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Les articles présentés ici sont extraits de Skin, talking about sex, class and litterature (), un recueil de plusieurs essais de Dorothy Allison parus dans des revues américaines.
Les deux textes qui suivent sont des versions légèrement remaniées (à partir des versions originales) des traductions françaises parues dans Peau (), actuellement indisponible ou alors seulement d’occasion à des prix prohibitifs.
L’auteure, Dorothy Allison a écrit plusieurs romans dont deux sont traduits en français à ce jour : L’histoire de Bone () et Retour à Cayro ()
Passive, un autre texte de Dorothy Allison édité en brochure, est disponible à l’adresse suivante : https://infokiosques.net/spip.php?article566
...de nombreuses autres brochures àlire, télécharger, imprimer, diffuser sur :
https://infokiosques.net
Les articles présentés ici sont extraits de Skin, talking about sex, class and literature (Firebrand Books, Ithaca, New York, 1994), un recueil de plusieurs essais de Dorothy Allison parus dans des revues américaines.
Les deux textes qui suivent sont des versions légèrement remaniées (à partir des versions originales) des traductions françaises parues dans Peau (Éditions Balland, Paris, 1999), actuellement indisponible ou alors seulement d’occasion à des prix prohibitifs.
L’auteure, Dorothy Allison a écrit plusieurs romans dont deux sont traduits en français à ce jour : L’histoire de Bone (Éditions 10/18, Paris, 1999) et Retour à Cayro (Éditions Belfond, Paris, 1999)
Passive, un autre texte de Dorothy Allison édité en brochure, est disponible à l’adresse suivante : https://infokiosques.net/spip.php?article566
CONTEXTE
Un été, il y a presque dix ans,j’ai emmené ma copine rendre visiteà ma tante Dot ainsi qu’au reste dela famille de ma mère à Greenville.Nous avons pris notre temps pour yaller, passant une journée àWashington et une autre à Durham.J’ai même pensé lui suggérer undétour par les Smoky Mountains,jusqu’à ce que je réalise que laraison pour laquelle j’y pensais étaitla peur. Ce n’était pas ma familleque je craignais. C’était ma copine.J’avais peur d’amener ma copine àla maison à cause de l’expressionque je pourrais lire sur son visageune fois qu’elle aurait passé un peude temps avec ma tante, rencontréquelquesuns de mes oncles etessayé de parler à n’importe lequelde mes cousins. Je craignais ladistance, la peur ou le mépris qui, jel’imaginais, pourraient apparaîtreentre nous. J’avais peur qu’elle mevoie avec des yeux nouveaux, des
yeux odieux, les yeux de quelqu’unequi aurait soudain complètementcompris combien nous étionsdifférentes. La froideur de ma tante,sa méfiance envers mes cousins oule dédain de mon oncle mesemblaient moins menaçants.
J’ai eu raison de m’inquiéter.Ma copine m’a en effet vue avec desyeux nouveaux, pourtant il s’avéraqu’elle craignait moins sa proprepeur ou le malaise qui pouvaits’installer entre nous que le fait queje pusse m’éloigner d’elle.
Ce que j’ai lu sur son visageaprès le premier jour en Caroline duSud ne correspondait à rien de ceque je prévoyais. Ses traits étaientmarqués par une sorte de crainteténue, de confusion, de doute et dehonte. Tout ce qu’elle a pu me direest qu’elle n’avait pas été préparée.Ma tante Dot lui a souhaité labienvenue, lui a servi du thé glacédans un grand verre, et l’a installéeà la meilleure place autour de latable de la cuisine, celle près de lafenêtre, là où la fumée de cigarettede mon oncle ne la gênerait pas.Mais ma copine a à peine parlé.
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« C’est une sorte de dialecte,n’estce pas, m’atelle dit cette nuitlà dans la chambre du motel. Je n’aipas compris un mot sur quatre detout ce qu’a dit ta tante. » Je l’airegardée. L’accent de tante Dot étaitprononcé mais je ne l’avais jamaispris pour un dialecte. C’était justequ’elle n’avait jamais quitté lecomté de Greenville. Elle avait unetélévision, mais elle était pour lesenfants, dans le livingroom. Matante passait sa vie à cette table decuisine.
Ma copine s’appuya sur monépaule, la joue posée contre maclavicule. « Je pensais que je savaisà quoi cela ressemblerait – tafamille, Greenville. Tu m’avaisraconté tellement d’anecdotes. Maisles mots... » Elle leva la paume desa main en l’air et tendit les doigtscomme si elle cherchait à exprimerune idée.
« Je ne sais pas, ditelle. Jepensais comprendre ce que tuvoulais dire quand tu disais "classeouvrière", mais il me manquait uncontexte. »
J’étais étendue, immobile. Bienque l’air conditionné du motelmarchât à fond, je pouvais sentir lachaleur moite du dehors. Ellepassait quand même à travers lesportes et les fenêtres, une odeur deterre marécageuse qui me ramenaità l’âge de dix ans, quand jedescendais pour dormir à même lesol avec mes sœurs, espérant qu’il y
ferait un peu plus frais. Nousn’avions jamais eu l’air conditionné,nous n’avions jamais séjourné dansun motel, nous n’avions jamaismangé dans un restaurant où mamère ne travaillait pas. Le contexte.J’ai respiré l’odeur de métal humidedu climatiseur et me suis souvenuede Folly Beach.
Lorsque j’avais environ huitans, mon beaupère nous y avaitconduites par la route qui venait deCharleston, et nous nous étionsinstalléEs touTEs les cinq dans uneseule pièce qu’un de ses amis detravail avait mis à notre disposition.Ce n’était pas un motel. C’était unepension, et la femme qui la dirigeaitne semblait pas très ravie que nousnous présentions pour une chambreque quelqu’un avait déjà payée pournous. Je dormais dans un litd’enfant pliant qui menaçait des’effondrer. Mes sœurs dormaientensemble dans le lit en face de celuide mes parents. Ma mère cuisinaitsur un réchaud à deux feux pournous économiser le coût de repaspris dehors, et notre petite fêtec’était de la nourriture à emporter –du poisson frit dont mon beaupèrejurait qu’il était mauvais, et deshamburgers qui venaient du mêmeendroit. Nous étions impressionnéespar la douche extérieure sous lesescaliers où nous devions rincer lesable que nous ramenions de laplage. Nous avions très envie delouer un de ces canoës, parasols, et
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bicyclettes que l’on pouvait seprocurer sur la plage. Mais monbeaupère soutenait que toutes ceschoses étaient proposées à des tarifsde voleur, et il maudissait l’hommequi essayait de nous tenter avec.Cela nous importait peu. Nousétions comblées par la simpleliberté de passer de vraies vacancesdans des lieux publics quiobligeaient mon beaupère àsurveiller son caractère, et par cellede courir partout en maillot de bainet en tongs.
Nous sommes restéEs unesemaine. Par deux fois mon beaupère nous a envoyées à la plagependant que lui et ma mère sontrestés dans la chambre. Nous enavons profité pour suivre les faits etgestes d’autres familles, pourécouter les pères faire des éloges deleurs fils et regarder les mèresrougir de fierté en voyant commentles gens regardaient leurs filles.Nous avons écouté les accents etétudié les menus de piquenique.Chacun était étrange et merveilleux.En vacances.
Mon beaupère ne s’emportaqu’une seule fois durant ce voyage.Il était horrifié par les prix pratiquésdans les magasins de souvenirs etnous faisait garder nos mains dansnos poches.
« Ces salauds de juifs me ferontpayer si vous cassez quelque chose», juratil.
Ses paroles m’ont fait tressailliret aussi réaliser que l’hommederrière le comptoir l’avait entendu.Je l’ai vu rougir violemment alorsqu’il suivait du regard mon beaupère qui se dirigeait vers la porte.Puis j’ai vu son coup d’œil sur moiet mes sœurs, reflétant le mêmemépris que celui destiné à monbeaupère. Une chaleur est montéedans ma nuque et j’ai voulum’excuser – lui dire que nousn’étions pas comme notre beaupère– mais je ne pouvais rien faire. Jene pouvais rien lui dire devant monbeaupère, et si je l’avais fait,pourquoi m’auraitil crue ?Souvienst’en, aije pensé. N’oubliejamais ce que tu as vu, entendu etressenti. J’ai serré les dents et gardéla tête bien droite, j’ai regardé cethomme dans les yeux et prononcésans un bruit, « je suis désolée »,mais je ne sais pas s’il a saisi.
Quel contexte avaitil pour desgens comme nous ?
Après que ma copine se futendormie cette première nuit àGreenville, je suis restée allongée,longtemps éveillée. Ma copine étaitune Yankee de bonne famille, quiavait passé les étés de son enfancesur les rivages du New Jersey.J’étais allée làbas avec elle, j’avaismarché avec elle sur les plages deson enfance, larges et plates, d’ungris très clair, si propres qu’ellesm’intimidaient. Après avoir vu oùelle avait grandi et rencontré
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quelques membres de sa famille jela comprenais mieux, je voyais d’oùvenaient certaines de ses peurs etd’où venait sa fierté. Qu’avaitellecompris à mon sujet aujourd’hui ?Je m’interrogeais.
