796

classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

  • Upload
    others

  • View
    1

  • Download
    0

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et
Page 2: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Jean-Louis Benoît,Christian et Marish Lippi

(2019)

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville

Essai sur la vie, les écrits et les opinionsde M. de Malesherbes,adressé à mes enfants,

par le comte de Boissy-d’Anglas, 1818-1821

LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALESCHICOUTIMI, QUÉBEChttp://classiques.uqac.ca/

Page 3: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 3

http://classiques.uqac.ca/

Les Classiques des sciences sociales est une bibliothèque numérique en libre accès développée en partenariat avec l’Université du Québec à Chicoutimi (UQÀC) depuis 2000.

http://bibliotheque.uqac.ca/

En 2018, Les Classiques des sciences sociales fêteront leur 25e anni-versaire de fondation. Une belle initiative citoyenne.

Page 4: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 4

Politique d'utilisationde la bibliothèque des Classiques

Toute reproduction et rediffusion de nos fichiers est interdite, même avec la mention de leur provenance, sans l’autorisation for-melle, écrite, du fondateur des Classiques des sciences sociales, Jean-Marie Tremblay, sociologue.

Les fichiers des Classiques des sciences sociales ne peuvent sans autorisation formelle:

- être hébergés (en fichier ou page web, en totalité ou en partie) sur un serveur autre que celui des Classiques.

- servir de base de travail à un autre fichier modifié ensuite par tout autre moyen (couleur, police, mise en page, extraits, support, etc...),

Les fichiers (.html, .doc, .pdf, .rtf, .jpg, .gif) disponibles sur le site Les Classiques des sciences sociales sont la propriété des Classiques des sciences sociales, un organisme à but non lucratif composé exclu-sivement de bénévoles.

Ils sont disponibles pour une utilisation intellectuelle et personnelle et, en aucun cas, commerciale. Toute utilisation à des fins commer-ciales des fichiers sur ce site est strictement interdite et toute rediffu-sion est également strictement interdite.

L'accès à notre travail est libre et gratuit à tous les utilisateurs. C'est notre mission.

Jean-Marie Tremblay, sociologueFondateur et Président-directeur général,LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

Page 5: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 5

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur associé, Université du Québec à ChicoutimiCourriel: [email protected] Site web pédagogique : http://jmt-sociologue.uqac.ca/à partir du texte de :

Jean-Louis BENOÎT, Christian et Marish LIPPI

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville.Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes, adressé à mes enfants, par le comte de Boissy-d’Anglas, 1818-1821.Introduction par Jean-Louis Benoît et présentation du texte de Boissy réalisée par Christian et Maris Lippi.

Chicoutimi : Livre inédit, Les Classiques des sciences sociales, 2019, pp.

Les auteurs nous ont accordé le 19 juillet 2019 leur autorisation de diffuser en accès libre à tous ce livre dans Les Classiques des sciences sociales. L’autorisa-tion nous a été transmise par Jean-Louis Benoît.

Courriel : Jean-Louis Benoît : [email protected]

Polices de caractères utilisée :

Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 11 décembre 2019 à Chicoutimi, Québec.

Page 6: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 6

Jean-Louis BENOÎT, professeur agrégé, docteur ès Lettres, enseignant en Classe Préparatoire aux grandes Ecoles (e.r.) a consacré l’essentiel de ses re-cherches à l’œuvre d’Alexis de Tocqueville, il a publié livres et articles et organi-sé des colloques consacrés à l’auteur de La Démocratie en Amérique. Il nous a accordé le 23 novembre 2017 son autorisation de diffuser électroniquement ce texte en libre accès dans Les Classiques des sciences sociales.

Page 7: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 7

Jean-Louis BENOÎT,Christian et Marish LIPPI

Chicoutimi : Livre inédit, Les Classiques des sciences sociales, 2019, pp.

Page 8: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 8

Essai sur la vie, les écrits et les opinionsde M. de Malesherbes,

Adressé à mes enfants 1.

Par le comte de Boissy-d’Anglas

Pair de France, Membre de l’Académie royale des inscriptions et belles lettres, Grand Officier de

l’ordre Royal de la Légion d’honneur.

1819.

1 Titre(s) : Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes, adressé à mes enfants [Texte imprimé]; par le Cte de Boissy d'Anglas,...Publication : Paris : Treuttel et Würtz, 1819-1821Description matérielle : 3 vol. in-8 °Texte imprimé, monographieAuteur(s) : Boissy d'Anglas, François-Antoine de (1756-1826)Notice n° : FRBNF30122759

Page 9: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 9

Exemplaire du livre de Boissy d’Anglas, dédicacé par l’auteuret adressé à Hervé de Tocqueville

Page 10: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 10

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

Table des matières

Biographie de Boissy d’AnglasNote sur la présente édition

INTRODUCTIONLa polémiqueLe jugement de BoissyLe jugement de Rosanbo et de ses prochesLe jugement de la fraction la plus droitière de l’idéologie françaiseL’intérêt du texte de BoissyPour finirL’intervention de Louis VI de Rosanbo dans La QuotidienneChateaubriand juge le livre de Boissy d’AnglasArticle Malesherbes dans la dictionnaire de MichaudTocqueville lecteur de Boissy d’AnglasFragment de la lettre d’Alexis à Mme de Swetchine

Volume I

Avis préliminairePremière partieConclusionNotes de fin Volume 1

Volume II

Lettres et noticesPremière lettre de M. de MalesherbesDeuxième lettre de M. de MalesherbesTroisième lettre de M. de MalesherbesDiscussion sur l’organisation du pouvoirSur Étienne Montgolfier

Page 11: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 11

Sur M. NeckerSur Monsieur Dupont de NemoursSur M. ServanLettre de M. ServanDiscours de Boissy-D’AnglasAffaire MonnératNote SupplémentaireNotes de fin

Volume IIIFIN

BIBLIOGRAPHIEREMERCIEMENTS

Notes de finNotes de fin du volume INotes de fin du volume IINotes de fin du volume III

Page 12: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 12

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

Biographie de Boissy d’Anglas

Retour à la table des matières

1550 Naissance du premier Boissy connu.

1734 Décès d'Antoine Boissy, notaire (grand père).

1752 Mariage d'Antoine Boissy (docteur) et Marie Rignol.

1754 Décès de son oncle (fugitif) à La Haye.

1756 8 décembre : naissance à Saint-Jean la chambre, près d’Annonay.

1759 4 avril : décès du père de Boissy.

Études primaires à Annonay, sous la direction de sa mère et de sa tante Claire (sœur du père).

1760 Correspondance pédagogique avec Madame Oudry, marraine de Boissy, sur l’éducation de l’enfant.

1763 Rencontre avec Marie Durand, cousine du père décédé, prisonnière depuis 30 ans à Aigues-Mortes dans la Tour de Constance, pour son refus d’abjurer sa foi calviniste.

1769 Nombreux séjours à Lyon avec sa mère.

1772 Sa mère Marie Rignol-Boissy hérite des terres d'Anglas dans le Gard.

1772 Collège à Paris et Introduction dans la société parisienne.

1773 Rédaction d’un récit de 62 pages. La conjuration du Comte de Fiesque

1775 Retour à Nîmes. Sa mère lui lègue les terres d'Anglas.

1776 Termine ses études de droit à Paris.Rentre à Annonay.

1776 Le 11 mars, épouse à Vauvert, Marie-Françoise Michel, fille du pré-sident du présidial de Nîmes.

Page 13: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 13

Prend définitivement le nom de "Boissy d'Anglas".Décès de sa tante Claire à Nîmes.Il se fixa Nîmes et vit dans la même maison que Rabaut Saint-Étienne avec qui il est très lié.

1777 Début de sa correspondance avec La Harpe.Naissance de sa fille Marie-Anne à Nîmes.Marque un grand intérêt pour les arts et la littérature.Rencontre avec Voltaire à Ferney ? Il en parle mais aucune source ne confirme ce fait.

1778 Début des contacts avec les Académiciens.Il est initié dans la loge maçonnique "La vraie Amitié" d'Annonay.

1779 Naissance de sa fille Suzanne-Henriette à AnnonaySe rend en Allemagne chez sa marraine.Contacts avec les notables Annonéens.S'inscrit à l'université d'Orange.

1781 Licencié en droit de l’université d’OrangeEcrit ses premiers poèmes. Ecrit sur les arts.Naissance du fils aîné François-Antoine, à Nîmes.Reçu avocat au Parlement de Paris.

1782 S'installe à Paris, rue Montmartre.Nouveaux contacts dans la capitale.Rédige l’aventure de Gauvin, neveu d’Arthur.

1783 Naissance du fils cadet Jean-Gabriel-Théophile, à Nîmes.Achète une charge de maître d’hôtel ordinaire chez le comte de Pro-vence, futur Louis XVIII Réception à l’Académie de Nîmes.Correspond avec les Académies de la Rochelle, Lyon et ValenceAchète une charge d’avocat au Parlement de Paris.4 juin : assiste, à Annonay, à l’ascension des frères Montgolfier

1784 . Membre de l'Académie de Lyon.

1786 Admis à l'Académie de La Rochelle.Nommé Chancelier de l'Académie de Nîmes.

1783-88 Fréquents voyages à Paris depuis Nîmes et Annonay.Recherches sur les antiquités du Vivarais.

1784 Publie Ma retraite dédiée à Laharpe

1787 « Ami » de Malesherbes

Page 14: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 14

Ecrit un premier mémoire sur les aérostats.Pense se fixer à Paris

1788 Rentre Annonay après la convocation des États généraux, le 5 juillet 1788.S'installe à Annonay.Devient membre de la loge maçonnique "La Vraie Vertu" d'Anno-nay.Il y restera Frère jusqu'à la fin de sa vie.Commence à organiser des réunions pour les élections.Publie anonymement son adresse au peuple languedocien.27 octobre : convoque toutes les classes sociales à Privas30 octobre : prononce un discours pour une représentation du Viva-rais aux États généraux, avec un nombre de députés suffisant, élus au suffrage libre.Le 17 décembre : désigné pour aller porter l’arrêté de l’assemblée au cabinet du roi. : il représente ses Commettants

1789 25 mars : élu premier député de la sénéchaussée d’Annonay.Fin de l’Ancien Régime le 5 mai 17895 mai : présent à l’ouverture des États généraux15 mai : défend le vote par tête20 juin prête le serment du jeu de paume, signe l’arrêté.23 juin fait connaître son désaccord avec Mirabeau sur l’inviolabilité des députés16 juillet : se rend à Paris.Accompagne le roi à Paris.17 juillet : fait partie de la délégation de 100 députés qui accom-pagnent le Roi Paris5 et 6 octobre : L’échec de la Monarchie constitutionnelleNovembre : nommé Colonel de la garde de VernouxReçu à l'Académie de Valence.

1790 Rédige une brochure : A mes concitoyens,Est déjà inscrit dans certaines commissions.

1791 2 avril : prononce un discours pour la mort de Mirabeau.23 avril : il accompagne une délégation chez le roi.Mai : Prend parti en faveur des hommes libres de couleur.9 juillet : nommé commissaire pour assister au trport des cendres de

Page 15: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 15

Voltaire à Sainte-Geneviève (Panthéon)Procureur général Syndic de l'Ardèche.27 août : demande les honneurs du Panthéon pour Jean-Jacques RousseauEn septembre : démissionne de sa charge de maître d’hôtel ordinaire chez le comte de ProvencePublie ses observations sur l’ouvrage de Calonne : de l’état de la France, présent et avenir et de son illustration sur les principaux actes de l’Assemblée nationaleSecrétaire de l'Assemblée Nationale.

1792 Mars : se rend à Bourg Saint-Andéol pour y prêcher le retour au calme entre les deux communautés religieuses.5 juin : publication : Quelques idées sur la liberté, la Révolution et le gouvernement républicain et la Constitution française.4 septembre : élu, 288 voix sur 317 votants, député à la Convention où il siège avec la Plaine16 septembre : sauve en s’interposant cinq prêtres que la foule d’An-nonay voulait massacrer21 septembre La République et la Terreur : La Convention22 septembre : la Convention le nomme commissaire à LyonSecrétaire général Syndic de l'Ardèche.Membre du comité de la guerre

1793 Janvier : vote l’appel au peuple, le sursis, la détention puis le bannis-sement du roi.Avril : vote la mise en accusation de MaratLe 13 avril, il présente son projet de ConstitutionLe 12 mai : demande la suspension du tribunal populaire de Mar-seille31 mai : réagi violemment contre l’éviction des députés girondins19 juin : signe la protestation contre l’arrestation des députés giron-dins mais réussit à faire biffer sa signature28 juin : rédige une lettre qu’il fait circuler dans le département de l’Ardèche, dans laquelle il dénonce l’attitude de la Convention de-puis le 2 juin.4 novembre : dénoncé comme fédéraliste par le représentant Boisset

1794 Février (15-16 pluviôse an II) : vote l’abolition de l’esclavage17 avril (28 germinal an II) : trmet, au nom du CIP, ses observations sur le décret relatif au dernier degré d’instruction10 juin (20 prairial an II) : encense Robespierre pour la fête de l’être

Page 16: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 16

suprême27 juillet (neuf thermidor an II) : un des « tombeurs » de Robes-pierre.Fin de la Terreur : La Révolution bourgeoise : la Convention thermi-dorienne.Assiste à des réunions du Club de Clichy7 octobre (16 vendémiaire an III) : élu un des secrétaires de la Convention nationale13 octobre « 22 vendémiaire an III) : propose de déposer les manus-crits de Jean-Jacques Rousseau à la Bibliothèque nationale et qu’un monument lui soit dédié à Ermenonville.Novembre (brumaire an III) : intervient d la discussion sur le décret relatif aux écoles primaires puis le signe.Novembre : demande que David soit détenu chez lui pour terminer un tableau, ce type de détention ayant été accordé à Carrier.5 Décembre : sort du CIPLe même jour : devient membre du Comité de Salut Public, chargé des subsistances. C’est la naissance de Boissy-Famine.27 décembre (7 nivôse an III) : prononce son « Discours sur les prin-cipes du gouvernement et les bases du crédit national ».

1795 30 janvier (11 pluviôse an III) : « discours sur les véritables intérêts de quelques puissances coalisées et les bases d’une paix durable ».Février (ventôse an III) : fait voter son décret sur la liberté des cultes.Mars (ventôse an III) : dépose une motion en vue de comprimer le royalisme.20 Mars (ventôse an III) : intervient pour faire annuler les jugements des tribunaux Révolutionnaires et rendre les biens aux familles.21 mars (germinal an III) : dépose une motion contre les terroristes et les royalistes. (Œcuménisme pour se couvrir).1er avril (12 germinal an III) : son rapport, à la Convention natio-nale, sur les subsistances est interrompu par une foule affamée exas-pérée.3 avril (14 germinal an III) : nommé au sein de la commission des 11 pour réviser la Constitution de 1793.4 avril (15 germinal an III) : quitte avec soulagement le Comité de Salut Public.5 avril (16 germinal an III) : élu préside de la Convention Nationale jusqu’au 21 avril (2 floréal an III), par 216 voix sur 222 votants.Avril : élu au comité des finances, membre du comité militaire, confirmée membre de la commission des 11.

Page 17: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 17

Fait voter le traité de Bâle.Le 20 mai (1er prairial an III) : président de la Convention Nationale, il salue la tête de Ferraud, son collègue, promené au bout d’une pique d l’assemblée, par les émeutiers. C’est la célébrité.23 mai (4 prairial an III) : chargé avec 23 autres députés de la Convention Nationale de féliciter l’armée républicaine au jardin na-tional après sa victoire sur l’anarchie.2 juin (14 prairial an III) : son éloge est prononcé à la Convention Nationale par Louvet.23 juin (cinq messidor en III) : prononce son « DISCOURS PRÉLI-MINAIRE SUR LE PROJET DE CONSTITUTION »12 juillet (24 messidor an III) : critique violemment le discours de Creuzé-Latouche sur le travail manuel.4 août (7 thermidor an III) : rapport et projet d’article Constitutionnel relatif aux colonies, présenté par la Convention Nationale au nom de la commission des onzeLe Directoire (22 août 1795)23 août (61 « Discours sur la Situation Intérieure et Extérieure De La République », traduit en plusieurs langues fructidor an III) :14 septembre (28 fructidor an III) : appuie le rappel de Talleyrand.22 septembre (1er vendémiaire an IV) : propose l’idée d’une fête nationale.30 septembre (ne vendémiaire en IV) : demande de rattachement de la Belgique à la France.11 octobre (le 20 vendémiaire an IV) : élu au CONSEIL DES CINQ-CENTS, député pour 36 départements.Octobre (23 vendémiaire an IV) : dénoncé par Tallien pour sa collu-sion avec les royalistes, après vendémiaire. Le 15 octobre : Legendre insiste sur les soupçons qu’il a envers lui comme pro royaliste à la tribune des Cinq-Cents25 octobre : nommé membre de l’INSTITUT.26 octobre 1795 : Fin de la Convention thermidorienneNovembre : commence à fréquenter le club de Noailles, animé par Sieyès.22 novembre (de frimaire an IV) : élu secrétaire des Cinq-Cents9 décembre (19 primaires en IV) : dépose une motion en faveur de la liberté de la presse27 décembre (cinq nivôse an IV) : intervient en faveur d’une liberté illimitée de la presse

1796 19 mars (29 ventôse an IV) : fais adopter une motion sur la liberté de

Page 18: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 18

la presse17 juillet (27 messidor an IV) : membre de l’Académie des sciences morale et politique19 juillet : élu 10e président des Cinq-Cents19 octobre (28 vendémiaire an V) : prononce un violent discours contre Babeuf30 octobre (neuf brumaire an V) : entre d une position officielle au Directoire. Le même jour : prononce un discours sur la liberté de la presse et l’indépendance des journauxLe 2 novembre (12 brumaire an V) : régla la liberté des journaux et accuse le Directoire de soudoyer les journaux pour calomnier les députés.3 novembre (13 brumaire an V) : intervient pour craindre que l’aug-mentation du prix des journaux n’anéantisse la circulation de la pen-sée8 décembre (18 frimaire an V) : demande le rappel à l’ordre de Le-sage Senault qui dénonce le « royalisme est partout d les autorités constituées. »

1797 3 mars (13 ventôse an V) : vote l’examen des lois qui ne sont pas conformes à la Constitution.6 mars (16 ventôse an V) : discours sur la proposition de remettre ou commuer les peines des criminels qui dénoncent leurs complices.11 mars (21 ventôse an V) : combat l’arrêté du directoire qui interdit l’exercice des droits politiques aux prévenus des migrations.14 mars : discours sur la liberté de la presse15 mars : combat le serment proposé pour les électeurs comme contraire à la liberté des cultes.11 avril (22 germinal an V) : demande qu’on s’informe de la santé de Sieyès.14 avril : parle sur le projet de création d’une inspection générale des contributionsMois de mai : se rapproche de Barras.31 mai (12 prairial en V) : vote pour qu’on s’occupe de l’instruction publiqueCoup d'État de Fructidor. Condamné à la déportation.

1798 Il vit caché.Ses biens sont sous séquestres.

1799 Mars 1799 (17 ventôse an VII) : sa présence est attestée au château d’Oléron par la commission du pouvoir exécutif.

Page 19: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 19

17 mai : les Cinq-Cents discutent de la levée des séquestres sur ses biens25 juillet : levée des séquestres sur ses biens.15 septembre : la famille Boissy est réunie à l’île d’OléronEcrit un mémoire sur sa condamnation.Coup d’état du 18 Brumaire24 décembre : amnistié puis assigné à résidence à Annonay

1800 17 février : cesse d’être sous surveillance et recouvre ses droits ci-viques.S'installe à Paris et/ou Bougival et reprend ses activités politiques.21 décembre : commissaire chargé des créances espagnoles.

1801 24 mars : nommé au Tribunat19 août : secrétaire du Tribunat

1802 20 avril : secrétaire du Tribunat23 septembre : membre de la commission administrative du Tribunat

1803 27 janvier : membre du consistoire réformé de Paris, après sa réorga-nisation.28 septembre : candidat sénateur par le collège électoral de l’Ar-dèche.Octobre : sollicite et obtient le titre de chevalier de la Légion d’hon-neur.24 novembre : président du Tribunat

1804 16 janvier : nommé Sénateur.1er mai : élu membre de la commission sénatoriale de la liberté indi-viduelle5 mai : secrétaire de cette commission14 juin : commandeur de la Légion d’honneur4 août : Membre de l’institut national, « histoire ancienne et littéra-ture »

1806 14 janvier : au nom du Sénat, salue Napoléon, grand pacificateur.

1807 28 décembre : membre du conseil d’administration économique du Sénat pour l’année 1808

1808 29 janvier : nommé commissaire des guerres de seconde classe.20 mars : apprend qu’il est fait Comte d’empireS'appelle désormais "François Antoine de Boissy d'Anglas".15 avril : réélu à la Commission de la liberté individuelle du Sénat26 avril : Comte d’empire

Page 20: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 20

20 mai : confirmé Comte par un arrêté du Sénat.

1809 Chargé de complimenter Napoléon au nom de l’Institut.

1811 9 juin : Grand officier de la Légion d’honneur.28 décembre : nommé secrétaire du Sénat pour l’année 1812

1813 26 décembre : nommé commissaire extraordinaire de la 12e région militaire (la Rochelle)29 décembre : son fils est chargé de le seconder, il demeure sous les ordres de son père jusqu’en avril de l’année suivante

1814 15 janvier : fait afficher une programmation à la population de la 12e région pour qu’elle accentue son soutien à l’empereur.Chute de l’empire : 1ére Restauration10 avril : envoi, depuis la Rochelle, son acte d’adhésion à la restaura-tion.15 avril : il confirme son adhésion dans une lettre depuis Paris.16 avril : a rots actes votés par le Sénat conservateur.18 mai : membre de la commission de la Charte.27 mai au 2 juin : travail à la rédaction de la Charte4 juin : Pair de France, rallié aux Bourbons19 juillet : membre de la commission pour le projet d’adresse au roi, au sujet de la situation du royaume.23 août : donne son opinion sur le projet de loi relatif à la liberté de la presse.21 décembre : membre de la commission pour l’examen de la propo-sition sur un système général d’indemnités

1815 1er Mars : Début des Cent-Joursle 16 avril : adhésion au retour de Napoléon à la Chambre Des Pairs.2 juin : confirmé Pair par Napoléon.Seconde restauration21 juin : trois jours après Waterloo fait partie de la commission des six pour l’abdication, traite avec le ministre Pasquier.22 juin : combat l’idée de la succession de Napoléon par le Roi de Rome.22 juin : s’élève contre un projet de police générale, lue par Latour-Maubourg, pas discuté.27 juin : nommé un des cinq Commissaires d’armistice auprès de Blücher et de Wellington.24 juin : éliminé de la Chambre Des Pairs17 août : rappelé à la Chambre Des Pairs

Page 21: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 21

19 août : confirmé Pair à titre héréditaire.26 octobre : opinion sur le projet de loi relative à des mesures de sécurité générale qu’il dénonce fermement26 octobre : opinion sur le projet de loi relative à des mesures de sécurité générale qu’il dénonce fermement.23 novembre : malade et excusé pour le jugement du Maréchal Ney

1816 Commence son combat en faveur des régicides. Membre de l'Académie, section Inscription et Belles-Lettres Chancelier de l'Académie Royale de Nîmes.

1817 25 janvier : opinion sur un projet relatif à l’organisation des collèges électoraux, il y défend les petits propriétaires.6 février : s’élève contre un projet de justice qu’il juge arbitraire.24 février : discours sur la liberté de la presse31 août : fait Comte héréditairePublie son Recueil De Discours Sur La Liberté De La Presse

1818 En 1818, réussit à faire rentrer presque tous « ses » régicidesSiège au comité de la Société Biblique de Paris, et ceci jusqu’à sa mort19 janvier : opinion sur le projet de loi relatif à la liberté de la presse

1819 Cette année, commence la rédaction de deux volumes, Essai Sur La Vie, Les Écrits Et Opinions De Monsieur De Malesherbes.Fait partie du conseil calviniste avec Guizot, Joncourt, Mathieu, Maurice et Delessert auprès du ministre de l’intérieur1er avril : discours pour obtenir une indemnité à Messieurs les dépu-tés, pendant la durée de chaque session.Octobre : gros problèmes de santé

1820 Janvier toujours malade26 juin : rapport sur le projet relatif aux élections, s’oppose au renou-vellement intégral de la chambre.

1821 Achève et publie Essai sur la vie, les écrits et les opinions de Mon-sieur de Malesherbes, adressé, à ses enfants.Commence à rassembler ses écrits, discours, essai en un ouvrage prévu en six volumes

1822 Janvier : très souffrant, absence à la session parlementaire.Rédige la notice sur Rabaud de Saint-Étienne, 24 pages insérées dans le précis de la Révolution française de ce dernierJuillet : réclamations contre l’existence des maisons de jeu et de ha-sard.

Page 22: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 22

Désormais, libéral reconnu, opposant plus que discret et ferme au régime.

1823 Février : très malade.

1824 Mars : début de son combat contre Mgr Freyssinous, et ceci, jusqu’à sa mort.10 juillet : lettres patentes lui accordant un majorat en y affectant une pension annuelle de 24 000 Fr.Part d le midi.

1825 Mars : toujours souffrant.Publie l’ouvrage commencé en 1821 : Les Études Littéraires et Poé-tiques D’un Vieillard

1826 Vice président de la société biblique.15 juin : à Annonay.meurt, chez ses enfants, à Paris, rue Saint-Lazare, le 20 octobre

1827 3 janvier : son éloge funèbre est prononcé à la chambre des pairs, par le marquis de Pastoret qui fut le premier Président de l’Assemblée Législative en 1791

1850 Le 27 mars 1850 : Madame Boissy d’Anglas meurt à 91

Page 23: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 23

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

Note sur la présente édition

Retour à la table des matières

La présenté édition a été réalisée d’après l’un des exemplaires du livre de Boissy figurant dans la bibliothèque de château de Tocque-ville.

Je savais que l’ouvrage figurait au catalogue de la bibliothèque du château et je demandai donc à Jean-Guillaume si je pouvais y avoir accès pour en faire la photocopie afin de pouvoir l’utiliser dans mes recherches sur les liens existant entre Tocqueville et son bisaïeul ; voire préparer une réédition de ce livre très important afin de le mettre à disposition des chercheurs et du public, ce que nous faisons aujour-d’hui grâce au travail réalisé par Christian et Marish Lippi.

Lors de ma visite au château, en cherchant l’ouvrage, nous avons eu la surprise, Jean-Guillaume de Tocqueville et moi, de découvrir que le livre se trouvait bien dans la bibliothèque, mais en trois exem-plaires. Un premier exemplaire du seul premier volume, dédicacé par l’auteur à Hervé de Tocqueville et dont nous avons reproduit ici la page contenant la dédicace. Les deux autres exemplaires, reprennent les trois volumes, en deux seulement, le troisième étant ajouté à la fin du second. Cette édition date nécessairement de 1821, année de la pa-rution de la troisième partie ajoutée aux deux précédentes publiées initialement en 1818 et 1819.

Nous avons choisi de reproduire l’ensemble de ces volumes dans leur intégralité mais nous avons seulement choisi d’adopter la graphie actuelle. En effet, le texte de Boissy est antérieur à la réforme de l’or-thographe de 1835, il y écrit donc « enfans » « protestans » « long-temps », et autres formes dont rien ne justifiait le maintien ici.

Page 24: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 24

Dans l’exemplaire que j’ai choisi d’utiliser, j’ai eu la surprise et la chance de découvrir deux notes manuscrites d’Alexis réagissant vive-ment aux propos de Boissy. Notes capitales que j’ai reproduites dans ma biographie de Tocqueville chez Perrin/Tempus et dans Tocqueville et les siens. Ces notes révèlent le désarroi d’Alexis dé-couvrant à seize ans que Malesherbes, avant d’être la victime expia-toire d’un procès du tribunal de la Terreur, avait été un ami et protec-teur des philosophes, un opposant à ce qu’il considérait comme le des-potisme de Louis XV. Il connaît alors une gigantesque crise existen-tielle dont il ne se départit jamais et entama une véritable mue idéolo-gique qui ferait trois ans plus tard, de cet aristocrate légitimiste, un « démocrate par raison » et le principal analyste de la démocratie mo-derne.

Jean-Louis Benoît

Page 25: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 25

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

INTRODUCTION

Retour à la table des matières

Ce livre de Boissy d’Anglas a connu une histoire assez singulière ; il est très intéressant de le présenter au lecteur parce qu’il joue un im-portant rôle d’intermédiaire entre la vie et l’œuvre de Malesherbes et Alexis de Tocqueville, son arrière-petit-fils, particulièrement attaché à cette filiation qui a marqué sa réflexion et l’engagement de toute sa vie, comme il l’a souvent rappelé, mais en privé, tant le caractère de ce lien lui était précieux : « C’est parce que je suis le petit-fils de Malesherbes, écrit-il, que j’ai écrit tout ce que j’ai écrit 2. »

La parution de cette nouvelle édition est également très importante d’un point de vue éditorial ; ce sont les années d’études consacrées à la vie et à l’œuvre d’Alexis de Tocqueville qui m’ont conduit à consi-dérer que la redécouverte de Malesherbes – la découverte d’un autre Malherbe - qu’il fit à la préfecture de Metz, bouleversa totalement sa vie, provoquant en lui une gigantesque crise existentielle, mais égale-ment une révolution copernicienne, une véritable mue idéologique qui dura trois années au terme desquelles Alexis avait constitué l’en-semble de son corpus idéologique dès 1824 et dont le voyage aux États-Unis allait constituer la vérification épistémologique 3 : «  Il y a déjà près de dix ans que je pense une partie de ce que je t’exposais tout à l’heure. Je n’ai été en Amérique que pour m’éclairer sur ce point. Le système pénitencier n’était qu’un prétexte : je l’ai pris comme un passeport qui devait me faire pénétrer partout aux États-

2 André Jardin3 Voir à ce sujet la lettre qu’Alexis adresse à son cousin Camille d’Orglandes

le 29 décembre 1834 in Quarto, p. 309-313.

Page 26: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 26

Unis», écrivait Alexis de Tocqueville à son cousin Camille d’Or-glandes, le 29 novembre 1834 4.

Le compte est exact, la mue idéologique entamée en 1821 était achevée en 1824.

Dans les années 1980, au moment où je m’engageais dans cette voie, une telle approche était quasi inexistante, rien ou presque n’avait encore était fait en ce sens. Dans sa biographie qui fait encore réfé-rence, André Jardin 5 est très discret sur cet aspect capital ; Male-sherbes y est bien évoqué mais l’importance de son rôle et de la filia-tion avec Alexis n’y apparaissent guère. À l’inverse la place de Male-sherbes dans l’édification du corpus tocquevillien et dans la nature même de ses engagements politiques m’a conduit à approfondir les différents aspects et le caractère polymorphique de son œuvre et de ses engagements. Ces recherches concernant Malesherbes m’ont d’abord conduit vers les travaux de Pierre Grosclaude, qui font autori-té en la matière, puis au livre de Boissy d’Anglas Essai sur la vie les écrits et les opinions de M de Malesherbes adressé à mes enfants 6.

Les difficultés ne faisaient que commencer : où pouvoir consulter ce livre qui était alors quasi introuvable, il n’existait dans le répertoire national des bibliothèques que deux exemplaires de l’ouvrage, un à la BNF, dans l’édition en trois volumes, et un autre, en deux volumes à la bibliothèque universitaire de Poitiers, ouverte au prêt inter-biblio-thèques. Je fis donc la requête, le prêt me fut refusé. Le livre en est aujourd’hui exclu. Je n’avais qu’à venir m’installer à Poitiers pendant un temps pour faire mes recherches…

À la BNF les choses n’étaient guère plus faciles ; il était difficile d’obtenir les livres dans la journée, il fallait les retenir à l’avance (in-ternet n’existait pas alors), venir à Paris sans être assuré de pouvoir consulter les trois volumes de l’ouvrage ; en outre, je n’avais le droit qu’à un tirage très limité de photocopies et le 3e volume qui était le plus important pour ma recherche n’était, le plus souvent, pas consul-table pour des raisons diverses qui variaient d’une fois sur l’autre.

4 Tocqueville, O.C. XIII, 1, Correspondance d’Alexis de Tocqueville et de Louis de Kergorlay, p. 374, Lettres choisies, Quarto, Paris Gallimard/Quarto, 2003, p. 311.

5 André Jardin, Alexis de Tocqueville, Pluriel/Hachette, 1984. 6 Op. cit.

Page 27: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 27

Les ouvrages, monographie et biographies se succèdent du début du siècle jusqu’à la parution de l’ouvrage de Boissy d’Anglas – 1818-1819- :

Une Notice historique sur Chrétien-Guillaume Lamoignon-Male-sherbes, par Jean-Baptiste Dubois, extraite du "Magasin encyclopé-dique"... Seconde édition. 7

Un Mémoires sur M. de Malesherbes et sur le XVIIIe siècle.. par « un ancien habitant de Malesherbes ». 8

Une Vie de Chrétien-Guillaume Lamoignon Malesherbes…par Martainville, en 1802. 9

Les Malesherbiana, ou Recueil d'anecdotes et pensées de Chré-tien-Guillaume de Lamoignon-Malesherbes, par C..., d'Aval... (Cou-sin, d'Avalon), 1802. 10

Un Malesherbes, par De L'Isle de Sales, 1803. 11

Une Vie ou Éloge historique de M. de Malesherbes, suivie de la vie du premier président de Lamoignon son bisaïeul, écrites l'une et l'autre d'après les Mémoires du temps et les papiers de la famille, par Gaillard, en 1805. 12

Une Notice historique sur Chrétien-Guillaume Lamoignon-Male-sherbes, par Jean-Baptiste Dubois, extraite du "Magasin encyclopé-dique"... Seconde édition, 1806. 13

Un Éloge de Chrétien-Guillaume Lamoignon-Malesherbes,... par Pierre Chas, 1808. 14

7 Publication : Paris : Impr. du Magasin encyclopédique, (s. d.,), In-8 ° (La 1re édition a paru dans le "Magasin encyclopédique". - Ouvrage différent mais publié sous le même titre par le même auteur. Dubois avait déjà fait paraître, du vivant de Malesherbes, en 1788, une monographie : Notice historique sur M. de Lamoignon de Malesherbes, insérée dans la "Collection de portraits d'hommes illustres vivants" [Texte imprimé] ; par M. D. B. Publication : Paris : Impr. de Monsieur, 1788, In-8.

8 Publication : (Paris,) : Impr. de Fain, (s. d.,), In-8 °. 9 Publication : Paris : Barba, an X-1802, In-12.10 Publication : Paris : Pillot, an X-1802, In-18.11 Publication : Paris : L. Duprat-Letellier, 1803, In-8 °.12 Publication : Paris : Xhrouet, 1805, In-8 °.13 Publication : Paris : Potey, 1806, In-8 °.14 Publication : Paris : Bossange, Masson et Besson, In-8 °

Page 28: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 28

- Une monographie : Un Chapitre de la vie de M. de Male-sherbes, sur les protestants..., par Hutteau, 1818 15

L’ouvrage de Boissy d’Anglas prend place parmi ceux des bio-graphes soucieux de faire l’éloge de Malesherbes, mais il fait date, par sa qualité, par les liens de proximité que l’auteur avait entretenus avec Malesherbes et surtout parce qu’il provoque de vives réactions au sein de la famille des descendants de Malesherbes et qu’il joue sans doute, par son contenu et ses révélations, un rôle majeur dans le déclanche-ment de la gigantesque crise existentielle qui saisit Tocqueville en 1821.

Le livre portant le titre : Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes, adressé à mes enfants, parut d’abord en deux volumes publiés en 1818 16 et 1819. Dès le 12 décembre 1818, Louis VI de Rosanbo, frère de Madame de Tocqueville, lança ce qui allait devenir une véritable polémique, en publiant dans La Quotidienne qui était l’organe des légitimistes les plus affirmés, une lettre de protesta-tion contre le premier volume du livre, le seul paru alors, soulignant que l’hommage de Boissy était de ceux dont on se passerait volon-tiers. Il lui reprochait avec vivacité d’avoir trahi les actions et engage-ments de Malesherbes. Ce qui était tout à fait inexact. En l’occurrence c’était Boissy qui disait vrai.

Le choc provoqué dans la famille par le livre de Boissy fut tel qu’on appela à la rescousse Chateaubriand, membre de la parentèle 17, que l’on chargea de dénoncer également cet ouvrage, ce qu’il fit dans un texte assez long et singulier, publié en mars 1819, dans les Mé-langes littéraires 18.

15 Publication : Paris : Plancher, In-8 °16 Le premier volume porte la date de 1819, il est pourtant publié dès la fin de

l’année 1818 comme le prouve la date de la lettre expédiée par Louis VI de Rosanbo à La Quotidienne le 12 décembre.

