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Sulitzer c. Banque Nationale du Canada 2007 QCCA 1774 COUR D’APPEL CANADA PROVINCE DE QUÉBEC GREFFE DE MONTRÉAL N° : 500-09-015963-051 (500-05-071302-028) DATE : 13 DÉCEMBRE 2007 CORAM : LES HONORABLES FRANÇOIS PELLETIER J.C.A. MARIE-FRANCE BICH J.C.A. JACQUES DUFRESNE J.C.A. PAUL-LOUP SULITZER APPELANT – INTIMÉ INCIDENT / Demandeur - requérant c. BANQUE NATIONALE DU CANADA INTIMÉE / Défenderesse - intimée et TRUST BANQUE NATIONALE INC. INTIMÉE – APPELANTE INCIDENTE / Défenderesse-intimée et DELPHINE JACOBSON et RÉMY JACOBSON INTIMÉS – INTIMÉS INCIDENTS / Défendeurs et TRUST BANQUE NATIONALE INC. et GABRIELLE JACOBSON INTIMÉS / Défendeurs et DELPHINE JACOBSON-SULITZER INTIMÉE / Mise en cause - défenderesse 2007 QCCA 1774 (CanLII)

Sulitzer c. Banque Nationale du Canada 2007 QCCA 1774 COUR

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Page 1: Sulitzer c. Banque Nationale du Canada 2007 QCCA 1774 COUR

Sulitzer c. Banque Nationale du Canada 2007 QCCA 1774

COUR D’APPEL

CANADA PROVINCE DE QUÉBEC GREFFE DE

MONTRÉAL

N° : 500-09-015963-051 (500-05-071302-028)

DATE : 13 DÉCEMBRE 2007 CORAM : LES HONORABLES FRANÇOIS PELLETIER J.C.A.

MARIE-FRANCE BICH J.C.A. JACQUES DUFRESNE J.C.A.

PAUL-LOUP SULITZER

APPELANT – INTIMÉ INCIDENT / Demandeur - requérant

c. BANQUE NATIONALE DU CANADA

INTIMÉE / Défenderesse - intimée et TRUST BANQUE NATIONALE INC.

INTIMÉE – APPELANTE INCIDENTE / Défenderesse-intimée

et DELPHINE JACOBSON et RÉMY JACOBSON

INTIMÉS – INTIMÉS INCIDENTS / Défendeurs

et TRUST BANQUE NATIONALE INC. et GABRIELLE JACOBSON

INTIMÉS / Défendeurs et DELPHINE JACOBSON-SULITZER

INTIMÉE / Mise en cause - défenderesse

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ARRÊT [1] LA COUR; - Statuant sur l’appel et l'appel incident d’un jugement de la Cour supérieure, district de Montréal (l’honorable Claude Champagne), qui, le 12 août 2005, rejette avec dépens l’action amendée en injonction permanente et en revendication de l’appelant et condamne celui-ci à payer aux intimées Banque Nationale et Trust Banque Nationale inc. le montant des honoraires extrajudiciaires versés aux avocats qui ont assuré leur défense, soit 15 421,56 $ dans le premier cas et 18 583,61 $ dans le second, le tout avec l’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle à compter de la date du jugement;

[2] Après avoir étudié le dossier, entendu les parties et délibéré;

[3] Pour les motifs de la juge Bich, auxquels souscrivent les juges Pelletier et Dufresne :

[4] ACCUEILLE l'appel afin de substituer les conclusions suivantes à celles qui forment le dispositif du jugement de première instance :

ACCUEILLE partiellement l'action du demandeur Paul-Loup Sulitzer;

CONDAMNE la défenderesse Delphine Jacobson à verser 23 021,83 $ au demandeur Paul-Loup Sulitzer, avec l’intérêt au taux légal et l’indemnité additionnelle depuis la date d’institution de l’action, le tout avec dépens;

REJETTE pour le reste l'action du demandeur Paul-Loup Sulitzer avec dépens en faveur des défendeurs Delphine Jacobson, Rémy Jacobson et Gabrielle Jacobson et sans frais dans le cas des défenderesses Banque Nationale du Canada et Trust Banque Nationale inc.;

REJETTE, avec dépens, les demandes reconventionnelles des défenderesses Banque Nationale du Canada et Trust Banque Nationale inc. quant au remboursement des honoraires et déboursés extrajudiciaires encourus pendant l'instance et aux fins de celle-ci.

[5] Dépens en faveur des intimés Delphine Jacobson et Rémy Jacobson, limités à un seul mémoire de frais et calculés sur la base d'un appel rejeté, et sans frais dans le cas des intimées Gabrielle Jacobson, Banque Nationale du Canada et Trust Banque Nationale inc.

[6] REJETTE, avec dépens, l'appel incident de l'intimée Trust Banque Nationale inc.

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[7] REJETTE les demandes des intimées Banque Nationale du Canada et Trust Banque Nationale inc. quant à leurs honoraires extrajudiciaires en appel, avec dépens calculés sur la base d'un appel rejeté de classe IIB.

FRANÇOIS PELLETIER J.C.A. MARIE-FRANCE BICH J.C.A. JACQUES DUFRESNE J.C.A. Me Martine L. Tremblay Kugler Kandestin Avocate de l’appelant – intimé incident Me Louis-Michel Tremblay Miller, Thomson, Pouliot Avocat de Banque Nationale du Canada et Trust Banque Nationale inc. Me Peter Kalichman Me Sophie Perron Irving, Mitchell & Kalichman Avocats des intimés incidents Delphine Jacobson et Rémy Jacobson et de l’intimée Gabrielle Jacobson Date d’audience : le 4 septembre 2007

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MOTIFS DU JUGE BICH [8] Le 12 août 2005, la Cour supérieure, district de Montréal (l'honorable Claude Champagne), rejette avec dépens l'action amendée en injonction permanente et en revendication de l'appelant et condamne par ailleurs celui-ci à payer aux intimées Banque Nationale du Canada et Trust Banque Nationale inc. le montant des honoraires extrajudiciaires versés aux avocats qui ont assuré leur défense, soit 15 421,56 $ dans le premier cas et 18 583,61 $ dans le second, le tout avec l'intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle à compter de la date du jugement.

[9] L'appelant se pourvoit et, de même, l'intimée Trust Banque Nationale inc., par voie d'appel incident.

I. PARTIES

[10] Il convient de situer d'abord brièvement les parties les unes par rapport aux autres.

[11] L'appelant, Paul-Loup Sulitzer, est l'époux de l'intimée Delphine Jacobson. Notons qu'une instance en divorce est pendante entre ces deux personnes, devant les tribunaux français, depuis 20021. L'appelant et l'intimée Delphine Jacobson sont les parents de James, né en 1995, et d'Edward, né en 1997.

[12] Les intimés Gabrielle et Rémy Jacobson sont respectivement la mère et le frère de Delphine Jacobson. La première est également la constituante d'une fiducie créée le 16 février 2001, sous le nom de « Bagatelle », aux termes d'un acte régi par le Code civil du Québec2. C'est cette fiducie qui est au cœur du pourvoi. Rémy Jacobson en est l'un des fiduciaires, tout comme Delphine Jacobson et, de même, l'intimée Trust Banque Nationale inc. (« Trust »), successeur de Trust Général du Canada (fiduciaire désigné par l'acte de fiducie).

[13] L'intimée Banque Nationale du Canada (« Banque ») est impliquée dans le litige parce que c'est auprès d'elle qu'on a ouvert, au nom de Delphine Jacobson, des comptes par lesquels ont transité certaines sommes versées par l'appelant.

1 Du moins cette instance était-elle pendante au moment du jugement de première instance, ce

qu'indique le paragraphe 7 de ce dernier. 2 Voir l'acte notarié du 16 février 2001 (pièces P-15 et D-3).

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II. CONTEXTE

[14] En mars 2002, l'appelant fait signifier aux intimés une « [r]equête en reconnaissance et exécution d'une décision étrangère et en injonction provisoire et interlocutoire et action en injonction permanente », amendée par la suite. Ni le jugement dont appel ni le pourvoi ne portent sur la reconnaissance et l'exécution du jugement étranger visé par la requête introductive d'instance. C'est l'autre partie de l'action de l'appelant qui est en cause ici et qui repose essentiellement sur la thèse résumée ci-dessous.

[15] Selon les allégations de la procédure introductive d'instance, Delphine Jacobson, profitant de l'occasion que lui offrait la situation alors difficile de son époux, aurait dépouillé celui-ci de sommes importantes qui auraient frauduleusement ou abusivement été placées dans la fiducie Bagatelle. L'appelant prétend en effet qu'en raison de certains problèmes avec la justice française, problèmes liés à son implication dans un scandale connu sous le nom d'« Angolagate » ou encore d'« affaire Falcon », il a confié à son épouse la mission de créer à Montréal une fiducie identique à celle qu'il avait établie précédemment, aux Bahamas, fiducie révocable dont il avait le plein contrôle (y compris au chapitre de la désignation des bénéficiaires, dont lui-même). Or, plutôt que de mettre sur pied la fiducie voulue par l'appelant, Delphine Jacobson, avec la complicité de sa mère et d'autres membres de sa famille, a plutôt créé la fiducie Bagatelle, fiducie irrévocable dont les bénéficiaires sont elle-même et ses deux fils; elle y a ensuite transféré toutes les sommes que l'appelant destinait plutôt à la fiducie qu'il l'avait chargée d'établir, commettant ainsi un véritable détournement de fonds. Au passage, Delphine Jacobson aurait également, à même les sommes en question, effectué une ponction de 23 021,83 $ en faveur de sa mère, Gabrielle Jacobson, prétendument en vue de rembourser un prêt que cette dernière aurait consenti à l'appelant plusieurs années auparavant, prêt qui est catégoriquement nié.

