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Toute reproduction, même partielle, de ce document, doit obligatoirement inclure une référence précise à son auteur, telle que mentionnée ci-dessous : Auteur : Anna Svenbro Référence : Communication à la table ronde Traduire, transposer, transmettre dans l'Antiquité gréco- romaine, Université de Paris X - Nanterre, 7-8 juin 2007. Théoriser la traduction à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen-Âge : quelques glissements sémantiques Anna SVENBRO * , 1. Introduction Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement M. Bernard Bortolussi et Mme Lyliane Sznajder de m’avoir conviée à participer à cette table ronde, et de me permettre de faire ici état des prémisses de mes recherches portant sur la philosophie de la traduction à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen-Âge. Cette table ronde nous a permis de prendre la pleine mesure de la richesse des différentes pratiques de traduction, de transposition et de transmission dans l’Antiquité gréco-romaine. Or, on peut se demander dans quelle mesure ces pratiques nous influencent à l’heure actuelle, nous, traducteurs et traductologues, qui sommes également tributaires d’un millénaire de traductions médiévales et de cinq cents ans de théories humanistes, classiques, romantiques et contemporaines. Concernant l’apport de la romanité à la théorie de la traduction, le sens commun n’a bien souvent retenu que l’adage cicéronien non uerbum pro uerbo, et ce pour le rattacher à nos catégories contemporaines de traduction : ainsi, pour critiquer ou pour défendre la traduction « cibliste », ou bien la traduction par équivalence dynamique, face au bonheur et aux tentations de la traduction sourcière ou de la traduction par équivalence formelle (nous reprenons ici les concepts forgés respectivement par Jean-René Ladmiral 1 d’une part, Eugene A. Nida et Charles Taber 2 d’autre part). Non uerbum pro uerbo... ces quatre mots sont les branches de l’arbre qui cache la forêt théorique qu’était la question de la traduction dans l’Antiquité gréco-romaine, et que la présente journée d’études nous a permis de retrouver. J’emploie l’imparfait à dessein, car c'est une forêt pétrifiée qui nous fait face, la conception dont nous parlons ayant plus ou moins disparu, ne survivant pas au passage de l’Antiquité païenne au Moyen-Âge chrétien. Mon propos sera donc de faire un bref et modeste état des lieux des changements qui se produisent aux confins de l’Antiquité et du Moyen-Âge dans la manière de penser l’acte de traduire en Occident, et qui sont à l’origine des postulats théoriques qui fondent notre manière contemporaine de questionner la pratique traduisante. * univ. Paris 10, CERT, EA 3459 CREART-PHI, [email protected] 1 Ladmiral (1986). 2 Nida & Taber (1969 : 202-203).

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Toute reproduction, même partielle, de ce document, doit obligatoirement inclure une référence précise à son auteur, telle que mentionnée ci-dessous : Auteur : Anna Svenbro Référence : Communication à la table ronde Traduire, transposer, transmettre dans l'Antiquité gréco-romaine, Université de Paris X - Nanterre, 7-8 juin 2007. Théoriser la traduction à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen-Âge :

quelques glissements sémantiques

Anna SVENBRO∗, 1. Introduction

Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement M. Bernard Bortolussi et Mme Lyliane Sznajder de m’avoir conviée à participer à cette table ronde, et de me permettre de faire ici état des prémisses de mes recherches portant sur la philosophie de la traduction à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen-Âge. Cette table ronde nous a permis de prendre la pleine mesure de la richesse des différentes pratiques de traduction, de transposition et de transmission dans l’Antiquité gréco-romaine. Or, on peut se demander dans quelle mesure ces pratiques nous influencent à l’heure actuelle, nous, traducteurs et traductologues, qui sommes également tributaires d’un millénaire de traductions médiévales et de cinq cents ans de théories humanistes, classiques, romantiques et contemporaines. Concernant l’apport de la romanité à la théorie de la traduction, le sens commun n’a bien souvent retenu que l’adage cicéronien non uerbum pro uerbo, et ce pour le rattacher à nos catégories contemporaines de traduction : ainsi, pour critiquer ou pour défendre la traduction « cibliste », ou bien la traduction par équivalence dynamique, face au bonheur et aux tentations de la traduction sourcière ou de la traduction par équivalence formelle (nous reprenons ici les concepts forgés respectivement par Jean-René Ladmiral1 d’une part, Eugene A. Nida et Charles Taber2 d’autre part). Non uerbum pro uerbo... ces quatre mots sont les branches de l’arbre qui cache la forêt théorique qu’était la question de la traduction dans l’Antiquité gréco-romaine, et que la présente journée d’études nous a permis de retrouver. J’emploie l’imparfait à dessein, car c'est une forêt pétrifiée qui nous fait face, la conception dont nous parlons ayant plus ou moins disparu, ne survivant pas au passage de l’Antiquité païenne au Moyen-Âge chrétien. Mon propos sera donc de faire un bref et modeste état des lieux des changements qui se produisent aux confins de l’Antiquité et du Moyen-Âge dans la manière de penser l’acte de traduire en Occident, et qui sont à l’origine des postulats théoriques qui fondent notre manière contemporaine de questionner la pratique traduisante.