17 Chateaubriand n’avait pas de lien de parenté direct avec Malesherbes, les Rosanbo et les Tocqueville, en revanche, son frère aîné, Jean-Baptiste, guillotiné le 22 avril 1794, était le beau-frère d’Hervé de Tocqueville, les deux étant mariés à deux des filles de Louis V de Rosanbo, gendre de Malesherbes.

18 Mélanges Littéraires sur un ouvrage de M. Le Comte de Boissy d’Anglas, intitulé : Essai sur la vie, les écrits et opinions de M. de Malesherbes.

Page 29: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 29

En rédigeant ce texte, Chateaubriand se livrait à une sorte d’exer-cice imposé, au nom de la solidarité familiale, en mettant sa plume au service de la cause de la famille Rosanbo. Mais ce n’était pas encore assez ; quelques mois plus tard, les frères Michaud, imprimeurs, ré-digent dans leur Biographie universelle l’article Malesherbes qui prend très violemment à parti le livre de Boissy, et critique sévère-ment les engagements de Malesherbes qu’il considère comme erra-tiques et portant une part de responsabilité dans l’ébranlement de la monarchie qui a conduit à la Révolution. Boissy, piqué au vif par l’en-semble des critiques qui visent et Malesherbes et lui, relance la polé-mique dans le troisième volume qu’il adjoint à son livre.

Dans l’avis préliminaire qui sert d’adresse au lecteur, Boissy d’An-glas précise que son ouvrage était d’abord destiné à usage interne et entendait présenter à ses enfants le portrait moral et la biographie d’un homme remarquable, mais il est clair que cette présentation relève de la captatio benevolentiae que l’ouvrage avait vocation, dès sa concep-tion à être diffusé auprès du public.

Avis préliminaire

Cet Essai n’était pas destiné au public ; je l’avais écrit pour l’instruction de mes enfants et je ne voulais en faire imprimer qu'un très petit nombre d’exemplaires pour leur seul usage : mais en le relisant, il y a peu de temps, j'ai pensé qu'un hommage rendu à la mémoire d’un aussi grand citoyen que M. de Malesherbes, ne devait pas être une chose particulière ; et après avoir donné plus d’étendue à cet ouvrage, je me suis déterminé à le publier tout à fait, sans rien changer néanmoins la forme et la destination primitives.

Nous sommes là devant le problème central qui est posé à ce mo-ment précis de l’histoire concernant le jugement à porter sur Male-sherbes.

Chaque époque de l’histoire nationale se cherche des personnages emblématiques de Vercingétorix à Jeanne d’Arc, de Saint Louis à Na-poléon et jusqu’à de Gaulle ; ceux qui ont été oubliés ou discrédités retrouvant parfois une place de premier plan. Après la chute de l’Em-pire et sous le règne de Louis XVIII, le temps n’est plus, dans l’immé-diat au moins, à l’éloge de l’épopée napoléonienne qui a coûté tant de

Page 30: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 30

sang ; il n’est plus temps encore de faire l’éloge de la monarchie abso-lue qui a fini par conduire à la Révolution, en revanche, à ce moment-là, et à ce moment-là seulement, Malesherbes devient un personnage emblématique de par sa double nature, d’une part, homme des Lu-mières, ami des philosophes, partisan convaincu de la liberté de la presse, au sens fort de ce mot à l’époque, c’est-à-dire de tout ce qui s’imprime, il sauve la Grande Encyclopédie de Diderot qu’il était chargé de neutraliser et œuvre pendant douze ans à l’achèvement de la totalité de l’édition en utilisant tous les moyens à sa disposition, lé-gaux ou détournés. Président de la Cour des Aides il mène un combat frontal dans ses Remontrances contre ce qu’il juge être le despotisme de Louis XV qui supprime la cour des Aides et l’expédie en exil, il est vrai sur ses terres…

Mais d’autre part, rappelé par Louis XVI, et à la demande de Tur-got, il entame avec lui un ambitieux plan de réformes susceptibles de sauver le régime par des décisions hardies et libérales. Enfin, lorsque le roi est jugé par le tribunal de la Terreur, il demande à assurer sa dé-fense en sachant très bien qu’il met sa tête en jeu et sacrifie sa per-sonne, ne se doutant sans doute pas qu’il entrainerait avec lui cinq des siens 19.

Dans ces années qui vont de la chute de l’Empire à la mort de Louis XVIII, Malesherbes est la grande figure de l’homme politique intègre, droit et courageux

En 1819, le sculpteur Jacques-Edme Dumont avait réalisé la statue de Malesherbes, pour le bureau de Louis XVIII, celle-ci fut remployée dans le monument conçu par l’architecte Hippolyte Lebas pour la Salle des pas perdus du palais de Justice de Paris, inauguré en dé-cembre 1822. Dans la partie centrale se trouve la statue en pied de Malesherbes par Dumont, en dessous de laquelle, dans le bas-relief de Cortot, on voit Louis XVI concerter sa défense avec Malesherbes, Tronchet et de Sèze, ses trois avocats.

19 Louis V Le Peletier de Rosanbo gendre de Malesherbes est exécuté le premier, le 20 avril ; puis, le 22, c’est au tour de Malesherbes, de sa fille, Antoinette Thérèse Marguerite, sa petite-fille, Aline Thérèse de Rosanbo, et son mari, Jean-Baptiste de Chateaubriand ; sa sœur, Mme de Sénozan étant guillotinée la dernière, le 10 mai.

Page 31: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 31

La polémique

Retour à la table des matières

La polémique reprit avec beaucoup plus d’ampleur en 1820-1821, lorsque les frères Michaud, imprimeurs, rédigent dans leur Biographie universelle l’article Malesherbes 20 qui prend très violemment à parti le livre de Boissy, ce qui l’amène à répliquer en ajoutant à son ou-vrage un troisième volume, édité initialement à part, en 1821, puis joint, dans une nouvelle édition, au second volume et qui constitue une riposte très vive, un élément central de la polémique dont il est question ici.

La question qui se pose est celle du jugement à porter sur Male-sherbes, personnage complexe, nous l’avons dit, véritable Janus Bi-frons. Ses engagements évoluent en fonction du cours des évène-ments : nomination à la direction de la Librairie, 1750-1763, président de la Cour des Aides en 1770, jusqu’à la suppression de celle-ci et à son exil, puis de sa nomination par Louis XVI comme ministre de la Maison du roi, 1775-1776, ministre sans portefeuille et membre du Conseil d’En-haut, en 1787-1788, et pour finir, défenseur du mo-narque devant le tribunal révolutionnaire.

Dans ces circonstances Malesherbes est l’objet de trois jugements très différents : celui de Boissy d’Anglas exposé ici, celui de la paren-tèle de Malesherbes présentée par Louis de Rosanbo et celui de Mi-chaud qui n’est guère différent de celui de l’abbé Barruel 21 et qui dé-nonce l’ambivalence de l’attitude de Malesherbes qui porterait une lourde responsabilité dans le développement des évènements révolu-tionnaires.

20 Article Malesherbes Biographie universelle par Michaud, 1820, p. 357-367, rédigé par Louis-Gabriel Michaud, 1773-1858.

21 Augustin de Barruel, 1741-1820. Jésuite et virulent polémiste, il expose dans les Mémoires pour servir à l'histoire du jacobinisme une théorie du complot de la franc-maçonnerie, d'autres sociétés secrètes et des philosophes athées, menant à la Révolution française. Il attaque violemment Malesherbes coupable d’avoir apporté son appui aux philosophes des Lumières et porterait une lourde responsabilité dans la chute du régime qui amène l’exécution de Louis XVI.

Page 32: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 32

Le jugement de Boissy…

Retour à la table des matières

Boissy est un personnage complexe qui a été l’objet de plusieurs biographies 22 auxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et synthétique pour la clarté du propos. Protestant, originaire de l’Ardèche, il achète une charge de Maître d’Hôtel du comte de Provence, futur Louis XVIII. Convention-nel non régicide, très proche de Robespierre il peut être considéré comme un agent du comte de Provence. Il réussit à traverser la Convention en échappant à la guillotine, puis le Directoire, le Consu-lat et l’Empire en étant toujours dans la proximité immédiate du pou-voir. Ce n’est pas l’homme des premiers rôles mais une sorte d’émi-nence grise, un homme d’influence sinon d’intrigue qui a servi tous les régimes. Son heure de gloire arrive avec la Restauration, il est d’ailleurs l’un des rédacteurs de la Charte que Louis XVIII octroie à ses sujets ; mais c’est ici que son livre prend une valeur essentielle pour lui quand il affirme que la monarchie selon la Charte appliquée par Louis XVIII correspond très exactement au régime que Male-sherbes souhaitait voir instaurer par Louis XVI.

Quelle est la pertinence exacte de ces propos ? Ils n’engagent que celui qui les écrit, mais ils nous donnent très exactement la valeur des jugements qui sont les siens.

22 Voir la bibliographie.

Page 33: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 33

Le jugement de Rosanbo et de ses proches.

Pour Louis de Rosanbo, le livre de Boissy est diffamatoire ; il l’ex-plique clairement dans le texte qu’il adresse à La Quotidienne   :

« Il serait satisfaisant pour nous de n'avoir également que des remerciements à offrir à tous les écrivains qui, depuis quelque temps surtout, viennent déposer sur la tombe de M. de Malesherbes, l'unanime tribut de leurs éloges ; mais sa mémoire est trop chère et trop glorieuse à sa Famille pour ne pas lui imposer le devoir de réclamer contre des assertions au moins légères, et qui pourraient donner une fausse idée de son esprit et de son noble caractère.

Sans doute mon grand-père éleva une voix courageuse contre quelques abus qui existaient, et que les auteurs de notre funeste révolution ont centuplés pour exécuter plus facilement leurs coupables desseins.

Il désirait quelques réformes ; mais c'était à son maître, à son Roi, qu’il les demandait, avec le courage d’un vertueux magistrat, avec le respect d'un sujet fidèle. »

Ce texte est un plaidoyer pro domo destiné à défendre une certaine conception de la mémoire de l’illustre aïeul, naïveté ou exacerbation d’une forme de piété filiale ? Sans doute les deux à la fois. Ce qui est certain c’est que ce plaidoyer est matériellement faux, même si, d’un certain point de vue, il peut se comprendre en raison de la piété filiale de Rosanbo pour son aïeul.

Le jugement de la fraction la plus droitièrede l’idéologie française.

Retour à la table des matières

Le troisième volume de l’Essai de Boissy est essentiellement une réplique non pas au texte de Rosanbo mais à celui de Michaud. Concernant la réaction de Rosanbo, Boissy ne l’évoque qu’une seule fois, de façon modérée, à la fin de son ouvrage, dans le 3e volume :

Page 34: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 34

« Toutefois, je dois le répéter quoique je l’aie déjà dit ailleurs 23, on ne saurait penser que M. de Malesherbes ait désiré une révolution, c'est-à-dire un changement fait avec violence, par le peuple, dans nos institutions et dans nos lois, ni qu'il l’ait provoquée par ses actes et par ses discours. Des personnes moins exigeantes que nos adversaires, plus véritablement attachées qu'elles ne le sont, à la gloire de M. de Malesherbes seraient satisfaites de cette concession de ma part ; mais j'ajouterai, ce qui pourra leur déplaire, qu'il n'en désirait pas moins de grandes améliorations dans l'organisation et la législation du royaume, et dans les principes du gouvernement, voulant seulement qu'elles fussent le résultat de la volonté du monarque, le fruit de ses méditations et de sa justice, et non l'effet d'une insurrection populaire ; et il les demandait au Roi avec une courageuse persévérance, non moins dans son intérêt propre que dans celui de la nation. Lorsque M. de Rosanbo l'a déclaré, en s'élevant contre le livre qui avait eu la gloire de son aïeul pour objet, il a oublié que, dans ce même livre, je l'avais déclaré d'une manière positive, à la page 36o du premier volume. Loin de moi l’idée de prêter à M. de Malesherbes des sentiments que je sais n'avoir pas été les siens. »

La polémique relancée dans le troisième volume vise essentielle-ment Louis-Gabriel Michaud qui, tout en faisant l’éloge du grand cou-rage et de la bonne foi de Malesherbes, le rend coupable parce que responsable des évènements qui se sont déroulés. En cela son juge-ment plus modéré dans la forme que celui de l’abbé Barruel, revient exactement au même ; il écrit :

« Il [a] secondé les attaques d'un parti qui, dès lors, commençait à ébranler le trône, et qui plus tard est parvenu à le renverser. ‘On a donc persuadé à votre Majesté, disait-il à Louis XV, dans ses Remontrances de 1770, que c'était par la terreur qu'il fallait régner sur les ministres de la justice. Quand on veut faire servir la puissance à satisfaire les passions particulières, on menace de l'autorité ceux qui gémissent déjà sous l'injustice, et on les réduit à l'alternative de faire des actes qui puissent être imputés à désobéissance, ou de souffrir à la fois l'outrage et l'oppression.’

Si l'on considère que de telles représentations s'adressaient à l'un de nos meilleurs rois, qu'elles lui étaient faites sur la fin d'un règne qui, s'il n'est pas le plus glorieux de notre histoire, est du moins relui où nos pères ont joui du bonheur le plus long et le moins interrompu, il est difficile de ne pas s'affliger des écarts où un homme de bien peut être conduit (…) Il favorisait, (…) avec la plus grande indulgence l'impression et le débit des ouvrages les plus hardis. Sans lui l'Encyclopédie n'eût vraisemblablement

23 Essai sur la vie de M. de Malesherbes.

Page 35: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 35

jamais osé paraître.’ Si l’on en croit De L’Isle de Sales, il prenait lui-même la peine d'indiquer aux philosophes les moyens d’éluder la rigueur des lois. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce fut par lui que les libraires firent entrer en France une foule de livres qui n'avaient été imprimés dans l'étranger que parce que la censure n'avait pas permis qu'ils le fussent dans le royaume. (…)

Après avoir mis sous les yeux de Louis XVI un tableau effrayant du royaume, Malesherbes lui di t   : ‘’ Le droit d'administrer ses affaires appartient à chaque corps, à chaque communauté : c'est le droit naturel, et le droit de la raison.,. Depuis que des ministres si puissants se sont fait un principe politique de ne point laisser convoquer d’assemblée nationale, on en est venu jusqu'à déclarer nulles les délibérations d'un village ; on a introduit en France un gouvernement plus funeste que le despotisme, et digne de la barbarie orientale’’.

Enfin, s’adressant au roi, il lui déclara positivement que le moyen ‘’le plus sûr, le plus naturel, et le plus conforme à la constitution, était d'entendre la nation elle-même.’’ C'était à l'occasion d'un faible déficit que Malesherbes s'exprimait ainsi »

Par ses prises de position comme directeur de la Librairie et Pré-sident de la Cour des Aides, Malesherbes a, selon Michaud, continuel-lement affaibli le pouvoir royal et ses capacités de réaction, et, en ce sens, il porte une lourde responsabilité dans le processus historique qui mène à la Révolution.

Le propos de Michaud n’est pas si éloigné de celui de l’abbé Bar-ruel qui écrivait : « De semblables ministres se succèdent les uns aux autres (MM. de Choiseul et d'Argenson), et préparent de loin, de tout leur pouvoir, la ruine du trône et des autels… Mais celui de tous à qui elle dut le plus, à qui tous les impies et les chefs des impies payèrent aussi le plus assidûment le tribut de leurs éloges, fut précisément celui qui devait voir un jour de plus près toutes les horreurs de cette révolution, et se croire le moins étonné d'en être la victime. Ce protecteur de la conjuration contre le Christ, fut Malesherbes. Je sais bien que le nom de cet homme rappelle quelques vertus morales...  ; mais je sais que la France lui doit plus qu'à tout autre la perte de ses

Page 36: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 36

temples, et que jamais ministre n'abusa davantage de son pouvoir, pour établir en France le règne de l'impiété... 24. »

La thèse n’est pas nouvelle et elle traverse, avec d’autres du même acabit, le champ de notre histoire nationale, depuis les analyses des contre-révolutionnaires, de Barruel à Michaud et tous les autres jus-qu’aux apôtres, anciens et nouveaux, du déclinisme : Croix de Feu, Camelots du Roi, pétainistes et maréchalistes, cagoulards, partisans de l’Algérie Française, membres de l’OAS et d’Ordre Nouveau. On re-trouve leur trace dans l’opération commando de la Bande des quatre - Pompidou, Chirac, Pierre Juillet et Marie-France Garaud - pour casser la tentative de réforme que constituait la Nouvelle Société de Chaban Delmas, et dans le néo-pétainisme ripoliné de Giscard pour qui il fal-lait que tout change pour que rien ne change en mettant au pouvoir une droite bien sous tous rapports, une caste plus féroce que jamais, brisant toute forme de mobilité sociale 25, et, pour finir, last but not least les élucubrations d’un Zemmour, juif zélateur du Maréchal !

L’analyse de ces vaillants intellectuels, héritiers de Jean-François Revel, est toujours la même ne rien changer ou ne changer les choses qu’en apparence afin de maintenir ou de restaurer une société de caste, l’ordre ancien dût-on l’attifer de hardes nouvelles.

24 Histoire du Jacobinisme, tome I, pages 182 et suiv., édition de Hambourg, 1800. Il y a une édition faite à Londres en 1798.

25 Un exemple suffit à prouver la validité de cette analyse : Jean Gandois, ancien dirigeant de patronat français et Claude Bébéar expliquent et déplorent tous les deux le fait que 25% des élèves de Polytechniques (et des autres plus grandes écoles) provenaient dans les années 1960 des classes moyennes ou inférieures, alors que ce pourcentage s’est réduit d’année en année jusqu’à représenter aujourd’hui moins de 1%. Véritable travail de sape de la Nouvelle Aristocratie d’État (Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Éditions de Minuit, 1989, livre plus que jamais d’actualité) qui a mis en place toutes les chicanes permettant de casser la mobilité sociale ce qui aboutit à une casse du contrat social, à une France des exclus, bientôt majoritaires qui portent aujourd’hui un gilet jaune.

Page 37: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 37

L’intérêt du texte de Boissy.

Retour à la table des matières

La famille Tocqueville qui avait été un temps favorable aux idées nouvelles, avant 1789, était devenue maistrienne et contre-révolution-naire et Alexis partageait les choix idéologiques des siens lorsqu’en 1821, il découvrit le livre écrit par Boissy d’Anglas, qui faisait l’éloge de Malesherbes 26. Dans deux notes de sa main qu’il insère dans le se-cond volume, il prend à parti l’auteur du livre qui portait, selon lui, en tant que conventionnel, une part de responsabilité dans les dérives ré-volutionnaires. Mais, à partir de ce moment, il commence son évolu-tion idéologique.

Dans le livre de Boissy, Malesherbes apparaît pour ce qu’il est, une sorte de Janus Bifrons, défenseur du peuple devant le roi, avant d'être défenseur du roi devant le peuple. Il avait été le directeur de la Librai-rie et avait sauvé La Grande Encyclopédie qu'il avait pour mission de faire disparaître ; c’est même lui qui pendant dix ans utilise tous les moyens dont il dispose, officiels ou détournés, pour permettre à cette aventure éditoriale d’aller jusqu’à son terme. À la même époque il avait également été Président de la Cour des Aides où il avait mené, par ses Remontrances l'attaque frontale contre le despotisme de Louis XV, avant de devenir deux fois ministre de Louis XVI et d'être condamné par les sectateurs de Rousseau dont il avait été l’ami et le protecteur.

Boissy expédia un exemplaire de son livre dédicacé à Hervé de Tocqueville, alors préfet de Moselle, qui le considéra comme très im-portant puisque, aujourd’hui encore il figure, en trois exemplaires, dans la bibliothèque du château.

Mais quand Alexis découvre le livre de Boissy d’Anglas, en 1821, il partage encore globalement la vision idéologique de la famille. Il n’a que seize ans et réagit à la première lecture du livre de Boissy par deux notes de sa main qui figurent sur deux fragments de feuille de papier insérés, tel deux signets, qui figurent aujourd’hui encore dans l’un des volumes de la bibliothèque du château. Il s’en prend directe-ment à l’auteur, un protestant auquel la famille reproche encore

26 Essai sur la vie, les écrits et les opinions de M. de Malesherbes…

Page 38: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 38

d’avoir été un conventionnel et d’être par conséquent coresponsable des crimes de la Terreur.

Cette première lecture de Boissy, en 1821 27, marque bien le mo-ment initial du basculement idéologique de Tocqueville. Sa première réaction est semblable à celle du reste de la famille, mais elle pro-voque quasi simultanément chez lui une gigantesque crise existentielle qui marquera le reste de sa vie et qu’il évoque, deux ans avant sa mort, dans la lettre qu’il adresse à Madame de Swetchine, le 26 février 1857 28. L’effet est foudroyant comme un tremblement de terre, il en-gendre le désespoir, la perte de la foi, étape décisive dans la vie de Tocqueville et qui provoque un bouleversement des valeurs, un chan-gement de vision du monde.

La découverte du texte de Boissy a joué un rôle capital dans l’évo-lution idéologique de Tocqueville et l’élaboration des analyses qui formeraient son corpus politique mais il serait, à mon sens, non perti-nent de faire de Boissy le maître à penser de Tocqueville, mais c’est chez lui, dans son texte, qu’il a découvert les textes et engagement majeurs de Malesherbes, la façon d’aborder les problématiques poli-tiques mais également les valeurs qui allaient orienter ses analyses et son action politique.

Pour finir.

Retour à la table des matières

Pour terminer cette introduction il importe pour moi de donner au lecteur les textes de référence qui peuvent lui servir de viatique avant d’entreprendre la lecture du texte même de Boissy qui lui apprendront les points essentiels de la vie de Malesherbes présentés par Boissy.

Vous trouverez donc ici :

* le texte de la lettre de Louis VI de Rosanbo à La Quotidienne

27 Voir plus loin la lettre écrite à Mme de Swetchine dans laquelle Tocqueville évoque le bouleversement existentiel qui se produisit en lui à cette époque : J’avais seize ans alors…

28 O.C., XV, 2, pp. 313-316.

Christian Lippi, 2019-12-05,
formeraient ou formeront ?
Page 39: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 39

* Le texte de Chateaubriand rendant compte du livre de Boissy* L’article Malesherbes de la biographie de MichaudLa copie des deux notes manuscrites d’Alexis figurant dans l’édi-

tion du livre de Boissy qu’il a lue * La copie du fragment de lettre d’Alexis à Madame de Swet-

chine, en 1857, deux ans avant sa mort, dans laquelle il fait état de la gigantesque crise existentielle qu’il connut en 1821, au moment même où il découvrait l’autre visage de Malesherbes, ami et protecteur des philosophes et auteur des Remontrances.

L’intervention de Louis VI de Rosanbodans La Quotidienne

Retour à la table des matières

Quoique nous ne soyons pas dans l’usage d'ouvrir notre feuille à des réclamations provoquées par des articles qui ont paru dans d'autres journaux, surtout lorsque ces réclamations ont déjà reçu par une autre voie quelque publicité, nous croyons devoir nous écarter aujourd'hui de cette règle, en imprimant la lettre suivante, qui a paru il y a quelques jours dans La Quotidienne. Il sera facile d'apprécier nos motifs ; le nom de M. de Malesherbes, ce nom objet d'une pieuse vé-nération pour tous les amis de la monarchie, de la vertu et du courage, a été flétrie par d'indignes éloges qui sont autant de calomnies pour sa mémoire. Un digne héritier de son sang, un noble pair de France élève la voix pour la venger. Notre admiration pour L'immortel défenseur de Louis XVI, notre respect pour sa vertueuse famille, ne nous ont pas permis de balancer et nous nous estimons heureux de concourir à ré-pandre la protestation de M. le marquis de Rosanbo contre les louanges perfides dont son illustre aïeul a été l'objet :

Page 40: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 40

Au Rédacteur de LA QUOTIDIENNE.

Monsieur,

C’est au nom de ma famille et au mien que je viens offrir de sincères remerciements à l'auteur de l'article inséré dans votre Numéro du 30 novembre dernier, sur M. de Malesherbes.

L’hommage rendu à mon grand-père par l'auteur de cet article, étant publié, nous désirons que nos remercîments le soient aussi. Ma famille n’aurait pu choisir un meilleur interprète.

Il serait satisfaisant pour nous de n'avoir également que des remerciements à offrir à tous les écrivains qui, depuis quelque temps surtout, tiennent déposer sur la tombe de M. de Malesherbes, l'unanime tribut de leurs éloges ; mais sa mémoire est trop chère et trop glorieuse à sa Famille pour ne pas lui imposer le devoir de réclamer contre des assertions au moins légères, et qui pourraient donner une fausse idée de son esprit et de son noble caractère.

Sans doute mon grand-père éleva une voix courageuse contre quelques abus qui existaient, et que les auteurs de notre funeste révolution ont centuplés pour exécuter plus facilement leurs coupables desseins.

Il désirait quelques réformes ; mais c'était à son maître, à son Roi, qu’il les demandait, avec le courage d’un vertueux magistrat, avec le respect d'un sujet fidèle. Il n'aurait voulu acheter aucune de ces réformes au prix d'un sacrifice forcé et d'une concession arrachée au trône ; e t , comme l'exprime si bien l'auteur de l'article déjà cité de la Quotidienne du 30 novembre dernier, ‘ Il n'y a rien de téméraire à penser que celui qui, dans une lettre de 1790, s'opposait si vivement à certaines limitations de l'autorité royale, eût considéré plus tard comme fort tolérables, en comparaison des épouvantables désordres dont il était témoin, les abus qui, sous l'ancien régime avaient le plus vivement excité la censure.’

Je suis donc loin de partager l'opinion de ceux qui prétendent, sans paraître en douter, que les idées politiques de mon grand-père n'avaient éprouvé aucun changement des terribles effets de la révolution. La droiture de son cœur et la justesse de son esprit me garantiraient le contraire, si les faits ne parlaient d’eux-mêmes.

Ennemi de la révolution, dès son principe, M. de Malesherbes lui donna un désaveu formel par son éloignement des affaires publiques, et par sa noble retraite qu’il ne quitta que pour voler au secours de son Roi.

Je suis loin aussi d'adopter la supposition si légèrement hasardée qu'il eût sans doute approuvé telle loi, partagé telle opinion, sans entrer à cet égard dans une discussion inutile : ce que je puis, ce que je dois affirmer,

Page 41: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 41

c'est que toute opinion, toute loi même qui n'eût pas été éminemment monarchique, qui eût compromis les justes prérogatives de la couronne, ou flatté les passions populaires, eût toujours trouvé en lui un sévère censeur.

Le martyre de son Roi, les affreux malheurs dont il fut précédé et suivi, firent sur M. de Malesherbes une impression profonde et religieuse qui excita sa juste indignation contre les écrivains audacieux dont les ouvrages avaient provoqué et hâté tous ces maux. En rendant justice aux grands talents de quelques-uns d'eux, il s'étonna de n'avoir pas toujours été aussi frappé qu'il l’était alors, du danger de leurs funestes doctrines, et on l'entendit s'écrier souvent avec amertume : Ah ! Comme ils m'ont trompé !

Depuis l'époque à jamais fatale du 21 janvier, il ne cessait de parler de l'héroïsme religieux de Louis XVI avec une admiration et un attendrissement qui prouvaient combien il partageait les sentiments qui en sont le principe.

J'ai dû rétablir la vérité des faits, réclamer contre quelques opinions sans fondement, et désavouer certains éloges dont M. de Malesherbes s'étonnerait et que sa famille ne peut accepter pour lui.

J'ai l'honneur d'être, etc.,

Le marquis DE ROSANBO, pair de France

Paris, le 12 décembre 1818.

Page 42: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 42

Chateaubriand juge le livrede Boissy d’Anglas.

Retour à la table des matières

Mélanges littéraires sur un ouvrage de M. le comte de Boissy-D’Anglas intitulé : Essai sur la vie, les écrits et opinions de M. de Malesherbes (pp. 262-267).

Mars 1819.

L'esprit philosophique qui a dénaturé notre littérature a surtout corrompu notre histoire : prenant les mœurs pour des préjugés, il a substitué des maximes à des peintures, une raison absolue à cette raison relative qui sort de la nature des choses, et qui forme le génie des siècles.

Ce même esprit, en examinant les hommes, ne les mesure que d'après ses règles : il les juge moins d'après leurs actions que d'après leurs opinions. II y a tels personnages auxquels il ne pardonne leurs vertus qu'en considération de leurs erreurs.

Ces réflexions ne sont point applicables à l'auteur de L'Essai sur la vie de M. de Malesherbes. M. le comte de Boissy d'Anglas se connaît en courage et en sentiments généreux. Il serait pourtant à désirer qu'il eût commencé son ouvrage par un morceau moins propre à réveiller l'esprit de parti. Pourquoi tous ces détails sur les souffrances des protestants ? Si c'est une instruction paternelle que l’auteur adresse à ses enfants, elle est trop longue 29 ; si c'est un traité historique, il est trop court. L'histoire veut surtout qu'on ne dissimule rien, et qu'une partie du tableau ne soit pas plongée dans l'ombre, tandis que l'autre reçoit exclusivement la lumière. M. le comte de Boissy d'Anglas gémit sur les proscriptions des calvinistes et les lois cruelles dont ils furent frappés. Il n'y a pas un honnête homme qui ne partage son indignation ; mais pourquoi ne dit-il pas que les protestants de Nîmes avaient égorgé deux fois les catholiques, une première fois en 1567, et une seconde fois en 1569, avant que les catholiques eussent, en 1572, massacré les protestants 30 ? Il s’élève contre L'Apologie de Louis XIV sur la révocation de L'édit de Nantes ; mais cette Apologie est pourtant un excellent morceau de critique historique. Si l'abbé de Caveyrac soutient que la journée de la Saint-Barthélemy fut moins sanglante qu'on ne l’a cru, c'est qu'heureusement ce fait est prouvé. Lorsque la Bibliothèque du Vatican était à Paris (trésor inappréciable auquel presque personne ne songeait), j'ai fait faire des recherches ; j'ai trouvé sur la journée

29 En 1819, la fille aînée de Boissy a 45 ans, son jeune fils 36.30 Les protestants de Nîmes avaient égorgé deux fois les catholiques, et, à la

Saint-Barthélemy les catholiques de la même ville refusèrent de massacrer les protestants. Je pourrais en dire davantage si je voulais parler du commencement de la révolution. (Note de l'auteur)

Page 43: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 43

de la Saint-Barthélemy les documents les plus précieux. Si la vérité doit se rencontrer quelque part, c'est sans doute dans des lettres écrites en chiffres aux souverains pontifes, et qui étaient condamnées à un secret éternel. Il résulte positivement de ces lettres que la Saint-Barthélemy ne fut point préméditée ; qu'elle ne fut que la conséquence soudaine de la blessure de l'amiral, et qu'elle n'enveloppa qu'un nombre de victimes, toujours beaucoup trop grand sans doute, mais au-dessous des supputations de quelques historiens passionnés. M. le comte de Boissy d'Anglas montre partout une sincère horreur pour les excès révolutionnaires : cependant, si son opinion était que l'on a exagéré le nombre des personnes sacrifiées, ne serait-il pas souverainement injuste de dire qu'il fait l'apologie du meurtre et du crime ?

Quant aux lois qui pesaient sur les protestants en France, étaient-elles plus rigoureuses que ces fameuses lois de découverte (laws of discovery) qui frappent encore aujourd'hui les catholiques en Irlande ? Par ces lois, les catholiques sont entièrement désarmés. Ils sont incapables d'acquérir des terres. Si un enfant abjure la religion catholique il hérite de tout le bien, quoiqu'il soit le plus jeune. Si le fils abjure sa religion, le père n'a aucun pouvoir sur son propre bien, mais il perçoit une pension sur ce bien, qui passe à son fils. Aucun catholique ne peut faire un bail pour plus de trente-et-un ans. Les prêtres qui célébreront la messe seront déportés, et s'ils reviennent, pendus. Si un catholique possède un cheval valant plus de cinq livres sterling il sera confisqué au profit du dénonciateur.

Que conclure de ces déplorables exemples ? Que partout on abuse de la force ; que partout, catholiques et protestants, lorsque les passions les animent, peuvent se servir des motifs les plus sacrés pour les actes les plus impies ; qu'enfin la religion et la philosophie ne sont pas toujours pratiquées par des saints et par des sages.

Au reste, ne jugeons point les hommes sur ce qu'ils ont dit, mais d'après ce qu'ils ont fait : voyons M. de Malesherbes sortir de sa retraite à l'âge de soixante-douze ans, pour venir offrir à l'ancien maître dont il était presque oublié, l'autorité de ses cheveux blancs et le vénérable appui de sa vieillesse. « Lorsque la pompe et la splendeur de Versailles, dit éloquemment M. de Boissy d'Anglas, étaient remplacées par l'obscurité de la tour du Temple, M. de Malesherbes put devenir, pour la troisième fois, le conseil de celui qui était sans couronne et dans les fers, de celui qui ne pouvait offrir à personne que la gloire de finir ses jours sur le même échafaud que lui. »

M. de Malesherbes écrivit au président de la Convention pour lui proposer de défendre le roi.

« Je ne vous demande point, lui dit-il dans sa lettre, de faire part à la Convention de mon offre, car je suis bien éloigné de me croire un personnage assez important pour qu'elle s'occupe de moi ; mais j'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où

Page 44: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 44

cette fonction était ambitionnée de tout le monde : je lui dois le même service, lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. »

Plutarque ne nous a rien transmis d'un héroïsme plus simple. Dans les âmes faites pour la vertu, la vertu est une action naturelle qui s'accomplit sans effort, comme les autres mouvements de la vie.

Louis XVI parut à la barre de la Convention le 26 décembre. M. de Sèze termina son plaidoyer par ces mots, qui sont restés dans la mémoire des hommes : « Louis vint au-devant des désirs du peuple par des sacrifices personnels sans nombre, et « cependant c'est au nom de ce même peuple qu'on demande aujourd'hui... Citoyens, je n'achève pas ; je m'arrête devant l'histoire. »

Ils ne se sont pas arrêtés devant l'histoire ! Ils l'ont bravée ! Auraient-ils pressenti qu'elle leur réservait la miséricorde de Louis XVIII ?

M. de Malesherbes vint à la Convention avec MM. de Sèze et Tronchet, pour appuyer la demande d'un sursis, d'un appel au peuple, et pour réclamer contre la manière dont les votes avaient été comptés. Il ne put prononcer que quelques paroles entrecoupées de sanglots. Il avait sollicité le sacrifice ; tout le poids du sacrifice retomba sur lui. II fut chargé d'annoncer au roi l'arrêt fatal. Ecoutons-le lui-même raconter cette scène dans la prison à M. Hue : « Je vois encore le roi (c'est M. de Malesherbes qui parle) ; il avait le dos tourné vers la porte, les coudes appuyés sur une table, et le visage couvert de sa main. Au bruit que je fis en entrant, il se leva » : « Depuis deux heures, me dit-il, je recherche en ma mémoire si, durant le cours de mon règne, j'ai donné volontairement à mes sujets quelque juste sujet de plainte contre moi ; je vous le jure en toute sincérité, je ne mérite de la part des François aucun reproche. »

M. de Malesherbes tomba aux pieds de son maître, et voulut lui annoncer son sort. « Il était étouffé par ses sanglots, dit Cléry, et il fut plusieurs moments sans pouvoir parler. Le roi le releva et le serra contre son sein avec affection. M. de Malesherbes lui apprit le décret de condamnation à la mort ; le roi ne fit aucun mouvement qui annonçât de la surprise ou de l'émotion : il ne parut affecté que de la douleur de ce respectable vieillard, et chercha même à le consoler. »

Les hommes vulgaires tombent et ne se relèvent plus sous le poids du malheur ; les grands hommes, tout chargés qu'ils sont d'adversités, marchent encore : de forts soldats portent légèrement une pesante armure. Après l'accomplissement du crime, le vénérable défenseur du roi se retira à Malesherbes : les bourreaux vinrent bientôt l'y chercher. Il fut enfermé dans la prison de Port-Royal avec presque tous les siens 31. Son vertueux gendre, M. de Rosanbo, périt le premier. Ensuite, le plus intègre des

31 MM. de Rosanbo et son fils, M. et Mme de Chateaubriand, M. et Mme de Tocqueville, M. Le Pelletier d'Aunay.

Page 45: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 45

magistrats parut lui-même devant les plus iniques des juges, avec sa fille, madame de Rosanbo, sa petite-fille, madame de Chateaubriand, femme de mon frère aîné, qui eut aussi les mêmes juges et le même échafaud : qu'on me pardonne cette vanité de famille. M. de Malesherbes est qualifié, dans son interrogatoire, de défenseur officieux de celui qui a régné sous le nom de Louis XVI. On lui demanda si quelqu'un s'était chargé de plaider sa cause ; il répondit par un seul mot : Non. Le tribunal lui nomma d'office un défenseur appelé Duchâteau. Ainsi, celui qui avait défendu volontairement Louis XVI ne trouva point de défenseur volontaire. Dans ces temps, où tout innocent était coupable, les avocats reculèrent devant cinquante années de vertus, comme, dans les jours de justice, ils refusent quelquefois de prêter leur ministère à de trop grands crimes. M. de Boissy d'Anglas dit que l'épouvante avait glacé tous les cœurs : tous, sans doute, excepté ceux des victimes.

