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Albin Michel Mary Higgins Clark Une chanson douce ROMAN Traduit de l’anglais (États-Unis) par Anne Damour

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Albin Michel

Mary Higgins Clark

Une chanson douce

ROMAN

Traduit de l’anglais (États-Unis)par Anne Damour

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COLLECTION « SPÉCIAL SUSPENSE »

© Éditions Albin Michel, 2013 pour la traduction française

Édition originale : DADDY’S GONE A HUNTING

© Mary Higgins Clark, 2013 Publié en accord avec l’éditeur original

Simon & Schuster, Inc. New York.Tous droits réservés,

y compris droits de reproduction totale ou partielle sous toutes ses formes.

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Pour JohnEt pour nos enfants et petits-enfants Clark et Conheeney

Avec toute mon affection

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Prologue

ATE RÊVAIT parfois de cette nuit… mais cen’était pas un rêve. C’était réellementarrivé. Elle avait trois ans et, pelotonnée

sur le lit, elle attendait que sa maman soit prête.Maman ressemblait à une princesse. Elle portaitune longue robe du soir rouge et les escarpins àtalons de satin rouge que Kate aimait tant essayer.Puis papa était entré dans la chambre et il avaitsoulevé Kate dans ses bras et s’était mis à danseravec elle et maman sur le balcon malgré la neigequi commençait à tomber.

Je lui ai demandé de chanter mon air préféré,se souvenait Kate. Une chanson douce que me chantaitma maman, en suçant mon pouce j’écoutais en m’endor-mant…

La nuit suivante, maman était morte dans l’acci-dent, et papa ne lui avait plus jamais chanté cettechanson.

K

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QUATRE HEURES DU MATIN ce jeudi14  novembre, Gus Schmidt s’habilla sansfaire de bruit dans la chambre de sa

modeste maison de Long Island, espérant ne pasréveiller Lottie, sa femme depuis cinquante-cinqans. En vain.

La main de Lottie Schmidt tâtonna à larecherche de la lampe de chevet. Clignant les yeuxpour dissiper la chape de sommeil qui les alourdis-sait, elle remarqua que Gus avait enfilé sa cana-dienne et lui demanda où il allait.

« Je vais juste faire un tour à la manufacture, Lot-tie. Il est arrivé quelque chose.

– C’est pour ça que Kate t’a appelé hier ? »Kate était la fille de Douglas Connelly, le pro-

priétaire des Connelly Fine Antique Reproduc-tions, la manufacture de meubles de la ville deLong Island City, à quelques kilomètres de là, danslaquelle Gus avait travaillé jusqu’au jour de saretraite, cinq ans auparavant.

Lottie, une femme menue de soixante-quinzeans aux cheveux blancs clairsemés, mit ses lunettes

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et jeta un coup d’œil au réveil. « Gus, tu as perdul’esprit ? Tu sais l’heure qu’il est ?

– Il est quatre heures et Kate m’a demandé dela retrouver là-bas à quatre heures et demie. Elledoit avoir une bonne raison, c’est pourquoi j’yvais. »

Il était visiblement nerveux.Lottie se garda de poser la question qu’ils avaient

tous les deux à l’esprit. « Gus, j’ai eu un mauvaispressentiment il y a peu de temps. Je sais que tun’aimes pas que je parle de ce genre de choses,mais j’ai l’impression qu’un malheur va arriver. Jene veux pas que tu y ailles. »

Dans la lumière tamisée de la lampe de chevet,ils échangèrent un regard furieux. Il avait beaudire, Gus savait au fond de lui-même qu’il avaitpeur. Les prétendus dons de voyante de sa femmel’irritaient autant qu’ils l’effrayaient. « Lottie, ren-dors-toi, dit-il sèchement. Quel que soit le pro-blème, je serai de retour pour le petit déjeuner. »

Gus n’était pas du genre démonstratif mais, mûpar une sorte d’instinct, il s’approcha du lit, se pen-cha, embrassa sa femme sur le front et lui caressales cheveux. « Ne t’inquiète pas », dit-il d’un tonferme.

Ce furent les dernières paroles qu’elle l’entenditprononcer.

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ATE CONNELLY espéra qu’elle saurait dissimu-ler l’angoisse qui l’étreignait à la penséede son rendez-vous à l’aube avec Gus dans

le musée de la manufacture de meubles. Elle dînaitavec son père et la dernière conquête de celui-ciau Zone, le nouvel endroit à la mode dans le LowerEast Side de Manhattan. Tandis qu’on servait lescocktails, elle parla de la pluie et du beau temps,banalités qu’elle débitait machinalement quandelle bavardait avec l’« élue du moment ».

