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Un cygne noir sur le lac
Véronique Sichem Un après-‐midi d’automne, ensoleillé et lumineux, je me baladais dans un parc. Sur le lac, au milieu des cygnes blancs glissait sur l’eau majestueux un cygne noir… Comme une invitation à refaire place à l’imprévisibilité… et au vagabondage mental sur ce thème. Carlo Moiso pour parler des questions existentielles que nous avons tous à intégrer (certes, à notre rythme et selon notre talent), évoquait les 4 « i » : l’impermanence de la vie, l’injustice de la vie, l’inadéquation des êtres humains (soi-‐même compris) et l’imprévisibilité du futur. Pour Karl Popper1, une proposition scientifique n'est pas une proposition vérifiée et vérifiable (avec certitude) mais une proposition réfutable. Réfutable au sens où on ne peut affirmer qu'elle ne sera jamais réfutée. Nous affirmons que « Tous les cygnes sont blancs » car dans nos régions, la plupart sont blancs et que nous sommes habitués à cela, et nous n’imaginons pas qu’il puisse en être autrement mais la croyance que « Tous les cygnes sont blancs » n’est qu’une conjecture. En effet, il suffit d’un cygne noir et voilà la croyance réfutée à jamais… La démarche de conjectures et de réfutations, nous l’utilisons dans le travail relatif au scénario : c’est une des démarches qui permet de faire croître l’autonomie des personnes et des groupes. Popper notait que les théories scientifiques comme les œuvres d’art ou les humains sont imprévisibles. Toute théorie (comme celles de la pesanteur, de la relativité,…) était ignorée avant son énoncé : elle n’était ni contenue en puissance dans les structures de notre esprit ni dans les connaissances qui ont précédé. Si l’on peut prévoir des tendances, il y a aussi des éléments, notamment les crises humaines, totalement imprévisibles, spontanés et relevant de la liberté humaine mais qui peuvent modifier considérablement les trajectoires. Paradoxe du scénario d’être à la fois relativement prévisible et relativement imprévisible… L’idée n’est pas neuve et revient au fil de l’histoire bousculer sainement nos certitudes. Montaigne déjà opposait aux théories du choix rationnel, la puissance de l'imprévisible… Et ce cygne noir au cours de ma promenade m’a rappelé le livre
1 Scientifique européen né en 1902 et décédé en 1994
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éponyme2 de Nassim Nicholas Taleb3 que j’avais lu à sa sortie. L’auteur américain, libanais d’origine, cherchait des clés de compréhension des événements spectaculaires qu’a connus la planète… On a dit de lui qu’il est le « penseur de l’incertitude » et son « cygne noir » est devenu le symbole de tout ce qui nous paraît impossible si nous en croyons notre expérience limitée. Point essentiel, philosophique et logique à la fois pour Taleb : notre observation et notre expérience sont limitées et vulnérables car il suffit d’une seule observation pour invalider nos affirmations et nos certitudes. Les « cygnes noirs » sont présents dans certains événements historiques, collectifs ou personnels, dans le succès de certaines idées ou chansons, dans l’engouement pour certaines religions ou hommes politiques, dans les épidémies et les modes,… Comme le dit la 4ème de couverture de son ouvrage, quels sont les points communs entre l’invention de la roue, Pompéi, le krash boursier de 1987, le tsunami de 2004, Harry Potter, les attentats du 11 septembre 2001, internet ? Mais aussi la peste noire au XIVème siècle, l’éruption volcanique en Indonésie en 1847 qui avait généré un hiver d’une année en Europe, une famine sans précédent et un taux de mortalité monumental, Pearl Harbour, Jérôme Kerviel, l’assassinat en Belgique de ses 5 enfants par leur mère, qui les avait égorgés de sang froid, l’escroquerie internationale de Bruno Madoff, le fait qu’ un livre devienne un best seller, et pour chacun de nous, la rencontre avec tel(le) qui devient tuteur de résilience ou passeur, … On voit aisément que la vie est cumulatif d’une poignée de chocs significatifs dits « cygnes noirs ». Prenez vous-‐même un moment pour faire l’inventaire des événements marquants, des changements technologiques et des inventions qui ont eu lieu dans votre environnement depuis le jour de votre naissance et comparez-‐les à ce qui était attendu avant leur apparition : combien étaient programmés ? Interrogez votre vie personnelle aussi: le choix de votre profession, la rencontre avec votre aimé(e), votre départ de votre lieu de vie d’origine, les trahisons que vous avez vécues, votre enrichissement ou votre appauvrissement soudain,… : combien se sont produits comme prévu ?
2 Le cygne noir : la puissance de l’imprévisible – Editions Les belles lettres, 2088 3 Ecrivain, praticien ne mathématique et philosophe spécialisé dans la question des probabilités, professeur en polytechnique à New York.