L'homme de bien reçut son arrêt avec le calme le plus profond : on eût dit qu'il ne l'eût pas entendu, tant il y parut insensible ; mais il s'attendrit sur ses enfants, que frappait la même sentence. Il sortit de la prison pour aller à la mort, appuyé sur sa fille, madame de Rosanbo, qui était elle-même suivie de sa fille et de son gendre. Au moment où ce lugubre cortège allait franchir le guichet, madame de Rosanbo aperçut mademoiselle de Sombreuil, si fameuse par sa piété filiale. « Mademoiselle, lui dit-elle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père, je vais avoir celui de mourir avec le mien. »

M. de Malesherbes (je ne saurais mieux faire que de transcrire ici un passage de l'ouvrage de M. de Boissy d'Anglas), M. de Malesherbes avait vécu comme Socrate, il devait mourir comme lui. Mais sa mort fut plus douloureuse, puisque, ayant de cesser de vivre, il eut sous les yeux l'affreux spectacle de la mort d'une partie de sa famille, et qu'on différa son supplice pour en augmenter la cruauté.

Ainsi finit de servir sa patrie en même temps qu'il cessa de vivre, l'un des hommes les plus dignes de l'estime et de la vénération de ses contemporains et de l'avenir. On peut dire qu'il honora l'espèce humaine par ses hautes et constantes vertus, en même temps qu'il la fit aimer par le « charme de son caractère. »

L'éloge de M. de Malesherbes ne serait pas complet, si on n'y ajoutait les paroles du Testament de Louis XVI.

« Je prie MM. de Malesherbes, Tronchet et de Sèze de recevoir ici tous mes remerciements et l'expression de ma sensibilité pour tous les soins et les peines qu'ils se sont donnés pour moi. »

Pourquoi M. le comte de Boissy d'Anglas, qui a loué si dignement M. de Malesherbes, s'efforce-t-il de nier le changement qui s'était opéré dans quelques-unes des opinions de cet homme illustre ? Quelle si grande importance met-il à prouver que l'ami et le protecteur de Jean-Jacques

Page 46: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 46

Rousseau ne s'est jamais accusé d'avoir contribué, par ses idées, au malheur de la révolution ? Cet aveu rendrait-il à ses yeux l'homme moins grand, ou la révolution plus petite ? Pourquoi rejette-t-il les faits avancés par M. de Molleville et par M. Hue ? Pourquoi veut-il balancer, par son opinion étrangère, des traditions de famille ? J'ai moi-même entendu M. de Malesherbes, déplorant ses anciennes liaisons avec Condorcet, s'expliquer sur le compte de ce philosophe avec une véhémence qui m'empêche de répéter ici ses propres paroles. M. de Tocqueville, qui a épousé une autre petite fille de M. de Malesherbes, m'a raconté que cet homme admirable, la veille de sa mort, lui dit : « Mon ami, si vous avez des enfants, élevez-les pour en faire des chrétiens ; il n'y a que cela de bon. »

Ainsi, ce fidèle serviteur avait profité de la leçon de son auguste maître. Le roi captif, en le chargeant d'aller lui chercher un prêtre non assermenté, lui avait dit : « Mon ami, la religion console tout autrement que la philosophie. »

M. de Malesherbes ne manqua pas de consolations religieuses à ses derniers moments. Il y avait quelques prêtres, condamnés comme lui, sur le tombereau qui les conduisit au lieu de l'exécution. La tolérance philanthropique avait trouvé ce moyen de donner des confesseurs aux chrétiens qu'elle envoyait au supplice.

Mettons d'accord les deux opinions : que la philosophie réclame la première partie de la vie de M. de Malesherbes ; la religion se contentera de la dernière.

Quand M. le comte de Boissy d'Anglas affirme encore que M. de Malesherbes eût approuvé la loi des élections, cela paraît un peu extraordinaire : la loi des élections n'avait que faire ici. M. de Malesherbes est mort victime des opinions démocratiques : fouiller dans son tombeau pour y découvrit un suffrage favorable à ces opinions, ce n'est peut-être pas là qu'on pouvait espérer le trouver. S'il n'était oiseux de rechercher ce qu'eut été M. de Malesherbes, en supposant qu'il eût vécu jusqu'à la restauration, j'aurais sur ce point des idées bien différentes de celles de M. Boissy d'Anglas. Il y a deux modérations : l'une est de l'impuissance, l'autre est de la force : avec la première on ne peut marcher ; avec la seconde on s'arrête quand on veut : avec l'une tout fait peur ; avec l'autre on est sans crainte. M. de Malesherbes possédait cette dernière et précieuse modération. II n'aurait jamais été retenu par le cri éternel des médiocres et des pusillanimes : « Vous allez trop loin. » II eût donc été un ardent et zélé royaliste. Il eût voté, comme son collègue M. de Sèze, contre la loi des élections ; les principes ministériels lui auraient paru funestes, et, rangé par cette raison dans la classe des exclusifs, il eût grossi la liste des destitués pour services rendus à la cause royale.

M. de Malesherbes fut un homme à part au milieu de son siècle. Ce siècle, précédé des grandeurs de Louis XIV et suivi des crimes de la

Page 47: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 47

révolution, disparaît comme écrasé entre ses pères et ses fils. Le règne de Louis XV est l'époque la plus misérable de notre histoire : quand on en cherche les personnages, on est réduit à fouiller les antichambres de M. le duc de Choiseul, ou les salons de madame d'Épinay et de madame Geoffrin. La société entière se décomposait : les hommes d'état devenaient des gens de lettres, les gens de lettres des hommes d'état, les grands seigneurs des banquiers, et les fermiers généraux de grands seigneurs. Les modes étaient aussi ridicules que les arts étaient de mauvais goût ; et l'on peignait des bergères en paniers dans les salons où les colonels brodaient au tambour. Et comme pourtant ce peuple français ne peut jamais être tout-à-fait obscur, il gagnait encore la bataille de Fontenoy, pour empêcher la prescription contre la gloire, et Montesquieu, Voltaire, Buffon et Rousseau écrivaient pour maintenir nos droits au génie.

Notre célébrité se réfugia particulièrement dans les lettres ; mais il en résulta un autre mal. Les auteurs pullulèrent ; on devint fameux avec un gros dictionnaire ou avec un quatrain dans L'Almanach des Muses ; Dorât et Diderot eurent leur culte. Les poètes chantaient le temps des cinq maîtresses, et détruisaient les mœurs ; les philosophes bâtissaient L'Encyclopédie et démolissaient la France.

Toutefois, des figures respectables se montraient dans les arrière-plans du tableau. Elles appartenaient presque toutes à l'ancienne magistrature. Quelques unes de nos familles de robe retraçaient, par la naïveté de leurs mœurs, ces temps où Henri III, venant visiter le président de Thou, s'asseyait, faute de chaise, sur un coffre. M. de Malesherbes conservait la science, la probité, la bonhomie et la bonne humeur des anciens jours. On raconte mille traits de sa distraction et de sa simplicité. Il riait souvent ! Son visage était aussi gai que sa conscience était sereine. Au premier abord, on aurait pu le prendre pour un homme commun, mais on découvrit bientôt en lui une haute distinction : la vertu porte écrite sur son front la noblesse de sa race. Ce qui prouve le charme et la supériorité de M. de Malesherbes, c'est qu'il conserva ses amis dans les jours de ses succès. Or, le plus grand effort de l'amitié n'est pas de partager nos infortunes, c'est de nous pardonner nos prospérités. Si M. de Malesherbes ne fit que passer dans les affaires, c'est qu'on ne parvient point au pouvoir avec une réputation faite, ou que du moins on n'y reste pas longtemps. Il n'y a que la médiocrité ou le mérite inconnu qui puissent monter et rester aux premières places.

Deux mots échappés à M. de Malesherbes peignent admirablement sa magnanimité. Lorsque le roi fut conduit à la Convention, M. de Malesherbes ne lui parlait qu'en l'appelant Sire et Votre Majesté. Treilhard l'entendit, et s'écria furieux : « Qui vous rend si hardi de prononcer ici des mots que la Convention a proscrits ? »

« Mon mépris pour vous et pour la vie, » répondit M. de Malesherbes.

Page 48: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 48

Le roi demandait un jour à son vieil ami comment il pouvait récompenser MM. de Sèze et Tronchet ? J'ai songé à leur faire un legs, disait l'infortuné monarque, mais le paierait-on ? »

« II est payé, sire, répondit M. de Malesherbes, vous les avez choisis pour défenseurs. »Dans ma jeunesse, j'avais formé le projet de découvrir par terre, au nord de l'Amérique septentrionale, le passage qui établit la communication entre le détroit de Behring et les mers du Groenland. M. de Malesherbes, confident de ce projet, l'adoptait avec toute la chaleur de son caractère. Je me souviens encore de nos longues dissertations géographiques. Que de choses il me recommandait ! Que de plantes je devais lui rapporter pour son jardin de Malesherbes ! Je n'ai pas eu le bonheur de l'orner, ce jardin, où l'on voyait :

Un vieillard tout semblable au vieillard de Virgile,

Homme égalant les rois, homme approchant des dieux,

Et, comme ces derniers, satisfait et tranquille.

Mais les beaux cèdres que ce vieillard a plantés, et qui ont grandi comme sa renommée, sont aujourd'hui religieusement cultivés par mon neveu, son filleul et son arrière-petit-fils. C'est avec un plaisir mêlé d'un juste orgueil que je trouve ainsi mon nom uni, dans la retraite d'un sage, au nom de M. de Malesherbes. Si, comme ce nom immortel, le mien ne représente pas la gloire, comme ce même nom du moins il rappellera la fidélité, (pp. 262-267)

Page 49: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 49

Article Malesherbesdans le dictionnaire de Michaud.

Retour à la table des matières

MALESHERBES (Chrétien-Guillaume de Lamoignon de), ministre et dernier conseil de Louis XVI, né à Paris le 6 décembre 1721, d'une ancienne famille de magistrature, était petit-fils du célèbre avocat général Lamoignon (V. Lamoignon, XXIII, 304). II fut élevé chez les jésuites, où le P.Porée lui donna des leçons qui ne s'effacèrent jamais de sa mémoire. Ses facultés morales furent lentes à se développer ; mais les connaissances qu'il acquit, n'en devinrent que plus solides. Après une étude approfondie de l'histoire et (De la jurisprudence, il fut mis sous la direction de l'abbé Pucelle, qui lui enseigna le droit public, et lui inspira, pour les fonctions et l'autorité des parlements, tout le zèle dont il était lui-même pénétré. Nommé ensuite substitut du procureur général, Malesherbes se distingua dans cet emploi, qui a toujours été l'école des jeunes magistrats. A l'âge de vingt-quatre ans, il fut reçu conseiller au parlement ; et dans les loisirs que lui laissaient les devoirs de celte charge, il suivit le cours de botanique de Jussieu. Mêlé dans la foule des étudiants, il mettait son bonheur à être ignoré ; et dès que le hasard l'eut fait connaître, il cessa d'assister aux leçons. En 1750, il succéda, dans la présidence de la cour des aides, à son père, Guillaume de Lamoignon, devenu chancelier, et fut chargé en même temps de la direction de la librairie. Parvenu ainsi, dès l'âge de trente ans, à des fonctions d'une grande importance, et peut-être les plus difficiles dans les circonstances où se trouvait le royaume, ses vertus et sa ferme résolution de faire le bien l'empêchèrent d'en être effrayé. Comme magistrat, comme président d'une cour souveraine, il avait à rendre la justice aux citoyens et à les protéger contre les abus du pouvoir : comme directeur de la Librairie, il devait, au contraire, défendre le pouvoir contre cet esprit d'innovation et de réforme, qui, sous prétexte d'améliorations et de perfectionnements, menaçait la monarchie dans ses bases. Pour remplir le premier de ces devoirs, il fit tout ce que l'on pouvait attendre de son dévouement au bonheur du peuple, et de son aversion pour le despotisme et l'arbitraire : quant au second, il a dit lui-même qu'un magistrat accoutumé à résister au gouvernement et à lutter contre les abus de l'administration, était peu propre à des fonctions ministérielles, et qu'on avait tort de les lui confier. En sa qualité de président de la cour des aides, il parvint à soustraire un grand nombre de victimes aux poursuites des financiers, entre autres l'infortuné Monnerat, qui, par une méprise, était resté pendant deux ans dans les cachots de Bicêtre. C'est dans la remontrance qu'il fit en sa faveur, qu'on lit cette phrase si remarquable : « Personne n'est assez grand pour être à l'abri de la haine d'un ministre, ni assez petit pour n'être pas digne de celle d'un commis des fermes. » Les efforts que Malesherbes fit encore, comme chef

Page 50: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 50

d'une des premières cours de justice, pour s'opposer à l'établissement de nouveaux impôts, ne seraient pas moins dignes de nos éloges, si la chaleur de son zèle ne l'avait pas quelquefois entraîné au-delà des bornes, et si, par une telle conduite, il n'avait pas secondé les attaques d'un parti qui, dès lors, commençait à ébranler le trône, et qui plus tard est parvenu à le renverser. « On a donc persuadé à votre Majesté, disait-il à Louis XV, dans ses Remontrances de 1770, que c'était par la terreur qu'il fallait régner sur les ministres de la justice. Quand on veut faire servir la puissance à satisfaire les passions particulières, on menace de l'autorité ceux qui gémissent déjà sous l'injustice, et on les réduit à l'alternative de faire des actes qui puissent être imputés à désobéissance, ou de souffrir à la fois l'outrage et l'oppression...»

Si l'on considère que de telles représentations s'adressaient à l'un de nos meilleurs rois, qu'elles lui étaient faites sur la fin d'un règne qui, s'il n'est pas le plus glorieux de notre histoire, est du moins relui où nos pères ont joui du bonheur le plus long et le moins interrompu, il est difficile de ne pas s'affliger des écarts où un homme de bien peut être conduit. Toutes les opérations de la cour des aides, pendant vingt-cinq ans que Malesherbes la présida, ont été réunies dans un gros volume in-4°.. sous le t i t r e de Mémoires pour servir à l’Histoire du droit public de la France, en matière d'impôts, ou Recueil de ce qui s'est passé de plus intéressant à la cour des aides, depuis 1746 jusqu'en 1775, Bruxelles (Paris), 1779. L'une des affaires les plus remarquables qui sont rapportées dans ce recueil, est celle du malheureux Varenne, qui perdît sa charge de greffier des états de Bourgogne pour avoir composé une brochure contre le parlement (Voyez Varenne). C'était dans le temps même où Malesherbes, comme président de la cour des aides, poursuivait avec une extrême chaleur cet auteur d'un écrit fait sous la protection du roi, qu'en sa qualité de directeur de la librairie il laissait publier et protégeait même de son autorité et de ses conseils les ouvrages les plus contraires à la religion et à l'autorité royale. Les louanges que lui ont prodiguées Rousseau, Voltaire, Grimm et tous les chefs du parti philosophique, ne laissent aucun doute sur ce point.

« Il favorisait, dit ce dernier, avec la plus grande indulgence l'impression et le débit des ouvrages les plus hardis. Sans lui l'Encyclopédie n'eût vraisemblablement jamais osé paraître. » Si l’on en croit Delisle de Sales, il prenait lui-même la peine d'indiquer aux philosophes les moyens d’éluder la rigueur des lois. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce fut par lui que les libraires firent entrer en France une foule de livres qui n'avaient été imprimés dans l'étranger que parce que la censure n'avait pas permis qu'ils le fussent dans le royaume. Malesherbes conserva cette direction jusqu'en 1768, pendant tout le temps que son père garda les sceaux. La Cour des aides n'ayant pas été comprise dans la suppression des parlements en 1771, il continua de s'y montrer le zélé défenseur des prérogatives parlementaires ; et ce fut alors qu'il composa ces célèbres

Page 51: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 51

Remontrances du 18 février 1771 qui furent lues avec tant d'empressement par un public avide de nouveautés et d'agitation. II est cependant probable que tout le monde ne les jugea pas de la même manière (V. Maupeou). Voltaire lui-même écrivit à Mme du Deffant : « Je n'ai pas approuvé quelques Remontrances qui m’ont paru trop dures. Il me semble qu'on doit parler à son souverain d’une manière un peu plus honnête ».

On trouve dans ces Remontrances quelques-uns des principes, et jusqu'aux expressions que proclamèrent plus tard les destructeurs de la monarchie ; elles sont terminées par une demande positive des États-généraux. La cour que présidait Malesherbes, ne s'en tint pas, dans cette circonstance, à des représentations : elle protesta formellement contre la suppression des anciens parlements, déclarant qu'elle ne reconnaissait point les nouveaux. Il était difficile qu'une telle conduite fût tolérée par le ministère qui venait de faire subir à toutes les cours du royaume une si grande révolution. Malesherbes fut exilé dans sa terre ; peu de temps après, la cour des aides fut elle-même supprimée, et le maréchal de Richelieu vint la dissoudre au nom du roi. Cette suppression l'affligea plus que n'avait pu le faire sa propre disgrâce ; et sa douleur s'accrut encore lorsqu'il vit beaucoup de membres de sa compagnie entrer dans le nouveau parlement. Ceux qui refusèrent d'en faire partie, éprouvèrent le même sort que leur président ; et Malesherbes eut du moins la consolation de leur offrir un asile dans sa retraite. Son exil fut si rigoureux, qu'on ne lui permit pas de rester à Paris plus de trois jours, lorsque son père y mourut en 1772. Mais les anciens parlements furent rétablis après la mort de Louis XV ; et cette importante décision fut la première concession que les clameurs publiques arrachèrent à la faiblesse de son successeur. Après quatre ans d'exil, Malesherbes reparut à la tête de la cour des aides, et ce retour fut pour lui un véritable triomphe. Sa popularité devint excessive ; et, comme le dit Gaillard, son historien et son ami, il était alors l'amour et les délices de la nation. Ce fut dans l'enivrement d'une telle faveur qu'il reprit avec un nouveau zèle et une conviction encore plus entière son système de réforme et de résistance au pouvoir royal. Après quelques remerciements au nouveau monarque, et lorsqu'il l'eut surtout fortement encouragé dans un pareil début, il lui présenta ses Remontrances de 1774, où, selon les expressions de son panégyriste Dubois, il réunit tous les moyens de sa raison et de son éloquence pour abattre le despotisme et pour appeler les regards de la nation sur ses droits imprescriptibles. Apres avoir mis sous les yeux de Louis XVI un tableau effrayant du royaume, Malesherbes lui d i t   : Le droit d'administrer ses affaires appartient à chaque corps, à chaque communauté : c'est le droit naturel, et le droit de la raison... Depuis que des ministres si puissants se sont fait un principe politique de ne point laisser convoquer d’assemblée nationale, on en est venu jusqu'à déclarer nulles les a délibérations d'un village ; on a introduit en France un gouvernement plus funeste que le despotisme, et digne de la barbarie orientale.

Page 52: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 52

Enfin, s’adressant au roi, il lui déclara positivement que « le moyen le plus sûr, le plus naturel et le plus conforme à la constitution, était d'entendre la nation elle-même ». C'était à l'occasion d'un faible déficit que Malesherbes s'exprimait ainsi. Sa cour se refusa aux moyens proposés pour le remplir ; et les embarras du monarque, qui ne voulait point user de violence, ne firent qu’augmenter ; mais les cours souveraines acquirent une grande popularité. Il n'y avait pas alors d'autre moyen d'en obtenir ; et ce qui est plus étonnant, c'est que c'était aussi le moyen de parvenir au ministère. Louis XVI était, comme Malesherbes, possédé de l'amour du bien public ; et, comme lui, se livrant à de trompeuses illusions, il ne pensait qu'à affaiblir son pouvoir lorsqu'il aurait dû le rendre plus fort, et à faire des concessions volontaires, lorsqu'on voulait tout lui enlever par la violence et l'usurpation. Déjà il n'était plus le maitre du choix de ses ministres. Turgot et Malesherbes lui furent indiqués par le public, et il les accepta l'un et l'autre comme un gage de réconciliation. Malesherbes résista d'abord ; et ce ne fut que par un ordre positif qu'il se chargea du département de Paris et de la maison du roi, auquel la police du royaume était attachée. Dès qu'il fut entré au ministère, on ne le vit occupé, comme on avait dû s'y attendre, que de tempérer les rigueurs du pouvoir, et même trop souvent d’en affaiblir les ressorts nécessaires. Il fit sortir de prison quelques malheureux qui y étaient détenus injustement, et un plus grand nombre de fous et de misérables qui ne pouvaient pas exister ailleurs. Voulant ensuite rendre pour toujours impossibles les détentions illégales, il demanda avec beaucoup d'instance la suppression des lettres de cachet, dont on avait fort abusé dans les dernières années du règne de Louis XV mais ne se flattant pas d'obtenir encore une aussi importante décision, il créa un tribunal de famille pour juger les cas où ce moyen rigoureux devait être employé. La théorie de cet établissement est expliquée dans deux de ses Mémoires, l'un sur les arrêts de surséance, et les sauf conduits, l'autre, l'autre sur les ordres donnés au nom du roi. On trouve dans ce dernier un rapprochement très instructif sur la police de Londres, d'Amsterdam et de Paris. Malesherbes a composé ainsi, à différentes époques, sur divers objets de politique et d'administration, beaucoup de Mémoires, dont on a publié une partir, mais dont le plus grand nombre reste dispersé en manuscrit. Tous sont remarquables par la clarté, l'élégance du style, par la variété des connaissances, et surtout par la pureté des vues ; mais tous sont également empreints de cette manie de l'innovation, de ce délire de perfectionnement qui fut la maladie de cette époque. Laharpe a dit que c'étaient des modèles de bon goût dans un siècle de phrases, comme des monuments de vertu dans un siècle de corruption. Mais Laharpe a reconnu plus tard, ainsi que Malesherbes, combien ces monuments de vertu pouvaient amener de funestes résultats. Le Mémoire de Malesherbes le plus digne de fixer l'attention, est peut-être celui qu'il composa sur la nécessité de diminuer les dépenses. Comme dans tous les autres, il y revient sans cesse à des réformes dangereuses, et à des suppressions impossibles mais si l'on est

Page 53: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 53

affligé de l'y voir accuser à chaque page l'administration la plus douce et la plus tolérante que nous ayons eue, il serait du moins bien difficile de méconnaître ses bonnes intentions, lorsqu'il termine cet écrit en exigeant qu'on le tienne secret, « parce que, s'il peut produire quelques fruits, il faut que ce soit au roi seul qu'on les attribue ; et si l’on ne peut convaincre le roi des vérités qui y sont contenues, il ne faut pas qu'on sache qu'elles lui ont été présentées ».

Le premier ministère de Malesherbes ne dura que neuf mois ; il donna sa démission le 12 mai 1776, lors du renvoi de Turgot, dont il avait embrassé le système avec trop d'ardeur pour ne pas se retirer avec lui. Le roi fit de vains efforts pour le retenir ; et le trouvant inébranlable dans sa résolution, ce bon prince lui dit : Vous êtes plus heureux que moi ; vous pouvez abdiquer.

Louis XVI n'en était qu'à la seconde année de son règne ! Malesherbes alla vivre dans la retraite ; et il reprit ses travaux littéraires, avec ses études de la nature, trop longtemps abandonnées pour des occupations moins conformes à ses goûts. Sa passion pour les lettres, et ses rapports avec ceux qui les cultivaient, les nombreux services qu'il leur avait rendus, et les éloges que ceux-ci lui avaient prodigués, tout avait concouru à lui donner une grande réputation. Déjà il était devenu membre honoraire de l'académie des sciences, en 1750, et de celle des inscriptions, en 1759. L'académie française lui ouvrit ses portes, en janvier 1775. Jusqu'alors Fontenelle, seul, avait obtenu tous ces honneurs : Malesherbes fut le second ; et ce qu'il y a de plus extraordinaire, c'est qu'il parvint à l'académie française sans avoir publié aucun écrit purement littéraire, et, comme il le dit lui-même, par une sorte d'acclamation. Une circonstance de sa réception assez remarquable ; c'est que, dans son discours, il ne fit pas au directeur un compliment qu'il paraissait naturel de lui adresser. L'abbé de Radonvilliers, qui le recevait, avait été son maître chez les jésuites : c'était bien l'occasion de le remercier de ses soins ; mais cet abbé était alors du petit nombre d'hommes sensés qui connaissaient le danger des opinions philosophiques : il n'avait pas approuvé la conduite de Malesherbes dans la révolution des parlements ; et, à son tour, il évita de louer le président de la cour des aides sur ce qui avait le plus contribué à le faire entrer à l'académie. Un mois avant d'être appelé au conseil du roi, Malesherbes avait donné sa démission de premier président ; ainsi, après sa retraite du ministère, il se trouva dans la plus parfaite liberté. Ce fut certainement l'époque la plus heureuse de sa vie. Dépourvu de toute ambition, ce n'était que comme un fardeau qu'il avait accepté des fonctions publiques ; il les quitta sans regret, et dès lors tous ses moments furent consacrés à l'étude et à la société des savants et des gens de lettres. C'est dans ce temps-là qu'il composa, en faveur des protestants, les deux Mémoires qui contribuèrent si efficacement à leur faire accorder un état civil par Louis XVI. Il s'occupa aussi, dans les mêmes intentions de tolérance et de p h i l a n t h r o pie, d'un travail considérable

Page 54: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 54

sur les Juifs ; mais son manuscrit n'a pu se retrouver. Malesherbes se délassait des travaux qu'exigeaient ces compositions, par le soin de ses jardins, où il avait rassemblé un grand nombre d'arbres exotiques 32.

Il entretenait aussi alors avec J-J, Rousseau une correspondance sur la botanique. Mais de telles occupations ne suffirent pas longtemps à l'activité de son esprit, ni à son avidité de nouvelles connaissances. Dans l'impatience où il était d'apprendre et de tout voir par lui-même, il se mit à voyager ; et ce fut à pied, dans le costume le plus simple, sous le nom de M. Guillaume, qu'il parcourut la France, la Suisse et la Hollande, observant la nature, les mœurs et l'esprit des peuples. Il mettait surtout le plus grand soin à ne pas être connu ; mais comme il était alors au plus haut point de la faveur publique, et que toutes les bouches répétaient incessamment son éloge, il lui arriva souvent de s'entendre louer de la manière la moins suspecte. On raconte que, dans plusieurs occasions, trahi par sa modestie et par la froideur avec laquelle il avait parlé de lui-même, il fut obligé de se nommer pour qu'on excusât sa réserve. Pendant ce temps, les troubles et le désordre public n'avaient fait qu'augmenter, et l'orage semblait près d’éclater, lorsque Malesherbes revint dans son habitation champêtre. Louis XVI, et ses inhabiles ministres, ne sachant rien opposer à la tempête, crurent qu'en plaçant auprès d'eux un homme qui, après dix ans de retraite, conservait encore une grande popularité, ils s'environneraient eux-mêmes de la faveur publique. Tels furent les motifs qui firent appeler Malesherbes au conseil du roi, pour la seconde fois, en 1787, peu de temps après l'assemblée des notables. Comme on n'avait voulu que se couvrir de la faveur de son nom, on ne lui confia aucun pouvoir ; et 1es avis qu'il donna furent à peine écoutés.

Désespéré de la nullité dans laquelle on le laissait, lorsqu'il s'était flatté de sauver la monarchie, il demanda encore sa retraite, et l'obtint peu de temps avant la convocation des états généraux. La rapidité et l'importance des événements qui se succédèrent, le firent bientôt oublier ; et il est permis aujourd’hui de croire que ses plans et ses opinions étaient alors peu propres à tirer Louis XVI des embarras où l'avaient plongé son indécision et son empressement à se dépouiller de son autorité. Toute espèce de doute cesserait même à cet égard, s'il était possible d'ajouter foi aux assertions de Dubois, qui, ayant persisté dans les opinions dont Malesherbes a fini par reconnaître les dangers, semble avoir pris à tâche d'établir son panégyrique sur des faits qui, s'ils étaient vrais, ne pourraient que dégrader un aussi beau caractère. Peut-on croire, par exemple, que Malesherbes ait poussé l’aveuglement, jusqu'à remettre à Louis XVI, dans le mois de décembre 1792, à la prison du Temple, un Mémoire dont la lecture n'aurait alors causé à ce malheureux prince qu'un repentir inutile ? Comment, en de telles circonstances, aurait-il osé blâmer le monarque de n'avoir pas fait assez de concessions, de n’être pas allé assez franchement au-devant des

32 Son avenue d’arbres de Sainte-Lucie était la plus belle qu’il y eût en Europe.

Page 55: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 55

vœux de la nation, en se hâtant de convoquer une assemblée, la plus nationale qui eût jamais existé, en lui donnant une constitution ; enfin, en renonçant à son pouvoir absolu, afin d’avoir aux yeux de l’Europe, et de la postérité toute la gloire du sacrifice...

S'il était permis de supposer qu'au moment où Malesherbes voyait la France accablée de tant de maux par la chute du pouvoir royal, au moment où Louis XVI allait monter à l'échafaud pour s'être livré sans défense à ses ennemis, si l'on pouvait, dis-je, supposer que, même alors, le bandeau qui avait couvert ses yeux n'était pas encore déchiré ; comment admettre que celui qui chérissait Louis XVI au point de lui sacrifier sa vie, n'eût pas craint de l'affliger par des regrets inutiles ? Comment croire que le bon, le sensible Malesherbes fût capable d'une telle inconvenance ? Ne voit-on pas au contraire que dans leur plaidoyer les défenseurs insistèrent principalement sur l'empressement avec lequel Louis avait fait, dès le commencement de son règne, le sacrifice de son autorité ? Après son second ministère, Malesherbes était retourné dans sa solitude, et il y vivait en paix au sein d'une famille qui le chérissait, lorsque l'effroi qu’inspirèrent les premiers crimes de la révolution se répandit sur tous les points de la France. Ce ne fut pas pour lui que Malesherbes conçut alors des alarmes ; ce fut pour ses amis, pour ses enfants, et surtout pour son roi, qu'il chérissait si tendrement ; pour son roi dont il a v a i t si bien apprécié les bonnes intentions. Dès qu’il fut question du procès de Louis XVI, Malesherbes s'occupa de rédiger des mémoires ; et dès lors il se voua tout entier à sa défense. Le 13 décembre 1792, il écrivit au président de la Convention : « J'ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître, dans le temps où cette fonction était ambitionnée par tout le monde ; je lui dois le même service, lorsque c'est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse. »

Cette fonction était en effet très périlleuse ; et parmi les hommes qui avaient le plus contribué à placer le monarque dans cette affreuse position, l'un de ceux qui devaient saisir avec le plus d'empressement cette occasion d'effacer leurs torts, n'eut pas le courage de l'accepter (V. Target). MM. Desèze et Tronchet se réunirent à Malesherbes ; et tous trois furent pendant plus d'un mois uniquement occupés du salut de Louis XVI. Dévoués sans réserve à une aussi glorieuse mission, ils ne songèrent pas aux périls dont ils étaient eux-mêmes environnés. Tout ce que peuvent les conseils de la sagesse et de l'expérience, les efforts de l’éloquence, le dévouement le plus absolu, fut successivement mis en usage ; et certes de tels hommes étaient dignes de sauver leur roi, si sa condamnation n'eût pas été prononcée d'avance. Malesherbes ne fut pas seulement le défenseur de Louis XVI : il fut encore son consolateur et son ami. A l'âge de plus de soixante-dix ans sa belle âme n'avait rien perdu de son énergie ; il allait à la prison tous les matins, faisait lui-même les commissions du roi, l'informait de tout ce qui se passait, et revenait le soir pour régler sa défense. Lorsque le fatal arrêt fut

Page 56: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 56

prononcé, Malesherbes se chargea de lui annoncer cette terrible nouvelle. En entrant dans la prison, il tomba aux pieds de son maître, et celui-ci fut obligé de le consoler. Le lendemain il revint à la barre de la Convention pour demander l'appel au peuple, et réclamer contre la manière dont les voix avaient été comptées. Ses larmes et ses sanglots ne lui permirent pas d'achever son discours ; on refusa de remettre la décision au lendemain : la mort dans les vingt-quatre heures, fut toute la réponse qu'on lui fit ; et il fut encore obligé de la porter au malheureux prince...

On peut voir, à l'article Louis XVI, où l'on a cité le journal que Malesherbes a laissé de ce mémorable procès, tous les soins qu'il prit pour adoucir les maux du roi-martyr : on y verra aussi toutes les douleurs qu'il supporta lui-même. Le jour où l'attentat fut consommé, il eut avec l'abbé de Firmont, une longue conversation. Ce digne ecclésiastique descendait de l'échafaud où il avait assisté Louis XVI ; il était encore couvert de son sang lorsqu'il porta à Malesherbes ses derniers ordres et ses dernières paroles. Au récit des circonstances qui avaient accompagné cette mort héroïque, le vénérable vieillard se répandit en invectives contre les, auteurs de la révolution, et il s'accusa lui-même d'avoir concouru à leurs funestes projets.

« Les scélérats, dit-il, l'ont donc fait périr !... Et c'est au nom de la nation !... Son plus grand tort est de nous avoir trop aimés... de s'être trop considéré comme notre père, et pas assez comme notre roi ; d'avoir attaché son bonheur à nous rendre plus heureux que nous n'étions susceptibles de l'être… C'est surtout cette fausse philosophie dont j'ai moi-même à me reprocher d'avoir été la dupe, qui a creusé l'abîme effroyable qui nous dévorera tous ; c'est elle qui, par une magie inconcevable, a fasciné les yeux de la nation, au point de lui faire sacrifier au fantôme, au seul mot de liberté politique, la liberté sociale dont elle jouissait avec plus d'étendue qu'aucune autre nation... Les monstres... avec quelle cruauté basse et féroce ils l'ont traité !. » (V. Firmont, XIV, 562.)

Des hommes qui ont partagé les erreurs de Malesherbes, mais qui n'ont pas eu, comme lui, le bonheur ou la bonne foi de les reconnaître, ont cherché à élever des doutes sur cette rétractation. Nous ne leur répondrons qu'en rappelant les vertus de l'abbé de Firmont, et celles de Malesherbes lui-même. C'est au petit nombre d'individus encore vivants qui ont entendu ce respectable vieillard, dans le court intervalle qui sépara son supplice de celui de Louis XVI, qu'il appartient de révéler ce que furent alors ses pensées. Dubois, eut cet avantage : mais il n'en dit pas un mot ; et pour ceux qui connaissent l'esprit et le but de sa Notice, cette réticence est un témoignage en faveur de la rétractation. Dès le début des États-généraux, Malesherbes blâma leur conduite ; et le 24 juillet 1790, il écrivait au président Rolland :

« Hélas ! Monsieur, j'ai fait depuis deux ans, bien des travaux sur les matières de mon ressort, que je prévoyais qui seraient agitées à l’Assemblée nationale. Je me suis bien gardé de les produire, quand j'ai vu

Page 57: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 57

comme tout se faisait. Dans le temps des violentes passions, il faut bien se garder de faire parler la raison. On nuirait à la raison même ; car les enthousiastes exciteraient le peuple contre les mêmes vérités, qui, dans un autre temps, seraient reçues avec l'approbation générale. »

On trouve encore dans différents écrits d'autres preuves que Malesherbes avait reconnu ses erreurs que nous nous bornerons à citer cette phrase de lui, qui a été rapportée par Hue, avec lequel il se trouva en prison peu de temps avant sa mort : « Pour faire un bon ministre, l'instruction et la probité ne suffisent pas. Turgot et moi, nous en avons été la preuve. Notre science, était toute dans les livres ; nous n'avions aucune connaissance des hommes ».

