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ma première proposition (du 21 septembre) et si on lâchait Dieu ? au profit des femmes par exemple ! » (titre d’une toile de 1974) réponse étonnée d’Astrid (du 22 septembre) «…lorsque vous êtes venu mercredi, vous n'avez parlé ni de Dieu ni des femmes … » d’où deux nouvelles propositions (le 24 septembre) « de la brisure de l’oeuf originaire à l’exploration des possibles de l’esprit par le travail de l'imagination » ou bien, plus long mais plus concret : « moi, ce que j’aime, ce sont les aventuriers de l'écart: ceux et celles qui vous font sortir, perdre pied, et aller au delà » un philosophe se reconnait à sa phrase plus qu’à ses concepts opérant comme un lever de rideau sa première phrase est déjà la façon dont sa pensée va s’étendre d’où l’importance du choix inaugural d’un titre (demandé par Astrid le 21 septembre)

un philosophe se reconnait à sa phrase plus qu’à ses

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10 octobre 2018ma première proposition (du 21 septembre)  et si on lâchait Dieu ? au profit des femmes par exemple ! »
(titre d’une toile de 1974)
réponse étonnée d’Astrid (du 22 septembre) «…lorsque vous êtes venu mercredi, vous n'avez parlé ni de Dieu ni des femmes … »
d’où deux nouvelles propositions (le 24 septembre) « de la brisure de l’oeuf originaire à l’exploration des possibles de l’esprit par le travail de l'imagination »
ou bien, plus long mais plus concret : « moi, ce que j’aime, ce sont les aventuriers de l'écart: ceux et celles qui vous font sortir, perdre pied, et aller au delà »
un philosophe se reconnait à sa phrase plus qu’à ses concepts opérant comme un lever de rideau
sa première phrase est déjà la façon dont sa pensée va s’étendre d’où l’importance du choix inaugural d’un titre (demandé par Astrid le 21 septembre)
haïku excessivement cruel de Kikakou, disciple de Bashô :
une libellule rouge arrachez-lui les ailes
un piment
que le vieux Maître rectifia en prenant appui sur une simple variation qui lui permettait de rendre le monde à sa viabilité:
un piment mettez-lui des ailes une libellule rouge
(citation d’André Breton dans Signe ascendant, poésie/Gallimard, p.13)
c’est pour cela qu’on aime les libellules ! - 1981
pour introduire ce sujet : une toile de 1981, une « paperole » de Kafka et un haïku japonais (rectifié)
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ou l’art d’arracher les ailes aux libellules
Dieu, l’oeuf originaire, le problème fondateur né au Moyen-âge, dans un petit village de l’Ardenne profonde
vous connaissez l’Etat Islamique, là c’était l’Utopie Intégriste ! Ave Maria et Deo Gratias le meilleur des mondes au fond des champs
une bulle religieuse, un curé intégriste qui croit en la prédestination, militant d’un catholicisme dogmatique et sévère, et qui impose à ses ouailles un mode de vie rigoriste dicté par les traditions strictes de l’Eglise de Pie XII, la Veritatis Splendor… (tout le monde se connaît, messe tous les matins, communion à genoux, confession hebdomadaire, prière et sacrements, négation du corps, sexe + femme = diable, cheveux couverts, manches longues jusqu’aux poignets et jupes jusqu’aux chevilles pour les femmes à l’église, la différence et la critique ne sont pas vues d’un bon oeil)
il me faudra des années pour sortir des cauchemars que j’ai faits de cet homme qui voulait faire de moi un soldat du Christ
pas de bol: le curé m’envoie à 12 ans dans un collège-prison où son frère est préfet de discipline ! on y fait de bonnes études, mais… la vie n’est pas simple pour un zèbre comme moi HP hypersensible, complètement ratatiné et incapable de jouer au foot j’y survis avec comme seul exutoire la BD (3 albums en couleur, dont le Monstre de Berimesnil) et le dessin (passion pour les insectes, les petites bêtes de la cour de récréation)
en 1966, à la fin de six années de pension, j’envisage d’abord les solutions les plus extrêmes je suis prédestiné ? alors, autant en finir une fois pour toutes ! ( passage à la Trappe d’Orval, visite au monastère de la Grande Charteuse en Isère, où, vu mon jeune âge, le Père Maître me conseille sagement de faire d’abord quelques études…)
1967 l’année charnière : le monde est en ébullition « all across the nation, such à strange vibration, people in motion »
25 juin : les Beatles chantent « all you need is love » c’est l’été 67 = summer of love, l’été de l’amour à San Francisco « If you’re going to San Francisco Be sure to wear some flowers in your hair… » hélas, je ne suis pas allé à San Francisco, et c’est bien dommage je me suis sagement inscrit aux Facs à Namur en septembre, candidat en philosophie et lettres, comme vous aujourd’hui
9 octobre : l’exécution du Che Guevara en Bolivie au Japon, la mini-jupe explose avec la visite très médiatisée du mannequin britannique Twiggy, égérie de Mary Quant des magazines s'interrogent sur "la moralité" des femmes portant ces jupes
mai 68, c’était il y a 50 ans, je venais d’avoir 20 ans
les étudiants en plein blocus, la météo fait plutôt songer aux mois d’été (on a frôlé les 30° en avril)
sur fond de guerre au Vietnam, dans une Belgique "de papa" qui surfe sur les 30 Glorieuses, une "assemblée libre" se constitue à l'austère ULB qui devient au fil des jours un lieu où s'affichent slogans anti-capitalistes et portraits de Lénine.
