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Texte 1 L'innovation : un nouveau mythe de la création ? « Think différent » : « Penser différent ». La campagne publicitaire lancée par Apple en 1997 a marqué les esprits. On y voit défiler une galerie de portraits – Albert Einstein, Mohandas Gandhi, Martin Luther King, Thomas Edison, John Lennon – et pour finir la fameuse « pomme » d’Apple avec son slogan « Think différent ». Inutile de montrer Steve Jobs : tout le monde a compris qu’il fait partie de la prestigieuse lignée. Cette publicité concentre tout un imaginaire de l’innovation – presque un « mythe de création » – organisé autour de quelques idées fortes, simples et efficaces. Le génie solitaire : les innovateurs sont des personnages hors du commun, des génies, distincts du reste des mortels. La pensée divergente : les génies suivent leur propre route en dehors des sentiers balisés. Ils « pensent différent ». La rupture : les vraies innovations, scientifiques, techniques, sociales, culturelles sont révolutionnaires. Elles rompent avec l’ordre des choses et changent le monde. Après le smartphone, on ne reviendra plus au téléphone à fil. Après l’ampoule, on ne revient pas la bougie. Après Einstein, on ne peut plus penser le monde comme avant. Le succès : l’innovation finit par payer. Les innovateurs sont finalement récompensés. Ils sont devenus des héros et ont connu la gloire, le succès et

Texte 1 L'innovation : un nouveau mythe de la création · La rupture : les vraies innovations, scientifiques, techniques, sociales, culturelles sont révolutionnaires. Elles rompent

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  • Texte 1L'innovation : un nouveau mythe de la création ? « Think différent » : « Penser différent ». La campagne publicitaire lancéepar Apple en 1997 a marqué les esprits. On y voit défiler une galerie deportraits – Albert Einstein, Mohandas Gandhi, Martin Luther King, ThomasEdison, John Lennon – et pour finir la fameuse « pomme » d’Apple avec sonslogan « Think différent ». Inutile de montrer Steve Jobs : tout le monde acompris qu’il fait partie de la prestigieuse lignée.

    Cette publicité concentre tout un imaginaire de l’innovation – presque un« mythe de création » – organisé autour de quelques idées fortes, simples etefficaces.

    Le génie solitaire : les innovateurs sont des personnages hors du commun,des génies, distincts du reste des mortels.

    La pensée divergente : les génies suivent leur propre route en dehors dessentiers balisés. Ils « pensent différent ».

    La rupture : les vraies innovations, scientifiques, techniques, sociales,culturelles sont révolutionnaires. Elles rompent avec l’ordre des choses etchangent le monde. Après le smartphone, on ne reviendra plus autéléphone à fil. Après l’ampoule, on ne revient pas la bougie. AprèsEinstein, on ne peut plus penser le monde comme avant.

    Le succès : l’innovation finit par payer. Les innovateurs sont finalementrécompensés. Ils sont devenus des héros et ont connu la gloire, le succès et

  • parfois la richesse (comme S. Jobs ou Bill Gates) pour avoir apporté leprogrès à tous.

    Dernier élément du mythe : l’innovation, c’est le progrès. Edison a apportéla lumière dans les foyers. S. Jobs a inventé l’ordinateur pour tous. Ils ontfait faire un bond à l’humanité.

    Ce mythe fondateur a plusieurs attraits. Il offre d’abord un bon modèlepour penser. Ce modèle est celui de l’entrepreneur – innovateur, commeS. Jobs ou Edison, promu par Joseph Schumpeter. L’entrepreneurinnovateur, capitaine d’industrie, fer de lance des révolutionsindustrielles, est de la trempe des Edison, Henri Ford, B. Gates ou S. Jobs,qui sont l’équivalent dans le monde industriel des Isaac Newton et AlbertEinstein dans le domaine scientifique, ou des Mozart et Picasso dans ledomaine des arts. Le modèle des génies créatifs a sa version enpsychologie de la créativité avec l’idée de « pensée divergente ». Innoverc’est « penser autrement », casser les codes et changer de paradigme.

    Ce mythe du génie créatif a un autre avantage : mobilisateur, il suscitel’enthousiasme et encourage les vocations. Il fait rêver et penser. Quedemander de plus ?

    Sauf que comme tous les mythes, il est largement illusoire…

    Le mythe du héros solitaireLe mythe S. Jobs dessine le portrait d’un capitaine d’industrie marginal etvisionnaire, créateur d’une série de produits révolutionnaires : Macintosh,iPod, iPhone, iPad. On en viendrait à oublier la présence de Steve Wozniakà ses côtés et également que S. Jobs a « puisé » la plupart des innovations

  • qui ont fait le succès du premier Macintosh – interface graphique, menusdéroulants, souris – au Xerox Parc où ces inventions avaient été mises aupoint par d’autres que lui, avant lui, et dans un tout autre cadre que celuide « l’innovation de garage » qui fait partie de la légende dorée.

    Le mythe de la création de l’ordinateur personnel repose aussi sur uneautre idée clé : l’innovation est née d’un mariage entre une nouvelletechnique high-tech et une culture révolutionnaire et démocratique.L’ordinateur pour tous. Les dirigeants d’IBM qui travaillaient pour lesadministrations et les entreprises n’avaient jamais songé que l’ordinateurpouvait être mis à la portée de tous.

    Mais cette belle légende de la contre-culture populaire et démocratiqueopposée aux élites résiste mal à l’histoire. Dans les années 1970, les projetsd’ordinateur personnel sont dans l’air du temps. Au même moment, lesfirmes Commodore, Tandy, Olivetti, Hewlett-Packard (HP) mènent lacourse pour créer des microordinateurs destinés à un grand public. En1973, trois ans avant la création d’Apple, le Français François Gernelle amême conçu et mis sur le marché un premier microordinateur : le Micral.Le héros solitaire S. Jobs n’en est pas un. Autour de lui, tout un peloton deconcurrents cherche à atteindre un même but. Chacun avait sa stratégie etsa voie d’évolution.

    La plupart des grandes innovations de l’histoire ont d’ailleurs connu desphénomènes similaires de découvertes simultanées qui remettent encause l’idée du génie solitaire et visionnaire qui suit son chemin en dehorsdes sentiers battus. Edison était en concurrence avec les AméricainsWilliam Sawyer et Albon Man et le Britannique Joseph Swan pour laréalisation de la première ampoule électrique à incandescence.Finalement, ils ont décidé de s’associer pour se partager le gâteau. Edisonétait en concurrence avec l’Allemand Émile Berliner ou le Français Charles

  • Cros et quelques autres lors de l’invention du phonographe. Lesconstructeurs automobiles étaient quelques dizaines en France au débutdu 20e siècle. Il en était de même pour l’invention du cinéma ou despremiers avions. Toute l’histoire des sciences et des techniques met enévidence l’importance des tendances évolutives, des bouillons de culture,des myriades d’initiatives parallèles, des interactions qui font que lesgrandes innovations ne naissent pas ex nihilo du cerveau d’un héros isolé,mais prennent racine dans certains lieux, milieux et époques : c’est engénéral là que germent les génies.

