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Régime de fer, économie dépendante : le Brésil prototype du développement périphérique Une nouvelle puissance nucléaire ? par Yves Hardy, juin 1976 L’histoire récente du Brésil est jalonnée de réalisations spectaculaires, aujourd’hui associées au volontarisme étatique qui les a poussées à naître : il en est ainsi de Brasilia créée à l’initiative de Juscelino Kubitschek, ou de la route transamazonienne de Garrastazu Médici. Parlera-t-on à l’avenir des centrales nucléaires du général Geisel ? En tout cas, le contrat signé le 27 juin 1975 entre la République fédérale d’Allemagne et le Brésil qui prévoit la fourniture échelonnée d’ici à quinze ans, par le gouvernement de Bonn, de huit centrales nucléaires de 1300 mégawatts (1), d’une usine d’enrichissement de l’uranium et d’une usine de retraitement – mérite lui aussi son lot de superlatifs. Premier accord qui porte sur la livraison du cycle complet du combustible nucléaire, il constitue bien une des plus grandes opérations commerciales jamais réalisées par un gouvernement latino-américain. Les actuelles évaluations chiffrées situent le coût de ce contrat à 12 milliards de dollars environ. Le plus surprenant, cependant, tient peut-être à ce qu’un programme d’une telle ampleur, et aux conséquences considérables, ait finalement suscité si peu de controverses, à l’étranger comme au Brésil. Bien mieux, le président Geisel peut se féliciter d’avoir obtenu, sur cette initiative, le ralliement de l’opposition légale, le M.D.B. (2). Après les déclarations de M. Mario Henrique Simonsen, ministre des finances, parlant à propos de cet accord d’un « acte de souveraineté nationale », le sénateur M.D.B. Franco Montoro surenchérit fièrement : « La nation entière doit applaudir à cette coopération. » Pour déclencher cette approbation quasi-unanime, il a suffi sur ce sujet d’une manifestation verbale de mauvaise humeur de Washington, fruit d’aspirations commerciales contrariées. D’aucuns ont cru hâtivement déduire que tel était l’indice d’une autonomie diplomatique et commerciale accrue du régime de Brasilia. Mais comment penser qu’un tel marché eût pu être conclu contre la volonté politique des Etats-Unis, alors que les deux contractants lui sont des alliés fidèles ? La visite de M. Kissinger à Brasilia, en février dernier, au cours de laquelle fut décidée la création d’une « grande commission » américano-brésilienne, signe de rapports privilégiés, suffit à mettre un terme aux spéculations quant à des divergences profondes. Les conditions de grand secret dans lesquelles ont été menées durant des mois les tractations avec les experts allemands ne prédisposaient pourtant pas à un consensus national sur cette question. Hormis quelques hommes de confiance de la C.N.E.N. (3), le gouvernement militaire a délibérément tenu à l’écart des négociations toute la communauté scientifique brésilienne (trois centres de recherche sur l’énergie atomique qui emploient plus de deux mille personnes existent à Rio, à Sao-Paulo et à Belo-Horizonte), tout comme les députés. Méthode autoritaire s’il en est, reflet exemplaire du système politique dictatorial.

Une nouvelle puissance nucléaire ?

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Bresil pendant le regime militaire

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  • Rgime de fer, conomie dpendante : le Brsil prototype du dveloppement priphrique

    Une nouvelle puissance nuclaire ?

    par Yves Hardy, juin 1976

    Lhistoire rcente du Brsil est jalonne de ralisations spectaculaires, aujourdhui associes au volontarisme tatique qui les a pousses natre : il en est ainsi de Brasilia

    cre linitiative de Juscelino Kubitschek, ou de la route transamazonienne de Garrastazu Mdici. Parlera-t-on lavenir des centrales nuclaires du gnral Geisel ?

    En tout cas, le contrat sign le 27 juin 1975 entre la Rpublique fdrale dAllemagne et le Brsil qui prvoit la fourniture chelonne dici quinze ans, par le gouvernement de Bonn, de huit centrales nuclaires de 1300 mgawatts (1), dune usine denrichissement de luranium et dune usine de retraitement mrite lui aussi son lot de superlatifs. Premier accord qui porte sur la livraison du cycle complet du combustible nuclaire, il constitue

    bien une des plus grandes oprations commerciales jamais ralises par un gouvernement

    latino-amricain. Les actuelles valuations chiffres situent le cot de ce contrat 12

    milliards de dollars environ.