laissons la peur du rouge aux bêtes à cornes le pouvoir aux étudiants !
quelques échos à l’Ulg (fin octobre, un millier de manifestants défilent dans les rues de Liège) / rien à Namur
c’est sur ce fond nébuleux de mai 68 que je fais la découverte de Spinoza (l’éthique),
avec une phrase qui m’obsède : Etenim, quid Corpus possit, nome hucusque determinavit… (troisième partie, proposition II scolie)
« …et en fait, ce que peut le Corps, personne jusqu’ici ne l’a déterminé… »
j’aimerais en savoir plus, mais mon professeur d’histoire me déconseille d’étudier ce philosophe juif et athée  « embarqué dès le départ dans une hypothèse qui rend ridicule tout son travail »
résultat de ce conseil avisé : je me passionne pour Spinoza, je relis plusieurs fois l’Ethique, l’effet est positif, stimulant, critique …
« le ver étant désormais dans le fruit », de Spinoza, je retiens alors quatre propositions :
- fondés sur la même substance, l’esprit et le corps sont une seule et même chose - la solitude complète est notre réalité dans un univers sans rime ni raison - la souffrance et la mort sont des phénomènes biologiques naturels que nous devons
accepter avec sérénité - enfin, la cruauté et l’indifférence sont des aspects sombres de la nature qu’il faut avoir
le courage de voir
La solution spinoziste dépend du pouvoir de l’esprit sur le processus émotionnel : Spinoza demande à l’individu de réfléchir à sa vie avec son savoir et sa raison
et lui promet la seule béatitude de l’Amour intellectuel de Dieu
( plus question donc de libération finale des souffrances et des inégalités que la biologie et la société nous infligent
ni de compensation dans un au-delà pour les pertes subies en chemin )
Le monde réel étant fait de choses singulières toujours nouvelles, excessivement complexes et bizarres, notre raison ressemble donc en fait à une boussole qui, en indiquant notre latitude, nous aide à naviguer vers le bonheur dans l’inconnu,
et de fait, elle est une manière parmi d’autres d’organiser le bric-à-brac des choses et le chaos des questions sur ce que nous sommes.
(à lire absolument: « Le Clan Spinoza », de Maxime Rovere, Flammarion, 2017)
solution brillante, totalement cohérente, simple et convaincante, qui me convient très bien pour l’heure, mais reste problématique sur plusieurs points :
• elle ne fonctionne bien que dans un isolement autocentré et un ascétisme quasi monastique (il vivait seul avec de maigres biens - ses livres - dans une chambre qu’il avait louée à Amsterdam)
• sa conception de la femme dont la condition de dépendance dérive de sa faiblesse naturelle (il leur refuse le droit de vote)
• si on peut accéder au bonheur par le seul moyen du raisonnement et du concept, cela suffit-il à redonner des ailes à la libellule ?
• quelle place donner dans la vie à ce qui n’est pas le concept ou ne relève pas de l’intellect pur ? que faire de l’intensité souveraine de l’imagination et du désir ?
