Theodore Prodrome

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  • 7/23/2019 Theodore Prodrome

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    THEODORE PRODROME[1]LES AMOURS DE RHODANTE ET DOSICLS.

    AVERTISSEMENT.

    Heodorus Prodromus vivait dans le douzime Sicle sous Alexis & JeanComnne ; on croit qu'il tait Russe de nation. Prtre, Pote, Philosophe &Mdecin. Il a crit ce Roman-ci en vers iambes, & quoiqu'il soit infrieur aubeau Roman d'Hliodore, tant de fois traduit, & en tant de Langues diffrentes,il est cependant fort au-dessus de celui d'Ismne & Ismnias, qui nanmoins a

    eu l'honneur de trouver plusieurs Traducteurs Franois. Theodorus Prodromusn'avait pas encore paru en notre Langue. Je souhaite qu'il y ait du moins lagrce de la nouveaut: ces anciens Romanciers sont au reste d'un got assezdiffrent de nos modernes; infiniment plus remplis de faits & d'aventures, peine leur trop grande fcondit d'imagination donne-t-elle au Lecteur le tempsde respirer ; mais si c'est l un dfaut dans les Anciens, javoue que je leprfrerais aux longs compliments, & la mtaphysique amoureuse dont nosModernes affadissent souvent leurs productions de ce genre.

    Comme cet Auteur-ci avait crit en Vers, il s'est permis quelques descriptionsPotiques un peu longues, quelquefois mme il sent trop le dclamateur. Peut-tre n'avait-il pas mis la dernire main son Pome; Ouvrage d'ailleurs qui n'estpas venu jusqu' nous fort entier. Saumaise en avait tir une copie sur unManuscrit de la Bibliothque Palatine ; mais ce Manuscrit tait assezdfectueux : M. de Peiresc en fit remplir bon nombre de lacunes sur un autreManuscrit de la Bibliothque Vaticane. Tout n'est pas cependant encoresuppl : c'est sans doute ce qui fait que les liaisons manquent en beaucoupd'endroits, & qu'on peut gnralement trouver les aventures & les catastrophes

    diffrentes un peu prcipites.

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    Tout ceci m'a dtermin prendre quelque libert ; j'ai quelquefois serr lanarration pour en mieux faire suivre le fil. J'ai supprim des morceaux dplacsou languissants, & avec ce peu de changements je me flatte de n'avoir rien faitperdre mon Auteur, mme en l'abrgeant.[2]

    THEODORE PRODROMELES AMOURS DE RHODANTE ET DOSICLES.

    LIVRE PREMIER.

    Le soleil venait de finir son cours, quand une galre, qui avait devanc le restede la flotte, aborda prcipitamment Rhodes. Les pirates qui la montaienteurent en un moment ravag tout le rivage en y descendant. Le fer et le feu neservirent que trop bien leur barbarie : ils firent main-basse sur tout ce qui seprsenta, et leur flotte entire, qui vint bientt prs s'emparer du port deRhodes, causa l'entire dsolation de cette belle ville. La plupart desmalheureux Rhodiens furent tus ; quelques-uns se sauvrent dans les lieux lesplus carts de l'le, et le reste, charg de fers, demeura en proie aux vainqueurs.

    Rhodante et Dosicls eurent ce triste sort; Rhodante, dont la beaut pouvaitservir de modle pour reprsenter les plus charmantes divinits; on n'aurait purien ajouter ni diminuer l'exacte proportion de sa taille; une prunelle brunebrillait sous des sourcils bien arqus, et relevait encore l'clat de son teint; le nezun peu aquilin, la bouche troite et vermeille, les plus belles mains du monde;c'tait enfin un compos de toutes les grces les plus touchantes.

    Gobryas, qui sen tait d'abord empar, fut si frapp de sa beaut, que, laprenant pour quelque divinit des Rhodiens, il lui fit aussitt ter les fers que

    portaient les autres captifs. Admirable et naturel effet de la beaut, dont lescharmes victorieux triomphent mme des curs les plus froces ! Il fallut enfinqu'elle subt le sort de tous ces malheureux captifs; toute la troupe de cesbrigands les entassa ple-mle dans leurs vaisseaux, qu'ils chargrent de toutesles richesses qu'ils venaient d'enlever; et, aprs avoir donn leur chef milleloges pour cette expdition, ils ne songrent plus qu'au dpart, aprs s'tredlasss de leurs fatigues par la bonne chre et le sommeil.

    La nuit tait dj bien avance, et tous ces malheureux prisonniers se livraient

    un sommeil nourri des tristes rflexions de leur situation prsente. Le seulDosicls ne pouvait fermer les yeux ; le cur ouvert de trop justes plaintes :

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    Cruels revers ! s'criait-il, jusques quand me poursuivrez-vous ? Vous meprivez de mes amis et de mes parents; dnu de tout, peine ai-je la libert deprendre un moment de repos... Mais qu'est-ce encore que tout cela, au prix desinquitudes mortelles qui me dvorent ? J'ai sans cesse devant les yeux les traits

    inhumains de nos barbares ravisseurs; je connais toute la frocit de cesbrigands, et mille morts me seraient plus douces que l'tat dplorable qui nousy expose. Le cruel qui s'est empar de ma chre Rhodante lui fera sans doutesouffrir mille indignits; son amour brutal l'y portera; mon cur en est djperc de douleur, et ma main achvera de m'ter un reste de vie que je ne puisplus conserver pour elle. Quels affreux traitements lui fera prouver Mistyle, s'iln'en peut obtenir ce qu'il dsirera. Son amour, chang en fureur, s'en prendrasans doute sa vie. Qu'allez-vous devenir, Rhodante, vous dont le corps tendreet dlicat ne pourrait endurer de bien moindres preuves? Comment

    soutiendrez-vous tant d'adversits, o vous ne vous tes expose que pourl'amour de moi ? Je crois en ce moment vous voir dans la mme misre o jesuis rduit, mourante presque de fatigue et de faim, et rclamant en vain le nomde Dosicls, hors d'tat prsent de vous secourir. Pourrez-vous, chreRhodante, aimer encore un infortun qui a caus tous vos malheurs?

    Dosicls faisait ces tristes plaintes, quand il fut interrompu par un jeune hommefort bien fait, qu'on avait, un peu auparavant, enferm dans le mme cachot.Finissez des regrets inutiles, lui dit cet inconnu; et, si c'est une consolation pour

    des malheureux que de se trouver en la compagnie de leurs semblables, sachezque je suis dans le mme cas que vous : vous supporterez vos Malheurs avecplus de constance, quand vous apprendrez ce qui m'est arriv.

    Qu'entends-je ? reprit Dosicls; c'est la voix d'un Grec qui frappe mes oreilles.Ah ! de grce, qui que vous soyez, faites-moi le rcit de vos aventures; jepartagerai vos infortunes, et vous me distrairez au moins des noires rflexionso je suis livr.

    Je me nomme Cratandre, reprit ce jeune homme ; je suis de Cypre, fils de Cratonet de Stala; Chrysochroe, fille d'Androcls et de Myrtala, demeurait dans unemaison voisine de la ntre. Je ne pus voir cette charmante fille sans en devenirperdument amoureux. On ne rougit point mon ge d'un pareil aveu; je luicrivis les lettres les plus tendres; elle voulait bien y rpondre, et nousconvnmes enfin d'un rendez-vous pour tine heure o les ombres de la nuitnous devaient tous les deux mettre en sret contre les regards curieux. Je m'ytrouvai avec toute l'impatience que vous pouvez croire; j'ouvre et je referme sa

    porte avec beaucoup de prcaution ; et, m'avanant, sans faire le moindre bruit,j'tais dj prs d'entrer dans la chambre de ma chre Chrysochroe, mais

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    malheureusement Bryas, fcheuse surveillante de ma matresse, ne dormait pas.Elle fait aussitt des cris horribles; toute la maison est en alarme; Androcls ettout son monde accourent ce bruit ; on fait arme de tout ce qu'on rencontre, etl'on croit avoir affaire un voleur de nuit ; les pierres volent de l sur moi, et;

    plt aux Dieux que j'en eusse t accabl ! J'esquivai adroitement la faveur destnbres ; mais hlas ! ces mmes tnbres qui me sauvrent, cotrent la vie la malheureuse Chrysochroe; elle eut la tte crase d'un coup de pierre. Onapporte enfin de la lumire; mais quel triste spectacle cette fatale lumireclaira-t-elle? Ils aperoivent leur jeune matresse si cruellement massacre ; ilsmontrent Androcls sa fille baigne dans son sang, et sans vie, et chargentCratandre de cet affreux assassinat.

    Qui pourrait exprimer les cris et les plaintes de ce malheureux pre ? Il jure ma

    mort, et proteste qu'il va me poursuivre en justice. J'y consentais de bon cur, lavie m'tait dj insupportable depuis ce fatal accident, et j'en dsirais la fin,pour me rejoindre plutt ma chre Chrysochroe.

    Androcls passa neuf jours pleurer sa fille; mais ils ne furent pas pluttcouls, qu'il me cita devant les juges, et y comparut avec sa femme : mon preet ma mre s'y prsentrent aussi pour dfendre mes intrts. Mon accusateurplaida sa cause avec toute la tendresse paternelle, et conclut ce que je fusselapid, pour expier par le mme supplice le meurtre dont il me chargeait.

    Mon pre prit ensuite ma dfense; et, ayant fait un portrait de moi bien diffrentd'un voleur et d'un assassin, il proposa de me faire passer par l'preuve du feu,pour montrer que j'tais innocent de ce dont on m'accusait.

    Les juges s'en tinrent cet expdient. On alluma le feu sacr, et je m'y jetai avectoute la scurit que donne l'innocence; j'en sortis en effet sans en recevoir lamoindre atteinte.

    Voil, interrompit Dosicls, un vnement qui tient du miracle! Comment sepeut-il que ce brasier ardent ne vous ait pas consum? Ce n'est pas le feu quim'a pargn, reprit Cratandre, ce sont les Dieux qui n'ont pas voulu laisser prirun innocent.

    Craton, transport de joie : Voyez, Messieurs, dit-il aux juges, que ce feu sedclare le protecteur de mon fils ; vous pouvez conclure de l, par quelle noirecalomnie on le voulait diffamer.

    Toute l'assemble prit mon parti ; Androcls fut dclar injuste accusateur, et onreconduisit mon pre chez lui avec de grands applaudissements.

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    Pour moi, qui ne pouvais plus vivre en Cypre aprs la perte que j'y avais faite, jem'embarquai sur la mer occidentale, o j'eus le malheur d'tre pris par cescorsaires, qui, aprs nous avoir tous mis la chane, allrent chercher faire

    d'autres prises : voil le rcit de mes aventures; c'est vous, cher compagnon demes malheurs, de raconter prsent les vtres.

    Ce n'en est gures le temps, reprit Dosicls; la nuit est trop avance, et je croisque nous ferions mieux de prendre un peu de repos. Ils s'endormirent donctous deux, couchs terre comme ils taient.

    Sitt que le jour fut lev, Mistyle, le chef de ces corsaires, voulut qu'on luiament tous les captifs, pour dcider de leur sort. Gobryas, son lieutenant, les fit

    sortir de la prison, et les lui prsenta.

    Mistyle fut frapp de la beaut de Rhodante et de Dosicls : Gobryas, dit-il sonlieutenant, reconduis en prison ce beau couple avec Cratandre, j'en veux fairedes prtres pour nos Dieux. Je donne la libert Stratocls et ce vieillard-ci,qui me fait piti : pour ces quatre malheureux, que voil couchs terre, il fautles immoler nos Dieux; nous leur devons bien cette reconnaissance, pour lesheureux succs de nos entreprises et de notre retour; c'est avec le sang desmariniers qu'on sacrifie aux Dieux de la mer. Quant au reste des esclaves, si

    leurs parents ou leurs amis veulent les racheter, j'y consens, sinon ilsdemeureront toujours ici en esclavage.

