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Institut catholique de Paris Université de Poitiers Povilas ALEKSANDRAVICIUS Temps et éternité chez saint Thomas d’Aquin et Martin Heidegger Thèse en vue de l’obtention du doctorat canonique et du doctorat d’état en philosophie Directeurs : Professeur Philippe CAPELLE (Institut catholique de Paris) Professeur Jean-Louis VIEILLARD-BARON (Université de Poitiers) 2008

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  • Institut catholique de Paris

    Universit de Poitiers

    Povilas ALEKSANDRAVICIUS

    Temps et ternit chez saint Thomas dAquin

    et Martin Heidegger

    Thse en vue de lobtentiondu doctorat canonique et du doctorat dtat en philosophie

    Directeurs :

    Professeur Philippe CAPELLE (Institut catholique de Paris)Professeur Jean-Louis VIEILLARD-BARON (Universit de Poitiers)

    2008

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    Remerciements

    Entrer dans la philosophie, cest entrer dans un processus. Je remercie le

    Professeur Philippe Capelle, directeur de cette thse, de mavoir montr lexemple de

    la pense vivante et de mavoir introduit dans le mouvement passionnant de la

    philosophie. Cest lui qui a guid toutes mes recherches, depuis lanne de Matrise, et

    qui a parfaitement compris la manire dont fonctionne mon esprit.

    Toute ma gratitude au Professeur Jean-Louis Vieillard-Baron, de lUniversit

    de Poitiers, qui a accept de co-diriger mon travail.

    Je remercie galement les Professeurs Olivier Boulnois et Alain Boutot,

    membres du jury qui ont d valuer cette thse avant soutenance.

    Je voudrais exprimer ma reconnaissance au Professeur Jean Greisch, qui ma

    initi la rflexion de Heidegger et qui a dirig ma premire tentative de confrontation

    des penses de Heidegger et de saint Thomas dAquin, il y a voici 6 ans dj, durant

    mon anne de Licence.

    P. A.

  • 3

    TABLE DES MATIERES :

    Introduction (11).

    Premier chapitre. La question du temps et de lternit dans la pensegrecque et dans la priode patristique (32).

    I. Dans lantiquit grecque (32).1. La formation dun sens philosophique du mot (32).2. Platon (34).3. Aristote (35). 4. Les stociens (39).5. Plotin (41).

    II. La pense chrtienne (45).1. Les donnes bibliques (45).2. Denys (51).3. Les Pres de lEglise (52).4. Saint Augustin (54).5. Boce (61).

    Chapitre II. Temps et ternit dans la pense de saint Thomas (63).

    I. Le temps (64).1. Le temps et le mouvement (64).

    a) La reprise de la dfinition dAristote (64).b) Les genres du mouvement et la cause ontologique des tants (65).c) Linstance du nant dans le mouvement (73).d) Lme qui suit le mouvement : lapparition du temps (77).e) Le temps universel et les temps singuliers (83).f) Lhypothse du temps infini et laffirmation du commencement dutemps (86).

    2. Le temps et lme (91).a) La corrlation entre lme et le temps (91).b) La constitution du temps par lme, dans ses trois extases (93).c) Pourquoi lme compte-t-elle le temps ? (97)

    3. Le temps, lme et le mouvement : lorigine commune de leur tre (100).4. Linstant, ouverture vers lternit (106).

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    II. Lternit (109).1. La dfinition thomasienne de lternit (109).

    a) Limmutabilit divine comme lhorizon de lternit (109).b) La reprise de la dfinition bocienne (111).c) Lternit nest pas une dure (113).d) Lexemplification unique de lternit : Dieu (115).

    2. Le mouvement au sein de lternit (117).a) La vie de Dieu (117).b) La fcondit de lesse purus (119).c) Quidam circuitus (121).d) Les processions divines (123).

    3. Lternit temporelle ? (126)

    III. Les rapports entre lternit et le temps (129).1. Lternit et le temps comme relation de ltre et de ltant (130).

    a) Lternit comme ipsum esse (130).b) La prsence de lipsum esse subsistens dans lens (132).c) Le temps comme mode daccs lipsum esse subsistens (135).d) Le temps comme horizon de laccomplissement de ltant (136).e) Lens temporel comme participation lesse ipsum subsistens ternel.f) Le rapport de lternit et du temps comme la contraction de ltre lgard de ltant (145).g) Lternit comme pouvoir unificateur de la temporalit (147).

    2. Lternit et le temps dans le rapport entre lintellectualit de lesse divinumet la rationalit de lesprit humain (149).

    a) La distinction entre intellectus et ratio (149).) Dieu ternel comme intellectus (151).) Lhomme temporel comme ratio (153).) Intellectus comme ratio (155).

    b) La participation de la rationalit humaine lintellectualit divine.c) La ratio humaine face lternit : la constitution du temps partirde lexprience du nant (160).

    Chapitre III. Linterprtation de ltre, de lternit et du tempsdans la scolastique tardive (164).

    I. Lobscurcissement de l esse dans lcole thomiste (165).1. Le flchissement formaliste de lesse (165).2. La rationalisation de lesse (167).3. Linterprtation de la notion de cause efficiente comme raisonsuffisante (169).

    II. Eternit et temps selon les scolastiques modernes (171).

  • 5

    Chapitre IV. Heidegger avant 1919 et le refus de la notion delternit (175).

    I. Lenracinement dans la tradition catholique et la formation scolastique (177).1. Lorigine catholique, le temps de lardeur de la foi et les dficiences de laformation (177).2. Le penchant pour la philosophie, miroir de lternel (184).3. La figure de Brentano (186).4. Quelle scolastique Heidegger a-t-il connu ? (188)

    II. Un scolastique au sein de lcole no-kantienne. Quelle image de lternit etdu temps ? (194)

    1. Le passage lcole no-kantienne de Fribourg et les nombreuses influences.2. La lutte contre le psychologisme (1912-1913) : au nom de quelles valeurs ?3. La thse dhabilitation (1915). De nouveaux lments (202).

    a) Essai de la rconciliation de divers systmes : la reprise (202).b) La critique de la scolastique et du no-kantisme rickertien (204).c) Linfluence de Lask : la pense de limmanence (206).d) Leccit scotiste : existentiam et tempus (207).

    4. La confrence dhabilitation (juillet 1915) : la valorisation de la question dutemps (209).5. La conclusion de la Thse dhabilitation (1916) : linfluence de Hegel et lanouvelle acception de la mtaphysique. La sortie de la scolastique (212).

    a) Le contexte historico-philosophique (213).b) Le problme fondamental: le rapport entre lternit et le temps (214).c) Linfluence de Hegel et la nouvelle acception de la mtaphysique.d) Le rejet du concept scolastique de lternit (216).

    III. Une confirmation de la position philosophique : la conversion auprotestantisme (217).

    1. La rduction du catholicisme au systme scolastique (218).2. Les lectures de Schleiermacher (220).3. Le mariage avec une protestante et un nouveau foyer pour la foi des origines.4. La reprise du dualisme protestant entre la foi et la raison et le choix de laphilosophie (222).

    IV. Les motifs heideggriens de rejeter la notion dternit sont-ils suffisants ?1. Lapparence de la question rgle pour toujours (225).2. De quoi tmoignent les recherches de Heidegger sur la mystique mdivaleen 1918 ? (226)3. Le rejet de la scolastique traditionnelle peut-il justifier le rejet de la notiondternit ? (228)

  • 6

    Chapitre V. L'accs phnomnologique au temps dans la pense deHeidegger entre 1919 et 1927 (231).

    I. La conception heideggrienne de la facticit comme mobilit ettemporalit (231).

    1. Lapparition du concept de facticit dans la pense de Heidegger.2. La philosophie facticielle (234).

    a) Le refus de toute philosophie de non-mouvant (235).b) La philosophie comme claircissement de la vie facticielle.c) Linfluence de Husserl et de Dilthey (239).

    3. Les traits de la facticit (240).a) La facticit comme mouvement : le souci (241).b) LEr-eignis et la formation du monde de vie (243).c) La facticit en tant que vie (244).d) La vie facticielle en tant que sa propre ruinance (246).e) La lumire de lintelligibilit au sein de la facticit (247).

    ) La brumosit de la vie facticielle (247).) La lumire hermneutique interne la facticit (248).) Le dpassement du clivage subjectivit / objectivit.

    f) La facticit en tant que temporalit (249).g) La facticit en tant que lhistoricit (252).h) La vie facticielle et la mort (254).

    4. La facticit chrtienne (256).5. Le passage lontologie (258).

    II. Heidegger et la conception augustinienne du temps (262).1. Saint Augustin et la facticit heideggrienne (263).2. La lecture heideggrienne de la conception du temps de saintAugustin : lappropriation et les omissions (265).

    a) La memoria augustinienne dans Augustinus und derNeuplatonismus (265).b) Labandon augustinien de la facticit comme retour ausystme temps / ternit (267).c) Saint Augustin dans la confrence de 1924 sur Le concept dutemps (270).d) Saint Augustin dans Sein und Zeit (272).e) Saint Augustin dans Les Problmes fondamentaux de laphnomnologie (1927) (274).

    III. Linterprtation heideggrienne du mouvement, du temps et de lmechez Aristote (1922 1926) (275).

    1. Le mouvement selon Aristote dans lapproche phnomnologique deHeidegger (276).

    a) La question de ltre centre sur le mouvement (276).b) Le sens du concept aristotlicien du mouvement (279).

    ) Articulation des trois concepts de base : , et (279).) Le moment de la privation dans le mouvement (dansltre de ltant) : (283).

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    ) Ltant en mouvement apparaissant commesignifiance (285).

    c) L en tant que mouvement (287).d) Linterprtation vulgaire de l (289).

    ) Prsence constante (290).) Lternit du mouvement (290).) La doctrine aristotlicienne du premier moteurimmobile (291).

    2. Le problme du temps ontologique chez Aristote (293).a) Le privilge du temps prsent (294).b) Le dAristote et lternit du temps (297).c) La constance ternelle du premier moteur (300).d) La aristotlicienne comme cause du privilge dutemps prsent (301).

    3. La conception aristotlicienne de lme et le problme du temps.a) Linterprtation ontologique du concept aristotlicien de vie.

    ) Le sens ontologique de (305).) Lhomme comme tre-en-vie et lexplicationontologique de ltant dans son entier (307).) De lhomme au Dasein (308).) A la recherche de la temporalit de la vie :linterprtation vulgaire de la (309).

    b) Lme intellectuelle et le problme du temps (311).) et (312).) La primaut de la chez Aristote (313).) La revendication de la primaut de la chezHeidegger (314).) Le statut de ltant concret face lternit chez saintThomas (315).

    IV. Le temps dans Sein und Zeit (318).1. Le Dasein comme tre-au-monde et sa structure temporelle (320).

    a) La reprise du concept de facticit (321).b) La domination du prsent dans le mode inauthentique duDasein (323).c) Langoisse comme passage au mode authentique du Dasein etcomme rvlation de la temporalit originaire (326).d) Le nant comme pouvoir structurant ltre du Dasein (327).

    2. tre-vers-la-mort comme manifestation du temps originaire.a) Le problme de la totalit (Ganzheit) du Dasein : le Daseinfini comme possibilit dtre-un-tout (329).b) Limmanence de la mort (331).c) La temporalisation du Dasein face la mort commeconstitution originaire du Dasein (333).