• et si « le réel n’est pas vrai, s’il se contente d’être, tout simplement » (Henri Atlan), que faire de cette réalité qui nous menace avec son déterminisme absolu? pris dans les remous du temps, du hasard, du désir et de la peur, comment résister et répondre à sa pression ?
parallèlement à la pensée de Spinoza, je découvre et m’intéresse aussi de plus en plus à l’Amérique Latine là-bas, la foi et la révolution peuvent se conjuguer, sans exclusive
dans une véritable résistance aux logiques de fer des militaires et aux lois de l’argent
j’éprouve la nécessité d’un changement radical, un refus viscéral de l’embourgeoisement
et pour avancer, dès le printemps 1969, j’ouvre un Ashram dans une maison de mon village natal avec quelques jeunes, dont Amel de Vergy et sa cousine Nadou, qui deviendront plus tard mes premiers modèles
Amel Guerre de Vergy
1970 inscription à l’académie de Namur et apprentissage de la peinture avec Luc Perot je commence à peindre, je fais mes premiers portraits, dont quelques nus
bien envie d’en faire ma vie, mais personne autour de moi n’y croit « non, soyons sérieux, artiste-peintre, ce n’est pas un métier ! »
1971 rencontre avec Marcel Légaut
un mathématicien devenu berger dans la Drôme
Marcel Légaut né le 27 avril 1900 à Paris Thèse de mathématiques au Collège de France en 1924. En 1927, il est nommé maître de conférences en mathématiques et professeur de mécanique rationnelle à l’université de Rennes. En 1940, après sa démobilisation, il exerce un double métier, paysan dans le Drôme et professeur à la faculté des sciences de Lyon, puis se met en congé de l’université en 1942. En 1970 parait chez Aubier sous le titre Introduction à l’intelligence du passé et de l’avenir du christianisme le premier tome d’un livre résultant des réflexions élaborées pendant ses heures de solitude auprès de son troupeau, qui devait s’intituler : L’accomplissement humain. Le deuxième tome, L’homme à la recherche de son humanité, qui aurait dû paraître avant le premier, est publié en 1971.
rencontre décisive rapportée dans une lettre à Nadou de Vergy le soir du lundi 4 novembre 1974 bien avant mon arrivée ici j'ai entamé par hasard une véritable révolution intérieure en découvrant le premier livre de Marcel Légaut 'l'Homme à la recherche de son humanité" publié chez Aubier
ma rencontre avec ce vieux berger, à Namur, en 1971 a achevé d'ébranler mes convictions religieuses d'autrefois ce jour-là, le fragile édifice de mes idées s'est écroulé comme un château de cartes
Ce jour-là, en effet, Légaut s’est exprimé de manière à faire effet sur moi, et de manière inattendue, s’est opéré un transfert subtil où ses paroles m’ont permis d’engager mon désir dans ce qu’il me disait:
« être fidèle à ce que l’on sent devoir faire ce qui est nécessaire est possible ! il faut y correspondre comme on peut si l’on y correspond avec suffisamment de ténacité, un jour ou l’autre, ça sort nous allons directement au but sans savoir où il est dans la mesure où nous sommes capables pas à pas de prendre les décisions qui sont nécessaires et qui ne sont pas toutes raisonnables (établies en raison) »
en quelques mots, Légaut avait redonné au piment rouge de petites ailes !