[16] Au chapitre des conclusions sur le fond, l'appelant réclame principalement ce qui suit dans sa requête introductive d'instance réamendée :

- que la Banque et le Trust ne disposent ni ne permettent de quelque façon qu'il soit disposé de certaines sommes d'argent qui sont ou seraient entre leurs mains, sauf pour les remettre à l'appelant;

- que la Banque et le Trust soient tenus de divulguer à l'appelant certains renseignements sur les comptes dans lesquels les sommes litigieuses auraient été versées ou auraient transité ainsi que le détail des transactions dont elles ont fait l'objet;

- que Delphine et Gabrielle Jacobson soient solidairement condamnées à payer à l'appelant la somme de 23 021,83 $, avec l'intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle à compter de l'institution de l'action;

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- que Delphine Jacobson soit condamnée à verser à l’appelant les sommes de 9 405,57 $ et de 149 142,44 $, dans chaque cas avec l'intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle à compter de l'institution de l'action;

- que soit déclaré le droit de l'appelant de revendiquer l'immatriculation à son nom des deux comptes gérés par le Trust au nom de la fiducie Bagatelle et que soit ordonné au Trust de procéder à cette modification de l'immatriculation;

Subsidiairement, en plus d'une conclusion relative à l'inopposabilité de certains transferts de fonds, l'appelant demande que Delphine et Rémy Jacobson ainsi que le Trust soient solidairement condamnés à lui payer la somme de 6 536 140,16 $, avec l'intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle à compter de l'institution de l'action. C'est là le montant que Delphine Jacobson, dont la responsabilité est également recherchée à titre personnel, aurait détourné au profit de la fiducie Bagatelle.

[17] En défense, la thèse principale est présentée par Delphine Jacobson, qui affirme avoir agi avec l'accord et selon les instructions de l'appelant en créant la fiducie Bagatelle. Celle-ci aurait été mise sur pied afin d'assurer sa protection financière et celle des fils du couple Jacobson-Sulitzer, protection devenue nécessaire en raison de la possibilité que l'appelant, alors en sérieux démêlés avec la justice française, soit condamné à une importante peine d'incarcération, laissant sa femme et ses enfants sans revenus. Quoique bénéficiaire de la fiducie Bagatelle, selon les termes de l'acte constitutif, Delphine Jacobson a renoncé aux droits lui résultant de cette désignation par un acte sous seing privé daté du 19 février 2001 et réaffirmé par un acte notarié du 22 avril 2002. Au procès, elle explique cette renonciation par sa volonté de protéger ses enfants : elle craignait en effet qu'en demeurant bénéficiaire de la fiducie alors qu'elle est mariée à l'appelant sous le régime de la communauté d'acquêts de droit français, elle ne donne aux autorités françaises (et aux créanciers de l'appelant) un moyen d'atteindre le patrimoine fiduciaire.

[18] Gabrielle et Rémy Jacobson contestent également l'action, leur défense respective niant toutes les allégations de la requête introductive d'instance.

[19] L'action de l'appelant est aussi contestée par la Banque et le Trust. Ces derniers ont produit en première instance des « déclarations » faites, selon l'intitulé des procédures, en vertu de l'article 175 C.p.c., déclarations par lesquelles ils affirment s'en tenir à une position de neutralité dans le litige opposant l'appelant aux autres intimés et s'en remettre sur ce point à la justice, tout en réclamant cependant d'être remboursés des honoraires extrajudiciaires qu'ils auront versés aux avocats qui les représenteront dans l'instance en vue d'assurer leur défense et le respect de leurs droits3. Le Trust fait

3 Voir le paragraphe 6 de la déclaration de la Banque et le paragraphe 7 de la déclaration amendée du

Trust.

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en outre valoir qu'il ne peut être condamné au paiement des sommes réclamées par l'appelant, mais seulement obligé de remettre exactement les fonds et valeurs qu'il détient et gère pour le compte de la fiducie Bagatelle, sans intérêt ni indemnité additionnelle. Le Trust soutient également que sa responsabilité ne saurait être recherchée de façon solidaire avec celle des deux autres fiduciaires ni avec celle de Delphine Jacobson personnellement.

III. JUGEMENT DE PREMIÈRE INSTANCE

[20] Le juge de première instance rejette l'action de l'appelant. Son jugement, qui résume bien les prétentions contradictoires des parties et la preuve tout aussi contradictoire qui en fut faite, écarte complètement la thèse de l'appelant et retient celle de Delphine Jacobson. Il importe de souligner que le juge estime que l'appelant et ses deux témoins ne sont pas crédibles, le premier pour cause d'incohérence et de contradiction, les seconds parce que leur version des choses est soit invraisemblable (c'est le cas du chauffeur, Gérald Pellas, dont le témoignage est qualifié d'« incroyable »4) soit partiale (c'est le cas de la nourrice, Djamila Kaoues, qui serait hostile à Delphine Jacobson).

[21] Les passages suivants du jugement de première instance sont particulièrement intéressants :

[67] Il paraît utile ici de rappeler qui est au juste Paul-Loup Sulitzer : auteur à succès certes mais aussi et surtout sans doute administrateur et gérant de sociétés civiles, consultant international, expert en matière d'implantation d'entreprises aux États – Unis, etc. [renvoi omis]

[68] Son témoignage devant le soussigné, de même qu'hors cour, contient bon nombre de contradictions, des invraisemblances et il révèle certains faits justifiant le Tribunal de ne pas retenir la version du demandeur. Voici des exemples de ce qui précède :

a) avant même l'Angolagate, il avait été placé en garde à vue en 1998 dans une autre affaire (Valois) à la suite d'une rémunération suspecte de 5 000 000 FF mais il ne sera pas déféré à la justice ; il commence alors à transférer des fonds aux Bahamas ;

b) il n'avait jamais déclaré à qui que ce soit, et surtout pas aux autorités françaises, le compte qu'il avait en Suisse et qu'a finalement découvert le juge d'instruction dans l'Angolagate ;

c) il détenait ses fonds suisses sous un nom d'emprunt. Il utilisait d'ailleurs plusieurs noms d'emprunt ;

4 Paragr. 57 du jugement de première instance.

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d) il a reconnu que lors de son arrestation et de sa détention de décembre 2000, il a eu peur de tout perdre ce qu'il avait et il a dit avoir craint pour sa femme et ses enfants ;

e) il ne nie pas avoir menti au juge d'instruction qui l'interrogeait alors. D'ailleurs, l'interrogatoire mené par ce même juge le 14 mai 2002 contredit un des éléments capitaux de sa version dans la présente cause, celui qu'il n'a connu les tenants et aboutissants de la fiducie Bagatelle qu'au moment du dépôt de la défense de Delphine, le ou vers le 27 mai 2002. En réponse à une question du juge d'instruction qui veut savoir si le demandeur a effectué des virements à partir du compte des Bahamas, Sulitzer répond :

« Oui. J'ai fait des virements au profit d'un trust pour mes enfants. Ce trust s'appelle JONATHAN POWEL à la Banque Nationale à Montréal. Il doit y avoir 2,5M de dollars peut être un peu plus. Ce sont mes enfants qui sont bénéficiaires de ce trust. Je n'ai pas de procuration. Il s'agit d'un trust irrévocable pour mes enfants en cas de décès. J'ai effectué ce versement il y a plus d'un an. Je n'ai pas d'autre compte. » [note infrapaginale omise]

f) la transcription de cet interrogatoire en dit long sur le demandeur lui-même et les transactions parfois très complexes qu'il pouvait effectuer !

g) Sulitzer se plaint que le représentant de Banque refuse de lui parler sans l'autorisation de Delphine. Il ajoute que cette dernière, une fois rentrée du Canada vers le 18 ou le 20 février 2001, ne veut pas lui dire ce qu'elle a fait de l'argent déjà viré des Bahamas au Canada. Pourtant, il effectuera deux autres transferts, le premier le 14 mars 2001 au montant de 940 000 $ canadiens et le deuxième le 23 mars suivant de 1 650 015 $ USD !

h) il ne cache pas non plus au procès que ces transferts avaient également pour but de semer la justice française ;

i) Sulitzer n'a jamais parlé avant son témoignage au procès qu'un des motifs principaux justifiant le déménagement de la fiducie à Montréal était fondé sur le fait qu'il n'y avait pas de traité d'assistance fiscale entre la France et le Canada. Il y a eu pourtant cinq jours d'interrogatoire hors cour dans cette cause ;

j) durant son témoignage à la suite de la réouverture d'enquête, il affirmera avoir choisi de dire la vérité au juge d'instruction qui l'interroge le 14 mai 2002 parce qu'il ignore ce que ce dernier connaît et il ne sait pas si Delphine lui a rendu visite. Il aurait donc continué à mentir s'il avait su que son épouse n'avait pas rencontré le juge et si celui-ci n'avait aucune preuve démontrant l'existence de fonds aux Bahamas !

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k) Sulitzer prétend que malgré ses demandes répétées, sa banque des Bahamas ne lui a jamais fait parvenir le détail de son compte titre, de sorte qu'il est incapable de témoigner sur ses investissements là-bas, ce qui étonne. Il ne veut sans doute pas que son épouse connaisse la valeur exacte de ce qu'il possède à Nassau ;

l) lors de son interrogatoire hors cour du 8 mai 2002, il déclare qu'il a laissé aux Bahamas certains documents ayant trait à la fiducie Jonathan Powell II. Au procès, il dira qu'il les a détruits. Qu'en est-il au juste ?

m) on ne sait plus également si Gabrielle Jacobson a assisté à la rencontre que Sulitzer a eue avec un avocat québécois à Paris à propos des fiducies : interrogé hors cour le 22 octobre 2002, il dit qu'elle n'y était pas. Au procès, il affirme que madame Jacobson était présente ;

n) finalement, Sulitzer a été soupçonné de blanchiment d'argent par la justice suisse qui a fait enquête à ce sujet sans jamais l'accuser.