    Le plus surprenant, cependant, tient peut-tre ce quun programme dune telle ampleur, et aux consquences considrables, ait finalement suscit si peu de controverses, ltranger comme au Brsil. Bien mieux, le prsident Geisel peut se fliciter davoir obtenu, sur cette initiative, le ralliement de lopposition lgale, le M.D.B. (2). Aprs les dclarations de M. Mario Henrique Simonsen, ministre des finances, parlant propos de cet accord dun acte de souverainet nationale , le snateur M.D.B. Franco Montoro surenchrit

    firement : La nation entire doit applaudir cette coopration.

    Pour dclencher cette approbation quasi-unanime, il a suffi sur ce sujet dune manifestation verbale de mauvaise humeur de Washington, fruit daspirations commerciales contraries. Daucuns ont cru htivement dduire que tel tait lindice dune autonomie diplomatique et commerciale accrue du rgime de Brasilia. Mais comment penser quun tel march et pu tre conclu contre la volont politique des Etats-Unis, alors que les deux contractants lui

    sont des allis fidles ? La visite de M. Kissinger Brasilia, en fvrier dernier, au cours de

    laquelle fut dcide la cration dune grande commission amricano-brsilienne, signe de rapports privilgis, suffit mettre un terme aux spculations quant des divergences

    profondes.

    Les conditions de grand secret dans lesquelles ont t menes durant des mois les

    tractations avec les experts allemands ne prdisposaient pourtant pas un consensus

    national sur cette question. Hormis quelques hommes de confiance de la C.N.E.N. (3), le

    gouvernement militaire a dlibrment tenu lcart des ngociations toute la communaut scientifique brsilienne (trois centres de recherche sur lnergie atomique qui emploient plus de deux mille personnes existent Rio, Sao-Paulo et Belo-Horizonte), tout comme

    les dputs. Mthode autoritaire sil en est, reflet exemplaire du systme politique dictatorial.

  • Au demeurant, les seules oppositions brsiliennes releves au sujet du contenu mme de

    laccord manent des physiciens. Soucieux de sauvegarder lindpendance technologique nationale et dutiliser les moyens techniques les plus appropris notre niveau de dveloppement social et conomique , ils expriment des rserves sur le fait que, dans un

    pays o existent plus de 100 000 MW dorigine hydraulique, il soit ncessaire de faire appel dans limmdiat une solution nuclaire de cette importance (4).

    Cette prise de position, critique peine voile de la dcision gouvernementale, invite

    sinterroger sur son bien-fond. Quels besoins nergtiques justifient ce recours une technologie trangre sophistique et encore mal matrise ? Le professeur Andrade Ramos,

    directeur de la C.N.E.N et qui partage les vues officielles, se rfre une croissance

    continue du march nergtique brsilien de 12 % lan. Par ailleurs, les autorits brsiliennes signalent que des tudes et projections sur la rgion sud ont dmontr que

    dici 1980 seront entirement mises en exploitation toutes les sources dnergie hydraulique (...), le programme dinstallation de centrales nuclaires jouant un rle de la plus grande importance partir de la dcennie de 1980 (5).

    Ces deux intressantes prcisions, nous renseignent utilement sur la mthode dvaluation des besoins nergtiques nationaux. Le taux de 12 % retenu correspond une croissance de

    la production industrielle avoisinant 15 % celle des sommets du miracle conomique , poque rvolue et les analystes extrapolent les besoins du poumon Sao-Paulo lensemble du pays. Comme si la prospective brsilienne ignorait rcession et disparits rgionales, et faisait dlibrment limpasse sur un style de croissance plus bas profil nergtique, au moment o les planificateurs europens commencent tudier srieusement

    cette possibilit. Voil qui dmystifie singulirement l imprieuse ncessit dune abondante production dlectricit dorigine nuclaire ds 1981, dautant que les normes potentialits hydrauliques sans parler du solaire de lensemble amazonien sont encore intactes.