Celle-ci se nommait Sandra Starling, une beautéblond platine de vingt-cinq ans aux yeux noisetteécartés, qui expliquait avec le plus grand sérieuxqu’elle avait été sélectionnée dans un concours deMiss Univers, sans toutefois mentionner exacte-ment à quelle place elle était arrivée.

Son ambition, confiait-elle, était de faire car-rière dans le cinéma pour ensuite se dévouer àla paix dans le monde. Elle est encore plus stu-pide que les autres, pensa Kate avec mépris.Doug, comme son père lui avait demandé del’appeler, était d’une humeur charmante et

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joviale, mais elle eut l’impression qu’il buvait plusque d’habitude.

Au cours du dîner, Kate se surprit à jauger son pèrecomme si elle était chargée de donner son avis dansDu talent à revendre ou Danse avec les stars. Bel homme,proche de la soixantaine, avec un petit quelque chosedu légendaire Gregory Peck. Puis elle se rappela quela plupart des gens de sa génération n’auraient pasété en mesure d’apprécier la comparaison. À moins,comme moi, d’être amateurs de vieux films.

Se trompait-elle en faisant appel à Gus ?« Kate, je disais à Sandra que tu es le cerveau de

la famille, déclara son père.– Je ne me vois pas tellement comme ça, répli-

qua Kate avec un sourire forcé.– Ne joue pas les modestes, la taquina Doug

Connelly. Kate est auditeur comptable. Elle tra-vaille pour Wayne & Cruthers, l’un des cabinetsd’audit les plus importants du pays. » Il éclata derire. « Le seul problème, c’est qu’elle veut toujoursme dicter la manière de gérer l’affaire familiale. »Il s’interrompit. « Mon affaire, ajouta-t-il. C’est cequ’elle oublie.

– Papa, je veux dire Doug », dit calmement Kate,même si elle sentait la colère monter en elle. « San-dra n’a pas besoin d’entendre ces histoires.

– Sandra, regarde un peu ma fille. Une ravis-sante perche blonde de trente ans. Elle tient de samère. Sa sœur, Hannah, me ressemble. Elle a mescheveux bruns et mes yeux bleus, mais, contraire-ment à moi, c’est plutôt un petit modèle. Un mètresoixante. C’est exact, hein, Kate ? »

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Papa a bu avant de venir, pensa Kate. Il peut semontrer désagréable quand il est à cran. Elles’efforça de changer de sujet. « Ma sœur travailledans la mode, expliqua-t-elle. Elle a à peine trois ansde moins que moi. Quand nous étions petites, elleconfectionnait déjà des robes pour ses poupéesalors que je faisais semblant de gagner de l’argenten répondant aux questions de La Roue de la fortuneet de Jeopardy. »

Oh, Seigneur, qu’est-ce que je vais faire si Gusest de mon avis ? se demandait-elle tandis que leserveur apportait leurs commandes.

Heureusement l’orchestre, qui avait fini sapause, revint dans la salle à manger bondée et lamusique assourdissante réduisit la conversation auminimum.

Sandra et elle ne prirent pas de dessert, maisensuite Kate entendit avec consternation son pèrecommander une bouteille du champagne le pluscher de la carte.

« Papa, nous n’avons pas besoin…, commença-t-elle à protester.

– Kate, épargne-moi tes petites radineries. »La voix de Doug Connelly s’était élevée au point

d’attirer l’attention des gens de la table voisine.Le rouge monta aux joues de Kate. « Doug, dit-

elle, j’ai un rendez-vous. Je vous laisse, toi et San-dra, profiter du champagne… »

Le regard de Sandra parcourait la salle, cher-chant visiblement à repérer une ou deux célébrités.Puis elle eut un sourire éblouissant à l’adresse d’unhomme qui levait son verre dans sa direction. « C’est

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Majestic. Son dernier disque crève le plafond », dit-elle, tout excitée. Revenant sur terre, elle déclara :« Je suis contente d’avoir fait votre connaissance,Kate. Si je deviens célèbre, vous pourrez peut-êtregérer ma fortune. »

Doug Connelly éclata de rire. « Quelle bonneidée. Peut-être alors me fichera-t-elle la paix. » Ilajouta un peu trop hâtivement : « Je plaisantais, jesuis fier de ma brillante grande fille. »

Si seulement tu savais ce que ta brillante grandefille est en train de concocter, pensa Kate. Partagéeentre la colère et l’inquiétude, elle reprit son man-teau au vestiaire, sortit dans le froid et le vent decette soirée de novembre et héla un taxi.