    Aprs avoir donn ses ordres, il fit le partage du butin qu'ils avaient enlev : ilen donna chaque soldat la valeur de cent mines, et en retint comme l'ordinaire quatre cents pour sa part. Cela fait, il fit placer dans le temple de laLune toutes les statues des Dieux qu'ils avaient emportes de Rhodes.

    Gobryas, en excution de ces dispositions, renvoya chez eux Stratocls et le

    vieillard, qui on avait donn la libert, et se disposa sacrifier ces quatremalheureux mariniers. L'un regrettait un fils qu'il avait laiss la mamelle;l'autre un pre accabl de vieillesse; le troisime une jeune pouse ; Nausicratesenfin, le dernier : Je n'ai point, disait-il, de regret la vie; festins somptueux,tables bien servies, j'ai assez joui de vos dlices ! Nausicrates va gaiement chezles morts voir si l'on fait l-bas aussi bonne chre qu'ici haut ; allons, Gobryas,ajouta-t-il, en lui prsentant sa tte : excutez lordre que vous avez reu, mevoil tout prt. C'est ainsi qu'il fut sacrifi, laissant toute l'assistance tonne desa fermet.

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    Cratandre cependant avec Rhodante et Dosicls, furent reconduits dans leurprison, o Cratandre, s'adressant Dosicls : Croyez, lui dit-il, que les Dieux quiont soin de tout cet univers, ne nous oublieront pas; faites-moi seulement lercit de vos aventures, que j'attends avec impatience.

    Vous voulez donc voir couler des larmes, reprit Dosicls ? Le souvenir de mesmalheurs ne les autorise que trop ! mais je ne puis vous refuser, et vous alleztre satisfait.Fin du premier Livre.

    LIVRE DEUXIME.

    Le soleil avait dj fourni la moiti de sa carrire quand nous nous trouvmesprts entrer dans le port de Rhodes; nous n'tions cependant pas sansinquitude, et notre vaisseau pensa y faire naufrage ; car, quoique le dedans dece port soit fort sr, la difficult est d'y pouvoir entrer lorsque la mer est agite ;les grands vaisseaux ont de la peine enfiler son embouchure un peu troite, et,courent souvent risque de se fracasser contre les rochers qui la bordent.

    L'adresse de Stratocls notre pilote, nous y fit surgir heureusement; nous yjetmes l'ancre, et nous en allmes tous Rhodes, ayant laiss deux mariniers

    pour avoir soin du btiment. Stratocls nous mena d'abord chez un richengociant de ses amis ; et, nous ayant pris d'attendre un moment la porte, ilentra seul pour nous annoncer et prvenir son ami.

    Aprs les premiers compliments, Glaucon (c'tait le nom de notre hte),demanda Stratocls des nouvelles de sa femme et de ses enfants : Hlas !rpondit Stratocls, j'ai eu le malheur de perdre le pauvre Agathosthnes ; il at cras sous la chute d'un toit. Il ne put en mme temps retenir ses larmes; etson ami partageant sa douleur: Nous ferons demain, lui dit-il, le sacrifice de ses

    funrailles; pour aujourd'hui je ne veux Songer qu'au plaisir de vous revoir, etde recevoir votre compagnie. Il l'engagea aussitt nous faire entrer tous chezlui.

    Il chargea en mme temps sa femme de faire apprter le repas, et courut nouschercher lui-mme. Rhodante seule faisait quelque difficult d'entrer dans cettemaison : Est-il sant, me dit-elle tout bas, que, seule ici de mon sexe, j'aillem'exposer aux regards de tant de gens inconnus ? Je la rassurai, en luireprsentant que la matresse de la maison nous en invitait elle-mme, et que

    d'ailleurs, accoutume, comme elle ltait, une bonne table, elle ne pouvait paspasser un jour entier sans rien prendre, surtout tant aussi fatigue. Nous

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    entrons donc; et aussitt Dryas, le fils de notre hte, jeune garon fort aimable,vint nous recevoir et nous conduire dans le jardin, o le repas tait dress.

    Glaucon et Stratocls occupaient les principales places ; sa femme tait sa

    droite, ensuite Rhodante et Callicrho leur fille ; j'occupais la gauche avec unmarinier nomm Nausicrates. On nous fit trs bonne chre ; Stratocls, qu'ellemit en belle humeur, chanta plusieurs airs; et Nausicrates, au son de sa voix,dansa une danse de marinier.

    Les chansons de Stratocls faisaient grand plaisir toute la compagnie, pourmoi je ne gotais que celui de considrer ma chre Rhodante; les uns vantaientextrmement les pas des danseurs; et moi, je n'admirais que les grces deRhodante. Enfin le vin, la bonne chre, la politesse de nos htes, la bonne mine

    du jeune Dryas, attiraient les loges de quelques autres; mais Dosicls ne voyait,n'entendait et ne pouvait s'occuper que de Rhodante.

    La joie rgnait sur tous les convives ; Dryas ne cessait de leur verser du vin ; ilen prsenta un verre Rhodante d'un air un peu trop passionn ; elle leremarqua, et le refusa poliment, sous prtexte qu'il l'incommoderait.

    Glaucon demanda alors Stratocls qui nous tions, et de quel pays nousvenions. Ils vous en instruiront mieux eux-mmes, reprit Stratocls; et

    s'adressant nous: Je vous prie, Dosicls, me dit-il, de nous raconter vosaventures ; Glaucon est un fort honnte homme, et vous n'avez rien craindreen satisfaisant sa curiosit.

    Je gardai un moment le silence ; puis, avec un profond soupir: Pourquoi,Stratocls, lui dis-je, voulez-vous interrompre la gat de ce repas par le tristercit que vous exigez de moi ? Glaucon joignit ses prires celles de Stratocls;et je fus oblig de leur obir.

    Abyde m'a vu natre, leur dis-je ; mon pre se nomme Lysippe; il tait fils dufameux Euphratas, et commandait ses armes. Cette mme ville est aussi lapatrie de Rhodante, et sa naissance n'est pas moins illustre. Straton son pre,craignant le grand nombre d'adorateurs que sa beaut devait infailliblement luiattirer, lenferma cruellement dans une haute tour, o, pour la soustraire tousles regards, elle tait retenue, sans avoir la libert de sortir le jour un momentpour prendre l'air.

    Cependant ces prcautions ne m'empchrent pas de la voir. Un soir que je

    passais par hasard sur le bord de la mer, je laperus au milieu d'un nombreuxcortge de jeunes filles ; il n'tait pas difficile de la distinguer ; elle se faisait

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    aisment remarquer par sa taille avantageuse et ses charmes ravissants. J'en fusfrapp comme d'un coup de foudre; je m'informai qui tait cette charmantepersonne, et j'appris d'abord que son pre se nommait Straton, et sa mrePhryn.

    Epris de l'amour le plus violent, je m'en retourne chez moi ; mais, grandsDieux ! que je me trouvai chang en un moment ! Tout me dplaisait, toutm'ennuyait : le vin, la bonne chre, la compagnie de mes amis, mes exercicesordinaires, rien ne me pouvait satisfaire. Je me jetais sur mon lit ; mais lesommeil fuyait de mes paupires ; mille troubles, mille inquitudes m'agitaient.J'adressais souvent la parole cet aimable objet, que mon imagination frappeprsentait sans cesse devant mes yeux ; je lui vantais ses perfections et le feuqu'elles avaient allum dans mon cur. Peut-on, me disais-je, ne pas aimer un

    objet si aimable ? Et, dans l'ge de goter les plaisirs de l'amour, peut-on sedtendre de s'y livrer ? Pourquoi Vnus et lAmour, auteurs du feu qui medvore, ne m'accorderaient-ils pas le bonheur dont je me fais une si flatteuseide ? Peut-tre je suis assez heureux pour lui plaire autant qu'elle m'enchante ;notre naissance est assez sortable pour nous unir. Je suis connu par quelquesexploits qui m'ont fait honneur ; et, en considration de ma valeur, ses parentsvoudront peut-tre me la donner.... S'ils me la refusaient, ne pourrais-je pasl'enlever, ou me tuer enfin dans mon dsespoir, si je ne puis autrement que dansmon sang teindre l'ardeur qui me consume ?

    Je passai la plus grande partie de la nuit dans ces cruelles agitations : jem'assoupis un moment avant le lever du soleil ; et mon esprit, toujours occupde Rhodante, me la prsenta encore en songe. C'tait elle-mme : je voyais ou jecroyais voir tous ses charmes ; je lui faisais l'aveu de mon amour, et je me flattaisd'tre cout avec plaisir, mais ce faible moment de consolation dura peu. Lespremiers rayons du soleil dissiprent trop tt la vapeur de ce songe officieux etme rendit toutes les inquitudes que Morphe avait charmes pour un peu detemps. Plus amoureux et plus dsespr que je ne l'tais la veille, je ne fus plus

    le matre de cacher un feu qui de moment en moment prenait de nouvellesforces.

    J'allai trouver ma mre, et me jetant son col : C'est fait de moi, ma mre, luidis-je; je viens vous dire un ternel adieu, et vous apprendre en mme temps lesujet qui me fait mourir. Si Vnus et Rhodante aussi charmante que la Desseme sont inexorables, si vous refusez de me servir dans le dessein que j'ai de lapossder, ce fer va terminer ma vie et mon supplice, et vous n'aurez plusd'autres soins rendre votre fils, que les honneurs de la spulture.

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    Ma mre attendrie m'interrompit, les larmes aux yeux : Mon fils, me dit-ellevous aimez Rhodante, et je vois que vous l'aimez avec tous les transports d'unepremire passion ; je travaillerai de tout mon pouvoir vous unir avec elle ;votre naissance et votre bien sont fort gaux, et j'espre que Phryn sa mre ne

    me la refusera pas.

    Elle envoya aussitt Phryn une femme de confiance, pour lui faire lademande de sa fille. Ctait le temps des vendanges; Straton, pre de Rhodante,tait pour lors sa maison de campagne, et Phryn, pour toute rponse ; nousdonna la funeste nouvelle que sa fille tait promise au fils de Lecartas, et qu'onse disposait de part et d'autre faire ce mariage.

    Cette cruelle rponse, qui confondait toutes mes esprances, me replongea plus

    que jamais dans le dsespoir. Je vois bien que Rhodante en rougit, continuai-je;mais elle me permettra de vous raconter le reste de notre histoire.

    Je fus trouver mes amis les plus fidles, et en mme temps les plus braves ; jeleur fis confidence de ma passion ; ma vie leur dis-je, est attache la possessionde Rhodante ; il faut que je l'enlve, ou que je prisse. Ils me promirent de mebien seconder, et me conseillrent de n'en pas faire la demande son pre depour que, dans les circonstances o il se trouvait, cet avis ne l'engaget gardersa fille encore plus soigneusement. Il faudra, ajoutrent-ils, prendre le temps

    qu'elle va au bain avec ses compagnes ; l, de gr ou de force, nous lenlverons,et la remettrons: entre vos mains.

    Ce projet fut bientt excut : nous n'emes pas de peine, tant bien arms, carter la foule timide des femmes qui l'accompagnaient. Leurs pleurs et leurscris ne purent la dfendre. Rhodante, bientt abandonne de toute sa suite, ettoute tremblante elle-mme, ne vit plus auprs d'elle que Dosicls. Je la prisentre mes bras et, avec toute la diligence possible, je courus au bord de la mer,o j'eus le bonheur de trouver un vaisseau prt partir. Nous nous embarquons

    avec un bon vent, et, force de rames, nous emes bientt perdu de vue notrepatrie.