31 août 1973 arrivée au Japon, dans la maison des ouvriers de Takasago
début de mon journal comme une nouvelle manière de scruter mes propres émotions et de faire le point
1973
rêvant toujours de partir en Amérique Latine (Brésil ou Haïti) faire la révolution (je me sens profondément de gauche, anti-capitaliste),
en février, je rencontre par hasard Pop, un prêtre ouvrier qui me propose de le rejoindre au Japon ( le 23 octobre 1965, le pape Paul VI avait autorisé aux prêtres le travail dans les chantiers et les usines )
couché par terre sur une natte, je brûle à petit feu auprès de la jeune sauvage de 18 ans qui tient cette bicoque de terre, impression d'avoir rejoint une tribu d’indiens, portes et fenêtres ouvertes jour et nuit tellement il fait chaud (38°), nous dormirons presque nus ce soir, bien contents du petit courant d’air qui traverse notre gîte la nuit… je ne sais pas où je vais mais le but est atteint
lettre du 2 septembre à Amel de Vergy
quelques photos faites au Nouvel-An à Takasago sous le préau : reconnais-tu Pop avec qui j’ai fait un voyage à Rome ? c'était il y a juste un an
si tu savais tout ce qu'on peut trouver ici d'anciens anarchistes de la Nouvelle Gauche des demi-vierges en besoin d’émancipation de jeunes idéalistes exaltés du front étudiant qui font peur à tout le monde des femmes battues et des mineurs en fugue il y a entre eux beaucoup d'incidents bizarres, émouvants ou cocasses tout le monde n'est pas prêt à accepter les idées de Pop ni à changer cela va parfois jusqu'à la bagarre Pop les supporte il essaie de faire des gens bien avec les paumés et les petites dévergondées du quartier
lettre à ma mère, 9 mars 1974
rencontre avec Koo, une jeune japonaise complètement déjantée et insoumise elle deviendra très vite mon premier modèle et ma première compagne
je suis fasciné par cette fille qui parle d'elle comme d'une autre sa vie vouée à la dispersion et au partage dont les amours se font et se défont sans bruit qui butine inlassablement d’un amant à l’autre comme une abeille au milieu des fleurs
c’est rigolo car c'est elle qui le dit pour baiser elle ne porte jamais deux fois la même culotte
Journal du jeudi 27 décembre 1973
changement décisif, Koo m’entraîne dans ses écarts, elle m'ouvre des passages inattendus, « ça sent le roussi » (dixit Rimbaud) !
avec elle, je franchis un seuil, je perd pied dans un nouveau monde
et cette fois, le piment rouge déploie largement ses ailes
j’ai l’impression d’avoir fait alors l’expérience de l’ange Damiel dans « les ailes du désir » « descendons de notre vigie d’êtres qui ne sont pas encore nés ! »
il vient de traverser le gué du temps (le mur de Berlin), il est étendu par terre, le visage contre le sol son armure lui tombe tout à coup du ciel sur la tête
il porte la main à son crâne, il a du sang sur les doigts « un goût… je commence à comprendre »
puis il montre sa main pleine de sang à un passant : « c’est du rouge ? »
bref, là où la philosophie avait trouvé sa limite, son point aveugle, Koo m’a découvert la cohérence de la vie sensible qui n'a rien à faire avec la logique elle m’a convaincu de prendre une nouvelle attitude par rapport à la vie : un libre abandon à toutes les forces de l’inconnu, y compris l’amour, tout le contraire de la rigidité mentale dont j’avais fait preuve jusqu’en 1967
et cela avec comme nouvelle boussole le principe du rasoir d’Ockam : avoir moins d’idées, simplifier mais retenir le détail troublant qui change tout pour sentir le monde à partir de ses singularités
se laisser porter, savoir attendre l’occasion, laisser mûrir laisser toute existence aller simplement, comme un sillon à explorer à fond perdu, dans l'insouciance à risquer ce qui vaut la peine
sans le savoir, avec Koo, je suis alors passé du monde grec de la construction au monde japonais de la condensation
rappelons-nous la promenade d’Aristote, dans l’Ethique à Nicomaque : le besoin de déployer le logos entre un principe premier et une fin ultime
et l’articulation de ces deux extrêmes sous l’angle de la causalité (rerum cognoscere causas : pensée de la causalité)
« chez Aristote, on ne se promène jamais … pour se promener »
à l’opposé, on entre ici dans la détente, la déprise, le plaisir, l’évolution au gré sans finalité : rencontrer ce qui vient, comme ça vient, perçu à égalité en soi et autour de soi, saisir les choses de la vie dans leur émergence
gan kyoo ri tei
illustration de cette dynamique par la première phrase du « Classique du changement », le plus ancien livre de la Chine:
commencement - essor - profit - solidité/ténacité rien de plus simple que ce parataxe de 4 sinogrammes, sans sujet ni complément
phrase complète, globale, sereine, sans suspens ni récit ni drame ni dieu et qui illustre bien cette autre manière d’être où je me suis trouvé engagé
21 juin 1975
25 juin 1975
retrouvailles avec Awa, militante ouvrière, qui va devenir ma deuxième compagne pendant 3 ans
j’ouvre mon premier atelier de peinture
je suis le seul étranger dans la ville ce qui me vaut un succès considérable auprès des enfants qui me prennent pour un américain mon atelier est ouvert je l’ai baptisé Calypso, mais ça n’intéresse personne
c’est un truc difficile à croire mais une vraie beauté a débarqué chez moi, brusquement, il y a dix jours cette beauté que j’ai vue en avril dernier chez Pop à Takasago
elle s’est installée chez moi à l’improviste en toute innocence, sans penser à mal
elle revient tous les soirs me bricoler des repas immangeables sur un petit gaz ça n’a parfois aucun goût mais je lui fais toujours bonne figure en mangeant tout
j’en suis là, je ne sais rien, je suis prêt à tout
p.74 - lettre à Pierre Ameloot 4 juillet 1975
1976 film d’Oshima : l’empire des sens
nouvelle expérience altérante, avec le même effet stimulant et critique que la lecture de l’Ethique
à partir de laquelle je vais me lancer dans l’écriture d’un premier roman que j’achèverai dix ans plus tard en ne cessant de me poser de nouvelles questions :
comment tenir ensemble l’affect et le concept ? qu’est-ce que la matière ? l’opacité organique ? l'utopie ? comment distinguer le bien et le mal ? le vice et la vertu ? et le désir, le désir, où rencontre-t-il l’amour ? d’où vient cette idée d’un Dieu qui nous aime ? cette transcendance, n’est-ce pas un miroir aux alouettes ? une chimère qui n’explique rien ni n’avance à rien sinon à nous priver du meilleur de notre vie en nous volant notre temps et nos énergies ?
