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lePetitLittéraire.fr Eugénie Grandet Le portrait du Père Grandet Honoré de Balzac (Université Paris VIII – Saint-Denis) Docteure en philosophie Document rédigé par Julie Mestrot Commentaire de texte lePetitLittéraire.fr Document rédigé par Julie Mestrot Eugénie Grandet Le portrait du Père Grandet Honoré de Balzac Commentaire de texte

(Université Paris VIII – Saint-Denis) Eugénie Grandet Eugénie Grandet · 2015-03-05 · leetitLittérairefr Eugénie Grandet Le portrait du Père Grandet Honoré de Balzac (Université

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Eugénie GrandetLe portrait

du Père GrandetHonoré de Balzac

(Université Paris VIII – Saint-Denis)Docteure en philosophie

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Commentaire de texte

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Eugénie GrandetLe portrait

du Père GrandetHonoré de Balzac

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TEXTE ÉTUDIÉ 7Le portrait du père Grandet

Notes

MISE EN CONTEXTE 9Le réalisme de Balzac

La conception du personnage balzacien

Situation de l’extrait étudié

COMMENTAIRE 12Un portrait réaliste

Un personnage type aux dimensions monstrueuses

CONCLUSION 20

POUR ALLER PLUS LOIN 21

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Honoré de BalzacÉcrivain français

•  Né en 1799 à Tours•  Décédé en 1850 à Paris•  Quelques- unes de ses œuvres :

ʟ Les Chouans (1829), roman ʟ Le Père Goriot (1835), roman ʟ Le Lys dans la vallée (1836), roman

Honoré de Balzac (1799-1850) est l’un des écrivains français majeurs du xixe siècle.  Jeune homme, il s’ouvre les portes des milieux  aristocratiques  parisiens  qu’il  ne  cessera  de fréquenter. Mais des entreprises désastreuses et un train de vie excessif le ruineront rapidement : l’écriture littéraire, pratiquée avec passion et assiduité, deviendra pour lui  le seul moyen de rembourser ses dettes.

Ambitieux, il s’attèle à une œuvre monumentale, La Comédie humaine,  qui  compte  plus  de  quatre- vingt- dix  romans, et dont  le but est de dresser un portrait exhaustif de  la société  de  son  temps  (pour  « faire  concurrence  à  l’état civil »).  Parmi  ses  romans  les  plus  célèbres,  on  trouve Eugénie Grandet (1833) ou Le Père Goriot (1835).

Balzac est considéré comme l’un des pères du roman réa-liste moderne.

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TEXTE ÉTUDIÉ

LE PORTRAIT DU PÈRE GRANDET

Il n’allait  jamais chez personne, ne voulait ni  recevoir ni donner à dîner ;  il ne  faisait  jamais de bruit,  et  semblait économiser  tout, même  le mouvement.  Il ne dérangeait rien chez les autres par un respect constant de la propriété. Néanmoins, malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte, le langage et les habitudes du tonnelier per-çaient, surtout quand il était au logis, où il se contraignait moins que partout ailleurs. Au physique, Grandet était un homme de cinq pieds1, trapu, carré, ayant des mollets de douze pouces2 de circonférence, des rotules noueuses et de larges épaules, son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole ; son menton était droit, ses lèvres n’offraient aucune sinuosité, et ses dents étaient blanches ; ses yeux avaient  l’expression  calme  et  dévoratrice  que  le  peuple accorde au basilic3 ; son front, plein de rides transversales, ne manquait pas de protubérances significatives ; ses che-veux jaunâtres et grisonnants étaient blancs et or, disaient quelques  jeunes gens qui ne connaissaient pas  la gravité d’une  plaisanterie  faite  sur monsieur Grandet.  Son  nez, gros par le bout, supportait une loupe4 veinée que le vul-gaire5 disait, non sans raison, pleine de malice. Cette figure annonçait une finesse dangereuse, une probité sans chaleur, l’égoïsme d’un homme habitué à concentrer ses sentiments dans la jouissance de l’avarice et sur le seul être qui lui fût réellement  de  quelque  chose,  sa  fille  Eugénie,  sa  seule héritière. Attitude, manières, démarche, tout en lui, d’ail-leurs, attestait cette croyance en soi que donne l’habitude 