    Que vous avez t heureux, interrompit Glaucon, de trouver si propos levaisseau de Stratocls, et de vous tre ici rendu sans accidents. Que vous avez;t bien servi par vos amis ! Puissions-nous en trouver toujours d'aussi zls, etpuissent les Dieux vous continuer sans cesse leurs faveurs !

    Rhodante prenant la parole : C'est moi, dit-elle, d'achever ce rcit, o j'ai si

    grande part. Je semblais en apparence m'opposer mon enlvement ; mais

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    j'aimais dj trop ce cher ravisseur, pour ne lui pas savoir gr d'avoir galementrempli ses dsirs et les miens, en excutant cette hardie entreprise.

    Je la remerciai tendrement d'un compliment si flatteur, et m'adressant ensuite

    Glaucon : Vous savez, lui dis-je prsent, toutes nos aventures ; aprs quatrejours de navigation, nous sommes arrivs d'Abyde ici, o vous voulez bien nousfaire une si magnifique rception. Glaucon, pleurant de joie, fit mille vux pourleur prosprit ; enfin, aprs avoir prolong le repas fort avant dans la nuit, onsortit de table, et on ne songea plus qu' se livrer aux douceurs du sommeil.Fin du second Livre.LIVRE TROISIEME.

    L'Excellent vin qu'on n'avait pas pargn au souper de la veille, contribuaitencore au repos de la plupart des convives par ses douces et assoupissantesvapeurs ; mais Rhodante et moi, nous n'avions pas les mmes raisons de nouslivrer au sommeil. Quand tout le monde se fut retir, je la pris par la main, etnous allantes nous promener dans les beaux jardins de cette maison. . .

    C'tait le premier moment o nous nous trouvions en libert : depuis notre

    dpart nous avions toujours t obsds d'une foule d'inconnus et d'trangers ;nous ne pouvions devant eux rien nous dire de particulier ; mais pour lors, rienne nous contraignant plus, j'osai lui drober quelques baisers sur sa bouchecharmante; Je voulais mme encore quelques faveurs plus grandes, maisRhodante m'arrta. Contentez-vous, dit-elle, de ce peu que je vous permets ;vous offenseriez les Dieux et mon pre, si vous me demandiez autre chose avantque l'hymen ait autoris vos prtentions : cet heureux moment viendra; Mercurem'est souvent apparu en songe, et m'a assur que nous serions un jour unis l'un l'autre dans notre patrie par un nud sacr. J'en acceptai l'augure avec joie, et

    je fus contraint de lui obir de peur de lui dplaire. Voil comme nous passmesle reste de la nuit dans ce jardin.

    Le lendemain nous allmes au temple pour la triste crmonie des funraillesd'Agathosthnes. Aprs les sacrifices accoutums, Glaucon arrosa de vin leschairs des victimes, et levant sa voix : Cher enfant de Stratocls, dit-il, recevezces tristes et derniers devoirs que nous rendons vos mnes. Il dit, et aprsavoir got le premier, des victimes immoles, nous achevmes le sacrifice parun grand festin, qui termine d'ordinaire ces sortes de crmonies.

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    Nous y tions encore, quand une troupe de pirates descend subitement Rhodes, s'en empare et la pille ; les uns sont tus les armes la main, les autresfaits prisonniers. Gobryas, cet affreux ministre de Mystile, lui, dont le visage nerespire que la frocit, et qui vient d'gorger devant nous Nausicrates et ses

    trois compagnons, se saisit en mme temps de nous, qui achevions, comme jevous l'ai dit, ces funrailles, et nous mit avec Rhodante dans ces fers que nousportons ; notre hte Glaucon prit dans cette terrible conjoncture. O Jupiterhospitalier ! Etait-ce l le prix que vous rserviez la probit et son curgnreux, toujours ouvert aux trangers ? Dosicls finit par ces mots, et prit unpeu de nourriture avec Rhodante et Cratandre. Les mmes malheurs que lonpartage ensemble, unissent les esprits les plus insociables ; et les amis que l'onse fait dans l'adversit, nous sont quelquefois plus attachs que ceux que nousdonne la prosprit. Ces derniers trop souvent nous abandonnent avec la

    fortune qui nous les avait attirs. C'est ainsi que, par une rciproque confidencede leurs aventures, ces esclaves infortuns charmaient l'ennui de leur situationprsente.

    Gobryas cependant avait trop bien considr Rhodante ; il en tait devenuperdument amoureux ; pour satisfaire sa passion, il se jeta aux pieds deMistyle son matre. Seigneur, lui dit-il, les larmes aux yeux, vous connaissezmes longs services ; je suis couvert de blessures que j'ai reues en combattantpour vous et sur mer et sur terre: je ne vous en demande pour rcompense que

    la possession de cette jeune esclave que vous avez trouv assez belle pour ladestiner tre prtresse de nos Dieux. J'ai dessein de l'pouser; c'est moi,comme vous savez, qui en ai fait la prise Rhodes; je vous remets les vingtmines qui me reviennent de ma part du butin, je ne vous demande que la seuleRhodante.

    Si j'avais quelqu'un, reprit Mistyle, rcompenser plus magnifiquement quetout autre, ce serait certainement toi, mon cher Gobrias ; je te donnerais de boncur la prfrence surtout ce que j'ai de braves officiers, mais je ne puis te

    prfrer nos Dieux. Tu sais que je leur ai vou cette captive : je leur dois cettereconnaissance pour les faveurs que j'en ai reues; ils se vengeraient sur nous etsur moi si, aprs la leur avoir solennellement promise, je leur manquaisaujourd'hui de parole. Les Dieux punissent plus svrement limpit quel'injustice ; car l'impit les attaque directement, au lieu que l'injustice n'offenseque les mortels. Je ne puis donc plus disposer de cette fille. Elle appartient prsent nos Dieux ; si je te lavais donne, serais-tu d'humeur, toi-mme, lacder quelque autre ?

    Vous l'avez promise aux Dieux, interrompit Gobryas; mais vous ne la leur avezpas encore donne : ces Dieux ont leurs temples peupls de leurs sacrs

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    ministres ; mais cette jeune fille n'y est point encore entre; elle est, comme voussavez, en prison avec vos autres captifs; et cet affreux sjour est bien diffrentdes temples de vos divinits. Vaines dfaites, rpondit Mistyle ; des gens telsque moi ne font point de diffrence entre promettre et donner ; et, si lon doit

    garder sa parole, c'est surtout lorsqu'on la donne aux Dieux.

    Gobryas nosa plus rien lui rpondre; mais, voyant qu'il ne pouvait russir parcette voie, il forma un projet digne d'un misrable comme lui; ce fut d'employerla violence, et, de contenter sa passion la faveur des tnbres,

    Il se rendit de nuit la prison ; et s'approchant de Rhodante, qui tait couche :Vous tes, lui dit-il, l'pouse de Gobryas; pourquoi vous refusez-vous sesembrassements? Rendez grces aux Dieux de ce quils vous donnent pour mari

    un grand capitaine, plutt qu'un tranger de la lie du peuple. Vous nignorezpas que c'est moi qui vous ai prise, et que je dois jouir du fruit de ma conqute.

    Il faisait, en tenant ces propos, tous ses efforts pour lembrasser. Rhodanteindigne de limpudence de ce coquin lui laissa, en sen dbarrassant, une partiede sa robe entre les mains, et courant se sauver auprs de Dosicls : A moi,scria-t-elle toute tremblante, Dosicls ! dfendez-moi de brutalit de ceBarbare; si vous ne vous htez, je suis morte, et vous me perdez jamais.

    Cette voix si chre n'eut pas de rveiller Dosicls, qui d'ailleurs ne dormait pastout tranquillement. Il ouvre les yeux, et se lve avec prcipitation. Qu'avez-vous, chre Rhodante ? Que craignez-vous, lui dit-il; me voil: contre quivoulez-vous que je vous dfende ? Mais n'est-ce point un songe qui vous causerce trouble? Il n'importe; quelles que soient vos alarmes, je dois les dissiper.

    Gobryas, cependant, tromp dans ses esprances, s'en retournait confus, aussipromptement qu'il tait venu : il craignait que Mistyle ne punit rigoureusementcet attentat, s'il venait en avoir connaissance. Ne pouvant pourtant pas touffer

    son amour, il eut recours un autre expdient; il rsolut de gagner Dosicls qu'ilprenait pour le frre de Rhodante, et crut quil pourrait mieux que personne luien faciliter la possession.

    Dans ce dessein, il joignit Dosicls : Jeune tranger, lui dit-il, votre bonne mineprouve assez la noblesse de votre condition, et montre bien que vous n'tes pasfait pour l'tat malheureuse bu vous vous trouvez rduit aujourd'hui. Votre air,votre bonne grce, la ressemblance de vos traits avec ceux de cette jeune captive,me persuadent aisment que vous tes son frre. Vous savez le poste que

    j'occupe auprs, de Mistyle notre matre, et ce que je puis me promettre de saprotection ; votre fortune est faite, si vous pouvez dterminer votre sur

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    mpouser. Si vous me rendez ce service, jen atteste nos Dieux ; je vous faispouser Callipe, la fille de Mistyle. Quel plus haut parti pourriez-vousprtendre que de devenir le gendre dun si grand homme? La beaut de Callipeest faite pour tre unie au frre de la belle Rhodante, et les grces de Dosicls

    mritent une femme aussi charmante que Callipe; je ne vous parle pas du ranget de la haute fortune o cet hymen vous lve, vous pouvez vous l'imaginer.Dosicls fut un peu de temps sans rpondre; mais prenant ensuite la parole:Vous avez fort bien jug, Gobryas, lui dit-il, par notre ressemblance, que j'taisfrre de Rhodante ; mais je sais me connatre, et je sens toute la distance qu'il y aentre un malheureux esclave comme moi et la fille de mon matre. Un tranger,tel: que je suis, ne doit pas esprer un sort dont vos plus grands capitainesseraient jaloux : ainsi, sans me flatter de ces ides trop au-dessus de moi, je nelaisserai pas de disposer ma sur accepter l'honneur que vous lui voulez faire,

    pourvu que vous n'exigiez pas que cet hymen se clbre en ce moment. Notremre vient de mourir, et par une loi, inviolablement observe chez nous, on doitpasser cinquante jours pleurer une personne si chre ; il s'en faut encore dixque ce terme prescrit par la loi ne soit coul; ces dix jours passs, je compte quema sur vous pousera. Gobryas fut surpris de cette rponse; il tait chagrin dece retardement, et ces dix jours lui paraissaient dj un terme plus long que savie ne devait l'tre : il se rassura nanmoins sur une esprance aussi flatteuse.

    Il ne fut pas plutt sorti, que Dosicls courut trouver Rhodante, le cur gros de

    soupirs, les yeux baigns de larmes. Rhodante, lui dit-il, chre compagne demes infortunes: Quoi ! ne vous ai-je tire de la tour o votre pre vous faisaitgarder si troitement, que pour vous exposer tous les maux que nous avonsencourus, et dont nous sommes encore accabls? C'est pour moi que vous avezquitt votre maison, o vous ne manquiez de rien ; et je vous vois rduite auxmisres d'un dur esclavage. Que sont devenues, hlas ! les flatteuses ides quenous nous formions des douceurs de notre runion ? L'infme Gobryas veutrompre nos plus saints engagements il veut vous pouser, malgr vousRhodante, et malgr moi. Voil donc ces nuds charmants que Mercure nous

    promettait ! Ah! Dieux cruels ! que navez-vous permis plutt qu'en sortantd'Abydos, la mer m'et englouti dans ses abmer profonds! J'aimerais mieuxmille fois tre mort, que de vous voir entre les bras de ce farouche brigand. Ilveut vous pouser, et me propose, moi, la main de la fille de Mistyle, comme sitoute autre que Rhodante pouvait toucher Dosicls ! Quoi ! Rhodante pouseraitce monstre ! Ah ! que plutt.... Il ne put continuer, ses sanglots et ses soupirs luicouprent la parole.