    Le mobile conomique serait-il plutt la vritable raison dtre de cette coopration ? Les accords traduiraient-ils alors le dsir dallger un peu le fardeau de la balance commerciale, sur laquelle psent lourdement les importations ptrolires, en lui substituant de llectricit nationale ? Argument lui aussi peu probant. Le propre du recours au nuclaire, dans le cas

    du Brsil qui ne dispose pas de toute linfrastructure dun pays hautement industrialis, est quil introduit une dpendance technologique durable (6). Autrement dit, il grvera le budget importation et entranera un gonflement de la dette extrieure dj considrable (22

    milliards de dollars). On a du mal imaginer que les dirigeants brsiliens aient pu jouer une

    amlioration temporaire de leur commerce contre la certitude dune dgradation rgulire de celui-ci moyen terme.

    Banc dessai pour lAllemagne ?

    A linverse, on saisit assez bien tout lintrt que le gouvernement dHelmut Schmidt porte cet accord. Il permet aux firmes allemandes (Kraft-Werk Union, Siemens, A.E.G.) de

    faire une apprciable perce sur le march mondial des racteurs, domin jusqu prsent par les firmes nordamricaines Westinghouse et General Electric. Associs la

  • prospection de luranium brsilien par lintermdiaire de la socit Urangesellschaft les dirigeants allemands voient se dissiper le spectre du manque de matire premire pour

    alimenter leur propre programme nuclaire. Enfin, et ce nest pas laspect le plus ngligeable, le Brsil va servir de banc dessai la technologie allemande.

    Si la filire eau pressurise (racteurs de type PWR) a dj t exprimente avec succs,

    en France notamment, la forte puissance retenue pour chaque centrale (1300 MW) peut

    faire surgir des problmes techniques nouveaux, et surtout le procd adopt

    denrichissement de luranium dit procd becker par tuyre -expriment dans le centre de recherches nuclaires de Karlsruhe, na jamais t industrialis. Tout se passe comme si, au moment o les pionniers du nuclaire tels que les Etats-Unis et la France sont

    peu peu gagns par lexpectative lgard de cette technologie, la rentabilisation et la mise au point du trs coteux programme nuclaire exigeait son exprimentation dans des

    pays priphriques. Cynique mais bon calcul : il revient toujours moins cher dexporter les risques.

    De ce point de vue, un certain nombre dinquitudes se sont rcemment exprimes (7). Elles proviennent du rapprochement entre les strictes exigences de scurit quimpose un tel programme dont la fiabilit reste prouver et la nature du rgime brsilien. Qui peut assurer, en effet, que les normes de radioactivit, par exemple, seront bien respectes, dans

    un pays o aucun contrle populaire ne peut sexercer et o les droits de lhomme sont constamment bafous ? Qui connatra dventuels accidents ce risque nest pas nul dans un pays o linformation est en libert surveille ?

    Dautres proccupations tiennent aux drglements conomiques que tend produire laccord germano-brsilien. Lune des clauses de ce contrat stipule que le Brsil pourra livrer lAllemagne jusqu 20 % de ses rserves values duranium. Outre que ce mode de paiement perptue les termes classiques de lchange ingal (matire premire contre technologie), il accentue dangereusement le mouvement de dnationalisation des richesses

    minrales nationales. Aprs lintroduction des contrats de risque ptroliers qui ouvraient une large brche dans le monopole dEtat de la Ptrobras, lpuisement des rserves de manganse d son exploitation intensive depuis 1953 par la Bethlehem Steel (associe au

    groupe brsilien Antunes) dans lEtat dAmapa, voici un autre pan de la proprit nationale qui seffondre.

    Par ailleurs, la distribution dlectricit reste encore, dans une large mesure, lapanage du secteur priv. Lorsque lon connat les pratiques de compagnies telles que Light and Power Sao Paulo ou Bond and Share Rio et dans le Nord-Est (8), on peut

    sinquiter juste titre du supplment de pouvoir quelles exerceront sans contrle. Les cologistes nont pas tort non plus de dnoncer laberration qui conduira installer deux ou trois des huit centrales dans lEtat de Sao-Paulo, alors que la ville souffre dj dun surcrot de pollution.

    A dire vrai, le gouvernement brsilien nen est pas une incohrence politique prs. Alors que le IIe plan national de dveloppement souhaite attnuer les dsquilibres rgionaux et

    contribuer la mise en valeur de lAmazonie et du Nord-Est, le gouvernement entrine un

  • projet nergtique qui contribue renforcer la concentration excessive dactivits dans le Sud-Est (9).