    La big technologyLe mythe de la création du génie solitaire, en focalisant l’attention sur uneseule tête pensante, masque un autre modèle d’innovation. Lorsque S. Jobslance l’iPod, l’iPhone, l’iPad, lors de ses célèbres grands-messesmédiatiques (les keynotes), il ne fait plus partie de ces innovateurs degarage des années 1970. Il est désormais, comme Edison avant lui, ungénéral d’armée à la tête d’une société avec des centaines d’ingénieurs.C’est un leader qui lance des idées, mais surtout qui impulse, sélectionne,assemble et rachète des innovations. Ce processus de création « par lehaut » fournit un autre modèle d’innovation. Celui de la « bigtechnology » qui exige des budgets considérables, une concentration demoyens, de savoir-faire considérable. Même s’il tient dans la poche,le smartphone relève du même modèle d’innovation que celui exigé pourla construction d’un avion, d’un train ou d’une automobile.

    Le mythe du génie semble bien correspondre à la création des « bigfive » (Google, Apple, Amazon, Facebook, Microsoft). On peut aisémentassocier un créateur à un produit ou à une réussite commercialeexceptionnelle (B. Gates et Microsoft, Mark Zuckerberg et Facebook, Larry

  • Page et Google…). Mais qu’en est-il si l’on prend Wikipédia commeexemple emblématique ? Pour quelle raison une encyclopédie gratuite,collaborative, anonyme et utilisée par tous est-elle rarement citée au rangdes grandes innovations du début du 21e siècle.

    Wikipédia est une création collective, sans visage emblématique, sanscapital coté en Bourse, sans business plan, elle offre pourtant une toutautre image de l’innovation qui pourrait faire l’objet d’un autre mythe dela création.

    Qu'est-ce qu'une innovation ?Dans les cours d’économie, dès le lycée, on apprend qu’il existe troisgrands types d’innovation : technologique, de produit et de procédé.Depuis peu, le manuel d’Oslo en a ajouté une quatrième, l’innovationcommerciale. Tous les sociologues savent qu’il faut distinguer l’inventionde l’innovation. L’invention est le moment de la conception d’un nouveauproduit. On parle d’innovation quand l’invention a réussi à s’imposer et àse propager dans le corps social.

    Pour une innovation, combien d’inventions resteront dans les limbes ? Cesdistinctions devenues canoniques ont l’inconvénient de focaliserl’innovation sur un domaine : l’économie et la technologie. Et d’en écarterbien d’autres :

    • Les innovations sociales : le mariage pour tous, la colocation, les Amapsont aussi des innovations sociales et institutionnelles. Comme ce fut lecas, en leur temps, pour les coopératives, les syndicats, les partis, lessoviets, la société par action, le football, les mafias, les villes franches, lessectes, les empires.

  • • Les innovations culturelles : le roman graphique ou Wikipédia, le streetart ou les moocs. Comme en son temps, le sonnet, le théâtre ou le romanpolicier. Il faudrait parler aussi des innovations culinaires, linguistiques.De nouveaux plats et de nouveaux mots fleurissent aussi chaque jour…

    La Reine rouge et la course folle àl'innovationEn 1974, Leigh Van Valen a proposé une loi d’évolution des espèces fondéesur la coévolution entre deux espèces. Dans la savane africaine, lesantilopes les plus rapides s’en sortent le mieux. Pour survivre, il fautcourir vite. Mais il en va de même pour les prédateurs : les plus rapidespeuvent capturer leur proie. Au fil du temps, les proies et les prédateurssont de plus en plus rapides pour un résultat toujours identique.

    Ce phénomène de coévolution fait songer à la Reine rouge d’Alice au paysdes merveilles. Quand Alice demande pourquoi « nous courons vite et lepaysage autour de nous ne change pas ? », la Reine rouge répond : « Nouscourons pour rester à la même place. »

    En 1974, le biologiste a appelé Reine rouge ce processus de course auxarmements que l’on observe fréquemment dans la nature : par exemple,les chauves-souris utilisent l’écholocalisation pour détecter les papillons denuit. Mais ceux-ci ont appris à brouiller le son en émettant des sonsparasites.

    Ce phénomène s’observe aussi dans le domaine de l’innovationtechnologique : un bon exemple est celui de la course aux armements

  • entre missiles et antimissiles. Tout comme la production de virus etd’antivirus informatiques de plus en plus sophistiqués.

    Ce processus infernal existe dans les compétitions entre entreprises. Lacompétition acharnée entre Samsung (Galaxy) et Apple (iPhone) a prisl’allure d’une course effrénée où il s’agit moins de rendre des services auclient mais de proposer des produits nouveaux de plus en plusrapidement. Depuis l’apparition du premier iPhone en 2007, un nouveliPhone apparaît pratiquement tous les ans (l’iPhone 6 a été commercialiséen 2014).

    Innover ou périr : telle est la course folle de l’innovation contemporaine,où il faut aller de plus en plus vite simplement pour tenir son rang. Pour lephilosophe et historien des sciences Michel Blay, ce syndrome del’innovation permanente pousse à la surconsommation, à l’épuisement desressources naturelles et des hommes.

    Texte 2Le luxe, moteur du progrès

    En 1900, la France était le leader mondial de l’automobile. Une voiture surdeux était alors fabriquée en France (30 000 par an contre 10 000 enAmérique, 9 000 en Grande-Bretagne et 7 000 en Allemagne). La

  • construction automobile en était encore à ses débuts et les constructeurs,les « start-up » de l’époque, étaient nombreux. Parmi la trentaine deconstructeurs français, il y avait déjà les frères Renault et André Citroën,mais aussi Panhard & Levassor, Berliet, Darracq, Bollée, DelahayeDelaugère & Clayette, Gaston Barré, Rochet-Schneider, Delage et d’autresencore.

    Le premier d’entre eux était De Dion-Bouton, le plus grand fabricantd’automobiles au monde. De ses ateliers installés à Puteaux, sortait unevoiture par jour, dont le fameux modèle Vis-à-Vis qui sera la premièrevoiture fabriquée en grand nombre (2 970 exemplaires en 1902).

    Les premiers véhicules automobiles étaient destinés à une clientèlefortunée. Les modèles, coûteux, avaient fière allure et servaient avant toutà parader. Ces voitures ne servaient pas au transport utilitaire – le train etles fiacres en ville faisaient bien l’affaire – mais à satisfaire au goût duluxe : on sortait la voiture pour se montrer et assurer le spectacle. Outrel’ostentation, une autre motivation majeure attirait les premiersconducteurs : la compétition.

