monde parut étrangement sûr, mais d'un silence insupportable. Cela faisait un an qu'ils étaient ensemble. Un an d'amour et de conscience. Presque tout le temps, Aziz était suffi-samment bien pour voyager avec Ella, mais, ces deux dernières semaines, sa santé s'était visiblement dété-riorée.

Elle le regarda se rendormir, le visage si serein et si cher à son cœur. Elle éprouva une vague d'angoisse. Après un profond soupir, elle sortit de la chambre. Elle passa dans des couloirs aux murs peints en différentes nuances de vert et entra dans la grande salle où elle vit de nouveaux malades, jeunes et vieux, hommes et femmes, certains recouvrant la santé, d'autres déclinant. Elle tenta de ne pas prendre garde au regard inquisiteur des gens, mais ses che-veux blonds et ses yeux bleus rendaient flagrant son statut d'étrangère. Jamais elle ne s'était sentie aussi déplacée ! De toute façon, elle n'avait jamais été une grande voyageuse.

Quelques minutes plus tard, elle s'assit près de la fontaine du joli petit jardin de l'hôpital. Au milieu de la fontaine, il y avait une statue d'un petit ange, et au fond brillaient des pièces d'argent, chacune portant le vœu secret de quelqu'un. Elle fouilla ses poches pour ajouter sa pièce, mais ne trouva que des notes grif-fonnées et une moitié de barre chocolatée. Quand son regard se reporta sur le jardin, elle vit quelques galets, petits, noirs et luisants. Elle en ramassa un et ferma les yeux pour le jeter dans la fontaine, tandis

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que ses lèvres murmuraient un vœu dont elle savait qu'il ne se réaliserait pas. Le galet frappa l'eau de la fontaine et rebondit, pour s'arrêter sur les genoux de l'ange de pierre.

Si Aziz était là, songea Ella, il y verrait un signe. Quand elle retourna à la chambre une demi-heure

plus tard, elle y trouva un médecin et une jeune infir-mière portant le foulard. On avait tiré le drap sur le visage d'Aziz.

Il s'était éteint.

* *

Aziz fut enterré à Konya, sur les traces de son bien-aimé Rûmi.

Ella s'occupa de tous les préparatifs, tenta de pen-ser à chaque petit détail, mais espéra que Dieu l'aiderait pour ceux qu'elle ne pouvait .assumer. Elle commença par trouver l'endroit où il serait enterré - sous un immense magnolia dans un vieux cimetière musulman. Puis elle trouva des musiciens soufis qui acceptèrent de jouer du ney et elle envoya des cour-riels aux amis d'Aziz partout dans le monde, pour les inviter aux funérailles. Elle fut ravie qu'un assez grand nombre ait décidé de venir de loin - Le Cap, Saint-Pétersbourg, Murshidabad ou Sâo Paolo. Parmi eux, il y avait des photographes comme lui, mais aussi des érudits, des journalistes, des écrivains, des danseurs, des sculpteurs, des hommes d'affaires, des fermiers, des mères de famille et les enfants adoptifs d'Aziz.

Ce fut une cérémonie chaleureuse et joyeuse, à laquelle assistèrent des gens de toutes confessions. Ils célébrèrent sa mort, car ils savaient que c'était ce qu'il aurait voulu. Les enfants jouèrent sans qu'on les

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surveille. Un poète mexicain distribua le pan de muertos et un vieil ami écossais dissémina sur tous des pétales de rose qui pleuvaient comme des confet-tis, témoignages colorés de l'idée qu'il ne fallait pas avoir peur de la mort. Un des habitants de la ville, un vieux musulman bossu qui regardait la scène avec un grand sourire et des yeux perçants, dit que c'étaient les funérailles les plus folles dont Konya avait jamais été témoin, à l'exception de celles de Mawlânâ, des siècles plus tôt.

Deux jours après la cérémonie, enfin seule, Ella erra dans la ville, regardant les familles passer autour d'elle, les commerçants dans leurs boutiques, les ven-deurs des rues avides de lui vendre quelque chose, n'importe quoi. Les gens regardaient cette Améri-caine qui marchait parmi eux, les yeux gonflés d'avoir tant pleuré. Elle était une étrangère, ici, une étrangère partout ailleurs.