Eugénie GrandetLe maitre mot : l’argent

•  Genre : roman•  Édition de référence : Eugénie Grandet, Paris, Garnier 

Frères, 1965.•  1re édition : 1833•  Thématiques : province, argent, amour, avarice, mariage

Publié pour la première fois en 1833, Eugénie Grandet met en scène une jeune héritière prisonnière d’un père avare et despotique, dans un roman où les  illusions se heurtent à un monde  féroce dans  lequel  l’argent  ruine  toute possi-bilité de bonheur. Balzac présente un récit sur l’obsession d’un homme (le père d’Eugénie) et la fidélité d’une femme (Eugénie Grandet), et dresse également le portrait d’une petite ville de province où les puissants règnent en maitres. Eugénie Grandet et  son père, décrits avec délicatesse et pénétration, méritent par  là  leur place parmi les person-nages les plus frappants de La Comédie humaine.

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MISE EN CONTEXTE

LE RÉALISME DE BALZAC

Dans La Comédie humaine, Balzac veut dresser le tableau de la société de son époque dans son ensemble (de la Restauration à la monarchie de Juillet) : il classe son œuvre en autant de Scènes (de la vie de province, de la vie parisienne, etc.) reflétant diffé-rents états de la société, du plus haut au plus bas de l’échelle. Cette ambition s’appuie sur une démarche quasi scientifique : l’observation minutieuse du réel et la documentation précise permettent à l’auteur de reproduire dans son œuvre la société dans sa globalité avec le plus d’objectivité et de réalisme pos-sible, ainsi que d’explorer la diversité des milieux et le jeu des interactions entre les individus et leur milieu.

On  a  reproché  à  Balzac,  au moment  de  la  publication  de ses  romans,  sa  vulgarité. Mais  le  romancier  revendique  le réalisme  de  la  représentation  jusque  dans  les  moindres détails, même communs, même prosaïques (il reproduit par exemple dans ses œuvres les différents niveaux de langue). Corrélativement à ce désir de représenter le plus fidèlement possible  la réalité contemporaine, une des caractéristiques majeures des œuvres de Balzac est  l’abondance des descriptions.

LA CONCEPTION DU PERSONNAGE BALZACIEN

Dans la préface de La Comédie humaine, Balzac explicite son projet en ces termes : « Je vis que la Société ressemblait à la Nature. La Société ne fait- elle pas de l’homme, suivant 

d’avoir toujours réussi dans ses entreprises. Aussi, quoique de mœurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait- il un caractère de bronze. Toujours vêtu de la même manière, qui  le voyait aujourd’hui  le voyait tel qu’il était depuis 1791. Ses forts souliers se nouaient avec des cordons de cuir ;  il portait en tout temps des bas de laine drapés, une culotte courte de gros drap marron à boucles d’argent, un gilet de velours à raies alternativement jaunes et puce6, boutonné carrément7, un large habit marron, à grands pans, une cravate noire et un chapeau de quaker8. Ses gants, aussi solides que ceux des gendarmes, lui duraient vingt mois et, pour les conserver propres, il les posait sur le bord de son chapeau à la même place, par un geste méthodique. Saumur ne savait rien de plus sur ce personnage.

NOTES

1.  Un pied vaut 0,324 m. Grandet mesure donc 1,62 m.2.  Le  pouce  valait  0,027  m.  Les  mollets  de  Grandet 

mesurent donc 0,324 m.3.  Serpent fabuleux au regard mortel.4.  Protubérance de chair.5.  Les gens ordinaires.6.  D’un rouge assez foncé.7.  En carré.8.  Avec de larges bords.