Elle habitait l’Upper West Side, un appartementdans un immeuble en copropriété qu’elle avaitacheté un an plus tôt. C’était un deux pièces spa-cieux avec une vue panoramique sur l’Hudson, unendroit qu’elle aimait tout en se sentant un peucoupable que le propriétaire précédent, Justin Kra-mer, un conseil en gestion de fortune d’une tren-taine d’années, ait été obligé de le vendre à unprix exceptionnellement bas après avoir perdu sonjob. Le jour de la signature, Justin avait eu un sou-rire crâne et lui avait offert une broméliacée simi-laire à celle qu’elle avait admirée la première foisqu’elle avait visité l’appartement.

« Robby m’a dit que vous aviez admiré maplante », avait-il dit, désignant l’agent immobilierassis à côté de lui. « Je l’ai emportée avec moi, mais

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celle-ci est un cadeau de bienvenue pour vous. Lais-sez-la au même endroit, près de la fenêtre de lacuisine, et elle poussera comme une mauvaiseherbe. »

Souvent quand elle pénétrait dans son agréableappartement et allumait la lumière, Kate se rappe-lait ce geste attentionné. Le mobilier de la salle deséjour était entièrement moderne. Le canapé d’unbeige doré et ses profonds coussins invitaient aurepos. Les fauteuils dans le même style recouvertsd’un tissu identique avaient été conçus pour leconfort avec de larges accoudoirs et des appuie-tête. Des coussins qui reprenaient les couleurs desmotifs géométriques de la moquette ajoutaientdes taches lumineuses au décor.

Kate se souvint de l’éclat de rire d’Hannahquand elle était venue inspecter les lieux après sonemménagement. « Wouah ! s’était-elle exclamée.Tu as grandi en entendant papa expliquer que tousles meubles à la maison étaient de parfaites repro-ductions signées Connelly – et tu as carrément faitle contraire. »

C’est vrai, songea Kate. J’en avais assez de ses dis-cours sur la perfection de ses copies. Je changeraipeut-être d’avis un jour, mais pour le moment, jesuis heureuse comme ça.

Des copies parfaites. À cette seule pensée, elle sen-tit sa bouche se dessécher.

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ARK SLOANE savait que son dîner d’adieuavec sa mère serait un moment triste etdouloureux. Le vingt-huitième anniver-

saire de la disparition de sa sœur approchait, et ilpartait s’installer à New York où il avait trouvé unenouvelle situation. Depuis qu’il était sorti diplôméde la faculté de droit, treize ans plus tôt, il avaittravaillé comme spécialiste du droit immobilier àChicago. À cent cinquante kilomètres de Kewanee,la petite ville de l’Illinois où il avait grandi.

Lorsqu’il vivait à Chicago, il faisait les deuxheures de trajet au moins une fois toutes lesdeux ou trois semaines pour dîner avec sa mère.Il avait huit ans quand sa sœur aînée, Tracey, âgéede vingt ans, avait quitté l’université du coin etétait partie à New York pour tenter sa chance dansla comédie musicale. Après toutes ces années, il larevoyait comme si elle était là, devant lui. Elle avaitune masse de cheveux auburn qui tombaient envagues sur ses épaules, des yeux bleus brillantpresque toujours d’un éclat joyeux, mais qui pou-vaient s’assombrir quand elle était en colère. Sa

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mère lui reprochait souvent ses notes à l’universitéet sa façon de s’habiller. Puis un jour, en descen-dant à la cuisine pour le petit déjeuner, il avaittrouvé sa mère en larmes. « Elle est partie, Mark,elle est partie. Elle a laissé un mot. Elle est partieà New York pour devenir une chanteuse célèbre.Mark, elle est si jeune. Tellement obstinée. Elle vaavoir des ennuis. Je le sais. »

Mark se souvenait d’avoir passé ses bras autourdes épaules de sa mère en essayant de retenir sespropres larmes. Il avait une passion pour Tracey.Elle lui lançait la balle quand il débutait dansl’équipe de base-ball junior. Elle l’emmenait aucinéma. Elle l’aidait à faire ses devoirs à la maisonet lui racontait des histoires de stars. « Tu sais com-bien d’entre elles viennent de petites villes commela nôtre ? » lui demandait-elle.