[69] Tout ceci rend pour le moins suspectes les prétentions du demandeur au sujet de la fiducie qu'il avait décidé de constituer à Montréal dans le but d'y transférer l'argent qu'il possédait aux Bahamas. Le Tribunal ne croit pas Sulitzer.

La défense de Delphine

[70] Le Tribunal croit que la version des faits que lui ont présentée Delphine et ses témoins à propos de la constitution de la fiducie Bagatelle est plus vraisemblable que celle de Sulitzer. Bien sûr, Gabrielle Jacobson est la mère de Delphine et Rémy Jacobson son frère. Mais ces liens de parenté ne permettent pas pour autant de mettre de côté ce qu'ils ont dit. Cette Cour n'a pas retrouvé dans leurs témoignages des motifs de reproche comme ce fut le cas pour les témoins du demandeur.

[71] Il est donc plausible que Sulitzer ait eu peur de tout perdre ce qu'il avait accumulé au mois de décembre 2000 et qu'il ait craint pour sa famille : son arrestation, sa détention lorsque l'Angolagate éclate, jointes à la découverte par le juge d'instruction de ses avoirs en Suisse, le préoccupent au plus haut point.

[72] Homme d'affaires averti, il prend alors la décision de mettre ce qu'il dit être 80 % de ses avoirs (son témoignage n'est pas convaincant à ce sujet puisqu'il prétend que la banque des Bahamas refuse de lui fournir le détail de ses placements) à l'abri des saisies du gouvernement français. De cette façon, il sait qu'il assurera la sécurité de sa femme et de ses deux fils.

[73] Il connaissait les principales caractéristiques de la fiducie Bagatelle puisque Delphine lui téléphonait à tous les jours pendant qu'elle séjournait à Montréal en janvier et février 2001. Gabrielle Jacobson lui avait remis une copie

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de l'acte de fiducie. Le demandeur confirme ce qui précède lors de son interrogatoire du 14 mai 2002 devant le juge d'instruction.

[74] Son épouse ne connaît rien aux affaires, elle n'a jamais rien administré et il l'a tenu éloignée de la gestion de ses avoirs de même que des dépenses de la famille. Elle ignorait ce qu'il pouvait posséder. Elle ne pouvait donc créer ici une fiducie semblable à celle des Bahamas dont elle n'avait jamais entendu parler.

[75] Insatisfait de son mariage et se rendant compte que celui-ci tirait à sa fin, Sulitzer a voulu ravoir les argents transférés des Bahamas pour que sa femme ne puisse en bénéficier. Malheureusement pour lui, la preuve ne supporte pas ce qu'il allègue.

[76] Le témoignage de Delphine à l'effet qu'elle aurait renoncé sous seing privé à être bénéficiaire de la fiducie Bagatelle dès le 19 février 2001 et qu'elle ait oublié jusqu'au mois d'avril 2002 de faire recevoir sa renonciation devant notaire étonne, pour ne pas dire plus. Mais il n'existe aucune règle de droit qui oblige le Tribunal à mettre de côté la totalité d'un témoignage parce qu'une partie de celui-ci paraît moins crédible.

[77] L'action du demandeur sera donc rejetée.

[22] Quant aux réclamations faites par la Banque et le Trust au sujet de leurs honoraires extrajudiciaires, le juge décide que :

[86] Cette Cour estime que Banque et Trust ont raison et elle fera donc droit aux conclusions qu'ils recherchent. Voici pourquoi.

[87] Tout d'abord et en ce qui a trait aux montants réclamés, le Tribunal note que Sulitzer n'a pas contesté les comptes que les procureurs de Banque et de Trust ont adressés à leurs clients. Il n'a donc apporté aucune preuve que les services professionnels mentionnés audits comptes n'ont pas été nécessaires ni non plus que leur valeur n'était pas justifiée.

[88] Le demandeur n'a pas démontré que les honoraires d'avocats de Banque et de Trust n'ont pas été raisonnablement engagés et qu'ils ne constituent pas une dépense raisonnable. La Cour suprême du Canada a décidé que dans de telles circonstances, des frais de cette nature pouvaient alors faire l'objet d'un remboursement [renvoi omis].

[89] Indépendamment de l'article 47 b) de la requête amendée de Sulitzer, il faut constater que la présence de Banque ici ne résulte pas de sa propre décision. C'est le demandeur qui a choisi d'en faire une partie au litige. Il serait donc injuste qu'elle doive supporter des honoraires et déboursés chargés par le cabinet d'avocats qui la représente dans cette affaire.

[90] En ce qui a trait à Trust, tant le Code civil que l'acte de fiducie lui permettent de réclamer de Sulitzer le remboursement des sommes versées à l'étude Pouliot Mercure puisqu'il s'agit là de dépenses raisonnables. En effet, le

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législateur n'a pas voulu que l'administrateur d'une fiducie paie à même son propre argent le coût de son administration. Le premier alinéa de l'article 1367 du Code civil prévoit que « les dépenses de l'administration, y compris les frais de la reddition de compte et de remise, sont à la charge du bénéficiaire ou du patrimoine fiduciaire. » Quant à la première partie de l'article 1369, elle prévoit que « l'administrateur a le droit de déduire des sommes qu'il doit remettre ce que le bénéficiaire ou le patrimoine fiduciaire lui doit en raison de l'administration. ».

[91] L'article 6.2 de l'acte de fiducie dit d'ailleurs la même chose lorsqu'il énonce que tous les fiduciaires auront le droit de se faire rembourser pour toutes dépenses et déboursés encourus dans l'exercice et à l'occasion de leurs fonctions, sur présentation de pièces justificatives.

[92] La doctrine [renvoi omis] et la jurisprudence [renvoi omis] dominantes reconnaissent qu'un fiduciaire n'a pas à supporter les honoraires nécessaires et raisonnables de ses procureurs. D'ailleurs, le Tribunal ajoute que la participation des avocats de Banque et de Trust au procès lui a été utile.

[93] Dans les circonstances, Sulitzer devra donc rembourser les honoraires en question.

IV. ANALYSE

[23] Pour l'essentiel, l'appelant, dans son mémoire comme à l'audience, défend une thèse se démarquant sensiblement de celle que présentait sa requête introductive d'instance amendée et qu'il a soutenue continûment en première instance. À la p. 8 de ce mémoire, résumant ses moyens, l'appelant expose que :

Le JUGEMENT reconnaît donc que Delphine avait un mandat de créer une fiducie et qu'elle n'avait pas excédé ce mandat en créant BAGATELLE, même si cette dernière n'avait pas les caractéristiques de POWELL. Ceci étant, le JUGEMENT aurait tout de même dû condamner BAGATELLE à remettre les SOMMES à SULITZER pour l'une des deux raisons suivantes, soit :

A) parce que BAGATELLE ne devait être qu'un leurre face aux créanciers de SULITZER, qui n'a jamais eu l'intention de transférer la propriété des SOMMES à BAGATELLE, cette dernière ne devant être que le prête-nom de ou le gestionnaire des SOMMES pour SULITZER;

B) parce que DELPHINE n'ayant pas transféré les SOMMES au patrimoine fiduciaire de BAGATELLE avant que son mandat lui soit retiré, BAGATELLE n'en était jamais devenue propriétaire.

Malgré les plaidoiries des procureurs, le JUGEMENT est demeuré silencieux sur ces questions de droit bien qu'il ait reconnu certains faits servant de prémisses auxdites questions de droit.

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[24] Au procès, l'appelant, à titre subsidiaire, a présenté cette thèse lors des plaidoiries finales, thèse sur laquelle le juge ne se serait pas penché, entachant ainsi son jugement d'une erreur révisable par la Cour, qui devrait se livrer maintenant à l'exercice omis en première instance.

[25] Par ailleurs, l'appelant reproche au juge de première instance de ne s'être pas prononcé sur la question des 23 021,83 $ que Delphine Jacobson aurait indûment versés à sa mère en remboursement d'un prétendu prêt. Il écrit ce qui suit aux p. 19 et 20 de son mémoire :

Or, le 25 septembre 2001, DELPHINE donne instructions écrites à BANQUE pour que la somme de 23 021,83 $ soit transférée à GABRIELLE (Pièce P-28, M.A., Vol. 1, p. 543). Elle prétend vouloir ainsi rembourser partiellement une dette de SULITZER envers sa mère qui date du mariage en 1993. Cependant, GABRIELLE remet une partie de cette somme à DELPHINE (Interrogatoire de DELPHINE du 23 mai 2002, Q. 405 à 411, M.A., Vol. V, p. 1894 à 1896).

Non seulement cette dette, si elle existe réellement ce que SULITZER nie, est alors prescrite et SULITZER peut opposer la défense de prescription à GABRIELLE même si DELPHINE, qui contrôle alors les SOMMES, ne le fait pas (article 2887 C.c.Q.); mais en payant ce montant, DELPHINE excède clairement les termes de son mandat qui vise justement à protéger les SOMMES des créanciers de SULITZER.

De plus, DELPHINE, qui obtient une partie de ce montant, réussit à obtenir indirectement ce qu'elle ne pouvait obtenir directement, soit s'approprier à des fins personnelles une partie des SOMMES.

[26] L'appelant s'en prend également à sa condamnation au paiement des honoraires extrajudiciaires de la Banque et du Trust.

[27] Dans les pages qui suivent, j'examinerai d'abord les questions de fond (en suivant l'ordre indiqué par le mémoire de l'appelant), puis celles qui se rattachent aux honoraires extrajudiciaires de la Banque et du Trust.