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SITUATION DE L’EXTRAIT ÉTUDIÉ

Eugénie Grandet se compose de trois parties  : une longue exposition, le noyau du récit et le dénouement. L’exposition –  soit  le  premier  chapitre,  intitulé  « Physionomies Bourgeoises »  –  progresse  lentement,  selon  un  procédé de resserrement du regard. L’auteur procède d’abord à la description de la ville de Saumur, puis à celle de la maison des Grandet, et enfin à celle du père Grandet  lui- même. À  son  propos,  il  explique  l’origine  de  sa  fortune  et  ses manières, puis il nous le présente tel qu’il est au moment où  commence l’action du roman. C’est sur ce dernier passage que nous allons nous pencher.

les milieux où son action se déploie, autant d’hommes différents qu’il y a de variétés en zoologie ? […] Il a donc existé, il existera donc de tout temps des Espèces sociales comme il y a des Espèces zoologiques. » (Pléiade, I, p. 8) Cette  citation  met  en  relief  le  caractère  probléma-tique du projet  réaliste  : à  la volonté de  représenter  la société telle qu’elle est, dans sa globalité, s’opposent les moyens  limités du  roman. En effet,  la société présente une  multiplicité  d’individus,  tous  différents,  dont  le romancier ne peut  rendre compte, au  risque de  rendre sa tâche interminable.

Ainsi, puisqu’il est  impossible d’envisager tous  les  indi-vidus dans  leurs  infinies  singularités,  il  faut  considérer la  diversité  des  hommes  sous  l’angle  des  « espèces » auxquelles  ils appartiennent. Ces « espèces sont ce que Balzac appelle des types, c’est- à- dire des êtres exemplaires de toute une catégorie d’hommes  : “Un type […] est un personnage qui  résume en  lui- même  les  traits caracté-ristiques de tous ceux qui lui ressemblent plus ou moins, il est le modèle du genre”, explique Balzac dans sa préface d’Une ténébreuse affaire. La constitution de types ne va donc pas sans des procédés de grossissement, d’accumu-lation de traits caractéristiques que l’on ne trouve dans la  réalité que dans une multiplicité d’êtres et non dans un seul homme.

Ici,  le personnage de Félix Grandet est représentatif non seulement d’un type moral (l’avare), mais aussi d’un type social, cette nouvelle classe qu’est la bourgeoisie, qui a pris le pouvoir et a fait fortune au cours des années ayant suivi la Révolution.

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romantiques du début du xixe siècle. Balzac privilégie  les observations concrètes aux jugements de valeur, et décrit son  personnage  ainsi  que  pourrait  le  faire,  semble- t-il, une personne extérieure et neutre. Les indications de taille (« un  homme  de  cinq  pieds »,  « des  mollets  de  douze pouces ») sont particulièrement significatives du souci bal-zacien d’objectivité : le narrateur ne nous dit pas si l’homme peut être jugé petit ou si ses mollets sont disproportionnés, il nous en donne uniquement les dimensions. Cette absence de commentaire est donc caractéristique d’un point de vue qui se veut extérieur et objectif.

Notons également que la narration adopte un point de vue qui va du plus général au plus précis :

•  le narrateur aborde d’abord  l’attitude sociale du père Grandet : « Il n’allait jamais chez personne » ;

•  la description s’attache ensuite à son aspect physique, passant là aussi du général aux détails caractéristiques. Le regard suit en outre un mouvement de bas en haut : de  ses « mollets de douze pouces » à « son visage ». Le visage, plus particulièrement, est vu d’abord globa-lement (forme, couleur : « son visage était rond, tanné, marqué de petite vérole »), puis dans les détails (« men-ton », « front », « nez »). Suit, dans la dernière partie du texte, la description de ses vêtements.

Notons  que  l’ancrage  référentiel  du  portrait  contribue encore à produire un effet de réel et d’objectivité. Aux indica-tions de temps (« 1791 ») et de lieu (« Saumur ») s’ajoutent des références aux regards et aux paroles des habitants de Saumur, voisins du père Grandet. Balzac, en endossant le regard anonyme de ces gens, fait référence à un hors- texte 

COMMENTAIRE

Le portrait du père Grandet est caractéristique de l’écriture balzacienne :

•  d’un côté, le réalisme de la description donne l’illusion de la réalité, une épaisseur humaine et de la vraisemblance au personnage fictif ;

•  d’un autre côté, la description construit un personnage type, celui de l’avare, qui rappelle le caricatural Harpagon (l’Avare, 1668) de Molière (auteur dramatique français, 1622-1673) et permet la dramatisation du récit.