Après la mort de Louis XVI, Malesherbes vécut a la campagne aussi paisiblement qu'il était possible à une pareille époque. Occupé d'agriculture et de soins de bienfaisance, il cherchait vainement des consolations aux maux de sa patrie, lorsque dans les premiers jours de décembre I793, trois membres d'un comité révolutionnaire de Paris, suivis d'une nombreuse escorte, vinrent enlever sa fille aînée et son gendre, M. de Rosanbo. Il resta seul avec ses petits-enfants ; et l'on crut un instant, que son âge et ses vertus seraient respectés : mais, dès le lendemain, de nouveaux sbires parurent, et ils l'emmenèrent avec le reste de ses enfants, malgré les pleurs et les protestations des habitants de Malesherbes, qui demandèrent tous à être garants de ses vertus et de son innocence. Ses vœux se bornèrent alors à se trouver réuni dans la même prison que sa famille ; mais on ne lui donna pas cette consolation : il fut incarcéré aux Madelonettes, avec un seul de ses petits-fils, M. Louis de Rosanbo. Ses autres enfants restèrent dispersés dans différentes prisons ; et ce ne fut qu'un mois plus tard qu'ils obtinrent d'être réunis à leur père dans celle de Port-Libre (Port-Royal). Les malheurs de Malesherbes semblèrent alors s'adoucir. Oubliant ses propres dangers, il ne s'occupa que de ceux qui menaçaient les siens, surtout son gendre, le président de Rosanbo, qu'il affectionnait d'une manière toute particulière. Il rédigea pour lui, avec le plus grand soin, un mémoire justificatif ; et il le fit remettre aux juges, avec une confiance qui prouve que sa destinée était de s'abuser sur la perversité humaine jusqu'aux derniers moments de sa vie. Ce mémoire était à peine distribué, que les bourreaux vinrent chercher l'infortuné Rosanbo. Malesherbes eut la douleur de le voir conduire à l'échafaud ; et cette douleur ne fut que le commencement de son propre supplice : peu de jours après, il eut le même sort avec sa fille, sa petite-fille, et le jeune époux de celle-ci, M. de Chateaubriand l'aîné. Amené devant le tribunal révolutionnaire, on lui demanda s'il avait un défenseur ; il répondit par le sourire du mépris, et on lui nomma d’office un sieur Duchâteau. Ce tribunal de sang daigna à peine entendre celui qui avait été si longtemps l'oracle de la justice, celui par qui tant de victimes avaient été sauvées ! Il était, au reste, alors bien persuadé lui-même de l'inutilité de toute espèce de défense ;

Page 58: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 58

et lorsqu'on, lui remit l'acte d'accusation où il était prévenu d'avoir conspiré contre l’unité de la république, il le rejeta avec dédain, en disant : Encore si cela avait le sens commun ! On avait enveloppé dans ce même acte trente personnes, les plus éloignées et les plus distinctes par l'âge, parle sexe, par le rang et les opinions ! Chapelier, d’Eprémenil, Thouret, des femmes, des enfants, qui ne s'étaient jamais vus, furent compris dans le même arrêt, et entassés dans les mêmes charrettes. Malesherbes entendit cet arrêt sans effroi ; et il marcha à la mort avec un calme, une sérénité, qui ne peut être comparée qu'à celle de Socrate. Cette gaîté douce et spirituelle qui avait fait le charme de sa vie, ne l'abandonna pas même dans ce terrible instant. Son pied ayant rencontré une pierre, lorsqu'il traversait la cour du Palais, les mains liées derrière le dos, il dit à son voisin : Voilà qui est d'un fâcheux augure ; à ma place un Romain serait rentré. Mme de Rosanbo ne fut pas moins calme, ni moins résignée : lorsqu'elle embrassa, en sortant de sa prison, Mlle de Sombreuil, qui avait montré un si grand courage aux massacres de septembre, elle lui dit : Mademoiselle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père ; je vais avoir celui de mourir avec le mien. Malesherbes eut encore la douleur de voir immoler avant lui cette fille qu'il aimait si tendrement, et qui elle-même vit trancher la tête de ses enfants. Il périt le dernier de tous, à l'âge de soixante-douze ans, le 22 avril 1794. On peut reprocher à Malesherbes de grandes erreurs ; mais toutes curent leur source dans cet amour du bien qu'il porta jusqu'à la passion. Et d'ailleurs, il ne les a pas seulement expiées par une mort glorieuse ; il les a encore reconnues, il les a déplorées avec amertume et dans toute la franchise de son caractère. Quoique très laborieux, et livré toujours à des occupations importantes, il aimait la société, et s'y montrait fort aimable. Étranger à toute aliénation comme à toute rigidité, il était naturel, et simplement simple, comme a dit de lui Mme. Geoffrin ; mais cette simplicité, souvent vive et spirituelle, laissait percer sa supériorité. L'activité de son imagination, la richesse de sa mémoire, sa gaité, tout, jusqu'à ses fréquentes distractions, donnait à sa conversation un charme inexprimable. Une souscription a été ouverte en 1819, pour lui élever un monument ; et de toutes parts on s'est fait inscrire sur une liste où sont les noms des plus grands souverains.

On a déjà beaucoup écrit sur Malesherbes ; et les hommes de toutes les opinions se sont accordés pour faire son éloge : mais, comme on vient de le voir, tous ne l'ont pas loué de la même manière. Nous avons fait connaître la Notice de Dubois, dont la troisième édition est de 1806 (V. Dubois, XII, 81). Gaillard a publié, en 1805, une Vie ou Éloge historique de Malesherbes, qui fournit moins de détails, mais où l'homme dont il fut pendant cinquante ans l'ami est présenté avec plus de vérité et d'exactitude. L'écrit intitulé Malesherbes, par de Lisle de Sales, est, comme toutes les productions de cet auteur, un éloge emphatique et un assemblage diffus de faits hasardés (V. Lisle de Sales). M. Boissy d'Anglas

Page 59: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 59

a donné, en 1818, Essai sur la vie, les opinion et les écrits de Malesherbes, 2 vol. in-8.

On a de Malesherbes, outre les ouvrages déjà cités, et un grand nombre de manuscrits dispersés par le vandalisme révolutionnaire : I. Des Observations sur le mélèze, sur le bois de Sainte-Lucie, sur les pins, sur les orchis. II. Mémoire sur les moyens d'accélérer les progrès de l'économie rurale en France, etc., 1790. in-8. III. Idées d'un agriculteur patriote sur le défrichement des terres incultes, sèches et maigres, connues sous le nom de landes, garrigues, gâtines, friches, etc., 1791, in-8-, et recueillies dans les Annales d'agriculture, t. 10, 1802. IV. Mémoire pour Louis XVI. V. Observations sur l'histoire naturelle de Buffon et Daubenton, 1798, 2 vol. in-8, ou 1 vol. in 4°., publiées par L.-P. Abeille, qui donne dans la préface quelques détails sur l'auteur. Malesherbes composa cet ouvrage à l'âge de dix-huit ans ; et dès lors il avait aperçu les parties faibles du système de notre premier naturaliste, dont il admirait, au reste, le talent et l’éloquence. VI. Mémoires sur la librairie et la liberté de la presse, 1809, in-8°. VII. Introduction à la botanique, composée pour Mme. de Senozan, sa sœur, manuscrit qui se trouvait dans la bibliothèque de Faujas de Saint-Fond, vendue le 9 mars 1820. VIII. Trois lettres insérées dans le Journal des savants, en 1771, sur les phénomènes géologiques des environs de Malesherbes. On a publié, dans le format in 12, sous le nom d’œuvres choisies de Malesherbes, un extrait de ses célèbres remontrances, Paris, 1809. Il avait aussi formé un herbier d'environ six mille plantes rangées par familles, et contenues en 56 portefeuilles in-fol., qui faisaient partie de sa bibliothèque, l'une des plus riches collections d'histoire naturelle et de voyages. On a imprimé des Pensées et Maximes de M, de Malesherbes, suivies de Réflexions sur les lettres de cachet, recueillies par E. L., 1802, in 12.

Tocqueville lecteur de Boissy d’Anglas

Retour à la table des matières

Tocqueville découvre le texte de Boissy d’Anglas, sans doute en 1821, dans la bibliothèque de la préfecture de Metz ; le livre vient d’être publié, et c’est sans doute sa lecture qui provoque sa réaction émotionnelle et la crise existentielle qu’il évoque dans la lettre qu’il écrit à Mme de Swetchine en 1857.

Comment n’aurait-il pas été profondément troublé en découvrant que son illustre bisaïeul, auquel la famille vouait un culte quasi reli-gieux pour avoir été la victime expiatoire du tribunal révolutionnaire

Page 60: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 60

pour avoir défendu Louis XVI, avait été également, Janus Bifrons, le protecteur des philosophes, celui qui avait sauvé de la destruction La Grande Encyclopédie qu’il était chargé de faire disparaître, et l’ami de Rousseau dont les membres de la Convention se présentaient comme les héritiers idéologiques ? Le même Malesherbes n’avait-il pas égale-ment, quand il était président de la Cour des Aides, mené l’attaque frontale contre l’absolutisme de Louis XV, qui avait décidé la sup-pression de cette cour indocile et expédié Malesherbes en exil, il est vrai sur ses terres.

Tel est le choc des contraires qui déstabilisa totalement Alexis. Mais à la première lecture de ce texte, il n’a pas encore accompli sa mutation idéologique, et reste en outre marqué, comme le reste de sa famille, par le souvenir des six malheureux guillotinés ; et quand Boissy écrit :

« Les états-généraux, notre seule, notre unique, notre dernière espérance, se seraient-ils assemblés pour autre chose que pour dissoudre avec éclat ? Et cette dissolution n'aurait-elle pas été le signal de la guerre entre les partis ? N’aurait-elle pas été suivie de déchirements intérieurs, plus terribles peut-être encore que tout ce que nous avons vu depuis ?

Je sais bien, je sais trop sans doute, quels sont les maux affreux dont la France n'a pas été préservée, et je ne veux ni les affaiblir, ni les excuser ; mais je dis qu'une détermination contraire à celle qui fut prise, ne nous en aurait pas garantis, et en eût encore augmenté la masse. Nous vivons et nous eussions péri : péri dans les convulsions d'une anarchie et d'un désordre dont nous n'avons ressenti qu'une partie. D'ailleurs, ces maux, qu'il n'est pas possible d'oublier, ni même de dissimuler, ont été le produit d'un grand nombre d'autres fautes, et non celui de cette détermination de gouvernement dont on fait un crime à M. Necker. »

Tocqueville répond avec colère par ce commentaire sévère 33 :« Pardon, Monsieur d’Anglas, vous vivez, c’est vrai ! Vous avez

même fait partie de la Convention, du Conseil des Cinq-Cents, du Tribunat. Vous avez été sénateur de Napoléon et sans doute mis une sourdine à votre libéralisme dans ce temps-là. Puis vous avez acclamé la Restauration des Bourbons et le Roi vous a fait pair. Vous n’en avez pas

33 Le texte de Boissy figure dans le volume II, à la page 260, la réponse, de la main d’Alexis figure sur un fragment de cahier de 6,5/15,5 cm entre les pages 260 et 261.

Page 61: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 61

moins servi encore Napoléon pendant les Cent-Jours et maintenant vous êtes de nouveau pair de France et peut-être un peu méprisable pour tant de palinodies.

Eh bien, après avoir écrit l’histoire du vertueux Malesherbes, vous devriez rougir de dire : « Nous vivons », et de parler d’un désordre dont nous n’avons ressenti qu’une partie. Et que désirez-vous de mieux ? L’échafaud est en permanence sur la place de la Révolution, les massacres dans les prisons, la Terreur dans toute la France ! Je ne vois pas comment vous pouvez supposer « des déchirements intérieurs plus terribles !

Pour moi, je ne suis pas de votre avis et j’estime que les déplorables concessions faites par un Roi trop faible au commencement de la Révolution ont amené ces déchirements que je trouve moi suffisamment terribles.

Ce n’est pas une raison parce que vous avez sauvé votre vie par vos lâchetés pour oublier ceux que leur courage et la fermeté de leurs convictions ont fait périr. Taisez-vous conventionnel ! La tête de Féraud ne vous réhabilite pas. »

Le ton est encore proche de celui des membres de la famille singu-lièrement opposés aux épisodes révolutionnaires, maistriens et anti-li-béraux. Ce sont là des propos proches de ceux qu’on trouve dans la correspondance que l’abbé Lesueur adressée à Alexis dans ces an-nées 34.

Quelques pages plus loin, évoquant le délabrement du royaume et du pouvoir, Boissy souligne la montée en puissance du Tiers, dont la représentation numérique était disproportionnée par rapport à son poids réel aux États-Généraux :

« Il ne restait donc plus rien de solide que la tiers-état, dont la force s’accroissait journellement, tandis que celle des deux ordres privilégiés allait en s’affaiblissant d'heure en heure. Il n'avait besoin, pour l'augmenter encore, que d'être abandonné à lui-même ; il ne lui fallait le secours d'aucun préjugé, ni le prestige d’aucune erreur ; en lui tout était positif et réel, et il n'y avait dans ses avantages rien d'illusoire ni de chimérique : il était puissant par son nombre, par sa richesse, par ses lumières, par son industrie et son activité, par son application exclusive à toutes les professions utiles, dont il ne dédaignait jamais aucune ; mais il acquérait de la dignité, et le dernier rang ne lui convenait plus : il frémissait à la

34 Voir à ce sujet les passages des lettres que Lesueur adresse à Alexis que j’ai cités dans mon Tocqueville moraliste.

Page 62: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 62

seule idée du joug sous lequel on l'avait si longtemps tenu courbé ; et il commençait à mettre du prix aux illustrations qu'il n'obtenait pas 35. »

Tocqueville répond par une nouvelle dénonciation des mises à mort et des exécutions qui ont commencé bien avant la Terreur 36 :

« C’est possible, Boissy d’Anglas, mais ce détriment de l’autorité royale que vous redoutez si fort quand il vient de la noblesse n’aurait peut-être pas été jusqu’à couper la tête du Roi. C’est une délicatesse que nous aurions eue si nous avions été les plus forts ; le tiers a procédé autrement. »

Mais c’est à partir de la gigantesque crise existentielle que connaît Alexis à cette époque, dû à la découverte des philosophes des Lu-mières, et plus encore sans doute du texte de Boissy lui-même, et sur-tout du rapprochement de ces deux lectures, qu’il évolue singulière-ment pour devenir un défenseur des valeurs de 1789, sans accepter le moins du monde les violences révolutionnaires et encore moins les massacres de la Terreur.

Nous sommes-là au moment initial du basculement idéologique de Tocqueville, qui fait de lui, en 1824, un partisan avéré du libéralisme politique mais assurément pas un libéral au sens économique du terme.

Ces deux commentaires sont hautement significatifs de l’évolution idéologique de Tocqueville à partir de 1821, singulièrement quand on les rapproche du texte de L’Ancien Régime, et plus encore des notes préparatoires au second volume qu’il rédige à partir de 1856.

35 Op cité p. 268.36 Le texte de Boissy figure à la page 268, la réponse, de la main d’Alexis

figure sur un fragment de cahier de 9/5,5 cm entre les pages 268 et 269.

Page 63: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 63

Il écrit en effet :« On ne saurait douter (que Necker) ne voulût tout à la fois le

doublement du tiers et le vote des trois ordres en commun. Il est fort vraisemblable que le roi lui-même penchait du même côté. Ce qui venait de le vaincre c’était l’aristocratie. C'était elle qui l’avait bravé de plus près, qui avait soulevé les autres classes contre l'autorité royale, les avait conduites à la victoire. Il avait ressenti ses coups et il n'avait pas l'œil assez perçant pour avoir pénétré le secret de sa faiblesse. Il les livrait volontiers à leurs alliés devenus leurs adversaires. Comme son ministre, il penchait donc à constituer les États généraux comme le tiers le voulait.

Mais ils n'osèrent aller jusque-là. Ils s'arrêtèrent à mi-chemin, non par la vue claire des périls, mais à cause du vain bruit qui se faisait à leurs oreilles. Quel est l'homme ou la classe qui a jamais bien vu le moment où il fallait descendre soi-même du point élevé qu'on occupait pour n'en être pas précipité ?

On décida en faveur du tiers la question du nombre et on laissa indécise celle du vote commun. De tous les partis à prendre, celui-là était assurément le plus dangereux.

Rien ne sert plus, il est vrai, à nourrir le despotisme [que] les haines [et] les jalousies des classes. À vrai dire, il en vit. Mais à la condition [que] ces haines et cette envie ne soient plus qu'un sentiment amer et tranquille, qui suffise pour empêcher les hommes de s'entendre et pas assez vif pour les porter à se combattre. Il n'y a pas de gouvernement qui ne succombe au milieu du choc violent des classes une fois que celles-ci ont commencé à se heurter.

Il était bien tard pour vouloir maintenir l'ancienne constitution des États généraux, même en l'améliorant. Mais, dans cette résolution téméraire, on s'appuyait sur l'ancien usage, on avait pour soi la tradition et l'on gardait dans ses mains l'instrument de la loi.

Accorder du même coup le doublement du tiers et le vote commun, c'était faire une révolution sans doute, mais c'eût été la faire soi-même ; et, tout en ruinant de ses propres mains les anciennes institutions du pays, amortir leur chute. Les premières classes se fussent accommodées d'avance à une destinée inévitable. Sentant le poids de la royauté peser sur elles en même temps que celui du tiers état, elles eussent compris du premier coup leur impuissance. Au lieu de combattre follement pour tout conserver, elles eussent combattu pour ne pas tout perdre » 37.

37 ARER II, pp. 114-115.

Page 64: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 64

Tocqueville en revient donc ici au propos de Malesherbes lui-même rapporté par Dubois 38 et reproduit par Boissy.

« Puisque le Roi veut sincèrement ce que la nation demande, il faut s’expliquer avec une franchise entière, et aller au-devant des objections. Le Roi était dans les sentiments qu'il vient de manifester depuis le jour qu'il a entendu les notables ; pourquoi faut-il qu'on ait laissé la nation en doute ? Comment se fait-il que moi-même, à qui on a fait l’honneur de me tirer de ma retraite pour assister au conseil, j'aie pu en douter jusqu’à l’instant où l'on a bien voulu m’admettre à une conférence particulière ? Si le Roi avait ouvert son cœur à la nation ; si dès le jour où il a institué les assemblées provinciales, il avait déclaré qu'il les destinait à être les éléments d'une assemblée générale la plus nationale qui ait jamais existé, tout serait fait à présent. Le Roi aurait perdu, à la vérité, une partie de ce pouvoir absolu qu’exerçait Louis XIV ; mais c’eût été volontairement qu'il y aurait renoncé, et il ne la perdra pas moins pour avoir différé de s'expliquer. Il aurait eu, aux yeux de l'Europe et de la postérité, toute la gloire du sacrifice et à présent on serait tranquille.

La nation aurait reçu de sa main, avec des transports de joie, la meilleure constitution pour le bonheur des peuples… 39 » 

Fragment de la lettre d’Alexisà Mme de Swetchine.

Retour à la table des matières

« Je ne sais si je vous ai jamais raconté un incident de ma jeunesse qui a laissé dans ma vie une profonde trace ; comment renfermé dans une sorte de solitude durant les années qui suivirent immédiatement l’enfance, livré à une curiosité insatiable qui ne trouvait que les livres d’une grande bibliothèque pour se satisfaire, j’ai entassé pêle-mêle dans mon esprit toute sorte de notions et d’idées qui d’ordinaire appartiennent plutôt à un autre âge. Ma vie s’était écoulée jusque-là dans un intérieur plein de foi qui n’avait pas même laissé pénétrer le doute dans mon âme. Alors le doute y entra, ou plutôt s’y précipita avec une violence inouïe, non pas le

38 Jean Baptiste Dubois de Jancigny, ami de Malesherbes avait rédigé en 1795 une notice de 60 pages sur son ami Malesherbes, notice à laquelle Boissy d’Anglas fait de nombreux emprunts.

39 Boissy vol. 2, pp. 100-101.

Page 65: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 65

doute de ceci ou de cela, mais le doute universel. J’éprouvais tout à coup la sensation dont parlent ceux qui ont assisté à un tremblement de terre, lorsque le sol s’agite sous leurs pieds, les murs autour d’eux, les plafonds sur leurs têtes, les meubles dans leurs mains, la nature entière devant leurs yeux. Je fus saisi de la mélancolie la plus noire, pris d’un extrême dégoût de la vie sans la connaître, et comme accablé de trouble et de terreur à la vue du chemin qui me restait à faire dans le monde. Des passions violentes 40 me tirèrent de cet état de désespoir ; elles me détournèrent de la vue de ces ruines intellectuelles pour m’entraîner vers les objets sensibles ; mais de temps à autre, ces impressions de ma première jeunesse (j’avais seize ans alors) reprennent possession de moi 41. »

J’espère avoir ici et ainsi montré l’importance capitale du livre de Boissy aussi bien comme première biographie d’importance de Male-sherbes, que comme témoignage historique de premier plan de la pé-riode qui va de 1775 à 1794 et enfin comme maillon intermédiaire indispensable pour établir les liens entre Louis XVI, Malesherbes et Boissy d’Anglas et les relations familiales Malesherbes, Rosanbo et Tocqueville, et établi comment la lecture de Malesherbes est l’une des clés de la compréhension des idées et de l’action politique d’Alexis de Tocqueville.

Saint-Aubin-des-Préaux le 17 novembre 2019Jean-Louis Benoît

40 Notons l’emploi du pluriel qui évoque au moins sa double liaison avec Marguerite Meyer et Rosalie Malye.

41 O.C., XV, 2, p. 315, lettre à Mme de Swetchine du 26 février 1857 ; cette lettre a été retrouvée et publiée la première fois par Rédier qu’il nous faut remercier en cette occasion. Après la mort d’Alexis, Marie n’eut de cesse que Beaumont et Falloux lui retrouvent et redonnent cette fameuse missive dont Clémentine de Beaumont avait pris soin de faire une copie sans le dire (voir O.C., XV, 2, p. 248, l’introduction de Pierre Gibert).

Page 66: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 66

Page 67: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 67

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

Volume IRetour à la table des matières

Page 68: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 68

Avis préliminaire.

Retour à la table des matières

Cet essai n’était pas destiné au public ; je l’avais écrit pour l’ins-truction de mes enfants, et je ne voulais en faire imprimer qu’un très petit nombre d’exemplaires pour leur seul usage : mais en le relisant il y a peu de temps, j’ai pensé qu’un hommage rendu à la mémoire d’un aussi grand citoyen que M. de Malesherbes, ne devait pas être une chose particulière ; et après avoir donné plus d’étendue à cet ouvrage, je me suis déterminé à le publier tout à fait, sans en changer néan-moins la forme et la destination primitive.

J’y ai ajouté quelques notes qui m’ont semblé utiles pour éclaircir divers faits importans, ou pour développer diverses opinions person-nelles, et quelques notices sur des hommes justement célèbres, dont il a été parlé dans cet écrit, lesquels, par leurs rapports avec M. de Male-sherbes, ou avec les événemens de son temps, m’ont paru mériter qu’il fut fait d’eux une mention expresse : enfin j’y ai joint le discours par lequel j’ai demandé le premier, à la Convention, la restitution des biens confisqués si injustement en exécution des jugements révolu-tionnaires. Je l’ai trouvé tellement lié aux circonstances douloureuses dont j’ai été forcé de rappeler le souvenir, que j’ai cru qu’on pourrait le lire avec quelque intérêt, aujourd’hui même que son objet est heu-reusement rempli, et que les temps si funestes qui le rendirent néces-saire sont heureusement si loin de nous. Hélas ! Quand il fut pronon-cé, il ne s’était pas encore écoulé un an depuis l’horrible assassinat de M. de Malesherbes et de sa famille ; et j’espérais que leurs mânes, affligés de tant d’injustices, pourraient recevoir quelques consolations d’une démarche inspirée en grande partie par mon profond respect pour eux.

Page 69: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 69

Première partie.

Retour à la table des matières

Parmi les personnages célèbres du XVIIIe siècle, avec lesquels j’ai eu des liaisons plus ou moins intimes, le plus honorable sans doute, celui dont le souvenir m’a laissé le sentiment le plus profond de véné-ration et de respect, et dont je suis le plus fier d’avoir été connu, et j’ose dire estimé, c’est M. de Malesherbes. Son nom, si glorieux à tant de titres, se présente devant la postérité, environné d’un si beau cor-tège : il rappelle un caractère si grand, si noble, si généreux, une âme si pure, si indépendante, si élevée ; une vertu si parfaite et si inva-riable, un amour si constant et si désintéressé pour tout ce qui est bon et juste ; enfin, un dévouement si complet aux mêmes principes, dans des circonstances si diverses, quoique également difficiles, qu’il est impossible d’entendre prononcer ce nom sans une vive émotion, mê-lée d’admiration et de douleur.

M. de Malesherbes fut un homme excellent sous tous les rapports : il fut savant dans plusieurs branches des connaissances humaines, éclairé dans presque toutes ; il fut orateur éloquent, écrivain distingué, homme de lettres rempli d’instruction et de goût, homme d’État pro-fond, législateur habile, magistrat plein de lumière et de fermeté ; il eut un esprit aimable, enjoué même, toujours lumineux et juste : dans sa vie privée il fut constamment bon, simple et modeste, plein de mo-dération et d’indulgence, d’une société douce, d’un abord facile : c’était lui qu’on pouvait appeler le bonhomme, non pas à la manière de La Fontaine, naïve, plaisante, originale, bizarre même ; mais par un charme qui n’appartenait qu’à lui, et qui, sans bien enlever de la véné-ration qu’il inspirait, savait unir la simplicité et la bonté à l’absence de toute prétention, et aux désirs bien réels de se placer toujours à la por-tée de tout le monde. Quand on le voyait pour la première fois, avec son habit marron à grande poche, ses boutons d’or, ses manchettes de mousseline, son jabot barbouillé de tabac, et sa perruque ronde mal peignée et mise de travers, et qu’on l’entendait parler avec si peu d’af-fectation et de recherche, quoiqu’avec un si grand sens et tant d’érudi-tion et d’esprit, il était impossible d’imaginer qu’il fut le fils d’un chancelier de France, le descendant de l’illustre famille de Lamoi-gnon : qu’il eut été revêtu des premières dignités de la magistrature,

Page 70: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 70

qu’il fut ministre d’État, membre des trois académies, et qu’il fut doué des plus hautes qualités personnelles que le ciel puisse départir à un homme, mais on ne pouvait échapper à l’attrait qu’il faisait naître, ni lui refuser, dès le premier moment, la confiance la plus étendue.

Une anecdote que je lui ai entendu raconter, peint assez bien l’im-pression qu’il faisait d’abord, et l’opinion que sa manière d’être don-nait de lui. Il traversait un jour les halles de très grand matin, en s’ar-rêtant de temps en temps devant les marchands herboristes, avec l’in-térêt et l’attention d’un homme versé dans la botanique. Deux femmes du peuple disputaient ensemble, sur le nom et la qualité d’une plante médicinale que l’une des deux voulait vendre à l’autre – Demandez plutôt à Monsieur…, dit la marchande en montrant M. de Malesherbes qui passait, il nous aura bientôt mises d’accord. – Et en effet, M. de Malesherbes s’avança, indiqua fort nettement le nom et la famille de la plante qui avait occasionné la dispute, même ses vertus et ses quali-tés ; et personne n’eut rien à répondre… Il se retirait gaiement, fier de ce que son nom et sa célébrité était parvenue jusqu’à la halle et parmi les botanistes du peuple, lorsqu’un léger scrupule vint, ajoutait-il, troubler sa gloire à ses propres yeux. Il retourna sur ses pas, pour de-mander à la marchande qui avait réclamé son autorité, pourquoi elle s’était adressée à lui. – Est-ce que je n’ai pas vu tout de suite à votre figure, que vous étiez un apothicaire, qui veniez acheter des herbes° ? Et comme vous avez l’air d’un bon homme, j’ai bien pensé que vous ne me refuseriez pas de nous dire le nom de cette plante, puisque c’est votre état de la connaître.

On lui avait donné, dans sa jeunesse, pour maître de danse, ce fa-meux Marcel, qui trouvait, avec admiration, tant de choses dans un menuet, et qui avait la prétention de démêler le caractère et d’appré-cier les qualités intellectuelles et morales d’une personne, en la voyant marcher dans une promenade, ou se présenter dans un salon. Il faut croire que les progrès de son écolier le satisfaisaient peu, car un jour, après avoir demandé solennellement une audience particulière à son père alors président à mortier du Parlement de Paris, et ensuite chan-celier de France, il se rendit chez lui : « Monsieur le président, lui dit-il, je dois à la confiance dont vous avez daigné m’honorer, de venir vous déclarer non seulement que Monsieur votre fils ne dansera jamais bien, mais encore qu’il est incapable de réussir ni dans la magistrature ni dans l’armée ; et qu’à la manière dont il marche,

Page 71: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 71

vous ne pouvez raisonnablement le placer que dans l’église. » Il avait raison pour l’armée, disait M. de Malesherbes en nous racontant ce fait ; je crois que le canon n’aurait fait peur : quant à la magistrature, je crains bien qu’il n’ait eu raison aussi ; cependant il y a une chose sûre, c’est que les lettres de cachet, qui sont le canon dont on se sert contre les gens de robe, ne m’ont jamais trop épouvanté.

Je n’ai commencé à être admis auprès de M. de Malesherbes qu’en 1786, mais je partageais depuis longtemps les sentimens de profond respect et de haute estime, que lui avait voués la France entière, et je le révérais sans l’avoir vu.

Il avait accordé beaucoup de bienveillance au malheureux Rabaud de Saint-Étienne dont j’étais l’ami depuis longtemps, et qui était venu à Paris solliciter du Roi Louis XVI, une loi qui rendit aux protestants l’existence civile, dont les impolitiques ordonnances de Louis XIV les avaient privés ; mais ce ne fut pas à lui que j’ai dû l’avantage si pré-cieux et si flatteur, d’être introduit auprès de M. de Malesherbes ; ce fut à Monsieur Étienne Montgolfier, mon compatriote ; l’un des deux frères si célèbres par la découverte des aérostats, et dont l’amitié a été aussi l’une des consolations de ma vie.

Monsieur Étienne Montgolfier i, mort dix ou douze ans avant son frère, avait un caractère extrêmement recommandable, beaucoup d’agrément dans l’esprit, et un grand fond d’instruction et de savoir. M. de Malesherbes, qui savait distinguer le mérite et la vertu, l’hono-rait particulièrement. Il était retourné à Annonay, après ses belles ex-périences, reprendre les travaux et la direction de son importante fa-brique de papier, comme les Romains les plus illustres revenaient conduire de nouveau leur charrue, après avoir gagné les batailles. Il m’avait chargé de quelques démarches auprès des ministres, relatives à sa découverte. M. de Malesherbes s’intéressait beaucoup à leur suc-cès : il les facilitait par ses conseils et par son appui, et il me sut gré du zèle que je mettais à exécuter ce qu’il me prescrivait lui-même ; il vit en moi, avec intérêts, l’ami de celui qu’il aimait et qu’il estimait ; et, comme si ce titre eût été une garantie suffisante que je méritais aussi son estime, il m’accorda la même bienveillance qu’à celui qui avait été mon introducteur.

J’avais il est vrai, avec lui, indépendamment de Rabaud de Saint-Étienne, dont j’ai déjà parlé et dont je parlerai encore, plusieurs autres

Page 72: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 72

connaissances communes, chez lesquels je le rencontrais, ou que je rencontrais chez lui ; et dont l’honorable suffrage pouvait l’engager à m’accorder aussi le sien. J’aime à vous les rappeler, mes enfants, au-jourd’hui qu’elles ne sont plus, et à rendre un juste hommage à leur mémoire…

C’était Madame Douet, dont le souvenir sera toujours cher aux personnes qui l’ont connue. Vous avez été chez elle pendant votre en-fance, qu’elle se plaisait à accueillir, et vous ne l’avez pas oubliée ; mais vous étiez trop jeunes les uns et les autres, pour apprécier tout son mérite : sa bonté seule n’a pu vous échapper, car cette qualité, la première de toutes, fait sentir son charme inexprimable à l’enfance comme à l’âge mûr. Elle était d’un caractère charmant, d’une vertu constamment aimable, d’une société facile et douce, d’une conversa-tion simple et spirituelle ; elle ne montrait jamais d’autres prétentions que celle d’être agréable à tous ceux qui l’environnaient, et d’autre désir que celui de les faire valoir eux-mêmes. Elle pleurait, quand je l’ai connue, un fils unique qu’elle venait de perdre, à l’âge de vingt-cinq ans ; et les regrets que lui avait causés cette mort, avait jeté dans son âme une tristesse profonde, qui rendait à la fois plus touchante et plus active la sensibilité qui y régnait. Hélas ! Ce malheur si vivement senti, ne fut que le commencement de tous ceux dont elle fut bientôt accablée. Femme d’un fermier général fort riche, ami du malheureux et recommandable maire de Strasbourg, Diétrick, elle fut immolée à cause d’eux et avec eux, par le tribunal révolutionnaire, après avoir vu périr les personnes qu’elle aimait le plus.

C’était Madame Blondel, sa sœur, l’une des plus anciennes et les plus constantes amies de Monsieur Turgot. Et depuis longtemps aussi celle de M. de Malesherbes, douée d’un esprit supérieur et une grande habitude du monde, où elle occupait un rang distingué par ses rela-tions et ses qualités personnelles ii, joignant à beaucoup d’instruction, une imagination vive brillante, une conception rapide et un tact in-faillible et prompt ; mais n’ayant pas, comme Madame Douet, ce désir et cet art de plaire, qui la rendaient si attrayante et si aimable….

C’était Madame la duchesse d’Enville, dont le caractère était en-core plus noble que la race, et l’âme plus élevée que le rang, de la-quelle à la vérité j’ai été moins connu que des deux autres, mais qui pourtant daignait m’accueillir avec intérêt….

Page 73: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 73

C’était le fils de celle-ci, ce vertueux duc de La Rochefoucauld, dont la vie fut si digne de vénération, et la mort si digne de regrets ; l’une des premières victimes de l’anarchie, il périt à Gisors, en pré-sence de sa mère et de sa femme, sous le poignard des assassins les plus exécrables et les plus vils ; ils l’immolèrent l’un des premiers, après la catastrophe du 10 août, comme s’ils eussent craint que la pré-sence d’un aussi grand homme de bien, ne vint les importuner au mi-lieu de tous les crimes qu’ils se disposaient à commettre, ou comme si s’ils eussent voulu lui en dérober l’affreux spectacle.

Grand seigneur sans ostentation, philosophe sans orgueil, savant sans vanité, homme de cour sans ambition et sans intrigue, on pouvait encore dire de lui comme de M. de Malesherbes, que c’était, sous tous les rapports, et avant tout autre titre, un digne et excellent homme. L’amour du bien public était sa passion la plus vive, et le plaisir d’être utile la plus douce de ses jouissances. Dans l’assemblée constituante, où je l’ai beaucoup observé, je n’ai jamais aperçu en lui un sentiment qui ne fut noble et généreux, une pensée qui ne fut inspirée par la plus rigoureuse justice et par le désintéressement le plus pur ; il aimait de la Révolution tout ce qu’un honnête homme et un bon français devrait en aimer, et il repoussait tout le reste. Je ne sais ce qu’avec son carac-tère, et dans sa position brillante, elle aurait pu lui faire gagner, mais je ne l’ai jamais vu songer à ce qu’elle devait lui faire perdre…. Éga-lement ennemi des abus de l’ancien régime et des désordres qui souillèrent le moment de leur destruction, il voulait la liberté sans doute, mais il la voulait sans licence, et suffisamment protégée par un gouvernement juste et fort.

Après l’assemblée constituante il fut président de l’administration départementale de Paris. On se rappelle avec quel courage et quelle persévérance périlleuse, ce corps justement honoré, lutta contre les efforts de l’anarchie, pour l’empêcher de désorganiser la nation et de renverser le trône de Louis XVI, que la constitution défendait encore ; et l’on peut dire que Monsieur le duc de de La Rochefoucauld ne contribua pas faiblement à lui donner ce caractère. Sa bienveillance m’avait suivi dans le département de l’Ardèche, où j’avais été remplir des fonctions administratives, de la même nature que les siennes iii. À l’assemblée, ses principes avaient été les miens, il continua à marcher sur la même ligne. Il avait la bonté de s’en applaudir dans des lettres, témoignage honorable de son estime, que j’ai le malheur de ne pas

Page 74: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 74

retrouver au moment où, pour rendre à sa mémoire un hommage qui fût digne d’elle, je n’aurais qu’à le laisser parler lui-même.