1. Bagatelle n'est que le prête-nom ou le gestionnaire des sommes pour l'appelant

[28] La thèse que présente l'appelant à la Cour est désormais la suivante : il ne nie plus que la fiducie Bagatelle a été créée selon ses instructions et à sa connaissance, mais il affirme qu'elle ne devait être qu'un prête-nom détenant provisoirement les sommes qui y ont été transférées ou encore un simple gestionnaire des sommes en question, qui lui appartiennent toujours et doivent lui être remises. Autrement dit, il y aurait eu simulation, simulation à laquelle Delphine Jacobson, avec la complicité de sa mère et de son frère, a collaboré et participé et qu'elle ne peut prétendre ignorer afin de dépouiller l'appelant de ce qui lui revient. L'appelant reproche au juge de première instance de n'avoir pas tiré cette conclusion des faits qu'il a par ailleurs constatés.

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[29] À mon avis, cette thèse doit être rejetée.

[30] Le jugement de première instance, comme on l'a vu plus haut, retient la version que Delphine Jacobson présente au sujet de la constitution de la fiducie Bagatelle, c'est-à-dire : s'inquiétant de ce qu'il pourrait advenir de son épouse et de ses deux fils s'il était condamné à la prison dans le cadre de l'« Angolagate » et soucieux que la justice française ne mette pas la main sur les avoirs qu'il détient aux Bahamas, au détriment de sa famille, l'appelant, homme d'affaires averti, convient avec son épouse de la création de la fiducie connue maintenant sous le nom de Bagatelle et il convient également de transférer des sommes importantes à cette fiducie, et ce, afin d'assurer de façon permanente la sécurité financière de ses proches. Chacune des démarches entreprises et chacune des transactions exécutées par Delphine Jacobson l'ont été à la connaissance et avec le consentement de son époux, qui a été tenu au courant de tous les détails de l'affaire.

[31] Selon l'appelant, bien qu'il ne conteste plus que son épouse a respecté ses instructions en créant la fiducie Bagatelle et bien qu'il renonce à exiger le remboursement des sommes qui ont servi à la constitution de cette fiducie5, il reste que :

SULITZER n'a jamais eu l'intention de perdre la propriété et le contrôle des SOMMES transférées à BAGATELLE (voir, entre autres, Interrogatoire de SULITZER du 8 mai 2002, Q. 817 (M.A., Vol. IV, p. 1518) et du 22 octobre 2002, Q. 236 (M.A., Vol. VI, p. 2135)). BAGATELLE devait uniquement créer une barrière additionnelle entre lui et ses créanciers. Cette intention d'utiliser BAGATELLE comme un leurre était connue de DELPHINE et donc des FIDUCIAIRES puisque bien que ces derniers soient au nombre de trois, DELPHINE était, dans les faits, la seule personne en contrôle de BAGATELLE.

Les créanciers de SULITZER auraient pu lui reprocher ce stratagème. Mais DELPHINE, qui participait en toute connaissance de cause à sa mise en place, ne peut tenter d'en profiter pour détourner à son profit les fonds confiés à BAGATELLE.6

[32] L'appelant soutient que le juge de première instance reconnaît, en divers passages auxquels on nous renvoie, que « BAGATELLE n'est qu'un véhicule d'investissements visant à mettre l'argent de SULITZER à l'abri de ses créanciers »7 et « que BAGATELLE gérait les SOMMES qui, entre BAGATELLE et SULITZER, demeuraient la propriété de SULITZER »8. Le juge aurait cependant erré en ne tirant pas les conclusions qui découlent de ces faits reconnus, à savoir que la fiducie Bagatelle n'est qu'un prête-nom et qu'elle a toujours détenu les sommes litigieuses pour le compte de l'appelant. 5 Mémoire de l'appelant, p. 6, l. 9 à 13. 6 Mémoire de l'appelant, p. 8, dernier paragr., et 9. 7 Mémoire de l'appelant, p. 9, l. 11 et 12. 8 Mémoire de l'appelant, p. 10, l. 25 et 26.

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[33] Une lecture attentive de l'ensemble du jugement de première instance révèle pourtant que le juge, sauf à déformer la teneur ou la portée de ses propos, n'a jamais conclu que la fiducie Bagatelle n'était qu'un véhicule d'investissements destiné à mettre l'appelant à l'abri de ses créanciers; il n'a pas non plus conclu que les sommes transférées par l'appelant à la fiducie étaient en réalité demeurées la propriété du premier. Au contraire, la version qu'accepte le juge, et selon laquelle la fiducie Bagatelle est avant tout un outil destiné à protéger l'épouse de l'appelant et, surtout, ses deux fils, est incompatible avec l'idée que cette fiducie ait été destinée à servir de prête-nom à l'appelant ou n'ait été qu'un véhicule d'investissements ou de gestion de sommes appartenant à l'appelant et dont il ne se serait jamais départi, sauf en apparence. Le juge, il est vrai, n'a pas statué explicitement sur cette prétention de l'appelant, mais on peut difficilement le lui reprocher, puisque la version qu'il retient quant à la création de la fiducie Bagatelle exclut implicitement, mais nécessairement, l'hypothèse avancée ici par l'appelant. Autrement dit, la version des faits qu'avalise le jugement de première instance est inconciliable avec l'hypothèse que Bagatelle n'est que le prête-nom de l'appelant ou n'est que la gestionnaire de sommes que l'appelant lui aurait confiées provisoirement ou encore qu'elle n'est qu'un véhicule d'investissements de ces sommes.

[34] Non seulement les conclusions factuelles du juge de première instance ne s'accordent-elles pas avec la thèse que l'appelant défend désormais en appel, mais cette dernière ne trouve de surcroît aucune assise dans la preuve.

[35] D'une part, l'appelant lui-même (que ce soit lors des interrogatoires préalables ou au procès) n'a jamais prétendu que la fiducie Bagatelle n'était qu'un prête-nom ou un véhicule temporaire d'investissements; il n'a pas non plus prétendu que le transfert des fonds avait été ostensiblement maquillé en un don à la fiducie alors qu'il ne devait s'agir, en réalité, que d'une sorte de dépôt : ce n'est pas là ce dont il a témoigné, soutenant plutôt avec constance que son épouse, en créant la fiducie Bagatelle et en y transférant les fonds qu'il lui envoyait, avait manqué au mandat exprès qui lui avait été confié de créer à Montréal une fiducie en quelque sorte discrétionnaire, sur le modèle de la fiducie précédemment mise sur pied aux Bahamas.

[36] D'autre part, à supposer même que l'intention de l'appelant ait toujours été celle qu'il déclare (à savoir qu'il voulait garder le contrôle et la propriété des sommes litigieuses et ne considérait la fiducie Bagatelle que comme un prête-nom), la preuve ne révèle pas que Delphine Jacobson ait eu cette même intention, ait souscrit au projet ou entretenu les mêmes visées ou qu'elle l'ait laissé croire à son époux. En effet, l'appelant ne conteste plus que son épouse a agi selon ses instructions en créant la fiducie Bagatelle selon les termes de l'acte de fiducie produit au dossier d'appel. Pour avoir gain de cause, l'appelant devait donc au moins établir que son épouse avait elle-même participé au stratagème et qu'elle avait, à l'époque pertinente, consenti à ce que la fiducie Bagatelle ne soit qu'un prête-nom ou un simple véhicule de détention provisoire des fonds de l'appelant ou qu'elle avait voulu que l'acte de fiducie ou l'apparent transfert de fonds ne soit qu'une savante simulation. Cette preuve n'a pas été faite : rien dans le

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témoignage de Delphine Jacobson (que ce soit lors de l'interrogatoire préalable ou au procès) ne permet de soutenir cette proposition et les quelques bribes auxquelles renvoie l'appelant, dans son mémoire d'appel et à l'audience, ne suffisent pas à établir qu'il y ait eu une commune intention à cet égard. Bref, pour dire les choses crûment : dans les circonstances particulières de l'espèce, l'appelant ne pouvait simuler à lui tout seul mais devait obtenir le concours de son épouse. Or, il n'a pas réussi à démontrer la participation ou l'accord de celle-ci à la simulation alléguée et n'a pas fait la preuve d'une contre-lettre qui, entre l'appelant et l'intimée, l'aurait emporté sur les apparences.

[37] Finalement, et dans un autre ordre d'idées, il est exact que, dans ses divers témoignages (lors d'interrogatoires préalables ou au procès), l'appelant affirme et réaffirme avoir voulu garder le contrôle des sommes en question. Ces propos, toutefois, ont été tenus dans le cadre d'une thèse que l'appelant ne soutient plus et il ne peut pas simplement tenter de les recontextualiser en appel en vue de leur donner un sens nouveau qui les ferait s'harmoniser à sa nouvelle thèse.

[38] Il faut rappeler en outre que le juge de première instance n'a pas cru les affirmations de l'appelant à ce sujet, préférant plutôt la version de l'intimée, qui maintient que l'appelant entendait bien se départir des sommes transférées à la fiducie Bagatelle, en vue d'assurer véritablement sa protection et celle de leurs enfants. Le paragraphe 54 du jugement de première instance énonce en effet clairement que « Sulitzer ne s'est pas déchargé de son fardeau de preuve », ajoutant que « sa propre version des événements qu'il a donnée pour soutenir ses prétentions de même que celle proposée par ses témoins ne sont pas crédibles ». Le juge s'explique ensuite en détail des raisons qui le mènent à cette conclusion et qui tiennent aux invraisemblances ou aux incohérences du récit de l'appelant ainsi qu'aux contradictions affligeant les diverses déclarations faites, par exemple, aux autorités françaises9.