UN PORTRAIT RÉALISTE

Un portrait physique exhaustif, précis et objectif

L’exhaustivité et la précision du portrait de Félix Grandet sont caractéristiques d’une ambition réaliste :

•  d’une  part  chaque partie  du  corps  ou des vêtements est abondamment caractérisée (que ce soit sa taille, son visage  ou  encore  ses  vêtements).  Physiquement, le père Grandet est donc décrit de façon exhaustive ;

•  d’autre part, le romancier ne nous épargne aucun détail déplaisant ou prosaïque de l’apparence de cet homme (« marqué  de  petite  vérole »,  « cheveux  jaunâtres », etc.), qui doit sembler d’une grande laideur au lecteur.

L’auteur confère ainsi à la description un caractère objectif, et produit une illusion de réel, s’opposant en cela aux por-traits  idéalisés qu’on trouve notamment dans les œuvres 

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•  l’« expression calme » de ses yeux révèle son caractère froid et calculateur ;

•  les « protubérances  significatives » de  son  front  font penser à cette bosse dite « de l’avarice » ;

•  sa « loupe  […] pleine de malice » sous- entend que  le mal qui habite  le père Grandet pourrait aussi bien se situer tout entier dans cette excroissance monstrueuse de son corps.

Enfin, l’habillement est également révélateur de l’intériorité du personnage : ses vêtements sobres et grossiers révèlent le peu d’importance que Grandet accorde au paraitre, son ori-gine humble et son souci d’économie.

UN PERSONNAGE TYPE AUX DIMENSIONS MONSTRUEUSES

Le type même de l’avare

La monstruosité physique du personnage  révèle  ainsi  sa monstruosité morale : Grandet apparait comme le type de l’avare. Les procédés de grossissement et de schématisation, ainsi que les interventions du narrateur, parfois ironiques, contribuent à présenter le personnage comme le « modèle » même de l’avare.

L’insistance, par l’accumulation d’adjectifs (« trapu, carré, large, droit »), sur les dimensions de son corps, en fait un personnage plus large que haut. Son nez, surtout, « gros par le bout [qui] supportait une loupe veinée » est d’une laideur et d’une taille extrêmes. Ses jambes également sont dispro-portionnées ; Balzac insiste d’ailleurs sur la dimension des mollets en donnant leur mesure exacte (« douze pouces »), 

qui doit attester de l’authenticité du personnage et de sa description  : « le peuple accorde », « le vulgaire disait », « disaient quelques jeunes gens », « Saumur ne savait ».

Du portrait physique au portrait moral

Balzac s’appuie dans l’ensemble de son œuvre sur la théorie du neurologue viennois François  Joseph Gall  (1758-1828), cité dans l’« Avant- propos » de La Comédie humaine. Selon ce scientifique, inventeur de la phrénologie et de la physio-gnomonie, on peut déduire de la forme, des traits du visage, le caractère et le tempérament d’une personne. Ainsi, Balzac partage l’idée selon laquelle le visage est révélateur de la personnalité de quelqu’un. D’où la description insistante du physique de Grandet : elle permet de passer d’un portrait physique à un portrait moral. La phrase « Sa figure annon-çait une finesse » montre bien la façon qu’a le romancier d’associer systématiquement un trait physique (« figure ») à une particularité morale (« une finesse »).

L’évocation de la silhouette du père Grandet, « trapu[e] » et  « carré[e] »,  ainsi  que  l’insistance  sur  ses  jambes (« des mollets de douze pouces de circonférence, des rotules noueuses ») révèlent tout d’abord la solidité du personnage, en même temps que son caractère terre- à- terre.