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Tout « cygne noir » a 3 caractéristiques: Rareté. Un « cygne noir » est une observation aberrante, c’est à dire que unique, rare et non prévue. Le passé même d’une personne ou d’un groupe n’en permettait pas la prévision. Et quand bien même, quelqu’un en aurait eu l’idée, elle était tellement improbable que personne n’y aurait cru. Ainsi, qu’un simple trader fasse perdre 5 milliards de dollars à la Société Générale n’avait ainsi jamais fait partie des hypothèses plausibles au sein d’une banque dont on vantait l’efficacité des contrôles internes. Impact fort. Personne ne l’a vu venir et il déclenche une onde de bouleversements. L’éruption du volcan Eyjafjöll en Islande en avril 2010 avait bloqué le trafic aérien mondial durant plusieurs jours… Jérôme Kerviel a mis en branle tout un système… Qui dont peut affirmer sans se tromper qu’on en connaît aujourd’hui toutes les conséquences et leur ampleur? Rationnalisation à posteriori. Dans l’après-‐coup, très nombreux sont ceux qui élaborent des thèses de toutes sortes pour affirmer que c’était prévisible, qui tentent d’expliquer, rationalisent, cherchent à donner du sens pour supprimer la nature inattendue et improbable de l’événement qui a surgi et tenter de se rassurer. S’agissant des attentats du 11 septembre, certains, même, prétendent a posteriori que l’on aurait pu les empêcher. Un site comme « hoaxbuster.com » liste des pages et des pages de références d’articles dont le site tente de démêler le vrai du faux à ce sujet. Notre besoin de certitude est tel que nous cherchons à tout prix à donner de la cohérence à ce qui est arrivé et pour cela, nous fabriquons des théories sur l’improbable qui, comme le dit l’auteur, « le font paraître plus prévisible et moins aléatoire » qu’il n’était vraiment. On peut alors se dire qu’il suffirait de se montrer plus vigilant à l’avenir pour que cela ne se reproduise plus… et la réalité dément cela ! Ainsi, malgré toute la vigilance anti-‐terroriste, des attentats se produisent toujours. Il y a quelques années, en Inde, par exemple, malgré toute la vigilance et le fait même d’avoir disposé d’informations, cela avait paru si peu plausible que rien n’a été fait pour empêcher les actes terroristes à l’Hôtel Taj Mahal. Ce que je trouve intéressant dans la réflexion de Taleb, c’est aussi sa remise en cause de la philosophie platonicienne qui a encouragé l’Homme à préférer le Médiocristan à l’Extremistan. C’est à dire préférer « des théories simples à la réalité confuse et au lieu d’élaborer une pensée « probabiliste complexe », (…) à nous acharner à regarder le monde à travers la courbe de Gauss ». Celle-‐ci n’est ni applicable ni valable pour les événements « cygne noir » dont l’occurrence ne peut se décrire qu’avec des modèles mathématiques bien plus compliqués. « L’ennemi
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à abattre n’est pas simplement la courbe en cloche et le statisticien responsable de son propre aveuglement, ou l’universitaire platonifié qui a besoin de théories pour se leurrer. C’est le besoin de « focaliser » sur ce qui a du sens pour nous. Vivre aujourd’hui sur cette planète nécessite beaucoup plus d’imagination que nous ne sommes programmés pour en avoir. Nous manquons d’imagination et nous la réprimons chez les autres (…) Qui conque recherche des confirmations en trouvera suffisamment pour s’aveugler lui-‐même, et ses pairs avec, sans aucun doute ». Prolongement intéressant du concept de « cygne noir » : nous ignorons le monde tel qu’il est, et nous avons tendance à penser que nous partageons tous le même quotidien alors que le monde est de plus en plus régi par des éléments qui nous échappent complètement.. Comme les Bouddhistes le font également depuis des centaines d’années en parlant de la vacuité, le « cygne noir » nous invite à une vision plus large, à une ouverture d’esprit, une vastitude qui implique d’aller vers ce que l’on ne sait pas plutôt que de se focaliser sur ce que l’on sait. Et de se rappeler en toute circonstance que ce que l’on ne sait pas est bien plus étendu que ce que l’on sait. Certains événements sont tellement imprédictibles que nous devrions apprendre à nous adapter à ce qui émerge plutôt que de mettre notre énergie à vouloir les prévoir et à nous méfier des propos experts. En fait, dans nos prévisions, le problème est que nous focalisons sur ce qu’on connaît, sur un détail, sur le passé et sur l’Histoire pour en tirer des « règles » et il nous arrive de passer à côté de l’essentiel. Ainsi, centrés sur l ’Histoire et surtout sur la manière dont les Allemands étaient entrés en France durant la guerre 14/18, les Français ont construit la ligne Maginot. Cela n’a pas empêché Hitler de la contourner et d’entrer quand même. Et ce n’est pas parce que les Allemands avaient bordé les côtes maritimes belges et françaises que le débarquement n’a pas eu lieu. Au niveau personnel aussi, nous prenons souvent trop le passé comme référence pour voir ce qui va arriver, nous projetons le passé dans le futur, nous nous attendons à ce que ce qui s’est produit, se reproduise et nous y répondons comme nous y avons répondu dans le passé ou comme nous pensons que nous aurions du y répondre. C’est au fond la définition même du scénario que d’organiser ainsi le futur à partir du passé. Même si des tendances scénariques existent, elles ne sont pas suffisantes pour prédire l’avenir, surtout parce qu’elles excluent l’inattendu. Le scénario nous fait méconnaître que ce qui va se passer est forcément autre, c’est à dire inconnu de nous et considéré comme improbable selon notre connaissance actuelle. Et nous, comme analystes transactionnels, nous arrive-‐t-‐il de surestimer l’importance du sens rationnel donné a posteriori aux évènements du passés et de sous-‐estimer l'importance de la part de l’aléatoire, du mystérieux et de
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l’imprévisible dans ce qui est issu du passé... Tirer profit du « cygne noir », même au hasard d’une promenade, c’est rester ouvert à l’improbable, à l’inconnu, à la surprise, … telle une éclaircie, une bouffée d’oxygène, dans ce monde d’excellence qui croit tout prévisible, quantifiable, gérable… et se montre si peu ouvert à la panne, l’aléa, l’incertitude, la différence, le démenti, …