    Rhodante, pntre de douleur, n'avait pas non plus la force de lui rpondre

    enfin, aprs avoir gard quelque temps ce douloureux silence, elle revint un peu elle. Cessez, lui dit-elle, cher Dosicls, ces pleurs qui ne peuvent changer notre

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    triste situation ; rassurez-vous sur la constance de Rhodante. Jen atteste lesDieux, je vivrai ou je mourrai pour vous; mais je vous avoue que je ne suis passans inquitude sur ce que vous venez de m'apprendre. Je crains que ce brillanthymne qu'on vous propose, ne vous fasse oublier Rhodante, captive et

    infortune ; en achevant ces mots, elle essuya, avec un pan de sa robe les pleursqui coulaient des yeux de Dosicls.Fin du troisime Livre.

    LIVRE QUATRIME.

    Cest de ces cruelles rflexions que s'entretenaient ces deux amants infortuns.

    Le jour suivant, Mistyle, revtu d'une robe longue et blanche, et accompagndes prtres de ses Dieux, couronns de feuilles de pin et de laurier, allait faire lacrmonie de notre conscration, lorsque tout cet appareil fut interrompu parl'arrive d'Artaxanes, gnral de Bryaxas, roi de Cissa.

    Mistyle nous renvoya aussitt dans notre prison; et, retourn dans son palais, ils'assit sur un trne lev, d'o, jetant un regard fier sur toutes ses troupes, qui

    l'environnaient, il envoya chercher Artaxanes pour lui donner audience. Ceministre de Bryaxas arrive; et, aprs s'tre inclin profondment devant Mistyle,il lui remit une lettre que son prince lui crivait : Mistyle la donna Gobryas,qui l'ouvrit et y lut tout haut ce qui suit :

    LE GRAND ROI BRYAXAS,

    AU GRAND ROI MYSTILE,

    Salut.

    Vous savez, Mistyle, comment nous avons jusqu'ici vcu ensemble, et avec quelsoin j'ai toujours cultiv votre amiti ; je n'ai jamais voulu rien entreprendre survous ni sur vos Etats. J'aurais cru me faire tort moi-mme, si j'en avais fait lemoins du monde mes amis, et je regarderais leurs pertes comme les miennespropres. Avec ces sentiments et cette conduite, je navais pas lieu de croire quevous me forceriez, malgr moi de prendre les armes contre vous. N'est-ce pascependant me dclarer la guerre, que de prendre une ville qui m'appartient,

    dgorger une partie de ma garnison, et de faire esclave le reste? Vous n'ignorezpas sans doute que la ville de Rhamnus tait moi, et qu'elle me payait le tribut

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    tous les ans. Ainsi rendez-moi cette ville et tous les prisonniers que vous y avezfaits, et je vous rends mon amiti; sinon, sachez que je me dclare votre pluscruel ennemi. Je reprendrai cette ville avec tous ceux que vous avez enlevs, etpeut-tre vous en cotera-t-il encore d'autres places ? Soyez sr que l'il de la

    justice ternelle veille, sans cesse la dfense, de, ceux qu'on opprimeinjustement. Les Dieux vous conservent ! Songez ne plus violer les droits del'amiti.

    Voil ce que portait la lettre dont Gobryas finit la lecture, Mistyle, partag entrela crainte des menaces qu'il venait d'entendre et la colre o elles l'avaient mis,fut un peu de temps sans rpondre : enfin, aprs quelques discours vagues, ilpromit Artaxanes de lui donner le lendemain une rponse pour le roi Bryaxas.

    Il invita cependant cet envoy un grand repas, o la bonne chre, la musiqueet la danse furent magnifiquement employes. Artaxanes surtout s'y livra avecsi peu de modration, qu'il fallut l'emporter ivre pour le coucher.

    Mistyle se consulta avec Gobryas sur ce qu'il avait crire Bryaxas. Enfin il luifit cette rponse :

    LE GRAND MISTYLE,

    au trs grand roi bryaxas, Salut.

    Personne nignore l'attachement que je vous ai vou ; vous en avez reu despreuves en toute occasion, et je n'ai jamais manqu de vous donner tous lessecours dont vous avez pu avoir besoin : c'est vous qui voulez rompre cetteancienne union, et qui, pour tendre vos frontires, croyez que j'aurai la lchetde vous laisser emparer de mes plus belles villes; aprs de longs combats, etbeaucoup de pertes, j'ai pris enfin la ville de Rhamnus; vous jugez bien que je nesuis point d'humeur vous abandonner ce fruit glorieux de mes exploits. Cette

    ville, d'ailleurs, appartenait Mithranes, mon plus grand ennemi, et que j'aitch d'affaiblir de tout mon pouvoir; c'est lui, et non vous, de s'en plaindre.Ainsi ce n'est qu'un vain prtexte que vous prendriez de me dclarer la guerre.Suppos qu'assemblant de grandes forces, aprs bien des hasards et desdifficults, vous vinssiez bout de reprendre cette place, voudriez-vous me larendre ensuite; si je vous la redemandais comme vous faites aujourd'hui? Non,sans doute; vous et moi ne serions pas si simples. Que ne me demandez-vousaussi que je vous cde tout mon Empire, sous la promesse flatteuse dune amitiqui me serait totalement inutile? Je ne prtends rien dmembrer de mes Etats ;

    si la force et le destin contraire men privent, jen supporterai la perte avecconstance. Je ne vois point de honte souffrir ce qu'il nous est impossible

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    d'empcher. Que les Dieux vous conservent! Mais songez ne point vouloirpousser vos conqutes plus loin que les bornes lgitimes de votre Empire.

    Mistyle, ayant appos son sceau cette lettre, la remit Artaxanes, qui tait

    enfin revenu du long tourdissement o les fumes du vin lavaient jet; et,aprs lui avoir fait de riches prsents, il le renvoya Bryaxas.

    Fin du quatrime Livre.

    LIVRE CINQUIME.

    Artxnes partit charg de cette lettre et combl des libralits qu'on lui venaitde faire. Mais Mistyle, craignant avec raison que Bryaxas ne fit quelque descenteimprvue dans ses Etats, songea srieusement se mettre en tat de le recevoir :il envoya aussitt Gobryas dans toutes les villes de son obissance, pour yrassembler des troupes et les fortifier, afin de bien disputer la victoire sonennemi.

    Gobryas eut quelque rpugnance excuter ces ordres ; car le lendemain taitjustement le jour pris pour ses noces avec Rhodante: il n'osa cependant pas

    dsobir. Il parcourt donc avec une diligence extrme toutes les places de ladpendance de Mistyle; il les avertit des desseins de Bryaxas, et les disposa sebien dfendre.

    Artaxanes avait rendu son matre la lettre de Mistyle; Bryaxas entre en fureur sa lecture; il convoque tous ses officiers, et met sur pied toutes ses troupes.

    Prenez garde ce que vous allez faire, Seigneur, lui remontra Artaxanes; lapuissance de Mistyle est plus tendue que vous ne pensez: o en serions-nous,

    si tous ces grands prparatifs ne tournaient qu' notre perte et notreconfusion? Je n'coute point ces conseils timides, interrompit Bryaxas; c'est ledieu Mars et mon courage que j'en veux croire.

    En effet, la mer est bientt couverte de ses vaisseaux ; il aborde les terres deMistyle. Prs d'y descendre, il fait ranger autour de lui toute sa flotte; et, du hautde sa poupe, il harangue ses soldats. Il fait ensuite les libations accoutumes auxDieux de la mer; puis il fait avancer ses gens, croyant surprendre les ennemispar une descente imprvue; mais ils dcouvrirent bientt toute la flotte de

    Mistyle, prte le bien recevoir; ils y taient prpars, comme nous l'avons dit.

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    Bryaxas, surpris, n'osa pas les attaquer; il crivit une lettre Mistyle, qu'il lui fitporter par Artapas, l'un de ses principaux officiers; car il avait donn Artaxanes le commandement d'un gros de troupes pour attaquer les ennemispar terre.

    Cette lettre faisait savoir Mistyle, qu'aprs lui avoir d'abord crit pour se fairerendre la ville de Rhamnus, il aurait cru qu'il lui aurait rendu cette justice; maisque, puisqu'il la refusait, il l'avertissait qu'il allait tcher d'en venir bout par lavoie des armes, par o il la lui avait enleve.

    Mistyle ne voulut point faire de rponse par crit cette lettre ; il chargeaseulement Artapas de dire son matre, de sa part, qu'il fallait qu'il n'et pasbien compris le sens de la lettre qu'il lui avait fait tenir, et qu'au surplus il ne le

    craignait point.

    Bryaxas, outr de colre cette rponse, voulait livrer le combat dans le mmemoment ; mais l'arrive de la nuit l'obligea de suspendre, et restant dans sonvaisseau, il remit l'action au lendemain.

    Fin du cinquime Livre.

    LIVRE SIXIEME.

    Bryaxas, impatient, se leva avec l'aurore; et, aprs avoir fait ses prires auxDieux du ciel et de la mer, il se prpara au combat. Il commanda des plongeurs,qui, avec des instruments propres cet usage, devaient percer entre deux eauxles vaisseaux de Mistyle pour les faire couler fond avec leur charge.

    Cet ordre eut un heureux succs. Le combat commence ; Bryaxas s'attacha auvaisseau de Mistyle, mais ce dernier eut d'abord l'avantage ; car Gobryas pritbientt trois galres des ennemis. Ce mauvais dbut pensa mettre en droutetoute la flotte de Bryaxas ; mais les plongeurs, qui excutaient adroitement leurmanuvre, ayant dj perc la plupart des vaisseaux de Mistyle, ses gens nepurent plus combattre sur des btiments qui faisaient eau de toutes parts.Quelque braves que fussent ceux qui les montaient, ils ne pouvaient plusattaquer, ni mme se dfendre ; ils se sentaient tout--coup enfoncer avec leur

    vaisseau : Gobryas lui-mme, envelopp dans ce commun dsastre: Malheureuxque je suis, s'cria-t-il ! la mer m'engloutit dans ses abmes; mon amour et ma

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    vie font un mme naufrage ! Rhodante loccupait encore dans ces funestescirconstances, et son amour passionn ne le put quitter qu'avec la vie.

    Tous les soldats de Mistyle, ou du moins la plus grande partie, prirent enfin

    par cet artifice : tant il est vrai que mme un faible adversaire qui sait ruser avecadresse, peut triompher du plus grand capitaine qui se fie trop sur ses forces etsa valeur.

    Une trs petite partie de la flotte des vaincus bordait le rivage, et, voyant cettedroute, elle crut pouvoir se sauver force de rames, mais elle trouva sur cetteterre le danger qu'elle fuyait sur mer.

    Artaxanes, comme nous l'ayons dit, y tait en embuscade; il tomba sur eux avec

    son infanterie, et prit la ville d'emble. Quand les Dieux ont arrt le terme denos jours, il n'y a point d'lments qui puissent nous soustraire leurs dcrets.

    L'infortun Mistyle, triste spectateur de sa dfaite, le dos appuy contre le mtde son vaisseau et l'pe nue la main : Qu'attends-tu, Mistyle, s'cria-t-il ?veux-tu garder ta tte ton fier ennemi ? Non, il n'aura pas le cruel plaisirdinsulter mon malheur ! Mourons.... et au moment mme il se perce le cur,outr de dsespoir.