9 Je note au passage que le fait que l'appelant n'a pas été assermenté lors de ses déclarations à la

justice française n'empêchait pas leur mise en preuve et n'empêchait pas non plus le juge de première instance d'en tirer des conclusions, à la lumière de l'ensemble de la preuve. Ainsi, on note l'échange suivant, le 14 mai 2002, lors d'un interrogatoire mené par le juge d'instruction Philippe Courroye (pièce D-22), échange dont l'existence est également soulignée au sous-paragr. 68e) du jugement de première instance :

LE JUGE : Avez-vous fait des virements au profit d'autres comptes? M. Paul-Loup SULITZER : Oui. J'ai fait des virements au profit d'un trust pour mes enfants. Ce trust s'appelle JONATHAN POWELL, à la Banque Nationale à Montréal. Il doit y avoir 2,5 M de dollars peut-être un peu plus. Ce sont mes enfants qui sont bénéficiaires de ce trust. Je n'ai pas de procuration. Il s'agit d'un trust irrévocable pour mes enfants en cas de décès. J'ai effectué ce versement il y a plus d'un an.

Un peu plus loin lors du même interrogatoire, on lit ce qui suit : LE JUGE : Acceptez-vous la transmission des documents bancaires aux autorités judiciaires françaises concernant les comptes que vous détenez aux Bahamas et au Canada? M. Paul-Loup SULITZER : Je ne souhaite pas transmettre spontanément des documents pour ne pas nuire à mes enfants. Toutefois, je m'engage à ne pas former de recours sur les commissions rogatoires internationales que vous diligenterez.

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[39] Un examen de l'ensemble de la preuve ne permet pas de réviser ou d'infirmer cette conclusion qui repose sur l'appréciation de la crédibilité des témoins, et principalement celle de l'appelant et de l'intimée Delphine Jacobson respectivement. L'appelant n'a pas démontré ce en quoi les conclusions factuelles du juge de première instance à cet égard seraient entachées d'une erreur manifeste et dominante, qui seule justifierait l'intervention de la Cour.

[40] Sur ce point, je me permettrai de citer les propos récents de mon collègue le juge Morissette dans Regroupement des Centres hospitaliers de soins de longue durée Christ-Roy c. Comité provincial des malades10, qui définit bien la nature de l'erreur manifeste et dominante mais aussi le fardeau qui incombe à la partie appelante à cet égard :

[55] Lorsqu’une preuve de quelque complexité prête à interprétation et requiert de la part du juge de première instance l’appréciation individuelle puis globale de multiples éléments, dont certains sont divergents ou contradictoires, il ne suffit pas de sélectionner aux fins du pourvoi tout ce qui aurait pu être interprété différemment, à l’exclusion de tout le reste, afin de réitérer une thèse déjà tenue pour non fondée par le juge qui a entendu le procès. Une erreur dans la détermination d’un fait litigieux n’est manifeste que si son caractère évident ou flagrant se dégage avec netteté du ré-examen de la partie pertinente de la preuve et qu’une conclusion différente sur ce fait litigieux s’impose dès lors à l’esprit. Une erreur n’est déterminante que si elle prive le jugement entrepris d’une assise nécessaire en fait, faussant ainsi le dispositif de la décision rendue en première instance et commandant réformation de ce dispositif pour cette raison. Cette question pourtant importante en appel n’est nulle part abordée par les appelants privés conventionnés pour qui, semble-t-il, toutes les erreurs ou prétentions d’erreur se valent. Il leur revenait d’identifier spécifiquement et de circonscrire dans leur mémoire ce en quoi le jugement souffrait d’une telle faiblesse et ils ne l’ont pas fait.

Le 28 mai suivant, voici plutôt ce que déclare l'appelant au même juge d'instruction (pièce P-46) :

LE JUGE : Pour quelles raisons ce trust est-il intervenu après votre mise en examen? M. Paul-Loup SULITZER : Je ne voulais pas rester aux Bahamas. Mes enfants sont de nationalité canadienne. Ma femme est née au Canada. J'ai dit à ma belle-famille de s'occuper de la constitution de ce trust. J'en ai parlé à ma belle-mère et mon beau-père Seymour JACOBSON. […] Depuis les choses ont changé parce qu'on m'a pris mon argent en trahissant ma confiance. Je me suis rendu compte comme je leur parlais de l'argent que j'avais viré au profit du trust, ils me demandaient « mais de quel argent parlez-vous? » Il doit y avoir 4 millions de dollars canadiens sur ce trust que ma belle-famille s'est approprié. En tout cas ils me disent que l'argent n'existe plus. […] Au Canada je n'ai pas d'interlocuteur, J'ai fait des virements sur un No de compte à la Banque Nationale à Montréal que m'a indiqué Remy JACOBSON qui est mon beau-frère ainsi que ma belle-mère. J'ai dû faire 5 virements, au début de l'année 2001 pour un montant d'environ 4 millions de dollars. Les virements venaient de l'UBS aux Bahamas. Juste après avoir viré ces fonds, j'ai appris que ma femme demandait le divorce, qu'elle me réclamait une pension entre 500.000F et un million par mois et on me disait « de quel argent s'agit-il »? […]

10 [2007] R.J.Q. 1753.

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[41] Ces propos sont transposables à l'espèce et s'y appliquent. L'appelant n'a pas établi que le juge de première instance a commis, sur le plan des faits, une erreur manifeste et dominante; il n'a pas établi les faits qui sous-tendent la thèse qu'il présente en appel; il n'a pas non plus établi que le juge aurait reconnu certains faits dont il aurait omis de tirer les conclusions nécessaires.

2. Les fonds n'ont jamais été versés dans le patrimoine fiduciaire de Bagatelle

[42] L'appelant prétend subsidiairement que les sommes qu'il a envoyées à Delphine Jacobson et que celle-ci a ensuite transférées dans les comptes bancaires de la fiducie Bagatelle ne sont en réalité jamais entrées dans le patrimoine de celle-ci. Selon l'appelant, il y aurait lieu, en raison des termes mêmes de l'acte constitutif de la fiducie Bagatelle, de différencier le capital de la fiducie de son patrimoine et il affirme en conséquence que si les sommes litigieuses peuvent faire partie du capital de la fiducie, elles n'appartiennent cependant pas à son patrimoine, au sens du paragraphe 2.1 de l'acte de fiducie, ce qui l'autoriserait à en réclamer maintenant le remboursement. Dans son mémoire, l'appelant s'explique comme suit :

Même si cette Honorable Cour en venait à la conclusion qu'en dépit de l'absence de conclusion explicite par le Juge de première instance, SULITZER avait donné à DELPHINE instructions de transférer à BAGATELLE non seulement la gestion mais bien la propriété des SOMMES, l'action de SULITZER devait réussir. En effet, DELPHINE n'a pas transféré les SOMMES au patrimoine fiduciaire avant la fin de son mandat.

Ainsi, l'article 1261 C.c.Q. définit comme suit la véritable nature du patrimoine fiduciaire.

« 1261. Le patrimoine fiduciaire, formé des biens transférés en fiducie, constitue un patrimoine d'affectation autonome et distinct de celui du constituant, du fiduciaire ou du bénéficiaire, sur lequel aucun d'entre eux n'a de droit réel. »

Les auteurs s'entendent pour dire que sous le Code civil du Québec le transfert d'un bien au patrimoine fiduciaire doit se faire d'un patrimoine (celui du constituant) à un autre. Ce n'est plus comme sous l'ancien code, alors que « la transmission des biens fiduciaires se faisait au profit du fiduciaire pour le bénéfice d'autres personnes, en conformité avec la théorie de la propriété sui generis d'alors » [renvoi omis].

Ainsi, le professeur Jacques Beaulne écrit :

« Le Code n'exige pas de forme sacramentelle pour la constitution de ce patrimoine. Elle peut donc être expresse, évidemment, comme lorsque le constituant mentionne dans l'acte qu'il « transfère les biens suivants à un patrimoine qu'il constitue par les présentes ». Cette constitution peut

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probablement aussi s'inférer de l'acte, à condition toutefois qu'il soit certain que l'intention du constituant soit de créer un patrimoine. Mais nous n'irions pas jusqu'à présumer du mécanisme qui peut se cacher derrière les mots employés pour, à partir d'un écrit, les interpréter de façon à véritablement constituer le patrimoine en question. Par exemple, si une personne écrit qu'elle « transfère tel et tel bien au profit de X, afin qu'il les administre pour le bénéfice… », peut-on y voir une fiducie? Une telle formulation ne nous convainc pas qu'il y a constitution d'un patrimoine, car le transfert que consent le constituant semble bien être fait au profit d'une personne; et non au profit d'un patrimoine; il n'y a donc pas constitution d'un patrimoine, puisque le « bénéficiaire » du transfert est une personne physique. Or, ceci est incompatible avec le droit de propriété qui constitue le fondement même de la fiducie. [renvoi omis]

Me Denys-Claude Lamontagne [renvoi omis] et Me Catherine Tremblay [renvoi omis] partagent cette opinion.

L'étude des termes de l'Acte de fiducie (Pièce P-15), à la lumière de ces principes, permet de conclure que les SOMMES n'ont jamais été transférées du patrimoine fiduciaire de GABRIELLE, la constituante, au patrimoine fiduciaire de BAGATELLE. Tout au plus les SOMMES ont-elles été remises par DELPHINE aux FIDUCIAIRES dans le cours normal de l'administration et des affaires de BAGATELLE. Voilà ce qui appert des articles 2.1 et 1.1(e) et de l'Annexe 1 de l'Acte de Fiducie (Pièce P-15, M.A., Vol. I, p. 464, 466 et 487).

[…]

Tel qu'expliqué précédemment, la stipulation dans l'Acte de Fiducie d’un transfert « par le CONSTITUANT aux FIDUCIAIRES » ne peut être assimilée à un don au patrimoine fiduciaire. Les FIDUCIAIRES, qui avaient reçu les SOMMES en cette qualité, pouvaient et devaient donc les retourner à SULITZER dès que celui-ci manifestait sa volonté de les ravoir.11

[43] À l'audience, l'appelant, par l'intermédiaire de son avocate, va même jusqu'à avancer, en réponse aux questions de la Cour, qu'en raison de sa formulation particulière, la définition du « capital de la fiducie », au paragraphe 1.1e) de l'acte de fiducie, fait en sorte que le patrimoine fiduciaire ne peut être augmenté, les sommes remises au fiduciaires, seul cas de figure prévu, ne faisant pas partie du patrimoine en question tel que défini au paragraphe 2.1 de l'acte.