∗ univ. Paris 10, CERT, EA 3459 CREART-PHI, [email protected] 1 Ladmiral (1986). 2 Nida & Taber (1969 : 202-203).

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2. Pragmatique et sémantique de la traduction chez Cicéron et Jérôme

Pour mesurer l’importance de ces changements, commençons par faire quelques constats lexicaux en retournant à certains textes abordés précédemment, puis à un texte d’Horace, et en les confrontant à l’usage qu’en font (par citation directe ou non) Saint Jérôme d’une part, dans sa Lettre 57 à Pammaque, véritable traité prescriptif de traductologie, et d’autre part, plus d’un siècle plus tard, Boèce, le « dernier des Romains », dans sa préface à la seconde édition du commentaire de sa traduction de l’Isagogè de Porphyre. Reprenons d’abord l’exemple cicéronien du De optimo genere oratorum, déjà cité par Bernard Bortolussi et Alessandro Garcea :

(1) Conuerti enim ex Atticis duorum eloquentissimorum nobilisssimas orationes inter seque contrarias, Aeschinis et Demosthenis; nec conuerti ut interpres, sed ut orator, sententiis isdem et earum formis tamquam figuris, uerbis ad nostram consuetudinem aptis. in quibus non uerbum pro uerbo necesse habui reddere, sed genus omne uerborum uimque seruaui. non enim ea me annumerare lectori putaui oportere, sed tamquam appendere. (CIC. Opt. 14) « J’ai en effet traduit des deux plus éloquents des Attiques, Eschine et Démosthène, les deux discours les plus célèbres et qui se répondent ; et je les ai traduits non en interprète, mais en orateur, avec la même présentation des idées et des figures, en adaptant les mots à notre propre langue. Pour ceux-ci j n’ai pas jugé nécessaire de les rendre mot par mot, mais j’ai conservé dans son entier le genre des expressions et leur valeur. Je n’ai pas cru en effet que je dusse en rendre au lecteur le nombre, mais en quelque sorte le poids. »3

Trois choses dans ce passage retiennent particulièrement notre attention. En premier lieu, Cicéron écrit De optimo genere oratorum, « Du meilleur genre d’orateurs » : par ce titre, qui enracine son ouvrage dans l’art oratoire, Cicéron sous-entend avec insistance ce qu’il affirme dans le corps du texte : il ne traduit pas en interprète, mais en orateur (nec conuerti ut

interpres, sed ut orator). Deuxièmement, dans le passage qui nous préoccupe, même si, pour Cicéron, les sententiae, la « fidélité » conceptuelle, ont quelque importance, c’est la « fidélité » aux formes et aux figures, selon l’usage latin, qui compte (sententiis isdem et earum formis tamquam figuris, uerbis ad nostram consuetudinem aptis). Enfin, venons-en au fameux adage non uerbum pro uerbo, ce qui lui fait suite étant tout aussi intéressant : pas de mot à mot, certes, mais il s’agit avant toute chose de conserver le genre et la valeur des expressions (in quibus non uerbum pro uerbo necesse habui reddere, sed genus omne uerborum uimque seruaui). On voit donc ici que Cicéron, dans sa pensée de la traduction, privilégie, comme le souligne Renaud Boutin dans son étude du rôle des orateurs grecs dans la définition cicéronienne de l’éloquence4, la dimension pragmatique du discours original. Prenons maintenant la citation qu’en fait Jérôme :

(2) Ego enim non solum fateor, sed libera uoce profiteor me in interpretatione Graecorum absque scripturis sanctis, ubi et uerborum ordo mysterium est, non uerbum e uerbo sed sensum exprimere de sensu. Habeoque huius rei magistrum Tullium, qui Protagoram 3 Trad. Les Belles Lettres (Albert Yon, 1964 : 114). 4 Boutin (2005).