    Voil le succs de ce combat : les gens de Bryaxas descendent de leursvaisseaux, pillent la ville de Rhamnus qu'ils trouvent presque sans dfense. Lecarnage y fut terrible, on n'eut gard ni au sexe ni l'ge; le sang coulait de touscts, et l'insolence du vainqueur s'y porta toutes sortes d'indignits ; on mit la chane le peu de monde qui chappa la fureur du soldat.

    Rhodante et Dosicls tombrent encore dans ce second esclavage, o leur seuleconsolation fut de n'avoir point souffert de violence de la part de leurs premiersmatres ; Rhodante ne pleurait que le malheur de Dosicls; Dosicls n'tait

    sensible qu'au triste sort de Rhodante; Cratandre fut aussi cette fois leurcompagnon de fortune.

    Artapas, les ayant conduits au port d'Amphippo, spara en deux bandes leshommes et les femmes, et les embarqua sur deux galres diffrentes. Dosicls neput soutenir cette cruelle diversion : Si vous me sparez de ma sur, Seigneur,lui dit-il, je ne veux plus vivre, je vais me prcipiter dans la mer. Le barbareArtapas ne lui rpondit que par un grand coup de poing, qui l'tendit de sonlong dans la barque. Dosicls reut le coup, mais Rhodante en fut frappe

    autant que lui. Il se contint cependant, craignant de tout perdre s'il dcouvraitson amour, et se contenta de verser un torrent de larmes.

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    Cependant ces vaisseaux emmenaient ces deux corps sans me; car, spars l'unde l'autre, Rhodante et Dosicls ne vivaient pas. Ils eurent d'abord un vent assezfavorable, mais il changea ds la seconde nuit. Une horrible tempte s'lve, les

    vents soufflent avec furie, la mer s'meut, et les vagues ouvrent des abmes ets'lvent en montagnes ; tout l'quipage est dans la dernire consternation; ce nesont partout que des cris douloureux et des vux les plus fervents: la mer nes'apaise point.

    Le vaisseau qui portait Rhodante et les autres femmes, se brise contre desrochers; toutes les malheureuses captives prissent : Rhodante seule, par uneprovidence particulire des Dieux qui la gardaient pour son cher Dosicls,Rhodante saisit une planche des dbris de son vaisseau ; elle s'y tient de toutes

    ses forces, et est porte assez loin sur ce frle reste de son naufrage.

    La tempte s'apaise la fin; les ondes s'aplanissent peu peu, le calmecommence paratre, et Rhodante se trouve porte de quelques vaisseauxmarchands qui allaient en Cypre ; elle implora leur secours, et ils la reurentdans leur: btiment. Trois jours aprs, ils abordrent l'le avec un vent favorable.Ils y dbarqurent, et y vendirent avantageusement les marchandises quilsavaient apportes des Indes; c'taient des toffes, des pierreries et des aromates ;ils vendirent aussi Rhodante, pour le prix de trente mines, et ce fut Craton, le

    pre de Cratandre, qui lacheta.

    Quel enchanement de malheurs suit cette fille infortune ! Mais qui peutdcrire la douleur mortelle, ou plutt le dsespoir de Dosicls, quand, aprs latempte, il ne vit plus le vaisseau qui portait la moiti de lui-mme ! Il ne doutaplus qu'il n'et fait naufrage. O Rhodante ! s'cria-t-il ; nom trop cher, seulreste de l'objet le plus parfait! Cette mer impitoyable est-elle donc le lit olhymen devait nous unir? Prise deux fois par des Barbares, charge de fers,loigne de votre patrie, arrache du sein de votre famille, tant de malheurs

    n'ont pas assouvi la rage d'un sort injurieux ! Il vous manquait cet affreux genrede mort pour terminer votre dplorable vie ! Quoi ! tant de grces, des appas siravissants taient faits pour devenir la pture des monstres de ces mers ! InfmeGobryas, c'est donc toi qui devais tre uni ainsi avec elle ; mais tu es encore plusheureux que moi, puisque tu partages avec Rhodante la mme spulture !Jaloux de ton sort, je veux aller la retrouver par le mme chemin. C'est moi,malheureux, c'est moi qui suis la cause de sa perte ! Devais-je l'enlever de chezelle pour l'exposer tant d'infortunes? Ah ! je m'en dois punir !

    Il dit : et, furieux, il veut se prcipiter dans la mer. C'en tait fait, si Cratandre nelavait retenu. Grands Dieux ! lui dit-il, quallez-vous faire ? Rhodante est peut-

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    tre encore en vie ; et vous allez, coup sr, perdre la vtre ; dans l'incertitudede son sort, vous voulez d'abord finir la vtre comme un insens. Supposonsmme que Rhodante ait eu le malheur de prir; serait-ce une raison de vousengager vous perdre ? Je me suis trouv dans une semblable extrmit, la

    mort de ma chre Chrysochroe, comme vous savez ; ma douleur m'a fait exilerde ma patrie ; j'ai renonc mes biens ; j'ai quitt mes parents et mes mis, maisj'ai compris que ma mort ne pourrait pas rendre la vie l'objet que je regrettais.Mais, que dis-je? J'augure mieux du sort de Rhodante. Vous navez d'autrecertitude de sa mort, que votre amour. Alarm pour sa vie. Rhodante vit encore;elle n'est sans doute spare de Dosicls, que pour un temps : Mercure n'estjamais faux dans ses promesses.

    C'est ainsi que Cratandre s'efforait de consoler Dosicls ; mais cet amant

    dsespr n'avait point d'oreilles pour lcouter. Il redoublait ses plaintes; et, nesachant sur quoi fixer sa cruelle incertitude, il craignait pour Rhodante tous lesmalheurs que son imagination lui prsentait successivement. Il tait, en effet,tellement possd de cette seule ide, qu'il ne put faire attention la furieusetempte qui pensa faire aussi prir son vaisseau.

    Le calme tait revenu, comme nous avons dit ; et le onzime jour on prit terre, etl'on dbarqua dans le port de Cissa. L, Dosicls, Cratandre et les autresprisonniers furent renferms soigneusement; et on attendit l'arrive du roi

    Bryaxas pour dcider de leur sort.

    Fin du sixime Livre.

    LIVRE SEPTIME.

    Tndis que Cratandre et Dosicls, retombs dans un nouvel esclavage, taientmme dans de continuelles apprhensions de quelque chose de plus affreux,Rhodante tait -peu-prs dans les mmes circonstances, Cypre, chez Cratonet Stala. Elle ne pouvait cesser de penser son cher Dosicls : mais, n'osantdonner des marques de sa douleur, dans la crainte de s'attirer des chtiments dela part de ses matres, elle tait contrainte de dvorer ses chagrins et d'toufferses soupirs.

    La nuit seule lui donnait un peu plus de libert: c'est pour lors, qu'tendue terre, sur une natte qui lui servait de lit, elle laissait un libre cours ses plaintes

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    et ses larmes, trop souvent retenues. Que je suis malheureuse, s'cria-t-elle !cher Dosicls, qui n'avez que le nom de mon poux, qu'tes-vous devenu? Etes-vous, comme moi, retomb dans un triste esclavage? La mer ne vous a-t-elle pasenglouti dans ses gouffres profonds? Mais, hlas ! poursuivit-elle avec un

    soupir, peut-tre en ce moment vous tes l'heureux poux de quelque jeunebeaut, qui ne vous aimera certainement pas tant que moi. Peut-tre la Fortune,vous rendant enfin justice, vous aura lev un haut rang dans la cour deBryaxas? Mais, quelque part dans quelque situation que vous soyez, voussouvenez-vous encore de la malheureuse Rhodante ? Vous rappelez-vous lenom d'une infortune qui ne vit que pour vous ?

    Ses soupirs redoubls interrompaient de temps en temps ces plaintes sitouchantes. Que ferai-je, disait-elle encore? tcherai-je de m'chapper d'ici, et

    m'exposerai-je mille dangers, toute seule, et par des chemins que je neconnois.pas? Ma premire sortie ne m'a pas t heureuse, quoique mieuxaccompagne que je ne le serais prsent. Craton ne manquerait pas de me fairepoursuivre, et on me ramnerait bientt dans un esclavage qu'on me rendraitencore plus dur. A quels mauvais traitements cette dmarche tmraire nem'exposerait-elle pas ? Mais il n'y a peines ni chtiments qui me retinssent, si jepouvais ce prix possder mon cher Dosicls.

    Ces plaintes, accompagnes de pleurs, n'taient entendues de personne ; tout

    dormait dans cette maison. Myrille seule, la fille de Craton, y avait prtl'oreille. Jeune, sensible, et en ge d'tre marie, elle passait souvent des nuitsentires se livrer mille rflexions diffrentes.

    Myrille donc, qui se trouvait, du ct de l'amour, dans les mmes chanes queRhodante, comprit aisment le sujet des pleurs de son esclave : elle sort aussittde son lit, et vient la trouver : Je suis touche de vos plaintes, lui dit-elle, et jem'emploierai de tout mon pouvoir vous rendre service ; racontez-moi vosaventures, et celles de celui que vous regrettez; soyez sre de moi, je vous

    garderai le secret le plus inviolable.

    Quoique ce soit peut-tre, reprit Rhodante, manquer au respect qu'une esclavedoit sa matresse, que de l'entretenir de ses affaires particulires, comme jesuis faite ici pour vous obir, je ne vous cacherai rien de tout ce que vous mefaites l'honneur de me demander : mais permettez-moi de vous avertir deretenir vos larmes ; le sort d'une malheureuse esclave ne mrite pas d'trepleur par les yeux de ses matres.

    Je ne vous parlerai pas de ma naissance, de mon pays, de ma famille, ni de mesfacults; tout cela est fort au-dessus du mdiocre; je ne veux que vous faire un

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    rcit abrg de mes aventures, pour que vous puissiez juger si j'ai tort d'tre siafflige.

    Dans la mme ville o j'ai reu jour, il y avait un jeune homme des plus

    accomplis; il tait dans la fleur de sa jeunesse, fait de la plus aimable figure.Quelle adresse il avait tout ce qu'il faisait ! Quelle grce dans la moindre deses dmarches! Un soupir enchanteur animait sa bouche; mais je ne la trouvaisjamais phis charmante (et je rougis d'en faire l'aveu), que quand, aprs m'avoirdonn mille noms trop chers mon souvenir, il me drobait un baiser qu'iln'avait pas trop de peine obtenir. Je ne vous en ferai pas un portrait plusavantageux ; vous n'en croiriez peut-tre pas les expressions d'une amante; ilsuffit de vous dire que je n'ai jamais rien vu de si parfait; il est tel qu'on dpeintnos Dieux, s'il n'est plus charmant encore. Avec tous ces avantages, je ne conois

    pas comment, mprisant tout autre conqute, il s'attacha uniquement meplaire. Il tait traverse dans ce dessein par les difficults les plusinsurmontables; cependant, quoiqu'il et trouv partout ailleurs des curs plusfaciles conqurir, il se croyait assez heureux quand il pouvait seulement mevoir. Il rsolut de me possder quelque prix que ce ft, et il en vint bout. Ilassembla quelques-uns de ses amis, qui, comme lui, se plaisaient la chasse;avec leurs secours, il m'enleva, et nous nous embarqumes prcipitammentpour Rhodes, o nous fmes tous pris dans une descente de corsaires, queGobryas commandait sous Mistyle ; nous fmes donc leurs prisonniers, et

    demeurmes chargs de fers; heureux, dans notre malheur, de nous trouverdans la compagnie d'un jeune esclave, qui, par ses qualits personnelles, taitbien digne d'un meilleur sort! Il se nommait Cratandre, et nous dit qu'il tait deCypre, ou demeuraient encore Craton et Stala, ses pre et mre.