[44] À mon avis, ce moyen d'appel doit lui aussi être écarté puisqu'il confond la constitution du patrimoine fiduciaire avec l'enrichissement ou l'augmentation de ce patrimoine et, par ailleurs, néglige l'article 1293 C.c.Q. L'appelant donne en outre aux paragraphes 1.1e) et 2.1 de l'acte de fiducie une interprétation entièrement

11 Mémoire de l’appelant, p. 16 à 18.

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décontextualisée, qui ne concorde pas avec l'esprit des dispositions en cause ni avec les dispositions de l'acte tout entier12.

[45] En l'espèce, il y a bel et bien eu, aux termes de l'article 2.1 de l'acte créant la fiducie Bagatelle, constitution d'un patrimoine fiduciaire auquel la constituante, Gabrielle Jacobson, transfère la propriété d'une collection de pièces de monnaie, décrite à l'annexe I du même acte13. Cet article 2.1 énonce que :

2.1 Le CONSTITUANT constitue un patrimoine fiduciaire auquel il donne pour le bénéfice des personnes ci-après mentionnées le bien décrit en Annexe 1 des présentes. Les FIDUCIAIRES auront la maîtrise et l'administration exclusive, conformément aux dispositions de la présente Convention, du CAPITAL DE LA FIDUCIE jusqu'au moment de la LIQUIDATION DE LA FIDUCIE et ils s'engagent à respecter les termes de la présente Convention. Chaque FIDUCIAIRE qui acceptera ce poste dans l'avenir sera automatiquement lié de la même manière.

[46] Les termes « fiducie » et « capital de la fiducie » sont par ailleurs définis ainsi par l'acte en question :

1.1. DÉFINITIONS

Aux fins de la présente Convention et de tout document s'y rapportant, les termes et expressions mentionnés ci-après ont la signification suivante, à moins que le contexte n'indique un sens différent :

[…]

e) « CAPITAL DE LA FIDUCIE » signifie tout bien transféré par le CONSTITUANT aux FIDUCIAIRES et tout autre bien qui est ou pourrait ultérieurement, pendant la durée de la FIDUCIE, être donné, vendu ou autrement transféré aux FIDUCIAIRES (et accepté par ces derniers) par le CONSTITUANT ou par toute autre personne, tous biens substitués aux biens ci-haut décrits, ainsi que tous les revenus provenant desdits biens qu'ils aient été capitalisés ou non, mais excluant tous les montants payés ou distribués, que ce soit à même le revenu ou le capital de la FIDUCIE, dans le cours normal de l'administration de celle-ci en vertu des dispositions de la présente Convention.

f) « FIDUCIE » signifie le patrimoine fiduciaire constitué par la présente.

12 Sur ce dernier point, voir l'article 1427 C.c.Q. :

1427. Les clauses s'interprètent les unes par les autres, en donnant à chacune le sens qui résulte de l'ensemble du contrat.

13 Le témoignage de Gabrielle Jacobson (au procès) montre qu'elle a accepté d'être la constituante de la fiducie Bagatelle à la suggestion de l'avocat qui s'est occupé de l'affaire, Me Richard Fontaine. Puisque l'appelant ne souhaitait pas être le constituant de la fiducie, son nom ne devant figurer nulle part pour de compréhensibles raisons, l'avocat Fontaine a, selon Gabrielle Jacobson, suggéré que celle-ci se procure chez Postes Canada un coffret de pièces de monnaie canadiennes, d'une valeur de 64 $, coffret dont la propriété serait transférée à la fiducie Bagatelle, constituant ainsi le premier élément du patrimoine fiduciaire. Ce qui fut fait.

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[47] La conjugaison de ces dispositions indique qu'un patrimoine fiduciaire a bel et bien été constitué, ce patrimoine contenant à l'origine le bien dont il est question à l'article 2.1 de l'acte de fiducie, par renvoi à l'annexe 1 du document. Pour le reste, ces dispositions montrent simplement qu'on a prévu la possibilité qu'une personne autre que la constituante transfère des sommes au patrimoine fiduciaire, en toute propriété : lorsqu'on parle en effet du « capital de la fiducie », on entend le « capital du patrimoine fiduciaire », lequel peut être augmenté de la façon décrite par le paragraphe 1.1e) de l'acte, le tout étant ainsi conforme à l'article 1293 C.c.Q. La formulation du paragraphe 1.1e) n'est peut-être pas la meilleure qui soit mais, dans le contexte, elle n'empêche aucunement l'augmentation du patrimoine fiduciaire.

[48] L'article 1293 C.c.Q. édicte que :

1293. Toute personne peut augmenter le patrimoine fiduciaire en lui transférant des biens par contrat ou par testament et en suivant, pour ces augmentations, les règles propres à la constitution d'une fiducie. Elle n'acquiert pas, de ce fait, les droits d'un constituant.

Les biens transférés se confondent dans le patrimoine fiduciaire et sont administrés conformément aux dispositions de l'acte constitutif.

[49] Le droit de transférer des biens au patrimoine fiduciaire n'est donc pas réservé qu'au constituant et rien ne s'oppose, sur le plan juridique, à ce qu'un tiers, pourvu qu'il respecte les termes de l'acte constitutif, fasse un don à la fiducie, contribuant ainsi à augmenter le patrimoine de cette dernière14.

[50] C'est, selon la preuve prépondérante, ce qui s'est produit en l'espèce. L'appelant a envoyé des sommes à son épouse Delphine Jacobson afin que celle-ci les transfère non pas aux fiduciaires personnellement mais bien au patrimoine fiduciaire de Bagatelle : c'est précisément ce qu'elle a fait (les sommes ayant été transférées aux comptes bancaires de la fiducie Bagatelle et acceptées par les fiduciaires), accomplissant ainsi la mission que, selon le juge de première instance, son époux lui avait confiée. Rien dans l'acte constitutif de la fiducie ne fait obstacle à l'augmentation résultant de ce transfert ou ne fait en sorte que les sommes transférées devraient être considérées comme ayant été versées ailleurs qu'au patrimoine fiduciaire, en pleine propriété.

3. Le juge a omis de statuer sur la réclamation de 23 021,83 $

[51] J'estime cependant qu'il faut donner raison à l'appelant quant aux 23 021,83 $ dont il réclame le remboursement. 14 Sur l'article 1293 C.c.Q. et l'augmentation du patrimoine fiduciaire à l'initiative d'un tiers, voir

notamment : Jacques BEAULNE, Droit des fiducies, 2e éd., Montréal, Wilson & Lafleur ltée, 2005, paragr. 181.1 et s. (et principalement les paragr. 181.4 et 181.5); John B. CLAXTON, Studies on the Quebec Law of Trust, Toronto, Thomson-Carswell, 2005, paragr. 24.1 et s. (et principalement les paragr. 24.5 à 24.7 et 24.9).

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[52] Le juge ne s'est pas prononcé explicitement sur cette portion de la réclamation de l'appelant, qu'il a toutefois rejetée avec le reste, implicitement. Était-il justifié de le faire? En tout respect, je crois devoir répondre à cette question par la négative.

[53] À partir du moment où le juge concluait que les sommes envoyées par l'appelant à Delphine Jacobson étaient destinées à la fiducie Bagatelle, il aurait dû conclure également que toutes les sommes ainsi transférées par l'appelant à Delphine Jacobson devaient être remises au patrimoine fiduciaire. En transférant à sa mère une somme de 23 021,83 $, résidu des sommes envoyées par l'appelant15, Delphine Jacobson, qui agissait sans le consentement de l'appelant, excédait alors le cadre de sa mission.

[54] Les intimés Jacobson font valoir (c'est même leur premier argument sur ce point) que seule la fiducie Bagatelle ou, plus justement, les fiduciaires de celle-ci, auraient l'intérêt juridique nécessaire pour réclamer la somme en question, qui lui était destinée : l'appelant, lui, n'aurait pas cet intérêt.

[55] À mon avis, cet argument ne peut être retenu. En effet, celui qui, comme en l'espèce, donne mandat à un autre de transférer (et donc de donner) des sommes d'argent à une fiducie peut certainement réclamer de son mandataire le montant que ce dernier a détourné à une autre fin (voir les articles 2138 et 2146 C.c.Q.).

[56] Et même en l'absence de mandat (dans la mesure où on serait d'avis que la remise de sommes d'argent n'est pas un acte juridique envisagé par l'article 2130 C.c.Q.), il y aurait manquement dans l'accomplissement du service que Delphine Jacobson s'était engagée à rendre à l'appelant. Or, celui qui confie à un intermédiaire le soin de remettre des sommes à une autre personne peut certainement réclamer que cet intermédiaire lui rembourse le montant détourné.

[57] En l'espèce, que Delphine Jacobson ait agi comme mandataire ou simple intermédiaire, elle avait pour mission de remettre à la fiducie Bagatelle toutes les sommes que l'appelant avait transférées dans les deux comptes dont elle était titulaire à la Banque. Ce n'est pas ce qu'elle a fait, décidant plutôt, au moment où elle a fermé ces comptes, d'en verser le résidu à sa mère, afin de régler, affirme-t-elle d'abord, une dette qu'elle-même et l'appelant avaient contractée au moment du mariage.

[58] En vérité, Delphine Jacobson a ultérieurement récupéré toute la somme ainsi versée à sa mère. Lorsqu'elle témoigne au procès, elle explique que :

Q. [75] Pouvez-vous nous dire les circonstances dans lesquelles des argents ont été retirés?

15 Voir la pièce P-28, en date du 25 septembre 2001, par laquelle Delphine Jacobson demande à la

Banque de remettre à Gabrielle Jacobson le solde de son compte, compte dans lequel ont transité seulement les sommes envoyées par l'appelant.