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Platonis et Oeconomicum Xenofontis et Aeschini et Demosthenis duas contra se orationes pulcherrimas transtulit. (HIER. Ep. 57, 5) « Oui, quant à moi, non seulement je le confesse, mais je le professe sans gêne tout haut : quand je traduis les Grecs – sauf dans les saintes Ecritures, où l’ordre des mots est un mystère – ce n’est pas un mot par un mot, mais une idée par une idée que j’exprime. En cette affaire, j’ai pour maître Cicéron, qui a traduit le Protagoras de Platon, l’Economique de Xénophon et les deux magnifiques discours prononcés par Eschine et Démosthène l’un contre l’autre. »5

On peut tout de suite remarquer que cette citation se distingue par son caractère extrêmement retors (à l'image d'ailleurs, de toute la lettre dont elle est extraite, comme le souligne Douglas Robinson6), et ceci pour deux raisons. Prenons d’abord le sous-titre de la Lettre 57 à Pammaque : alors qu’on avait oratorum chez Cicéron, Jérôme sous-titre sa lettre De optimo genere interpretandi. Certes, Jérôme se réfugie sous le parapluie de l’autorité cicéronienne : il convient de rappeler qu’à l’époque de la rédaction de cette fameuse missive, Jérôme est en délicatesse avec la hiérarchie ecclésiastique pour une sombre histoire de traduction frauduleusement portée à la connaissance du public, et que la Lettre 57 à Pammaque est une réponse aux accusations de ses ennemis, selon lesquelles Jérôme serait un mauvais traducteur, irrespectueux de l’autorité... En outre, comme le soulignent Michel Banniard, puis Jacques Fontaine, Jérome manifeste à maintes reprises son attachement aux bon usage latin, au genus floridum et à la consuetudo cicéronienne.7 Doit-on pour autant suivre Antoine Berman, lorsque celui-ci affirme que Jérôme ne fait dans cette lettre que « donner un résonance historique aux principes établis par ses prédécesseurs païens »8 ? En effet, nous sommes enclins à penser que la déférence hiéronymienne à l’égard de Cicéron est trompeuse, et que Jérôme n’emploie cette référence que pour mieux la retourner. En prenant un tel sous-titre pour sa lettre, Jérôme sous-entend, en quelque sorte, nec conuerti ut orator, sed ut interpres..., qu’il ne traduit pas en orateur, mais en interprète. Il exorcise ainsi la figure cicéronienne qui est à la fois un modèle qu’il admire et son pire cauchemar, ainsi qu'il le relate dans une lettre à Julia Eustochium...9 Prenons ensuite le corps du texte hiéronymien. Nos soupçons se confirment avec la phrase canonique : non uerbum pro uerbo (en accord avec Cicéron) sed sensum exprimere de sensu. On voit ici que la perspective a radicalement changé : du genus on est passé au sensus, du « genre » des expressions, on est passé à leur sens, l’idée qu’elles transmettent. Plutôt qu’une « fidélité » à la pragmatique du texte, Jérôme privilégie une « fidélité » à sa sémantique. 3. De la servilité à la fidélité

J’emploie des guillemets s’agissant du mot « fidélité », car cette notion a un sens extraordinairement ambigu à l’époque qui nous préoccupe. L’étude des trois exemples suivants va nous en donner la preuve. Regardons de près quelques vers de l’Ars poetica d’Horace :

5 Trad. Les Belles Lettres (Jérôme Labourt, 20023 : 59). 6 Robinson, (1992a : 11-14). 7 Cf.Banniard (1988 : 305-322) et Fontaine (1988 : 323-342). 8 Berman (1985,1999² : 32). Le traductologue revient toutefois partiellement sur cette affirmation dans l'un de ses ouvrages ultérieurs. Cf. Berman (1995 : 18 , n.5). 9 HIER. Ep. 22.