J’ai tourné la tête sur le côtépour la regarder dormir, ses lèvreslégèrement appuyées contre mapeau. Ses cheveux étaient foncés etbrillants, ses dents droites etblanches. Je me demandais cequ’elle aurait pensé de Folly Beach,côte du New Jersey des pauvresgens, ou de nous, si elle avait punous y voir. Une vieille honte mesubmergea, puis je me résolus à lachasser.
Le contexte, c’est si peu àpartager, et c’est si vital.
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UNE QUEST ION DE CLASSE
La première fois que j’aientendu « ils sont différents denous, ils n’accordent pas la mêmevaleur que nous à la vie humaine »,j’étais au lycée en Floride. L’hommequi parlait était un recruteur del’armée s’adressant à une bande degarçons, leur expliquant ce qu’étaitvraiment l’armée et ce à quoi ilsdevaient s’attendre outremer. Unsentiment de colère froide m’avaitenvahie. J’avais entendu le mot ilsprononcé sur le même ton dur,avant. Ils, ces gens làbas, ces gensne sont pas nous, ils meurent sifacilement, s’entretuent siaisément. Ils sont différents. Nous,j’ai pensé. Moi.
Lorsque j’avais six ou huit ans àGreenville, en Caroline du Sud,j’avais entendu ce même ton derejet, en l’occurrence employé àmon égard. « Ne joue pas avec elle.Je ne veux pas que tu leur parles. »
Ma famille et moi, nous avonstoujours été eux. Qui suisje ? medemandaije en écoutant cerecruteur. Qui sont messemblables ? Nous mourons sifacilement, disparaissons sisûrement – nous/elles/eux, lespauvres et les queers. J’ai pressémes pauvres poings blancs osseuxcontre ma bouche de lesbiennetêtue. La fureur était une bonnesensation, plus forte et plus pureque la honte qui lui succédait, quela peur et l’envie soudaine de couriret de se cacher, de nier, de fairesemblant de ne savoir ni qui j’étaisni ce que le monde me faisait.
Les gens comme moi n’étaientpas remarquables. Nous étionsordinaires mais, même ainsi, nousétions des mythes. Nous étions ceeux dont tout le monde parle – lespauvre bougres. J’ai grandi enessayant d’échapper au sort qui adétruit tant de gens que j’aimais, et,ayant pris l’habitude de me cacher,j’ai découvert que j’avais aussi priscelle de me cacher de moimême. Je
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ne savais pas qui j’étais, je savaisseulement que je ne voulais pas êtreeux, ceux et celles qui sontdétruitEs ou écartéEs pour que les «vraies personnes », les gensimportants, se sentent plus ensécurité. Une fois que j’ai comprisque j’étais queer, cette habitude deme cacher était ancrée en moi, siprofondément que ce n’était plus unchoix mais de l’instinct. Se cacher,se cacher pour survivre je pensais,étant entendu pour moi que si jedisais la vérité sur ma vie, mafamille, mon inclination sexuelle,mon histoire je me retrouveraisdans ce territoire inconnu, le paysdes ils, sans jamais aucune chancede mettre un nom sur ma proprevie, de la comprendre ou de larevendiquer.
Pourquoi astu si peur ? medemandaient mes amies et amantestoutes les fois où je semblaissoudainement être étrangère,quelqu’une qui ne leur parlait plus,qui ne faisait plus les choses qued’après elles je devais faire, deschoses simples comme faire unedemande d’emploi, de bourse, ou deprix dont elles étaient sûres que jeles obtiendrais facilement. Le bondroit, je leur ai dit, c’est de se sentirnous plutôt que eux. Vous pensezque vous avez droit à des choses,que vous avez une place sur cetteterre, et ça fait tellement partieintégrante de vous que vous nepouvez pas imaginer des gens
comme moi, des gens qui semblentvivre dans votre monde mais quin’en font pas partie. J’ai expliqué ceque je sais encore et encore, detoutes les façons possibles, mais jen’ai jamais été capable de fairecomprendre le degré de ma peur,jusqu’à quel point je me sentais niée: non seulement j’étaishomosexuelle dans un monde quihait les homosexuelLEs, mais j’étaisnée pauvre dans un monde quiméprise les pauvres. Le besoin derendre mon monde crédible pourdes gens qui ne le connaissent pasconstitue en partie la raison pourlaquelle j’écris. Je sais que certaineschoses doivent être ressenties pourêtre comprises, que le désespoir,par exemple, ne peut jamais êtreanalysé de façon suffisante ; il doitêtre vécu. Mais si je peux écrire unehistoire qui entraîne ma lectrice aupoint qu’elle s’imagine être mespersonnages, qu’elle ressent leurdegré de peur et de doute, leursespoirs et leurs angoisses, alors jeserai parvenue à me sentir plusréelle, aussi importante que cesmêmes gens que j’ai toujoursregardés avec crainte et respect.
Je sais que je suis lesbiennedepuis mon adolescence, et j’aipassé une bonne vingtaine d’annéesà panser les plaies de l’inceste et desmauvais traitements. Mais ce qui estsans doute le fait marquant de mavie, c’est d’être née en 1949 à
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Greenville, en Caroline du Sud, etd’être la fille naturelle d’une femmeblanche issue d’une familledésespérément pauvre, une femmequi avait quitté la quatrième l’annéeprécédente, travaillé commeserveuse, et avait juste quinze anset un mois lorsqu’elle m’avait eue.Ce fait, l’impact auquel je n’ai puéchapper d’être née dans desconditions de pauvreté que cettesociété trouve honteuses,méprisables et quelque partméritées, a eu le dessus sur moi àun point tel que j’ai passé ma vie àessayer de le surmonter ou de lenier. J’ai appris avec beaucoup dedouleur que la grande majorité desgens pensent que la pauvreté estune condition de vie volontaire.
J’ai aimé ma famille siobstinément que chaque geste pourla maintenir dans le mépris aallumé chez moi un contrefeu defierté – compliqué par l’envie sousjacente de nous couler dans lesmythes et les théories acceptablesde la société en général et de saréinterprétation lesbienneféministe. Le choix devient : soit lesfilms de Steven Spielberg et lesromans de Erskine Caldwell, l’unmettant en valeur et l’autrecaricaturant, soit le patriarcatcomme scélérat, banalisant leschoix que les hommes et les femmesde ma famille ont faits. J’ai eu àcombattre de vastes généralisations
issues de tous les points de vuethéoriques.
La théorie féministetraditionnelle a eu unecompréhension limitée desdifférences de classes ainsi que dela façon dont la sexualité et le moisont façonnés à la fois par le désiret par le déni. Cette théorie suggèreque nous sommes toutes des sœursqui devrions seulement dirigernotre colère et notre méfiance versle monde extérieur à lacommunauté lesbienne. Il est facilede dire que le patriarcat est la causede tout, que la pauvreté et le méprissont des produits de la sociétépatriarcale, et j’ai souvent ressentile besoin de confondre mon vécusexuel avec ce que j’étais d’accordde partager de mes origines declasse, de prétendre que ma vie entant que lesbienne et ma vie defemme issue de la classe ouvrièreétaient toutes deux construites parle patriarcat. Ou, inversement,d’ignorer combien ma vie futfaçonnée par le fait de grandirpauvre et de ne parler que del’influence de l’inceste sur monidentité de femme et de lesbienne.La difficulté réside dans ce que je nepeux pas imputer purement etsimplement la source de mesproblèmes dans la vie ni aupatriarcat, ni à l’inceste, ni même àla structure de classes de notresociété, invisible et objet de déni.
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Au sein de mon collectiflesbienféministe nous avons eu delongues conversations au sujet de laséparation corps/esprit, et de lamanière dont nouscompartimentons nos vies poursurvivre. Durant des années j’aipensé que ce concept renvoyait àma façon de séparer ma vieengagée, activiste, de ma viesecrète, passionnée, à traverslaquelle j’assouvissais mes désirssexuels. J’étais convaincue que lafracture était assez simple, qu’elleserait résolue avec le temps lorsquej’y verrais plus clair – à peu près aumoment où je commencerais àcomprendre le sexe. Jamais jen’imaginais que ce n’était pas unescission mais une fragmentation, etj’ai traversé des parties entières dema vie – des jours, des mois, desannées – à progresser de façonpurement dirigée, me levant tousles matins et me mettant au travail,travaillant tellement et sicontinuellement que j’évitais parn’importe quel moyen d’analyser ceque je savais de ma vie. Travaillerdevenait une transe. J’ignorais quij’étais vraiment et comment j’étaisdevenue cette personne, jecontinuais dans cette avancéejournalière, j’étais devenue uneautomate qui n’existe que par sontravail.
J’ai essayé de faire partie de lacommunauté lesbienne féministeafin de me sentir réelle et valorisée.