    Amédée Bollée, premier constructeur automobile français, a fabriqué sapremière voiture à essence en 1896. Deux ans plus tard, il lui donnait uneforme aérodynamique pour la course Paris-Amsterdam-Paris. En 1899 eutlieu le premier Tour de France automobile pour lequel A. Bollée mit aupoint un prototype qui fonçait à 90 km/h. Puis il se lança dans les voitureshaut de gamme, qui étaient l’autre débouché lucratif du marchéautomobile.

    Des ateliers de constructions sortaient donc des voitures qui n’étaient pasfaites pour le transport courant mais pour défiler, parader et battre des

  • records. « Rien n’est trop beau, rien n’est trop cher » est la devise d’EttoreBugatti, autre constructeur installé en Alsace.

    L’essor de l’industrie automobile en série date des années 1910 : la Ford Tet la Citroën de type A en sont les symboles. Mais si volonté de Henry Fordou d’A. Citroën est bien de démocratiser l’automobile, on aurait tort decroire que la voiture est rapidement devenue un bien de consommationordinaire. En fait, c’est le luxe qui s’est démocratisé. Quand les classesmoyennes commencent à acheter des voitures, dans les années 1940-1950,c’est encore un objet ostentatoire. L’employé de banque, le petitcommerçant n’utilisent pas leur voiture pour aller au travail ou faire leurscourses. L’automobile reste au garage la semaine ; on la sort uniquement ledimanche et pour partir en vacances. Les jeunes qui achètent des voituresle font avant tout pour « frimer » devant les filles et sortir au bal le samedisoir.

    La voiture restera longtemps un objet de loisir et de convoitise, symboledu « standing ». Sa force de pénétration est l’envie et non le besoin. Ilfaudra attendre les années 1970 en Europe pour que l’automobile soitsuffisamment populaire dans toutes les couches sociales, pour que lesgrands magasins s’installent à la périphérie des villes, pour que lesfamilles songent à aller se loger loin de leur travail. La conduite devientalors une nécessité pour beaucoup. Mais le loisir avait précédé le besoin.

    Les débuts de l’aviationLes voitures ont commencé à sillonner les routes au moment où les avionsprenaient leur envol. En 1890, Clément Ader aurait fait décoller dequelques mètres son Éole ; l’envol n’a jamais été confirmé et lesspécialistes débattent encore pour savoir qui le premier a réussi l’envol

  • d’un avion. Une chose est sûre : en 1903, les frères Wright réalisent lepremier vol contrôlé sur plusieurs centaines de mètres.

    Depuis un siècle déjà, de nombreux inventeurs en rêvaient. La motivationde ces pionniers n’était pas de résoudre un problème de transport : volerétait une entreprise risquée et coûteuse en argent et en vie. Les premiersconstructeurs d’avions et de dirigeables voulaient avant tout résoudre undéfi technique et réaliser un exploit. Les frères Wright avaientcertainement le sens du business et ont tenté de protéger le pluslongtemps possible leur brevet mais leur projet de voler remontait à loin.Enfants, ils jouaient déjà avec les hélicoptères miniatures inventés parAlphonse Penaud, précurseur méconnu de l’aviation.

    Quant aux premiers aviateurs à réaliser des vols au long cours, les LouisBlériot, Alberto Santos-Dumont, Henri Farman, Raymonde de Laroche (lapremière aviatrice), leur objectif n’était pas d’améliorer un moyen detransport : eux aussi rêvaient d’exploit. Ces « fous volants » s’envolaient aurisque de leur vie – et beaucoup l’ont perdue –, animés par le goût del’aventure et la volonté de laisser leur nom dans l’histoire, non pouraméliorer ce qui allait devenir bien plus tard un moyen transportordinaire.

    Il faudra des années, de nombreuses tentatives avortées, des dizaines demorts, de fortunes englouties pour que l’avion devienne un moyen detransport performant, commode, sécurisé et donc utile. Mais l’usage finaln’est qu’un produit dérivé de l’ambition folle des débuts. Tout comme enautomobile, le goût de l’exploit a précédé de loin l’utilité.

    L’automobile, l’aviation ne sont pas nées pour les raisons que l’on croit. Aposteriori, on peut croire que la voiture s’est imposée parce qu’elle est plusrapide que le carrosse et que l’avion est bien plus rapide que le train ou le

  • bateau sur les longues distances. Ce qui apparaît comme une évidence estpeut-être le fait d’une illusion rétrospective.

    Dans un premier temps, ce sont des inventions qui ne servent aucunbesoin, mais le goût du luxe et de l’exploit. Pendant longtemps, ilsresteront coûteux, peu efficaces et dangereux. Il en va de même pour biend’autres innovations dans l’histoire.

    L’élite avant les massesMagellan a fait le tour du monde pour aller chercher des épices – poivre,clous de girofle, noix de muscade… –, produits de prestige sur les tables dela haute société. Le capitalisme est né du commerce de luxe et non de lavolonté de produire et vendre des biens de consommation courante.

    Remontons bien plus loin dans le temps. À ses débuts, la métallurgie n’apas servi à fabriquer outils et armes. Avant que l’extraction des mineraisde fer ou de cuivre devienne vraiment efficace pour produire desinstruments à grande échelle, le métal a été utilisé pour fabriquer desbijoux et des objets d’ornement.

    À la même époque, la roue n’a pas été inventée pour aider les paysans oules commerçants dans leur travail quotidien : les premiers chars servent àdes entreprises de constructions monumentales. De même, l’architecturen’est pas née pour résoudre des problèmes de logement, mais du désir desélites de construire des édifices toujours plus hauts et imposants – despyramides aux gratte-ciel – propres à glorifier la puissance (1).

    Il est probable qu’à ses débuts, l’agriculture soit passée par une phasesimilaire. La production de blé exigeait – comme toute technologie à l’état

    https://www.scienceshumaines.com/le-luxe-moteur-du-progres_fr_34053.html#1

  • naissant – de gros moyens pour de faibles rendements. Les premièresgalettes ont sans doute été servies lors de banquets de prestige, organiséspar une élite capable de mobiliser les énergies à une fin aussi futile :démontrer sa puissance et sa richesse. La galette des rois a certainementprécédé le pain quotidien.

    On retrouve dans toutes ces innovations un schéma identique. Au départ,des élites disposant de gros moyens qui leur permettent de dépenser sanscompter pour des activités de pur prestige. Ce n’est qu’une fois latechnologie développée, affinée, améliorée qu’elle peut devenir vraimentperformante donc utile, pratique et démocratique.

    Il en a été ainsi pour l’automobile, l’avion, le vélo, la métallurgie,l’architecture, l’agriculture. Le luxe a précédé l’utile. Et la marche duprogrès passe par la déraison.