    ) La primaut de lavenir (333).) Lapparition du pass et du prsent (335).

    d) Lunit et la dispersion de la temporalit originaire commeproblme insoluble dans Sein und Zeit (337).

    3. La premire drive du temps originaire : lhistorialit commetirement (Erstreckung) (340).

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    4. La deuxime drive du temps originaire : lintra-temporalit(Innerzeitigkeit) (343).5. La conception vulgaire (vulgre) du temps (346).

    a) La manifestation vulgaire du temps exprime dans ladfinition dAristote (346).b) Les traits du temps conu vulgairement (352).c) Lenracinement de la conception vulgaire du temps dans letemps originaire (353).d) Remonter de la conception vulgaire du temps au tempsoriginaire (354).e) Linterrogation sur la conception heideggrienne du temps etsaint Thomas dAquin (356).

    V. Le rapport de Heidegger la scolastique et au concept dternit dansles annes 1920 (357).

    1. Heidegger et la pense scolastique entre 1919 et 1930 (358).a) La ncessit de la destruction de la scolastique (358).

    ) De la mystique mdivale la vie facticielle (358).) Lmancipation de la philosophie dAristote desinterprtations scolastiques comme cadre de la destruction de la philosophie mdivale (360).) La philosophie scolastique comme figure delinterprtation de ltre en tant que prsence constante.) La scolastique dans Sein und Zeit (365).

    b) La destruction heideggrienne de lontologie mdivaledans Les Problmes fondamentaux de la phnomnologie (369).

    ) Thomas dAquin, Duns Scot, Suarez (372).) Rduction des concepts fondamentaux de lascolastique aux conceptions des Grecs (374).) Lontologie mdivale comme projection ducomportement productif du Dasein (379).) Le problme de linsuffisance de lontologiemdivale (381).

    c) Interprtation heideggrienne de la conception mdivale dela vrit (383).

    2. Heidegger et le concept dternit dans les annes 1920 (387).a) La relgation du concept thologique dternit (388).b) Le rejet de la notion mtaphysique traditionnelle dternit.c) La possibilit dune notion dternit dans le cadre de larflexion sur la temporalit originaire (393).

    Chapitre VI. Le temps transcendantal : laboration de la diffrenceontologique et la question du nant comme fondement abyssal (395).

    I. A la recherche de lunit du temps : confrontation avec Kant (397).1. Le temps comme intuition pure universelle (397).

    a) Lintuition pure (397).

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    b) Lespace et le temps comme donation de ltre en gnral entant que totalit unifie (einige Ganze) (400).c) Le privilge du temps comme intuition pure universelle :gnrateur de la transcendance (401).d) Lunit essentielle de la connaissance pure : limaginationtranscendantale (403).

    2. Limagination transcendantale comme sphre originaire du temps.a) Limagination transcendantale comme facult fondamentalede la connaissance ontologique (404).b) Limagination transcendantale comme facult gnratrice etunificatrice de la transcendance (406).c) Limagination transcendantale comme synthse pure dutemps (408).d) Le temps comme sujet originaire (411).

    3. Limagination transcendantale et le Rien (413).4. La finitude comme horizon ultime de la mtaphysique (415).5. La finitude et linfini (417).

    II. La conception heideggrienne de la transcendance (420).1. Le problme de la transcendance dans Sein und Zeit (420).

    a) Le problme didentification de lintentionnalit, du souci etde la transcendance (422).b) La transcendance et la phnomnologie (424).c) La transcendance et le monde (425).

    2. La transcendance kantienne dans linterprtation de Heidegger (426).a) La transcendance de la connaissance finie du Dasein dansKant et le problme de la mtaphysique (426).b) La transcendance et le concept kantien du monde dans VomWesen des Grundes (427).

    3. La transcendance du Dasein comme dpassement dun triple clivagetraditionnel (429).

    a) Au-del du clivage sujet / objet (431).b) Au-del du clivage soi / monde (432).c) Au-del du clivage monde / Dieu (435).d) Le dpassement du triple clivage traditionnel en tantquouverture ontologique du Dasein : contre linterprtation immanentiste de la pense heideggrienne (437).e) La science de ltre comme science transcendantale etaprioritique (438).

    III. La diffrence ontologique et la temporalit originaire (440).1. La temporalisation de ltre et la radicalisation de la finitude (441).2. Dasein en tant que lieu de la diffrence ontologique (443).3. La diffrence ontologique : unit et distinction de ltre et de ltant.

    a) Distinction des sciences positives et de la philosophie commeobjectivation de la diffrence ontologique (445).b) Lapriorit temporal de ltre et le problme du fondemen.c) Ltre nest lui-mme rien dtant (450).d) Le Dasein philosophant et le Rien (451).

  • 10

    IV. La conception heideggrienne de fondement abyssal (Grund Abgrund) (454).

    1. Le vcu du nant comme le vcu de ltre (456).2. Le Dasein comme auto-fondation transcendantale (458).

    a) Lacte de fonder (grnden) : la libert (458).b) Lacte de fonder (stiften) : le monde instituant (460).c) Lunit des deux actes de fonder : la finitude de la libert duDasein (460).d) Fondement et vrit (461).

    3. Ltre comme fondement abyssal du Dasein : libert commefondement du fondement (462).

    V. De la diffrence ontologique la vrit de ltre (464).1. Dasein et vrit (465).2. Le virage de Vom Wesen der Wahrheit : de la vrit du Dasein lavrit de ltre (468).3. Vrit et fondement abyssal (abgrndingen Grund) (470).

    Chapitre VII. Le sens de la finitude chez saint Thomas dAquin (474).

    I. Saint Thomas et la phnomnologie : le concept dintentio (475).

    II. La finitude selon saint Thomas dAquin (479).

    III. Le sens de la nomination de Dieu (487).1. Le sens de la sparation de la substance et de l essence lors dela connaissance de Dieu (488).2. La provenance des noms divins chez les cratures (490).3. La nomination de Dieu comme rapport temps / ternit (494).

    Chapitre VIII. Le problme du temps chez le dernier Heidegger (497).

    I. La pense de lEreignis et le temps (497).1. LEreignis comme lidentit dans la diffrence (501).2. LEreignis et le temps (505).3. Le mystre de l (511).

    II. Heidegger, la scolastique et Matre Eckhart (516).1. Heidegger et la scolastique partir des annes 1930 (516).2. Heidegger et Matre Eckhart (518).

    Conclusion (525).

    Bibliographie (551).

  • 11

    Introduction

    Temps et ternit : voici un sujet qui, pour le sens commun, voque une

    parfaite opposition. Le temps nest-il pas une facette du mouvant et du multiple ?

    Lternit ne signifie-t-elle pas limmobililt absolue et linstant fig ? Un systme

    fort cohrent, intelligible, net, logique : en annonant le sujet de notre recherche,

    avons-nous en vue un tel systme ?

    Les deux protagonistes de notre travail, saint Thomas dAquin et Martin

    Heidegger, dfient le sens commun. Ils dclinent, chacun sa manire, le systme

    rationnellement harmonieux o le temps et lternit constitueraient des ples opposs.

    Ainsi ils dpassent une tendance dominante dans notre tradition qui prne un partage

    de ltant en un au-del et en un ici-bas , o les deux termes exercent un

    pouvoir rpulsive lun sur lautre. Notre tradition philosophique a tendance

    sappuyer sur les dmarches lmentaires de la raison humaine qui, en ayant comme

    critre suprme de jugement les lois nettes de la logique, construit des systmes. Dans

    notre travail, nous devrons sans cesse affronter ces systmes rationnels ou plutt le

    principe qui les gnre, le bon sens . Tant saint Thomas que Heidegger ont d, en

    effet, vaincre pniblement et inlassablement ce principe, en visant une sphre plus

    profonde que celle de la rationalit pistmique, une zone qui est lorigine de cette

    rationalit. Leurs rflexions cherchent ce qui fonde ltant, lintelligibilit, la raison et,

    ventuellement, toute espce dopposition rationnelle : lactus essendi pour lun, le es

    gibt pour lautre. Mais ne tardons pas avertir que, malgr le refus de lopposition

    rationnelle entre lternit et le temps propre la mtaphysique dualiste, ce que

    cherchent Thomas dAquin et Heidegger ne correspond absolument pas lternit du

    temps de type aristotlicien, ni lternit temporelle de genre hglien, ces deux

    paradigmes tant encore des systmes rationnels.

    I

    Nonobstant le fait que saint Thomas dpasse lopposition systmatique du

    temps et de lternit, il mne la rflexion sur leur rapport en termes daffrontement,

  • 12

    de face--face, de transcendance, d opposition dans un autre sens. Lobjectif de

    notre travail est justement de comprendre ce dpassement particulier. Comment

    lternit qui est au-del du temps, qui est irrductible au temps, qui est son

    fondement, qui est infini, peut-elle habiter le temps, au lieu de le rpulser ?

    Cest la mthode phnomnologique qui nous permettra de formuler une

    rponse cette question. En lisant luvre de saint Thomas, nous rfuterons lavis

    courant qui prsente ltre des tants comme spar de ltre de la conscience, comme

    sil sagissait des deux choses qui se rencontreraient aprs coup. Chaque fois que saint

    Thomas parle de quelque chose, il ne sexprime pas comme un sujet part qui veut

    conqurir un objet dj construit en soi, mais comme celui qui exerce lintentio

    originaire, lequel signifie la communaut dacte dtre de lhomme et des choses :

    lanima est quodammodo omnia ( lme est en quelque sorte toute chose ).

    Comment les textes de lAquinate justifient eux-mmes cette grille de lecture, nous le

    verrons en les analysant. Disons seulement que cette mthode, qui postule lunit de la

    conscience et de ltant, quand elle est applique ltude du rapport entre lternit et

    le temps, permet de saisir cette communaut sublime de deux termes o celui qui

    diffre de tout en tout peut sidentifier celui dont il est diffrent : ce nest que

    temporellement, et pourtant en vrit, que nous pouvons connatre lternit

    atemporelle. Cette proposition de saint Thomas nous accompagnera tout au long de

    notre travail. Elle reflte, au fond, la cl mme de la comprhension de la pense

    thomasienne, laquelle consiste en la recherche inlassable de lactus actuum dans tout

    actus de ltant.

    Heidegger a-t-il saisi le mouvement de la pense thomasienne ? Un autre

    objectif de nos analyses est de montrer comment le philosophe allemand a lu les crits

    de saint Thomas. Nous verrons que cette lecture tait, elle aussi, phnomnologique.

    Seulement, Heidegger la projete sur les textes thomasiens au lieu de les laisser parler

    phnomnologiquement eux-mmes. Que lAquinate ne pouvait pas tre

    phnomnologue avant la lettre , contrairement Aristote, daprs ce que disait

    Heidegger dans un crit programmatique de 1922 (Natorp Bericht), quil tait un

    reprsentant typique de la mtaphysique dualiste, tel est le malheureux prjug

    heideggrien lgard de saint Thomas, prjug dont nous tenterons de trouver les

    racines. Pour cela, nous tudierons la formation philosophique initiale de Heidegger,

  • 13

    formation thomiste !, qui a dtermin en quelque sorte, selon laveu du philosophe

    lui-mme, toute sa pense.