Lorsque j’ai connu M. de Malesherbes, il était fortement occupé de la réclamation des protestants, qu’il se reprochait de n’avoir pas de-vancée quand il a eu, étant ministre, ce qu’on appelait leurs affaires dans son département ministériel, c’est-à-dire, l’attribution qu’avait trop cruellement exercée, pendant plus de 50 ans, son prédécesseur Lavrière, de tenir dans sa main le premier anneau de la chaîne de fer appesantie sur eux, et de veiller à ce que les ordonnances barbares de Louis XIV et de Louis XV, qui les concernaient, fussent rigoureuse-ment exécutées au gré des parlemens et du clergé. Cependant, il faut le dire, car le premier devoir de tout homme est d’être juste, quoique Louis XV eût un grand éloignement pour les protestants, que sa décla-ration de 1724 eût encore renchéri sur la sévérité des lois pénales de son bisaïeul, et que pendant la longue durée de son règne il n’ait ja-mais voulu entendre parler d’aucun assouplissement légal, au régime oppressif et tyrannique sous lequel était courbée cette portion de ses sujets ; il y avait déjà plusieurs années, lorsque ce prince mourut, une sorte de tolérance silencieuse, née du progrès des lumières et de cette philosophie qu’il faudrait louer, quand elle n’aurait produit que ce bien, protégeait les protestants contre l’oppression. La vertu du ciel était l’humanité ; et l’opinion, devenue toute-puissante, commandait la tolérance et la philanthropie : la régence, avec sa dépravation, avait pourtant produit ce bon effet, qu’elle avait anéanti le fanatisme et ren-du l’hypocrisie méprisable. On abrogeait, à la vérité, aucune des lois dirigées contre les protestants iv, mais on semblait fuir l’occasion d’en faire usage v…. Ils s’assemblaient dans les champs, et loin des villes, pour se livrer aux pratiques de leur culte ; et quoique l’autorité en fut informée, principalement par les remontrances officielles des assem-blées générales du clergé ; et que les ordonnances royales prohi-bassent textuellement ces réunions sous peine de mort pour ceux qui remplissaient des fonctions ecclésiastiques, et des galères perpé-tuelles, avec la confiscation de leurs biens, pour ceux qui assistaient simplement ; on n’envoyait plus la force armée pour les arrêter ou les dissiper vi, et elles ne donnaient plus lieu à des poursuites juridiques ou arbitraires.

Depuis que le nommé La Rochette avait été condamné à mort par le parlement de Toulouse, comme ministre protestant, et exécuté vers

Page 75: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 75

1662, on n’en avait fait mourir aucun vii. Le parlement de Grenoble même, l’un des plus rigoureux à cet égard, avait renoncé quinze ans plus tôt à cette jurisprudence barbare, qu’il n’avait que trop longtemps suivie. Les derniers ministres protestants, dont il ordonna le supplice, futurs Ranc et Roger, exécutés à mort à Grenoble en 1745. Je ne connais point d’arrêt de ce parlement postérieur à celui par lequel il condamna, en 1746, deux cents individus de tous sexes et de tous âges, savoir : les hommes aux galères, et les femmes à la réclusion, pour avoir assisté au prêche, participé à la Cène, ou fait baptiser leurs enfants par des ministres.

Les commandans des provinces, surtout des provinces où il y avait des protestants, particulièrement ceux du Languedoc, dont j’ai été à portée de connaître et d’apprécier les principes et la conduite, et parmi ceux-là avant tous les autres, MM. de Richelieu, de Beauvau et de Pé-rigord, apportaient dans ces derniers temps une grande modération, et quelquefois même une grande résistance, à l’exécution des ordres qu’ils recevaient des ministres ; aussi ont-ils laissé dans ces contrées, des souvenirs de reconnaissance et de respect, que n’ont affaiblis les orages et les opinions révolutionnaires viii

Mais les ordonnances qui déclaraient nuls les mariages des protes-tants, considéraient leurs enfants comme des bâtards, les excluaient à ce titre de la succession des auteurs de leur jour ; et celles qui rete-naient leurs biens précédemment confisqués, ou qui leur prohibaient l’admission à tous les emplois publics, même ceux de la classe la moins élevée, subsistaient encore dans toutes leur force, et jamais l’autorité, soit administrative, soit judiciaire, ne se permettait de les enfreindre : elles étaient exécutées rigoureusement, toutes les fois que ce cas y échéait ix…. Cependant les assemblées du clergé, qui avaient lieu tous les quatre ans, ne se séparaient jamais sans s’adresser au Roi, comme je l’ai dit, des remontrances pour lui demander l’exécution des lois pénales qui n’étaient point abrogées, quoique tombées, je le ré-pète, dans une sorte de désuétude.

Elles commençaient par se plaindre au Roi, des progrès de la philo-sophie, des succès de l’incrédulité, de la publication des livres im-pies ; plusieurs fois mêmes elles demandèrent avec beaucoup de véhé-mence qu’il fut établi en divers lieux du royaume, une censure ecclé-siastique x, sans l’approbation de laquelle il fut défendu de publier au-cun livre sur quelque matière que ce fut : ensuite elles appelaient la

Page 76: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 76

sévérité du Roi sur les protestants et leurs assemblées religieuses, avec une violence plus grande encore.

« C’est en vain, » disait le clergé, en 1765, après avoir rappelé qu’il avait fait les mêmes réclamations en 1750, en 1755 et en 1760, « c’est en vain que tout autre exercice public que celui du culte catho-lique, est défendu dans vos états. Au mépris des lois les plus sages, les protestants font de toutes parts des attroupements séditieux : dans les diocèses de Valence, Viviers, Die, Grenoble, Castres, Cahors, Nîmes, Rodez, Montauban, Montpellier, Luçon, Agen, Béziers, etc., ils tiennent des assemblées ; leurs ministres y prêchent l’hérésie, font la Cène, etc. : Et nous avons la douleur de voir élever autel contre autel, et la chaire de pestilence à côté de celle de vérité…. Si la loi qui a ré-voqué l’édit de Nantes, si votre déclaration de 1724 avait été exacte-ment observée, nous osons le dire, il n’y aurait plus de calvinistes en France xi…. Songez aux suites funestes d’une tolérance qui devien-drait cruelle par ses effets…. Rendez, sire, rendez aux lois toute leur vigueur, et à la religion son éclat : que le renouvellement solennel de votre déclaration de 1724 xii, fruit de votre sagesse et de votre piété, soit l’heureux fruit de nos remontrances… ».

En 1770, en 1772, les mêmes remontrances furent renouvelées ; en 1772, les évêques, rassemblés extraordinairement, dirent au Roi : « Nous ne pouvons nous dispenser de déclarer à votre majesté que, dans plusieurs provinces, les protestants tiennent des assemblées pour l’exercice de leur religion, elles ne sont plus voilées du secret et de l’obscurité dont elle cherchait à se couvrir, pour échapper aux magistrats : l’hérésie marche le front levé, et le crime se présente avec autant d’impunité que le scandale. »

Le changement de règne n’en apporta aucun à l’état des choses. Louis XVI suivit pendant longtemps les principes de son aïeul : les lois restèrent sans exécution, et pourtant ne furent pas abrogées ; mais on continua d’exécuter celles qui privaient les protestants de l’exer-cice du droit sacré d’être légalement époux et père, et de transmettre leurs biens à leurs enfants constamment réputés bâtards. La frivolité de Monsieur de Maurepas s’unissait sur la tolérance, avec la politique sage de MM. Turgot et de Malesherbes, pour s’accorder avec l’huma-nité du monarque. Cependant les protestants durent éprouver quelques inquiétudes, lorsqu’ils apprirent que malgré les efforts de MM. de Ma-lesherbes et Turgot, le Roi n’avait pas voulu la formule du serment

Page 77: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 77

adopté par Louis XV à son sacre, et qu’il avait solennellement prêté au sien celui d’exterminer les hérétiques.

Mais le clergé n’abandonna point ses prétentions et ses remon-trances : le même Loménie de Brienne, qui avait déjà porté la parole dans une occasion semblable, dix années auparavant, accompagné de M. de Pompignan, archevêque de Vienne, et un troisième qui existe encore et qui était alors promoteur-général, vinrent présenter au jeune Roi, sacré depuis peu, les nouvelles remontrances de leur ordre.

« Votre majesté, disaient-ils, verra dans un mémoire que nous avons l’honneur de lui remettre, les ministres de la religion prétendue réformée, élever des autels et des temples, convoquer des assemblées, se former des districts et des arrondissements, lever des contributions sur vos sujets, faire la Cène, administrer le baptême, consacrer des unions illégitimes, et nous nous flattons que votre majesté, connaissant leur témérité, donnera des ordres pour arrêter leurs entreprises… »

Le Mémoire, joint à ce discours, ne faisait que développer davan-tage ces réclamations et ces plaintes.

« Cette secte audacieuse, frappée depuis longtemps des anathèmes des deux puissances, ose se reproduire…. Intimidée autrefois par la sévérité des lois, retenue par les soins d’une vigilance suivie qui s’opposait à ses projets, elle cherchait la solitude des déserts, elle choisissait les ténèbres de la nuit….

Maintenant elle arbore l’étendard du schisme : les prédicants débitent hautement leurs maximes fanatiques ; ils font la cène, il célèbre des mariages…. les maisons de chaque religionnaire deviennent des temples ; que dis-je° ? Ils essaient d’en construire de publics, dans plusieurs provinces, sans craindre les regards du gouvernement.

Là, des unions que toutes les lois canoniques et civiles réprouvent, sont impunément consacrées dans leurs prêches xiii : ici on ravit sans obstacle aux ministres de notre sainte religion, les tendres et malheureux enfants de l’erreur, pour les livrer à ces provocateurs coupables, qui leur font sucer tranquillement son poison avec le lait xiv. Il est de votre devoir, sire, de détruire ce mal dans son principe et dans ses progrès ; le remède est dans votre puissance…. Vous réprouverez les conseils d’une fausse paix, les systèmes d’un tolérantisme coupable…. Nous vous en conjurons, sire ; ne différez pas d’ôter à l’erreur l’espoir d’avoir parmi nous des temples et des autels : achevez l’ouvrage que Louis-le-Grand avait entrepris, et que Louis le bien-aimé a continué. Il vous est réservé de

Page 78: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 78

porter le dernier coup au calvinisme dans vos états : ordonnez qu’on dissipe les assemblées schismatiques des protestants : exclure les sectaires sans distinction, de toutes les branches de l’administration publique ; et vous assurerez ainsi parmi vos sujets l’unité du véritable culte chrétien. »

À mesure que l’esprit public se dirigeait vers la tolérance, le clergé redoublait de zèle pour la combattre : il fit un nouveau, mais heureu-sement inutile effort, en 1780 ; et de nouvelles remontrances, plus vé-hémentes que toutes celles dont j’ai rapporté des lambeaux, furent en-core adressées au monarque.

Le clergé ne séparait point, dans ses alarmes et dans sa haine, la liberté des cultes de celle de penser et d’écrire : il voulait toujours, pour réprimer la licence de la presse, qu’on adjoignit aux censeurs laïques, des censeurs ecclésiastiques, qui s’associassent à leur sur-veillance.

« L’inspection des mauvais livres, disait-il, est au nombre de ces objets mixtes, qui tiennent également à la police civile et à la discipline ecclésiastique ; on pourrait, conformément aux anciennes ordonnances, appeler en partage de l’autorité surveillante et exécutrice, l’ordinaire des lieux assisté du juge laïque…. Par ces procédures conjointes, les dépositaires des deux puissances s’éclaireraient et s’appuieraient réciproquement…. Il faudrait au moins, disait-il encore, qu’on expédiât à l’avenir aucune permission, sans que l’ouvrage, quelle qu’en fut la nature et l’objet, ne fût vu préalablement par l’un des censeurs préposés à l’examen des livres de théologie et de religion…. ».

Parlant ensuite des protestants, même à cette époque de 1780, si peu éloignée de nous, le clergé disait :

« Des prêches, établis aux portes de nos plus grandes villes, et même dans le voisinage de nos églises, insultent aux ordonnances, par des chants tumultueux et de bruyantes cérémonies xv…. Le royaume est inondé de faux pasteurs, qui ne craignent pas de porter la cène aux malades xvi sans mystère, de répandre des mandements sur les grands événemens de la nation xvii, ou des imprimés en forme d’instructions pastorales, et de tenir entre eux des conventicules nombreux et fréquents, à des époques fixes et en des lieux déterminés. Ils osent délivrer des actes de mariage xviii et de baptême, dressés avec une sorte d’authenticité…. Enfin on tolère presque

Page 79: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 79

universellement les levées annuelles de sommes réparties sur les sujets de votre majesté xix) pour satisfaire aux contributions fortes qu’exigent les ministres et prédicants, ainsi récompensés de la violation des lois, et des atteintes portées à la tranquillité du royaume… »

Le reste de ces remontrances est employé à exposer les principes, à l’aide desquels la religion catholique repousse la tolérance des autres sectes, et à invoquer tout à la fois, en les justifiant, leur autorité et celle de la politique, pour obtenir l’accomplissement de la proscription absolue du calvinisme en France. On y réclame continuellement, pour cela, l’application de tous les moyens coercitifs, qui peuvent résulter de la force et de l’autorité du monarque….

Mais Louis XVI, véritablement religieux, comme il l’a prouvé sur la fin de sa vie, d’une pureté de mœurs irréprochables, et d’une modé-ration qui excluait toutes les mesures violentes, conséquent dans ses principes, et dans cette occasion si ferme dans ses opinions, repoussa ces fanatiques remontrances ; et ce fut parce qu’il était persuadé que la religion s’accordait avec la politique, la justice et l’humanité, pour laisser aux protestants, comme aux autres hommes, la faculté de suivre et de pratiquer leurs croyances, n’accueillit point ces réclama-tions multipliées. On en voit la preuve dans quelques notes mises de sa propre main au bas de plusieurs articles des remontrances que j’ai citées, et dans les réponses officielles qu’il leur fit de sa propre bouche.

Mais une liberté absolue n’était pas encore dans son opinion. Soit il hésita devant l’idée de contrarier à ce point un corps aussi redou-table que le clergé et d’une puissance aussi vaste ; soit qu’il craignait de se mettre dans une position trop formelle avec les principes de la conduite de Louis XIV et de Louis XV, que le clergé préconisait de-puis si longtemps avec tant de persévérance et d’accord ; soit enfin qu’il éprouva de la répugnance à favoriser autant les ennemis de la doctrine qu’il professait, il est certain que sans M. de Malesherbes et quelques autres hommes d’État xx, particulièrement des parlemen-taires, ennemis, tout à la fois, de l’intolérance et de l’incrédulité, la déclaration qui accorde un État civil aux non-catholiques, n’aurait pas, tout insuffisante qu’elle était, honoré cette époque mémorable de son règne.

Page 80: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 80

Dans tout ce que je viens de vous dire, mes enfants, j’ai été bien éloigné de chercher à vous aigrir en rappelant quelques-unes des in-justices que les protestants ont éprouvées, et dont votre famille, dans plusieurs de ces générations et de ses branches, a été trop souvent la victime xxi. Si tel eût été mon dessein, j’aurais donné plus d’étendue à mes récits, et sans doute aussi plus de chaleur ; et l’effet ne m’aurait pas manqué : j’ai dans le cours de la Révolution manifesté trop d’éloi-gnement pour tout ressentiment personnel, trop d’empressement à voir substituer la conciliation à l’aigreur, et la concorde à la désunion ; j’ai manifesté, dis-je, un attachement trop sincère au principe sacré de la tolérance, pour que vous puissiez avoir le moindre doute sur ce point. J’aime à me glorifier à vos yeux, de n’avoir jamais envisagé que comme mes semblables, et conséquemment comme ayant des droits incontestables à mes secours et à mon appui, tous ceux qui étaient per-sécutés comme prêtres. Les tribunes de nos assemblées législatives m’ont entendu plus d’une fois combattre, sinon avec beaucoup de ta-lent, du moins avec beaucoup de persévérance, et peut-être avec quelque courage, les décrets dirigés contre eux : les villes de Joyeuse et d’Annonay, particulièrement la dernière, peuvent raconter au mé-pris de quels dangers éminents j’ai contribué à en arracher plusieurs à une mort aussi cruelle qu’elle paraissait inévitable…. J’ai voulu vous faire connaître la situation des choses, au moment où la sagesse et la vertu d’un homme d’État, homme de bien par-dessus tout, parvinrent à les améliorer, et les obstacles qu’il lui fallut vaincre pour cela ; et ç’a été uniquement afin d’exciter de plus en plus, dans vos âmes, la reconnaissance et la vénération que vous lui devez, non pas seulement à cause de l’honorable estime qu’il daigna m’accorder vers la fin de sa vie, mais encore pour les généreux bienfaits qu’il concourut si forte-ment à répandre sur ceux dont vous partagiez les malheurs….

Il ne faut pas croire que tout fut facile dans cette affaire, même à la grande considération dont jouissait M. de Malesherbes. Ceux qui avaient été les instigateurs ou les auteurs des remontrances dont je vous ai cité quelques fragmens, n’épargnèrent rien pour traverser ses efforts, et pour changer ou rendre inutile la bienfaisante volonté du Roi.

Il semblait que tout dût être perdu dans le royaume comme dans l’église, parce que les enfants des protestants allaient cesser d’être bâtards, et leurs unions d’être légalement illégitimes. On publia ou-

Page 81: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 81

vrages sur ouvrages ; on fit démarches sur démarches ; on ourdit in-trigues sur intrigues ; on excita le zèle des personnes les plus in-fluentes à la cour, et de celles qui étaient le plus généralement connues pour leur piété religieuse. On alla jusques à imprimer et à répandre des opinions, vraies ou fausses, de Monsieur le duc de Bour-gogne, sans songer qu’il n’aurait pas été surprenant qu’il eut adopté à cet égard celles de son aïeul, de son Roi et de son contemporain Louis XIV, dont il s’agissait dans ce moment de modifier le résultat. On fut plus criminel encore, on ne craignit pas de faire entendre au Roi, pour le détourner de son dessein, la voix qui devait avoir le plus d'autorité sur son âme, celle de son auguste père, dont on dénatura les principes, au point de les présenter comme contraires à toute tolérance religieuse, lui qui s'était écrié dans une occasion importante : « Ah ! ne persécutons pas » ; et qui avait conçu l'idée d'enlever au clergé, lorsqu'il serait Roi, la fonction de recevoir les actes destinés à consta-ter l'état civil des citoyens, pour la confier, comme aujourd'hui, à des magistrats laïques.

On fit composer un écrit rempli de sophismes, d'assertions fausses et de principes erronés, parce même l’abbé l'Enfant, qui, de persécu-teur qu'il était alors, ne tarda pas à devenir persécuté lui-même, et fut l'une des malheureuses victimes de la barbarie exécrable des assassins du 2 septembre xxii. Une femme d'un très-haut rang, différente en cela du reste de son honorable famille, et ce même Le Maître, assassiné juridiquement depuis, en vendémiaire an 4, comme instigateur du mouvement des sections de Paris, se chargèrent de distribuer cette production insidieuse ; et attirèrent sur eux l'animadversion de la po-lice, investie alors par le gouvernement de la fonction particulière d'en empêcher la publicité...

Enfin il y avait au parlement deux partis, dont l'un se préparait à combattre la législation qu'on allait proposer, tandis que l'autre devait la défendre.

M. de Malesherbes, trop courageux pour reculer devant les obs-tacles, se hâta de publier divers Mémoires pour soutenir la noble cause qu'il défendait avec tant d'intérêt. C'est le moins que je puisse faire, nous disait-il, pour réparer aux yeux des protestants, tout le mal que leur a fait, en Languedoc, M. de Basville, mon oncle xxiii.

Page 82: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 82

Ces Mémoires, pleins de force et d'érudition, et surtout d'une lo-gique irrésistible, resteront comme des monuments élevés par le talent et la vertu, la saine politique et les hautes lumières, à la raison et à l'humanité. Ils sont au nombre de deux, et forment un gros volume in-8°. On y trouve moins d'éloquence que dans les autres écrits du même auteur ; mais ils sont remarquables par la sagesse et la modération qui les a dictés. On voit que M. de Malesherbes, en les écrivant, a voulu se défendre de tout mouvement superflu, même de ceux que son sujet pouvait naturellement lui offrir ; qu’il a cherché à éclairer plutôt qu’à émouvoir, à convaincre plutôt qu’à persuader, à démontrer par le rai-sonnement plutôt qu’à entraîner par la séduction. Ces mémoires sont le discours d’un homme d’État opinant au conseil du prince, et non celui d’un magistrat ou d’un orateur, s’efforçant au Parlement ou à la tribune, de faire prévaloir son avis.

Au lieu d’attaquer les lois de Louis XIV, comme impolitiques et barbares, ce qui lui eut été facile, sans y consacrer toutes les res-sources de son éloquence et de son talent, il en invoque souvent le principe même, et en réclame les conséquences : il les explique au lieu de les combattre ; il les compare au lieu de les repousser ; il prouve qu’elles n’ont point été destinées à servir de fondement à la jurispru-dence cruelle qui les a suivies : il désire moins qu’on ne les abroge, qu’il ne demande qu’on les exécute ; et pour la première fois peut-être, en plaidant la cause des protestants, on ne cherche point à dimi-nuer l’éclat imposant que Louis XIV a fait rejaillir sur sa nation et sur son siècle : on dirait que c’est lui qu’il veut honorer, en s’efforçant de rendre aux victimes de ces lois, les droits sacrés de la nature, qu’au-cune puissance n’a pu leur ravir.

Tel fut aussi le système d’un autre écrivain, non pas meilleur dia-lecticien, mais plus éloquent et plus animé : car il fallait bien que l’ab-bé L’Enfant rencontrât des contradicteurs de plus d’un genre ; et qu’on repoussât les sophismes que l’esprit de parti lui avait dictés, par toutes les armes de la raison et du talent. Cet autre défenseur des pro-testants, fut M. de Rulhières, qui, dans un ouvrage en deux volumes, rédigé sur les pièces mêmes que le gouvernement lui avait fournies, défendit en orateur politique, en historien et en philosophe, la cause importante que M. de Malesherbes devait gagner ; et vengea glorieu-sement le dix-huitième siècle de la honte qu’on voulait imprimer à ces dernières années, en cherchant à faire prévaloir la puissance du fana-

Page 83: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 83

tisme et de l’odieuse intolérance sur les lumières de la raison et les principes de l’équité naturelle xxiv.

Enfin la loi que l’on attendait fut rendue ; elle avait été retardée par les circonstances politiques où l’on venait de se trouver : des causes qui lui étaient étrangères en avaient empêché l’enregistrement à la fa-meuse séance du 19 octobre 1787 ; et une dispute de forme avait failli ajourner pour longtemps cet acte éclatant de la justice et de la sagesse du Roi. Elle n’éprouva, lorsqu’elle parut d’une manière plus légale, aucune opposition du Parlement : les remontrances qu’elle occasionna ne tendaient qu’à l’améliorer ; et elles donnèrent l’occasion au mo-narque de manifester, dans la réponse qui leur fit, des principes géné-reux et plus équitables encore, que ceux dont son ordonnance offrait l’application et le résultat. Il renvoya aux états généraux qui étaient indiqués, l’examen des observations du Parlement sur la nécessité d’abroger, d’une manière formelle, toutes les lois pénales contre les protestants, qui ne l’étaient que d’une manière tacite, et de leur resti-tuer ceux de leurs biens confisqués, dont le gouvernement était encore en possession. Mais en attendant, il rendit à cette portion de ses sujets, qui en étaient privés depuis plus d’un siècle, la jouissance de ses droits civils, que de barbares lois lui avaient enlevée ; et il honora son gouvernement par cet acte à jamais mémorable de politique et d’équi-té. Quoique la loi dont il fut l’auteur fût à beaucoup d’égards très in-complète, ainsi que le parlement le reconnaît dans les remontrances que j’ai rappelées ; quoiqu’il en ait fallu beaucoup d’autres, pour achever cette indispensable réparation, il est certain que la législation politique fit alors un trop grand pas vers le bien pour qu’en se repor-tant à l’époque dont nous parlons, et en considérant les obstacles de tous genres que la volonté royale devait rencontrer, il ne faille pas conserver une vive reconnaissance pour celui qui sut accorder un si grand bienfait à des sujets, dont il ne professait pas les dogmes reli-gieux, et leur promettre de plus grands avantages encore.

Toutefois, la manifestation authentique et légale de la volonté du Roi, et sa promulgation solennelle dans tout le royaume, n’imposèrent point silence au fanatisme et à l’esprit de parti : le clergé hasarda de nouvelles réclamations contre l’édit qui la consacrait. Un évêque (ce-lui de la Rochelle xxv, après en avoir fait la critique, s’opposa même officiellement, et par un acte de son autorité particulière, à ce que les curés de son diocèse concourussent à l’exécuter, en leur défendant,

Page 84: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 84

par un mandement spécial, d’inscrire dans leurs registres les déclara-tions des protestants, qui, aux termes de l’édit même, pouvaient recou-rir à eux comme à des officiers publics, pour légitimer leur ma-riage xxvi.

La convocation des États généraux ne suffit pas même, pour mettre fin à une opposition si déplorable ; il y eut des cahiers de l’ordre du clergé qui demandèrent expressément l’abrogation de cette loi de bienfaisance et de justice, qu’ils qualifiaient de contraire à la religion.

On a imprimé, dans un ouvrage justement célèbre, que M. de Ma-lesherbes, en s’affligeant, avec tant de raisons, de l’horrible catas-trophe qui termina le règne de Louis XVI, après avoir rappelé les bienfaits que ce prince avait répandu sur les protestants, avait dit : cela méritait de leur part quelque reconnaissance ; et vous savez aussi bien que moi, que le Roi n’a point eu de plus mortels ennemis…J’ai trop bien connu M. de Malesherbes, pour ne pas être certain que si dans un de ces moments de douleur où l’on s’en prend des malheurs qui l’ont causée à toutes les choses qui nous frappent, ces paroles ont pu sortir de sa bouche, ce que je suis loin d’accorder, elles n’en sont pas moins restées entièrement étrangères au jugement et au cœur de cet homme si judicieux et si juste.

Si j’avais eu le bonheur de jouir des derniers moments de sa vie, si glorieuse et si belle, et que j’eusse entendu proférer les mots qu’on lui attribue, je l’aurais, avant d’y répondre, supplier de les répéter encore, pour être bien sûr qu’ils étaient la juste et véritable expression de sa pensée, tant je les aurais trouvés en contradiction avec lui-même ; et je suis convaincu que la plus légère réflexion de sa part l’aurait forcé de les rétracter. Ce n’eût pas été la première fois que je l’aurais vu, après avoir été entraîné par un mouvement vif et brusque, jusqu’à exprimer une opinion irréfléchie, revenir avec la même rapidité, vers un senti-ment plus équitable, et rendre avec empressement, dans cette occa-sion, un nouvel hommage à la justice, à cette divinité de sa vie, qu’il pouvait craindre d’avoir blessée…

Non sans doute, les protestants ne peuvent avoir été accusés par un homme juste, de s’être placés parmi les plus mortels ennemis du prince, qui avait commencé à être équitable envers eux ; et M. de Ma-lesherbes le savait bien, lui qui a conservé jusqu’à la fin des relations

Page 85: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 85

directes ou indirectes, avec quelques-uns de ceux qui ont pu être dési-gnés sous ce titre….

Les protestants formaient une trop grande partie de la nation, pour que toutes les opinions qui l’ont divisée ou ralliée, ne se soient pas trouvées au milieu d’eux, et je ne saurais en disconvenir : mais quoi qu’on ait pu dire de leurs sentimens républicains, ils n’ont pas été plus révolutionnaires que la majorité des autres Français ; et les assertions mensongères de quelques libelles ne peuvent servir de preuve contraire. Placés pour la plupart dans la classe du tiers État, ce sont les opinions du tiers-État qu’ils ont professé le plus souvent xxvii ; et puis-qu’on peut affirmer qu’il y eut autant de nuances d’opinion parmi eux, que parmi les autres Français, on est fondé à affirmer aussi, que leur religion n’a eu aucune part à leur déterminations politiques…

Sans doute les protestants de France aimèrent la révolution, tant qu’elle fut raisonnable et juste. Ses premiers bienfaits ne devaient-ils pas être une concession de Louis XVI° ? Et indépendamment de ces résultats généraux, ces avantages particuliers aux protestants seuls ne devaient-ils pas les y rattacher° ? N’allait-elle pas leur assurer la liber-té de conscience, qu’ils n’avaient que d’une manière précaire, l’égalité des droits civils et politiques avec les autres citoyens, la garantie de leurs fortunes, que d’odieuses confiscations leur avaient trop souvent enlevées ; l’exercice de leur industrie, qu’ils avaient été forcés de transporter chez les nations étrangères° ?…Or, qui est-ce qui pourrait dire que désirer de tels bienfaits, c’était se placer parmi les plus mortels ennemis du monarque, qui attachait du bonheur à les accor-der° ?… Et dans la catastrophe horrible qui termina ce douloureux règne, voit-on beaucoup de protestants qui aient prononcé la mort du prince auquel nous donnons de ces justes larmes° ?… Huit ou dix au plus : c’est beaucoup sans doute, c’est trop incontestablement, et je suis loin de les en absoudre. Mais un nombre au moins égal fit en-tendre une opinion contraire, et ceux-là ne s’étaient point placés parmi les mortels ennemis du Roi° ?… Et quand même, et par impossible, ils eussent été unanimes pour la condamnation, contre le reste de la population protestante° ? Rien, certainement, puisqu’on ne peut rien conclure contre la population de la France entière, du vote de la majo-rité de ses représentans… Dira-t-on que tous les catholiques du royaume se sont placés parmi les plus mortels ennemis du Roi, parce que, excepté ces huit ou dix protestants, tous ceux qui se prononcèrent

Page 86: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 86

contre lui avaient professé jusqu’alors la religion catholique° ? Dira-t-on qu’il fut particulièrement la victime du clergé de France, parce que parmi ceux qui votèrent sa mort on rencontre plus de vingt prêtres° ? Non, car on aurait tort° ? Et pourquoi aurait-on moins d’équité pour les autres° ?…

Dix protestants et plus de vingt prêtres, et au moins autant d’an-ciens gentilshommes, et de membres du Parlement de Paris surtout, pris dans les plus hautes dignités de ce corps illustre (un avocat géné-ral et un président à mortier), dont l’un eut malheureusement une trop funeste influence sur l’événement que nous déplorons !…. En voilà bien assez, on peut dire, si le système relatif aux protestants était adopté, pour faire le procès à toute la France ; mais heureusement ce n’est pas ainsi qu’il faut prononcer sur un événement de cette nature. La mort du Roi ne doit plus être imputée à telle classe de citoyens en particulier, qu’à telle autre, qu’elle ne doit l’être à la nation en géné-ral ; parce que tous ceux qui la prononcèrent ou qui la souffrirent, étaient malheureusement des Français…

Et si, remontant plus haut, je parcourais les pages de notre histoire, ne pourrais-je pas invoquer avec succès en faveur des protestants de nos jours, le mémorable exemple de leurs ancêtres ; demander si ce fut eux qui figurèrent au XVIème siècle, dans la fanatique procession de la Ligue, ou qui armèrent contre le meilleur et le plus révéré des Rois le poignard de Ravaillac et de Chatel…

Mais dans la plus grande partie du siècle qui vient de finir, n’ont-ils pas été en général remarquables par leur soumission, au milieu même de tous les maux chaque jour déversés sur eux° ?…. Il faut bé-nir la main qui vous frappe, prier pour ceux qui vous persécutent, et laisser à Dieu le soin de vous venger : tel est le langage de l’Évangile, tel est celui que leurs pasteurs adressaient de leurs chaires évangé-liques, aux assemblées de leurs fidèles, en leur prescrivant constam-ment l’obéissance aux lois et la fidélité au monarque° ?….

Ah ! Dans ma première jeunesse, et je ne l’oublierai jamais, n’ai-je pas entendu ce vénérable Paul Rabaud xxviii, dont la tête était mise à prix, et à qui, pendant plus de quarante années, il n’a jamais manqué qu’un délateur pour périr du dernier supplice ; ne l’ai-je pas entendu, dis-je, prendre pour texte de son sermon : Craignez Dieu, honorez le Roi ; et prêcher avec l’éloquence la plus touchante et la plus persua-

Page 87: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 87

sive, une entière soumission au prince, qui pourtant le laissait sous le poids d’une condamnation capitale, toujours susceptible d’être exécu-tée° ? Ne l’ai-je pas vu, sur la fin de ses longs et douloureux jours, expier, à plus de quatre-vingt-quatre ans, dans les prisons de l’anar-chie, le crime d’être suspect de royalisme, celui d’être le père de deux fils, qui, membres de la Convention, n’avaient pas voté la condamna-tion du Roi ; et la troisième, qui, sans être député, avait été emprison-né comme fédéraliste° ?…. N’ai-je pas entendu l’un de ceux-ci, le malheureux Rabaud-Saint-Étienne, combattre avec un courage in-ébranlable, au milieu des plus féroces clameurs, ceux qui voulaient cette condamnation, et prononcer, avec l’énergie et l’élan d’un homme de bien, ces paroles célèbres, qui furent l’arrêt de sa mort : Je suis las de la portion de tyrannie que je suis contraint d’exercer…

Je ne veux point, mes enfants, vous retracer avec trop de détails l’histoire entière de M. de Malesherbes ; plusieurs écrits dignes de ce sujet ont été publiés par des hommes qui l’ont connu comme moi, et vous les avez lus avec le vif intérêt qu’ils méritent. La plupart des anecdotes relatives à cet excellent homme, ont déjà été imprimées dans plusieurs recueils qui sont dans vos mains. Il n’y a plus rien à dire pour faire connaître son caractère, et pour honorer sa mémoire ; et une des lettres que je vais transcrire bientôt, remplira beaucoup mieux cet objet, que ce que je pourrais vous dire moi-même : cependant je ne peux m’empêcher de m’arrêter un peu de temps sur les principales circonstances de sa vie, et sur ses mémorables écrits : je suis certain que vous ne m’entendrez pas sans intérêt. Si mes récits ne sont pas toujours nécessaires à votre instruction, ils le sont au moins au senti-ment et à la satisfaction de mon cœur, et je crois pouvoir dire aussi du vôtre.

Lorsqu’en 1750 Monsieur de Lamoignon, père de M. de Male-sherbes, fut nommé chancelier de France, il était premier président de la Cour des aides, et M. de Malesherbes le remplaça. Il fut en même temps chargé, par son père, de la direction de la librairie, pour l’exer-cer sous son autorité : c’était une sorte de sous-ministère, auquel don-nait beaucoup d’influence l’avantage qu’avait celui qui en était pour-vu, d’être le fils du ministre en titre, dont il relevait immédiatement. M. de Malesherbes sut en profiter avec beaucoup de sagesse, moins pour lui personnellement, que pour rendre l’exercice de son adminis-tration plus bienfaisant et plus juste, et pour pouvoir le soumettre plus

Page 88: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 88

facilement à sa raison, à sa tolérance pour les opinions des autres, à ses lumières personnelles, et surtout à l’action toujours croissante des progrès de l’esprit humain, dont il avait trop de discernement pour ne pas apercevoir la marche rapide.

Ces deux places, qu’il venait d’obtenir à la fois, n’avaient entre elles rien de commun ; elles avaient même, en quelque sorte, un but entièrement contraire. Dans la première, M. de Malesherbes, comme chef d’une cour souveraine, indépendante dans son autorité, quoique circonscrite dans ses attributions, avait souvent à lutter contre le des-potisme des ministres, et à réprimer leurs entreprises, où les prévarica-tions de leurs agents : dans la seconde, il exerçait une partie de la puissance ministérielle, et il devait la soutenir, et non la combattre : il était surtout spécialement chargé de la défendre contre les attaques des écrivains, et de la préserver des atteintes, souvent fondées et quelque-fois dangereuses, dont la presse pouvait être l’instrument. Mais il était digne de concilier ces oppositions, et son grand moyen pour cela, moyen qui fut celui de toute sa vie, qui lui appartenait plus qu’à aucun autre, et qu’il employa dans toutes les fonctions dont il fut chargé suc-cessivement, ce fut d’être juste. La haute considération dont il jouis-sait, et qu’il avait su mériter dès sa jeunesse, l’indépendance de son caractère et sa réputation bien établie de justice et de fermeté, le mirent presque toujours à l’abri des importunités du crédit puissant, et il eut rarement à s’en défendre xxix. Si, comme directeur de la librairie, il put blesser l’amour-propre de quelques auteurs, froisser l’intérêt de quelques libraires, ou retenir le zèle de quelques philosophes, il le fit avec tant de ménagement et de circonspection, et en alliant si bien à la fermeté d’un homme d’État, la modération d’un citoyen ami de l’ordre de la liberté, que personne n’osa s’en plaindre. Le gouverne-ment ne se plaignit pas non plus de la tolérance qu’il accordait aux gens de lettres, et de la faveur qu’il croyait devoir aux grands écri-vains, qui parurent vers cette époque, pour honorer leur pays et leur siècle : il est vrai que cette tolérance et cette faveur n’allaient jamais jusqu’à favoriser la licence, ou à laisser violer l’ordre public ; mais elle allait constamment jusqu’à protéger tout ce qui était raisonnable et utile, et le gouvernement d’alors aurait bien pu ne pas l’approuver.