  • Texte 3Les bouillons de cultureSi les humains sont des innovateurs nés, il vaut mieux être né au bonmoment et au bon endroit pour réussir. Les génies n’apparaissent pas auhasard. Léonard de Vinci vécu à l’époque de la Renaissance italienne etcôtoyait Michel-Ange, Raphaël et bien d’autres ingénieurs et savants de laRenaissance. Thomas Edison installe son empire Menlo Park dans le NewJersey, près de New York, qui est alors le foyer de la seconde révolutionindustrielle.

    Steve Jobs et Bill Gates sont nés la même année (1955) et ont grandi dans lemême creuset culturel : la côte est des États-Unis, devenue le berceau del’économie mondiale à la fin du 20e siècle.

    L’historien Fernand Braudel a raconté comment l’histoire du capitalismes’était déployée en quelques siècles autour de grands centres : Venise etGênes à la Renaissance, Amsterdam et Rotterdam au 17e siècle,Manchester puis Londres au 18e siècle, Berlin et Vienne au 19e siècle,Boston et New York au début du 20e siècle. Les grandes innovationstechnologiques (navigation, machine à vapeur, électricité, moteur àessence, électricité, électronique) sont nées dans des lieux stratégiques, où

  • se concentrent les richesses, les sciences, les arts et les techniques depointe. Ce constat de l’histoire à grande échelle décentre l’histoireévénementielle des génies créateurs vers les milieux d’innovation.

    Pourquoi Manchester puis Londres furent-elles les berceaux de lapremière révolution industrielle (plutôt que Shanghai, Berlin ou Paris) ?Pourquoi l’industrie automobile s’est-elle installée à Détroit ? Pourquoi laSilicon Valley a-t-elle été le foyer de la microinformatique alors que Bostonet le MIT étaient jusque-là le centre de gravité de l’innovation américaine ?Pourquoi ici et pas ailleurs ? Depuis les travaux fondateurs d’AlfredMarshall (1842-1924) sur les « districts industriels », économistes,géographes, sociologues et historiens se sont intéressés aux raisons quifont le dynamisme de certaines régions (1).

    L’optimisme high-techLes facteurs du succès sont multiples : ils peuvent tenir aux ressourcesnaturelles (la présence de minerai de houille est bien sûr l’un des facteursde décollage en Grande-Bretagne), à la localisation géographique (lescentres de l’économie du monde – Venise, Amsterdam, Londres, New York,Shanghai – sont tous des ports), aux institutions (une combinaisonheureuse de marchés et d’impulsions étatiques est nécessaire audynamisme économique). La combinaison de ces éléments en un mêmeterritoire crée des dynamiques vertueuses.

    Les responsables politiques l’ont bien compris, qui tentent de recréer desécosystèmes favorables à la créativité. Les politiques de l’innovation sontdevenues des enjeux majeurs à l’échelle des villes, des régions, des pays etmême des continents. Chaque région aimerait attirer à elle les « classescréatives », promouvoir des « clusters », des « pôles de compétitivité » et

    https://www.scienceshumaines.com/les-bouillons-de-culture_fr_34051.html#1

  • des « incubateurs ». Voilà pourquoi des dispositifs multiples d’aides, definancements, d’incitations à l’innovation voient le jour à tous les échelonsde décisions de l’OCDE (2). Les politiques d’innovation se sont multipliéesdepuis les années 1990.

    L’idée selon laquelle l’innovation est le ressort de la croissance estdevenue un leitmotiv des instances internationales. Au début desannées 1990, une nouvelle vision de l’économie mondiale se dessine : laproduction industrielle se déplace vers les pays du Sud (« pays ateliers »)alors qu’au Nord, l’essor d’Internet et des produits numériques laisseaugurer une nouvelle phase de croissance fondée sur « l’économie de laconnaissance ». Dès lors, il faut miser sur l’innovation, qui devient la clé dela croissance. Il s’agit plus d’un slogan que d’un constat, car force estd’observer que les pays qui connaissent un boom de croissance sont lespays du Sud, qui n’innovent pas, mais fabriquent. Il n’est pas sûr que larévolution technologique en cours soit porteuse de tant de promesses.Mais, au seuil des années 2000, l’optimisme high-tech a gagné toutes lessphères dirigeantes.

    En Europe, l’agenda de Lisbonne (2000) faisait déjà de l’économie de laconnaissance le moteur de la croissance. Dix ans plus tard, la stratégie « Europe 2020 » réaffirme l’essor de l’innovation parmi ses priorités.

    Chaque État va prendre le relais, ayant à cœur de défendre ses championsnationaux. En France, la politique industrielle, traditionnellement menéedans le cadre des grandes entreprises publiques (aéronautique civile etmilitaire, TGV, nucléaire), s’inscrit de plus en plus dans un nouveau cadre :l’État ne sera plus l’acteur central, il doit favoriser les pôles decompétitivité, le rapprochement de la recherche et des entreprises.

    https://www.scienceshumaines.com/les-bouillons-de-culture_fr_34051.html#2

  • Un tournant important a été pris lors de la grande crise financière de 2008.Un programme d’investissement d’avenir (PIA) de 35 milliards d’euros estdestiné à soutenir l’innovation (sous forme de subventions et de prêts).

    En 2010, le gouvernement Ayrault l’augmente de 12 milliards d’euros. Lesfonds dégagés vont permettre un soutien à des projets comme la créationdes IRT (instituts de recherche technologique), les Satt (sociétéd’accélération des transferts technologiques) ou le soutienau cluster technologique de Paris-Saclay.

    Très soutenue est la politique française d’incitation à l’innovation. Auconseil des ministres du 3 septembre 2014, une communication estprésentée sur « La politique en faveur de l’innovation ». Elle fait suite aurapport de Jean-Luc Beylat et Pierre Tambourin, en avril 2013, complétépar la commission Innovation 2030 présidée par Anne Lauvergeon.

    Les régions ne sont pas en reste dans la course à l’innovation. Pas unerégion française qui ne cherche à identifier et stimuler ses pôlesd’excellence. Le dispositif des systèmes régionaux d’innovation est mis enplace qui aide les régions à identifier et piloter leurs politiques en lamatière. Des structures d’information et d’incitation (centre de ressources,aides…) sont mises en place un peu partout. Il existe même un palmarèsdes régions qui innovent : il a été remporté en 2014 par la régionAuvergne.

    Les villes, enfin, sont aussi de la partie. Chacune rêve d’abriter unepépinière de start-up, d’attirer des gros investisseurs et se mobilise pourêtre « championne » dans un domaine.

    Tout le monde pense avoir compris que la recette du succès se trouve dansun juste équilibre entre les incitations publiques et les initiatives locales,

  • les liens entre les universités et les entreprises, l’activation de partenariats« ambidextres » entre recherche et application, exploration et exploitation,l’interaction entre start-up et les capitaux de business angels.