    Mais quel est le sens de la prsence du nom de Heidegger dans lintitul de

    notre tude qui annonce une rflexion sur le rapport entre lternit et le temps ? Le

    concept dternit ntait-il pas lobjet dun rejet constant de la part du philosophe de

    ltre et du temps ? Voil une question que tout heideggrien, surtout celui qui

    commence le devenir, est en droit de poser. Chercher rponse cette question, tel est

    encore le but de notre travail. Nous aurons bien sr considrer le rejet du concept

    dternit de la part de Heidegger. Ce rejet est, en effet, fondamental pour comprendre

    la structure mme de la rflexion heideggrienne, il fait partie de sa gense. Mais cest

    justement la raison pour laquelle il est plus juste daffirmer que la notion dternit ne

    constitue pas seulement le lieu dun simple refus, mais surtout un endroit o le penseur

    est ramen sans cesse pour sexpliquer, pour sacquitter, voire pour admettre que la

    question reste ouverte, que le problme demeure bant. Le fait que cette explication

    est silencieuse et presque invisible dans les crits de Heidegger, ne peut que

    compliquer la tche de la comprhension de sa pense. Quelle a eu lieu, telle est

    pourtant laffirmation de Heidegger lui-mme 1 . Cette affirmation est un des

    soubassements de notre travail, mais de faon discrte, respectant le silence du

    philosophe lui-mme, sans toutefois nier ce qui est tu.

    Nous tudierons la rflexion de Heidegger sur le temps en commenant par ses

    premiers crits dats du dbut des annes 1910 et en terminant par ceux qui concluent

    sa pense la fin des annes 1960. A linstar du temps lui-mme dont elle voulait tre

    corps et reflet, cette pense est tendue, inacheve, en mouvement. Chacune de ses

    tapes aboutit une difficult fondamentale qui constitue un tremplin vers une tape

    suivante. Nous suivrons cette chane de la pense heideggrienne : le dualisme

    classique temps / ternit (avant 1919), la facticit et lontologie fondamentale (1919-

    1927), la diffrence ontologique (1927-1930), la (non)vrit de ltre et lEreignis.

    1 Et qui voudrait mconnatre le fait que tout le chemin que jai parcouru jusquici fut tacitementaccompagn par le dbat avec le christianisme un dbat qui ne fut pas et qui nest pas un problmeglan au hasard, mais la sauvegarde de la provenance la plus propre celle de la maison paternelle, dela patrie et de la jeunesse et qui est en mme temps le dtachement douloureux de tout cela ? Seulcelui qui fut ainsi enracin dans un monde catholique rellement vcu aura quelque ide des ncessitsqui ont influenc le chemin de mon questionnement parcouru jusquici, telles des secousses telluriquessouterraines , GA 66, p. 415, trad. et cit par Ph. CAPELLE, dans La signification du christianismechez Heidegger, dans CARON M. (dir.), Heidegger, Paris, Cerf, 2006, pp. 295-328 : 296.

  • 14

    Dans chacune de ces priodes, nous dtecterons un lment problmatique qui met en

    crise la pense toute entire, comme si un impossible penser radical et dcisif,

    quaucun dire narrive attraper, demandait pourtant tre pens quitte saper la

    rflexion dans son ensemble. Mme la pense de lEreignis aboutira lchec, cest--

    dire limpossibilit de penser le diffrent de la diffrence au sein de lidentit,

    ltre sans tant , comme dira Heidegger (ce qui veut dire quune nouvelle tape de

    la pense aurait pu commencer). Cest que le temps lui-mme cle un mystre, celui

    de son essence , de son unit, de sa temporalisation, de sa maturation, du es gibt,

    que la pense saisit chaque fois et qui schappe aussitt. Nous analyserons en

    dtails ce procs de la pense heideggrienne. Nous le ferons en le mettant en parallle

    avec la rflexion de saint Thomas. Ce rapprochement permettra-t-il dclairer, et dans

    quelle mesure, le mystre du temps, ce phnomne jamais indicible ? La rflexion

    thomasienne sur le rapport entre le temps et lternit ne prtendra pas refonder la

    conception heideggrienne de ltre et du temps en lui enlevant sa consistance propre.

    Mais elle peut la problmatiser, lui poser des problmes , voire lui proposer une

    piste suivre en dsignant diffremment cet lment mystrieux qui met en marche et

    en cause, comme sil jouait, la pense humaine.

    II

    La confrontation de la pense de saint Thomas avec celle de Heidegger, objet

    central de notre tude, sinscrit dans une tradition qui a dbut dans les annes 1930.

    Nous tracerons brivement lhistoriographie du rapprochement Thomas / Heidegger en

    relevant un certain nombre de problmes qui accompagnent les tentatives de ce

    rapprochement, ce qui justifiera la ncessit de notre propre travail.

    Notons que Heidegger lui-mme na jamais ragi aux relectures thomistes

    de ses thses : ne manifestant aucun intrt pour le renouveau de la philosophie

    thomasienne qui pourtant tait en train de se produire, en quelque sorte, sous ses yeux,

    parmi ses tudiants (K. Rahner, J.-B. Lotz), le philosophe de la Fort Noire sest

    toujours reprsent la pense de lAquinate et celle de ses disciples linstar de lcole

  • 15

    thomiste baroque , dans laquelle il fut form. Pour Heidegger, laffaire du

    thomisme tait classe. Mais du ct des thomistes, lintrt pour la philosophie

    heideggrienne na cess de crotre. En voici quelques cas.

    On remarque rarement quen France, lun des premiers ragir la philosophie

    de Heidegger, fut J. Maritain. Dans la troisime de ses fameuses Sept leons sur ltre,

    donnes en 19321, Maritain livre sa conception de lintuition de ltre en tant que

    ltre . Cest l quil rencontre et analyse subtilement le concept dangoisse de

    Heidegger. Curieusement, Maritain admet que cet affect insigne est une voie

    authentique vers lintuition de ltre et donc vers le concept de celui-ci. Mais cest

    prcisment l, au niveau du sens du concept maritainien de ltre, que le

    rapprochement de saint Thomas et de Heidegger parat mal fond. En effet, le concept

    de ltre forg par le clbre thomiste franais ne prend pas en compte toute lampleur

    et la signification de lanalytique existentiale de Sein und Zeit, ce qui suscite des

    doutes quant la justesse de la comprhension que Maritain avait de la philosophie

    heideggrienne. Plus globalement, la pense de Heidegger ne saurait tre rfre au

    projet mtaphysique de type maritainien, influenc encore en grande partie par la

    scolastique moderne .

    Cest un autre thomiste franais, E. Gilson, que nous devons une tentative

    beaucoup plus solide de rapprochement entre Thomas dAquin et Heidegger. Nayant

    pas lu un seul verset de Heidegger avant 1940, selon son propre tmoignage, Gilson

    devient lecteur enthousiaste du philosophe allemand aprs la guerre. Ce nest toutefois

    que dans les annes 1960 quil met un avis sur la pense de Heidegger, en se rfrant

    quasi exclusivement des textes heideggriens crits aprs 19302. Ce qui manque

    donc la lecture de Gilson, cest la considration de la premire priode de la

    philosophie de Heidegger, ainsi que la saisie de la subtilit du sens de la fameuse

    diffrence ontologique 3. Lidentification quelque peu violente que fait Gilson de

    lactus essendi thomasien avec ltre heideggrien demande donc des rectifications

    1 Paris, Tqui, 1934.2 Ltre et Dieu, dans Revue thomiste, 1962, n 62, pp. 398-416 (repris dans Constantes philosophiquesde ltre, Paris, Vrin, 1983, pp. 201-230). Une des annexes, publie galement en 1962, de Ltre etlessence, Paris, Vrin, 1972, pp. 365-377, est consacre au cas Heidegger .3 Je laisse intentionnellement de ct tout ce qui, dans sa doctrine, concerne le Dasein, lex-sistant,cest--dire, finalement, lhomme. L, la parole ne lui fait pas dfaut, mais on nest plus sur le terrain deltre de ltant, on est dans ltant mme, qui constitue un ordre distinct de celui du Sein , ibid., p. 376.

  • 16

    importantes, dautant plus que le concept heideggrien de temps na pas t

    suffisamment trait par lauteur de Ltre et lessence. Toutefois, avec son

    interprtation du concept thomasien dactus essendi, dterminante pour notre travail,

    Gilson a donn une impulsion dcisive la relecture des uvres de saint Thomas et a

    constitu la base mme du rapprochement de lAquinate et de Heidegger sur le terrain

    de la philosophie de ltre.

    Dans lAllemagne des annes 1930, les milieux universitaires, lentourage de

    Husserl en particulier, connaissent la figure dexception dE. Stein. Convertie au

    catholicisme, celle-ci est fascine par la philosophie de saint Thomas dont elle

    entreprend la confrontation avec celle de son matre Husserl1. Dans cette tentative, la

    rflexion de Heidegger est, elle aussi, prsente. Elle est oppose la pense de

    lAquinate, pense de ltre rel et infini, comme une figure de lontologie subjective2.

    Sans doute, E. Stein fut influence par la comprhension rductrice de la philosophie

    heideggrienne, courante dans les annes 1930, selon laquelle cette dernire serait une

    tentative dune espce danthropologie ontologique. Nous pouvons donc adresser

    Stein un reproche en quelque sorte diamtralement oppos celui que nous avons fait

    Gilson : elle navait pas une comprhension suffisante de la pense heideggrienne

    telle quelle sest dploye partir des annes 1930. Ce dploiement, en effet, a

    rtrospectivement rendu impossible linterprtation anthropologisante de Sein und

    Zeit. Nous reviendrons sur la figure dE. Stein, qui prsente un intrt certain quant

    lapproche phnomnologique de la pense thomasienne. Notons au passage quune

    telle approche a t souhait par E. Gilson qui, aprs la guerre, en dplorait encore

    labsence3.

    Au sein de lUniversit de Fribourg-en-Brisgau, o enseigne Heidegger, nous

    devons nous tourner vers ses disciples, parmi lesquels, la fin des annes 1930, un

    certain nombre revendique lappartenance lcole thomiste. Ce sont eux, M. Mller,

    K. Rahner, J.-L. Lotz ou encore G. Siewerth qui ont ralis les premiers essais

    importants du rapprochement Thomas / Heidegger.

    1 Cf. STEIN E., Essai de confrontation de la phnomnologie de Husserl et de la philosophie de saintThomas, dans Phnomnologie et philosophie chrtienne, Paris, Cerf, 1987, pp. 31-55.2 Martin Heideggers Existenzialphilosophie, dans Edith Steins Werke. T. VI., Welt und Person, Louvain,Nauwelaerts, 1962, pp. 69-135.3 Cf. Ltre et lessence, op. cit., p. 22.