De retour à l'hôtel, avant de payer la note et de partir pour l'aéroport, Ella retira sa veste et mit un pull mousseux en laine angora couleur pêche. Une couleur trop modeste et trop docile pour une femme qui tente de n'être ni l'un ni l'autre, se dit-elle. Puis elle appela Jeannette, la seule des trois enfants qui l'avait soutenue dans sa décision de suivre son cœur. Orly et Avi ne parlaient toujours pas à leur mère.

« Maman ! Comment vas-tu ? » demanda Jeannette d'une voix chaleureuse.

Ella se pencha dans l'espace vide et sourit comme si sa fille était juste en face d'elle. Puis, elle dit d'une voix presque inaudible :

« Aziz est mort. — Oh, maman, je suis tellement désolée ! » Il y eut une brève interruption pendant laquelle

toutes deux réfléchirent à quoi dire ensuite.

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C'est Jeannette qui brisa le silence : « Maman, est-ce que tu vas rentrer à la maison, maintenant ? »

Ella inclina la tête, plongée dans ses pensées. Dans la question de sa fille, elle avait entendu une autre question tacite. Allait-elle revenir à Northampton auprès de son mari et interrompre le processus du divorce qui s'était déjà transformé en un fatras de ressentiment et d'accusations réciproques ? Qu'allait-elle faire maintenant ? Elle n'avait pas d'argent, elle n'avait pas de travail. Mais elle pourrait toujours donner des cours privés d'anglais, travailler pour un magazine ou, qui sait, devenir un bon éditeur de fic-tion, un jour !

Elle ferma les yeux un moment. Elle envisagea avec une conviction et une confiance jubilatoires ce que les jours à venir lui apporteraient. Jamais elle n'avait été livrée ainsi à elle-même, et curieusement, elle ne se sentait pas seule.

« Tu m'as manqué, mon bébé, dit:elle. Et ton frère et ta sœur me manquent aussi. Est-ce que tu viendras me voir ?

— Bien sûr que je viendrai, maman... Nous vien-drons... mais qu'est-ce que tu vas faire maintenant ? Tu es sûre que tu ne veux pas rentrer ?

— Je pars pour Amsterdam. Ils ont des petits appartements incroyablement adorables, là-bas, sur les canaux. Je pourrais en louer un. Il faut que j'apprenne à mieux faire du vélo. Je ne sais pas... Je ne veux pas faire de projets, chérie. Je vais tenter de vivre chaque journée après la précédente. Je verrai ce que me dit mon cœur. C'est une des Règles, n'est-ce pas ?

— Quelles règles, maman ? De quoi tu parles ? » Ella se rapprocha de la fenêtre et regarda le ciel

d'un bleu indigo incroyable dans toutes les direc-tions. Il tournait à une vitesse invisible qui lui était

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propre, se dissolvait dans le néant et rencontrait des possibilités infinies, comme un derviche tourneur.

« C'est la Règle numéro quarante, dit-elle lente-ment : Une vie sans amour ne compte pas. Ne vous demandez pas quel genre d'amour vous devriez rechercher, spirituel ou matériel, divin ou terrestre, oriental ou occidental... Les divisions ne conduisent qu'à plus de divisions. L'amour n'a pas d'étiquettes, pas de définitions. Il est ce qu 'il est, pur et simple.

« L'amour est l'eau de la vie. Et un être aimé est une âme de feu !

« L'univers tourne différemment quand le feu aime l'eau. »

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Remerciements

« Dost » signifie « ami » en turc. Jamais je ne sau-rai exprimer ma gratitude envers mes amis partout dans le monde - à Istanbul, Amsterdam, Berlin et Londres. Bien des gens ont inspiré ce roman par leurs histoires et leurs silences.

Je suis profondément reconnaissante à Marly Rusoff, mon agent littéraire, qui a cru en moi dès le premier jour et a toujours lu en moi, grâce à son troisième œil. Merci aussi à ce cher Michael Radulescu pour son soutien sans faille, pour sa foi en moi et pour avoir été là, tout sim-plement, quand j'avais besoin d'aide.