lettre du jeudi 17 juin 1976, à mon cousin François
ce qui m'étonne, tu vois, au sens le plus fort du mot, c'est la destination inattendue de ma vie, sa trajectoire toujours surprenante
il y a dix ans, j’étais quasi décidé à devenir chartreux
il y a huit ans, j’étudiais avec ferveur les catégories d'Aristote
il y a cinq ans à peine, je rêvais encore de verser mon sang chez Baby Doc
aujourd’hui, je ne suis ni moine ni martyr, je ne connais plus rien des règles ni des impératifs catégoriques, mes horaires sont dingues, je maigris, mes fréquentations sont douteuses
j'ai du me tromper de poteau en cours de route !
absence totale des prudences les plus élémentaires, vie d’artiste sans nom ni feu ni lieu
priorité au désordre créateur exploit de survivre envers et contre tout avec quelques filles à Nishiwaki dans ce trou sinistre d’une grande pauvreté
journal du mercredi 9 mars 1977
révision de vie hebdomadaire avec les filles du Comptoir (Awa et ses amies, Otomè, Suna, Misayo, Ayako, Ponko…) lutter contre la fatalité et ouvrir des brèches déplacer les questions, partager nos maigres ressources tout ce qui limite, aveugle, étouffe tout ce qui nous dispense d’aller de l’avant doit être dépisté, critiqué, éliminé
ne pas envier ceux qui se font du fric ne pas bondir dès le matin hors de son lit pour courir en produire ne pas se dire que nous aussi on aurait pu ou qu'on pourra
… pourquoi craindre de vivre sans frein ? jette-toi dans les gouffres le ciel te donnera des ailes pour voler
« exploit de survivre envers et contre tout avec quelques filles à Nishiwaki » 
concrètement, révision de vie hebdomadaire avec les filles du Comptoir (Awa et ses amies)
suivant la méthode de la JOC: VOIR, JUGER, AGIR
septembre 1979 bref retour en Belgique (studio à Namur où je revois Luc Perot) puis nouveau départ au Japon en mai 1980
où je retrouve Otomè qui sera ma nouvelle compagne jusqu’en 1987
nouvel atelier à Takasago, je suis peintre à temps plein (de 2 à 3 toiles par semaine) nouveaux modèles, inscription au Kokuten, travail avec Toshiro Aoki
1982 tout en peignant, je lis énormément
je fais alors la découverte de Sade (le philosophe qui a passé 27 années de sa vie dans 11 prisons)
perçue comme une sorte de négatif de la pensée de Spinoza son oeuvre m’apporte ce qui manquait à l’Ethique pour être complète :
la folle aventure du désir humain dans son obscure connivence avec la mort et cela dès les premières phrases des « Cent Vingt Journées de Sodome »
«  Les guerres considérables que Louis XIV eut à soutenir pendant le cours de son règne, en épuisant les ressources de l’Etat et les facultés du peuple, trouvèrent pourtant le secret d’enrichir une énorme quantité de ces sangsues (financiers, traitants et banquiers) toujours à l’affût des calamités publiques qu’ils font naître au lieu d’apaiser, et cela pour être à même d’en profiter avec plus d’avantages. La fin de ce règne, si sublime d’ailleurs, est peut-être une des époques de l’empire français où l’on vit le plus de ces fortunes obscures qui n’éclatent que par un luxe et des débauches aussi sourdes qu’elles… »
Dès la première phrase, en quelques mots, par un passage de la brillance extérieure (un règne sublime) aux ténèbres intérieures (sangsues à l’affût des calamités publiques), en un mouvement de va et vient entre la surface et le fond qui va caractériser toute son oeuvre, Sade nous fait passer de l’autre côté de l’ordre, là où se terre la sauvagerie de l’être
Le génie de Sade est d’avoir pensé l’universel à partir du corps, avec sa singularité physique et la notion d’unique qui en découle (universalité physique des êtres et des choses) en plaçant le corps à l’origine de la pensée comme à l’horizon de toute morale et en éliminant toute abstraction qui attente à la singularité des êtres et des choses, dans un univers concret en action, en mouvement et en transformation