Ainsi la licence et le despotisme, qui l’un et l’autre ont le même but, celui de dépraver et d’avilir l’homme pour le subjuguer plus faci-lement, et même l’esprit de parti, s’arrêtèrent constamment devant

Page 89: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 89

l’autorité de sa vertu plus encore que devant son pouvoir, et obéirent à ses décisions. Ce n’a été que de nos jours que le fanatisme, plus in-juste et plus inflexible que tous les autres vices ensemble, n’a pas rou-gi de lui faire des reproches aussi inconsidérés que coupable xxx ; mais le mépris public l’en a complètement vengé ; et il sera toujours impos-sible, au lieu de chercher à flétrir une aussi belle vie, de ne pas se prosterner devant sa mémoire dans le silence et le respect. Ses actions, comme ses paroles, sont devenues des choses sacrées, même avant ce vernis des siècles, qui ajoute à l’admiration et à la gloire, sans rien ajouter souvent à la réalité de leurs titres, et M. de Malesherbes est de tous les hommes vertueux de tous les temps et de tous les pays, celui qui a trouvé le secret le plus certain de désarmer la justice et la haine : Socrate même qui l’a essayé avant lui, et qu’on peut dire avoir été son modèle, ne fut pas aussi complètement heureux.

Quand il quitta la direction de la librairie, après la disgrâce du chancelier xxxi, les gens de lettres sentirent toute l’étendue de la perte qu’il venait de faire, et plusieurs d’entre eux le lui témoignèrent avec une vive sensibilité. Voltaire, qui aurait voulu, sans doute, qu’il eut fait beaucoup plus pour la philosophie et pour les lettres, sans exami-ner si cela eût été possible, se plaît à rendre justice à son administra-tion, dans une de ses lettres à Monsieur d’Argental, inspirées par la confiance et par l’amitié et Rousseau, qu’on ne peut accuser d’avoir flatté le pouvoir ; Rousseau, à qui l’on ne peut refuser le mérite d’avoir su distinguer et honorer la vertu, lui écrivit ces paroles mémo-rables, digne d’être conservées :

« En apprenant votre retraite, j’ai plaint les gens de lettres, mais je vous ai félicité : en cessant d’être à notre tête par votre place, vous y êtes toujours par vos talents : par eux vous embellirez votre âme et votre asile. Occupé des charmes de la littérature, vous n’êtes plus forcé d’en voir les calamités. Vous philosophez plus à votre aise, et votre cœur à moins de souffrir  xxxii … ».

Il nous est resté de l’administration de M. de Malesherbes, quelques sages règlemens et quelques innovations utiles ; surtout des Mémoires sur la législation de la librairie, dont je parlerai tout à l’heure ; et une discussion fort précieuse sur la liberté de la presse, dont on était bien loin alors d’espérer l’établissement.

Page 90: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 90

On voit, dans ce dernier ouvrage, qu’il en adoptait le principe avant que la Révolution l’eût proclamée, et que nos plus habiles publi-cistes eussent prouvé qu’elle est la garantie de la liberté publique, bien moins encore que celle de la stabilité des gouvernements, qui ont la sagesse de la prendre pour auxiliaire et pour appui.

Il ne conclut pas précisément en faveur de la liberté absolue de la presse, comme, dans les Mémoires pour les protestants, il ne conclut pas d’une manière formelle en faveur de la liberté absolue des cultes : on voit qu’il est imbu du principe de Solon ; et qu’au lieu de croire que l’on doit donner au peuple les meilleures lois, il pense qu’il faut préférer celles qu’il lui est possible de supporter, et surtout de ne pas armer contre le bien que l’on peut vouloir lui faire, ceux que son excès pourrait effrayer ou éblouir. Mais en traitant de l’une et de l’autre des libertés dont il s’occupe, il établit si bien les difficultés que l’on ren-contre et les dangers auxquels on se livre, quand on veut les res-treindre ; il montre aussi bien les inconvéniens de toutes les mesures coercitives, qu’on doit employer dans ce cas, qu’il est impossible de ne pas poursuivre soi-même son propre raisonnement, et de ne pas prononcer, sans lui, l’incontestable conclusion qu’il a si bien préparée, sans le dire d’une manière positive.

Dans ces discussions importantes, il emploie la même marche et les mêmes formes : on trouve dans l’une dans l’autre la même force de dialectique, la même vigueur de raisonnement : il se place toujours sur le terrain même de ce qu’il combat, il ne paraît point vouloir les séduire, encore moins les subjuguer. Il est le rapporteur impartial, non pas seulement de son opinion, mais encore de celle qu’il suppose aux autres, et il ne dissimule jamais aucun des arguments qu’il réfute. Il paraît entrer dans le sentiment de ses adversaires, pour mieux les per-suader et les convaincre ; ou plutôt il n’a point d’adversaires, car il cherche à éclairer ceux à qui il s’adresse, et même à s’éclairer avec eux. Il consulte plus qu’il ne décide, il propose plus qu’il ne dogma-tise : par ce moyen, il ne blesse ni n’effarouche personne ; il se fait un auxiliaire de l’amour-propre même, de ceux qu’en dernière analyse il veut amener à son avis, et qui lui étaient d’abord les plus opposés, en les persuadant que son opinion n’est que le développement de la leur, et en leur laissant la satisfaction de tirer eux-mêmes la conséquence du raisonnement qui la détermine.

Page 91: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 91

Les Mémoires sur la librairie sont au nombre de cinq : on voit par les trois lettres qui les précèdent, et paraissent leur avoir servi de préli-minaires, qu’ils ont été rédigés en 1758, pour Monsieur le Dauphin, père du Roi. Ce prince, dont je rappellerai plus d’une fois l’extrême amour pour l’étude, principalement pour celle des principes du gou-vernement, qu’il était appelé à diriger un jour, et qui cherchait des lu-mières partout où il pouvait espérer d’en trouver, voulu connaître les usages et les règlemens d’administration de la librairie ; et il fit de-mander à M. de Malesherbes, alors chargé de sa direction, des instruc-tions sur cette matière. Les Mémoires qui les renfermèrent, et qui sont ceux dont je parle, étaient adressés à une tierce personne, dont rien ne nous fait connaître le nom : elle les remettait à Monsieur le dauphin, avec le mystère qui en accompagnait la rédaction. Les lettres qui y étaient jointes, n’était guère que des lettres d’envoi ; cependant comme M. de Malesherbes ne pouvait rien écrire, pas même la chose la moins importante, sans y manifester la supériorité de son esprit et la noblesse de son caractère, sans y imprimer son cachet, si je peux m’exprimer ainsi, je vais citer ce qui termine la dernière de ses lettres.

« Je sens parfaitement, dit-il, qu’il y aurait de l’inconvénient à lais-ser transpirer la correspondance qui existe entre vous et moi à ce sujet. Je sais que nous vivons dans un pays et dans un siècle, où on fait un crime de s’instruire et de s’intéresser au bien public, à tout autre qu’à ceux qui ont un brevet pour cela ; aussi ceux qui arrivent dans les grandes places, ne savent communément rien, et n’ont plus le temps de rien apprendre xxxiii ».

Le premier Mémoire établît les difficultés qui naissent des préten-tions contradictoires de l’administration et de la justice, du conseil d’État et des parlemens ; et démontre la nécessité de faire à chacun de ces deux pouvoirs, la part qui doit lui appartenir xxxiv.

L’administration dont le Roi est le chef, doit, dit en résumé M. de Malesherbes, autoriser la publication d’un livre, afin que le débit en soit protégé par l’autorité publique, et que la propriété en soit garantie à l’auteur. Il est simple qu’avant d’accorder cette protection et de per-mettre ce débit, elle fasse examiner l’ouvrage, afin de n’être pas expo-sée à donner son approbation et son appui à un livre nuisible à l’État.

Mais lorsque l’ouvrage a paru, le gouvernement n’a plus qu’à le protéger : l’ouvrage ainsi publié, toutefois avec son approbation,

Page 92: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 92

rentre dans le domaine de la puissance judiciaire : il est soumis à l’ac-tion des tribunaux ; s’il est criminel, l’auteur est coupable, et il doit être puni conformément aux lois. L’approbation du censeur ne lui as-sure aucune garantie, contre la punition qu’il peut mériter ; seulement le censeur aussi peut être puni par l’administration qu’il a trompée, en autorisant de son suffrage la publication d’un mauvais livre.

Telle était de nos jours la jurisprudence des parlemens, que celle du conseil n’osait pas entièrement combattre ; quoiqu’il eût fort désiré que les livres imprimés avec un privilège du Roi, eussent été soustraits à la poursuite des procureurs généraux ; non pour favoriser la liberté de la presse (il n’en était pas question dans ces temps-là, tout le monde, excepté M. de Malesherbes, étant occupé à la restreindre), mais pour maintenir le respect que l’on croyait devoir à tout ce qui annonçait la volonté du monarque, même exprimée dans de simples privilèges de librairie, donnés, en son nom, à des ouvrages dont il ignorait presque toujours le sujet, et souvent le titre.

Il paraît que le gouvernement avait longtemps pensé qu’aucun livre ne pouvait paraître sans une concession de sa part, exprimée par un privilège en forme de lettres-patentes, et qu’il ne dérogea à ce prin-cipe, que vers le commencement du dernier siècle, en se bornant quel-quefois alors à donner des approbations tacites ou expresses, comme M. de Malesherbes l’explique dans un des mémoires suivants. Ces approbations, qui ne compromettaient ni l’autorité royale ni la déci-sion du censeur, atteignaient au même but que les privilèges, mais avec des formes moins solennelles.

Une déclaration de 1563 condamne tout imprimeur et tout libraire qui mettrait en vente, ou imprimerait un ouvrage quelconque sans pri-vilèges, à être pendu et étranglé jusqu’à ce que mort s’ensuive, ainsi que ceux qui se permettraient d’afficher des libelles diffamatoires. Il est triste de penser que le chancelier de l’Hôpital était alors le chef de la justice, et qu’il a pu coopérer à cette loi digne de Dracon. Mais il faut se hâter de le dire, elle fut adoucie en 1566 par l’ordonnance de Moulins, qui fut son ouvrage, et l’un des plus beaux monuments de sa gloire : au lieu de la peine de mort, il n’y est question que de punitions corporelles. À la vérité, la fixation de la peine est livrée à l’arbitraire des juges, l’une des choses les plus funestes de notre ancienne législa-tion.

Page 93: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 93

Antérieurement à la déclaration de 1563, Henri II avait rendu un édit qui prononçait la peine de mort pour les mêmes délits ; et le Par-lement, vers le temps du supplice du conseiller Anne Dubourg, avait fait pendre des marchands de Genève, qui avaient apporté à Paris des livres de prières à l’usage des calvinistes, et des libraires français, qui avaient vendu des écrits contraires à l’autorité due au Roi. Il fit même brûler les livres calvinistes. Je crois que c’est, dans les temps mo-dernes, le premier exemple de cette manière de procéder contre les ouvrages, dont on condamnait les auteurs xxxv. Plus tard, il prohiba la vente, sous des peines graves, des cinquante-deux chansons, appelées faussement les psaumes de David xxxvi, composées par Clément Marot xxxvii.

Malgré ces exemples d’une sévérité plus qu’exagérée, et plusieurs autres non moins remarquables, tels que des arrêts de règlemens ren-dus par le Parlement xxxviii, et les édits et ordonnances de nos Rois, par-ticulièrement l’édit de 1626, où la peine de mort, abolie par l’ordon-nance de Moulins pour les délits de ce genre, est rétablie textuelle-ment, au moins pour les ouvrages contre la religion et les affaires d’État : on est pas moins fort étonné de voir, en 1757, c’est-à-dire presque de nos jours, et dans un siècle de lumière et d’humanité, cette peine de mort rétablie pour les mêmes faits, par une déclaration solen-nelle enregistrée au parlement, et étendue à quelques autres cas. En 1728, une ordonnance moins barbare, quoiqu’elle le fût encore beau-coup, avait condamné à la marque, au carcan et aux galères, ceux qui imprimeraient, composeraient ou distribueraient des ouvrages jugés criminels : mais en 1757, ces dispositions, beaucoup trop sévères, pa-rurent trop douces ; et il fallut leur en substituer de nouvelles. Les ma-gistrats qui à cette époque étaient restés au Parlement, après la démis-sion de leurs confrères, occasionnée par des actes arbitraires de la cour, sentirent de nouveau, dit M. de Malesherbes, la nécessité de ré-primer la licence des écrits : leur intérêt personnel ne s’y trouvait ; ils étaient continuellement déchirés par des brochures faites en faveur de ceux qui s’étaient démis et des exilés, et ils proposèrent la déclaration de 1757, qui fut acceptée. Le mécontentement qu’elle produisit fut extrême. On fut effrayé du vague qui règne dans ces dispositions les plus sévères : celles qui condamnent à la peine de mort ceux qui au-ront composé ou imprimé des écrits tendant à attaquer la religion, à émouvoir les esprits, à porter atteinte à l’autorité du Roi, et à troubler

Page 94: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 94

l’ordre et la tranquillité de ses états, plaçaient arbitrairement la vie de tous les citoyens sous l’autorité illimitée des juges ; elles révoltèrent tout le monde et pourtant elle n’intimidèrent personne, parce qu’on sentit bien qu’elles ne seraient jamais exécutées. Dans le fait, cette loi ne servit qu’à donner au Parlement, dans un temps de crise extrême-ment court, le moyen de condamner à des peines graves quelques li-braires, qui avaient débité maladroitement divers ouvrages contraires à son intérêt et à sa dignité.

On ne fut guère moins surpris de la disposition qui condamnait à une forte amende, les propriétaires et principaux locataires des mai-sons où il se trouverait des imprimeries furtives, comme si l’on pou-vait être condamné pour n’avoir pas dénoncé un délit, dont on peut ne pas être informé.

C’est à l’occasion de cette loi, que M. de Malesherbes remarque si judicieusement, que les peines, trop disproportionnées avec les délits qu’elles doivent réprimer, n’étant appliquées par les juges, qu’avec une extrême répugnance, tendent à assurer l’impunité des coupables, bien plutôt que leur châtiment, et manquent ainsi le but qu’elles veulent atteindre.

Ainsi, par cette jurisprudence du Parlement et de l’administration, par cette division des attributions et de l’autorité de ces deux branches de la puissance publique, le gouvernement se réservait le droit de pré-venir les délits qu’on pouvait commettre par l’impression, en empê-chant de paraître les ouvrages qui lui semblaient criminels ; et les par-lemens, celui de les réprimer, en en punissant les auteurs alors qu’ils avaient paru ; les uns et les autres en appliquant rigoureusement les lois dont je viens de donner l’analyse xxxix. Il y en avait là plus qu’il n’en fallait, pour enchaîner toute liberté d’écrire et de publier sa pen-sée, et pour empêcher les meilleurs ouvrages de paraître autrement que sous le manteau. On est effrayé quand on songe, par exemple, que, excepté la Grandeur des Romains, Montesquieu n’a pu avoir la permission de publier aucun de ses livres : de sorte que si le gouverne-ment avait obtenu le prix de ses efforts, son génie tout entier eut été perdu pour l’univers ; de sorte surtout, comme je l’ai dit ailleurs, que si ce grand homme n’eût pas trouvé, à Genève, par les soins d’un ami courageux, les moyens de faire imprimer l’Esprit des lois, le genre humain, qui avait perdu ses titres, et auquel ce livre les a rendus, ne les auraient jamais recouvrés.

Page 95: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 95

M. de Malesherbes, à qui je dois ces observations, énumère dans un autre lieu, les ouvrages du premier ordre et de la première utilité, qui n’ont pu paraître qu’en triomphant de toutes les oppositions de l’administration et des parlemens, et en devenant pour leurs auteurs des causes de persécution et de danger. On est épouvanté de cette no-menclature ; mais elle est, je crois, le meilleur argument qu’on puisse opposer à ceux qui, pour le bien de l’espèce humaine, veulent nous rendre la censure, les entraves des règlemens administratifs, l’action de la police correctionnelle, les saisies de la police proprement dite, la nécessité de ses autorisations, et le zèle exagéré de messieurs les avo-cats du Roi.

M. de Malesherbes examine, dans le second Mémoire, les prin-cipes qui doivent servir de base aux règlemens qu’il est convenable de faire. On sent qu’il lui était impossible alors de se lever jusqu’à la hauteur des grandes théories, qui de nos jours ont été l’heureux résul-tat des lumières et de la raison, et qui ont été développées avant tant d’éloquence et de logique, dans nos assemblées législatives, ainsi que dans les écrits de nos habiles publicistes. Cependant on voit jaillir dans tout ce qu’il dit, du sein des ténèbres mêmes qui obscurcirent si longtemps toutes les questions de ce genre, une foule d’idées pro-fondes et de traits de force et de liberté, qui annonce combien l’esprit de ce grand homme était supérieur à celui du gouvernement de son temps, combien il était dégagé de toutes les entraves dont les préjugés et les routines enchaînaient l’administration publique.

M. de Malesherbes, et je ne peux m’empêcher de le répéter sou-vent dans un écrit consacré à rendre hommage à sa mémoire, M. de Malesherbes était un de ces hommes rares, ils savent être libres dans les chaînes et indépendants à la cour : ce qui le distingue principale-ment des autres, c’est la fixité de son caractère, de ses opinions et de ses principes ; c’est la liberté de sa pensée et de sa volonté ; c’est la constance de ses sentimens ; c’est le mérite éminent qu’il a possédé au plus haut degré, d’être toujours ce qu’il fallait être, dans quelque occa-sion que ce fut, indépendamment de tout danger personnel et de tout intérêt particulier.

Il a parlé, dans son premier Mémoire, de l’institution de la censure, dans ses rapports avec l’autorité, au nom de laquelle elle procède ; il discute dans celui-ci ce qu’elle doit avoir avec les auteurs, dont elle doit examiner les ouvrages : il veut qu’on diminue la sévérité, puis-

Page 96: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 96

qu’elle n’offre aucune garantie aux écrivains sur qui on l’exerce, et qu’elle établit, sans aucun avantage pour eux une gêne véritablement décourageante, qui n’est propre qu’à les rebuter, et qu’à nuire ainsi aux progrès des lettres. Il en expose les effets légaux et préservatifs, par rapport aux imprimeurs, dont il est véritablement la sauvegarde, et par une suite inévitable, il recherche jusqu’à quel point ceux-ci peuvent être punis pour les écrits répréhensibles qu’ils ont eu le mal-heur d’imprimer.

Sans doute, dit-il, après les principes d’alors, ils ne doivent pas imprimer un livre qui n’est pas revêtu d’une permission du gouvernement ; mais là s’arrête l’obligation que la loi peut leur impo-ser. Ce n’est pas à eux à examiner si l’ouvrage qu’on veut donner à l’impression est bon ou mauvais, mais si son impression a été per-mise. Il n’y a rien dans cet examen que de mécanique ; et tout se ré-duit pour eux à bien s’assurer que les formalités auxquelles la loi les soumet ont été complètement remplies xl.

« Les imprimeurs et les libraires, dit M. de Malesherbes, sont des instrumens aveugles ; et l’on ne peut avec raison les rendre coupables de ce qui est contenu dans un ouvrage qui passe leur portée, et dont ils ne pourraient prévoir toutes les applications, quand ils seraient plus éclairés que leur état ne le comporte… C'est pour eux principalement que la loi qui défend d’imprimer sans permission a dû être établie. Cette permission est la seule pièce qu’ils doivent connaître, et le témoignage du censeur est nécessaire pour préparer la permission de l’autorité, qui doit servir de garantie à l’imprimeur et au libraire.

L’objet fondamental du gouvernement, doit être de défendre d’imprimer, vendre ou débiter des ouvrages non permis xli ; et quant à ceux qui sont revêtus de la permission nécessaire, de conserver l’action du ministère public contre les auteurs, sans qu’on puisse inquiéter les libraires qui se sont mis en règle…………………

Ce n’est point, d’ailleurs, dit-il dans un autre endroit, dans la rigueur qu’il faut chercher un remède à la publication des livres qui peuvent déplaire : c’est dans la tolérance. Le commerce des livres est aujourd’hui trop étendu, et le public en est trop avide, pour qu’on puisse le contraindre à un certain point, sur un goût qui est devenu dominant.

Page 97: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 97

Je ne connais qu’un moyen, ajoute-t-il, de faire exécuter les défenses, c’est d’en faire fort peu ; elles ne seront respectées que quand elles seront rares, et il faut les réserver pour des objets importans…….

Après avoir donné de nouveaux développements aux idées qu’il a déjà exposées, il établit démonstrativement la nécessité de soustraire les règlemens de la librairie proprement dite, à la surveillance et à l’autorité des parlemens, dont la seule fonction est de juger et de punir les délits, et non de prendre d’avance des mesures pour empêcher qu’ils ne se commettent ; il établit leur incompétence en matière d’ad-ministration, et il combat leurs entreprises à cet égard, malheureuse-ment trop fréquentes. Il discute avec assez de détails, jusqu’à quel point les censeurs peuvent être sous la surveillance des cours souve-raines.

Ils ne peuvent être responsables, dit-il, qu’envers l’administration qui les a commis, et non devant les tribunaux, à moins qu’elle ne les leur défère…

Dans le troisième Mémoire, M. de Malesherbes examine quels sont les livres dont le gouvernement doit permettre ou tolérer la publica-tion, et ceux dont il est convenable qu’il la défende.

Il ne s’agit plus ici des formes administratives et réglementaires, ni de la désignation de l’autorité qui doit en surveiller l’exécution. Il s’agit du fond des choses, et la matière acquiert un haut degré d’im-portance. Il faut, dit-il, que le directeur de la librairie, celui duquel émane les permissions, et qui provoque la concession des privilèges, soit parfaitement d’accord avec le gouvernement, sur les principes qui doivent diriger sa conduite, soit qu’ils lui soient naturels, soit qu’ils lui soient inspirés par l’autorité qui lui est supérieure.

Il va exposer ces principes tels qu’il les conçoit. Il assure que ce sont les siens, et que si on les désapprouve, il croira qu’il s’est trom-pé ; mais il pense qu’alors il faudra remettre l’administration dont il est chargé, à quelqu’un qui pense autrement que lui ; car il ne faut pas que le directeur de la librairie soit en opposition de sentimens et d’opi-nion avec l’autorité supérieure, de laquelle il n’est que l’agent.

Page 98: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 98

« Il ne rougira pas d’avouer, dans ce cas, qu’il n’a pas les qualités nécessaires pour cette place ; il pense que cet aveu est le meilleur moyen qu’il ait de signaler son attachement au service du Roi, et il ose se flatter qu’il n’en sera pas moins propre à le servir dans quelque autre carrière. »

Il expose d’abord les principes que d’autres administrateurs semblent adopter dans l’exercice de la censure, c’est-à-dire dans la tolérance ou dans la prohibition des ouvrages.

« Les uns croient que les censeurs doivent être chargés non seulement de veiller à ce qu’il ne s’imprime rien de contraire à la religion et aux bonnes mœurs, mais encore d’empêcher que le goût ne se déprave ; en sorte que j’ai ouï dire sérieusement, qu’il est contre le bon ordre de laisser imprimer que la musique italienne est la seule bonne xlii ; et je trouve des gens qui s’en prennent à l’autorité, de ce que tel poème ou tel roman imprimé est détestable. On va prétendre que c’est permettre la tromperie, que d’autoriser de pareils livres, comme si le public était forcé de les acheter, ou comme si les censeurs étaient les précepteurs du genre humain… »

D’autres se sont fait une idée moins pompeuse de la censure ; ils conviennent qu’il faut la restreindre à empêcher ce qui est réellement mal ; mais ils vont jusqu’à écrire, qu’un censeur ne doit permettre à un auteur, que ce qu’il se permettrait lui-même ; qu’il répond de la dureté des expressions de l’ouvrage qu’il approuve, de l’injustice de sa critique, du manque d’égards ; en un mot, il pense que tout ce qu’on pourrait reprocher un auteur, doit l’être à son censeur.

Ce principe est contraire à ceux de toute bonne administration. Il n’est pas possible que la loi punisse ou défende tout ce qui est mal, et ceux qui gouvernent ne doivent ni ne peuvent empêcher tout ce qu’ils désapprouvent. Si on voulait rentrer dans ces détails, les censeurs acquerraient sur les auteurs une autorité illimitée. Il est temps d’affranchir les gens de lettres de ces espèces d’inspecteurs, qu’on a voulu mettre à leur pensée ; et puisqu’il est question de faire exécuter plus rigoureusement les lois pénales, contre ceux qui se sont rendus coupables de quelques délits réels, au moins est-il juste de leur laisser une entière liberté, sur des objets de peu d’importance. Il ne faut donc les gêner ni sur la forme ni sur le ton de leurs ouvrages ; et on peut leur laisser commettre un genre de faute qui sera toujours suffisamment punie par le mépris public.

Un autre motif de censure que je crois devoir écarter, est celui qui dérive du principe, qu’il ne faut pas laisser accréditer les erreurs.

Page 99: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 99

Ce principe est très-vrai en matière de religion, parce que toute erreur y est un crime, et que les grandes vérités de la foi, n’ont pas besoin des disputes des hommes pour être éclaircies.

Il en est de même des principes fondamentaux des gouvernements, quant aux limites de l’obéissance due à celui ou ceux qui gouvernent ; parce que ses limites étant presque toujours incertaines, il est impossible de les fixer sans causer des débats violents, qui dégénéreraient nécessairement en guerre ou en anarchie.

Mais sur tout autre sujet, ce qu’il importe au public, c’est que le vrai soit connu, il le sera toujours quand on permettra d’écrire, et il ne le sera jamais sans cela. Si on défend de publier des erreurs, on arrêtera les progrès de la vérité ; parce que les vérités nouvelles passent toujours, pendant quelque temps, pour des erreurs, et qu’elles sont rejetées comme telles, par des magistrats attachés aux anciennes habitudes.

Il y a un petit nombre de sciences démontrées : dans celles-là, on peut savoir avec certitude de quel côté est l’erreur ; mais dans ces sciences, il n’y a aucun danger à laisser établir de faux principes, parce qu’on est sûr qu’ils seront bientôt réfutés, s’ils ne tombent pas dans le mépris.

Dans toutes les autres, on n’est jamais sûr de ne pas se tromper soi-même. Et quel sera le censeur téméraire qui osera dire : je suis assez certain de telle vérité, pour empêcher qu’on ne soutienne, en présence du public, le sentiment contraire° ? Quel sera celui qui osera marquer le terme des connaissances humaines, au point où il peut être arrivé, et qui défendra d’aller par-delà, de peur de tomber dans l’erreur° ? Que deviendra la république des lettres, si on la soumet à ces dictateurs impérieux, dont l’ignorance, l’orgueil, les passions personnelles, l’attachement outré à un sentiment étoufferaient le germe des plus précieuses vérités° ?

Ce qui s’observe dans l’ordre judiciaire, est la règle invariable qu’on doit se prescrire à cet égard.

Chaque philosophe, chaque dissertateur, chaque homme de lettres doit être considéré comme l’avocat qu’on doit toujours entendre, lors même qu’il avance des principes qu’on croit faux. Les causes se plaident quelquefois pendant des siècles. Le public seul peut les juger ; et à la longue, il jugera toujours bien, quand il aura été suffisamment instruit. »

Après cet exposé, véritablement remarquable et par tout ce qu’il renferme de lumineux et de profond, et par le nom de la personne au-guste à laquelle il dut être remis, M. de Malesherbes poursuit, et conti-nue à envisager la question qu’il traite, sous son véritable point de vue.

Page 100: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 100

« On peut ranger dans quatre classes, dit-il, les différens aspects sur lesquels les livres peuvent être réellement répréhensibles. » Les uns intéressent les particuliers, d’autres le gouvernement, d’autres les mœurs, d’autres la religion.

Il les examine séparément.1°. Les écrits qui attaquent les particuliers.Ceux-ci ne tiennent point directement à l’ordre public, par consé-

quent ils ne concernent point l’autorité administrative ni la censure qui s’exerce dans ses attributions : c’est aux seuls tribunaux que les par-ties lésées doivent se plaindre et demander la réparation du tort qu’elles ont reçu. Il y a des lois contre les libelles ; elles protègent suf-fisamment ceux que les libelles peuvent atteindre.

2°. Les écrits qui attaquent le gouvernement.

« L'objet le plus important de l'administration, » dit à cet égard M. de Malesherbes, « doit être d'empêcher de paraître des ouvrages où l'on ose soumettre à l'examen, » l'autorité royale. La règle qu'on doit prescrire à cet égard au censeur, ne sera point « arbitraire ni incertaine. Il doit tout arrêter sur cette matière. En vain les philosophes et les savans prétendront-ils qu'ils sont les plus fermes défenseurs de la puissance souveraine, et que la contrainte qu'on leur impose, privera le public d'une théorie sublime. Les droits du trône sont certains ; ils ont des fondemens plus solides que leurs vaines spéculations : et la découverte d'un axiome important en morale ou en jurisprudence, ne compensera jamais les maux qui pourraient résulter de cette funeste controverse.

Mais le siège de l'autorité étant une fois fixé, la loi d'obéissance étant une fois établie, y a-t-il un danger bien réel à laisser écrire sur toutes les autres lois, et sur toutes les autres parties de l'administration publique° ? La crainte de décourager les dépositaires de l'autorité du Roi, en éclairant le public sur leur administration, en les exposant par là à la critique, ne pourrait-elle pas être compensée par d'autres avantages° ? Il est certain, par exemple, qu'il se formerait des sujets dans les différentes parties de la science du gouvernement, science totalement ignorée de ceux qui ne sont pas admis dans le ministère, et que ceux qui y sont parvenus n'ont pas le loisir d'apprendre. Le Roi lui-même n'aurait-il pas un intérêt sensible à trouver dans le public, un dénonciateur inflexible, qui l'avertirait des fautes de ses ministres, de ses généraux et de ses magistrats xliii.

Page 101: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 101

On craint de chagriner les ministres, comme s'ils n'étaient pas amplement dédommagés, par l'éminence de leurs places, des petits dégoûts auxquels la liberté de la presse pourrait les exposer ; on craint de décrier le gouvernement, comme si, dans l'état actuel, il n'était pas toujours blâmé, quelque opération qu'il fasse et quelque parti qu'il prenne, parce que ceux qui s'en plaignent parlent très-haut, et que les indifférents ne sont pas assez instruits pour prendre le parti des ministres, lorsqu'ils ont raison. M. Colbert a été détesté pendant sa vie, et insulté après sa mort, quoiqu'il ne fût point permis d'écrire contre lui ; que serait-il arrivé de pis, si la presse avait été libre ? N'est-on pas fondé à croire, au contraire, que si le public eût été mieux instruit, une administration telle que celle de M. Colbert, aurait trouvé des partisans comme des détracteurs, et que les sentimens auraient été au moins partagés° ?

On craint aussi que les cris publics, excités par une multitude d’écrits, ne portent les esprits à la révolte.

C'est pour prévenir ce danger, que nous avons commencé par établir qu'on devait arrêter tout ouvrage dans lequel la loi de l'obéissance est discutée ; mais ce principe étant établi, il me semble que les cris d'un public soumis, ne sont redoutables qu'aux subalternes, dont les fautes peuvent être éclairées, et ne le sont jamais au maître qui n'en fait que le cas qu'il veut. Je pense aussi que les cris s'élèvent de même, quand on laisse le public dans l'ignorance, avec la différence que les meilleures opérations ne peuvent être justifiées ; et pour appliquer ceci au gouvernement de la France, et même au moment présent, je pense, et j'ai appris, par mon expérience, que quand il y a quelque effervescence dans l'esprit général de la nation, les compagnies s'opposent quelquefois indistinctement à tout ce qu'on leur présente, faute de savoir discerner ce qui est bon de ce qui est mauvais. Plus de connaissances répandues dans la nation, auraient souvent fait rencontrer moins d'opposition à des opérations utiles ; ces connaissances s'acquièrent par les livres. »

Il s’élève ensuite contre l’opinion de ceux qui veulent au moins, si l’on ne défend pas la publication des ouvrages qui traitent des ma-tières de gouvernement, qu’ils soient soumis à l’examen des bureaux de chaque ministère.

Cette méthode serait fort abusive ; les commis, qui ont bien autre chose à faire que d'examiner des livres, feraient éprouver aux auteurs des longueurs interminables. De plus, j'ai observé que tous les hommes d'état qui n'ont point été gens de lettres, ou personnellement chargés de

Page 102: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 102

l'administration de la librairie, refusent tout ce qui leur est présenté : ils ne sont point frappés, comme moi, de la nécessité de réduire les défenses à peu d'objets, pour qu'elles soient exécutées : ils partent des principes toujours faux dans cette administration, que n'y ayant point de nécessité qu'un livre paraisse, il faut s'opposer à sa publication, pour les raisons les plus légères...

Tout cela mène aux inconvéniens dont nous avons parlé, c'est-à-dire à prescrire des lois qui, par leur trop grande sévérité, tomberont dans l’inexécution ; et il faut ajouter que si la police qu'on veut établir est enfreinte sur une partie, elle le sera bientôt sur toutes. Si, par exemple, la trop grande rigueur exercée sur les livres qui ont trait au gouvernement, comme sur ceux qui traitent du commerce, de l'économie politique, des négociations, de l'art militaire, occasionne l'établissement d'imprimeries clandestines ; si elle ouvre une voie indirecte de débit, pour ces sortes d'ouvrages, les mêmes moyens s'emploieront bientôt pour les autres, et on ne pourra plus prohiber ceux même qui attaqueront l'autorité du Roi, les mœurs et la religion

…………………………………………………

Mais il y a, me dira-t-on, d’autres cas importans à prévoir ; par exemple, il arrive souvent que des puissances étrangères et alliées de la France, se plaignent d’ouvrages qui ont été imprimés à Paris. À cela, ma réponse est que les plaintes, quand elles ont été bien fondées, ont été suivies de punition contre les auteurs, et que rien n’empêche qu’elles ne le soient encore. C’est tout ce que les puissances peuvent demander…

Au reste, il est bon d’observer que les puissances qui se plaignent des livres autorisés ou tolérés en France, sont quelquefois celles même chez lesquelles les imprimeurs et les auteurs n’ont aucun frein. Par exemple, quand nous nous plaignons aux Anglais, des satires sanglantes et indécentes qui paraissent dans leurs papiers publics, ils nous répondent que chez eux la presse est libre ; et on a vu ces mêmes Anglais porter des plaintes sérieuses contre des auteurs français. On a vu entre autres l’ambassadeur d’Angleterre se plaindre à Monsieur le cardinal de Fleury, de ce qu’on avait donné à Paris une seconde édition d’un ouvrage contraire au gouvernement d’Angleterre, dont la première avait été faite à Londres, avec le nom de l’imprimeur, et s’y vendait publiquement xliv.

Enfin les plaintes des étrangers ne viennent que de l'authenticité qu'on a toujours voulu donner en France aux permissions : il n'est pas possible que le gouvernement réponde de tous les mauvais propos des écrivains particuliers ; mais quand il sera établi que la rigueur des lois est réservée pour les véritables délits, les plaintes seront beaucoup plus rares...

D'autres personnes disent qu'il y a des opérations de finance contre lesquelles il est dangereux de laisser écrire, de peur de les décrier : mais le ministre de la finance ne manquera jamais d'écrivains en sa faveur, qui

Page 103: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 103

réfuteront aisément les sophismes qu'on voudra lui opposer ; et je suis porté à croire que des opérations auxquelles une brochure peut nuire, sans qu'une autre brochure en puisse détruire l'effet, sont des opérations vicieuses ; or, comme le Roi n'a jamais eu, et qu'il n'aura jamais l'intention de tromper ses sujets, je crois qu'il faut encore regarder cette supposition comme un cas métaphysique.

Il discute ensuite avec la même sagesse, ce qui a rapport aux ou-vrages contre les mœurs et la religion, et l’on trouve, dans ce qu’il dit sur l’un et sur l’autre de ces objets, l’ami de la religion et des mœurs, et le défenseur d’une sage tolérance pour ce qui est susceptible d’ex-cuse, et pour ce qui, dans nos habitudes sociales, ne peut être rigou-reusement réprimé.

Les ouvrages anti-religieux, dit-il, qui sapent les fondemens de la morale, ne peuvent être tolérés dans aucun pays. Mais ces livres, véritablement condamnables, ne paraissent que dans les ténèbres, et ils échappent le plus souvent à l'œil le plus vigilant de la police . Il ré-pète ce qu'il a déjà dit, que c'est en diminuant les autres prohibitions, qu'on acquiert la possibilité d'être plus sévère sur celle-là ; et que c'est en rendant la fraude plus rare, qu'on peut la rendre plus difficile.

Il s’arrête ensuite un peu de temps sur les livres qui heurtent les fondemens de toute religion, attaquent la religion dominante, et dé-fendent celles qui sont proscrites.

Il distingue les erreurs anciennes des erreurs modernes ; il pense que les erreurs anciennes ne sont plus défendues par personne ; et que quand elles le seraient, elles ne feraient aucun prosélyte. Il ne croit pas qu’un livre Arien, par exemple, pût offrir un véritable danger pour l’ordre public et la foi catholique ; il pense aussi qu’aucun imprimeur ne se déterminerait à le publier, non par ménagement pour la pureté de la foi, mais pour son propre intérêt.