Je dois beaucoup à mon éditeur Paul Slovak pour ses judicieuses contributions et sa sagesse, ainsi que pour ses suggestions indispensables tandis que le manuscrit faisait des allers-retours entre Istanbul et New York.

J'adresse des remerciements tout particuliers aux mystiques soufis du monde entier, à ceux que j 'ai rencontrés dans le passé et à ceux qu'il me reste à connaître, qui portent peut-être des noms différents et des passeports de diverses nations, mais qui ont tou-jours le même cœur en or.

Merci Zeynep, Emir et surtout Hande, pour le temps, la patience, l'amitié et les apports précieux que je vous dois.

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Enfin, à Eyup et à mes enfants, merci du fond de mon cœur pour avoir montré à mon âme nomade qu'il était possible de s'installer quelque part et de rester libre.

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Glossaire

Aref : Gnostique.

Baqa : Permanence qui suit l'annihilation, un état supérieur de vie avec Dieu.

Bismillah : Avec le nom de Dieu.

Chilla : Période de quarante jours de solitude, de méditation et de jeûne.

Derviche : Celui qui suit la voie soufie.

Fana : Annihilation de soi alors qu'on est physique-ment vivant.

Faqih : Juriste érudit.

Faqir : Soufi qui pratique la pauvreté spirituelle.

Ghazals : Poèmes d'amour.

Hadith : Les paroles et les actes du prophète Muham-mad.

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Houris : Vierges destinées aux élus au paradis.

Insan-i Kâmil : Être humain parfait selon le soufisme. L'état est asexué et peut donc être atteint par les femmes comme par les hommes.

Inch Allah : Si Allah le veut.

Khamush : Silence.

Khaneqah : Centre pour derviches.

Kismet : Destin.

Kudiim : Petit tambour.

Loukoum : Douceur turque.

Madrasa : Collège, école où les élèves sont instruits dans toutes sortes de domaines.

Maktab : École élémentaire.

Mâlikite, Hanafite, Chafi'îte et Hanbalite : Quatre écoles juridiques de l'islam sunnite.

Maqamat : Étapes de développement.

Nafs : Faux ego.

Ney : Flûte de roseau surtout jouée par les derviches mawlawis.

Qadi : Juge en droit islamique.

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Qibla : La direction vers laquelle les musulmans se tournent pour la prière.

Rebab : Instrument à deux cordes, au corps taillé d'un seul bloc et dont la table d'harmonie est faite d'une peau tendue.

Salwar : Pantalon bouffant.

Saqui : Celui qui sert du vin.

Sema : Danse spirituelle des derviches tourneurs.

Semazenbashi : Maître de danse.

Sharia : 1. Ensemble des lois et règles islamiques ; 2. Le courant principal, le lieu principal.

Tafsir : Interprétation, commentaire, exégèse, en général du Coran.

Tahafut al-Tahafut [Incohérence de l'incohérence] : Livre d'Averroès où l'auteur défend la philosophie aristotélicienne dans la pensée islamique.

Tariqa : Ordre soufi, ou la voie, le chemin mystique.

Tasbih : Rosaire.

Zikr : Énonciation répétée d'un mot sacré afin de s'en pénétrer.

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Sources

Pendant la rédaction de ce roman, j 'ai grandement bénéficié de la lecture du Mathnawî de Rûmi et de The Autobiography of Shams-i Tabrizi de William Chittick. Je dois beaucoup aux ouvrages de William Chittick, Coleman Barks, Idris Shah, Kabir Hel-minski, Camille Helminski, Refik Algan, Franklin D. Lewis et Annemarie Schimmel.

Pour les traductions des poèmes d'Omar Khayyam, voir http://wikipedia.org/wiki/Omar_Khayyam.

Pour la traduction des versets de la sourate An-Nisâ', voir Sadok Mazigh, Le Coran, essai d'inter-prétation du Coran inimitable, Les Éditions du Jaguar, Paris, 1985.

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Après quarante ans d'une vie confortable. Ella n'imaginait pas un jour changer sa destinée. Engagée comme lectrice, elle découvre un manuscrit retraçant la ren-contre au xiie siècle du poète Rûmi avec le plus célèbre derviche du monde musulman. C'est la révélation. Transcendée par cette histoire, elle s'initie au soufisme et à la splen-deur de l'amour...