    Myrille n'eut pas plutt entendu prononcer le nom de Cratandre, que, dans untransport de joie qu'elle ne put retenir, elle poussa un grand cri, et avec uneagitation prodigieuse, courut informer son pre et sa mre, que son frre taiten vie, et qu'ils en demandassent des nouvelles Rhodante, qui les pourrait

    satisfaire.

    Craton et Stala, dans un saisissement ais s'imaginer, s'empressrent de savoirde Rhodante toutes les particularits d'une si heureuse nouvelle. O est-il prsent ? En quel tat se trouve-t-il ? lui demandaient-ils prcipitamment.

    Je ne puis vous rpondre de son tat prsent, rpondit Rhodante; je n'ai pu levoir depuis que ceux qui m'ont prise sur leur bord, au sortir de la tempte quinous spara, m'ont amene ici, et vendue pour vous servir d'esclave ; je vais

    vous dire seulement tout ce que j'en ai su dans la premire captivit o nousnous sommes trouvs ensemble. Cratandre fut d'abord pris par Mistyle; peu de

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    jours aprs, Bryaxas, en nemi de notre matre, le battit sur mer, et il y prit,aprs une dfaite entire. Artapas, lieutenant du vainqueur, eut pour sa part dubutin, nombre d'es claves de l'un et de l'autre sexe. Il nous partagea en deuxbandes, qu'il fit embarquer sparment sur deux galres, les hommes dans une,

    les femmes dans l'autre ; et nous prmes le chemin de Cissa.

    Le vaisseau qui nous portait essuya un orage affreux, et fut enfin abm dans lesflots, o tout l'quipage prit, la rserve de moi seule. J'ignore le sort de l'autrebarque o taient Cratandre et les autres prisonniers; mais je crois qu'elle n'apoint eu un sort aussi malheureux, parce que l'orage finit dans le mmemoment. Ainsi Cratandre doit tre rendu prsentement Cissa, esclave commeje suis ici, ou peut-tre mme en libert.

    Rhodante finit ainsi son rcit; et Craton, l'en ayant remerci, attendit avecimpatience le lever de l'aurore, pour aller chercher son fils: il s'embarque ; et,avec une riche ranon, il va droit Cissa, son amour paternel ne lui laissantpoint envisager, les prils d'une si longue navigation. Dosicls et Cratandrecependant n'taient pas encore au bout de leurs malheurs; la Fortune ennemie,leur en prparait de plus grands encore que ceux dont ils sortaient.

    Bryaxas, de retour de son expdition, n'employa que fort peu de temps sedlasser de ses fatigues, et se disposa faire ses Dieux un sacrifice d'actions de

    grces, pour l'heureux succs qu'ils lui avaient accord. C'tait des victimeshumaines que ces Barbares immolaient. Comme parmi tous les captifs, il n'yavait rien de mieux fait ni de plus beau que Dosicls et Cratandre, il ne manquapas de les choisir pour cette crmonie. O beaut pernicieuse ! Fatal prsent desDieux, sil ne nous est donn que pour leur tre sacrifi ! Ces immortels ne nousaccordent-ils quelques faveurs, que pour se procurer le plaisir inhumain de lesretirer? Telle tait cependant linjuste loi de ce pays.

    Dj les cruels ministres de ces Dieux avaient allum le bcher, et ces deux

    innocentes victimes taient prts recevoir le coup mortel, dans des situationsbien diffrentes. Cratandre, dsespr et dans le dernier abattement, semblaitavoir dj subi ce triste sort, sa tte penche, ses yeux baigns de larmes, sapleur, son saisissement, tout annonait l'pouvantable ide qui le tourmentait.Dosicls, au contraire, d'une contenance assure, semblait braver la mort, ouplutt y courir avec plaisir; plein de l'esprance de rejoindre enfin sa chreRhodante, il en attendait le moment avec impatience.

    Bryaxas, qui les considrait attentivement, les fit venir tous deux devant lui; et,

    ayant fait faire silence : trangers, leur dit-il, qui que vous soyez, vous voyez quevous tes esclaves; vous savez qu'en cette qualit, vos matres ont sur vous un

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    pouvoir absolu de vie ou de mort : telles sont les lois tablies ; les uns sontdestines commander, les autres obir. Quel renversement ce serait dans toutlordre politique, si chaque particulier voulait y commander, et personne n'obir! Il n'y aurait plus qu'une seule profession dans le monde, et il ne pourrait plus

    subsister, faute des secours qu'on tire des diffrents emplois o chacun est n,pour s'entre-servir. Sans parcourir tous les tats et toutes les professions, toutesgalement ncessaires au bien public, nous avons tous besoin les uns des autres,et tous galement sont obligs, chacun dans son genre, de concourir l'entretiende ce grand corps, qui forme les Etats et les Rpubliques. Je suis le matred'ordonner et de faire excuter ce que je veux; mais je ne prtends pas vous fairemourir sans vous entendre ; ma volont n'a jamais t ma rgle ; je sais que leslois et la justice sont encore au-dessus d'elle. Je veux vous faire quelquesquestions; je ne vous demande point qui vous tes, ni de quel pays; votre

    habillement, et la langue que vous parlez, me le font dj connatre, mais, dites-moi, je vous prie, quand on sacrifie aux Dieux y ne doit-on pas leur offrir cequ'on a de meilleur et de plus prcieux? Sans doute, reprit prcipitammentDosicls ; toute autre offrande les offenserait plutt qu'elle ne les honorerait.C'est rpondre sensment, reprit le roi ; nous sacrifions aux Dieux les hommescomme leur plus parfait ouvrage ; et parmi ces victimes nous choisissons cequ'il y a de plus beau et de mieux fait. N'ayant rien trouv, dans ce genre, au-dessus de vous, je suis oblig de vous choisir pour le sacrifice que je dois auxDieux, aprs la victoire qu'ils m'ont procure. Vous en tes le matre, rpondit

    Dosicls.

    Bryaxas, tonn de la fermet de ce jeune tranger, et charm de sa bonne min,fit un soupir, et ne put retenir ses larmes : il se retourna vers Artaxanes. Quoi,dit-il, un jeune homme si parfait doit-il pour cela mme perdre la vie ? Si je necraignais pas qu'on m'accust d'offenser les Dieux, j'aurais grande envie de leursoustraire cette victime; mon cur est combattu entre la piti et la religion, et jene sais quel parti prendre.

    Dans cette irrsolution il s'adressa encore Cratandre : Pour vous, dit-il, vousn'attendrez pas le couteau sacr de nos prtres; la frayeur o vous tes vous adj donn le coup mortel ; vous tes bien loin des nobles sentiments de votrecamarade. Que n'imitez-vous sa constance hroque, fonde sur lardent dsirde se rejoindre bientt aux Dieux, auteurs de son tre. Si cependant, aprs ceque je viens d'entendre de Dosicls, vous avez encore quelque chose nousdire, vous le pouvez faire en assurance ; je vous en donne la permission.

    Cratandre, un peu remis, prit la parole : Grand roi, dit-il, Dosicls a parl fort

    propos ; mais, puisque vous voulez bien aussi mentendre, j'oserai vous dire queles sacrifices de taureaux, de gnisses et d'encens, sont sans doute ceux que les

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    Dieux reoivent le plus favorablement : fond sur leur nature bienfaisante, jecrois qu'ils doivent avoir horreur des sacrifices o le sang humain coule surleurs autels. Dans quel pays polic voit-on ces sacrifices inhumains dshonoreren mme temps la nature et les Dieux qui on les prsente ? Quoi ! parce quun

    mortel aura reu d'eux plus de faveurs qu'un autre, ce sera un titre ; on s'en feraune raison pour l'arracher de ce monde, o les Dieux ne l'ont plac, que pourfaire admirer leur toute-puissance dans un ouvrage plus accompli que les autres? Croyez-vous donc les Dieux si ennemis des belles choses? Non, certainement;ils ne les produiraient pas, s'ils croyaient qu'elles dussent servir cet usage. Eten effet, s'il tait tabli ailleurs, il ne resterait sur la terre que des corpscontrefaits, et des cratures si imparfaites, qu'elles feraient peu d'honneur auxauteurs de leur existence. Je vous parle peut-tre avec trop de libert; mais vousme l'avez ordonn, et je me soumets tout ce que vous voudrez en dcider.

    O merveille ! scria Bryaxas en riant; celui-ci tait dj mort de peur, etl'attachement qu'il a la vie, la lui rend tout d'un coup avec la parole. Il baissaun moment la vue aprs ces mots, et se tut quelques moments, pour songer cequ'il ferait de ces deux trangers.

    Fin du septime Livre.

    LIVRE HUITIME.

    Bryaxas rflchissait profondment sur le parti qu'il avait prendre, et nepouvait encore se dterminer, quand on entendit tout d'un coup des crisplaintifs qui frapprent toute l'assistance.

    Ctait le pre de Cratandre qui venait d'arriver Cissa, et qui avait appris enentrant le sanglant sacrifice qu'on allait faire de son fils. On peut juger de ladouleur d'un pre en pareil cas. Il s'arrache les cheveux, il se trane demi-mortaux pieds de Bryaxas; et, lui embrassant les genoux : Grand roi, lui dit-il avecune voix entrecoupe de sanglots, non, jamais vous ne pourrez immoler moncher fils, ni m'arracher si cruellement le soutien de ma vieillesse et l'objet detoutes mes esprances ! Ah ! s'il vous faut une victime, prenez plutt cemalheureux pre ! A l'ge o je suis, je n'aurais pas grand regret de perdre unevie dont la nature va bientt finir le cours, et que j'avancerais moi-mme vos

    yeux si j'avais le malheur de voir prir mon fils si cruellement; je ne vousquitterai point que je n'aie obtenu cette grce. Croyez, Seigneur, que la clmence

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    est le plus grand sacrifice que vous puissiez faire aux Dieux. Que dis-je ! c'estleur ressembler par leur bel endroit, que de rpandre comme eux ces bonts surles mortels. Eh ! vous figurez-vous ces Dieux assez inhumains pour vouloir serepatre de notre sang? Quel ouvrier jamais a aim voir dtruire son ouvrage ?

    Ah! Seigneur, voudriez-vous qu'au moment inespr ou je retrouve ce cher fils,j'aie le malheur de le perdre pour jamais, et d'une faon aussi barbare ? Bryaxasfut frapp de l'arrive prvue de ce vnrable vieillard : Pre infortun, luirpondit-il, j'en atteste Thmis, je suis touch de vos plaintes et de vos larmes ;mon cur n'est pas si dur que vous pensez : je voudrais pouvoir vous rendre cefils que vous pleurez. Les Dieux, qui connaissent le fond des curs, voient dansle mien toute la piti que vous me faites : mais je crains d'offenser ces mmesDieux, si je leur refuse ce sacrifice. Neptune, irrit, fera prir mes vaisseaux;Jupiter m'crasera de son tonnerre ; Mars se dclarera contre mes armes;

    Saturne dpeuplera mes tats par les malignes influences qu'if peut y envoyer :c'est ces grands Dieux, il faut vous le dire, que j'offre ce sacrifice. Ne vaut-ilpas mieux que Cratandre seul en soit la victime, que de voir tant de mondeexpos une perte invitable ? Votre fils n'est pas le seul infortun; ce jeunehomme, que vous voyez ct de lui, va subir aussi le mme sort ; sa jeunesse etsa beaut ne l'en garantiront point. Je ne puis taire autrement ; je serais un impieet un insens si je le refusais nos Dieux.

    Il se lve de son trne aprs ces paroles; et, s'approchant du bcher, il tend les

    mains sur ces deux jeunes gens : Grand Jupiter, dit-il, et vous Saturne, Mars,Neptune et toute la cour cleste, recevez le sacrifice que Bryaxas vous fait de cesdeux trangers, comme les prmices de la victoire que vous lui avez accorde .