  • 17

    En 1939, K. Rahner publie sa thse Geist in Welt 1 dans laquelle il tente

    dinterprter la mtaphysique thomasienne de la connaissance en termes

    didentification de ltre et du connatre, identification fonde sur lapprhension

    anticipatrice (Vorgriff) de ltre infini. Base sur des propositions ontologiques dont

    linspiration heideggrienne est patente2, linterprtation rahnerienne de la philosophie

    de saint Thomas est en mme temps imprgne par les mtaphysiques de Kant et de

    Hegel, la philosophie no-platonicienne tant galement prsente. Or, cette complexit

    des sources empche de reconnatre dans la rflexion de Rahner des bases

    systmatiques de confrontation entre saint Thomas et Heidegger. Plutt que de tenter

    cette confrontation pour elle-mme, Rahner livre une rflexion personnelle sur le

    problme de la connaissance. En revanche, M. Mller, devenu collgue et ami de

    Heidegger la fin des annes 1940, essaie de rapprocher la rflexion thomasienne et la

    pense heideggrienne de faon plus systmatique 3 . Mller voit dans le lumen

    intellectus, notion capitale de la philosophie de saint Thomas, la possibilit de

    reconnatre ce que Heidegger traite comme la pense essentielle , pense qui

    rpond lappel de ltre. Comme si le lumen intellectus de lhomme, qui participe

    lintellect divin (saint Thomas), aurait t analogue la pense du Dasein heideggrien

    dans son rapport lEreignis. Selon Mller, la diffrence entre saint Thomas et

    Heidegger consiste, au fond, en leur attitude face la thologie chrtienne. Saint

    Thomas se laisse influencer par la Rvlation chrtienne et identifie Dieu avec lipsum

    esse, ce qui ne peut quaboutir la conception de ltre comme subsistant en soi, alors

    que Heidegger, purement philosophe, refuse de sortir des limites de la finitude de

    lhomme et ne se sent pas capable de faire une proposition sur Dieu. Cette structure de

    base du rapprochement Thomas / Heidegger, propose par Mller, pourrait tre

    accepte condition dapporter de nombreuses prcisions sur tous les concepts

    fondamentaux la fois de lAquinate et de Heidegger. Faute de quoi, elle risque de

    conduire un concordisme facile, qui, en rconciliant dune manire ou dune autre la

    thologie et la philosophie, rendrait identiques les conceptions de saint Thomas et de

    Heidegger et ne considrerait leurs diffrences que comme diffrences dexpression

    1 Lesprit dans le monde, trad. H. Rochais, R. Givord, Montral, Gurin, 1997.2 Rahner emploie paralllement et comme synonymes les expressions Vorgriff auf das Sein dorigineheideggrienne et Vorgriff auf das esse dinspiration nettement thomiste.3 MLLER M., Crise de la mtaphysique : Situation de la philosophie au XXe sicle, trad. M Zemb, C.R. Chartier, J. Rovan, Paris, Descle de Brouwer, 1953.

  • 18

    langagire. Il en sortirait une sorte de thologisation de Heidegger sur des bases

    thomistes. Ltre de Heidegger serait le Dieu de saint Thomas.

    Les annes 1950-1960 ont connu ce genre de tentatives dont celle de G.

    Siewerth, qui fut la plus clbre. Dans son ouvrage Das Schicksal der Metaphysik von

    Thomas zu Heidegger, dit en 1959, Siewerth interprte la conception heideggrienne

    de lhistoire de ltre dans la perspective de la conception thomasienne de la cration.

    Dans son article de 1961 Die Differenz vom Sein und Seiend, Siewerth intgre dans

    son projet galement la notion heideggrienne de diffrence ontologique. Loubli de

    ltre serait un refus de lunit entre lhomme et Dieu. La pense de Heidegger

    pntrerait le mystre eschatologique de lhistoire o elle saisit laction la fois

    cratrice et salvifique de Dieu. Au sein de Dieu lui-mme, il y a une instance du nant

    qui fait surgir une altrit, dabord au sein de lui-mme (conue traditionnellement

    comme le mystre de la Trinit), ensuite ct de lui (la cration). Le nant de

    Heidegger, ainsi que sa fameuse diffrence ontologique, rejoignent ce moment de non-

    tre en Dieu moyennant lequel la cration peut tre, peut surgir depuis Dieu tout en

    ntant pas Dieu : tout comme ltre heideggrien donne tre aux tants en se retirant

    radicalement jusqu se revtir du nant comme dune mdiation entre lui et les tants.

    Lintellect humain, qui participe lintellect divin crant par le non-tre, correspond

    au Dasein heideggrien qui saisit ltre moyennant le nant. Selon Siewerth, tous les

    lments structurels de la philosophie de Heidegger sont taills sur mesure pour

    sappliquer la thologie chrtienne, surtout celle de saint Thomas, jusqu pouvoir

    trouver la diffrence ontologique heideggrienne dans les fameuses cinq voies

    thomasiennes pour prouver lexistence de Dieu. Il nest pas surprenant que dans un de

    ses articles (Martin Heidegger und die Frage nach Gott), Siewerth stonne que

    Heidegger ne nomme pas son tre , Dieu.

    Intressant en tant quil indique une tentative dune philosophie (thologie ?)

    personnelle, le rapprochement que ralise Siewerth entre Heidegger et saint Thomas

    est cependant grossier, puisquil ne respecte pas des dlimitations basiques de la

    philosophie heideggrienne, surtout celles qui tablissent la finitude du Dasein

    temporel, ou encore celle de ltre, comme instance ultime, qui na pas de corrlat

    divin ou infini . Par ailleurs, cause de ces dlimitations fondamentales propres

    la philosophie heideggrienne, un certain nombre de penseurs chrtiens, sceptiques

  • 19

    lgard de la tentative de Siewerth, ont jug cette philosophie comme insuffisante

    face la pense de saint Thomas. La critique de Heidegger du point de vue de la

    philosophie thomasienne a t prsente dans les articles remarquables du Pre Corvez,

    tous publis dans la Revue thomiste entre 1955 et 19651. Selon Corvez, la raison pour

    laquelle Heidegger na pas pu atteindre la qualit et la hauteur de la conception

    thomasienne de ltre et de Dieu, de la transcendance, mais galement celle de la

    vrit de ltant comme tel ( lunit relle entre ltant et son tre ), se trouve dans

    la mthode phnomnologique laquelle Heidegger est rest fidle jusquau bout.

    Heidegger se serait fait en quelque sorte prisonnier de la manire

    phnomnologique de traiter ltre de ltant, manire qui aurait interdit tout accs

    ce qui dpasse le monde du Dasein, en dpit des aspirations incontestables de sa

    philosophie vers un tel dpassement. On peut rsumer les analyses subtiles de Corvez

    en affirmant, selon ses propres termes, quil essaie de dire ce qui manque encore la

    doctrine de Heidegger [] pour rejoindre adquatement les positions fondamentales

    de saint Thomas 2. La mcomprhension de la mthode phnomnologique est un des

    points faibles de ces analyses, et dvalorise la critique de Corvez.

    Aux thomistes qui accusaient Heidegger dtre incapable datteindre le sens de

    la transcendance, les heideggriens ont rendu la monnaie. Comme contre-exemple de

    la rflexion mene par Corvez, nous pouvons indiquer celle de B. Welte3. Tout en

    flattant saint Thomas dAquin pour avoir trouv la possibilit de dpassement de la

    mtaphysique traditionnelle (du fait que lesse ipsum subsistens ne peut pas tre trait

    comme un genre de ltant), Welte ne manque pas de noter que cest notamment saint

    Thomas qui a port un de ses sommets cette mme mtaphysique occidentale dans sa

    structure onto-tho-logique. Penseur authentique qui aurait entendu la voix de ltre

    dans lintimit de sa rflexion, saint Thomas serait retomb aussitt dans la

    mtaphysique en mettant tous ses efforts au service dune tche suprme : exprimer

    lesse ipsum, lesse divinum, en jugements et en concepts traditionnels et rationnels.

    De la sorte, ltre demeure rduit ltant. Le concept dactus essendi naurait t

    1CORVEZ M., La place de Dieu dans lontologie de Martin Heidegger, dans Revue thomiste, 1953, n53, pp. 287-320 ; 1954, n 54, pp. 79-102 ; 1955, n 55, pp. 377-390 ; Id., Ltre de Heidegger est-ilobjectif ?, dans Revue thomiste, 1955, n 55, pp. 565-581 ; Id., La pense de ltre chez MartinHeidegger, dans Revue thomiste, 1965, n 65, pp. 536-553 ; Id., Lide de vrit dans luvre de MartinHeidegger, dans Revue thomiste, 1966, n 66, pp. 48-61.2 Ibid., p. 48.3 WELTE B., La mtaphysique de saint Thomas dAquin et la pense de lhistoire de ltre chezHeidegger, dans Revue des sciences philosophiques et thologiques, n 50, 1966, pp. 601-614.

  • 20

    dvelopp par saint Thomas que pour faire comprendre celui dessence, comme ctait

    dj le cas chez Aristote. Cest donc le concept de substantia qui serait le centre de

    lontologie thomiste ; celle-ci ne serait ds lors que le dveloppement de lide de la

    causa sui dans les divers niveaux des tants. Bref, avec la rflexion de Welte, nous

    assistons au dveloppement de la critique que Heidegger lui-mme avait adresse

    Thomas dAquin, comme tous les mtaphysiciens occidentaux : il sagit de

    lappartenance la structure onto-tho-logique, laquelle exprime le moment suprme

    de loubli de ltre o cet oubli mme est oblitr. Dans les annes 1960, cette critique

    heideggrienne paraissait, pour beaucoup, irrfutable, malgr lintervention nergique

    dE. Gilson qui a montr son impertinence quant la mtaphysique thomasienne de

    ltre en rvlant le sens authentique de lactus essendi. Comme en tmoigne un

    colloque organis par les dominicains du Saulchoir en 1968, les thomistes eux-mmes,

    cette poque, ne voyaient pas dans lenseignement de leur Matre, les ressources

    internes permettant dchapper laccusation doubli de ltre ; ils concdaient

    Heidegger laffirmation selon laquelle la pense du Docteur anglique aurait

    correspondu lonto-tho-logie1.

    En mme temps que Gilson en France, un thomiste de rputation contraste, C.

    Fabro, dfend, en Italie, la mtaphysique de saint Thomas face la pense de

    Heidegger. En vrit, beaucoup plus quune dfense, il sagit dune vritable attaque.

    Selon Fabro, la pense de ltre de saint Thomas va beaucoup plus loin que celle de

    Heidegger ; celui-ci serait lui-mme beaucoup plus prs de la tradition mtaphysique

    quil critiquait pourtant si vigoureusement, que ne ltait saint Thomas. Cest

    lAquinate, et lui seul, [qui] proclame lmergence absolue de lesse comme acte de

    tous les actes et de toutes les formes 2, alors que Heidegger, mme sil se meut dans

    la mme aire que lAquinate, dpasse peine la position de Hegel en ratifiant le

    principe dimmanence. Nous admettons que Fabro a saisi avec justesse la signification

    de lactus essendi thomasien. Cependant sa comprhension de Heidegger rencontre

    une srieuse objection : peut-on assimiler la philosophie de Heidegger au principe

    1 Procs de lobjectivit de Dieu, Paris, Cerf, coll. Cogitatio fidei, n 41, 1969. Selon les intervenants ducolloque, il sagirait, lheure actuelle , aprs les lucidations de Heidegger (p. IV), de remettreen cause lenseignement de saint Thomas dAquin, puisque celui-ci sinscrit dans la ligne du projetonto-tho-logique de la mtaphysique (p. 248) et porte la responsabilit dun mouvement quiaboutira dans la pense moderne la mort de Dieu comme objet reprsent (p. 249).2 FABRO C., Participation et causalit selon Saint Thomas dAquin, Paris, Nauwelaerts, 1961, p. 618.

  • 21

    dimmanence de Hegel ? Notre travail montrera le contresens dont tmoigne une

    telle approche.