À l’égard des sectes qui ont des partisans, ils ne voient que le cal-vinisme et le jansénisme qui puissent mériter quelque attention. Pour ce qui concerne le calvinisme, dit-il, le parti qu’on doit prendre sur les livres qui le soutiennent, dépend essentiellement de la rigueur ou de la tolérance qu’on veut déployer contre ceux qui font partie de cette secte ; et une détermination sur ce point doit nécessairement précéder les règlemens de librairie, qui n’en sont que la conséquence.

Page 104: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 104

Quant à ce qui est du jansénisme et du molinisme, il croit que ces livres sont fort dangereux, et il ajoute que la nouvelle loi dite du silence, défend surtout de les imprimer.

Cependant il réclame encore une tolérance entière pour ceux-ci ; et il ne se dissimule pas qu’on va l’accuser de paradoxe ; mais voici quelles sont ces raisons :

« Il n’est pas juste, dit-il, que les livres jansénistes paraissent, et que les molinistes soient anéantis. Or, c’est ce qui arrive actuellement, qu’on ne donne pour rien aucune permission expresse.

Les jansénistes ont leur imprimerie, où la police n’a jamais pu pénétrer : et on défère impitoyablement au Parlement ; on condamne même à des peines graves les libraires, colporteurs ou autres, qui ont prêté leur ministère aux auteurs molinistes.

Si on était autorisé à permettre, non tacitement, mais expressément les livres jansénistes, les chefs de ce parti en seraient bien aises, parce qu’on aime toujours mieux ne pas courir de risques, et que par ce moyen, leurs auteurs tireraient plus de profit de leurs ouvrages ; et alors je crois qu’il ne serait pas impossible de s’assurer que les écrits molinistes ne seraient pas non plus déférés à la justice. »

Il observe que dans ces querelles, se mêlent des discussions rela-tives à l'autorité du Roi, bien autrement importantes que les affaires du pur jansénisme, même que les invectives débitées contre quelques évêques ; et que les questions qu'elles font naître, sont traitées et pré-sentées au public, dans les ouvrages imprimés clandestinement, du côté le plus désavantageux à l'autorité royale ; au lieu que par des per-missions expresses, on pourrait au moins s'assurer sur cet objet d'une soumission suffisante.

« Ce qui me détermine encore, dit-il, à proposer sur les livres jansénistes le parti de la tolérance, est l'impossibilité d'en prendre un autre. On se plaint de la police qui laisse paraître toutes sortes de livres, et on ne songe pas que dans tous les temps les mêmes abus ont régné ; que ce sont les troubles qui ont amené la licence des écrits, et non les écrits qui ont causé les troubles, puisque avant l'art de l'imprimerie, et dans le temps où personne ne savait écrire en français, il y avait au moins autant de troubles et de mécontentement, et plus de révoltes et de guerres civiles. »

Page 105: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 105

« Dès qu’il y eut quelque fermentation dans les esprits, on a écrit contre le gouvernement. Souvent on a débité des satires sanglantes, et soutenu des maximes dont les auteurs méritaient le dernier supplice. Les recueils des pièces imprimées dans le temps de la Ligue et pendant les guerres de religion, en sont des monuments authentiques. »

« Le cardinal de Richelieu, qui faisait tout trembler, s'est vu attaquer personnellement dans des libelles. Il en a été furieux. Il a fait punir sévèrement les auteurs, quand il a pu les connaître, et cela n'a pas empêché qu'il n'en parût de nouveaux. Peu après son ministère, on a vu paraître cette nuée de pièces satiriques, auxquelles on a donné le nom générique de Mazarinades »

« Depuis la minorité de Louis XIV, on a imprimé, à Paris, les Lettres Provinciales, que certainement personne n’aurait osé tolérer sous le prince le plus ennemi de ces sortes d’ouvrages, et le mieux obéi, et dans le temps où la police était le plus exactement observée. »

Dans ce règne-ci, nous avons été inondés de brochures, sous la régence et lors des affaires des parlemens et du clergé, en 1731, 1732 et 1733. On se souvient de l'inutilité des efforts de M. Hérault, qui était certainement de bonne foi, pour empêcher les Nouvelles ecclésiastiques ; et dans le même temps, le Judicium Francorum a paru sans que les auteurs aient été découverts et punis.

La mode de ces libelles est revenue depuis quelques années, et il ne faut pas s'en étonner. Si on n'a que de la rigueur à y opposer, elle sera inutile : il n'y a encore eu aucun ministère qui ait pu contenir les auteurs, ni se rendre maître de la presse ; et cela devient tous les jours plus difficile, dans un siècle où tout le monde, jusqu'aux paysans, sait lire, et où chacun se pique de savoir penser.

Il faut donc revenir à des voies plus douces, et n'user de l'autorité qu'avec précaution. Il faut opter entre les inconvéniens, et n'opposer de résistance qu'à ceux auxquels il est nécessaire et possible de remédier.

Je conviens de tout le mal que peuvent faire les livres de parti. Je passe qu'il soit nécessaire de les arrêter ; mais cela n'est pas possible quant à présent

……………………………………………………Il expose dans le quatrième Mémoire les moyens qui ont été em-

ployés jusqu'au moment où il écrit, et ceux qu'on peut employer en-core, pour empêcher l'impression en France, des livres qu'on ne veut pas y tolérer, et l'introduction des mêmes ouvrages imprimés dans les pays étrangers. J'ai déjà parlé des dispositions pénales qu'il rappelle,

Page 106: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 106

en vous entretenant de ces premiers Mémoires, où leur résumé m'a paru placé d'une manière plus convenable : ce qu'il ajoute à ce résumé, tient principalement à la prohibition des livres d'impressions étran-gères. Il considère cette prohibition sous le double point de vue de la politique, de la morale et de la propagation des lumières, et sous celui plus particulier des avantages du commerce. Tout ce qu'il a dit à cet égard, est encore l'ouvrage d'un homme d'état, profondément instruit dans toutes les parties de la théorie et de la pratique, de l'administra-tion du royaume, et dont la justesse d'esprit et la perspicacité savent démêler ce qu'il faut établir, et apprécier ce qu'il faut conserver, indé-pendamment des usages et des habitudes. Toutefois les observations qu'il présente et les mesures qu'il propose tiennent souvent à des prin-cipes réglementaires, qui manquent d'application aujourd'hui, et que des lois et des institutions subséquentes ont modifiés dans toutes leurs dispositions. On y voit seulement à quelles entraves était assujetti le commerce de la librairie, dont le résultat devait être la communication et le développement des connaissances humaines, soit qu'il s'agît de la distribution dans l'intérieur, des livres imprimés en France, soit qu'il s'agît de celle des ouvrages publiés chez nos voisins. Dans le premier cas, rien n'égalait la gêne des formalités multipliées auxquelles on as-sujettissait les travaux de l'imprimeur, et les spéculations de la librai-rie : dans le second, l'action des douanes dans toutes leurs lignes, car elles n'étaient pas comme aujourd'hui reculées jusqu'aux frontières du royaume, les chambres syndicales, les visiteurs, les inspecteurs, les entrepôts d'obligations, la nécessité imposée aux ballots de livres ve-nant de l'étranger d'entrer en France, par un point plutôt que par un autre, les vérifications successives dans plusieurs bureaux de la même route, etc., opposaient des obstacles insurmontables, si ce n'est à la cupidité de la contrebande, du moins à l'introduction légale des livres ; et en multipliant les frais sans mesure, enlevaient presque toujours aux spéculations des étrangers et des Français, leurs avantages et leur acti-vité.

Je ne m'arrêterai pas davantage sur ces considérations et sur l'expo-sé de ces règlemens, si étranges dans leur multiplicité, si variés dans leurs combinaisons : il faut nous réjouir de ce que, s'ils n'ont pas été entièrement abrogés, ils sont devenus beaucoup moins nombreux ; et surtout de ce que les progrès de la raison, et la connaissance mieux approfondie des droits du peuple et des vrais intérêts du gouverne-

Page 107: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 107

ment, devenu national plus que jamais, achèveront bientôt de les ré-duire à ce qui est absolument nécessaire ; mais il faut plaindre M. de Malesherbes d'avoir été forcé de s'en occuper si longtemps, de les exé-cuter, et surtout de n'avoir pu se dispenser d'en provoquer le maintien.

Je passe au cinquième Mémoire, dans lequel il explique particuliè-rement l’usage et les effets des permissions tacites, dont il a déjà été fait mention.

Lorsque l'ouvrage était de nature à pouvoir être seulement toléré, l'auteur s'adressait au magistrat chargé de la direction de la librairie ; il lui remettait son manuscrit : celui-ci le faisait examiner par un censeur qui n'était connu que de lui, et sur son rapport, il autorisait verbale-ment la publication de l'ouvrage : le livre ne pouvait porter, sur le frontispice, que le nom d'une ville étrangère, et il n'était annoncé nulle part qu'il eût été imprimé ou approuvé dans le royaume ; seulement, pour la garantie et de l'imprimeur et du libraire, l'approbation donnée par le directeur, était transcrite sur le registre de la chambre syndicale, du lieu où l'impression devait se faire. Le parlement pouvait, s'il le voulait, poursuivre ensuite, et condamner le livre, sur la plainte du procureur-général ; même le faire brûler juridiquement, suivant l'usage d'alors, s'il le trouvait juste et politique : mais l'administration, dont l'approbation était secrète, ne pouvait avoir à se disculper de sa tolérance, ni le censeur de sa facilité : l'auteur même, ne se faisant pas connaître, restait à l'abri de toute recherche ; et le livre n'en circulait pas moins ensuite, en usant de quelques ménagemens. Les meilleurs ouvrages, ceux qui ont le plus honoré la France, ont paru de cette ma-nière, et l'on en ferait facilement une longue énumération. On ferait un plus long chapitre encore, du récit des contradictions sans nombre qui ont existé pendant longtemps, entre les actes du gouvernement et ses opinions, entre ses principes secrets et ses principes avoués, entre les lois qu'il sentait la nécessité d'abroger, en s'attachant à les défendre, et celles qu'il était empressé de maintenir, en les trouvant injustes. Il fal-lait une Révolution pour mettre d'accord toutes ces choses : mais on sait maintenant à quel prix les révolutions vendent leurs secours ; et l'on reconnaît, par une dure expérience, qu'il vaut toujours mieux s'ar-ranger pour ne pas en avoir besoin, que d'attendre sa régénération de leurs bouleversements successifs.

Enfin, en 1788, M. de Malesherbes sentit la nécessité d'examiner la question, si souvent agitée depuis, de la liberté de la presse ; et il la

Page 108: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 108

discuta avec étendue dans un écrit assez long, recueilli par le même éditeur à qui nous devons les Mémoires dont je viens de vous entrete-nir.

Ces premiers Mémoires étaient les avant-coureurs de cette nou-velle discussion : ils avaient même un but semblable, celui de favori-ser autant qu'il était possible la libre communication des lumières : mais il y avait la différence des circonstances et du temps ; et M. de Malesherbes, en 1788, au moment de la convocation des états-géné-raux, pouvait s'exprimer autrement que le directeur de la librairie, en 1759, sous le règne de Louis XV, quoiqu'il fût, à cette époque, le fils du chancelier de France, et le premier président d'une des cours souve-raines de Paris... Le Parlement, d'ailleurs, venait de lui donner l'exemple de la liberté de parler sur cette matière ; il avait à ce mo-ment même, lui dont j'ai rappelé plus haut la jurisprudence et les prin-cipes, demandé solennellement au Roi, dans ses remontrances cé-lèbres, d'accorder à ses sujets la liberté indéfinie de la presse, en l'ap-pelant la seule ressource des gens de bien contre les attaques des mé-chans, et en n'y mettant d'autre restriction que la responsabilité des auteurs devant les tribunaux, pour tout ce qu'ils pourraient écrire et faire imprimer de condamnable. xlv.

M. de Malesherbes envisage cette question non seulement en elle-même, mais dans ses rapports avec les circonstances où l’on se trou-vait au moment où les représentans de la nation, appelés et convoqués par le Roi, allaient se réunir auprès de lui, pour discuter les plus grands intérêts qui eussent jamais été soumis aux délibérations d’une réunion d’hommes.

« La discussion publique des opinions est un moyen sûr de faire éclore la vérité, et c’est peut-être le seul, » dit-il d’abord.

Ainsi, toutes les fois que le gouvernement a sincèrement le noble projet de faire connaître la vérité, il n’a d’autre parti à prendre que de permettre à tout le monde la discussion sans aucune réserve ; par conséquent, d’établir ce qu’on appelle la liberté de la presse

………………………………………………………

L’impression est une arène où chacun a le droit d’entrer ; c’est la nation tout entière qui est le juge ; et quand ce juge suprême a été entraîné

Page 109: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 109

dans l’erreur, ce qui est souvent arrivé, il est toujours temps de le rappeler à la vérité ; la lice n’est jamais fermée.

L’erreur triomphe quelquefois pendant un temps, par la supériorité des talents du défenseur de la mauvaise cause ; mais dans la suite la vérité perce, et ses adversaires sont confondus.

Il y a près de 40 ans que j’ai soutenu cette maxime pour la première fois, dit-il ; j’étais obligé de discuter la question, parce qu’on m’avait chargé de l’inspection de la librairie…

L’éducation et le goût de la littérature, dont les progrès sont depuis quelque temps si rapides, font naître tous les jours des talents suffisans pour défendre une bonne cause….

Ne regardons pas le peuple dans notre siècle, du même œil qu’on le considérait dans les siècles passés.

Je ne prétends pas dire que tous les individus de la nation soient des gens instruits ; mais je dis qu’il n’y a pas une classe d’hommes, ni un coin de province, où il ne se trouve des gens qui ont une façon de penser à eux, et ils sont capables de l’exposer et de la défendre contre qui que ce soit.

C’est l’heureux effet de l’art de l’imprimerie ; il n’y a que trois siècles et demi qu’il existe : ce n’est pas trop de temps pour avoir fait acquérir aux nations entières cette instruction dont il est pressant de recueillir les fruits.

Je regarde comme un principe qui ne peut plus être contesté, que la liberté de la discussion est le moyen sûr de faire connaître à une nation la vérité, et je pose cette maxime comme un des principes fondamentaux de ce mémoire. »

Il examine ensuite les inconvéniens qui peuvent résulter de la liber-té absolue de la presse, et il classe de nouveau les délits qu’elle peut faire commettre dans quatre catégories, qu’il discute séparément, et avec les mêmes principes et les mêmes résultats, que dans celui de ses mémoires où il a traité les mêmes questions.

Il observe que la publicité donnée au discours, en les publiant par la voix de l’impression, ne change pas la nature de ceux qui sont cou-pables : « Ainsi les ouvrages contraires aux mœurs sont défendus par la loi commune de toutes les nations, et n’ont pas besoin pour cela d’un règlement sur l’imprimerie… Celui qui cause un scandale

Page 110: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 110

public, de quelque manière que ce soit  ; celui qui, dans les lieux publics, tiendrait hautement des discours indécents, serait puni dans tous les pays policés ».

Seulement, celui qui publie des discours coupables, avec le secours de l’imprimerie, leur donnant la plus grande publicité, aggrave encore son délit, et encourt une punition plus forte.

« Ainsi, en rendant la presse libre, on n’assure pas l’impunité aux auteurs, dans quelque classe de coupables qu’ils se placent ». On s’engage à les faire juger et punir, pour les délits qu’ils pourront commettre xlvi.

Ceux qui redoutent la publicité des livres, par rapport au tort qu’ils peuvent faire à la religion et aux gouvernements, doivent se rassurer, ce me semble. « La chaleur des disputes théologiques est bien apaisée depuis que le gouvernement ne donne plus de lettres de cachet aux jansénistes, et que le Parlement ne décrète plus les molinistes. La tolérance civile accordée aux non-catholiques, qui dans peu d’années sera mieux adoptée et mieux expliquée qu’elle ne l’est jusqu’à présent contribuera encore à calmer les esprits et à diminuer le danger des livres sur la religion.

Quant à l’administration, nous sommes parvenus au moment heureux xlvii où le Roi demande les lumières de tous ses sujets ; ainsi l’inquiétude, que les auteurs causaient autrefois au gouvernement, est à présent dissipée.

Je pense donc que les craintes qu’on avait de la liberté de la presse, pour la religion et le gouvernement, ont été souvent exagérées : et je ferai voir dans la suite, qu’elles ont servi de prétexte à ceux qui voulaient exercer la singulière tyrannie de dominer sur les opinions de la nation …………………………………………… »

Il passe à l’examen des libelles contre les particuliers, dont il a déjà parlé dans le troisième de ses Mémoires. Ses principes sont les mêmes ; seulement il appuie davantage sur ce que lui a appris l’expé-rience, de l’impossibilité où l’on est, d’empêcher le cours des libelles et des écrits satiriques et calomnieux. Il cite encore Louis XIV et Ri-chelieu xlviii, qui ne purent se dérober à leurs traits ; et il ajoute, qu’il n’y a aucune autorité sur la terre qui puisse empêcher les chansons, les épigrammes, même les pamphlets assez courts pour qu’il soit possible de les retenir, ou même de les copier.

Page 111: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 111

Il ne regarde pas moins la satire personnelle comme un crime ; mais en examinant la législation anglaise sur la presse, il trouve dans sa liberté des motifs pour atténuer l’effet des libelles, et empêcher que leurs blessures ne soient aussi sanglantes que parmi nous.

« J’entends dire, ajoute-t-il, qu’il n’y a pas un seul anglais qui n’ait été attaqué plusieurs fois dans les pamphlets ; et que ces écrits sont si communs et si décriés, qu’on n’y fait plus d’attention : c’est ce qui arriverait aussi en France.

Je ne prétends pas, continue-t-il, qu’on dût tolérer la satire, si on pouvait l’empêcher ; je dis seulement qu’on n’y a jamais réussi en France, malgré la rigueur des règlemens ; qu’elle s’y est toujours exercée presque aussi facilement que dans les pays où la presse est libre ; et qu’il était nécessaire d’établir cette vérité, pour que l’espérance illusoire de faire cesser les satires ne soit pas un obstacle à la liberté d’écrire, qui est demandée aujourd’hui par une grande partie de la nation. »

Après avoir exposé d’une manière générale les avantages et les inconvéniens de la liberté de la presse, il fait de nouveau l’application de ses principes au moment présent, au moment, dit-il où la nation va être assemblée, pour délibérer sur ses plus grands intérêts ; et ce mo-ment sera toujours celui où il y aura un gouvernement représentatif.

« Je crois, poursuit-il, que tout le monde conviendra aujourd’hui, qu’il est nécessaire que la discussion de tous les objets qui seront trai-tés dans ces nouvelles assemblées, soit faite avec une liberté entière qui, sur chaque question fasse connaître la vérité ; ce qui est dans l’in-térêt de tout le monde. »

Il ne croit pas devoir insister beaucoup sur la nécessité de cette li-berté, il lui semble démontrée ; mais il va plus loin.

« Ne croyons pas, dit-il, que les membres de l’assemblée des États soient les seuls à qui il faille procurer des lumières : ils ne sont que les représentans de la nation ; c’est de la nation entière qu’ils doivent recevoir des instructions ; c’est à elle qu’ils doivent compte de leur mission ; c’est donc la nation entière qu’il faut instruire xlix.

Une assemblée nationale, sans la liberté de la presse, ne sera jamais qu'une représentation infidèle, telle qu'ont été celles de nos anciens états-

Page 112: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 112

généraux, spécialement de ceux qui furent tenus sous le Roi Jean, sous Henri III et sous Louis XIII : assemblées dont plusieurs résolutions furent désavouées dans ce temps même, par la plus grande partie de la nation, et aujourd'hui le sont unanimement par leur postérité.

Si la nation avait été instruite alors, comme elle peut l'être aujourd'hui, elle n'aurait pas laissé, en 1355, un petit nombre de bourgeois de Paris, s'emparer d'une autorité qui, étant en de pareilles mains, devait nécessairement dégénérer en tyrannie : ce qui arriva réellement, et ce qui força cette même nation à oublier tout ce qui avait été stipulé pour elle, pour ne songer qu'à se délivrer de ses faux représentans, devenus les ennemis communs du Roi et du peuple l. »

Si elle avait été instruite dans le temps de Henri III, elle n’aurait pas laissé les ligueurs se rendre les maîtres de la représentation nationale, forcer le Roi, en 1576, à déclarer la guerre à une partie de ses sujets, qu’on avait eu grand soin d’écarter de l’assemblée, contre laquelle ils avaient toujours protesté, et en 1588, demander au Roi d’exclure de la succession de la couronne l’héritier légitime.

Si elle avait été instruite sous Louis XIII, elle n’aurait pas permis aux représentans des deux ordres de s’opposer au vœu de déclarer la couronne indépendante de la tiare.

On attend tout, poursuit-il, de l’assemblée qui va se tenir ; mais pour que les espérances de la nation ne soient point déçues, il faut que ce soient ses véritables vœux qui soient portés par ses représentans au pied du trône. Il faut donc que cette nation dispersée reçoive des lumières qui lui parviennent juste que dans ses foyers ; et c’est là ce qu’elle ne peut espérer que lorsque la presse sera libre.

D’ailleurs il faut le dire, ajoute-t-il dans un autre endroit ; il est difficile que de bonnes lois soient l’ouvrage d’un seul homme, même d’un seul corps, même d’une seule assemblée ; parce que ceux qui les proposent sont presque toujours beaucoup trop prévenus de leurs propres idées, et ne considèrent les objets que sous une seule face li.

Je crois, dit-il encore, il est fort utile que les questions soient agitées par des gens de différens états, qui n’aient pas tous les mêmes préventions, les mêmes intérêts, les mêmes préjugés : et voilà ce qui arrive quand la nation tout entière est appelée à donner son avis par le moyen de la publicité des discussions et de la liberté de la presse. »

Il revient pour appuyer son opinion à cet égard, sur la comparaison qu’il a souvent faite entre ceux qui écrivent dans l’intérêt de la nation, et les avocats qui défendent au barreau les intérêts des particuliers, et qui ont le droit de publier sans aucune gêne, pour la défense de leurs

Page 113: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 113

clients, tous les mémoires qui peuvent éclairer la justice et la religion de leurs juges.

Le droit des avocats, fondé sur la force des choses, n’a jamais été contesté, dit-il, par les magistrats les plus opposés à la liberté de la presse, par ceux même qui ont fait rendre tant de lois si déraison-nables sur cette matière, qu’elles n’ont pu être dictées que par la pas-sion, particulièrement celle de 1757 que personne n’ose plus soutenir, et qu’aucun juge ne croit devoir faire exécuter.

« Car tel est notre principe, ajoute-t-il, que la liberté de la discussion est nécessaire pour connaître la vérité ; et puisque dans les plaidoiries c’est la vérité qu’on cherche, il est donc absolument nécessaire d’y admettre la liberté.

Les avocats ne sont donc soumis à aucune censure : ils sont répréhensibles quand ils abusent de la liberté de leur ministère ; mais on ne peut les condamner, que quand ils ont eu une autre intention que celle de défendre leur cause ; ce qui ne se prouve presque jamais.

Ils jouissent donc en France de la même liberté que les auteurs en Angleterre… Aussi se plaint-on souvent que cette liberté dégénère en licence… Mais on a senti qu’il serait trop dangereux de porter la moindre atteinte à la liberté de la plaidoirie, et on a grande raison, car jusqu’à ces derniers temps, cette liberté d’être défendu dans les tribunaux, est la seule qui soit restée en France. Cette considération majeure a fait passer par-dessus les inconvéniens, et fermer les yeux sur les abus.

Or, qu’est-ce que sera une assemblée d’États° ? Une grande et solennelle plaidoirie, où les intérêts de la nation seront discutés.

Refusera-t-on à la nation cette liberté, que les juges les plus sévères conviennent qu’il faut accorder à tous les particuliers° ? Sera-t-on arrêté dans cette détermination, par la crainte des mêmes inconvéniens, qui jusqu’à présent n’ont pas semblé suffisans pour restreindre la liberté du barreau° ?

Mais après avoir prouvé la nécessité de la liberté de la presse, il faut expliquer en quoi elle consiste, et quels règlemens il faut faire pour que l’impression soit réellement libre.

Nous verrons, en même temps, ajoute-t-il, s’il y a des moyens pour arrêter la licence des écrits, sans gêner la liberté de leur publication ; moyens qui n’ont été trouvés ni en Angleterre, ni dans le barreau de la France. »

Page 114: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 114

Il recherche dans les chapitres suivants, comment on peut atteindre à ce double but, et l’on voit clairement dans tout ce qu’il dit, qu’il trouve ce problème extrêmement difficile à résoudre ; mais que mal-gré cette difficulté, il ne peut vouloir porter atteinte à l’indépendance de l’imprimerie ; aimant mieux renoncer aux précautions qui peuvent empêcher la licence de la presse, que de leur en sacrifier la liberté.

Il commence d’abord par combattre ceux qui regardent comme inutile une législation nouvelle sur cet objet, et qui prétendent que la tolérance dont on use maintenant (en 1788), au moyen de laquelle on imprime librement et on publie tout ce qu’on veut, doit suffire pour tous les auteurs. Il pense qu’il est du plus grand danger de laisser éta-blir une tolérance contraire au texte précis des lois : exécuter les lois quand elles sont bonnes, et les abroger lorsqu’elles sont mauvaises ; voilà, dit-il le devoir et la vraie politique du gouvernement ; mais il ne faut jamais souffrir qu’elles tombent en désuétude : il peut en résulter de trop funestes conséquences, dont la moins fâcheuse est encore la déconsidération qui résulte, pour l’autorité, d’une semblable pratique.

« D’ailleurs, il n’est pas vrai dans le cas actuel le même objet soit rempli : il n'est pas vrai que l'on ait la liberté nécessaire pour faire connaître à la nation les vérités qui l’intéressent ; car il n'y a qu'un petit nombre d'écrivains qui usent de cette tolérance, et pour que les questions soient éclaircies, il faut que tout le monde soit admis à la discussion.

Nous vivons sous le régime de la censure préalable, poursuit-il ; or, il y a beaucoup de matières sur lesquelles aucun censeur ne donnerait publiquement son approbation à quelque ouvrage que ce soit ; la loi entraîne donc la défense de rien écrire sur ces matières... À moins que l'on n'abolisse ou que l'on ne modifie la censure ; mais son approbation tacite ou de tolérance ne peut suffire parce qu'en offrant des facilités pour aujourd'hui, elle n’offre aucune garantie pour demain.

Dans tous les temps, et malgré toutes les lois, il y a eu des auteurs qui ont eu la hardiesse d’écrire sur les matières les plus délicates : ce sont ceux qui se croient hommes de génie, et à qui un amour ardent de la gloire fait courir tous les risques.

Dans un temps de tolérance contraire à la loi, le nombre de ces auteurs devient fort grand. Les étourdis, tous ceux qu’on nomme têtes chaudes,

Page 115: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 115

têtes exaltées, écrivent et se permettent tout, en comptant sur l’inaction de la justice et du gouvernement.

Mais il est un grand nombre d’autres gens très capables d’écrire, qui n’impriment jamais quand il y a une loi qui le défend : ceux-là sont des auteurs modestes et raisonnables, qui n’ont pas un amour de célébrité assez grand pour y sacrifier leur tranquillité.

La tolérance contraire à la loi, nous prive donc des ouvrages des auteurs de ce caractère, et ce sont ceux qui seraient les plus utiles au public.

La loi qui leur impose le silence abandonne le champ de bataille aux autres, souvent malintentionnés : le public, qui ne voit pas qu’on les contredise, s’accoutume à penser qu’ils ont raison ; il regarde les nouvelles opinions qu’on lui présente comme des récits incontestables, puisqu’on ne lui en prouve pas la fausseté ; ce qui serait facile de faire si on avait la permission d’écrire. » Et les fausses doctrines, pour me servir d’une expression dont on abuse tant aujourd’hui, se propage et se perpétue, au grand détriment de l’ordre public et de la stabilité du gouvernement.

Il cite ce qui est arrivé depuis peu, à l’occasion des réformes de notre législation tant criminelle que civile.

« Presque tout le monde a pensé, dit-il, non seulement en France, mais dans toute l’Europe, qu’il y aurait des changemens à y faire.

Or, il me semble qu’il n’y a aucune matière sur laquelle il dût être plus permis d’écrire, que sur les lois qui régissent des particuliers.

Celui qui critique la loi, ne dit pas qu’il faille y désobéir pendant qu’elle existe, et ses observations ne peuvent porter aucune atteinte à l’autorité du législateur et du magistrat…

L’amour-propre de personne ne doit même être offensé dans cette discussion. Les lois dont on a demandé la réformation, sont faites depuis cent ans ; et la loi qui a été faite dans un siècle, peut avoir besoin d’être corrigée dans un autre.

Mais ce n’est que dans les livres soumis à l’examen de toute la nation, que cette discussion peut être bien faite…… S’il y a des réformations à faire sur les lois qui intéressent la fortune, l’honneur et la vie de tous les citoyens, il est juste que tous les citoyens soient admis à proposer leurs vues.

Page 116: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 116

Il y a quelques années, dit plus loin M. de Malesherbes, que je me flattais qu’il allait s’élever une discussion de ce genre, sur les réformes à faire à la procédure criminelle…

Je ne sais quelle inquiétude s’empara tout à coup du gouvernement et des magistrats, ils craignirent peut-être que l’usage de critiquer les lois ne diminua le respect dû à leurs interprètes, ou que les écrivains, à qui leurs amis et même leurs ennemis donnent également le nom de philosophe, ne se mêlassent dans cette dispute, et n’y portassent une véhémence qu’ils ont montrée dans quelques-uns de leurs ouvrages.

Ce qui est certain, c’est qu’on fit défense de rien imprimer sur les changemens dont nos ordonnances seraient susceptibles.

Mais cette défense produisit précisément l’effet qu’on voulait éviter. Ceux qui se piquent de philosophie n’ont pas moins écrit : on a condamné leurs ouvrages, ce qui n’a fait que rendre leur cause plus favorable aux yeux du public ; et les principes qu’ils ont établis, n’ont point été discutés par d’autres, parce que ceux qui étaient en état de les contredire, sont des gens paisibles qui n’écrivent point quand les règlemens le défendent ou ne l’autorisent pas d’une manière spéciale.

On entendait d’un côté des diatribes et des sarcasmes, et de l’autre des réquisitoires et des arrêts. Les gens raisonnables qui sont habitués à disserter de sang-froid, et à chercher, entre les différentes opinions, le milieu où se trouve ordinairement la vérité, n’ont pas voulu se mêler dans cette querelle.

Mais la réformation des abus de la justice et la correction des ordonnances, ne seront pas les seuls objets dont on s’occupera dans les assemblées nationales ; il faut que la nation soit instruite d’avance sur tout ce qui l’intéresse, qu’elle le soit par des gens de différens états et de différens caractères. Il faut donc abolir les lois prohibitives qui empêchent beaucoup de gens éclairés d’écrire ce qu’ils pensent, quoiqu’il y en ait d’autres qui ne soient point arrêtés par cet obstacle… »

De tout ce que vient de dire M. de Malesherbes, il conclut que la tolérance accordée à la non-exécution des lois prohibitives de la liber-té de la presse, est plus favorable aux écrivains dont on redoute le ca-ractère véhément et aux ouvrages dangereux, que la suppression abso-lue de ces mêmes lois.

Page 117: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 117

Il examine, dans l’un des chapitres qui suivent, comment cette tolé-rance, contraire à l’exécution des lois prohibitives de la liberté de la presse, a pu s’établir en France malgré la volonté du gouvernement, l’opposition des cours de justice, les réclamations du clergé au point où elle était quand il écrivait ce mémoire.

La raison lui en paraît simple ; c’est qu’il n’y a pas de loi dont l’exécution soit longtemps possible, quand la nation tout entière en favorise l’inexécution, quand l’opinion s’arme contre elle avec cette persévérante unanimité et cette puissance irrésistible qu’elle a déve-loppée à la fin du dernier siècle lii : il faut alors qu’on l’abroge, ou ta-citement en fermant les yeux sur les violations que l’on s’en permet, comme le font tous les gouvernements faibles et timides, ou, ce qui vaut mieux, en la révoquant de manière expresse et formelle.

« Mais, poursuit-il, souvent en France, on a pour les lois un respect d’un genre fort singulier ; quand on n’y voit des inconvéniens, on ne veut pas les changer, mais on aime mieux permettre qu’elles ne soient pas exécutées. »

Sur quoi j’ajouterai qu’il résulte de cette méthode le plus éminent inconvénient qu’il soit possible d’imaginer : on accoutume ceux qui doivent être soumis aux lois générales, et dont elles peuvent blesser les intérêts particuliers, à résister à leur action, en leur faisant espérer par de tels exemples, que s’ils ne les exécutent pas, elles tomberont en désuétude, ou que leur résistance amènera les modifications qu’ils dé-sirent : ainsi on enlève au gouvernement sa plus grande force, à la loi sa plus grande puissance, et aux citoyens, en général, leur plus grand motif de sécurité dans leurs transactions et leurs habitudes.

Dans le cas particulier auquel je reviens, après cette observation générale, l’autorité a dû s’imputer à elle-même d’avoir provoqué la résistance à laquelle il a fallu qu’elle cédât, en refusant précisément la permission d’imprimer et de vendre les livres que le public désirait avec le plus d’ardeur ; à ceux non seulement qu’on recherche pour l’amusement, ou une sorte de libertinage d’esprit, mais encore à ceux qui sont reconnus nécessaires pour l’instruction : « En sorte qu’un homme qui n’aurait jamais lu que les livres qui, dans leur origine, ont paru avec l’autorisation expresse du gouvernement, non seulement se

Page 118: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 118

serait privé de beaucoup de jouissances, mais encore serait en arrière de ses contemporains de plus d’un siècle… »

Mais la plupart de ces livres, devenus et reconnus nécessaires, sont permis aujourd’hui. La permission a été accordée par le laps de temps, lorsqu’on a vu qu’ils étaient, malgré la défense, entre les mains de tout le monde liii.

Néanmoins, il est toujours vrai de dire que, dans l’origine, le gouvernement n’a pas osé leur donner le consentement exprès, qui, suivant la loi, était nécessaire pour leur publication.

Il y en a quelques-uns pour lesquels il n’y a pas, même aujourd’hui, de permission expresse, que cependant on laisse vendre dans les boutiques, étaler dans les rues, annoncer dans les catalogues, parce qu’on sent qu’il serait aussi ridicule qu’inutile de s’y opposer.

Il cite un grand nombre de livres du premier ordre, d’ouvrages de-venus classiques, dont les premières éditions ont été faites frauduleu-sement en France, ou dans les imprimeries étrangères, qui, néanmoins, et malgré les défenses les plus expresses, sont tellement publics au-jourd’hui, tellement nécessaires, tellement célèbres, qu’un homme qui a eu de l’éducation, ou qui veut s’instruire, rougirait de ne pas les connaître.

« On ne finirait pas, » dit-il, après avoir rappelé la Henriade, le siècle de Louis XIV, Télémaque, celui de tous les livres profanes, que les gens de bien regardent comme le plus propre à inspirer à la jeu-nesse les principes de la plus saine morale, l’Encyclopédie surtout, qui fut l’objet d’une grande persécution, tant du Parlement que de la cour, et qui, malgré ses erreurs, est devenu un livre indispensable, la traduc-tion de l’histoire anglaise de Hume, les ouvrages d’Helvétius, de Rousseau, de Mably, de Condillac, l’un des plus grands philosophes de notre siècle, et philosophe choisi comme Aristote et Fénelon, pour présider à l’éducation d’un prince ; ceux plus anciens de notre grand jurisconsulte Dumoulin, dont les écrits, absolument nécessaires aux magistrats, sont considérés à présent comme le fondement de notre doctrine ; « on ne finirait pas si on voulait donner l’énumération des livres que personne ne se fait scrupule de lire, que personne ne peut se dispenser de lire, et qui cependant n’ont jamais été permis légalement.

Page 119: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 119

Mais il n’était pas possible que cela ne produisit pas ce que nous voyons aujourd’hui.

La loi défendant des livres dont le public ne pouvait se passer, il a bien fallu que le commerce de la librairie se fit en fraude de la loi.

La plupart des libraires sont devenus fraudeurs, parce que sans cela ils ne vendraient rien ; la plupart des particuliers qui aiment les livres favorisent la fraude, parce que sans cela ils ne pourraient pas lire les livres qu’ils cherchent, ou qu’ils ne liraient que dix ans plus tard.

C’est à la faveur de cette fraude établie pour des livres qui, suivant la loi de la raison, ne devaient pas être défendus, qu’on débite avec impunité ceux qui, suivant la loi de la morale, ne devraient pas être permis.