    Il n'avait pas achev cette invocation, qu'un orage subit crve et inonde lebcher, de faon que le feu en ft entirement teint. Toute rassemble taitdans le dernier tonneraient de cet accident imprvu. Bryaxas et Artaxanesfurent les premiers s'crier que les Dieux propices, par un prodige si singulier,s'expliquaient en faveur de Dosicls et de Cratandre, et qu'ils voulaient

    manifestement leur conserver la vie. Jeunes gens, s'cria Bryaxas, les Dieux vousrendent la vie; et moi, je vous rends la libert. Retournez dans votre patrie ;consolez vos parents qui vous attendent, et rendez grces aux Dieux de leursbonts. Il congdia ensuite l'assemble.

    Craton, avec Cratandre et Dosicls, remonta bientt sur le vaisseau qui l'avaitamen de Cypre, et il y arriva heureusement. Myrille et Stala, instruites de leurretour, les attendaient dj sur le rivage.

    Il serait inutile et mme difficile, de dcrire la joie du pre, de la mre, de lasur et du frre, cette tendre entrevue. Aprs s'tre longtemps embrasss en

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    versant des larmes de joie, ils retournrent leur maison, suivis et flicits detous leurs amis, et mme d'une foule incroyable de Cypriens, qui sempressaient les voir.

    Cratandre, chapp tant de dangers, recevait les caresses et les complimentsde tout le monde ; il tait extrmement aim et considr, et, chacun lui endonnait des marques en cette occasion. L'absence rveille ordinairement lessentiments d'amour et d'amiti, qui sont quelquefois moins vifs dans lapossession continuelle de ce qu'on aime.

    Cratandre, dans cette joie gnrale, n'oublia point Dosicls; il s'attachait lui deplus en plus par les nuds d'une constante amiti. Mais Dosicls ne pouvait setrouver heureux sans sa chre Rhodante : l'Amour, son ordinaire, prit plaisir

    se jouer dans cette rencontre. Toutes les jeunes Cypriennes furent charmes dela bonne mine de Dosicls, et toutes, souhaitaient d'avoir un pareil amant.

    Cratan ayant fait prparer un superbe festin: on se mit table et le vin et labonne chre, gayrent bientt tous les convives. Le seul Dosicls ne senourrissait que de sa couleur et du souvenir de sa chre Rhodante. Il ne pouvaitmanger, et ne faisait que soupirer. Mirylle; qui l'observait avec un tendre intrt,ne cessait de le servir, et de le presser de manger. Enfin, voyant qu'elle n'yrussissait pas : Remarquez-vous, mon pre dit-elle Craton, que notre hte ne

    fait rien table ? Il ne songe point manger ; la pleur et la tristesse le dvorent.

    Effectivement, reprend Craton, je ne sais, Dosicls, quoi attribuer la mlancolieo je vous vois plong, Quel sujet auriez-vous de ne pas prendre part ntrejoie ? C'est, permettez-moi de vous le dire, ne pas reconnatre la grce que lesDieux vous ont faite de vous tirer de l'esclavage et des portes du trpas. Si c'estun pre que vous pleurez, je veux vous en tenir lieu. Est-ce une mre que vousregrettez? Ma femme se fera un plaisir de la remplacer. Si c'tait un frre, vousen trouverez un dans mon fils, avec dautant plus de raison que vous tes dj

    unis par les mmes destines. Quel sujet de chagrin pourriez-vous donc avoirencore? Allons, mon cher Dosicls, ajouta Cratandre, nous avons assez pleurnos malheurs; il est temps de les oublier, puisque les Dieux ont bien voulu enfinles faire cesser. Il faisait en mme temps tout ce qu'il pouvait pour l'engager manger.

    Dosicls, cependant, avait auprs de lui Rhodante, qui les servait table; mais iltait tellement absorb dans ses noires ides, qu'il ne la remarquait pas. Eh!comment, aurait-il pu, d'ailleurs, reconnatre une beaut aussi parfaite, dans

    l'abattement o ses fatigues et ses chagrins lavaient rduite, et de plus, sous unhabit d'esclave qui la dfigurait encore?

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    Rhodante mourait d'envie de se jeter entre ses bras; mais la crainte et la pudeurla retenaient. Elle voulait cependant qu'il la reconnt. Dans cette vue, elle avaitretrouss ses manches jusques aux coudes, pour exposer aux yeux de son amant

    les plus beaut bras et les plus belles mains du monde. Elle n'aurait elle-mmejamais cru tre Rhodante, si Dosicls avait pu la mconnatre.

    Il jeta sur elle un coup d'il distrait qui, vritablement, lui reprsentaitbeaucoup de ressemblance avec sa maitresse; mais il ne pouvait se persuaderque ce ft elle. Serait-il possible, se disait-il, qu'elle et chapp ce communnaufrage? Et par quel enchantement se trouverait-elle ici en ce moment ?

    Il tait encore dans ces rflexions, quand on se leva de table; pour lors

    Cratandre, sadressant sa mre : Me voil donc enfin, lui dit-il, rendu mapatrie et mes parents, aprs avoir t mille fois en risque de ne les revoirjamais. Mais je vous prie, ma mre, dites-moi qui j'en ai lobligation ? Qui a puvous dcouvrir les lieux o j'tais?

    Tu m'en parles bien propos, rpondit Stala. La joie o nous sommes de tonretour m'avait presque fait oublier la reconnaissance que nous en devons cellequi nous l'a procur. Elle envoya aussitt chercher Rhodante : Cette esclave, dit-elle, que nous avons achete trente mines, nous a dcouvert que tu tais Cissa.

    Ce service qu'elle nous a rendu est bien au-dessus de l'argent qu'elle nous acot, et la libert que je lui rends n'est pas une rcompense digne d'un si grandbienfait. Soyez donc libre ds ce moment, belle Rhodante, continua-t-elle ; il estbien juste que vous preniez part la joie que vous nous ai avez cause tous.

    Cher Cratandre, reprit Rhodante vous qui avez partag notre mauvaise fortune ;quoi ! vous ne me reconnaissez pas encore? Vous tes cependant plus excusableque Dosicls, lui qui m'a jur tant de fois que mon image tait tropprofondment grave dans son cur pour sortir jamais de sa pense. C'est

    pourtant pour l'amour de lui, c'est pour le suivre que j'ai souffert jusques ici tantde traverses diffrentes. Hlas ! il a beau me considrer, il ne se rappelle pas ence moment les traits de cette malheureuse Rhodante ! Mais il faut voussatisfaire, et vous dire de quelle faon j'ai eu le bonheur d'informer vos parentsde votre sort.

    Rhodante allait poursuivre, quand Dosicls, frapp comme d'un coup defoudre, se laissa tomber sans force et sans voix. Il serait peut-tre mort de cetexcs de joie si Myrille ne l'et au plus tt fait revenir, en lui faisant respirer les

    odeurs les plus fortes.

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    Sitt qu'il eut repris ses sens : Veill-je, s'cria-t-il ? ou n'est-ce point un songe ?Vous vivez, Rhodante ! vous vivez ! Dieux immortels ! quelles grces vousrendre ! C'est elle-mme, c'est ma chre Rhodante que vous m'avez conserve !Ah ! dans ce tendre embrassement reconnaissez Dosicls votre poux !

    Quelle nouvelle merveille, s'cria Cratandre ! Rhodante voit encore le jour ! Cebonheur inespr surpasse toutes les faveurs dont les Dieux viennent de nouscombler, et mrite bien d'tre clbr avec toutes sortes de rjouissances.Remettons-nous table, et que notre joie clate dans la bonne chre, lesconcerts, la danse et tes plaisirs de toute espce. Quoi ! Rhodante ! vous pleurez,et vous voyez Dosicls !.... Dosicls, vos larmes coulent encore devant les beauxyeux de votre matresse ! Quittez, Rhodante, quittez cette robe si indigne d'unepersonne de votre condition, prenez-en au plutt une autre qui vous convienne

    mieux, et seyez table-auprs de Dosicls.

    Ma mre, continua-t-il, en s'adressant Stala, faites prparer un souper plusmagnifique encore que le dner; cette heureuse reconnaissance doit tre mieuxclbre que mon retour. Il dit ; et, prenant une robe blanche et trs propre, il enrevtit lui-mme Rhodante, et la fit placer table auprs de Dosicls.

    Le plaisir rgna bientt sur tous les convives, et on ne songea qu' faim bonnechre, et se rjouir. Myrille seule, qui aimait dj perdument Dosicls, ne

    prenait point de part la joie commune ; elle voyait par ce mariage toutes sesesprances vanouies et regardait Rhodante avec des yeux d'envie et de dpit.

    Le repas s'avanait ; et cette jalouse fille n'tait occupe qu' chercher lesmoyens d'enlever Dosicls Rhodante. Aprs y avoir beaucoup rv, elle conutl'affreux dessein d'empoisonner sa rivale, et l'excuta un jour que Dosicls;Cratandre et tous leurs amis taient alls une partie de chasse.

    Elle lui fit prendre d'un vin empoisonn, mais dont l'effet cependant n'allait pas

    jusqu' faire perdre la raison ou la vie, mais privait seulement le corps de toutesses forces naturelles.

    Rhodante n'eut pas plutt pris ce funeste breuvage, qu'elle tomba commemorte, et dans une faiblesse qui ne lui laissait pas le moindre mouvement.Myrille crut par-l s'assurer la possession de Dosicls; mais la justice divines'opposa au succs de ce dtestable dessein.

    Dosicls et Cratandre, en poursuivant leur chasse, se trouvrent au fond d'un

    bois, o un ours, qui ne pouvait s'aider de tout son ct droit, n'avait demouvements libres que dans le gauche. Cet animal rencontra une herbe, sur

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    laquelle roulant cette partie afflige, elle reprit aussitt l'agilit et le mouvement.La racine de cette plante admirable tait blanche, et ses feuilles, de couleur rose,taient portes sur une tige qui tirait sur la pourpre. L'ours, guri dans le mmeinstant qu'il s'en fut frott, se mit s'enfuir de toutes ses forces.

    Dosicls, qui l'avait attentivement remarqu, en fut fort surpris. Il est tonnant,en effet, que l'instinct seul de la nature dcouvre aux animaux desconnaissances que l'art et l'tude la plus pnible ne peuvent quelquefois pasdvoiler aux hommes.

    Il cueillit de cette herbe par curiosit, et reprit avec Cratandre le chemin de lamaison ; mais ils furent bien surpris de trouver en leur chemin un domestique,qui courait au-devant d'eux, pour les prvenir sur le funeste accident de

    Rhodante.

    Dans quel tat se trouva Dosicls cette fcheuse nouvelle ! Il faut avoir eu lemalheur de se trouver en pareil cas, pour le pouvoir dcrire. Fortune cruelle,s'criait-il ! Est-ce-l le dernier de tes traits, ou m'en gardes-tu encore quelqueautre aprs celui-ci? Quoi ! quand, aprs tant de temptes, je me crois enfinarriv au port ; que, pour me dlasser de tant de fatigues, je prends la chasseun moment de relche ; Rhodante, dans cet; instant fatal, perd toutes ses forceset presque la vie ! Hier elle jouissait d'une sant parfaite !

    Il dit ; et, courant l'embrasser en l'arrosant de ses larmes, il lui frotta tout lecorps de cette herbe qu'il avait apporte. O prodige ! son effet salutaire fut aussiprompt que l'avait t la violence du poison. Les esprits, dont les fonctionstaient arrtes, recommencrent prendre leur cours; et le premier essai queRhodante fit de ses forces, fut de se jeter au col de son amant, et de lui donnerdes preuves sensibles de son entier rtablissement.