Je ne me rendais pas compte que jeme cachais, me fondant au milieudes autres par sécurité comme jel’avais fait au lycée, à l’université.J’ai trop connu cette attitude pourl’oublier. Je croyais que toutes ceschoses dont je ne parlais pas, ouauxquelles je ne voulais même pastrop penser, n’étaient pasimportantes, qu’aucune ne medéfinissait. J’avais bâti une vie, uneidentité dont j’étais fière, j’avais uneautre famille, la famille lesbienne,dans laquelle je me sentais ensécurité, et je n’avais pas réalisé quemon moi fondamental avait presquedisparu.
Il était facile de vivre cette vie àun point surprenant. Tout unchacun concourait à ce processus.Tout dans notre culture – livres,télévision, films, école, mode – estprésenté comme étant vu, entendu,ou façonné par une seule et uniquepersonne. Même si vous savez quevous ne partagez en rien cetimaginaire standard – si vous aimezla country music et pas le classique,si vous lisez les livres avec uncertain cynisme, si vous restezincrédule face aux informations quevous écoutez, si vous être lesbienneet pas hétérosexuelle, et vivezentourée de votre petitecommunauté déviante – vous êtestout de même conditionnée par cethégémonisme, ou par votrerésistance à celuici. Le seul moyenque j’ai trouvé pour résister à cette
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vision hégémonique du monde futde m’inclure moimême dansquelque chose de plus grand quemoi. Comme féministe et militantelesbienne radicale, et plus tardcomme militante sexeradicale (cequi plus tard devint le terme, avecféministes prosexe, pour désignercelles qui n’étaient pas antipornographie mais anticensure,celles d’entre nous qui défendaientla diversité sexuelle), le besoind’appartenance, afin de me sentiren sécurité, était tout aussiimportant pour moi que pourn’importe quelLE hétérosexuelLE,citoyenNE apolitique, et parfoismême plus important puisque lereste de ma vie était fortementengagé dans le combat.
La première fois que j’ai lu lespoèmes d’Irena Klepfisz1, lesbienneet juive, j’ai éprouvé comme unfrisson de reconnaissance. Non pasque mes semblables aient été «rayéEs de la carte » ou assassinéEscomme l’ont été les sienNEs. Non,nous avions été encouragéEs à nousdétruire nousmêmes, on nous avaitrenduEs invisibles parce que nousne collions pas au mythe, engendrépar la classe moyenne, des bonspauvres. Même maintenant, àquarante ans passés et obstinémentfière de ma famille, je ressens lepoids de cette mythologie, de cettevision romancée et tronquée des
1 Irena Klepfisz, A Few Words in the Mother Tongue : Poems, Selected and Ne, Eigth Mountain Press, Portland, Oregon, 1990.
pauvres. Je me retrouve à regardervers mon passé en me demandantce qui a été réel, ce qui a été vrai. Àl’intérieur de ma famille, tant dechoses étaient sujettes à mensonges,plaisanteries, dénis, ou dites defaçon délibérément indirecte, d’unesourde humiliation, ouaccompagnées d’une brève grimacepincée qui démentait tout ce quivenait d’être dit. Qu’estce qui étaitvrai ? La pauvreté décrite dans leslivres et les films était romantique,servant de toile de fond à l’histoirede personnages qui arrivaient à s’enéchapper.
La pauvreté dont lesintellectuels de gauche faisaient leportrait était tout aussi romantique,une tribune pour taper sur leshautes et moyennes classes, et, dansleur perspective, le héros de laclasse ouvrière était invariablementmasculin, vertueusement indigné, etinhumainement noble. La réalitéfaite de haine de soi et de violenceétait ou absente ou caricaturée. Lapauvreté que je connaissais étaitmonotone, anesthésiante,honteuse ; les femmes y avaient dupouvoir mais sur des critères quin’apparaissaient pas commehéroïques au reste de la société.
On ne voyait les vies de mafamille ni à la télévision, ni dans leslivres, ni même dans les bandesdessinées. Il existait un mythe despauvres dans ce pays mais il nenous incluait pas, malgré tous les
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efforts que je faisais pour nous yfaire rentrer de toutes mes forces. Ily avait une notion de bonNEspauvres – travaillant dur,déguenilléEs mais propres, etintimement honorables. J’ai comprisque nous étions les mauvaisESpauvres : les hommes buvaient etétaient incapables de garder untravail ; les femmes, invariablementenceintes avant le mariage,devenaient rapidement usées,grosses et vieilles d’avoir troptravaillé et porté trop d’enfants ; lesenfants avaient le nez qui coule, lesyeux humides et des mauvaisesmanières. Mes cousins ont quittél’école, volé des voitures, pris de ladrogue et fait des métiers qui nemènent à rien comme pompistes ouserveurs. Nous n’étions ni nobles, nireconnaissantEs, ni même pleinEsd’espoir. Nous nous savionsmépriséEs. Les membres de mafamille avaient honte d'être pauvreset de n'avoir aucun espoir.Travailler, économiser, lutter ou sebattre pour quoi ? Nous avions eules générations précédentes pournous apprendre que rien n’avaitjamais changé et que celles et ceuxqui avaient tenté d’y échapperavaient échoué.
Ma maman avait onze frères etsœurs et je ne connais le nom quede six d’entre elles/eux. AucunEn’est encore vivantE pour me dire lenom des autres. C’est ma grandmère qui m’a parlé de mon vrai
papa, un bel homme sans ambitionqui s’était marié, avait eu sixenfants, et qui vendait desassurancesvie au rabais à desNoirEs sans le sou. Ma maman s’estmariée quand j’avais un an, maisson mari est décédé un an plus tard,juste après la naissance de mapetite sœur.
Lorsque j’avais cinq ans,maman s’est mariée avec l’hommequi allait partager sa vie jusqu’à samort. Durant leur première annéede mariage, maman a fait unefausse couche et, pendant que nousattendions à l’extérieur sur leparking, mon beaupère m’a frappéepour la première fois, un geste qu’ila continué de faire jusqu’à mestreize ans passés. Lorsque j’avaispeutêtre huit ans, maman nous aemmenées dans un motel après quemon beaupère m’eut tellementbattue que cela avait causé unscandale dans la famille, mais noussommes rentrées deux semainesaprès. Maman m’a dit qu’elle n’avaitvraiment pas le choix : elle nepouvait pas nous nourrir seule.Lorsque j’avais onze ans, j’ai dit àun de mes cousins que mon beaupère me battait. Maman a fait mesbagages et ceux de mes sœurs etnous a emmenées quelques joursailleurs, mais une nouvelle fois monbeaupère a juré qu’il nerecommencerait plus, et unenouvelle fois nous sommes revenuesaprès quelques semaines. J’ai cessé
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de parler pendant un moment, etn’ai qu’un vague souvenir des deuxannées qui ont suivi.
Mon beaupère travaillaitcomme vendeur itinérant, ma mèrecomme serveuse, blanchisseuse,cuisinière, ou ouvrière pouremballer les fruits. Je n’ai jamais pucomprendre, vu qu’ils travaillaientsi dur et tant d’heures par jour, quenous n’ayons jamais assez d’argent,mais c’était également le cas desfrères et sœurs de maman quitrimaient dur dans les minoteries etles aciéries. En fait mes parents yarrivaient mieux que n’importe quidans la famille. Mais par la suitemon beaupère a été licencié etnous avons touché le fond – desmois de cauchemar avec leshuissiers à la porte, les meublesrepris, et les chèque en bois. Mesparents ont monté une combinepour qu’on croie que mon beaupèrenous avait abandonnées, mais enréalité il est descendu en Floride, aeu un nouveau travail, et nous aloué une maison. Il est revenu avecun camion UHaul en pleine nuit, aemballé nos affaires, et nous aemmenées vers le Sud.
La nuit où nous avons quitté laCaroline du Sud, ma maman s’estpenchée vers la banquette arrièrede sa vieille Pontiac et nous apromis à nous les filles : « Ce seramieux làbas. » Je ne sais pas sinous l’avons crue, mais je me revoistraversant la Géorgie au petit matin,
regardant les collines d’argile rougeet la végétation de mousse tirantvers le gris s’éloigner dans la lunettearrière. Je n’arrêtais pas de regarderle camion derrière nous,ridiculement petit pour contenirtout ce que l’on possédait. Mamann’avait rien emballé qui ne fût déjàremboursé en totalité, ce qui voulaitdire qu’elle n’avait que deux chosesde valeur : sa machine à laver et samachine à coudre, toutes deuxsolidement attachées aux parois ducamion. Pendant le trajetj’imaginais un accident qui auraitéventré le camion, éparpillant lesvieux habits et brisant la vaissellesur le macadam.