    Filières et sentiers de dépendanceLes innovations ayant tendance à éclore dans certains milieux, elles ontaussi tendance à prendre des « trajectoires » particulières. La logique dessystèmes et des filières pousse le progrès dans un certain sens audétriment d’un autre. Elle tend à promouvoir, stimuler, inciter certainestechnologies et, sans le vouloir, en étouffe d’autres.

    Pourquoi les Britanniques n’ont-ils pas d’industrie automobile de grandesséries ? Les Français (Renault, Peugeot), les Allemands (Volkswagen, Audi),les Italiens (Fiat), les Américains (Ford, Général Motors), les Suédois(Volvo), les Japonais (Honda) ont tous leurs marques ? Les Britanniques,eux, ont des voitures de luxe (Rolls-Royce, Bentley) ou de sport (McLaren,Jaguar, Land Rover). Mais ils ont loupé le coche de l’industrie automobile,alors qu’ils étaient le fer de lance de la révolution industrielle au momentde l’invention de l’automobile ?

    C’est peut-être justement leur avance technologique dans un autredomaine, celui du chemin de fer, qui les a handicapés. Dès l’invention dela machine à vapeur en 1770, l’idée est de l’associer à un véhicule pour enfaire une « locomotive ». Deux choix sont alors possibles : la route ou lerail. Dès 1790, le Français Joseph Cugnot imaginait le fardier, un ancêtredes chars à canon, destiné à transporter de l’artillerie. En 1801, l’AnglaisRichard Trevihich présente une machine à vapeur équipée de trois roues.Sa London Steam Carriage est une sorte de minibus qui peut transporterneuf passagers dans les rues de Londres. Mais le développement d’une

  • locomotive sur un « chemin de fer » va connaître un essor plus rapide. Latechnologie du rail et des wagons était déjà développée dans les mines decharbon. Elle permettait de transporter de lourds fardeaux.

    Dès les années 1840, le réseau ferroviaire britannique est déjà trèsdéveloppé. La voiture ou le camion n’ont donc pas de grand intérêtstratégique. Et quand certains s’emploient à vouloir développer cenouveau moyen de transport, ils sont accueillis avec scepticisme. Pire : onen voit les dangers. Ces véhicules à moteur effraient les chevaux etabîment les routes. Pour éviter ces désagréments, le gouvernementbritannique limite le transport routier. Le Locomotiv Act de 1839 limite lavitesse des « diligences à vapeur » à 10 km/h et impose aux véhiculesroutiers d’être précédés, par sécurité, par un homme à pied agitant undrapeau rouge ! Il faut dire aussi que les membres du gouvernement et lesdéputés avaient investi dans les chemins de fer et ne voyaient pas d’unbon œil se développer un concurrent au chemin de fer.

    Le Locomotive Act et le développement du rail furent donc un frein àl’essor de l’automobile en Grande-Bretagne. Et quand les Italiens, lesFrançais et les Allemands développent leurs prototypes, d’abordartisanaux puis industriels, les Britanniques, qui n’en éprouvent guère lebesoin, se font distancer. L’automobile n’est pas pour eux stratégique. Bienéquipés en chemin de fer, le rail suffit au transport des voyageurs et desproduits. L’automobile restera un produit de luxe ou de compétition.Créneau que vont occuper les Rolls-Royce, Jaguar, Aston Martin, Bentley.

    Au début du 20e siècle, c’est la France qui est à la pointe des automobiles àvapeur. Puis l’Amérique reprend le flambeau avec Ford. La leçon a uneportée plus générale. En s’engageant sur une voie, on en étouffe une autre,sans forcément le savoir et le vouloir. Les théoriciens de l’innovationparlent de « sentier de dépendance » pour décrire ce phénomène.

  • De la roue à l'ampoule : la logique de lapuissance...La roue ou l’ampoule électrique, ces deux inventions majeures, n’ont punaître que dans le cadre d’un système technique de grande ampleur, dontseul un empire, militaire ou financier, peut avoir les moyens.

    La roue est fille du pouvoir. Elle est apparue en Mésopotamie vers3500 av. J.-C. Elle est contemporaine de l’essor de Sumer, des premièrescités-États et des royaumes. Sur l’étendard d’Ur, on voit un char à quatreroues tiré par quatre chevaux (illustration).

    Les chars à roues étaient des instruments de puissance, ils devaient servirà transporter les blocs de pierre pour les grands édifices, pour lesexpéditions guerrières, ou les transports de produits, encadrés par lepouvoir.

    Car la roue est indissociable du char et de la construction des routes,indispensables à leur utilisation.

    Pour construire des routes, il faut mobiliser des forces humaines, dirigerdes hommes. Pas de char donc sans une puissance publique qui faitconstruire des édifices, qui mène des expéditions guerrières, qui fait tracerdes routes.

    Pas de roue sans routes, pas de routes sans troupes.

    La roue n’est donc pas une invention isolée pouvant être déconnectée detout un système technique : le bois, le métal (les roues étaient cerclées), laconstruction de route et l’architecture monumentale.

  • Et ce système lui-même ne peut être isolé d’un pouvoir centralisé quimobilise des forces nécessaires à sa mise en place, son entretien et sonessor.

    C’est pourquoi la roue est contemporaine de la métallurgie, del’architecture, de l’écriture et des autres techniques humaines associéesaux premiers grands centres de pouvoir.

  • Texte 4Profils d'inventeurs

    L’histoire n’a retenu d’eux que quelques grands noms : d’Archimède à Thomas Edison, de Léonard de Vinci à SteveJob. Mais ces têtes d’affiche cachent l’armée invisible desinnovateurs anonymes qui forment pourtant l’essentiel del’innovation ordinaire.

    1 - Les géniesL’histoire a retenu le nom de quelques-uns d’entre eux : Archimède,Léonard de Vinci, Imhotep, l’architecte égyptien des pyramides à degré, ouVitruve, l’architecte romain.

    Archimède (v. – 287/– 212) ne fut pas seulement le physicien découvreur dela célèbre « poussée d’Archimède ». Mathématicien, physicien (principe dulevier, vis d’Archimède), il a inventé des machines de traction faites depoulies et de leviers, diverses sortes de catapultes et de bras mécaniques.On lui attribue aussi l’invention de la roue dentée.

    Léonard de Vinci (1452-1519), le prototype de l’esprit universel de laRenaissance, peintre et sculpteur, est aussi anatomiste, architecte. Dans sescarnets d’esquisses, on découvre des schémas d’escaliers à double hélice,de chars d’assaut, de machines de guerre, de machines volantes,d’hélicoptères, de parachutes, de systèmes d’engrenage, d’anatomie, etc.

  • La Chine possède aussi ses Archimède et ses Vinci. On connaît peu enOccident Zhang Heng (78-139) qui vécut sous la dynastie Han. Il futastronome, mathématicien, écrivain, cartographe et inventeur. Outre sestravaux d’astronomie et de géographie, Zhang Heng a construit desappareils comme la première sphère armillaire qui permet de simuler lemouvement des étoiles. Il améliora la clepsydre et inventa un sismomètre,qui indiquait la direction d’un tremblement de terre, ainsi qu’unosmomètre.