De même,  la  description  du  visage  qui  suit  fait  deviner d’autres aspects du tempérament du personnage :

•  ses « lèvres sans sinuosité » renvoient à son égoïsme, à son manque de chaleur (absence de chair), voire à une certaine dureté ;

•  ses « dents blanches » évoquent quelqu’un de carnassier ;

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Un personnage représentatif d’une catégorie sociale

Grandet est donc le personnage type de l’avare : roué, froid, calculateur, égoïste, animé d’une passion unique. Mais l’avarice du personnage est caractérisée par Balzac comme corréla-tive d’un certain milieu social.  Il est « tel qu’il était depuis 1791 », « un ancien tonnelier » qui a « toujours réussi dans ses entreprises ». Balzac fait ici le portrait moins d’un indi-vidu en particulier que d’un  certain groupe de personnes, la bourgeoisie naissante, dont  les membres ont connu un enrichissement fulgurant au lendemain de la Révolution. La fin de la monarchie coïncide en effet avec l’avènement de l’indus-trialisation, dont les bourgeois sont les principaux acteurs, l’ancienne aristocratie étant dès lors privée de ses pouvoirs et de ses biens. Le milieu et l’époque ont rendu possible l’exis-tence de personnages tels que Grandet, que la possibilité d’un gain énorme et inattendu ont rendu fou et inhumain.

Un personnage ambigu et mystérieux

Malgré l’exhaustivité et la précision de la description, le nar-rateur, en usant de procédés de dramatisation, parvient à ménager un certain mystère autour du personnage, de façon à éveiller la curiosité et l’inquiétude du lecteur. L’adoption à certains moments du point de vue des habitants de Saumur (« quelques jeunes gens qui ne connaissaient pas la gravité d’une plaisanterie faite sur monsieur Grandet », « il n’allait jamais chez personne », « Saumur ne savait  rien de plus sur ce personnage ») contribue à présenter le personnage comme un être mal connu et effrayant. Ce qui contraste de façon antithétique avec « la douceur de sa voix […] [et] sa tenue circonspecte »…

comme on l’a déjà relevé. La monstruosité du personnage est encore renforcée par les nombreux superlatifs absolus (« tout », « jamais, “en tout temps”, “toujours”). Le père Grandet  est  un  être  monstrueux  aux  dimensions  hors normes  :  il  s’agit  là du portrait physique type de  l’avare, l’avarice apparaissant dès lors comme un vice monstrueux.

Les  interventions  ironiques du narrateur aident également à associer cette monstruosité physique à une monstruosité morale  :  il  évoque,  dès  le  début  de  l’extrait,  le  « respect constant de la propriété » dont fait preuve Grandet, puis le fait qu’il « sembl[e] économiser tout, même le mouvement », avant de révéler au lecteur la façon dont Grandet conserve ses gants et combien de temps (« vingt mois », « par un geste méthodique »). Le narrateur opère de la sorte une réduction de la description (la propriété, puis le mouvement, puis les gants) qui met en valeur la force de la passion unique qui anime le per-sonnage. L’accumulation des négations dans les deux premières phrases (« ne », « ne », « ni… ni ») met par ailleurs en relief l’égoïsme du personnage, en même temps que son caractère insociable. La seule mention de sa vie familiale concerne sa fille Eugénie, immédiatement déterminée par des considérations économiques : « sa fille Eugénie, sa seule héritière ».

Au milieu du texte,  le narrateur résume ainsi son person-nage  :  « Cette  figure  annonçait une  finesse dangereuse, une probité sans chaleur, un égoïsme. » « Attitude, manière, démarche, tout en lui, d’ailleurs, attestait cette croyance en soi que donne  l’habitude d’avoir  toujours  réussi dans ses entreprises », ajoute- t-il. Le lexique a une valeur axio-logique, impliquant implicitement un jugement de valeur du narrateur sur son personnage : « malice », « dangereuse », « dévoratrice », « jouissance de l’avarice ».