Je n’avais que treize ans. Jevoulais qu’on reparte de zéro,recommencer comme des gensnouveaux sans traces du passé. Jevoulais fuir ce que l’on avait vu denous, ce que nous avions été. Cedésir, je l’ai senti chez d’autresmembres de ma famille. C’est lapremière chose à laquelle je pensequand des problèmes surgissent – lasolution géographique. Changer tonnom, quitter la ville, disparaître, terefaire. Ce qui se cache derrièrecette pulsion, c’est la conviction quela vie que vous avez vécue, lapersonne que vous êtes n’ont pas devaleur, qu’il vaut mieux lesabandonner, que fuir est plus facileque d’essayer de changer les choses,que changer soimême n’est paspossible. Parfois je me dis que c’est
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cette conviction – plus séduisanteque l’alcool ou la violence, plussubtile que la haine du sexe oul’injustice entre les genres – qui adominé ma vie et rendu tout vraichangement si difficile etdouloureux.
Déménager en Floride n’a pasamélioré nos vies. Cela n’a pas faitcesser la violence de mon beaupère, ni soulagé ma honte, ni renduma mère heureuse. Une fois làbas,nos vies ont été régies par lamaladie de ma mère et les facturesdes soins médicaux. Elle avait subiune hystérectomie lorsque j’avaisenviron huit ans, ainsi qu’une séried’hospitalisations pour des ulcèreset un problème de dos chronique.Tout au long de mon adolescenceelle a par superstition refusé quequiconque prononce le mot cancer.Lorsqu’elle n’était pas malade,maman et mon beaupère allaientau travail, luttant pour rembourserce qui semblait être uneinsurmontable montagne de dettes.
Avant que j’ai quatorze ans,mes sœurs et moi avions trouvé desmoyens pour décourager la plupartdes avances sexuelles de mon beaupère. Nos efforts se sont trouvéssecondés lorsqu’il a été examiné parun psychothérapeute après qu’il eutun accès de colère au travail etqu’on lui eut prescrit desmédicaments qui le rendaientrenfrogné mais moins violent. Nousavons grandi rapidement, mes
sœurs prenant le chemind’abandonner l’école tandis quej’avais de bonnes notes et passais leplus d’examens possible en vued’obtenir une bourse. Je fus lapremière personne de la famille àavoir le bac, et le fait que jepoursuive mes études a été unevéritable surprise.
Nous imaginons touTEs que nosvies sont normales, et je ne savaispas que la mienne n’était pas cellede tout le monde. C’est en Florideque j’ai commencé à comprendrecombien nous étions différentEs.Les gens que nous rencontrions làbas n’avaient pas été façonnés parla structure de classe rigide quidominait le Piémont de Caroline duSud. La première fois que j’airegardé mes camarades de collègeet que j’ai pris conscience que je nesavais pas qui ils étaient – nonseulement en tant qu’individus maisen tant que catégorie, qui étaientleurs semblables et comment ils sevoyaient euxmême – j’ai aussi prisconscience qu’ils ne me connaissaitpas. À Greenville, tout le mondeconnaissait ma famille, tout lemonde savait qu’on était de laracaille, et cela voulait dire qu’onserait sûrement pauvres, qu’onaurait sûrement des boulotslugubres et mal payés, qu’ontomberait enceintes pendant notreadolescence, et qu’on ne finiraitjamais l’école. Mais la Floride dansles années soixante était pleine de
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fuyards et d’immigrantEs, et notreécole de la banlieue ouvrièremajoritairement blanche nousclassait non pas d’après le revenu etles origine familiales, mais d’aprèsdes testes d’intelligence etd’aptitude. Soudain j’ai étépropulsée sur la voie menant auxétudes supérieures, et si l’on meméprisait pour mon talentinexistant en société, ma garderobelamentable et mon long accenttraînant, il y avait égalementquelque chose que je n’avais jamaisconnu avant : un anonymatprotecteur, ainsi qu’une sorte derespect et de curiosité réticentsconcernant mon avenir. Parce qu’ilsne voyaient pas la pauvreté et ledésespoir comme une issue courued’avance pour moi, j’ai pucommencer à imaginer d’autresavenirs pour ma vie.
Dans ce pays, nous étionsinconnuEs. Le mythe du pauvres’était posé sur nous et nousdonnait du prestige. Je le voyaisdans les yeux de mes professeurEs,dans ceux du représentant du Lion’sClub qui avait payé mes nouvelleslunettes, et dans ceux de la femmede la Junior League qui me parlaitde la bourse que j’avais obtenue.C’était mieux, beaucoup mieux,d’être une pauvre mythique que defaire partie des ils que j’avaisconnus avant. J’ai aussi faitl’expérience d’un nouveau niveaude peur, la peur de perdre ce qui
auparavant n’aurait jamais étéimaginable. Ne me laissez pasperdre cette chance, priaisje, vivantdans la terreur que l’on ne me voieà nouveau comme je me connaissaismoimême.
Adolescente, je trouvais que lafuite de ma famille de Caroline duSud ressemblait à un mauvais film.Nous avons fui comme des esclavesauraient pu le faire, avec le shérifarrêtant mon beaupère dans le rôledu gardefrontière imaginaire. Jesuis sûre que si nous étions restéEsen Caroline du Sud, j’aurais étéprise au piège de la misère héritéede ma famille, avec la prison, desenfants sans père – et que mêmeêtre intelligente, obstinée, etlesbienne n’y aurait rien changé.
Ma grandmère est mortelorsque j’avais vingt ans, et aprèsque maman fut allée à la maisonpour l’enterrement j’ai fait une sériede rêves dans lesquels nous vivionstoujours à Greenville, en bas de larue où était morte mamie. Dansmes rêves, j’avais deux enfants et unseul œil, je vivais dans unecaravane, et je travaillais dans unefilature. La plus grande part de montemps consistait à me demanderquand je me déciderais à nous tuer,moi et mes enfants. Les rêvesétaient si vivants que je me suispersuadée qu’ils étaientlittéralement la vie que j’aurais eue,et j’ai commencé à travailler pluspour mettre autant de distance que
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possible entre ma famille et moi.J’ai copié les tenues, les manières,les attitudes et les ambitions desfilles que je rencontrais à la fac,changeant ou cachant mes propresgoûts, centres d’intérêt et désirs. J’aigardé mon lesbianisme secret,m’abritant derrière l’amitié d’ungarçon efféminé, ce qui nousarrangeait touTEs les deux.J’expliquais à mes amies que jerentrais rarement à la maison parceque mon père et moi nousdisputions trop pour que je mesente bien chez lui. Mais ce n’étaitqu’une partie de la raison pourlaquelle j’évitais de rentrer à lamaison, la raison la plus commode.La vérité c’est que j’avais peur de ceque je pourrais devenir en rentrantchez ma maman, la femme desfameux rêves – odieuse, violente etdésespérée.
Il est dur d’expliquer que j’ai fuima propre vie de façon si délibéréeet minutieuse. Je n’avais pas oubliéd’où je venais, mais je serrais lesdents et je le cachais. Lorsque mabourse n’a plus été suffisante pourpayer mes études supérieures, j’aipassé un an de travail acharné àfaire des salades, à être professeureremplaçante ou femme de chambre.J’ai finalement trouvé un job aprèsavoir accepté d’être parachutéen’importe où, là où les services de laSécurité Sociale avaient besoind’une employée. Une fois que j’ai euun travail et une place fixe, je suis
devenue active sur le plan politiqueet aussi dans ma vie sexuelle,rejoignant l’équipe de volontairesde la Maison des femmes, ettombant amoureuse d’une série defemmes de la classe moyenne quipensaient que mon accent et meshistoires étaient profondémentcharmants. Ce que je leur racontaisau sujet de ma famille, de laCaroline du Sud, sur le seul faitd’être pauvre, tout cela n’était quedes mensonges, savamment misbout à bout pour paraître drôles ouamusants. Je savais trop bien quepersonne ne voulait entendre lavérité sur la pauvreté, le désespoiret la crainte, le sentiment que riende ce que je faisais ne changeraitrien, ou le ressentiment furieux quicouvait sous mes plaisanteries.Même lorsque avec ma petite amienous avons formé une famillelesbienne alternative, partageant ceque nous pouvions de nosressources, j’ai maintenu la véritésur mes origines et celle que je mesavais être dans un flouprécautionneusement mystérieux.J’ai travaillé très dur pour devenirune nouvelle personne, unelesbienne activiste radicale biendans sa tête, et j’ai totalement cruqu’en me recréant moimêmej’aidais à refaire le monde.
Durant une dizaine d’années, jene suis jamais retournée à la maisonpour plus de quelques jours àchaque fois.
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Lorsque dans les années quatrevingt j’ai rencontré par hasard leconcept de sexualité féministe, je nesavais pas véritablement ce qu’ilvéhiculait. Bien que j’aie été, et soisencore, féministe, que je me soisengagée à réclamer le droit de gérermes désirs sexuels sans placer cesdésirs sous la coupe d’une sociétéqui a peur du sexe, les demandesd’explication ou de justification demes fantasmes sexuels m’ontembarrassée. Comment chacuneexpliquetelle ses pulsions sexuelles?