    Mais ces figures de proue de l’innovation ne doivent pas faire oublierl’armée des anonymes : les milliers d’architectes, de bâtisseurs, d’artisans,qui avant la Révolution industrielle ont construit des cathédrales, despalais et des pyramides, des navires, des moulins à vent, des horloges, desinstruments de mesure, des outils, de la pharmacopée, etc. Ces artisans etproto-ingénieurs ont longtemps été ignorés de l’histoire. Quelques travauxclassiques ont tenté de sortir de l’ombre les ingénieurs de la Renaissance(Bertrand Gille, 1960), les bâtisseurs de cathédrales (Jean Gimpel, 1958) oula science chinoise (Joseph Needham, années 1950). Depuis unegénération, l’histoire des techniques tente de redonner vie aux différentscorps d’inventeurs qui ont participé à la grande histoire des innovationshumaines, à cette révolution industrieuse : alchimistes, forgerons,charpentiers, agriculteurs, ébénistes, menuisiers.

    2 - Les innovateurs-entrepreneursThomas Edison (1847-1931) n’est pas simplement l’inventeur de l’ampouleélectrique et du phonographe. On lui doit plus de 1 000 autres brevets mis

  • au point au cours de sa longue carrière : du kinétographe (un ancêtre ducinéma) à la première pile alcaline nickel-fer.

    Inventeur, mais aussi homme d’affaires hors pair (il a fondé GeneralElectric), T. Edison est le prototype de « l’innovateur-entrepreneur » dontJoseph Schumpeter a fait l’un des fers de lance des révolutionsindustrielles. Car on ne peut dissocier les innovations techniques et lesnouvelles formes d’organisation d’un groupe social, celui des capitainesd’industrie qui en ont été les précurseurs. Ce sont les Gustave Eiffel,Gottlieb Daimler, Henri Ford, John Rockefeller, Alfred Krupp, Eugène etAdolphe Schneider, les frères Renault…

    On devrait distinguer plusieurs profils au sein de ce vaste groupe quicomprend des ingénieurs-entrepreneurs, des organisateurs, des financiersqui ont réussi dans la sidérurgie, le pétrole, la chimie, l’aéronautique ou lebâtiment…

    J. Schumpeter envisageait dans les années 1940 que la figure del’entrepreneur-innovateur était destinée à disparaître devant laprofessionnalisation de la fonction de manager d’une part, et d’ingénieurde l’autre. Le chevalier d’industrie était condamné par la spécialisation ducapitalisme en corps différents. La prédiction s’est en partie réalisée.C’était sans compter avec l’émergence d’un nouveau grouped’entrepreneurs-innovateurs apparu avec l’informatique : celui des BillGates, Steve Jobs, Larry Page et des milliers de créateurs de start-up quirêvent de suivre les pas de leurs aînés.

  • 3 - Les ingénieurs La profession d’ingénieur s’est institutionnalisée avec la création desécoles spécialisées et d’un statut propre. En France, les premières écolesd’ingénieurs datent du 18e siècle : l’École nationale des ponts et chaussée(1747), l’École nationale supérieure des mines de Paris (1783), l’Écolepolytechnique (1794) qui forment des fonctionnaires civils et miliaires ;l’État est alors le principal entrepreneur. La seconde vague d’écolesd’ingénieurs date de la Révolution industrielle. En 1829 naît la premièreécole d’ingénieurs industriels privée : l’École centrale des arts etmanufactures. Aux États-Unis, les écoles d’ingénieurs sont plus tardives :MIT (Massachusetts Institute of Technology, 1861), Caltech (CaliforniaInstitute of technologie, 1891), Princeton (1896).

    Mais le grand boom des écoles d’ingénieurs a lieu partir des années 1950,durant les Trente Glorieuses. Depuis,

    le nombre d’écoles d’ingénieurs a triplé et le nombre annuel de jeunesdiplômés a décuplé – en France, il y a actuellement plus de 800 000ingénieurs soit deux fois plus que dans les années 1980.

    Cette explosion des effectifs a conduit à porter sur l’innovation un autreregard. Une infime minorité d’ingénieur participent aujourd’hui auxgrands projets prestigieux comme la fabrication des fusées Ariane, desAirbus ou des TGV. Mais l’armée invisible des ingénieurs ordinairestravaille sur des projets plus modestes tels qu’une ceinture airbagconforme aux normes européennes ou la conception d’un site Web pourvendre des matériaux de construction.

    Mais cette myriade de fonctions spécialisées témoigne aussi del’omniprésence de l’innovation dans tous les secteurs économiques : de la

  • plasturgie à l’agronomie, de l’automobile à l’outillage, de l’alimentation àla pharmacie, du génie civil à la télécommunication.

    4 - Les innovateurs amateurs Le concours Lépine a été créé en 1901 par le préfet de police Louis Lépine(1846-1933, également créateur de la brigade criminelle). Il s’agit alors delutter contre la crise qui affecte les fabricants parisiens de jouets et dequincaillerie. Le succès populaire fut vite au rendez-vous : 650 000 entréespayantes sont enregistrées en 1936 ! Aujourd’hui, le concours restepopulaire, mais son imagerie est associée à celle d’aimables « GéoTrouvetou », inventeurs d’objets farfelus (le parapluie pour chien ou lapoussette-trottinette). Le concours Lépine a permis de promouvoir aussides inventions célèbres : l’aspirateur, le moulin à légumes manuel qui fut àl’origine de l’entreprise Moulinex, le fer à repasser à vapeur ou les lentillesde contact.

    Si à l’âge du high-tech, les inventeurs amateurs peuvent paraître exotiqueset un peu désuets, le mouvement actuel des makers redonne vie à unevieille tradition.

    Le mouvement des makers (de « make », « fabriquer ») est une sorted’hybridation entre la sous-culture américaine du do it yourself, etl’anarchisme des hackers. Il a été popularisé par l’image de l’imprimante3D et les fab lab. Né dans les années 2000 en Californie, berceau de lacontre-culture et du high-tech, le mouvement s’est diffusé rapidement surle continent américain et en Europe. L’esprit maker est celui du partage desavoir, du bénévolat et du travail collaboratif dans ces ateliers collectifs

  • que sont les fab lab, hackerspaces, makerspaces et autres techshops. Lemouvement maker trouve aussi des racines dans la culture de garage etd’atelier déjà présente aux premiers temps de la micro-informatique, duradioamateur ou du modélisme.