    Rves militaires et politiques des multinationales

    Mais si ce choix nuclaire brsilien napparat adapt ni aux besoins ni aux ressources du pays, ne rpond pas des impratifs conomiques vidents, ne faut-il pas chercher ailleurs

    les motifs de son adoption ?

    En dautres termes, le vieux rve des militaires brsiliens daccder larme atomique na-t-il pas t trop vite oubli ? Il est dautant plus lgitime de se poser la question que le processus de retraitement de luranium qui conduit lobtention du plutonium, produit fissile de base pour la fabrication de larme atomique est aujourdhui, sur le plan de lutilisation pacifique, remis en cause. Comme la crit Jean-Louis Lavallard, les gouvernements trangers qui sobstineraient vouloir retraiter les combustibles avoueraient quils le font des fins militaires, puisque lopration serait reconnue comme conomiquement non rentable (10).

    En tout cas, si cette hypothse devait tre retenue, on en mesure dj les consquences

    politiques. La possession de la bombe conforterait le pouvoir des militaires, plus srs

    encore de leur puissance, conduirait au renforcement des appareils de scurit au travers

    des ncessits d la surveillance et renforcerait la position des gnraux brsiliens par

    rapport leurs partenaires latino-amricains. Cest bien la menace la plus grave malgr tous les dmentis de pure forme que fait courir cet accord de coopration.

    Avec les militaires, les entreprises multinationales sont sans doute les plus intresses la

    ralisation de ce contrat. Ce sont elles que lon retrouve en amont et en aval de la chane nuclaire. Principales consommatrices dlectricit, elles sont galement grandes pourvoyeuses de technologie. Comme, par ailleurs, elles ont su habilement intgrer la

    direction de leurs filiales brsiliennes les militaires frachement moulus de lEcole suprieure de guerre et les gnraux influents (11), rares sont les conflits dintrt.

    En ce sens, laccord nuclaire germano-brsilien reprsente peut-tre la premire manifestation de ce complexe militaro-industriel pour tenter dasseoir son pouvoir long terme (la validit du contrat stend jusqu 1990) et pour essayer en faisant jouer dnormes intrts conomiques dassocier une puissance occidentale autre que les Etats-Unis, en loccurrence lAllemagne, la perptuation de la dictature brsilienne.

    (1) 1 mgawatt = 1 MWe 1 million de watts. A titre de comparaison, notons que le rcent accord entre la France et lAfrique du Sud porte sur la livraison de deux centrales de 925 mgawatts.

    (2) M.D.B. : Mouvement dmocratique brsilien, seul parti dopposition tolr.

    (3) C.N.E.N. : Commission nationale de lnergie nuclaire.

  • (4) Extrait dune motion approuve le 14 juillet 1975 par la Socit brsilienne de physique et lAssemble gnrale de la Socit brsilienne pour le progrs de la science.

    (5) Brsil information, n 14, novembre 1975, publication du ministre des relations

    extrieures du Brsil.

    (6) Dpendance dautant plus certaine que la filire eau lgre na jamais t tudie dans les centres atomiques brsiliens.

    (7) Lors de la journe internationale dtude sur ces accords, qui sest tenue Paris, le 19 mars 1976, sous la prsidence des professeurs Kastler et Rigaux. Le Comit France-Brsil,

    19, rue Jacob, Paris (6e), publiera prochainement lessentiel des interventions prononces.

    (8) Il est dj arriv que ces compagnies pratiquent des coupures prolonges de courant,

    comme moyen de pression, pour obtenir une part accrue du march.

    (9) Le journal pro-gouvernemental, Correto do Povo (28 juin 1975) avoue ingnument :

    Les affluents de lAmazone ne pourront pas tre mis contribution avant 1990, car toutes les difficults ne sont pas surmontes et les tudes et les investissements pralables ne sont

    pas faits.

    (10) Le Monde du 25 fvrier 1976.

    (11) Sur cette imbrication des intrts militaires et conomiques trangers (amricains

    surtout), cf. Miguel Arraes, Le nouveau visage de labsolutisme , le Monde diplomatique, septembre 1974.

    Yves Hardy

    Journaliste.