La guerre des sexes estterminée, m’aton dit, et ça medonne toujours envie de demanderqui l’a gagnée. Mais mon sens del’humour paraîtrait sans doute unpeu obscur à des femmes qui ne sesont jamais senties menacées par lamanière dont la plupart deslesbiennes pensent et utilisent lestermes pervers et queer. J’utilise leterme queer pour signifier plus dechoses qu’avec celui de lesbienne.Depuis que je l’ai utilisé pour lapremière fois en 1980 j’ai toujourspensé qu’il impliquait que j’étaisnon seulement une lesbienne maisaussi une lesbienne femtransgressive – passive, masochiste,aussi sexuellement agressive que lesfemmes que je recherche, et aussipornographique dans monimaginaire et mes activités sexuelles
que la pensée hétérosexuelledominante l’a toujours cru.
Ma tante Dot plaisantait : « Il ya deux ou trois choses que je saisparfaitement, mais jamais lesmêmes et pas aussi parfaitementque je le voudrais. » Ce que je saisassurément c’est que la classesociale, le genre, l’orientationsexuelle, et les préjugés – raciaux,ethniques, et religieux – forment unmaillage complexe qui façonne etplace des barrières dans notre vie etque la résistance à la haine n’est pasun acte simple. Clamer son identitédans le creuset de la haine etrésister à cette haine est infinimentcompliqué et, pire, presqueimpossible à expliquer.
Je sais que j’ai été haïe parceque j’étais lesbienne, à la fois par la« société » et le milieu plus intimede ma famille au sens large, maisj’ai été également haïe ou méprisée(ce qui est d’un certain côté plusfragilisant et insaisissable que lahaine) par des lesbiennes dont lecomportement et les pratiquessexuelles avaient été forgées parleur classe sociale. Mon identitésexuelle est intimement façonnéepar ma classe sociale et ma régiond’origine, et la haine dirigée contremes préférences sexuelle est pourune grande part dirigée contre monmilieu social – bien que beaucoupde gens, les féministes enparticulier, aiment prétendre que cen’est pas un facteur. Le genre de
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femmes qui m’attire estinvariablement le genre de femmesqui embarrasse les lesbiennesféministes politisées et respectablesdes classes moyennes. Mon idéalsexuel est butch, exhibitionniste,doté d’un physique agressif, c’estune femme plus intelligente qu’ellene veut le faire croire, et fière d’êtretraitée de perverse. Le plus souventelle fait partie de la classe ouvrière,elle a une aura de danger et unhumour plein d’ironie. Beaucoup denos contemporainEs prétendentfaire preuve d’une grande tolérancesexuelle, mais le fait que masexualité soit construite au cœur dufétichisme cuir, et autour dedynamiques butch/fem, estlargement considéré avec du dégoûtou une haine catégorique.
Tout une partie de ma vie onm’a supposée malavisée, abîmée parl’inceste et les abus sexuels de monenfance, me livrant délibérément àdes pratiques sexuelles haïssables etdégradantes dans le souci égoïstede me concentrer sur ma seulesatisfaction sexuelle. On s’attendaità ce que j’abandonne mes désirspour devenir la femme normaliséequi flirte avec le fétichisme, quis’amuse à renverser les rôles etdevise avec humour ou un légermépris sur les catégories historiquesde désirs déviants mais n’en prendaucune suffisamment au sérieuxpour revendiquer une identitésexuelle basée sur ces catégories. Il
était déjà assez dur de medébarrasser de ces exigences quandelles étaient formulées par la sociétéstraight. Cela devenait consternantlorsque ces même exigences étaientformulées par d’autres lesbiennes.
Une des forces que je tire demon milieu social est l’habitude dumépris. Je sais que je n’ai aucunechance de devenir ce que mesdétracteurs espèrent de moi, et jecrois que même la tentative de leurplaire ne récolterait que leurmépris, et le mien par la mêmeoccasion. Néanmoins, la relationentre la vie que j’ai vécue et lafaçon dont cette vie est perçue parles autres a toujours invité à unesorte de fantasme m’automythifiant.Il a toujours été tentant pour moi defaire jouer les stéréotypes et lesidées fausses de la culturedominante, plutôt que de décrireune difficile et parfois douloureuseréalité.
J’essaie de comprendrecomment nous intériorisons lesmythes de notre société mêmelorsque nous leur résistons. J’ai eula tentation très forte d’écrire ausujet de ma famille une sorte deconte moral, nous dans le rôle deshéros et les classe moyennes etsupérieures dans celui des vilains.Cela aurait fait partie du mytheromantique, par exemple, deprétendre que nous étions cesnobles blancs du Sud dépeints dans
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les films, travaillant au moulindepuis des générations et sortant dudroit chemin à cause del’alcoolisme, d’une tendancefamiliale à la rébellion et auxdiscussions syndicales. Mais celaaurait été un mensonge. La véritéc’est que personne dans ma famillen’a jamais été syndiqué.
Poussé à la limite, le mythe dupauvre placerait ma famille audessus des organisations syndicaleset des personnes brisées par l’échecdes syndicats. Pour ma famille, lesleaders syndicaux, comme lesprédicateurs, étaient d’une autreclasse, suspecte et haïe autantqu’admirée pour ce qu’elle essayaitd’accomplir. Nominalement baptistedu Sud, aucun membre de mafamille ne prêtait attention dans lesfaits aux prédicateurs, et seulEs lesenfants allaient au catéchisme. Unecroyance sérieuse en quoi que cesoit – toute idéologie politique,système religieux, ou théorie sur lesens ou le but de la vie – était jugéeirréaliste. C’était une attitude quim’a beaucoup gênée lorsque j’aicommencé à lire les romanssocialement engagés que je trouvaisau rayon livres de poche auxalentours de onze ans. J’aimaisparticulièrement les romans deSinclair Lewis et je voulais imaginerma famille faisant partie de la lutteouvrière.
« Nous n’étions pas des suiveurs», m’a dit ma tante Dot avec un
sourire lorsque je lui ai parlé dessyndicats. Mon cousin Butch arigolé, m’a dit que les syndicatsfaisaient payer de cotisations, et adit : « Diable, on arrive même pas ànous faire mettre un sou à la quête.J’vais pas en donner aux syndicats.» J’ai trouvé dommage que la seulechose en laquelle ma famille croyaitde tout cœur fût la chance et lescaprices du destin. Ils avaientl’intime conviction que le plusprudent et le plus admirable étaitde garder son sens de l’humour, dene jamais pleurnicher ni trembler,et de faire confiance à la chance,qui pourrait un jour tourner. Le faitque je devienne une activistepolitique dotée d’une ferveurpresque religieuse fut ce qui a leplus scandalisé ma famille et lacommunauté ouvrière du Sud dontelle faisait partie.
De façon similaire, ce n’est pasma sexualité, mon lesbianisme, quema famille a trouvé le plus rebelle ;durant la plus grande partie de mavie, personne excepté ma mamann’a pris mon orientation sexuelletrès au sérieux. Non, c’était ce queje pensais au sujet du travail, del’ambition, et du respect de soimême. Les femmes de ma familleétaient serveuses, filles de comptoirou ouvrières dans desblanchisseries. J’étais la seule quiaie travaillé comme bonne, unechose que je n’ai dite à aucun d’eux.Ils auraient été en colère s’ils
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l’avaient appris. Pour eux le travailc’était le travail, quelque chose denécessaire. Tu faisais ce que tuavais à faire pour survivre. Ils netiraient pas autant de fierté de leurtravail que de leur capacité àendurer le dur travail et lesmauvaises passes. En même temps,ils maintenaient qu’il y avaitcertaines formes de travail, dontcelui de femme de chambre, quiétaient seulement pour les Noirs,pas pour les blancs, et alors que jene partageais pas cette opinion jesavais qu’elle faisaitintrinsèquement partie de la façondont ma famille voyait le monde.Quelquefois j’avais l’impressiond’être à cheval sur les deux culturessans appartenir à l’une ou à l’autre.Je serrais les dents face au racismeindiscutable de ma famille etcontinuais à respecter leur patiencepleine de pragmatisme. Mais deplus en plus, en vieillissant, ce quej’ai ressenti c’est une profondebrouille de mes sentiments affectifsdue à leur vue sur le monde, etgraduellement une honte qui leur aété totalement incompréhensible.
« Tant qu’il y a des restaurantspour manger, tu peux toujourstrouver du travail », me disaient mamère et mes tantes. Puis ellesajoutaient : « On peut se faire unpeu plus avec un sourire. » Il estévident qu’il n’y avait rien dehonteux derrière cela, ce sourireattendu derrière le comptoir, ce
sourire triste lorsque vous n’aviezpas le loyer, ou la façon miprovocante, miimplorante de mamaman de couvrir de gentillesses lepatron du magasin pour obtenir unpetit crédit. Mais je détestais ça, jedétestais le besoin que l’on avaitqu’elle le fasse, et la honte quisuivait chaque fois que je le faisaismoimême. Pour moi c’était de lamendicité, une quasiprostitutionque je méprisais, alors même que jecontinuais à compter dessus. Aprèstout, j’avais besoin d’argent.