Pour Sade, donner un corps (une pesanteur physique) à chaque pensée est la seule manière de lutter contre l’intolérable duperie de tous les systèmes qui nient la matérialité humaine. Pour lui, on ne peut concevoir une vie des idées indépendante de celle des corps, et réciproquement, si on veut éviter le mensonge. Aucune lumière n’est à attendre d’un discours qui n’a pas d’enracinement sensible dans la matérialité des sentiments, des passions et des idées, (mais aussi extrême fragilité de toute pensée qui, par le lien organique de sa vérité avec le corps, est aussi périssable que lui)
exemple du « méchant » sadien : le duc de Blangis (tempérament sanguin, cheveux blonds, chair molle, teint rose, dévorateur et déflorateur, se met facilement en colère…)
Né faux, dur, impérieux, barbare, égoïste, également prodigue pour ses plaisirs et avare quand il s’agissait d’être utile, menteur, gourmand, ivrogne, poltron, voleur, pas une seule vertu ne compensait autant de vices. . .
Ce colosse effrayant donnait l’idée d’Hercule ou d’un centaure… Joignez à cela une figure mâle et fière, de très grands yeux bleus, de beaux cheveux blonds, le nez droit, de belles dents, des épaules larges, une carrure épaisse quoique parfaitement coupée, un tempérament de fer, et une force de cheval, et vous aurez son portait comme si vous l’eussiez dessiné vous-mêmes…
extrait des Cent Vingt Journées de Sodome, Sade, oeuvres, dans la Pléiade (nrf), p. 21-24
octobre 1983 - nouveau choc avec l’expo de Bacon à Kyoto
je pars de grand matin avec Otomè visiter de l'exposition "Francis Bacon: Paintings 1945-1982" au Musée National d'art moderne de Kyoto, (45 œuvres y sont exposées, j’achète le catalogue préfacé par Sir Lawrence Gowing)
épaisseur du silence, pas feutrés des visiteurs, les musées japonais sont très calmes et leurs visiteurs, par nature peu démonstratifs manifestent rarement les sentiments qu’ils éprouvent
ma compagne s’est donc avancée à mes côtés, sérieuse, souriante et silencieuse, devant cette succession de portraits balisant un véritable chemin de douleur dans ce temple de l’art voué ce jour-là au sacrifice, mais incapable de me suivre plus loin devant tant d’horreurs et inquiète surtout de me voir dans tous mes états, Otomè a écourté sa visite et est sortie pendant que je recommençais la mienne deux fois…
jamais les choses n’ont été aussi neuves pour moi ce monde est brutal, certes, mais si neuf dans son évidence sauvage que c’en était merveilleux d’ouvrir les yeux
(journal du 6 octobre 1983, p.34)
supplice de Zelmire le 26 février au caveau de Silling - 1984 ils ont massacré la fille du comte de Tourville ! - 1985
boosté par cette expérience, je n’y vais pas par quatre chemins j’opère résolument un nouvel écart
et me lance dans un série de nus dignes d’un film porno pour illustrer les 120 journées de Sodome de Sade
Ah ! sacredieu, le beau derrière ! - oh ! mon ami, tu me déchires… titre extrait du cinquième dialogue dans « La philosophie dans le boudoir »
1984 - 1985 diverses expositions au Japon et en Belgique
dont ce grand format de 3 mètres qui me vaudra un prix au Kokuten à Kyoto
1986 j’achève l’écriture de mon premier roman Le conte du Pays de Nan
retrouvailles avec Awa, à Kobe en septembre 1988 et mariage en février 1990
deux mois plus tard, en avril : dernières expositions à Tokyo (musée Machida) et Kobe avant le retour définitif en Belgique en mai 1990
1993 je suis une formation à l’audio-psycho-phonologie
(nos deux cerveaux, le cerveau rationnel et le cerveau émotionnel) et j’ouvre un centre de séminaires résidentiels à Spa
pour l’enseignement du Japonais (oral et écrit)
je propose aussi de l’aide aux enfants en difficulté scolaire (jusqu’en 2017) (l’analyse de leurs dessins - comme instrument d’exploration au fond de nos ténèbres intérieures -
me confirme la pertinence et l’actualité des pensées de Sade sur le désir à l’état sauvage)
paysages calcinés et espaces foudroyés de l’enfance
dans la prétention à une souveraineté absolue qui est la marque du désir humain
avec l’Histoire de Juliette, Sade est peut-être le premier et le seul à nous avoir dit la joie enfantine de la
destruction, et ce vertige d’avant le désir, de vouloir être tout !