    Accentuer lincapacit datteindre la transcendance vritable dune part,

    accuser doubli de ltre dautre part : cest ainsi que peut tre rsume la

    discussion entre les thomistes et les heideggriens dans les annes 1950-1980. Cette

    discussion nous parat strile. Dun ct, le problme de la transcendance chez

    Heidegger, sujet central de notre tude, ne peut tre compris tant que le sens de la

    mthode phnomnologique, employe par Heidegger, na pas t saisi. Ce nest

    quen comprenant en quoi consiste lunit ontologique de la conscience et de ltre

    que lon peut entrer vritablement dans la philosophie heideggrienne. Or, cette

    comprhension lude demble la possibilit dinterprter la pense de Heidegger

    comme une espce d immanentisme , voire de subjectivisme . De plus,

    lapproche phnomnologique, qui rvle lexercice de lintentio dans lunit dacte

    dtre et de lme et des tants, doit tre applique linterprtation de la pense de

    saint Thomas lui-mme. Ce nest que sur le terrain commun de la phnomnologie que

    lapproche Thomas / Heidegger est vritablement possible, car ce nest que sur ce

    terrain que le sens de la transcendance peut tre saisi conformment lenseignement

    de chacun deux.

    De lautre ct, la rfutation de la considration de la pense thomasienne

    comme une figure de lonto-tho-logie, nous semble acquise. Largumentaire de

    Gilson est suffisant pour le montrer, mais dautres stratgies ont encore t tentes.

    Ainsi J.-L. Marion exonre la pense de lAquinate de toute implication dans

    lontologie en gnral 1 . Non-ontologique, cette pense ne saurait tre onto-tho-

    logique. Le numro spcial de la Revue thomiste paru en 1995, consacr au problme

    de lappartenance de saint Thomas la structure de lonto-tho-logie dans son

    acception heideggrienne, a mis les derniers points ce sujet. Nous considrons donc

    ce problme clos et nous ny reviendrons qupisodiquement dans notre tude. Notons

    cependant quen dehors du cas saint Thomas et lonto-tho-logie , lhistoriographie

    sur les rapports entre les penses de lAquinate et de Heidegger parat bien mince.

    1 MARION J.-L., Saint Thomas dAquin et lonto-tho-logie, dans Revue thomiste, n 95, 1995, pp. 31-66. Dans cet article, J.-L. Marion rectifie la position quil avait prise lgard de Thomas dAquin dansson clbre ouvrage Dieu sans tre, o le Docteur du XIIIe sicle tait encore trait comme unreprsentant typique de lonto-tho-logie.

  • 22

    Le canadien B. Rioux a expos sa tentative de rapprochement de Thomas

    dAquin et de Heidegger dans louvrage Ltre et la vrit chez Heidegger et saint

    Thomas dAquin, dit en 19631. Cest autour de la notion de vrit que les deux

    penseurs peuvent rellement se rencontrer : dans les deux cas, il sagit de louverture

    de lhomme ltre qui se retire. Selon saint Thomas, en effet, avant tout

    dveloppement rationnel, lesprit humain, ou lintellectus (qui ne se rduit pas la

    ratio), saisit ltre pur ; cest secondairement quil revient sur ce quil saisit afin de le

    porter en concepts explicites. Heidegger naurait relev chez saint Thomas que cette

    deuxime facette de lesprit de lhomme, alors que, plus profondment, celui-ci est

    ouvert, est ouverture mme, vers lesse, justement comme le Dasein chez Heidegger.

    Comme la pense essentielle de Heidegger suit lappel de ltre se retirant, ainsi

    lintellectus thomasien participe lacte de ltre qui renvoie ltre mme.

    Lintelligibilit de ltre est ltre lui-mme. Ltre nexiste quen tant que pens par

    lintellect, intellect divin premirement, mais ncessairement pens aussi par lintellect

    humain, puisque Dieu a accueilli lhomme dans son sein (la doctrine de limage de

    Dieu dans lhomme, qui est lintellectus, selon saint Thomas). Cest pourquoi

    lhomme est ouverture ontologique au point daffirmer que ltre nest pas sans lui. Si

    lhomme nexistait pas, Dieu, lui, serait, certes ; mais nous ne pouvons pas spculer

    sur cette situation-l qui est une fiction, qui ne nous concerne pas.

    En suivant la problmatique ouverte par B. Rioux, plusieurs penseurs ont fait

    des tentatives de rapprochement de saint Thomas et de Heidegger partir des concepts

    de vrit et dintelligibilit. Nous pouvons indiquer la thse de U.-M. Lindblad,

    Lintlligibilit de ltre selon saint Thomas dAquin et selon Martin Hidegger, dite

    en 19872. La rflexion hors du commun du clbre thomiste L.-B. Geiger sinscrit

    dans la mme ligne. Cest sur lexprience de la prsence que se focalise Geiger en

    arrivant rconcilier les penses de Heidegger et de Thomas dAquin. Lexprience

    de la prsence, cest lexprience de lauto-rvlation des choses, de leur propre dire

    eux au sujet deux-mmes, dire rveill par lesprit humain (lintellectus) : cest la

    1 RIOUX B., Ltre et la vrit chez Heidegger et saint Thomas dAquin, Paris, PUF, 1963 (prf. P.Ricoeur).2 LINDBLAD U.-M., Lintelligibilit de ltre selon saint Thomas dAquin et selon Martin Heidegger,

    coll. Publications Universitaires Europennes, XX/208, Berne, Peter Lang, 1987.

  • 23

    vrit ontologique dont le concept rend justice autant la rflexion de saint Thomas

    qu celle de Heidegger1.

    Nous ne saurions exagrer limportance, pour notre tude, de la distinction

    thomasienne entre lintellectus et la ratio ainsi que du concept de la vrit. Notre

    recherche personnelle avoisinera plutt celle de Rioux, de Lindblad, de Geiger. Mais

    nous interprterons la pense de saint Thomas dAquin en termes de temps et

    dternit. Une telle approche de la mtaphysique thomasienne semble tre la plus

    adapte pour pouvoir confronter cette mtaphysique la rflexion de Heidegger,

    philosophe du temps. Ainsi lauteur qui se trouve tre le plus proche de notre projet est

    J.-B. Lotz dont louvrage Martin Heidegger et Thomas dAquin2 est le seul, dans

    lhistoriographie du rapprochement Thomas / Heidegger, qui a tent ce rapprochement

    sur le terrain du concept de temps. Nous nous distinguons toutefois du travail de Lotz

    en accentuant plus que lui la manire phnomnologique de lire les textes de saint

    Thomas. En effet, Lotz reproche Heidegger lui-mme de navoir pas dpass la

    mthode phnomnologique et, pour cette raison, de navoir pas atteint le sens ultime

    de ltre quest lternit divine. Selon Lotz, Heidegger aurait survolu en quelque

    sorte le temps, alors que Thomas dAquin, en quittant le plan phnomnologique pour

    slever celui de la mtaphysique, aurait accd lternit atemporelle. Quoique les

    analyses de Lotz, notre avis, constituent la tentative la plus avance de

    rapprochement Thomas / Heidegger, lopposition entre la phnomnologie et la

    mtaphysique perceptible dans son ouvrage risque doblitrer le sens de lintimit que

    saint Thomas dcouvre au sein du rapport entre le temps et lternit et de rtrcir

    lhorizon de la rencontre du clbre scolastique avec Heidegger. Cest la raison pour

    laquelle notre tude, tout en sappuyant sur la recherche de Lotz, sen dtache. Afin de

    justifier lapproche phnomnologique de la rflexion de saint Thomas, nous nous

    rapporterons plutt aux travaux de S. Breton, notamment ses analyses du concept

    thomasien dintentio 3 . Nous ne pouvons que regretter que Breton lui-mme,

    connaisseur exceptionnel des penses de saint Thomas et de Heidegger, nait pas

    1 GEIGER L.-B., Ce qui est se dit en plusieurs sens, dans Scolastique, certitude et recherche. Enhommage Louis-Marie Rgis, Montral, 1980, pp. 85-111 ; Id., Heideggers Denken. EineWegweisung, dans Freiburger Zeitschrift fr Philosophie une Theologie, 1976, n 23, pp. 233-252.2 Martin Heidegger und Thomas von Aquin, Pfullingen, Neske, 1975, trad. fr. P. Secretan, Paris, PUF,coll. Thologiques, 1988.3 Cf. Etudes phnomnologiques. Conscience et intentionnalit selon saint Thomas et Brentano, dansArchives de Philosophie, 1955, t. 19, pp. 63-87.

  • 24

    ralis une confrontation systmatique entre les deux penseurs. Mais cela ne peut que

    renforcer lexigence de travailler dans ce sens.

    III

    Aprs avoir montr la ncessit de confronter les philosophies de saint Thomas

    et de Heidegger sur le terrain de la phnomnologie et sur les bases conceptuelles de

    temps et dternit, il nous reste prsenter le plan de notre entreprise. Celle-ci est

    constitue de huit chapitres. Le premier chapitre retrace succinctement lhistoire des

    concepts de temps et dternit avant Thomas dAquin. Nous prsenterons cependant

    les penseurs antiques et chrtiens non pas pour eux-mmes, mais en recueillant, dans

    leurs rflexions, les points qui ont influenc saint Thomas et/ou Heidegger. Chez les

    grecs, cest Aristote qui focalisera notre attention : il labore la structure systmatique

    du concept de temps et de son rapport lternit, structure qui sera au cur des

    considrations thomasiennes et heideggriennes. Plotin toutefois jouera un rle insigne

    dans la formation du concept dternit, dterminante pour la rflexion de saint

    Thomas. Dans la priode patristique, inspire par les crits bibliques, nous mettrons

    laccent sur la pense de saint Augustin, sur lidentification quil fait de lme et du

    temps, habits par lternit divine. Aristote et Augustin sont les interlocuteurs

    principaux tant de saint Thomas que de Heidegger. Mais cest le mot qui

    constitue le point de dpart et, curieusement, le point darrive de toute notre

    entreprise : loscillation de la signification de ce mot est surprenante : tantt il exprime

    le temps dans son moment phmre, tantt lternit dans sa stabilit fige. La

    tension que contient ce mot mystrieux, repris aussi bien par saint Thomas que par

    Heidegger, est dune certaine manire fondamentale dans notre travail.

    Le deuxime chapitre sera consacr la rflexion de saint Thomas sur le temps,

    lternit et leurs rapports. En reprenant les dfinitions aristotliciennes du mouvement

    et du temps, lAquinate les transforme de fond en comble : nous mettrons en lumire

    loriginalit de la rflexion thomasienne, originalit que Heidegger ne saisira pas.

    Nous traiterons les rapports entre le temps et le mouvement, le mouvement et lme,

  • 25

    lme et le temps, rapports qui sont rciproquement constitutifs. Saint Thomas aboutit

    postuler la communaut dacte dtre de lme, du mouvement et du temps. Habit

    par laffirmation biblique de la cration ex nihilo, il considre cette communaut dans

    sa connexion intime avec sa propre origine qui est incessante (conservatio). Avec les

    concepts dintellectus, de nant (nihilo) et dinstant (nunc stans), la rflexion

    thomasienne ouvre une piste vers la saisie de lactus essendi quil appelle lternit.

    La deuxime partie du chapitre mnera une rflexion sur le sens de la notion

    thomasienne dternit, notion qui est reprise de Boce (). Ce sens est dtermin

    par celui de la transcendance qui brise, contre Aristote, tout difice conceptuel, lequel

    se limiterait aux procds de la ratio humaine. Ainsi dans limmutabilit de lternit

    divine saint Thomas trouve la possibilit dintroduire un mouvement. Ds lors, nous

    pourrons nous interroger sur lventualit de considrer lternit comme temporelle.