« Fais juste un sourire »,plaisantaient mes cousines, et jen’aimais pas ce qu’elles voulaientdire. Après mes études supérieures,lorsque j’ai commencé à subvenir àmes besoins et à étudier les théoriesféministes, je suis devenue plusméprisante que compréhensive àl’égard des femmes de ma famille.Je me disais que la prostitution étaitune profession qualifiée et que mescousines n’étaient jamais que desamatrices. Cela contenait unecertaine part de vérité, bien que,comme tout jugement sévère rendude l’extérieur, il fît l’impasse sur lesconditions dans lesquelles on enétait arrivées là. Les femmes de mafamille, y compris ma mère, avaientdes papasgâteaux, pas des jules,des hommes qui leur glissaient del’argent parce qu’elles en avaientterriblement besoin. De leur pointde vue elles étaient gentilles avecces hommes parce qu’ils étaient
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gentils avec elles, et ce n’étaitjamais un arrangement direct etgrossier au point de mettre un prixsur leurs faveurs. Elles n’auraientd’ailleurs jamais décrit ce qu’ellesfaisaient comme étant de laprostitution. Rien ne les mettaitplus en colère que de suggérer queles hommes qui les aidaient lefaisaient uniquement pour leursfaveurs. Elles travaillaient pourvivre, juraientelles, mais ça c’étaitdifférent.
Je me suis toujours demandé sima mère détestait son papagâteau,ou sinon lui, son besoin à elle de cequ’il lui offrait, mais dans monsouvenir cela n’apparaît pas. C’étaitun vieil homme, à moitié infirme,hésitant et dépendant, et il traitaitma maman avec énormément deconsidération et, oui, de respect.Leur relation était douloureuse, etcomme ni mon beaupère ni elle negagnaient assez d’argent pour fairevivre la famille, maman ne pouvaitpas refuser l’argent de son papagâteau. En même temps cet hommene donnait aucune indicationcomme quoi cet argent servait àacheter à maman ce qu’elle n’auraitpas normalement offert. La vérité,je crois, est qu’elle l’aimaitsincèrement, et que cela étaitpartiellement dû au fait qu’il latraitait si bien.
Même maintenant, je ne suispas sûre qu’ils avaient des relationssexuelles. Maman était une jolie
femme, et elle était gentille avec lui,une gentillesse dont évidemmentpersonne n’avait fait preuve enverslui durant sa vie. De plus, il prenaitgrand soin de ne lui causer aucunproblème avec mon beaupère. Entant qu’adolescente, avec le méprisdes adolescentEs pour les entorses àla morale et les complexitéssexuelles quelles qu’elles soient,j’étais persuadée que les relationsentre ma maman et ce vieil hommeétaient méprisables. Et aussi, quejamais je ne ferais une chosepareille. Mais la première foisqu’une petite amie m’a donné del’argent et que je l’ai pris, tout abougé dans ma tête. Le montantn’était pas élevé pour elle, maispour moi il l’était et j’en avaisbesoin. Alors que je ne pouvais lerefuser, je me suis haïe de leprendre et je l’ai haïe de me ledonner. Pire, elle montrait moins debonne grâce à l’égard de mesbesoins que papagâteau n’en avaitmontré envers maman. Tout lemépris amer que j’éprouvais enversmes tantes et mes cousines dans lebesoin s’est déchaîné et a consumél’amour que j’éprouvais pour elle.J’ai rapidement mis un terme ànotre relation, incapable de mepardonner d’avoir vendu ce qui,estimaisje, ne devait être qu’offertlibrement – pas le sexe mais l’amourluimême.
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Lorsque les femmes de mafamille disaient combien ellestravaillaient durement, les hommescrachaient sur le côté et secouaientla tête. Les hommes avaient de vraismétiers – des travaux durs,dangereux, qui réclamaient de laforce physique. Ils allaient enprison, et pas seulement ceux quin’avaient pas froid aux yeux, lesgarçons insouciants qui me faisaientpeur avec leurs manières brutales,mais leurs frères plus doux etgentils. C’était de famille ça aussi,c’est ce que prédisaient les gens ausujet des proches de ma mère, oude mes proches. « Son papa estcelui qui a fait de la prison enGéorgie, et son oncle aussi.Probablement, il est bien pareil »,entendaiton dire au sujet degarçons si jeunes qu’ils avaientencore leurs dents de lait. Nousallions toujours dans des fermesd’État voir quelqu’un, un oncle, uncousin, ou une relation sans nom.La tête rasée, mornes et sonnés, ilspleuraient sur l’épaule de mamanou suppliaient mes tantes de lesaider. « J’ai rien fait, maman »,disaientils, et cela était peutêtrevrai, mais si même nous nous ne lescroyions pas, qui les aurait crus ?Personne ne disait la vérité, pasmême combien leurs vies étaientdétruites.
Un de mes cousins préférés afait de la prison quand j’avais huitans, pour avoir fracturé une cabine
de téléphone publique à pièces avecun autre garçon. L’autre garçon futrenvoyé à la garde de ses parents.Mon cousin fut envoyé audépartement garçons de la fermed’État. Après trois mois, ma mamannous a emmenées lui rendre visite,avec un gros paquet de poulet frit,du maïs froid, et de la salade depommes de terre. Avec une centained’autres nous nous sommes assisessur la pelouse avec mon cousin etl’avons regardé manger comme s’iln’avait pas eu de repas completdepuis trois mois. Je vis sa têtepresque rasée et ses oreillesmarquées par une fine cicatricebleue témoignant d’une coupe sansménagement. Les gens riaient, il yavait de la musique, et un hommegrand, paresseux, en uniforme, estpassé à côté de nous enmâchonnant un curedents et ennous examinant de près. Moncousin a gardé la tête baissée, levisage rempli de haine, et n’aregardé le surveillant que lorsqu’ils’était retourné.
« Les fils de putes », atilmurmuré, ma maman lui a fait «Chut ! ». Nous étions touTEs assisEssans bouger lorsque le garde a faitvolteface. Il y a eu un long momentde calme, puis l’homme a déridéson visage pour faire un grandsourire.
« Oui, oui », atil dit. C’est toutce qu’il a dit. Puis il s’est éloigné.AucunE de nous n’a parlé. AucunE
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de nous n’a mangé. Il est retourné àl’intérieur peu de temps après, etnous sommes parties. De retourdans la voiture, ma mère s’est assisepour pleurer en silence. La semained’après, mon cousin a eu un rapportpour bagarre et sa détention a étéprolongée de six mois.
Mon cousin avait quinze ans. Iln’est jamais retourné à l’école, etaprès la prison il n’a pas pu intégrerl’armée. Quand par la suite il estrentré à la maison, nous n’enn’avons jamais parlé, nous n’enn’avons jamais eu besoin. Je savaissans le demander que le garde avaiteu sa petite revanche, et je savaisaussi que mon cousin fracturerait ànouveau une cabine téléphoniquedès qu’il le pourrait mais le feraitdiscrètement et sans se faireprendre. Je connaissais, sansdemander la cause de sa fureur, cequ’il ressentait à l’égard des genspropres, bien habillés, méprisants,qui le regardaient comme si sa viene comptait pas plus que celle d’unchien. Je le savais parce que je leressentais moi aussi. Le garde nousavait regardées, maman et moi,avec la même expression que pournotre cousin. Nous étions desordures. Nous étions ceux pourlesquels ils construisaient les fermesd’État. Le garçon qu’ils ont renvoyéchez ses parents était le fils d’undiacre, le directeur du magasind’électroménager.
Autant j’ai haï cet homme, et
son fils, autant d’une certaine façonj’ai haï mon cousin aussi. Il auraitdû savoir, je me disais, les risquesqu’il encourait. Il aurait dû faireplus attention. Lorsque j’ai grandi etcommencé à vivre ma propre vie,c’était une rengaine que je merépétais plus furieusement qu’à moncousin. Je savais qui j’étais, je savaisque la chose la plus importante àfaire était de me protéger et decacher mon identité méprisable,fondue dans le mythe du bonpauvre et de la lesbienneraisonnable. Quand je suis devenuemilitante féministe, cette litanierésonnait dans ma tête, avec, ennote de fond, quelque chose detellement ancré et omniprésent queje ne l’entendais plus, même lorsquetout ce que je faisais était à sondiapason.
En 1975, je gagnaispéniblement ma vie en étantl’assistante d’un photographe deTallahassee, en Floride. Mais le vraitravail de ma vie était monactivisme lesbien féministe, letravail que j’ai réalisé avec lamaison des femmes locale et lecomité pour créer un programmed’études féministes à l’universitéd’état de Floride. Mon rôleconsistait en partie, c’est comme çaque je le voyais, à être unelesbienne féministe évangélique, età aider à développer une analysepolitique de cette société qui
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haïssait les femmes. Je ne parlaispas de classe, ou seulement pourreconnaître pour la forme que nousdevions y penser, de la même façon,pensaisje, que nous devions toutesréfléchir au racisme. J’étais unepersonne décidée, vivant au seind’un collectif de lesbiennes – toutesjeunes, blanches et sérieuses –étudiant chaque nouveau livre quiavait pour but de s’adresser auxféministes, conduite par ce que jevoyais comme un besoin derévolutionner le monde.