    Dosicls ne versait plus que des larmes de joie : Grands Dieux! s'cria-t-il, je vois

    bien que vous prenez toujours soin de nous ! Rhodante vit, Rhodante est gurie,continuez-nous toujours vos faveurs, et que nous puissions bientt nous voirenfin heureusement unis !

    Fin du huitime Livre.

    LIVRE NEUVIME.

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    Tandis que Dosicls s'abandonnait ainsi aux transports de sa joie que Cratonson fils, et toute sa maison, partageaient avec une tendre amiti, Myrille seule sefaisait un sujet de chagrin de cette allgresse commune, Il tait dj nuit, et

    Rhodante, retire en particulier avec Dosicls : Nous avons bien nous louer, luidit-elle, de Craton, de Stala et de Cratandre ; l'hospitalit qu'ils ont signreusement exerce envers nous, mrite de notre part toutes sortes dereconnaissance : que Jupiter leur rende le plaisir qu'ils m'ont fait, en meremettant en libert entre les bras de mon cher Dosicls ! Mais en mme tempsnabusons pas plus longtemps leurs bonts et songeons notre dpart, etmettons-nous couvert des mauvais desseins qu'on pourrait avoir contre nous :sortons promptement de Cypre ; drobons-nous la fureur jalouse de Myrille,o vous me verrez sans cesse expose de nouveaux traits de sa perfidie. Vous

    en venez de voir des preuves assez convaincantes, par le poison qu'elle m'avaitfait prendre ; pourquoi ne pas enfin rompre le cours de toutes ces misres ?Vous pouvez vous tre dj aperu de l'amour qu'elle a pour vous ; si vous ensentez autant pour elle, je ne m'oppose point votre union : il m'en cotera lavie ; mais je mourrai contente d'avoir t aime de Dosicls. Si cependant,comme je n'en doute pas, vous n'avez rien su de ce noir complot, fuyons !Dosicls, c'est vous de voir o nous nous retirerons.

    Je m'tais dj aperu, reprit Dosicls, de la jalousie de Myrille, et des desseins

    qu'elle avait sur moi. Ses gestes et ses regards m'en avaient assez instruit; maisj'tais bien loign de penser que son amour pour moi dt se tourner en fureurcontre vous, et qu'elle et form labominable dessein de vous empoisonner. A-t-elle pu s'imaginer, que si je vous voyais mourir, j'eusse balanc un moment vous venger et vous suivre ? Oui, j'en jure par vos beaux yeux, continua-t-il enl'embrassant, j'ignorais cette lche trahison. Fuyons, sortons de Cypre, si vous levoulez. Eh ! ne savez-vous pas que je suis prt vous suivre partout ? Ma viedpend trop de la vtre ! partons ... Mais, au sortir d'ici, o irons-nous ? Nousne connaissons point le pays : quels amis, quels secours trouverons-nous ? Qui

    nous rpond que nous n'allons pas retomber dans les mmes disgrces quenous avons dj essuyes ? Si nous allions encore rencontrer les fers, l'esclavageet la mort toute prte ! trouverons-nous un autre Craton, qui nous tire de tousces malheurs, et nous reoive chez lui avec tant de bont ? J'aimerais mieux, ceme semble, rester encore Cypre, o nous commenons nous accoutumer,jusqu' ce que les Dieux nous ouvrent d'autres voies de nous mettre enmeilleure situation. Quand Myrille mme oserait de nouveau nous traverser,n'avons-nous pas moins craindre de la part d'une fille seule, contre laquellenous serons prsentement en garde, que d'une flotte de corsaires ou d'une

    troupe de brigands ? Je croirais donc, si vous le jugiez propos, que nous

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    ferions mieux d'attendre ici quelque temps une occasion favorable, qui peut seprsenter d'un moment lautre.

    Mais, ma chre Rhodante, puisque nous sommes enfin en libert, racontez-moi,

    je vous supplie, par quel bonheur vous vous tes sauve de ce funeste naufrage,qui m'a tant cot de larmes ; et par quel hasard vous tes aborde dans cettele.

    Nous ferions peut-tre mieux, reprit Rhodante, de songer nous tirer des mauxprsents, que de nous amuser rappeler la mmoire de ceux qui sont passs :mais je ne puis vous rien refuser, et je vais vous apprendre ce que voussouhaitez.

    Elle lui raconta alors comment le vaisseau qui la portait avait fait naufrage; etcomment, aprs avoir vu prir tout l'quipage, elle s'tait heureusement sauvesur une planche qui lavait porte prs d'un vaisseau, o on la reut, et qui larendit en Cypre, o Craton l'avait achete comme esclave.

    Ils s'entretinrent ensuite des chagrins mortels et des pleurs que cette cruellesparation leur avait cot tous deux; et ce rcit si touchant fut accompagn depart et d'autre de mille caresses.

    Les Dieux cependant se disposaient finir leurs malheurs, et couronner unamour si parfait. Lysippe et Straton, pres de Rhodante et de Dosicls, aprsavoir inutilement parcouru bien des pays pour retrouver leurs enfants ; fatigusd'une recherche vaine, et presque rebuts, avaient t enfin l'oracle deDelphes, pour en apprendre des nouvelles.

    La prtresse de ce temple fameux ne les vit pas plutt entrer, qu'elle leurpronona cet oracle.

    ORACLE.

    Pour trouver deux objets si chers vos dsirs,

    Vous avez, vainement, le cur gros de soupirs,

    Travers mille contres.

    Par tant de mers spares ;

    Rendez-vous enfin dans ces lieux,

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    Qui portent le nom de la mre

    Du plus aimable des Dieux :

    C'est l que, jouissant d'une sant prospre,

    Vous pourrez trouver vos enfants:

    Mais vous feriez des efforts impuissants

    Pour rompre la chane constante,

    Dont l'immuable sort tient, contre votre attente,

    Pour jamais attachs ces deux jeunes amants.

    Tel fut l'oracle que la Pythie leur pronona du sacr trpied; mais ilsl'expliqurent tous deux bien diffremment. Straton, pre de Rhodante, sedsolait; il croyait que l'oracle lui prdisait que lui-mme, en bonne sant, devaitretrouver sa fille morte. Lysippe le rassura, en l'assurant que cet oracle nesignifiait autre chose, sinon qu'ils trouveraient dans l'ile de Cypre leurs enfants

    pleins de vie, et que leur destine y serait accomplie par un heureux mariage,qui les unirait pour n'tre plus spars.

    Allons donc vite en Cypre, reprit Straton, un peu consol : ce voyage fut aussittexcut. Ds qu'ils y ont pris terre, ils se dguisent sous des habits demendiants, et parcourent toutes les maisons de cette le ; car l'oracle ne leuravait pas dsign celle o ils retrouveraient ce qu'ils cherchaient.

    Ils arrivrent enfin la maison de Craton. Dosicls, par hasard, tait sur la porte

    de la rue ; et, partag entre la crainte et la joie : Rhodante, dit-il, sa matresse :Est-ce un songe ou une vaine illusion ? je crois que c'est Lysippe et Straton quientrent ici. Voyez vous-mme si je me trompe. Irons-nous nous cacher, ou nousprsenterons-nous eux? Il serait d'un ct, honteux nous de fuir l'aspect denos parents, qui n'ont entrepris un si long voyage que pour nous voir ; d'unautre ct, la honte et la crainte nous retiennent. Vous rougirez, je le sens bien;vous tremblerez, mais il n'importe : c'est votre pre; abordez-le. Vous avez unebonne excuse lui donner ; rejetez sur moi seul toute la faute de votreenlvement. Appelez-moi ravisseur, ou donnez-moi tel autre nom que vous

    voudrez pour vous disculper.

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    Rhodante, persuade par ce discours, se jeta aux genoux de son pre, et Dosiclsaux pieds du sien, en versant tous deux un torrent de larmes : Par les Dieux quej'atteste, disait Dosicls, par l'amour paternel que je rclame, ne vous souvenezplus du pass! Nous avons assez souffert de la cruaut des corsaires qui nous

    ont fait esclaves. Exposs aux horreurs des fers, de la prison et de la mort, centfois prsente nos yeux, sur mer et sur terre, sous mille formes affreuses ; quetoutes ces diffrentes peines apaisent votre ressentiment ; et puissiez-vousjamais l'un et l'autre ne courir de semblables risqus! Il est vrai, Straton, j'aienlev votre fille ; je vous ai priv de ce que vous aviez de plus cher ; vous avezraison de me dtester : je me soumets tout ce que votre colre pourra vousinspirer pour mon supplice. Satisfaites-vous par tous les tourments que vouspourrez inventer ; j'y souscris, pourvu que vous ne me spariez pas de ma chreRhodante. L'amour nous unit; et les Dieux, par mille songes flatteurs, nous ont

    assurs que nous sommes ns l'un pour l'autre.

    Les larmes interrompirent ce tendre discours de Dosicls. Straton ne le laissapas continuer ; et, relevant Rhodante, qui embrassait aussi ses genoux : Chersenfants, leur dit-il ! mon fils ! ma fille ! recevez notre consentement dans cestendres embrassements. Que l'hymen vous unisse, et termine enfinheureusement tant de travaux soufferts. Assurez-vous, belle Rhodante, quevous ne nous serez pas moins chre que notre fils.

    Ces quatre personnes attendries redoublaient leurs caresses, dans destransports de joie aiss comprendre. Spars depuis si longtemps, ils nepouvaient cesser de s'embrasser.

    Enfin, aprs quelques moments donns aux tmoignages rciproques d'unetendresse si lgitime, Dosicls courut chercher ses htes : Venez, venez, leur dit-il, prendre part notre bonheur. Cratandre accourut le premier ; et, ayant su deDosicls, quels taient ces deux trangers; il les embrassa, et fut les prsenter son pre.

    Craton n'eut pas plutt appris qu'ils taient les pres de Rhodante et de Dosicls: Heureux vnement ! s'cria-t-il, qui va nous combler de joie sur nos vieuxjours ! Le sort de nos enfants nous a caus les mmes chagrins; mais enfin, aprstant de traverses, nous pouvons goter un sort plus favorable.

    Il donna ordre aussitt qu'on ft aux Dieux un sacrifice en actions de grces :cette crmonie fut suivie d'un superbe festin, o il rgala ses htes avecprofusion et dlicatesse ; mais l'excs de leur joie ne leur permettait presque pas

    d'en profiter. Aprs deux jours de rjouissance, Craton, ne pouvant pas les

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    retenir davantage, les embrassa tendrement, et reut leurs adieux, avec lesremerciements qu'ils lui devaient pour sa bonne rception.

    Ils prirent donc le chemin d'Abydos avec Cratandre, qui voulut les y

    accompagner, pour tre tmoin du bonheur de son ami. Ils eurent un ventfavorable, qui, secondant leur impatience, les y rendit en peu de temps. Maisqui peut dcrire les caresses et les transports des deux mres, galement tendrespour des enfants si longtemps pleurs, et qu'elles ne comptaient presque plusrevoir? Elles taient accourues sur le rivage pour les recevoir, et jouir pluttd'une si chre vue ; elles les tinrent longtemps serrs entre leurs bras, et nepouvaient encore se persuader quelles les avaient retrouvs.

    Ds le lendemain, le grand prtre de Mercure fit dans le temple de ce Dieu, la

    crmonie de leur mariage; et ces deux amants y gotrent enfin l'heureux sortdont Mercure les flattait depuis si longtemps.

    FIN.

    [1] Ecrivain byzantin (1100-vers 1156 ou 1170). Sa littrature fut abondante etvarie. Ses dernires annes se passrent dans un asile. Juste avant sa mort, ilprit lhabit monastique. Le roman ci-dessous est lorigine en vers (environ4600 dodcasyllabes).

    [2] Malgr lautosatisfaction du traducteur, nous ne pouvons garantir la qualitet lexactitude du texte franais vis--vis du texte grec.