    Si l’imprimante 3D est leur symbole, les pratiques maker couvrent unchamp plus étendu que la technologie numérique : il concerne autant ladécoration, l’ameublement que les technologies très classiques dumarteau, du pinceau, de la paire de ciseaux et des matériaux derécupération. Chris Anderson voit dans ce mouvement les bases d’unerévolution industrielle (La Nouvelle Révolution industrielle, 2012). Lesociologue Michel Lallement en retrace l’histoire et les contours avec plusde mesure dans L’Âge du faire. Hacking, travail, anarchie (2015).

    5 - Les salariés innovateursLe célèbre Volkswagen Combi, ancêtre du camping-car qui tient de lacamionnette utilitaire, a été imaginé en 1947 à l’image d’un prototypebricolé par des ouvriers de Volkswagen pour transporter les lourdespalettes.

    Le travail salarié a longtemps été considéré comme un travail d’exécutant.Ce n’est que depuis peu que sociologues et consultants mettent l’accent surl’ingéniosité dont font preuve les salariés dans leur travail quotidien.

    Cette ingéniosité ordinaire consiste à bricoler des solutions, adapter desconsignes, contourner des règles afin de bien faire son travail. NorbertAlter, dans L’Innovation ordinaire (2000), a souligné la tension entre lanécessité du respect des règles, procédures et routines et celled’adaptation, d’innovation permanente dans l’organisation du travail.

  • Depuis peu, certaines directions d’entreprises – SNCF, Renault, Axa-Franceou Aéroports de Paris – ont pris conscience du potentiel d’inventivité dessalariés et cherchent à le valoriser. À la SNCF, la démarche a étéinstitutionnalisée : 250 animateurs tentent de dynamiser des réseauxd’innovation interne. Des campagnes sont lancées régulièrement autourde questions comme « comment améliorer le confort à bord des TGV ? » ou« quels services wifi proposer en gare ? ». Axa-France a impulsé unedémarche similaire. Des animateurs sont formés à la créativité, desréseaux mis en place et des défis régulièrement lancés.

    Certaines PME s’y sont mises, telle la biscuiterie Poult (750 salariés), quiont créé des « incubateurs » où les salariés, cadres ou ouvriers, peuventdévelopper une idée pendant leur temps de travail. Il existe même untrophée (organisé par l’association Innov’Acteur) qui remet chaque annéeun prix de l’innovation participative.

    La démarche de l’innovation participative était déjà intégrée dans l’espritdes cercles de qualité à la japonaise : on fait appel aux salariés pouraméliorer à la fois le produit et les conditions de travail, partant de cetteidée simple que ceux-ci sont souvent les mieux placés pour trouver dessolutions aux problèmes qu’ils rencontrent.

    6 - Les bricoleurs Qu’est-ce que le bricolage ? Une activité vieille comme le monde. Elleconsiste à fabriquer, réparer ou rénover avec les moyens du bord. Lastratégie de la débrouille, du bout de ficelle ou du « système D » consistesouvent, faute de moyens, à détourner un objet de son usage habituel :

  • prendre le talon de sa chaussure pour planter une punaise, utiliser unepointe de couteau comme tournevis ou décapsuler une bouteille de bièreavec une cuillère. La série télé MacGyver était construite sur ce modèle.Par exemple, dans l’épisode L’Élément humain, MacGyver utilise uneloupe et son verre de montre et les roule dans un journal pour fabriquerun petit télescope qui va lui permettre de lire à distance le code d’entréequ’utilise un garde pour ouvrir une porte.

    L’esprit du bricolage avait été mis à l’honneur par Claude Lévi-Straussdans La Pensée sauvage (1962) et par Michel de Certeau dans L’Inventiondu quotidien (1980). Utiliser le papier journal pour envelopper les objets,faire une cale sous une chaise branlante ou colmater un trou, voilà leprincipe de base.

    Aujourd’hui, certains chercheurs portent un regard nouveau sur la formed’intelligence ordinaire mis en œuvre dans le bricolage. Ce mode depensée et d’intelligence en pratique pourrait même constituer un nouveauparadigme pour penser la création ou l’organisation sociale (Le Bricolagedu social. Un traité de sociologie, 2001). Le biologiste François Jacob parlaitdéjà de bricolage de l’évolution pour expliquer comment la nature s’yprenait pour innover : en recyclant des structures conçues pour d’autresfonctions.

    « À maints égards, le processus de l’évolution ressemble à cette manière defaire. Souvent sans dessein à long terme, le bricoleur prend un objet dansson stock et lui donne une fonction inattendue. D’une vieille roue devoiture, il fait un ventilateur, d’une table cassée, un parasol. Ce genred’opération ne diffère guère de ce qu’accomplit l’évolution quand elleproduit une aile à partir d’une patte, ou un morceau d’oreille avec unfragment de mâchoire (Le Jeu des possibles. Essai sur la diversité duvivant, 1981). »

  • Texte 5«Les gens aspirent au progrès,pas à l'innovation»Rencontre avec Marc Giget

    Selon l’économiste Marc Giget, nous sommes aujourd’hui danscette inquiétante période de transition durant laquellel’innovation devient visible dans beaucoup de secteurs maispas encore ses résultats sur l’emploi, la croissance et notrebien-être.

    Marc Giget a exploré l’innovation sous tous ses angles : comme chercheur,enseignant, consultant et entrepreneur. Il a débuté sa carrière commeéconomiste en créant et dirigeant le Sest, groupe de recherche sur lestechniques nouvelles de 1973 à 1983. En 1983, il crée Euroconsult,devenue leader parmi les sociétés d’études et d’évaluation indépendantede grands projets d’innovations. En 1998, il devient titulaire d’une chaired’économie et gestion de l’innovation au Cnam (qu’il quittera en 2007).L’année suivante, M. Giget lance « Les Mardis de l’innovation », descours/conférences ouverts et gratuits sur les cultures de l’innovation(www.mardis-innovation.fr/). En 2002, il crée l’Institut européen destratégies créatives et d’innovation (IESCI), organisme de recherche etformation sur l’innovation et le renouveau des entreprises. En 2008,M. Giget crée le Club de Paris des directeurs de l’innovation.

  • Alors que l’on entend dire que nousvivons une troisième révolutionindustrielle, certains s’inquiètent aucontraire d’une « stagnation séculaire ».Comment comprendre que l’on puissevivre une troisième révolution industriellesans croissance ?En effet, dans les pays occidentaux de plus en plus de dirigeants etd’experts s’inquiètent depuis quelques années d’un « gap de l’innovation »(innovation gap) constatant que les innovations technologiques actuellesne sont plus créatrices d’emploi et de croissance comme ce fut le cas pourles révolutions industrielles précédentes.