    Ce nest quau sein des rapports entre lternit et le temps que, suivant saint Thomas,

    il serait possible denvisager le problme de lternit temporelle. La troisime partie

    du chapitre traitera de ces rapports. Ceux-ci se laissent apprhender selon deux

    complexes conceptuels, intimement lis entre eux : lternit et le temps comme

    relation de ltre et de ltant ; lternit et le temps comme relation entre

    lintellectualit divine et la rationalit de lesprit humain. Traite comme ipsum esse,

    lternit se rvle dans sa prsence particulire au sein de lens. Ds lors, ce dernier,

    tant constitu par le temps (donc aussi par lme), doit tre considr comme moyen

    daccs lternit (ipsum esse) sans que ses limites ne soient dpasses. La

    conception de la transcendance thomasienne commence se dgager : en tant que

    ipsum esse subsistens lternit est au-del de ltant temporel et pourtant dans ltant

    temporel. Le sens de cette conception sera prcis en considrant le rapport de

    lternit et du temps comme contraction (contractio) de ltre divin au profit de

    ltant et en interprtant lternit comme pouvoir unificateur de la temporalit. Cest

    toutefois en mettant en lumire le rle de lme humaine dans le processus de la

    creatio eh nihilo, conjoint celui de la connaissance des tants la fois par Dieu et par

    lme humaine, que le rapport entre lternit et le temps sera trait en profondeur. Le

    cur de ce traitement est constitu par la distinction thomasienne intellectus / ratio qui

    exprime la participation de la rationalit humaine lintellectualit divine. Le temps se

    rvle comme demeure de ce qui le dpasse, de lternit : cest lactus essendi.

  • 26

    Lobjet du chapitre III est dexposer en grandes lignes la reprise de la rflexion

    thomasienne sur ltre, lternit et le temps, dans la scolastique tardive. Cette reprise

    aboutit, en ralit, une mcomprhension du concept thomasien dactus essendi, la

    rduction de son sens des catgories de la mtaphysique aristotlicienne des essences

    ( le flchissement formaliste de lesse). Le rapport entre le temps et lternit,

    prtendument thomasien, devient un systme rationnel deux ples opposs, deux

    termes qui, obissant au mme ordre conceptuel (la rationalisation de lesse),

    maintiennent un rapport concurrentiel. Cest la reprise de la mtaphysique dualiste. La

    causalit ontologique thomasienne est rduite la causalit ontique, au principe de la

    raison suffisante. Lobjectif de ce chapitre est surtout de prsenter lcole qui a donn

    Heidegger sa formation initiale.

    Le chapitre IV est prcisment consacr cette formation de Heidegger et ses

    premiers travaux. Lenracinement dans la tradition catholique a laiss des traces

    indlbiles pour toute la vie du philosophe allemand. Nous chercherons les raisons de

    la rupture que le jeune Heidegger effectue avec le systme scolastique et le

    catholicisme. Cette rupture concide avec le dpassement progressif de lopposition

    mtaphysique temps / ternit, dans ses facettes scolastique et no-kantienne, et avec

    la dcouverte de la consistance propre au concept de temps qui constituera dsormais

    le champ de la recherche philosophique heideggrienne. Afin de suivre cette

    progression de la pense du jeune Heidegger, nous analyserons ses crits de 1909

    1919, en particulier deux de ses articles publis en 1912 : Das Realitts problem in der

    modernen Philosophie et Neuere Forschungen ber Logik, la dissertation doctorale sur

    La doctrine du jugement dans le psychologisme (1913), la thse dhabilitation intitule

    Trait des catgories et de la signification chez Duns Scot (1915-1916), la confrence

    dhabilitation sur le concept de temps dans les sciences historiques (1915) et le Cours

    prpar, non dispens, sur la mystique mdivale (1918). Linfluence de Lask, la

    dcouverte de leccit scotiste, limpact de Hegel y structurent la pense de

    Heidegger, dans un contexte historico-philosophique particulier. Le concept dternit

    est relgu dans la thologie, alors que le temps devient objet vritable de la

    philosophie. La rflexion sur le rapport entre la thologie et la philosophie est vacue

    suite la conversion au protestantisme, lequel, sous linfluence de Barth, Bultmann,

    Gogarten, spare soigneusement les domaines de la foi et de la raison. En choisissant

    la philosophie au sein de ce dualisme, Heidegger rejette dfinitivement la notion

  • 27

    dternit. A la fin de ce chapitre, nous donnerons quelques apprciations personnelles

    de ce choix heideggrien.

    Le chapitre V concerne la deuxime priode de la pense de Heidegger qui

    stend des premiers Cours donns en 1919 jusqu linterruption de Sein und Zeit en

    1927. Laccs phnomnologique au temps dbute par la dcouverte de la facticit,

    sous linfluence notable de Husserl et de Dilthey. La premire partie du chapitre est

    consacre aux analyses de la vie facticielle. Celle-ci se rvle la fois comme lobjet

    et comme le cur de la philosophie qui doit donc tre elle-mme facticielle. Aprs

    avoir rflchi sur les traits de la facticit, qui sont une vritable introduction toutes

    les notions basiques de la philosophie heideggrienne (souci, es gibt, Er-eignis,

    hermneutique, historicit, tre-vers-la-mort), nous exposerons lessence mme du

    mouvement facticiel, cest--dire sa temporalit. Cest l que se manifeste le rle

    insigne jou par les crits bibliques. Le temps en tant quessence de la facticit se

    rvle au sein de la facticit chrtienne, mancipe de toute rfrence la thologie

    mtaphysique et au concept dternit. A partir de 1922 (Natorp Bericht), le concept

    de facticit est crois avec celui de ltre. La conception du Dasein apparat,

    conjuguant la conscience facticielle (temporelle) et ltre des tants.

    La deuxime et la troisime parties du chapitre V sont consacres au dialogue

    de Heidegger avec saint Augustin et Aristote. Aprs avoir exerc une influence

    remarquable sur la notion heideggrienne de facticit, la rflexion de saint Augustin

    est progressivement carte par Heidegger. Nous analyserons cette influence et cet

    cartement en prenant en considration le Cours de 1921 Augustinus und der

    Neuplatonismus, la confrence de 1924 sur Le concept de temps, certaines notions de

    Sein und Zeit et le Cours de 1927 sur Les Problmes fondamentaux de la

    phnomnologie. Cest saint Augustin que Heidegger doit le principe didentification

    de la conscience ( me ) et du temps. Nous tudierons ce principe ainsi que la

    manire dont Heidegger linterprte. La lecture que Heidegger fait des uvres

    dAugustin, particulirement des livres X et XI des Confessions, obit aux lois de

    lhermneutique facticielle, la fameuse mthode de Destruktion, mais contient

    quelques omissions notables, notamment en ce qui concerne la manire dont saint

    Augustin traite le rapport entre le temps et lternit. La mme mthode

    dinterprtation est applique aux textes dAristote qui traitent des concepts de

  • 28

    mouvement, de temps et dme. En confrontant Aristote, Heidegger est toutefois

    beaucoup plus prcis et dtaill. Cest que lenjeu de cette confrontation est immense :

    il sagit de trouver la cl dinterprtation de la philosophie occidentale dans son

    ensemble. Nous suivrons les analyses minutieuses que Heidegger produit des deux

    moments qui, sentrelaant, traversent les notions fondamentales de la philosophie

    dAristote, celui d authenticit (qui correspond la facticit) et celui de

    dchance (qui correspond la fuite de la pense facticielle devant elle-mme).

    Selon Heidegger, la rflexion aristotlicienne sur le mouvement aboutit, dun ct,

    interprter ltre mme () en termes de mouvement, dun autre ct, elle

    dbouche sur une interprtation de ltre comme prsence constante. Cest la

    conception de la privation () dans ltre de ltant qui joue le rle

    darbitre en privilgiant cette dernire interprtation. Le concept dternit connote

    celui de prsence constante, et les analyses aristotliciennes du temps sont diriges

    vers cette comprhension vulgaire de ltre ; ainsi apparat le privilge du temps

    prsent, du , privilge qui dterminera lontologie occidentale dans son ensemble.

    La conception aristotlicienne de lme, selon Heidegger, suit le mme schma. Le

    sens ontologique de vie () peut conduire la conception du Dasein, mais sa

    comprhension vulgaire , dj chez Aristote et dans toute la mtaphysique

    occidentale, a aboutit au privilge de la lgard de la . Cet

    aboutissement correspond lopposition systmatique entre ltre ternel et ltant

    temporel, o lhomme, tant entre les deux, doit sorienter vers lternit en se

    dtournant du temps. Selon Heidegger, cette opposition oblitre le sens authentique de

    la temporalit, de ltant et de ltre. Afin de se rapprocher de ce sens, il faudrait se

    tourner vers ltant facticiel et concret en privilgiant la contre la .

    Nous concluons cette partie par notre propre considration du statut de la concrtude

    de ltant temporel (ens) face lternit (actus essendi) chez saint Thomas, statut qui

    transgresse largement les limites dans lesquelles Heidegger assigne la mtaphysique

    occidentale dans son ensemble.

    Les analyses heideggriennes du mouvement, du temps et de lme chez

    Aristote ne font que prparer lanalytique existentiale du Dasein. La quatrime partie

    du chapitre est une lecture cible de Sein und Zeit visant manifester le sens du temps

    qui est propre au projet de lontologie fondamentale. Il sagit donc des analyses du

    Dasein, de la structure de ltre-au-monde et de celle de ltre-vers-la-mort qui

  • 29

    aboutissent la manifestation de la temporalit originaire. La ncessit de prendre en

    considration la totalit (Ganzheit) du phnomne du Dasein pose la fois le

    problme de lunit du temps dans sa dispersion et celui de la fondation du Dasein par

    ltre. Limpossibilit de rsoudre ces problmes, qui semblent puiser les ressources

    du langage philosophique habituel, dtermine linachvement de Sein und Zeit et

    promet une nouvelle tape pour la pense de Heidegger. Nous terminerons notre

    interprtation du matre-livre en analysant les deux drives de la temporalit

    originaires (historialit et intra-temporalit) ainsi que la conception vulgaire du

    temps.

    La cinquime et la dernire partie du chapitre a pour objectif de comprendre le

    rapport de Heidegger avec la scolastique, ainsi quavec le concept dternit, dans les

    annes 1920. Cest dans cette partie que nous suivrons linterprtation la plus

    systmatique que Heidegger fait de la pense de saint Thomas. En appliquant la

    mthode de la destruction la mtaphysique mdivale, Heidegger se limite

    exclusivement aux analyses de son moment de dchance . Les concepts

    mdivaux du temps, de ltre, de la vrit sont considrs dans le Natorp Bericht,

    dans les Cours des annes 1920, dans Sein und Zeit ou encore dans la confrence de

    1930 Vom Wesen der Wahrheit, selon une optique prcise : comme des concepts

    mdiateurs entre la philosophie antique (Aristote) et la mtaphysique moderne

    (Descartes). La destruction heideggrienne de lontologie mdivale dans le Cours

    de 1927 Les Problmes fondamentaux de la phnomnologie sinscrit dans la mme

    optique : les concepts fondamentaux de la scolastique sont analyss dans la mesure o

    ils senracinent dans la philosophie grecque. A lintrieur des analyses de la

    mtaphysique mdivale, la pense de saint Thomas est limite non seulement par cet

    enracinement, mais aussi par la figure de Suarez : la distinctio realis (thomasien) entre

    lessentia et lexistentia tendrait par elle-mme vers la distinctio solae rationis

    (suarezien). Heidegger considre plus globalement la mtaphysique mdivale comme

    une projection du comportement productif du Dasein et conclut linsuffisance de

    cette mtaphysique, incapable de percevoir la structure qui la fonde. A la fin de cette

    partie, nous traiterons le rapport de Heidegger avec le concept dternit, rapport qui

    se caractrise par une triple attitude : la relgation du concept thologique dternit

    hors du champs de la recherche proprement philosophique, le rejet de la notion

    mtaphysique traditionnelle dternit et ladmission dune possibilit (dont Heidegger

  • 30

    na jamais entrepris la ralisation) dune notion dternit dans le cadre de rflexion

    sur la temporalit originaire.