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de fer. On devine en creux le sort d’Eugénie, sur  laquelle le personnage « concentre ses sentiments ». Elle sera en effet broyée par la passion paternelle, son destin soumis à l’avarice maladive de son père. La description acquiert  ici une fonction dramatique. Elle suscite l’intérêt du lecteur en  lui  faisant  deviner  les  obstacles  qu’aura  à  affronter l’héroïne éponyme.

En réalité, le narrateur met l’accent sur le caractère double du  personnage,  dont  les  apparences  sont  trompeuses. Ses « mœurs faciles et molles » s’opposent ainsi à sa « pro-bité sans chaleur », à sa « malice » et à sa « dangerosité ». Aussi Balzac évoque- t-il les manières affables du personnage uniquement pour accentuer les traits les plus significatifs de son avarice : « malgré la douceur de sa voix, malgré sa tenue circonspecte,  le  langage et les habitudes du tonne-lier » ; « quoique de mœurs faciles et molles en apparence, monsieur Grandet avait […] un caractère de bronze ».

La description du tonnelier vise donc avant tout à mettre en  valeur  son  avarice ;  on  aurait  pu  accorder  davantage d’importance à ses « mœurs faciles » ou à sa « douceur ». Le romancier semble ainsi avoir opéré un choix, adopté un certain  point  de  vue  sur  son  personnage. On peut  donc finalement penser que l’auteur a mis l’accent uniquement sur certains aspects au détriment d’autres, au détriment par conséquent de l’objectivité. Ce choix contribue cependant à la dramatisation de la description : Grandet apparait en même temps monstrueux et mystérieux, parce qu’à la fois dur et doux, affable et brutal.

Un personnage à la dimension mythique

La  comparaison  de  Grandet  avec  le  basilic,  animal mythologique et monstrueux,  les adjectifs « dangereux » et « dévoratrices », et le lexique du métal (« cheveux blancs et or » ; « bronze ») donnent au personnage une dimension mythique. Il apparait comme un être froid comme le métal et comme le serpent. L’adjectif « dévoratrice » contribue par ailleurs à présenter le personnage comme un prédateur effrayant, écrasant les autres par sa volonté et sa passion 

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POUR ALLER PLUS LOIN

ÉDITION DE RÉFÉRENCE

•  Balzac H. de, Eugénie Grandet,  Paris, Garnier  Frères, 1965, p. 19-20.

SUR LEPETITLITTÉRAIRE.FR

•  Fiche de lecture sur Eugénie Grandet•  Fiche de lecture sur Ferragus d’Honoré de Balzac•  Fiche de lecture sur Illusions perdues d’Honoré de Balzac•  Fiche  de  lecture  sur  L’Élixir de  longue  vie  d’Honoré 

de Balzac•  Fiche de lecture sur La Cousine Bette d’Honoré de Balzac•  Fiche de lecture sur La Duchesse de Langeais d’Honoré

de Balzac•  Fiche de lecture sur La Femme de trente ans d’Honoré

de Balzac•  Fiche  de  lecture  sur  La Fille aux yeux d’or d’Honoré

de Balzac•  Fiche  de  lecture  sur La Peau de chagrin d’Honoré

de Balzac•  Fiche de lecture sur Le Bal de Sceaux d’Honoré de Balzac•  Fiche de lecture sur Le Chef- d’œuvre inconnu d’Honoré

de Balzac•  Fiche  de  lecture  sur  Le Colonel Chabert d’Honoré

de Balzac•  Fiche  de  lecture  sur  Le Lys dans la vallée d’Honoré

de Balzac•  Fiche de lecture sur Le Père Goriot d’Honoré de Balzac

CONCLUSION

Ce portrait de Félix Grandet obéit à deux impératifs para-doxaux. D’abord à  la volonté de  l’auteur de  faire de son œuvre  le miroir de  la  réalité, en obéissant à un souci de vraisemblance et en mettant l’accent sur des détails concrets  capables  de  donner  une  épaisseur  humaine  à un être de papier. Ensuite à la volonté de Balzac de porter un jugement moralisateur et à la nécessaire dramatisation du récit, par lequel le père Grandet apparait comme le type monstrueux de l’avare, responsable du destin pathétique et misérable de l’héroïne du roman.