Des années plus tard, il estdifficile de faire comprendre à quelpoint ma vie me semblaitraisonnable à cette époque. Jen’étais pas désinvolte, ni sciemmentcondescendante, ni inconsciente dela dureté d’une lutte remodelant lesrelations sociales, mais comme tantde femmes de ma génération jecroyais dur comme fer que jepourrais changer quelque choseavec ma vie, et j’étais décidée àdonner ma vie pour tenter dechanger quelque chose. Jem’attendais à des momentsdifficiles, à de longues et lentespériodes de sacrifices et de corvées,je m’attendais à être haïe etattaquée en public, à avoir à laissermes désirs personnels, mes amours,ma famille de côté afin de fairepartie de quelque chose de mieux etde plus important que mespréoccupations individuelles. Enmême temps, je travaillais
furieusement à prendre plus ausérieux mes désirs, ma sexualité,mes besoins de femme et delesbienne. Je pensais que je menaisune révolution politique personnelleà tout moment, que je nettoie à labrosse le sol de la crèche, que jetrouve un budget pour quel’université achète une collection delivres sur les femmes, que jeparticipe à l’édition du magazineféministe local ou à la créationd’une librairie des femmes. Que jesois constamment épuisée et n’aiepas d’assurance santé, que je fassependant des heures un travailmonotone et non rémunéré, ouencore que je m’éloigne furtivementdu collectif pour des rendezvousavec des femmes butchs que mescolocataires jugeaient rétrogrades etsexistes, tout cela n’a jamaisperturbé mon engagement totaldans la révolution féministe. Je nevivais pas dans une bulle : j’avaiscompartimenté ma pensée à un telpoint que je ne me demandaisjamais ce que je faisais ni pourquoi.Et je n’ai jamais admis ce qui soustendait mes convictions féministes –une incrédulité face auchangement, imprégnée par maclasse, une peur secrète qu’un jouron ne me découvre comme j’étaisréellement, que l’on me découvre etme rejette. Si je n’avais pas étéélevée dans l’idée de donner ma vie,auraisje fait une aussi bonne
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révolutionnaire, efficace etsacrifiée ?
Ma concentration étroitementlimitée de révolutionnaire n’a bougéque lorsque je me suis remise àécrire. L’idée d’écrire des histoiresparaissait frivole tant il restait àfaire, mais tout à changé lorsque jeme suis retrouvée confrontée à desémotions et à des idées qui nepouvaient être expliquées plus tardou attendre l’aprèsrévolution. Celas’est passé de façon simple etinattendue. Une semaine, on m’ademandé de parler devant deuxgroupes complètement différents :un cours de catéchisme épiscopalienet un centre de détention pourmineures. Les épiscopalienNEsétaient touTEs blancHEs, bienhabilléEs, s’exprimaientextrêmement clairement etfacilement, étaient bien élevéEs, etvoulaient à tout prix savoir (sansme le demander directement)comment ça se passe deuxfemmesquicouchentensemble. Lesdélinquantes étaient toutes desfemmes, à quatrevingts pour centNoires et Hispaniques, ellesportaient des robesuniformesvertes ou des jeans et des blouses,étaient grossières, ignorantes,n’avaient peur de rien, et étaienttout aussi déterminées à savoir cequi se passe entre deux femmesdans un lit.
J’ai essayé de m’amuser avecles épiscopalienNEs, les titillant sur
leurs peurs et leur anxiété, et enétant d’une grande honnêteté en cequi concernait mes pratiquessexuelles. Le professeur decatéchisme, un homme qui m’avaitassurée de ses idées libérales,rougissait et bégayait au fur et àmesure que les questions sur ladécouverte, puis l’expression de masexualité devenaient plus précises.Lorsque la rencontre a été terminéej’ai marché dehors dans le soleil,irritée par le mépris déguisé deleurs questions et, bien que je nesache pourquoi, si déprimée que jen’ai pas pu pleurer.
Les délinquantes furent uneautre histoire. Effrontées, ellesm’ont fait rougir au bout despremières minutes, hurlant desquestions qui étaient d’une part dela curiosité et d’autre part une façonpour elles de mettre en avant cequ’elles savaient déjà. « T’es butchou fem ? », « T’as jamais baisé avecdes mecs ? », « T’as jamais euenvie ? », « Tu veux des enfants ? »,« Elle est comment ta copine ? ».J’ai fini par craquer quand une fille,très grande et sûre d’elle, s’est levéeet m’a interpellée : « Hé, chérie ! Jevais sortir d’ici le weekendprochain. Tu fais quoi ce soirlà ? »J’ai rigolé si fort que j’ai presquetoussé. J’ai rigolé jusqu’à ce quenous soyons toutes à ricaner ouhurler de rire. Même être fouilléeen partant n’a pas entamé mabonne humeur. Je souriais toujours
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lorsque j’ai rejoint ma copine dansle waterbed ce soirlà, souriantjusqu’à ce qu’elle m’entoure de sesbras et que j’éclate en sanglots.
J’ai compris alors,soudainement, tout ce qui étaitarrivé à mes cousinEs et à moimême, je l’ai compris avec unetoute nouvelle et déchiranteperspective, où il était clair quej’avais été, et à quel point, brutaleavec ma famille et moimême. J’aisaisi à nouveau combien nousavions été rejetéEs et privéEs detout, et que j'avais tout fait pour nepas avoir à y penser. J'avais appriscomme une enfant que ce qui nepouvait pas être changé devaitrester non dit, et pire, que celles etceux qui ne peuvent pas changerleur propre vie ont toutes lesraisons d'en avoir honte et de lacacher. J'avais accepté cette honteet y avais cru, mais pourquoi ?Qu'estce que mes cousinEs ou moimême avions fait pour mériter lemépris qui nous était adressé ?Pourquoi nous avaisje toujourscruEs méprisables par nature ? J'aivoulu parler à quelqu'unE de toutesles choses auxquelles je pensaiscette nuitlà, mais je n'ai pas pu.Parmi les femmes que je connaissaisil n'y en avait pas une qui auraitcompris ce que j'avais dans la tête, iln'y avait pas de femme de la classeouvrière au sein du collectif oùj'habitais. J'ai commencé à me dire
que nous ne partagions aucunlangage pour parler de ces véritésamères.
Les jours qui ont suivi, je mesuis souvent rappelé cet aprèsmidià la ferme d'État, ce sentimentd'être un animal dans un zoo, unechose que l'on regarde et dont onrit, utilisée par les vraies personnes,celles qui nous observent. Malgréses convictions libérales, ceprofesseur de catéchisme m'avaitregardée avec les yeux dusurveillant de la prison de moncousin. J'étais renvoyée à monenfance, à toutes les peursauxquelles j'avais essayé d'échapper.Une nouvelle fois je me suis sentie àla merci de ces gens importants quisavent s'habiller et parler, à qui l'onaccordera toujours le bénéfice dudoute, pas comme pour moi et mafamille.
J'ai ressenti une rage siancienne que je n'ai pas pu analyserà quel point elle avait déterminé mavie. J'ai pris à nouveau consciencequ'à certainEs on ne fait pas dequartier, on ne laisse pas de chance.Que le courage, l'humour et l'amourde son prochain ne sont qu'uneplaisanterie pour ceux qui édictentles règles du jeu, et j'ai haï ceux quifont ces règles. Enfin, j'ai reconnuque la plupart de mes mauxvenaient du fait que je ne savaisplus qui j'étais ni à quelle catégoriej'appartenais. J'avais fui ma famille,refusé d'aller lui rendre visite, et
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essayé par tous les moyens de mefabriquer un autre personnage.Comment pouvaisje être issue de laclasse ouvrière et avoir un diplômeuniversitaire ? En étant militantelesbienne ? J'ai repensé auxgardiens du centre de détention. Ilsne m'avaient pas regardée avec lemême regard vide que celui qu'ilsadressaient aux filles venuesm'écouter, des filles trop proches dela vie que j'aurais dû vivre pour queje puisse supporter de les affronter.Le mépris dans leur regard était liéau fait que je sois lesbienne, unmépris différent mais pareil, cartoujours du mépris.
Tandis que je laissais éclaterma colère, ma copine me tenait, meréconfortait, et essayait de me faireexpliquer ce qui me faisait tantsouffrir, mais j'en étais incapable.Elle m'avait tant parlé des relationsdifficiles qu'elle entretenait avec safamille, avec son père qui dirigeaitsa propre affaire et qui continuaitde lui envoyer un chèque tous lesmois. Elle ne savait presque rien surma famille, hormis les blagues etquelques histoires soigneusementtriées. Je me suis sentie si seule eten danger dans ses bras que jen'aurais rien pu expliquer du tout.Je pensais à ces filles du centre dedétention et aux histoires rapides etbrutales qu'elles racontaient sur leursœurs, leurs frères, leurs cousinEs etleurs amoureuxSES. Je pensais auxbrèves allusions qu'elles faisaient à
ce qu'elles avaient perdu,n'évoquant jamais la perte de leurespoir, de leur propre futur, ou latournure douloureuse que prendraitleur vie quand elles seraientlibérées. Ayant séché mes larmes,j'étais allongée et je regardais macopine endormie tout enréfléchissant à ce que je n'avais pasété capable de lui dire. Au bout dequelques heures, je me suis levée etj'ai rédigé quelques notes en vued'écrire un poème, une litaniedépouillée et douloureuse sur laperte, formulée comme uneconversation entre deux femmes,l'une ne pouvant pas comprendre,et l'autre ne pouvant pas tout dire.