    Pour comprendre ce phénomène, il faut repartir de la notion de « destruction créatrice » de Joseph Schumpeter. L’innovation possèdetoujours deux facettes : l’une créatrice, l’autre destructrice. Une révolutionindustrielle est à double face : un monde s’effondre et un autre émerge.Mais la destruction précède la création. On l’observe aujourd’hui dans denombreux secteurs. Prenons la musique : l’industrie musicale a étéprofondément déstructurée par l’arrivé du numérique, le téléchargementgratuit, l’écoute en ligne… sans que l’on voie clairement ce qui va laremplacer. Une chaîne de distribution comme Virgin qui distribuait de lamusique a dû fermer. Dans de nombreux secteurs, la situation estidentique. Regardez l’édition et la presse !

    Nous vivons une période de transition où la destruction est très visible,mais on ne voit pas encore arriver le nouveau. Voilà ce qu’est l’innovation

  • gap. L’innovation est partout, mais on ne voit pas se créer les millionsd’emplois qui avaient accompagné les précédentes révolutionsindustrielles, celles de l’électricité, du moteur à essence.

    Dans les services également, les innovations sont destructrices d’emploi :les distributeurs automatiques de billets avaient supprimé des emploisdans les banques ; désormais, ce sont les caisses automatiques dans lessupermarchés qui sont concernées. Un très grand nombre d’emplois vontencore disparaître dans des professions où la robotique peut remplacerdes emplois non qualifiés. Mais on ne voit pas à ce jour ce qui va leremplacer. Voilà pourquoi l’innovation gap inquiète tant.

    L’invention de l’imprimerie avait supprimé quelques milliers d’emplois decopistes, d’enlumineurs et de relieurs, mais le livre a créé une industrieprospère d’imprimeurs, d’ouvriers du livre, de correcteurs, de linotypistes,de libraires. Aujourd’hui, on assiste à une phase de destruction, mais lacréation tarde à venir.

    Quelles sont ces grandes périodes etquelles leçons en tirer ?Friedrich Nietzsche nous rappelle que « l’avenir appartient à ceux qui ontune longue mémoire ». Pour comprendre cette période de transition quenous vivons, il faut se replonger dans le passé. L’histoire humaine a connud’autres grandes périodes d’innovation à la fois techniques, sociales,économiques, culturelles. Aux sources de la culture européenne, il y a eude grands moments créatifs. La Mésopotamie et l’Égypte qui furent degrands foyers d’innovations scientifiques et techniques. L’apport des Grecsa été exceptionnel : ils ont inventé non seulement la démocratie (uneinnovation sociale et politique majeure), la philosophie, la tragédie, la

  • rhétorique, les mathématiques, l’alphabet, la monnaie, l’architecture àcolonne, les Jeux olympiques, mais leur apport ne s’est pas limité à cela :les Grecs ont aussi inventé des systèmes de grues et de catapultes, leciment, les phares, le thermomètre, le moulin à eau et le moulin à vent,l’amphore, la vis à spirale, les bains avec douches. Et même des machinesautomatiques ! À Delphes, les visiteurs qui venaient voir l’oracle pouvaientaller se désaltérer à une sorte de distributeur de boissons : en mettant uneboule dans un gobelet, on déclenchait un dispositif pour verser de l’eau. Ilexistait un système similaire pour prendre des douches.

    Ces innovations n’ont pas surgi ex nihilo. Les Grecs étaient de grandsvoyageurs et ont fait de nombreux emprunts (comme plus tard laRenaissance a beaucoup emprunté aux Arabes, qui eux-mêmes ontemprunté aux Indiens, dont le zéro et le système décimal, les chiffresarabes sont des chiffres indiens). Après les Grecs, les Romains ont fait degrands progrès dans le domaine du génie civil et de l’architecture. Ils l’ontfait en s’appropriant et en capitalisant les acquis antérieurs et en lesportant à un niveau supérieur.

    Car les grandes innovations ne surgissent pas de rien : elles rassemblent etregroupent des apports multiples avant de les porter à un stade supérieurde synthèse créative.

    Qu’appelez-vous « synthèse créative » ?C’est ce moment particulier où la myriade d’innovations particulières etlocales fusionnent entre elles pour former un chef-d’œuvre tel que lescathédrales du Moyen Âge, l’automobile ou l’avion. Pour construire unbateau qui traverse l’Atlantique, il ne suffit pas d’inventer la boussole et lesextant, il faut combiner un très grand nombre de petites innovations. De

  • même, la construction des cathédrales gothiques au Moyen Âge est unconcentré d’innovations architecturales et esthétiques.

    Mais en matière d’innovation, le meilleur arrive souvent à la fin. Entre lesdeux, il y a forcément des moments de tension, d’inquiétude, de crise. C’estla période que nous vivons aujourd’hui.

    Les innovations ont toujours été à la foissource de crainte et d’espoir. Il y atoujours eu des technophiles et destechnophobes.Effectivement, mais aujourd’hui, l’innovation n’est plus perçue de la mêmefaçon par les élites et l’opinion publique. Les dirigeants ne cessent declamer les vertus de l’innovation pour relancer la croissance ou l’emploi.Mais l’opinion publique ne veut pas de l’innovation en soi, mais duprogrès. Le progrès, c’est l’utilisation de l’innovation pour améliorer lebien-être. Quand on observe les requêtes Google, on s’aperçoit que lanotion de progrès vient bien avant celle d’innovation. Il y a aujourd’hui, enFrance et dans le monde, une vague progressiste, qu’il faut distinguer de lacourse à l’innovation. Le progrès est redevenu une notion fédératrice. Lesélites chantent les louanges de l’innovation. Mais la société veut duprogrès humain, pas de l’innovation.

  • Marc GigetDocteur en économie internationale et en économie du développement, ila publié La Dynamique stratégique de l’entreprise. Innovation, croissanceet redéploiement à partir de l’arbre de compétences, Dunod, 1998.

    Texte 1L'innovation : un nouveau mythe de la création ?Le mythe du héros solitaireLa big technologyQu'est-ce qu'une innovation ?La Reine rouge et la course folle à l'innovation

    Texte 2Le luxe, moteur du progrèsLes débuts de l’aviationL’élite avant les masses

    Texte 3Les bouillons de cultureL’optimisme high-techFilières et sentiers de dépendanceDe la roue à l'ampoule : la logique de la puissance...

    Texte 4Profils d'inventeurs1 - Les génies2 - Les innovateurs-entrepreneurs3 - Les ingénieurs 4 - Les innovateurs amateurs 5 - Les salariés innovateurs6 - Les bricoleurs 

    Texte 5«Les gens aspirent au progrès, pas à l'innovation»Rencontre avec Marc GigetAlors que l’on entend dire que nous vivons une troisième révolution industrielle, certains s’inquiètent au contraire d’une « stagnation séculaire ». Comment comprendre que l’on puisse vivre une troisième révolution industrielle sans croissance ?Quelles sont ces grandes périodes et quelles leçons en tirer ?Qu’appelez-vous « synthèse créative » ?Les innovations ont toujours été à la fois source de crainte et d’espoir. Il y a toujours eu des technophiles et des technophobes.Marc Giget