chaque séance commence par un dessin fait spontanément par l’enfant jour après jour, je découvre des histoires d’une violence hallucinante
imaginées par de petits extra-terrestres
1999 création du Journal de l’atelier « Gutta & Astula »
travail des Tropismes avec Robbie sur mes toiles exposées à Bruxelles (publié en 2016)
2010 publication du Conte de 1986 à Paris (Editions Thélès) présenté à la Foire du livre de Bruxelles en février 2011
2011 - 2015 échanges suivis avec Jean-Marie Cambier sur le blog « A vin nouveau outres neuves »
ils seront publiés sous forme de livre en 2016
Retour du Japon, de mon dernier voyage aux frontières du temps et de l’espace, où le ciel et la terre semblent parfois se rejoindre comme au bout du temps…
Retrouvailles avec mes modèles d’il y a 40 ans, Koo, Otomè, Ponko, Yana, Yukina… Visages singuliers toujours aussi invoquants dans leur condition lumineuse. Où j’apprends à me reconnaître debout au seuil de la vieillesse, voué moi aussi à disparaître. Fragilité de la peau, rides stigmates du temps écoulé, vivacité des regards captés entre la joie, la malice ou la fatigue de vivre. Où l’intensité se bat contre l’amorphie d’une vie qui s’épuise. Portraits toujours à venir dans leur inachèvement fondamental, qui mettent en évidence le jeu rythmique du trait et du retrait qu’est le mouvement dévastateur du temps qui passe. A la fois état des lieux et état du temps dans la singularité fragmentaire d’un moment perçu. Et étape-jalon dans l’interminable recherche du désir pour donner corps à l’illimité en remontant à rebrousse-poil l’ordre des choses.
dans « à vin nouveau outres neuves », mercredi 11 novembre 2015, p.258
deux portraits d’Otomè Efira, à 17 ans et à 57 ans
www. daniel-moline.be
Comme le poète, le peintre ne peint pas pour plaire à ou pour être aimé de, il mène un combat concret - donner du corps aux idées et des idées au corps - pour que chacun soit sujet par sa capacité de transformer ses modes de penser et de sentir. C'est pourquoi in fine il ne doit des comptes qu’à sa propre quête d'historicité. Plaire, ce rôle est traditionnellement tenu par les politiques et les facteurs de boîtes à musiques. Mais depuis que l'art s'est transformé en publicité, jouant son jeu réaliste et juteux avec Duchamp et Warhol, le rôle de l'artiste s'est lui aussi déplacé vers le spectacle, les performances, la prestation télévisuelle, le discours mode, la marchandisation. Le peintre y devient l'ersatz d’une oeuvre sans corps …
La modernité de la peinture, par sa matérialité, son historicité radicale et son vertigineux caractère accidentel, doit toujours être une critique de ce spectacle. Elle est en cela imprédictible, intempestive et irréversible. Tous les grands peintres modernes depuis Manet l'ont bien compris. Cette critique est inévitable dès que le sujet, l’éthique et l'histoire font l’oeuvre inséparablement, et que cette oeuvre agit sur les modes de penser et de sentir. S'il n'y a pas cette critique du spectacle, il n'y a ni modernité ni rencontre en chemin.