Il m'a fallu du temps pourtransformer ce poème, violent cri dedouleur et de rage, en une histoirequi m'expliquait quelque chose queje n'avais jamais voulu voir de près– le processus de la fuite, del'enfermement sur soimême, de ladissimulation. Il m'a fallu presquetoute la vie pour comprendre cela,pour voir comment et pourquoicelles et ceux d'entre nous qui sontnéEs pauvres et différentEs sontconduitEs à se perdre ou à se trahir,mais surtout, à simplementdisparaître en tant que telLEs. Letemps que ce poème deviennel'histoire River of Names2, j'avais prisla décision d'inverser ce processus :de parler de ma famille, de ma vraie
2 In Dorothy Allison, Trash, Firebrand Books, Ithaca, New York, 1988.
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histoire, et de dire la vérité nonseulement sur qui j'étais, maiségalement sur la tentation dumensonge.
Le temps d'apprendre par moimême les bases du storytelling àl'écrit, j'ai su qu'il n'y aurait qu'uneseule histoire qui me hanterait tantque je n'aurais pas su comment laraconter – l'histoire compliquée,douloureuse, de la façon dont mamaman m'avait, et ne m'avait pas,sauvée quand j'étais petite fille.Écrire L'histoire de Bone3 devint, parla suite, un moyen de retrouver lafierté et la tragédie de ma famille,ainsi que la sexualité assiégée etmeurtrie que j'avais bâtie sur desbases de violences et de viol.
La vie compartimentée que jem'étais créée vola en éclats à la findes années soixantedix, après quej'ai eu commencé à écrire ce que jepensais réellement de ma famille.J'en ai eu assez d'avoir peur de ceque pensaient les femmes avec quije travaillais, principalement deslesbiennes, sur les femmes avec quije couchais et sur ce qu'on faisait aulit. Lorsqu'un schisme s'est créédans mon réseau ; lorsque je n'aiplus été capable de me dissimulerau sein de la communauté gouinetraditionnelle ; lorsque je n'ai pluspu continuer à justifier ma raisond'être par un activisme politiquepermanent ou à me distraire en
3 Dorothy Allison, L'histoire de Bone, Éditions 10/18, Paris, 1999. Paru aux USA en 1992, sous le titre Bastard out of Carolina.
couchant à droite et à gauche ;lorsque mes mœurs sexuelleslégères, mon orientation vers desdynamiques butch/fem, et monexploration du sexe sadomasochistesont devenues en partie ce qui mepoussait hors de la communautéque je m'étais choisie, je suisrevenue à la maison. Je suisrevenue pour ma mère et messœurs, pour les voir, pour parler,discuter, et commencer àcomprendre.
Une fois à la maison j'ai vu que,pour ma famille, les lesbiennesétaient des lesbiennes, qu'ellesportent des manteaux ou desblousons de cuir. De plus, duranttout le temps où je n'avais pas fait lapaix avec moimême, ma familles'était arrangée pour faire la paixavec moi. Mes copines étaienttraitées comme des versions un peuplus bizarres que les maris de messœurs, tandis que je restais toutsimplement la sœur qui a toujoursété difficile mais qui faisait toujourspartie de leur vie. Cela a eu pourrésultat de m'amener à m’interrogersur ce qui m'avait rendue incapablede parler à mes sœurs pendanttoutes ces années. J'ai découvertqu'elles ne savaient pas non plus quij'étais, et il fallu beaucoup de tempset d'écoute entre nous pourredécouvrir mon sens de la familleet mon amour pour elles.
C'est uniquement en tantqu'enfant issue de ma classe sociale
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et de mon milieu familial que j'ai pudéterminer ce qui est pour moi unevision politique qui signifie quelquechose, que j'ai pu retrouver un sensà mon action militante, et que j'aipu me rappeler l'importance de ladécouverte de soimême chez leslesbiennes. Il n'y a aucune analyseféministe complète qui rendecompte de la complexité aveclaquelle notre sexualité et le cœurde notre identité sont façonnés, ouencore de notre façon de nous voirnousmêmes comme faisant partie àla fois de la famille qui nous a vuesnaître et de la famille élargied'amies et d'amantes que nousconstruisons invariablement au seinde la communauté lesbienne. Pourmoi, l'essentiel était devenu derésister à cette peur omniprésente, àce besoin de me cacher et dedisparaître, de maquiller ma vie,mes désirs, et la vérité sur le faitque nous comprenons finalement sipeu de choses – même lorsque nousessayons de transformer le mondeen un lieu plus juste et plus humain.Pardessus tout, j'ai essayé decomprendre la politique du eux,pourquoi l'être humain craint etstigmatise celui qui est autre tout enredoutant secrètement d'être luimême un de ces autres. Classe,race, sexualité, genre – et toutes lesautres catégories dans lesquellesnous nous classons et nous rejetonsles unEs et les autres – ont besoind'être raclées de l'intérieur.
L'horreur de la société declasses, du racisme, et des préjugés,c'est que des personnescommencent à croire que la sécuritéde leur famille et de leurcommunauté dépend del'oppression des autres, que, pourque quelqueunEs puissent vivrebien, il doit y en avoir d'autres dontles vies sont tronquées et violentées.C'est une croyance qui prédominedans cette culture. C'est ce qui rendles blancs pauvres du Sud sidésespérément racistes, et lesclasses moyennes si méprisantes àl'égard des pauvres. C'est un mythequi permet à certainEs de croirequ'ils et elles construisent leur viesur les ruines de celle des autres : lenoyau secret de la honte des classesmoyennes, un moteur et un éperonpour la classe ouvrière marginale,et quelque chose qui touchesuffisamment les sansabris et lespauvres pour qu'elles et ils ne soientpas gênéEs par la haine et laviolence. La puissance de ce mytheapparaît d'autant plus lorsqu'onexamine, au sein même descommunautés lesbiennes etféministes où nous avons pourtantporté une attention particulière auproblème de la marginalisation,combien il y a encore de peur,d'exclusion, et de personnes qui nese sentent pas en sécurité.
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J'ai grandi dans la pauvreté, lahaine, victime de violencephysiques, psychologiques etsexuelles, et je sais que souffrir nerend pas noble. Ça détruit. Pourrésister à la destruction, à la hainede soi ou au désespoir à vie, nousdevons nous débarrasser de lacondition de mépriséE, de la peurde devenir le eux dont ils parlentavec tant de mépris. Nous devonsrefuser les mythes mensongers etles morales faciles. Nous devonsnous voir nousmêmes comme desêtres humains, avec des défauts, etextraordinaires. Nous touTEs –extraordinaires.
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UNE QUEST ION DE CLASSELa première fois que j’ai entendu « ils sont différents de
nous, ils n’accordent pas la même valeur que nous à la viehumaine », j’étais au lycée en Floride. L’homme qui parlaitétait un recruteur de l’armée s’adressant à une bande degarçons, leur expliquant ce qu’était vraiment l’armée et ce àquoi ils devaient s’attendre outremer. Un sentiment de colèrefroide m’avait envahie. J’avais entendu le mot ils prononcé surle même ton dur, avant. Ils, ces gens làbas, ces gens ne sontpas nous, ils meurent si facilement, s’entretuent si aisément.Ils sont différents. Nous, j’ai pensé. Moi.
Ma famille et moi, nous avons toujours été eux. Qui suisje? me demandaije en écoutant ce recruteur. Qui sont messemblables ? Nous mourons si facilement, disparaissons sisûrement – nous/elles/eux, les pauvres et les queers. J’aipressé mes pauvres poings blancs osseux contre ma bouche delesbienne têtue. La fureur était une bonne sensation, plus forteet plus pure que la honte qui lui succédait, que la peur etl’envie soudaine de courir et de se cacher, de nier, de fairesemblant de ne savoir ni qui j’étais ni ce que le monde mefaisait.
J'ai grandi dans la pauvreté, la haine, victime de violencephysiques, psychologiques et sexuelles, et je sais que souffrirne rend pas noble. Ça détruit. Pour résister à la destruction, àla haine de soi ou au désespoir à vie, nous devons nousdébarrasser de la condition de mépriséE, de la peur de devenirle eux dont ils parlent avec tant de mépris. Nous devonsrefuser les mythes mensongers et les morales faciles. Nousdevons nous voir nousmêmes comme des êtres humains, avecdes défauts, et extraordinaires. Nous touTEs – extraordinaires.