Ce matin-là, il avait apaisé sa mère : « Dans salettre, Tracey dit qu’elle t’enverra son adresse.Maman, n’essaye pas de l’obliger à revenir, car ellene le fera pas. Écris-lui et dis-lui que c’est très bienet que tu seras heureuse lorsqu’elle sera une star. »

Il avait eu raison. Tracey avait écrit régulière-ment et téléphoné plusieurs fois par semaine. Elleavait trouvé une place dans un restaurant. « Je suisune bonne serveuse et les pourboires sont géné-reux. Je prends des leçons de chant. J’ai jouédans une comédie musicale off Broadway. Seule-ment quatre représentations, mais c’était mer-veilleux d’être sur scène. » Elle était revenue troisfois à la maison pour un long week-end.

Et un jour, deux ans après son installation à New

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York, sa mère avait reçu un appel de la police. Traceyavait disparu.

Quand elle ne s’était pas présentée à son travailpendant deux jours et n’avait pas répondu au télé-phone, son patron, Tom King, le propriétaire durestaurant, s’était inquiété et était allé à son appar-tement. Tout y était en ordre. Son agenda indi-quait qu’elle avait une audition prévue pour lelendemain de sa disparition, et une autre à la finde la semaine. « Elle ne s’est pas présentée à lapremière, avait dit King à la police. Si elle ne s’estpas présentée non plus à l’autre, cela signifie qu’illui est arrivé quelque chose. »

Bien des années après, la police de New Yorkavait classé Tracey parmi les personnes disparues.Une personne disparue parmi d’autres, pensaMark en arrivant à la maison de style Cape Cod oùil avait grandi. Avec ses bardeaux gris foncé, sesencadrements de fenêtre blancs et sa porte rougelaquée, elle avait un aspect joyeux et accueillant.Il s’avança dans l’allée et gara sa voiture. La lampeextérieure éclairait les marches du perron. Marksavait que sa mère la laisserait allumée toute la nuitainsi qu’elle le faisait depuis presque vingt-huit ans,juste au cas où Tracey reviendrait.

« Rosbif, purée de pommes de terre et asperges »,avait-il répondu à sa mère quand elle lui avaitdemandé ce qu’il désirait pour son dîner d’adieu.À la minute où il ouvrit la porte, les effluves appé-tissants du bœuf rôti lui annoncèrent que, commetoujours, elle avait préparé exactement ce qu’il sou-haitait.

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Martha Sloane sortit à la hâte de la cuisine,s’essuyant les mains à son tablier. À soixante-qua-torze ans, sa silhouette autrefois mince s’était étofféede quelques kilos et ses cheveux blancs naturelle-ment ondulés encadraient ses traits réguliers. Ellejeta ses bras autour de son fils et l’embrassa.

« Tu as encore grandi, l’accusa-t-elle.– J’espère que non, s’exclama Mark. C’est déjà

assez difficile de m’introduire dans un taxi commeça. » Il mesurait un mètre quatre-vingt-quinze. Iljeta un regard par-dessus la tête de sa mère endirection de la salle à manger et vit que la tableétait dressée avec l’argenterie et le service de por-celaine. « Dis donc, c’est la fête.

– Bah, cette vaisselle n’est presque jamais utili-sée, dit sa mère. Sers-toi un verre. Et par la mêmeoccasion, sers-m’en un aussi. »

Martha ne buvait pratiquement jamais de cock-tail. Avec un pincement au cœur, Mark compritqu’elle était déterminée à ne pas laisser le prochainanniversaire de la disparition de Tracey assombrirle dernier dîner qu’ils partageraient sans douteavant quelques mois. Elle avait été greffière etn’ignorait pas les longues heures de travail quil’attendaient dans le cadre de ses nouvelles respon-sabilités.

Ce ne fut qu’après le café qu’elle parla de Tracey.« Nous savons tous les deux que la date approche,dit-elle calmement. Mark, je regarde tout le tempscette émission de télévision, Cold Case. Quand tuseras à New York, crois-tu que tu pourrais obtenirde la police qu’ils rouvrent le dossier de la dispa-

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rition de Tracey ? Ils ont tellement plus de moyensaujourd’hui pour découvrir ce qui est arrivé, mêmeà des gens qui ont disparu depuis des années. Et ilsle feront probablement plus facilement si c’estquelqu’un comme toi qui commence à leur poserdes questions. »