    Le chapitre VI analyse une nouvelle tape de la philosophie de Heidegger,

    encadre par la rupture de Sein und Zeit et la confrence Vom Wesen der Wahrheit.

    Les problmes laisss ouverts par lanalytique existentiale sont repris et rlabors

    dans le cadre de la conception du temps transcendantal. Lunit de la temporalit

    originaire est recherche en confrontant la philosophie transcendantale de Kant (Kant

    et le problme de la mtaphysique, publi en 1929). Cest le concept de limagination

    transcendantale qui constitue la rponse cette qute. Ce concept se distingue par sa

    rfrence ltre en gnral conu comme le Rien . Ainsi le problme du rapport

    entre le Dasein et ltre en gnral est reformul. Cette reformulation correspond

    lapprofondissement de la conception de la transcendance qui manifeste

    limpertinence des interprtations la fois immanentistes et transcendantalistes

    de la philosophie heideggrienne. La recherche du sens de la transcendance du temps

    ou de celui du rapport entre le Dasein et ltre, aboutit la formulation de la diffrence

    ontologique. Celle-ci dit la radicalisation de la finitude et la temporalit de ltre, le

    Dasein tant le pouvoir-diffrencier de ltre et de ltant. Le problme du

    fondement, la fin des annes 1920, est trait par Heidegger dans le contexte de la

    diffrence ontologique. Heidegger aboutit la conception du fondement abyssal

    (trait Vom Wesen des Grundes, 1929). La libert du Dasein, tout en tant le pouvoir

    diffrencier , est aussi lacte de fonder ultime qui accueille dans son sein lacte de

    fonder de ltre. Le Dasein constitue encore lhorizon ultime de ltre, mais le

    problme de lirrductibilit de ltre cet horizon est dj pos. Le virage est attest

    dans la confrence de 1930 Vom Wesen der Wahrheit. La conception de la (non)vrit

    de ltre est un dpassement de lhorizon de la vrit du Dasein, sans pour autant que

    le caractre ultime de ce dernier soit ni. Le problme du rapport entre la vrit de

    ltre et le Dasein semble de nouveau insoluble.

    Les chapitres VII et VIII sont labors autour dun point de convergence des

    rflexions de saint Thomas et de Heidegger, sans que cette convergence nlude leur

    diffrence. Dans le chapitre VII, nous reviendrons donc la rflexion de saint Thomas,

    avant de reprendre celle de Heidegger dans le chapitre suivant. Le sens de la finitude

    humaine que lAquinate dveloppe peut, en effet, tre mis en parallle avec la

  • 31

    conception de la finitude de Heidegger, dans la mesure o la finitude thomasienne

    (temps), fonde et habite par linfini divin (ternit), signifie une diffrence dans une

    identit. Dans ce chapitre, nous analyserons la relation qui peut tre tablie entre la

    rflexion de saint Thomas et la phnomnologie partir du concept dintentio. Aprs

    avoir trait plus systmatiquement de sens de la finitude dans la pense de saint

    Thomas, nous considrerons lexercice de lintentio humain lors de la nomination de

    Dieu. Cest l que le sens ultime du rapport entre le temps et lternit chez saint

    Thomas se manifestera : diffrence dans lidentit.

    A la suite de cette manifestation, nous reprendrons la rflexion heideggrienne

    sur le temps dans sa dernire priode. Lobjectif du chapitre VIII consiste montrer

    comment le temps cle le mystre de la diffrence dans lidentit (rapport entre ltre

    et le Dasein) nomme Ereignis. Dans le contexte du es gibt, le mot fera sa

    rapparition. Toutefois, la pense de Heidegger aboutit limpossibilit de penser

    proprement le diffrent : cest une nouvelle crise qui devait annoncer un nouveau

    commencement. Aprs avoir prsent brivement le rapport de Heidegger la

    scolastique mdivale aprs 1930, nous montrerons comment Heidegger, dans la

    compagnie de Matre Eckhart, labore une nouvelle approche de ce qui est diffrent

    dans lidentit, approche qui refuse toutefois de dpasser les limites propres la

    tension de lattente. Ce nest quau sein de la finitude exprime par ce concept

    heideggrien dattente que peut souvrir laire de la rencontre avec la pense

    thomasienne de la finitude humaine, du rapport entre le temps et lternit.

  • 32

    Chapitre premier

    La question du temps et de lternit dans la pense grecque

    et dans la priode patristique

    I. Dans lantiquit grecque

    1. La formation dun sens philosophique du mot

    Laeternitas des mdivaux a comme arrire-plan la notion grecque de l.

    Mais celle-ci nest pas univoque. Chez les grecs eux-mmes, elle subit une

    transformation, suit un destin, en dlaissant certains de ses lments, en en joignant

    dautres. Avant de commencer dsigner quelque chose qui nous rappelle dj le

    concept de lternit1, signifie dabord la force de vie, ou source de vitalit2, pour

    passer ensuite, chez Homre de toute vidence, la signification de la dure dune vie

    individuelle, temps dune vie3. Il sagit dun temps de la vie dun homme, temps qui se

    prsente comme une parcelle du temps pris au sens absolu et signifi par le mot

    . Cest donc le qui, lorigine, englobe l, long ou bref, mais

    toujours phmre comme lest toute vie humaine. Et mme sil sagit dune vie, ,

    immortelle des dieux, celle dun Zeus par exemple, elle prend sa source toujours dans

    le , puisque le pre de Zeus est Kronos.

    1 Chez Empdocle, au V sicle av. J. C., qui crivait : De mme qu ont exist dansle pass, ainsi existeront-ils : jamais, mon sens, ne sera prive de ces deux forces la dure de vieindicible ( , , , , ), cit et traduit par A. J. Festugire, dans son article Le sens philosophique du mot ,dans Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin , 1971, pp. 254-271 : 258.2 BENVENISTE M., Expression indo-europenne de lternit, dans Bulletin de la Socit Linguistiquede Paris, 1937, t. 38, pp. 103ss.3 FESTUGIERE A.-J., op. cit., pp. 255-257, 271.

  • 33

    Comment expliquer ds lors les fameux dires de Platon sur le image de

    l ? Quel dplacement des sens a-t-il d se produire pour donner naissance une

    tradition millnaire o l devient pre du 1 ? Cest que l garde

    toujours sa rfrence la vie, mais le sens de celle-ci sapprofondit considrablement

    chez les penseurs grecs lorsquils commencent lattribuer au Ciel, au Monde

    (). Le est immortel et vivant comme Zeus. Cette attribution, fruit des

    dveloppements philosophiques des prsocratiques 2 , transformera par ricochet la

    religion grecque en donnant naissance la tho-logie philosophique. La notion de

    l sera dsormais charge de signifier non seulement la dure de la vie des

    hommes ou des dieux, mais celle du Ciel lui-mme. Or, la vie du Ciel nest pas celle

    des hommes, elle est sans fin, puisque ltre du Ciel dpasse celui des humains et

    mme des dieux. La vie du Ciel embrasse tous les particuliers, et le lui-

    mme dans sa totalit. Elle est indiciblement grande , dit Empdocle3 . La vie,

    l, du est circulaire, lHarmonie parfaite, qui senorgueillit de sa

    solitude ou de son repos ()4. On ne saurait exagrer limportance, pour toute

    lhistoire ultrieure de la philosophie, de ce qui se produit ce moment, savoir la

    conjonction de lide de la vie parfaite et celle du repos absolu, conjonction ralise au

    sein de la notion unique de l. Bizarre et indicible () conjonction des

    contraires (contraires pour nous, ad nos, non en soi, in se), qui demandera, tout au

    long de lhistoire de la pense, des efforts incessants pour conqurir toujours de

    nouveau son sens. Ce sont seulement les plus habiles, dira Proclus, qui sont capables

    de sapprocher de lide de l5.

    1 Expression de Proclus : , , In Platonis Rem Publicamcommentarii, t. 2, Lipsiae, Kroll, 1901, p. 17, vv. 10-11.2 Pour les dtails, nous ne pouvons que renvoyer larticle de Festugire cit ci-dessus.3 Ibid., p. 258. Pour Anaximandre, l est la vie de l qui englobe toutes les choses. DiognedApollonie parlera de lAir dou dintelligence qui embrasse tout lui-aussi. Quelque soitlappellation, on revient toujours la mme ide de l embrassant la totalit des tres, ibid., p. 260.4 Ibid., p. 259.5 In Platonis Timaeum Commentaria, Lipsiae, Diehl, 1906, p. 8. Cit par Festugire, op. cit., pp. 261,263.

  • 34

    2. Platon

    La rgularit surprenante du mouvement du , le perptuel

    recommencement du mme, incite le philosophe se demander si cette constance ne

    vient pas dun principe qui serait absolument immobile. Dans son Time, Platon

    expose sa thorie de lme parfaite, vivante (intelligente et libre) et immobile, qui

    fonde la constance du mouvement du Ciel et mme de celui, plus chaotique car plus

    loign, des tres sublunaires. Le mouvement ressemble son principe immuable, car

    son essentiel est de tendre vers la perfection de celui-ci, vers le repos absolu. Le

    mouvement se dfinit comme cette tendance-l. Le modle du mouvement est lme

    immuable. Tout en ne pouvant jamais lgaler, le est limage de l1.

    Selon Platon, la gnration des choses, et du Ciel lui-mme par le Dmiurge,

    est dj un mouvement temporel (), car il a un dbut. Les tres sublunaires sont

    phmres : ils ont non seulement un dbut, mais aussi une fin. Le Ciel (le Monde

    dans sa totalit, ) avec son ternel recommencement du mme mouvement

    circulaire, na pas de fin, mais, tant engendr, il nest que la Copie, la plus parfaite de

    toutes, du Paradigme Vivant. Celui-ci seul, puisque jamais engendr et imprissable,

    est parfaitement ncessaire et immuable. Ainsi se forme, dans lAntiquit, la

    hirarchie des tres ordonne, tout particulirement celle des tres vivants, encadre

    par l et le , par la Vie parfaite et immuable dun ct, et la vie mouvante et

    phmre de lautre. Notons que largumentation de Platon, reposant sur la

    critriologie du dbut et de la fin des tres, pose comme mesure de ceux-ci lide de la

    dure. Mme la substance ternelle est mesurable par la dure, infinie certes, mais

    obissant aux mmes normes de la reprsentabilit que le temps2. A cette dure Boce

    donnera le nom de sempiternit (perptuit)1.