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  des fiches de lectures des commentaires littéraires des questionnaires de lecture des résumés

Anouilh• Antigone

Austen• Orgueil et Préjugés

Balzac• Eugénie Grandet• Le Père Goriot• Illusions perdues

Barjavel• La Nuit des temps

Beaumarchais• Le Mariage de Figaro

Beckett• En attendant Godot

Breton• Nadja

Camus• La Peste• Les Justes• L’Étranger

Carrère• Limonov

Céline• Voyage au bout  de la nuit

Cervantès• Don Quichotte de la Manche

Chateaubriand• Mémoires  d’outre-tombe

Choderlos de Laclos• Les Liaisons  dangereuses

Chrétien de Troyes• Yvain ou le Chevalier au lion

Christie• Dix Petits Nègres

Claudel• La Petite Fille de Monsieur Linh

• Le Rapport de Brodeck

Coelho• L’Alchimiste

Conan Doyle• Le Chien des Baskerville

Dai Sijie• Balzac et la Petite• Tailleuse chinoise

De Gaulle• Mémoires de guerre III. Le Salut. 1944-1946

De Vigan• No et moi

Dicker• La Vérité sur  l’affaire Harry Quebert

Diderot• Supplément au Voyage de Bougainville

Dumas• Les Trois Mousquetaires

Énard• Parlez-leur  de batailles,  de rois et d’éléphants

Ferrari• Le Sermon sur la chute de Rome

Flaubert• Madame Bovary

Frank• Journal  d’Anne Frank

Fred Vargas• Pars vite et  reviens tard

Gary• La Vie devant soi

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•  Fiche de lecture sur Les Chouans d’Honoré de Balzac•  Fiche de lecture sur Sarrasine d’Honoré de Balzac•  Questionnaire de lecture sur Eugénie Grandet

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Rousseau• Confessions

Rostand• Cyrano de Bergerac

Rowling• Harry Potter à l’école des sorciers

Saint-Exupéry• Le Petit Prince• Vol de nuit

Sartre• Huis clos• La Nausée• Les Mouches

Schlink• Le Liseur

Schmitt• La Part de l’autre• Oscar et la Dame rose

Sepulveda• Le Vieux qui lisait des romans d’amour

Shakespeare• Roméo et Juliette

Simenon• Le Chien jaune

Steeman• L’Assassin habite au 21

Steinbeck• Des souris et des hommes

Stendhal• Le Rouge et le Noir

Stevenson• L’Île au trésor

Süskind• Le Parfum

Tolstoï• Anna Karénine

Tournier• Vendredi ou la Vie sauvage

Toussaint• Fuir

Uhlman• L’Ami retrouvé

Verne• Le Tour  du monde en 80 jours

• Vingt mille  lieues sous les mers

• Voyage au centre de  la terre

Vian• L’Écume des jours

Voltaire• Candide

Wells• La Guerre des mondes

Yourcenar• Mémoires d’Hadrien

Zola• Au bonheur des dames• L’Assommoir• Germinal

Zweig• Le Joueur d’échecs

Et beaucoup d’autres sur lePetitLittéraire.fr

Gaudé• La Mort du roi Tsongor• Le Soleil des Scorta

Gautier• La Morte amoureuse• Le Capitaine Fracasse

Gavalda• 35 kilos d’espoir

Gide• Les Faux-Monnayeurs

Giono• Le Grand Troupeau• Le Hussard sur le toit

Giraudoux• La guerre de Troie  n’aura pas lieu

Golding• Sa Majesté des  Mouches

Grimbert• Un secret

Hemingway• Le Vieil Homme  et la Mer

Hessel• Indignez-vous !

Homère• L’Odyssée

Hugo• Le Dernier Jour• d’un condamné• Les Misérables• Notre-Dame de Paris

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Ionesco• Rhinocéros• La Cantatrice chauve

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Queneau• Zazie dans le métro

Quignard• Tous les matins du monde

Rabelais• Gargantua

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