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R. Oui. Sur les conseils de Paul-Loup, j'avais laissé, il m'avait dit : « Laisse de l'argent dans le, dans un des comptes en dollars canadiens, c'est bien d'avoir des liquidités, si tu dois y retourner, laisses, fais en sorte de laisser quelque chose là-bas. » Et je ne crois pas qu'il m'ait donné le montant d'ailleurs, mais c'est moi qui ai laissé ça, et… et quand il y a eu tous ces événements en septembre et que ça allait mal, en même temps que la vente des meubles, alors je ne sais pas si c'était un peu…, j'ai, j'ai su qu'il y avait cette somme et j'ai décidé de fermer le compte canadien et de prendre les sommes d'argent qui étaient dans le compte BNC, pas dans la fiducie.

Q. [76] Et qu'avez-vous fait avec l'argent?

R. Alors je l'ai viré sur le compte de ma mère, qui était, donc, au Canada et je, il était convenu, enfin, je lui ai dit : « Écoute, tu prends, tu prends tout, mais tu me rends à Paris la moitié, ma sœur Vanessa était à Paris, j'ai dit, Vanessa peut me donner la moitié de la somme, ici à Paris, j'en ai besoin, et l'autre, je sais que ce n'est pas grand chose par rapport à la dette qu'on te doit, que Paul-Loup et moi on te doit, mais prends déjà la moitié comme remboursement de la dette du mariage, c'était déjà ça. Et elle m'a dit : « D'accord. ». Mais, finalement, de toute façon, elle m'a rendu la totalité de la somme, étant donné que Paul-Loup ne me donnait rien. Donc, j'ai eu la totalité de la somme, de toute façon.16

[59] Notons que, lors de son interrogatoire au préalable (le 23 mai 2002), Delphine Jacobson n'a pas affirmé que son époux lui avait demandé de conserver certaines liquidités dans l'un ou l'autre des comptes qu'elle détenait à la Banque; elle a aussi déclaré que sa mère ne lui avait remis qu'« une petite partie »17 des 23 021,83 $.

[60] Dans le contexte de l'ensemble de la preuve, l'explication que Delphine Jacobson donne au procès est peu plausible, pour dire le moins, et elle ne justifie aucunement que l'argent, plutôt que d'être gardé au compte, soit versé à Mme Jacobson mère, qui le reversera à sa fille. En fait, compte tenu de la thèse que Delphine Jacobson a toujours fait valoir et que le juge de première instance a retenue, toutes les sommes transférées aux deux comptes de la Banque auraient dû être remises à la fiducie Bagatelle.

[61] Cette fiducie (ou ses fiduciaires) n'est peut-être pas sans intérêt dans l'affaire, mais l'appelant a lui aussi un intérêt suffisant pour agir en justice, que ce soit à titre de mandant, commettant, délégant ou autrement, et il a donc le droit de récupérer de Delphine Jacobson la somme que celle-ci a indûment versée à sa mère.

[62] Cette dernière n'a finalement pas conservé la somme, la remettant entièrement à sa fille, qui doit seule la restituer à l'appelant.

16 Interrogatoire de Delphine Jacobson, 6 mai 2004, mémoire de l’appelant, p. 3189-3190. 17 Interrogatoire préalable de Delphine Jacobson, 23 mai 2002, mémoire de l’appelant, p. 1895-1896.

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[63] En somme, à compter du moment où le juge de première instance décidait que Delphine Jacobson suivait les instructions de l'appelant en créant Bagatelle et en transférant au patrimoine fiduciaire les sommes qu'il lui envoyait et qui lui étaient destinées, il aurait dû décider que les 23 021,83 $ ne pouvaient, sans le consentement de l'appelant, être distraits à une autre fin. Or, la preuve de ce consentement n'a pas été faite, au contraire. Delphine Jacobson, qui a bénéficié de la totalité de la somme ainsi détournée, doit la rembourser à l'appelant.

[64] Il n'y a pas lieu de statuer sur la question de savoir si la fiducie Bagatelle pourrait, par l'intermédiaire de ses fiduciaires, réclamer de l'appelant qu'il lui verse la somme ainsi récupérée.

4. La condamnation au paiement des honoraires extrajudiciaires de la Banque et du Trust est mal fondée

[65] Il ressort des pièces déposées au dossier et du quantum retenu par le juge que celui-ci a accordé à la Banque et au Trust le paiement des honoraires extrajudiciaires versés entre la date d'institution des procédures de première instance et le mois de décembre 200318. Cette conclusion est-elle fondée?

[66] Tout d'abord, contrairement à ce que soutiennent la Banque et le Trust, je suis d'avis que l'appelant n'avait pas besoin d'une permission pour faire appel de sa condamnation au paiement des honoraires extrajudiciaires, même si cette condamnation est dans chaque cas inférieure à 20 000 $19.

[67] L'appelant recherchait certaines conclusions en injonction permanente contre la Banque et le Trust. Ces conclusions ayant été rejetées, l'appelant pouvait, là-dessus, faire appel de plein droit contre la Banque et contre le Trust (la valeur de l'objet du litige étant dans chaque cas indéterminable), ce qui emporte du coup le même droit quant aux deux condamnations accessoires au paiement des honoraires extrajudiciaires que la Banque et le Trust ont encourus.

[68] Pour le reste, si une partie des honoraires en cause visait la réclamation monétaire de l'appelant, la question du droit d'appel me semble réglée par l'arrêt de notre Cour dans Boutin c. Bilodeau20, qui, dans la foulée d'arrêts antérieurs, décide que, pour fixer la valeur de l'objet d'un litige, dans les cas où il y a lieu d'en tenir compte pour déterminer si l'appel est de plein droit ou sur permission, il faut, lorsque l’appelant souhaite se pourvoir sur les deux volets, compter tout ensemble la valeur de la

18 Pour les honoraires du Trust, voir pièces produites sous la cote DTBN-1(D-1); pour les honoraires de

la Banque, voir pièces produites sous la cote DBN-1(D-1). 19 C'est le seuil d'appel applicable, l'action de l'appelant ayant été intentée avant le 1er janvier 2003 et

donc avant l'entrée en vigueur de la Loi portant réforme du Code de procédure civile, L.Q. 2002, c. 7, dont l'article 3 hausse le seuil d'appel de 20 000 $ à 50 000 $ à compter du 1er janvier 2003, modification qui n'est toutefois pas applicable aux instances pendantes à cette date (article 174).

20 [1989] R.D.J. 253 (C.A.).

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demande principale et celle de la demande reconventionnelle21. Or, en l'espèce, puisque les diverses réclamations monétaires que formule la demande principale impliquent des sommes supérieures au seuil d'appel applicable, l'appelant pouvait, de plein droit, inclure dans son appel les condamnations relatives aux honoraires extrajudiciaires que la Banque et le Trust ont demandés de manière reconventionnelle, dans la mesure où ils se rattacheraient à cette portion de l'action.

[69] Cette conclusion vaut aussi bien dans le cas où l'on considère que le jugement dont appel règle une seule instance (dont les différentes composantes seraient ici indissociablement liées les unes aux autres) que dans le cas où l'on considère qu'il en règle plusieurs, le droit d'appel devant s'exercer en évaluant la valeur de l'objet du litige en rapport avec chacune des parties ou groupe de parties22.

[70] L'appel sur les honoraires extrajudiciaires étant régulièrement formé, qu'en est-il du fond de la question? Je commencerai par les arguments communs à la Banque et au Trust.

[71] Excluons dans un premier temps que la condamnation de l'appelant aux honoraires extrajudiciaires puisse être justifiée par les principes reconnus dans Viel c. Entreprises immobilières du terroir ltée23, principes repris par une jurisprudence constante de notre Cour. Même si, en fin de compte, le juge de première instance a rejeté l'action de l'appelant, y compris quant à l'injonction réclamée à l'encontre du Trust et de la Banque, et même si l'appel doit être rejeté, je ne crois pas que l'on puisse reprocher à l'appelant d'avoir abusé du droit d'ester en justice, au sens où on l'entend par exemple dans Royal Lepage Commercial inc. c. 109650 Canada Ltd.24, arrêt récent qui propose une analyse fouillée de cette notion, ou encore dans Lévesque c. Carignan (Corporation de la Ville de)25.

[72] À l'audience d'appel, du reste, l'avocat de la Banque et du Trust concède que, pour ce qui les concerne, les procédures de l'appelant ne constituaient pas, du moins en première instance, un abus du droit d'ester en justice.

[73] Par ailleurs, avec égards, je ne partage pas l'opinion du juge de première instance lorsqu'il écrit que :

[89] Indépendamment de l'article 47 b) de la requête amendée de Sulitzer, il faut constater que la présence de Banque ici ne résulte pas de sa propre décision. C'est le demandeur qui a choisi d'en faire une partie au litige. Il serait donc injuste qu'elle doive supporter des honoraires et déboursés chargés par le cabinet d'avocats qui la représente dans cette affaire.

21 Au même effet, voir : Nolet c. Sayeur, J.E. 2003-1088 (C.A., juge unique). 22 Selon la règle reconnue notamment dans : Domaine Lounan inc. c. Soubrier, [1996] R.D.J. 300

(C.A.). 23 [2002] R.J.Q. 1262 (C.A.). 24 2007 QCCA 915, J.E. 2007-1325. 25 2007 QCCA 63, J.E. 2007-310.

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[74] À mon avis, il ne peut suffire, pour permettre l'attribution des honoraires extrajudiciaires, qu'une partie ait été appelée au litige sans son consentement.

[75] Enfin, peut-on considérer ici que l'appelant est tenu de payer les honoraires extrajudiciaires de la Banque et du Trust en raison de l'engagement qu'il aurait pris à cet effet?