Elle hésita. « Mark, je sais que je dois renoncerà l’espoir que Tracey ait perdu la mémoire ouqu’elle ait eu des ennuis et soit obligée de vivrecachée. Je crois au fond de moi qu’elle est morte.Mais si je pouvais seulement ramener ici son corpset l’enterrer près de papa, je me sentirais tellementapaisée. Regardons les choses en face. Il me resteencore huit ou dix ans à vivre, avec de la chance.Lorsque mon temps viendra, je voudrais être sûreque Tracey repose à côté de papa. » Elle cligna lespaupières pour retenir ses larmes. « Tu sais que j’aitoujours adoré la chanson Danny Boy1. Je voudraispouvoir m’agenouiller et dire une prière et lachanter sur la tombe de Tracey. »

Quand ils se levèrent de table, elle dit vivement :« J’aimerais bien faire une partie de Scrabble. J’aitrouvé quelques mots compliqués épatants dans ledictionnaire. Mais ton avion s’envole demain après-midi et, te connaissant, je suis sûre que tu n’as pascommencé à faire tes bagages.

– Tu me connais trop bien, maman. » Mark sou-rit. « Et ne dis pas que tu as seulement huit ou dixans à vivre. Tu seras inondée de cartes d’anniver-

1. Danny Boy, air traditionnel irlandais chanté pendant lesfunérailles. (Toutes les notes sont de la traductrice.)

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saire pour tes cent ans. » Sur le seuil, il la serratendrement dans ses bras, puis il osa demander :« Quand tu refermeras la porte, est-ce que tu étein-dras la lumière du porche ? »

Elle secoua la tête. « Non, je ne crois pas. »Elle ne termina pas sa phrase. Mais Mark savait

qu’elle voulait dire : « Au cas où Tracey rentreraità la maison ce soir. »

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ORS DE SA DERNIÈRE VISITE à la manufacturefamiliale, Kate avait été choquée d’apprendreque les caméras de surveillance ne fonc-

tionnaient toujours pas : « Kate, votre père n’a pasvoulu faire installer un nouveau système, avait ditJack Worth, le directeur. Le problème c’est que toutici a besoin d’être rénové. Regardons les choses enface. Nous n’avons plus les mêmes artisans qu’il ya vingt ans. Ceux qui restent sont affreusementchers parce que le marché se réduit, et nos nou-veaux employés sont moins qualifiés. Nous avonsrégulièrement des retours de meubles. Je ne com-prends pas pourquoi votre père s’entête à ne pasvouloir vendre cet endroit à un promoteur. Le ter-rain vaut au moins vingt millions de dollars. »

Puis il avait ajouté avec regret : « Dans ce cas,bien sûr, je perdrais mon job. Pas mal d’entreprisesferment, j’aurais du mal à retrouver un poste dedirecteur. »

À cinquante-six ans, Jack avait gardé la carruredu catcheur qu’il avait été dans sa jeunesse. Sonabondante chevelure blonde était aujourd’hui striée

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de gris. Kate savait qu’il dirigeait d’une main fermeles ateliers, le showroom et les trois étages dumusée privé dont chaque salle était meublée d’anti-quités d’une valeur inestimable. Il avait commencéà travailler pour la société plus de trente ans aupa-ravant comme aide-comptable et en avait pris ladirection cinq ans plus tôt.

En rentrant de son dîner Kate s’était changée,avait enfilé un survêtement de jogging, réglél’alarme du réveil à trois heures et demie et s’étaitallongée sur le canapé. Elle ne pensait pas êtrecapable de dormir, mais elle sombra dans le som-meil. Un sommeil agité et peuplé de rêves qui luilaissèrent peu de souvenirs, mais un désagréablesentiment de confusion. Le seul fragment qui luirevint en mémoire ressemblait à ce cauchemarqu’elle faisait de temps en temps. Une petite filleterrifiée dans une chemise de nuit à fleurs qui cou-rait dans un long couloir pour échapper aux mainsqui se tendaient pour l’attraper.

Je n’avais franchement pas besoin de ça mainte-nant, pensa-t-elle en éteignant l’alarme et en selevant. Dix minutes plus tard, emmitouflée dans saveste en duvet noire, une écharpe autour de la tête,elle était dans le parking de son immeuble et s’ins-tallait au volant de sa frugale Mini Cooper.