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(3) Difficile est proprie communia dicere; tuque rectus Iliacum carmen deducis in actus, quam si proferres ignotat indictaque primus. publica materies priuati iuris erit, si non circa uileme patulumque moraberis orbem, nec uerbo uerbum curabis reddere fidus interpres, nec desilies imitator in artum, unde pedem proferre pudor uetet aut operis lex. (HOR. P. 128-135)

« Il est difficile d’exprimer sous des traits individuels des caractères généraux, et il est plus sûr pour vous de faire d’un épisode de l’Iliade la trame d’une œuvre dramatique que de produire le premier un sujet inconnu et que nul n’a traité. Vous ferez d’une matière prise au domaine public votre propriété privée si vous ne vous attardez pas à faire le tour de la piste banale et ouverte à tous, si vous ne vous appliquez pas à rendre, traducteur trop fidèle, le mot par le mot, si vous ne vous jetez pas, en imitant, dans un cadre étroit d’où la timidité ou bien l’économie de l’œuvre vous interdiront de sortir. »10

Ces vers de l’Ars poetica nous ont en effet légué une autre expression canonique, celle du fidus interpres. Or il est absolument nécessaire de la replacer dans son contexte horatien, celui de la problématique de l’originalité littéraire dans la Rome augustéenne. Avec Cicéron, on était en présence du traducteur orateur ; chez Horace, c’est du traducteur poète dont il est question. Ce traducteur poète ne doit pas, pour paraphraser l’heureuse expression employée précédemment par Christian Nicolas11, « se prendre la patte dans le fil du texte » original, tomber dans ses pièges, ses ornières béantes, dans un cercle banal et ouvert à tous, parce qu’il traduit littéralement, parce qu’il se fait asservir par le texte source et qu’il échoue à étendre, comme le remarque Douglas Robinson, son dominium littéraire, les matériaux qui sont le bien de tous ne devenant pas sa propriété privée12. Ici, fidus interpres, pris en contexte, a une connotation péjorative, celle de la servilité. Or, Jérôme cite Horace dans sa Lettre 57 d’une bien curieuse façon :

(4) Sed et Horatius, uir acutus et eloquentissimus, hoc idem in Arte poetica erudito interpreti praecipit : nec uerbum uerbo currabis reddere fidus

interpres13. (HIER. Ep. 57, 5)

« Horace, lui aussi, cet homme si fin et si docte, trace, dans son Art poétique, les mêmes règles à un traducteur lettré : ‘tu ne te soucieras pas de rendre chaque mot par un mot, tout en restant fidèle interprète…’ »14

10 Trad. Les Belles Lettres (François Villeneuve, 19898 : 209). 11 Cf. supra. 12 Cf. Robinson (1992b : 40-45). 13 C'est nous qui soulignons. 14 Trad. Les Belles Lettres (Jérôme Labourt, 20023 : 60). C'est nous qui soulignons.

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Une fois encore, la citation est partielle, et les deux vers horatiens décontextualisés ont une signification pour le moins ambiguë pour des raisons syntaxiques : doit-on traduire par une concessive (« tu ne te soucieras pas de rendre un mot par un mot, tout en restant un interprète fidèle »), comme l’a fait Jérôme Labourt dans l’édition des C.U.F.? Doit-on donner aux vers un tour plus explicatif ? En tout cas, fidus prend ici une toute autre connotation que dans les vers horatiens, une connotation cette fois-ci méliorative. La fidélité est désormais la parure du traducteur : le terme fidus fait ici l’objet d’une stratégie de resignification, et le discours de mépris qui lui était jusqu'alors associé est en quelque sorte « pris au mot » pour être retourné et subverti. Or, l’expression fidus interpres est une nouvelle fois renversée chez Boèce, dans sa préface à la seconde édition du commentaire de sa traduction de l’Isagogè de Porphyre, dont nous présentons ici un extrait significatif :

(5) Secundus hic arreptae expositionis labor nostrae seriem translationis expediet, in qua quidem uereor ne subierim fidi interpretis culpam cum uerbum uerbo expressum comparatumque reddiderim. Cuius incoepti ratio est, quod in his scriptis in quibus rerum cognitio quaeritur non luculentae orationis lepos sed incorrupta ueritas exprimenda est. Quocirca multum profecisse uideor, si philosophiae libris Latina oratione compositis per integerrimae translationis sinceritatem nihil in Graecorum litteris amplius desideretur. (BOET. Porph. isag.) « Ce second ouvrage, consistant en une exposition dont nous avons dû nous contenter, est destiné à expliquer l’enchaînement de notre traduction, dans laquelle je crains d’avoir commis la faute du ‘fidèle interprète’, quand j’ai rendu un mot, l’ai fait correspondre et l’ai exprimé par un autre. Voici la raison de cette entreprise : dans des textes où l’on cherche la connaissance des choses, ce n’est pas l’élégance du beau discours, mais la vérité incorrompue qu’il faut chercher. Pour cette raison, il me semble que j’aurais fait un grand progrès, si, dans les ouvrages de philosophie traduits en latin, grâce à l’honnêteté d’une traduction scrupuleuse, rien de plus ne fait défaut que ce qui fait défaut dans les textes des Grecs. » 15