    1 De mme donc que le Modle intelligible se trouve tre un Vivant ternel, de mme cet Universvisible lui aussi, le Dmiurge seffora autant quil le pouvait, de le rendre tel (ternel). Or la nature duVivant intelligible comporte une dure de vie sans fin, et cette qualit l, bien sr, on ne pouvaitlattribuer entirement ltre engendr. Cependant le Dmiurge concevait le dessein de produire unesorte dimage mobile dternit : aussi, dans le temps mme quil organise le Ciel, il produit, de la vieternelle immuablement fixe dans lunit, une image dune dure sans fin qui progresse selon ledroulement du nombre, cela prcisment que nous appelons Temps , PLATON, Time, 37 d, trad. A.J. Festugire, dans art. cit., p. 264.2 Do linsuffisance de la conception platonicienne de lternit releve, entre autres, par Saint Thomasdans la Summa theologica, I, q. 10, art. 4, resp. Les successeurs de Platon, en effet, ne cesseront pas dele corriger sur ce point. Le nunc immobile ne connat certes ni le pass, ni lavenir, mais Platon a

  • 35

    Un trait proprement ontologique, parmnidien, est avanc par Platon dans son

    dialogue : le mot est convient en propre l ternelle, explicite ailleurs comme

    le monde des Ides, et non aux choses temporelles2. Ds lors la question de lternit

    et du temps sera lie celle de ltre. La tradition occidentale toute entire sera

    imprgne par cette liaison : tantt la rflexion sur lternit et/ou le temps

    dterminera la conception de ltre, tantt linverse et comme par contrecoup, une

    certaine conception de ltre imposera ses lois propres la comprhension de lternit

    et du temps. Lhistoire de cette liaison et le problme de sa lgitimit constituent un

    arrire-fond de tout notre travail.

    3. Aristote

    Disciple de Platon, Aristote labore une autre conception du temps et de

    lternit. Le disciple soppose, on le sait, au dualisme de son matre. Le paralllisme

    du monde ternel des Ides qui sont vraies et du monde des ralits temporelles qui

    sont des reflets, lopposition entre lternit et le temps, nest pas acceptable pour

    Aristote. Si lternit existe, elle doit tre celle du mouvement universel, celle du

    mouvement du entier et de ses composants, mesurable, en tant que mouvement,

    par le temps. Dans ce sens, cest le temps lui-mme qui est ternel, cest--dire qui

    dure depuis toujours et pour toujours. La conception de lternit du monde, tellement

    dbattue par les penseurs mdivaux, prend ses racines ici.

    Aristote procde en physicien. Pour lui, le temps est immanent au mouvement

    local, mais il napparat que quand une me est l pour le nombrer . Le temps est

    un nombre nombr du mouvement, nombre selon lavant et laprs qui caractrisent le

    manqu le sens profond de l en le dterminant par la dure sans fin plutt que par labsence detoute ide de la dure. En corrigeant Platon, Plotin proposera cette nouvelle conception de lternit, cequi marquera une nouvelle tape dans lhistoire de son concept, comme nous le verrons.1 Consolation de la philosophie, V, pr. 6, v. 14.2 PLATON, Time, 37 e.

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    mouvement1. Or, tous les mouvements (le monde est caractris par leur diversit) se

    rfrent au mouvement circulaire du ciel, au mouvement premier2. Si le temps est

    unique, cest quil mesure celui-ci et est par consquent la mesure valable pour tous

    ses rfrents, pour tous les mouvements seconds des choses sublunaires3. Ainsi nous

    avons, chez Aristote, comme un ddoublement du temps, ou les deux aspects du

    temps : le temps physique et le temps astronomique4.

    Le temps physique se disperse dans le non-tre : les mouvements purement

    quantitatifs des choses sublunaires, matrielles, sont imprgns par la puissance, leur

    acte ntant jamais parfait. De plus, lintervention extrinsque et subjective est

    ncessaire pour que le temps ait lieu : cest lme humaine individuelle, soumise elle

    aussi llment matriel, sujette la disparition, que revient cette tche de nombrer

    le nombrable et le faire ainsi apparatre5. Le temps physique est donc phmre, et, de

    toute manire, il ne pourrait point exister sans la rfrence au temps universel,

    1 Nous trouvons cette dfinition du temps, devenue la plus classique de toutes, dans le IVe livre dePhysique (219 b 35) : . Le passage de la Physique quitraite du temps (IV, 10-14) a t comment par de trs nombreux auteurs. Citons en quelques uns :CARTERON H., dans Bulletin de la facult des lettres de Strasbourg, 1er novembre 1924, pp. 28-40 ;GUITTON J., Le temps et lternit chez Plotin et Saint Augustin, Paris, Vrin, 1971 (1933), pp. 49-54 ;FESTUGIERE A.-J., Le temps et lme selon Aristote, dans Revue des sciences philosophiques etthologiques, 1934, n 23, pp. 5-28 (repris dans Id., Etudes de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971,pp. 197-220) ; MOREAU M.-J., Le temps selon Aristote, dans Revue philosophique de Louvain, 1948,n 46, pp. 57-84, 245-274 ; DUBOIS J., Signification ontologique de la dfinition aristotlicienne dutemps, dans Revue thomiste, 1960, n 60, pp. 38-79, 234-248 ; Id., Le temps et linstant selon Aristote,Paris, Descle de Brouwer, 1967 ; DECLOUX S., Temps, Dieu, libert dans les commentairesaristotliciens de Saint Thomas dAquin, Paris, Descle de Brouwer, 1967. Saint Thomas dAquin etHeidegger eux aussi ont comment ce passage dAristote : THOMAS DAQUIN, In Phys., nn 558-637 ; HEIDEGGER M., Les problmes fondamentaux de la phnomnologie, trad. J.-F. Courtine, Paris,Gallimard, 1985, pp. 279-308. Nous y reviendrons ultrieurement.2 Physique, VIII, 265b 8-10.3 Physique, IV, 221ab ; 225b ; VIII, 7, 260a 23 ; De caelo, I, 9, 279a 18.4 Physique, IV, 222a 223b. Cf. GUITTON J., Le temps et lternit chez Plotin et Saint Augustin,Paris, Vrin, 1971 (1933), pp. 52-53.5 Physique, IV, 218b 219a, 223a 18-29. Par ailleurs Aristote fait de la pense humaine une entitimmuable et la place au-dessus du temps, Mtaphysique, 1075a 5-10 ; De lme, 403a 3-12, 408b 11-30.Mais justement ce humain est en lien avec le divin et avec le mouvement premier que celui-ciengendre, avec le temps astronomique. Cest pour cette raison quil peut mesurer les mouvements destres sublunaires, le temps physique. Mais quand lhomme individuel disparat, le temps immanent auxmouvements des tres sublunaires individuels nest plus nombr, le divin tant bien au-del de leurniveau. En gnral, on peut dire avec le P. Sertillanges quAristote a rpondu au problme delobjectivit et de la subjectivit du temps en termes obscurs, sous forme dubitative , La philosophiede Saint Thomas dAquin, t. 2, Paris, Aubier Montaigne, 1940, p. 40. Ce problme plus fondamentaldu rapport entre le temps et lme est laiss pa Aristote sans rponse dfinitive , DECLOUX S., Temps,Dieu, libert dans les commentaires aristotliciens de Saint Thomas dAquin, Descle de Brouwer,1967, p. 133. Cest pourquoi tant de diffrentes interprtations de ce problme ont pu voir jour, delidalisme de M.-J. Moreau, op. cit., lobjectivisme de Sir D. Ross, cf. Aristotles Physics. A RevisedText with Introduction and Commentary, Oxford, Clarendon Press, 1936, p. 65.

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    astronomique1. En revanche, celui-ci est parfait et ternel comme le mouvement du

    ciel2. Il dpend dun absolument immatriel3. Ce premier mouvement, ce temps

    infini, est-il linstance ultime de lternit chez Aristote ?

    En fait, lternit du mouvement premier sert prouver lexistence du premier

    moteur immobile4. : lapparente contradiction que dcle une telle

    appellation se dissipe quand on sait que, selon Aristote, ce Premier Moteur immobile

    suscite le mouvement universel distance , par une mta-phore ou par lamour,

    comme quelque chose qui est aim 5 en suscitant un dsir de tendre vers sa

    perfection. Ainsi son immobilit absolue est prserve, alors que cest elle qui, en tant

    que cause finale, engendre dabord le mouvement circulaire du Ciel, et par la

    mdiation de celui-ci, le mouvement linaire des tres sublunaires. Au-del donc de

    tout mouvement, le Moteur premier est au-del du temps. Le temps ne le fait pas

    vieillir, il continue avoir une vie qui est parfaite et se suffit elle-mme, durant

    toute lternit 6 . Avec cette rfrence la vie, renforce par une interprtation

    ultrieure du Premier Moteur immobile comme la Pense de la Pense 7 , nous

    1 Cf. FESTUGIERE A.-J., Le temps et lme selon Aristote, dans Etudes de philosophie grecque, op.cit., pp. 197-220.2 Physique, VIII, 265 a 25-26.3 Physique, VIII, 256 b 24-25.4 Puisquil faut que le mouvement existe toujours et ne sinterrompe jamais, il doit y avoir une choseternelle qui meuve en premier, soit une seule, soit plusieurs, et le premier moteur doit tre immobile ,Physique, VIII, 258 b 10, trad. H. Carteron, Paris, Les Belles Lettres, 1996, p. 121. La question delunicit et de la pluralit des premiers moteurs immobiles est largement dbattue ailleurs, mais nechangent rien notre propos. Voir, ce sujet, la remarque dAristote lui-mme : ibid., 259a 7-19. Cequi compte pour nous, cest cette affirmation : Lidal dont semble rver Aristote, philosophe dumouvement, serait donc finalement celui dun univers immobile ou tout au moins mimant son niveau,dans la succession de ses cycles identiques et dans la permanence des espce qui le composent,limmobilit du premier Moteur , DECLOUX S., op. cit., p. 102.5 , Mtaphysiques, 1072 b 3.6 Du Ciel, 279a 21, trad. J. Tricot, Paris, Vrin, 1949, pp. 45-46. Cf. Physique IV, 221b 3-5. Notonscependant que pour Aristote, contrairement lavis de Platon, ce nest pas le temps comme tel qui faitvieillir, mais une faiblesse intrieure. Si le Premier Moteur ne vieillit pas, cest dabord parce quil nepossde aucune faiblesse, et non quil ne soit aucunement dans le temps. Nous pouvons constater parailleurs que, pour Aristote, lternit de la vie parfaite du Premier Moteur se droule bel et bien dans untemps infini, Physique, VIII, 267b 25.7 , Mtaphysique, , 1074 b 34. Ibid., 1072 b 26-28, 1073 a 4 : lnergie du est vie . Lexgse des rapports entre les diffrentes conceptions aristotliciennes du Moteur immobile(est-il lme du premier Ciel, comme semble suggrer De Coelo, (I, 12, 292 b 22 par exemple), oulActe pur absolument spar du sensible, selon le livre de Mtaphysique ?) est un sujet djlargement dbattu, mais qui ne permet toujours pas des conclusions dfinitives. Voir JAEGER W.,Aristoteles. Grundlegung einer Geschichte seiner Entwicklung, Berlin, Weidmannsche Buchhandlung,1923 ; MANSION A., La gense de luvre dAristote, dans Revue noscolastique de philosophie,1927, n 27, pp. 307-341, 423-466 ; AUBENQUE P., Le