Même à cette heure matinale il y avait du traficdans Manhattan, mais la circulation était fluide.Kate traversa Central Park en direction de l’est auniveau de la 65e Rue et atteignit quelques minutesplus tard la rampe du Queensboro Bridge. Il nelui fallut ensuite que dix minutes pour arriver à

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destination. Il était quatre heures quinze, et ellesavait que Gus la rejoindrait d’une minute à l’autre.Elle gara sa voiture derrière la benne à ordures àl’arrière du musée et attendit.

Le vent soufflait assez fort et la température fraî-chit rapidement à l’intérieur de la voiture. Kates’apprêtait à remettre le contact quand une faiblelueur de phares apparut au loin et bientôt le pick-up de Gus vint s’arrêter près de sa voiture.

Ils sortirent en même temps de leurs véhiculeset se hâtèrent vers la porte du musée. Kate tenaitune lampe torche et la clé. Elle introduisit la clédans la serrure et ouvrit la porte. Avec un soupirde soulagement, elle dit : « Gus, vous êtes chicd’être venu à cette heure. » À l’intérieur, elle utilisale faisceau de sa lampe pour éclairer l’alarme.« C’est incroyable, même le système de sécuritéinterne est cassé. » Gus portait un bonnet de laineà oreilles. Quelques mèches de ses maigres cheveuxs’en échappaient, plaquées sur son front. « Je savaisque cela devait être important pour que vous dési-riez me rencontrer à cette heure, dit-il. Que sepasse-t-il, Kate ?

– J’espère de tout mon cœur me tromper, Gus,mais il faut que je vous montre quelque chose dansla suite Fontainebleau. J’ai besoin de votre œild’expert. » Elle fouilla dans sa poche, en sortit uneautre torche et la lui tendit : « Tenez-la pointéevers le sol. »

En silence ils se dirigèrent vers l’escalier du fond.Tandis que Kate faisait courir sa main sur le boislisse de la rampe, elle songea aux histoires que lui

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avait racontées son grand-père qui avait immigréaux États-Unis sans un sou, mais riche d’une solideéducation, et avait fini par faire fortune dans lesmarchés financiers. À l’âge de cinquante ans, ilavait vendu sa société d’investissement et occupéle restant de sa vie à créer de remarquables copiesde meubles anciens. Il avait acheté des terrains àLong Island City et fait bâtir une manufacture com-prenant des ateliers, une salle d’exposition et unmusée privé où il montrait les meubles anciensqu’il avait rassemblés au fil des années et qui ser-vaient de modèles aux copies.

À cinquante-cinq ans, il avait décidé qu’il voulaitun héritier et avait épousé une femme de vingt ansplus jeune que lui. Puis étaient nés le père de Kateet son frère. Papa a pris la direction de l’entrepriseseulement un an avant l’accident, se souvint Kate.Ensuite, Russ Link l’a remplacé jusqu’à ce qu’ilprenne sa retraite, il y a cinq ans.

Connelly Fine Antique Reproductions avait pros-péré pendant soixante ans mais, comme Kates’escrimait à le répéter à son père, le marché descoûteuses copies de meubles se réduisait. Ellen’avait pas eu le courage de lui faire remarquerque ses excès de boisson, son désintérêt pourl’affaire et ses absences répétées du bureau étaientles autres facteurs indiquant qu’il était temps devendre. Regardons les choses en face, pensa-t-elle.Depuis la mort de grand-père, c’était Russ quis’occupait de tout.

Au bas des escaliers, Kate dit : « Gus, c’est lesecrétaire que je veux vous montrer… » Elle s’inter-

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rompit brusquement et lui saisit le bras : « MonDieu, Gus, cet endroit empeste le gaz. » Lui pre-nant la main, elle se retourna et rebroussa cheminvers la porte. Ils n’avaient parcouru que quelquespas quand une explosion fit voler en éclats l’esca-lier qui s’écroula sur eux.

Kate essuya le sang qui dégoulinait sur son frontet s’efforça de tirer le corps inerte de Gus tandisqu’elle rampait vers la porte. Les flammes léchaientles murs, la fumée l’aveuglait et la suffoquait. Puisla porte fut soufflée et les rafales de vent s’engouf-frèrent dans le hall. Mue par l’instinct de survie,Kate agrippa Gus aux poignets et le traîna dehorssur quelques mètres jusqu’au parking. Ensuite, elles’évanouit.

Lorsque les pompiers arrivèrent, ils la trouvèrentinconsciente, saignant abondamment d’une bles-sure à la tête, ses vêtements entièrement brûlés.

Gus gisait à quelques mètres, immobile. Broyépar le poids de l’escalier, il était mort.

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