[76] Le sous-paragraphe 47b) de la requête introductive d'instance réamendée énonce ce qui suit :

47. Par ailleurs, SULITZER s'engage envers la BANQUE NATIONALE et le TRUST NATIONAL à :

[…]

b) se soumettre à toute décision de cette Honorable Cour pouvant conclure que les ordonnances d'injonction prononcées contre elles leur ont causé des dommages que SULITZER est tenu d'indemniser.

[77] Ce paragraphe, que le juge de première instance mentionne sans toutefois en analyser le sens ou la portée, se trouve dans une section de l'acte de procédure qui est intitulée « Injonction provisoire et interlocutoire – préjudice sérieux et irréparable ».

[78] L'appelant prétend que cet engagement aurait été consenti en raison des exigences liées aux injonctions provisoires et interlocutoires réclamées contre les deux institutions financières (et qui ont été prononcées sous cette forme ou celle d'une ordonnance de sauvegarde, d'ailleurs renouvelée de consentement lors du procès) et ne visait qu'à couvrir certains débours afférents à ces injonctions, à l'exclusion des honoraires extrajudiciaires26. Selon l'appelant, le remboursement de ces débours doit être offert si l'on veut obtenir du tribunal une ordonnance du type de celles qui ont été prononcées en l'espèce, au stade provisoire et interlocutoire, par application de l'arrêt anglais Bankers Trust Co. v. Shapiro27.

[79] Je ne suis pas certaine de la portée de cet arrêt (à supposer qu'il s'applique en droit québécois), où l'on indique en effet, à la p. 358 : «The plaintiff must of course give an undertaking in damages to the bank and must pay all and any expense to which the bank is put in making the discovery » (on parle ici du devoir de la banque de divulguer des renseignements à la victime d'une fraude bancaire à laquelle n'a pas participé la banque sauf en ce que les sommes litigieuses ont transité chez elle). À mon avis, cette phrase vise les coûts rattachés à la divulgation ainsi ordonnée et ne peut inclure les honoraires extrajudiciaires de l'institution financière.

26 L'appelant parle ici de frais de copie ou de frais engendrés par l'obligation des deux institutions de

donner accès à certains renseignements ou des frais rattachés au gel des fonds. 27 [1980] 3 All E.R. 353.

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[80] À tout événement, je ne crois pas qu'en l'absence de termes explicites en ce sens, on puisse conclure du paragraphe 47b) de la requête introductive d'instance réamendée que l'appelant s'engageait à payer, en guise de dommages, l'ensemble des honoraires extrajudiciaires que la Banque et le Trust encourraient pour assurer, comme ils le prétendent, la protection de leurs droits dans le cadre du litige.

[81] J'ajoute d'ailleurs que, pour des parties qui affirment, dans leurs procédures, n'avoir pas voulu contester l'action sur le fond, les comptes d'honoraires reproduits au dossier d'appel semblent aller bien au-delà de ce qu'aurait exigé la protection des droits de ces parties, notamment aux fins de l'émission des ordonnances d'injonction interlocutoires qui étaient recherchées et qui ont été obtenues de consentement ou sans opposition28.

[82] Passons maintenant aux moyens propres à la Banque, d'une part, et au Trust, d'autre part.

[83] À l'audience, la Banque fait valoir que sa participation au litige était nécessaire à l'appelant, qui, par ce truchement, pouvait obtenir l'information nécessaire à son recours contre les autres intimés. En ce sens, la collaboration de la Banque, ordonnée par voie d'injonction, devenait un outil permettant à l'appelant de poursuivre son action et il serait normal, prétend la Banque, qu'elle en soit indemnisée par le remboursement plein et entier de ses honoraires extrajudiciaires.

[84] Cet argument ne convainc pas de faire exception à la règle usuelle. À cet égard, et même si la comparaison est un peu boiteuse, la situation de la Banque, ici, s'apparente assez à celle d'un tiers-saisi, qui se trouve lui aussi à devenir un outil, en quelque sorte, dans l'arsenal des moyens d'exécution d'un jugement ou, dans le cas d'une saisie-arrêt avant jugement, des moyens de protection d'une créance. Cela ne justifierait pas, en soi, le paiement par le saisissant (ou le débiteur saisi) des honoraires extrajudiciaires qu'encourrait le tiers-saisi, le cas échéant, et il n'y a pas lieu de décider autrement dans la présente affaire.

[85] Ceci nous mène à l'appel incident du Trust.

28 La première ordonnance d'injonction provisoire, le 25 mars 2002, a été obtenue ex parte (voir

jugement du j. DeGrandpré). La seconde ordonnance, prolongeant la première jusqu'au 8 avril 2002, a été prononcée le 4 avril 2002 (j. Beaudouin), avec le consentement des avocats de la Banque et du Trust (ou, du moins, sans qu'ils ne formulent d'objection à la continuation de la première ordonnance). Cette ordonnance a été renouvelée le 8 avril 2002 (jugement du j. Guthrie en l'absence des avocats de la Banque et du Trust). Finalement, il y a eu ordonnance de sauvegarde le 17 avril 2002 (j. Bélanger), reprenant les termes de l'injonction provisoire, pour valoir jusqu'au jugement interlocutoire, lequel n'a jamais été prononcé, les parties étant passées au stade de la permanente devant le juge Champagne (les parties conviendront alors de maintenir l'ordonnance de sauvegarde jusqu'à jugement final et le juge entérinera le tout, le 3 mai 2004).

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[86] Selon celui-ci, le juge de première instance a erré en omettant de l'autoriser à déduire des fonds qu'il administre pour le compte de la fiducie les honoraires extrajudiciaires qu'il a encourus dans le présent litige. Dans la mesure où c'est sa seule qualité de fiduciaire qui lui a valu d'être impliqué dans l'affaire, aucun reproche particulier ne lui étant adressé par ailleurs, il estime que les honoraires en question font partie des frais d'administration au paiement desquels il a droit, à même les fonds de la fiducie, conformément à l'article 1367 C.c.Q. et au paragraphe 6.2 de l'acte de fiducie.

[87] J'estime que le Trust ne peut, dans les circonstances très particulières de l'espèce, obtenir de la fiducie le remboursement ou le paiement qu'il réclame.

[88] Dans son ouvrage sur l'administration du bien d'autrui, Madeleine Cantin Cumyn écrit ce qui suit :

393. Frais judiciaires et autres frais légaux. Il découle du pouvoir de l'administrateur d'agir en justice, en demande ou en défense, pour tout ce qui touche à son administration et d'intervenir dans une action qui concerne les biens administrés, que les frais occasionnés par ces poursuites soient à la charge du bénéficiaire ou du patrimoine administré. Bien que l'article 1367, al. 1 C.civ. ne mentionne expressément que les frais de reddition de compte et de remise des biens, la même règle s'applique aux contestations qui surviennent pendant l'administration relativement à l'exercice des pouvoirs, à l'interprétation de l'acte constitutif, voire à la requête en destitution. Les frais de justice et honoraires d'avocats admissibles sont ceux de l'administrateur, mais peuvent aussi inclure ceux du bénéficiaire qui assigne l'administrateur.

L'admissibilité des frais de justice, comme toutes les dépenses faites par l'administrateur, repose sur la constatation que ces frais sont objectivement encourus dans l'intérêt du bénéficiaire ou pour la réalisation du but de l'administration. Si cette justification fait défaut, les frais sont assumés personnellement par celui qui les a faits. […]29 [Je souligne.]

[89] En l'espèce, il ressort clairement des actes de procédure produit par le Trust ainsi que de l'ensemble du dossier d'appel, que le Trust n'a ici défendu que ses propres intérêts, soucieux seulement de s'assurer qu'il ne serait pas condamné à verser à l'appelant, le cas échéant, un montant supérieur aux sommes qu'il administre pour le compte de la fiducie et qu'il ne serait pas non plus condamné à quelque paiement que ce soit solidairement avec les deux autres fiduciaires ou avec Delphine Jacobson personnellement. Pour le reste, estimant être totalement étranger au débat, il a adopté une position de neutralité complète et n'a pas défendu les intérêts des bénéficiaires (comme l'envisagent par exemple les articles 1346, paragr. 4, et 1347 C.c.Q.). Vu le contexte singulier de l'affaire, on ne peut pas dire non plus que les honoraires

29 Madeleine CANTIN CUMYN, L'administration du bien d'autrui, Cowansville, Les Éditions Yvon Blais

inc., 2000, p. 335, paragr. 393.

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extrajudiciaires qu'il a déboursés l'aient été dans la réalisation du but de l'administration ou soient de quelque façon des dépenses liées à l'administration du patrimoine fiduciaire ou se rapportant aux biens administrés (au sens des articles 1316 et 1367 C.c.Q.).

[90] Par ailleurs, rien dans l'acte de fiducie ne permet de statuer autrement.

[91] Enfin, il n'y a pas lieu de faire droit aux demandes de la Banque et du Trust quant à leurs honoraires extrajudiciaires en appel.

V. CONCLUSION

[92] Pour ces motifs, je propose d'accueillir l'appel et d'infirmer le jugement de première instance dans la mesure suivante :

1° accueillir partiellement l'action de l'appelant;

2° condamner Delphine Jacobson à verser 23 021,83 $ à l'appelant, avec l'intérêt au taux légal et l'indemnité additionnelle depuis la date d'institution de l'action, le tout avec dépens tant en première instance qu'en appel;

3° supprimer la condamnation de l'appelant au paiement des honoraires extrajudiciaires de la Banque et du Trust et rejeter la demande formulée à cet égard par ces derniers, le tout avec dépens tant en première instance qu'en appel.

[93] Je suggère par ailleurs de rejeter, avec dépens, l'appel incident du Trust;

[94] Il y aurait lieu enfin de rejeter les demandes de la Banque et du Trust quant à leurs honoraires extrajudiciaires en appel.

MARIE-FRANCE BICH J.C.A.

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