Uereor ne subierim fidi interpretis culpam, « je crains d’avoir commis ici la faute du fidus

intepres »... Comment traduire ? Par fidèle interprète ? Ou bien par interprète servile ? La crainte formulée par Boèce est ici ironique, et l’assomption de son statut de « fidèle interprète » lui permet de faire l’exposé de sa conception de la traduction et de son projet de traducteur, lorsqu’il dit qu’« [il a] rendu un mot, l’[a] fait correspondre et l’[a] exprimé par un autre » (cum uerbum uerbo expressum comparatumque reddiderim). Le projet traductologique de Boèce est clair : il fait disparaître la restriction de la traduction littérale aux textes sacrés chez Jérôme, « où l'ordre des mots est aussi un mystère »16, les attaches avec les splendide dicta cicéroniennes et « l’élégance du beau discours » se relâchent, c’est désormais « la vérité incorrompue qu’il faut chercher » de manière à ce que « rien de plus ne fait défaut que ce qui fait défaut dans les textes des Grecs. » Comme le souligne à juste titre Rita Copeland, une telle position témoigne d’une vision de la lettre du texte non seulement comme support d’une rhétorique mais encore comme celui d’une incarnation du sens17.

15 C’est nous qui traduisons et soulignons. 16 ubi et uerborumordo mysterium est. (HIER. Ep. 57, 5) Trad. Les Belles Lettres (Jérôme Labourt, 20023 : 59). 17 Copeland (1989).

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Quel contraste avec la conception romaine traditionnelle de l’acte de traduire ! Je songe ici à ce qui a été exposé précédemment par Alessandro Garcea à propos d’Aulu-Gelle et de ses Nuits Attiques. Parcourons une nouvelle fois dans cet ouvrage les passages qui font question :

(6) Quando ex poematis Graecis uertendae imitandaeque sunt insignes senteniae, non semper aiunt enitendum, ut omnia omnino uerba in eum, in quem dicta sunt, modum uertamus. perdunt enim gratiam pleraque, si quasi inuita et recusantia uiolentius transferatur. scite ergo et considerate Vergilius, cum aut Homeri aut Hesiodi aut Apollonii aut Parthenii aut Callimachi aut Theocriti aut quorundam aliorum locos effingeret, partem reliquit, alia expressit. sicuti nuperimme aput mensam cum legentur utraque simul bucolica Theocriti et Vergilii, animaduertimus reliquisse Vergilium, quod Graecum quidem mire quam suaue est, uerti autem neque debuit neque potuit. sed enim, quod substituit pro eo, quod omiserat, non abest, quin iucundius lepidusque sit... (GELL. Noctes Atticae, 9, 9, 1-5) « Quand on a à traduire et à imiter des phrases remarquables de poèmes grecs, il ne faut pas toujours, dit-on, s'efforcer de traduire totalement tous les mots de la manière dont ils sont dits. Ils perdent en effet pour la plupart leur agrément quand ils sont transposés pour ainsi dire avec quelque violence malgré eux, sans leur consentement. Avec habileté et jugement donc Virgile, reproduisant des passages, ou d'Homère, ou d'Hésiode, ou d'Apollonios, ou de Parthenios, ou de Callimaque, ou de Théocrite, ou de certains autres, a laissé de côté certaines annotations, en a rendu d'autres. Ainsi récemment alors qu'on lisait à table simultanément les deux Bucoliques de Théocrite et de Virgile, nous remarquâmes que Virgile avait laissé de côté ce qui, quoiqu'extraordinairement délicieux en grec, ne devait ni ne pouvait être traduit. Mais ce qu'il a mis à la place de ce qu'il avait omis, ne manque pas d'être plus agréable et plus joli... »18

Alors que la traduction était chez Aulu-Gelle une affaire de style, que la volonté des auteurs classiques était de faire parler latin les orateurs ou poètes grecs et de faire une expérience de re-création (récréation ?) littéraire, le souci de transmission sémantique et conceptuelle étant tout à fait au second plan, chez Boèce, du moins en théorie (ses traductions des philosophes et mathématiciens grecs, visant à « accomoder » ces derniers au latin et à les rendre plus compréhensibles par des « éclaircissements », témoignent dans les faits d’une pratique qui n’est peut-etre pas aussi éloignée qu’on pourrait le croire de celle d’Aulu-Gelle et de Cicéron...19), la traduction n’est pas seulement affaire de pragmatique, de sémantique, de transmission du sens, du contenu. La dimension syntactique est aussi présente dans le projet de traduction, Boèce voulant que, par elle, grec et latin soient en quelque sorte en bijection interlinguistique. Boèce non seulement avoue être un « fidèle interprète », mais le professe encore tout haut, car traduire littéralement est la seule manière pour lui de sauver la vérité incorrompue du texte grec. La métaphysique de la langue est tout à fait différente de celle professée par Aulu-Gelle, Cicéron et les représentants de la romanité païenne d’une part, et par Jérôme d’autre part.

18 Trad. Les Belles Lettres (René Marache, 1978 : 125-126). 19 Von Campenhausen (1969 : 331).

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4. Perspectives sous forme de conclusion

À travers les glissements sémantiques que l’on vient d’observer, légers en apparence, mais d’importance capitale, on discerne en partie ce qui se joue dans la disparition de la conception romaine et antique, et l’émergence de la conception médiévale de la traduction. Quelles sont les causes de cette mutation au-delà des commodités conceptuelles qu’offre la notion de transition historique ? C’est que la fonction culturelle et politique du traducteur, au temps de Jérôme (l’Empire romain d’Occident est en crise) et a fortiori celui de Boèce (il n’existe plus), a changé par rapport au contexte de la Rome augustéenne. Et ceci pour des raisons qui peuvent faire office de perspectives. Tout d’abord, force est de constater que ce n’est qu’à l’époque de Jérôme que la visée de la traduction littéraire devient celle de « dispenser de la lecture du texte original »20, selon la définition contemporaine donnée par Jean-René Ladmiral. L’usage du grec est déclinant en Occident (la situation est bien entendu différente en contexte byzantin) à l’époque de Jérôme (c’est une traduction confidentielle pour un moine non-helléniste qui met le feu aux poudres et déchaine les attaques contre lesquelles se défend Jérôme dans sa Lettre 57), plus encore à celle de Boèce. La visée de la traduction, pour reprendre la terminologie développée par Antoine Berman21, devient conservatoire (on pourrait à cet égard comparer le projet de traduction boéthien à l’oeuvre de Cassiodore dans le cadre de son monastère de Vivarium). Une deuxième perspective peut être apportée par la réflexion sur la sacralisation du texte à traduire. Le passage de la religion à fondement essentiellement traditionnel qu’était la religion romaine, au monothéisme dont le fondement est une parole transmise sous forme de texte qu’est le christianisme, est aussi déterminant. Le miracle de la Pentecôte dans les Actes des Apôtres22 fait de la traduction un impératif catégorique. Or, comment faire face à la perte de certaines connotations dans un texte qui n’est plus profane comme chez Aulu-Gelle, mais sacré? Le traducteur, par conséquent, s’engage dans une entreprise vouée à l’échec, mais est condamné à réussir. Traduction, transmission...tradition. Nous voyons, à travers ces changements dans le statut du traducteur et de sa tâche, poindre la question de l’autorité au sens d’auctoritas. Le traducteur n’est plus un créateur, un conquérant, mais un conduit, le vecteur de transmission d’un héritage. Le traducteur aura beau musarder (même si nous ne nous y attarderons pas, il faut par exemple souligner l’importance du phénomène de la pseudépigraphie à la fin de l’Antiquité et au début du Moyen-Âge, essentielle dans la transmission de textes à la réputation sulfureuse, voués sinon à disparaître23) fera l’objet d’un contrôle de la part de la hiérarchie dans laquelle il s’inscrit, de la part de ses pairs, et, surtout, de lui-même.

20 Ladmiral (1994 : 15). 21 Berman (1995 : 91). 22 Ac. I, 2-4. 23 On se réfèrera avec profit à l’étude menée par Gustave Bardy sur les pratiques pseudépigraphiques dans l’Antiquité chrétienne. Bardy (1936).

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Références

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