J’ai dit qu’en France le commerce illicite des livres est protégé par le public entier ; j’ajouterai qu’il l’est quelquefois par les personnes les plus considérables.

Cela n’est pas étonnant ; la lecture est l’aliment de l’esprit, et la lecture d’un grand nombre de livres qu’on ne permet pas, est devenue, pour la plupart des lecteurs français, un aliment nécessaire.

Les ministres d’État, qui proscrivent les livres ; les évêques qui donnent des mandements contre eux ; les magistrats qui les dénoncent et les condamnent, ont souvent eux-mêmes la fantaisie d’avoir, les premiers, un livre qui n’est pas permis ; ils ont leurs libraires affidés, qui sûrement les servent avec beaucoup de zèle. »

Après avoir indiqué quelques-uns des moyens dont on se sert pour faire avec plus de facilité le commerce des livres défendus, moyens que je me garderai bien de faire connaître, de peur d’être considéré par les uns, comme le complice des fraudeurs, et par les autres comme leur délateur ; M. de Malesherbes poursuit ses raisonnements et ses démonstrations.

« Ceux qui se plaignent de la licence diront sans doute, que si l’infraction des règlemens, et les abus qui en résultent, ne viennent que de ce qu’on se rend trop difficile pour les livres que le public désire et dont il a besoin, il est bien aisé d’y remédier.

Il paraît, en effet, que l’administration n’aurait qu’à renoncer au projet déraisonnable de gêner les auteurs, dans ce qu’ils écrivent sur toutes sortes de matières, et s’en tenir à défendre les livres contraires à la religion ou à

Page 120: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 120

la morale ; ceux qui troubleraient la tranquillité de l’État, ceux que la pudeur ne permet pas de lire, et les libelles diffamatoires.

Il semble qu’en se restreignant à ce petit nombre de défenses, on pourrait y tenir la main… D’autant plus aisément, poursuit-il, que la plus grande partie du public, composée de gens raisonnables, qui pensent qu’il faut respecter la religion et les mœurs, ne favoriserait plus la fraude liv…

Ce plan est fort plausible dans la théorie, ajoute-t-il, mais j’ose assurer qu’il offrira toujours de grandes difficultés dans l’exécution.

Je soutiens que tant qu’il y aura une loi qui défendra d’imprimer sans une permission expresse, tant qu’on exigera, dans tous les cas, une censure préalable, avant de laisser paraître un livre, l’administration, par quelque main qu’elle soit dirigée, renoncera difficilement à l’espérance d’assujettir à sa façon de penser, celle de chaque auteur ; qu’elle imposera toujours des gênes, dont la plupart des auteurs seront mécontents, et chercheront à s’affranchir ; que les gens de lettres seront secondés par le public, qui souffre toujours avec impatience qu’on veuille soumettre la république des lettres à une dictature ; enfin, qu’on finira par retomber dans les inconvéniens exposés plus haut.

J’établis donc comme une proposition certaine, que la loi qui exige la permission expresse pour imprimer, et, par conséquent, la censure préalable, nous conduira toujours à cet état de lois existantes et non exécutées, dans lequel la licence règne, sans que la Nation ait la liberté qu’elle est en droit de demander ; et j’en conclus qu’il est nécessaire d’abroger cette loi…

C’est pour moi une vérité démontrée ; elle est évidente à mes yeux, personne n’ayant vu aussi souvent que moi les tracasseries interminables auxquelles la censure donne lieu.

Je regarde donc cette proposition comme un principe fondamental, d’après laquelle il faut se décider dans la question dont il s’agit.

Il ne suffit pas d’établir la règle qu’il ne faut défendre que les livres contraires à la religion, à la morale et à la tranquillité de l’État ; il faut faire l’application de cette règle à chaque livre. C’est là ce qui est absolument arbitraire, et, dès que ce sera par des règles arbitraires, qu’on permettra ou défendra les livres, tout ce qui est arrivé arrivera encore. »

Il rappelle dans quel temps et pourquoi la censure préalable a été inventée : il ne dit pas que c’était à Rome, comme on l’a dit de nos jours, parce qu’il sait bien que la censure des livres n’a rien de com-mun avec la magistrature des censeurs romains : il pense qu’elle fut instituée dans les premiers temps de l’imprimerie, où l’on imprimait

Page 121: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 121

guère que des livres de théologie et de piété, dans lesquels on ne vou-lait pas permettre qu’il s’établît des opinions erronées, et dont on ne pouvait pas dire que l’arbitraire pût diriger l’examen, puisque cet exa-men n’était fait que d’après les décisions de l’église, que l’on regar-dait alors, et que M. de Malesherbes regardait lui-même, au temps où il écrivait, comme offrant une règle invariable et des principes certains de jugement…

Ce fut l’université qui, dans l’origine, fut chargé de la censure des livres ; et cela offrait moins d’inconvéniens, quand il n’y avait d’ins-truction en France, que celle qui émane de ce corps illustre. Ses professeurs, dit M. de Malesherbes, étaient regardés alors comme les précepteurs de la nation. Mais tout a bien changé de face, maintenant que, depuis cinquante ans surtout, il n’y a presque aucun objet de la pensée qui ne soit la matière d’un livre : aussi ne leur passerait-on pas cette prétention ; il n’est personne qui ne sente que des docteurs de théologie, en droit, en médecine, et des gradués de la faculté des arts, qui enseignent le latin, un peu de grec, et les premiers éléments de la philosophie, n’ont point acquis par leurs études le droit de dicter des lois à toute la nation, sur l’instruction qu’elle veut acquérir en toutes sortes de matières. Il est même juste de le dire ; il est presque aucun d’entre eux qui n’ait assez de lumière et de raison pour le sentir depuis longtemps : il n’y a que la Sorbonne qui ait conservé, jusques à nos jours, des prétentions absolument contraires, et qui se soit crue longtemps en droit de censurer encore les livres et d’épou-vanter quelques auteurs timides, plus avides de leur repos que de leur gloire ; mais on ne sait à quel ridicule chacun de ses actes la vouait : je pense même que quelques temps avant la révolution, elle avait fait aux lumières d’alors, et à l’autorité de l’opinion publique, le sacrifice de ce pouvoir abusif, si tyrannique et si déraisonnable.

C’est à l’occasion de tout ce que je viens de rappeler d’après lui, que M. de Malesherbes remarque encore ce qu’il a si souvent répété, ce qui était une des grandes pensées de sa raison et de son esprit, que presque tous les législateurs font une grande faute qui est de ne pas songer que la loi bonne dans un siècle ne l’est pas dans un autre. Ce qui se réduit à ceci, c’est qu’il faut se conformer au temps, maxime que Voltaire a mis en action dans un grand précepte, dans un des plus agréables chapitres de ses Mélanges.

Page 122: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 122

Sans doute il faut se conformer au temps ; et c’est parce que le prince le plus éminemment supérieur à tous les préjugés, et de la nais-sance et du trône, l’a senti comme nous le sentons, que nous avons une Charte, un gouvernement représentatif, la liberté individuelle, celle des religions et des cultes, le droit sacré de pétition, le jugement par jurés, et que nous aurons bientôt, dans toute son étendue, cette in-dépendance de la presse pour laquelle M. de Malesherbes plaidait avec tant de logique, dans le temps même où elle n’était pas, comme à présent, dans une harmonie parfaite avec nos autres institutions.

Ainsi l’établissement des censeurs royaux, nommés par le chef de la justice, n’est plus admissible aujourd’hui, quoi qu’il ait pu le pa-raître autrefois. « Mais je soutiens, ajoute M. de Malesherbes, qui pèche par le principe, parce qu’un homme ne peut pas être préposé aux pensées d’un autre homme, ni être garant de ses ouvrages, et que le gouvernement, fait pour prescrire aux citoyens des lois sur leur action, n’a point d’empire sur leur pensée lv. Si cette domination avait pu s’établir, dit-il encore nous serions restés dans la barbarie, puisque la plupart des génies lumineux qui nous en ont tiré, ont été persécutés par les puissances de l’église de l’État ; mais elle est impossible, et je crois qu’on en sera convaincu, si on peut réfléchir sur la fonction de ceux qui sont chargés de l’examen des livres. »

C’est l’administration qui donne les permissions ; mais les administrateurs de l’État, et même les magistrats chargés par eux de cette fonction, ne peuvent pas faire cet examen par eux-mêmes : il est évident qu’ils n’y pourraient pas suffire. D’ailleurs il serait fâcheux qu’ils voulussent s’en charger, parce que le même livre qui ne contient qu’une opinion hasardée, peut-être fausse, mais point dangereuse, aurait un danger réel, si on croyait que l’homme en place lui eût donné son attache en connaissance de cause lvi.

Prenons le moment présent pour exemple lvii ; tout le monde propage ses idées sur les États généraux ; il est indifférent qu’un auteur, qui n’a aucun caractère public, débite ses rêveries : mais s’il avait fallu que quelqu’un, qui a autorité dans l’État, eût donné son consentement exprès à son écrit, personne ne douterait que le système de l’auteur ne fut adopté par le gouvernement, ce qui pourrait avoir de grands inconvéniens.

Page 123: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 123

C’est pour éviter ceux de ce genre, qu’on a institué les censeurs ; mais les censeurs en entraînent d’une autre espèce, qui ne sont pas moins grands : d’abord ils ne sont pas indépendants de l’autorité qui les emploie, et pourtant ils remplissent en quelque sorte les fonctions de juge.

Or l’indépendance dans les fonctions de juge, dit M. de Malesherbes, est tellement indispensable, que je crois que tout magistrat, qui, par la situation de ces affaires, ou celle de sa famille, se trouve dans la dépendance de quelque puissance, devrait renoncer à cette profession. » Il ajoute que « c’est pour cela qu’en France, la nation a toujours réclamé avec la plus grande force, quand il y a eu des actes d’autorité exercée contre ses juges, et qu’elle a obtenu depuis trois siècles qu’ils fussent inamovibles…

Mais les censeurs sont choisis parmi les gens de lettres, qui forment, en France, une classe fort dépendante. La plupart n’ont préféré la carrière des lettres que par amour pour la gloire ; mais la gloire ne fait pas vivre, et c’est par des grâces de la cour, ou des places auxquelles la cour nomme, qu’ils ont espéré de subsister dans la vieillesse, dans cet âge où l’aisance est devenue une nécessité : un homme de lettres, ajoute-t-il, et donc un homme dépendant de beaucoup de gens puissans, et qu’il ne faut point exposer à leur déplaire par l’approbation d’un livre. »

Il expose ensuite les autres inconvéniens qui naissent du caractère des censeurs, de leur partialité même, et de l’influence sur les déterminations particulières, de l’opinion qu’ils veulent servir, ou de celle qu’ils n’osent braver ; enfin de leur ignorance souvent fort réelle, des habitudes et des usages de la société.

« Quand on pèsera toutes ces considérations, conclut-il, je crois que l’on conviendra que la liberté demandée aujourd’hui par les auteurs, surtout pour ce qui est écrit dans les intérêts de la nation, n’est compatible avec aucune espèce de censure. »

On s’est attaché jusqu’ici à chercher des garanties suffisantes contre les délits que l’on peut commettre par la voie de l’impression ; mais on s’est, en général, fort peu occupé de celles dont les citoyens pourraient avoir besoin contre les atteintes qui seraient portées à la liberté de la presse.

Ce n’est pas ce que fait M. de Malesherbes dans cette discussion importante ; et il y jette d’autant plus de lumière, qu’il l’envisage sous toutes ses faces. Il se montre ici, comme dans toutes les circonstances de sa vie, le défenseur éloquent et courageux de la liberté, en même temps qu’il

Page 124: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 124

ne cesse jamais de l’être de l’ordre public et des lois. Il ne présente aucun plan complet de législation, mais il combat également et la législation qui existait, et celle qu’on voulait introduire ; et l’on voit clairement sur quels principes peut s’établir celle qu’il préfère, ainsi que les conséquences que l’on doit tirer de tout ce qu’il a dit, pour les appliquer maintenant aux institutions qui nous régissent, et qui n’existaient pas encore quand il écrivait.

Après avoir démontré, comme on l’a vu, l’impossibilité de laisser subsister l’ancienne jurisprudence sur la presse, il examine s’il faut adopter en France le système construit en Angleterre, et d’après lequel les délits commis par la presse, ne devant être punis comme tous les autres délits qu’après leur exécution, chacun peut imprimer librement et publier ce qu’il veut, sauf à répondre devant les tribunaux de l’abus qu’il aura fait de ce droit.

Il rappelle que c’est là ce que le parlement vient de demander au Roi ; or, comme il est trop éclairé pour se laisser abuser par des promesses insidieuses, et trop courageux pour ne pas le dire, il observe que, d’après les expressions vagues dont ce corps illustre s’est servi, il paraît demander moins la liberté de la presse pour les citoyens, que l’attribution exclusive pour lui, d’en réprimer les abus, et d’en condamner les écarts.

« Par les termes vagues dont il s’exprime, dit-il, on voit qu’il demande une loi pénale, qui ne définira point les délits, ne déterminera point leur punition, laissera aux juges le droit d’arbitrer ce qui lui paraîtra criminel, et d’y appliquer la peine qui lui semblera proportionnée.

A-t-on tort, continue-t-il, de dire qu’avec une pareille législation, ce ne sera point de la loi, mais de l’opinion des juges, que dépendra le sort des citoyens lviii° ?

Dans tout le pays policé et qui n’est pas régi par le despotisme arbitraire d’un Pacha, le citoyen qui ne veut pas troubler la société, est certain de ne jamais subir une condamnation, parce qu’il connaît les lois suivant lesquelles il serait jugé ; et qu’il n’a qu’à éviter de faire les actions qu’elles condamnent.

En France, les auteurs seraient les seuls qui ne jouiraient pas de cette tranquillité, puisqu’il n’y a aucune loi qui fixe en quoi consiste le crime

Page 125: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 125

d’un ouvrage imprimé, et qu’ils peuvent être condamnés, non pour ce qu’ils auront écrit textuellement, mais d’après l’interprétation qu’on aura donnée de leur ouvrage, et pour le sens qu’y auront attaché les magistrats qui en doivent connaître… Car ce qui n’est pas répréhensible aux yeux d’un homme, peut l’être et l’est souvent aux yeux d’un autre ; et en admettant l’infaillibilité des juges, ce dont tout le monde ne convient pas, il serait encore très injuste qu’un auteur qui se serait trompé, qui de bonne foi n’aurait pas vu dans son livre le délit que la justice y trouverait, pût être flétri par une condamnation……

Si l’on veut bien y réfléchir, dit-il encore, et examiner jusques où cela peut s’étendre, on verra qu’il n’y aurait pas de métier plus dangereux que celui des auteurs, s’ils étaient obligés de répondre à la justice de tous leurs ouvrages : il n’y aurait véritablement de sécurité que pour ceux qui seraient dans les principes parlementaires ; parce qu’alors le parlement, au lieu de condamner ce qu’ils auraient dit, ne manquerait pas de l’approuver. Le Roi, au contraire, n’aurait aucun moyen d’empêcher la publication d’un écrit que le parlement protégerait, ou d’en faire punir l’auteur. La puissance ne ferait que changer de mains sans que la liberté en retirât le moindre avantage ; elle ne serait jamais favorable qu’à une seule opinion au préjudice de toutes les autres. »

Cette législation ne serait pas plus propre que celle des précédents règnes, à favoriser les progrès des lumières et à permettre leur propa-gation ; car elle ne ferait qu’aggraver encore le véritable danger des auteurs ; et les hommes éclairés, mais sages, n’auraient rien à faire de mieux que de se vouer à un silence absolu, puisqu’aucune loi ne les protégerait contre les préjugés, le fanatisme et les préventions de l’es-prit de parti, et ne les défendrait contre les fausses inductions qu’on voudrait tirer de ce qu’ils auraient osé dire.

Sans doute avec cette législation nouvelle, si elle était adoptée comme on le demande, dit en substance M. de Malesherbes, les au-teurs échapperont aux entraves si fatigantes de la censure administra-tive, dont on a vu plus haut les inconvéniens : mais ce sera pour tom-ber sous le poids, bien autrement pénible à supporter, de la censure judiciaire, dont rien n’adoucira la rigueur, et qui déploiera sans ména-gement, et son caractère et ses principes. Ils n’auront plus les censeurs royaux, mais ils en auront d’un autre genre, dont il sera bien moins facile de tempérer l’autorité, parce que ce sera au nom des lois qu’elle aura le droit de s’exprimer et d’agir : ils n’auront plus les censeurs royaux, mais ils en auront d’autres en aussi grand nombre qu’il y a de

Page 126: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 126

conseillers au Parlement et au Châtelet lix, car tous ces messieurs au-ront le droit de les dénoncer, et ils ne se borneront pas à leur faire re-trancher quelques-uns des traits les plus saillants de leurs ouvrages ; ils leur « feront subir autant de procès criminel qu’il y aura de morceaux qu’ils jugeront dignes de leurs critiques, sans qu’il soit possible d’en prévenir l’issue, puisque la législation qu’on veut introduire ne précise rien, et qu’alors le jugement dépendra, non du texte formel d’une loi, mais de la façon de penser de ceux qui tiendront ce jour-là le tribunal ».

Il poursuit l’examen des inconvéniens de cette forme de procéder : un écrivain sera-t-il accusé d’avoir manqué au respect dû à la religion, ou péché contre la doctrine de l’église, où sera la loi qui le protégera° ? Vainement soutiendra-t-il qu’il n’a rien dit que de très orthodoxe ; si les juges ont une autre opinion, d’autres principes, d’autres préjugés, il sera condamné comme coupable d’un délit qu’aucune loi n’aura caractérisé suffisamment ; car dans les affaires de ce genre, « les juges ne se regardent pas uniquement comme les interprètes de la loi, ils statuent encore sur la doctrine comme les conciles où l’église est assemblée. »

« C’est l’avocat général, surtout, qui est chargé de cette fonction ; cet orateur prononce un traité de philosophie ou de théologie, et l’auteur accusé n’est admis à aucune réplique : il ne peut contester la doctrine de Monsieur l’avocat général, ce qui serait regardé comme une témérité ; ni même soutenir qu’on l’a mal entendu, et qu’il n’a jamais prétendu établir les opinions qu’on lui imputer lx : son intention a paru évidente à la justice, et c’en est assez pour asseoir une condamnation.

C’est dans la même forme qu’on statue sur tout ouvrage qu’on regarde comme contraire aux lois, à l’ordre public, à l’administration ; et il y a un très grand nombre d’ouvrages qui peuvent être critiqués sous quelques-uns de ces aspects, sans que l’auteur l’ait prévu.

Nous sommes, continue M. de Malesherbes, dans un moment lxi où la Nation invoque les lumières de tous les citoyens, sur les objets qui l’intéresse ; dans un siècle qui voit éclore tous les jours sur tous les objets possibles, des vérités inconnues à nos ancêtres ; mais on doit prévoir que la nouvelle loi imposera silence à tous les auteurs qui ne veulent pas s’exposer à un procès criminel.

Il y a des sciences, en effet, où il ne serait pas possible d’écrire une ligne, sans courir ce risque ; surtout la morale et la métaphysique, parce que chaque proposition est souvent regardée comme le germe d’une erreur

Page 127: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 127

punissable, et que l’auteur ne peut pas prévoir de quel système seront les juges.

Il ne serait pas possible non plus d’écrire, sans danger, d’autres histoires que des chroniques sèches, dépouillées de toute réflexion, et qui ne présentent aux lecteurs aucun tableau, parce qu’il n’y a aucune histoire dont on ne puisse faire l’application au temps présent ; et que l’auteur pourrait être accusé d’avoir voulu, par malignité, faire cette application.

La jurisprudence est une des sciences dans lesquelles les auteurs auront le plus à craindre, en disant librement leur façon de penser, puisqu’ils auront pour juge ceux qui peuvent en avoir une différente, et qui ne veulent pas qu’on les contredise…

On croit, peut-être, que les sciences physiques seraient à l’abri de cette gêne ; et moi je soutiens, ajoute-t-il, qu’elles y seraient aussi sujettes. »

Il rappelle ce qui se passa, il y a quelques années, au sujet de l’ino-culation que le parlement, échauffé par quelques médecins, repoussait de toutes ses forces, en faisant des arrêts qui rendaient l’exécution si difficile, que c’était presque la prohibition.

« Si le premier auteur qui écrivit sur l’inoculation, dit M. de Malesherbes à ce sujet, n’avait pas eu une approbation légale, je ne doute pas qu’on eût dénoncé son livre, qu’on ne l’eût mandé lui-même, qu’on ne lui eût défendu, ainsi qu’à tout autre, d’écrire en faveur de cette méthode dangereuse, et cependant les médecins anti-inoculateurs auraient eu la carrière libre.

Cela aurait suffi pour retarder de quelques années l’établissement de l’inoculation en France. »

Après ces observations lumineuses, M. de Malesherbes considère l’état de la législation en Angleterre, et surtout la puissance de l’esprit public et du caractère national ; et il affirme que la manière de procé-der, dont il vient d’exposer les inconvéniens pour la France, n’a aucun danger pour la nation anglaise.

« En Angleterre, dit-il, les juges doivent s’en tenir aux termes précis de la loi : ils ne peuvent punir que les actions que la loi a déclaré être des délits, excepté dans les seuls cas où la loi elle-même a ordonné de proportionner la peine aux circonstances, comme dans la condamnation

Page 128: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 128

pour réparation de dommages : mais le juge ne peut jamais décider d’après ses propres lumières, qu’une action que la loi n’a ni prévue ni définie, soit un crime…

En Angleterre les juges ne sont point un corps ; ils le sont en France lxii.

C’est certainement un corps bien respectable, que celui des gardiens de la loi ; mais un seul corps ne doit pas avoir inspection sur la publication des pensées des citoyens, de tous les ordres et de tous états. »

Il rappelle ce qu’il a dit précédemment, qu’il était absurde que l’université, qui dans les temps d’ignorance était le corps entier des gens de lettres, eût cette inspection ; et que le gouvernement s’était trompé lui-même, quand il avait cru pouvoir exercer cet empire sur les opinions : il ajoute « qu’il ne sera pas plus raisonnable de le donner au corps des magistrats, qui, ne devant avoir d’inspection que sur la jurispru-dence, se regarde toutefois comme juge de la doctrine dans toutes les ma-tières… C’est ce qu’on ne voit pas en Angleterre, poursuit-il, où les juges savent qu’ils ne sont que des juges, et où l’assemblée de la nation, compo-sée de tous les états, ne leur permettrait pas de prononcer sur ce qui n’est pas de leur compétence. »

Enfin, il existe une autre différence entre ce qui est en Angleterre et ce qui se rencontre parmi nous ; et c’est selon lui la plus importante de toutes.

« La justice criminelle ne se rend en Angleterre qu’après une instruction publique : c’est la nation qui préside au jugement ; et la nation anglaise, fortement persuadée que la liberté nationale tient à la liberté de la presse, ne permettrait pas au juge de condamner arbitrairement les auteurs.

L’opinion que chacun peut avoir d’un livre, le chagrin d’un particulier, celui d’un corps, celui du gouvernement lui-même, quand il se croit insulté dans un écrit, tout cela ne paraît aux Anglais que de petites considérations, qui ne peuvent être mises en balance avec le grand principe, qu’il ne faut imposer aucune gêne aux écrivains qui veulent parler à la nation.

On me dira, peut-être, que la nation française prendra l’esprit de la nation anglaise, lorsqu’elle aura comme elle des assemblées nationales.

Page 129: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 129

Personne ne peut savoir avec certitude ce que produiront ces assemblées ; mais je soutiens que le vœu même de la nation ne dirigera point les juges, tant que notre forme d’instruction criminelle subsistera lxiii, et que les jugements seront rendus sur des procédures secrètes lxiv. »

Il rappelle les procès de MM. Wilkes et Dupaty, et il les compare ensemble, dans leur marche et dans leur résultat.

« M. Wilkes, dit-il, passait en Angleterre pour le plus hardi des auteurs ; et, comme la licence des libelles a des inconvéniens dont les gens raisonnables sont frappés en Angleterre ainsi qu’en France, beaucoup d’Anglais murmuraient de cette liberté qui leur semblait excessive…

Il fit paraître une feuille où le gouvernement se crut si ouvertement insulté, qu’il ne douta point que ce délit ne fût puni s’il était déféré à la justice.

On fut charmé de trouver cette occasion de faire un exemple qui servit de frein à la licence.

Mais il arriva tout le contraire.

Lorsqu’on voulut faire le procès à Wilkes, la nation se réveilla.

On pensa que la hardiesse qu’on lui imputait, ne devait être considérée que comme une peccadille méprisable, et qu’il serait du plus grand danger que les juges prissent l’habitude de flétrir les auteurs qui auraient déplu aux puissances.

Le gouvernement s’obstina, ce qui augmenta la chaleur nationale en faveur de Monsieur Wilkes : non seulement il fut absous, mais il fut regardé comme un illustre persécuté. La tentative qu’on avait faite pour le perdre, lui procura des honneurs inouïs et une fortune à laquelle, sans cela, il n’aurait jamais aspiré. »

Il n’en fut pas de même de Monsieur Dupaty, quoique sa cause eût mérité plus d’intérêt que celle de Wilkes : on sait que ce magistrat, aussi courageux qu’éloquent, embrassa avec une très grande chaleur la défense de trois hommes de la dernière classe du peuple, condamnés au supplice de la roue, et prêts à être exécutés ; et qu’il parvint à assu-rer leur justification.

Page 130: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 130

Le parlement trouva étrange qu’on se permit de critiquer ses arrêts, et d’attaquer notre jurisprudence criminelle, dont l’opinion publique prononcée le plus fortement possible, réclamait depuis longtemps le changement lxv. Il décréta Monsieur Dupaty, sans observer qu’étant membre d’une autre cour souveraine, il n’était pas son justiciable ; il condamna son mémoire sans être arrêté par le respect que l’on doit à la défense de ceux sur qui pèse une accusation capitale ; il fit rayer du tableau l’avocat qui l’avait signé, sans songer que celui-ci n’avait fait qu’user des droits et des privilèges du barreau. Enfin, il fit réfuter toute la doctrine de Monsieur Dupaty, par un réquisitoire foudroyant, qui ne convainquit personne, et n’empêcha pas de réclamer, avec plus de force encore, contre les abus de notre législation criminelle, et de soutenir comme dans ce cas-ci, qu’un arrêt dont on demandait la cas-sation, avait été injustement rendu.

Le parlement avait tort, puisqu’il était ridicule d’imaginer qu’on n’avait pas le droit de demander le changement des ordonnances du siècle passé, comme il avait été permis dans ce siècle-là, de demander qu’on abrogeât les ordonnances des siècles antérieurs et de les faire révoquer, comme elles le furent, par celles de 1667 et 1670. Mais ce qu’il avait présumé arriva ; « son arrêt et ses poursuites furent, dit M. de Malesherbes, un avertissement donné à tous les écrivains, que s’il leur arrivait d’offenser les juges, même quand ce serait dans la vue de sauver la vie à des innocens, le corps entier de la magistrature leur ferait éprouver sa vengeance ; et, comme personne ne pouvait vouloir, de gaité de cœur, s'exposer à ce danger éminent, personne n'écrivit plus, quoiqu’avec de grands sujets de le faire. »

Ces deux évènements prouvèrent donc qu'en Angleterre, celui qui écrit dans le motif de défendre la liberté de la nation, quoiqu'il le fasse avec véhémence, ne saurait être condamné, et qu'en France, celui qui osait écrire contre les préjugés du parlement, quoiqu'il le fît avec mo-dération, ne pouvait être absous. Ainsi, leur effet fut pour l'un, de consacrer de plus en plus la liberté d'une nation libre ; et pour l'autre, de resserrer de plus en plus les chaînes d'un peuple qui ne l'était pas.

Mais il résulta de l'exemple qu'ils offrirent, que la loi qui laisse aux écrivains le droit de publier leurs ouvrages librement, sauf à répondre devant les tribunaux de leur contenu, était, quand M. de Malesherbes écrivait, plus que suffisante en Angleterre, et eût été très insuffisante parmi nous pour assurer à chaque citoyen la garantie que réclame l'in-

Page 131: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 131

térêt public et le maintien de la liberté de tous, puisque, avec cette loi et malgré cette loi, on retombait toujours sous le poids de l'arbitraire des juges lxvi.

Aussi, M. de Malesherbes, après avoir exposé, en commençant, avec une logique si pressante, les inconvéniens de la censure préa-lable, en déclarant que la liberté que réclament les auteurs est incom-patible avec elle, et que, d'une autre part, elle ne fait que provoquer la licence, propose-t-il d'en revenir à cette méthode, en disant que l'ap-probation d'un censeur, si l'auteur consent à s'y soumettre, imposera silence aux tribunaux, sur l'ouvrage ainsi approuvé, sans que le cen-seur, pour cela, en puisse devenir responsable.

Mais cette proposition est susceptible d'être combattue avec suc-cès.

1°. Les censeurs seraient, par toutes les considérations que M. de Malesherbes a si bien développées plus haut, dans la dépendance ab-solue du gouvernement qui les emploierait. Ce serait donc le gouver-nement qui serait au lieu des tribunaux, le suprême régulateur de l'ex-pression de la pensée et de la puissance de l'opinion ; or, je ne vois pas ce qu'il y aurait à gagner, ni pour la liberté de la nation, ni pour le pro-grès des lumières.

2°. Il serait contraire à tous les principes d'une bonne organisation sociale, de soustraire quelque nature de délit que ce soit, quelques fonctionnaires que ce puisse être, à l'action répressive des lois, et de tracer ainsi autour d'eux une sorte d'inviolabilité politique, aussi nui-sible à l'ordre public qu'à l'intérêt des particuliers, et même qu'à la vraie liberté ; or, cela arriverait nécessairement pour les censeurs, de la proposition de M. de Malesherbes.... Toutefois, cette idée n'est pré-sentée de sa part, que comme une sorte de transaction provisoire, ou comme une sorte de moyen terme entre les inconvéniens qu'il re-doute ; et il est permis de la rejeter comme de l'approuver.

J'ose donc penser et dire, que sous l'aspect même où il la présente, elle n'est ni nécessaire ni convenable.

M. de Malesherbes, en effet, dans le courant de ce mémoire, consi-dère la censure préalable comme contraire à la liberté, qu'il veut main-tenir, pour chaque citoyen, de manifester sa pensée par la voie de l’impression, et la responsabilité des auteurs, devant les tribunaux,

Page 132: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 132

jugeant d'après leur législation et leur forme actuelle, comme non moins contraire à la politique et à la justice, et à cette même liberté qu'il veut défendre.

Ainsi, dans l'un et dans l'autre cas, les conditions les plus sacrées de l'organisation sociale lui semblent également violées, par les insti-tutions même, établies pour les protéger, et pour en repousser les abus.

Il en serait autrement à ses yeux, si les formes judiciaires étaient changées ainsi que la législation ; car ce n'est pas tous les tribunaux qu'il repousse, c'est les tribunaux qui existaient au moment où il a pris la plume ; c'est la législation criminelle telle qu'elle était établie alors : donnez-lui d'autres tribunaux, d'autres lois, d'autres formes de procé-dure, et il pensera différemment : faites que vos tribunaux, que vos lois, que vos formes assurent une garantie certaine à l'innocence et à la liberté ; et, sans doute il ne demandera rien de plus, car qu'y aurait-il à demander encore° ?

Il répète qu'en Angleterre « la justice criminelle ne se rend qu'avec une instruction publique ; que c'est la nation qui préside au jugement, et qu'elle est si fortement persuadée, que la liberté nationale tient à la liberté de la presse, qu'elle ne permettrait pas aux juges de condamner arbitrairement les auteurs. ».

En France la législation qu'on aurait voulu instituer alors, aurait été arbitraire et eût empêché toute liberté ; d'autant plus que l'opinion pu-blique n'en aurait pu être le supplément : les parlemens la dédai-gnaient, ainsi que les droits de la nation. M. de Malesherbes savait d'ailleurs que ces antiques compagnies, indépendantes jusques à un certain point de la volonté du monarque, ne l'étaient pas de leurs propres préjugés et de leurs anciennes habitudes ; il craignait cet esprit de corps qui les dominait si complètement, et qui se parait fréquem-ment des livrées de la liberté pour l'asservir à son profit ; qui se saisis-sait de toutes les passions, pour empêcher qu'on ne le combattît avec succès ; qui opposait une barrière insurmontable aux progrès de la rai-son et des lumières, pour maintenir son autorité.

Il craignait cette jurisprudence d'habitude qui s'établit nécessaire-ment sur tout ce qui tient à la pensée, dans tous les corps qui sont per-manents, cette prétention de maintenir les vieilles doctrines, sans exa-miner si elles doivent être modifiées lorsqu'il est si bien démontré que ce qui a été bon pour un siècle, peut ne pas l'être pour le suivant.

Page 133: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 133

On voit qu'il n'aurait pas été éloigné de demander qu'on fît juger les délits de la presse, par un grand tribunal national qui eût procédé sous l'œil du public ; car il veut, même en France, faire intervenir 1a nation dans les procès où son intérêt est compromis. Mais il observe à ceux qui auraient aussi cette idée, qu'il n'existe pas de pareil tribunal, et il ajoute que si les États-généraux veulent en instituer pour d'autres délits, la connaissance de ceux de la presse lui sera indubitablement attribuée.

Ainsi donc ce n'est qu'en attendant que ce grand tribunal soit créé, et qu'il y ait des formes tutélaires dans l'organisation de la justice ou dans la législation, qu'il recherche d'autres moyens pour réprimer, sans porter atteinte à la liberté de la presse, les abus qui peuvent en résul-ter, et qu'il propose, dit-il, non la loi qui lui paraîtrait la meilleure, mais celle qu'il croit la moins mauvaise.

« Car la morale et la raison ne permettent pas de traiter une loi d'après laquelle tous les livres sans exception pourraient paraître impunément, puisqu'il peut y avoir même des discours si coupables, qu'il soit nécessaire de les punir.

Il faut donc, continue-t-il, ou prévenir la publication des livres répréhensibles par la censure, ou les réprimer par l'action de la justice ; et comme la justice et la censure s'exercent par des hommes, le caprice des censeurs et la crainte des caprices des juges seront toujours un obstacle à la liberté de la presse, jusques à ce que les tribunaux du royaume dirigés par la nation elle-même, se soient pénétrés de principes assez certains, pour que les auteurs qui, dans leur conscience, savent qu'ils n'ont pas d'intention criminelle, soient bien assurés qu'ils n'ont rien à craindre ; or nous sommes bien éloignés de vivre sous un tel ordre de chose lxvii. »

Mais tout ce qu'il désirait en 1788 peut se rencontrer maintenant dans nos institutions judiciaires, et il n'y a plus qu'à en faire l'applica-tion à la matière qu'il vient de traiter.

Toutefois où sera l'absence de ce qu'il craint, et la garantie de ce qu'il réclame° ? sera-ce dans l'attribution des délits de la presse don-née à la police correctionnelle, et aux tribunaux qui l'exercent° ? Non, sans doute, et j'ose l'affirmer comme une conclusion de tout ce qu'il a dit ; car les tribunaux correctionnels ne sont pas plus affranchis que

Page 134: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 134

les parlemens, des préventions qu'il redoutait dans ceux-ci ni des pré-jugés d'état et d'habitudes qu'il leur reprochait si justement.

Je veux croire, néanmoins, et je crois véritablement à l'indépen-dance de ces tribunaux de nouvelle création, et à l'impartialité de leurs jugements ; même quand c'est le gouvernement qui est l'accusateur, l'autorité qui est partie, la puissance suprême qui fait poursuivre, et le ministère qui se plaint : je sais aussi bien qu'un autre, que le courage et la probité se trouvent généralement parmi les juges, même dans ceux d'un ordre inférieur, en attribution et en fortune ; mais je ne suis pas plus rassuré que l'impartial M. de Malesherbes, contre l'influence de la routine, les préventions, et les préjugés. Je pense avec lui, que dans tous les corps de justice permanents, il s'établit, quoi que l'on puisse faire, une jurisprudence irrésistible qui se substitue à l'esprit même de la loi, et qui est d'autant plus redoutable, que l'objet auquel on l'applique, peut prêter davantage à l'arbitraire, et tenir plus particu-lièrement au vague de la pensée : je crois avec lui que, si on attribue la censure ou la répression des écrits à des tribunaux dont la composition soit toujours la même, et la marche toujours constante, les juges seront à la longue, et même avant fort peu de temps, les dominateurs de l'opi-nion et de la pensée ; et qu'il sera bientôt défendu d'écrire, non ce que la loi ne pourrait approuver, mais ce qui pourrait déplaire aux membres de ces tribunaux eux-mêmes ; inconvénient terrible sans doute, et que M. de Malesherbes a mieux fait sentir que je ne pourrais le faire ici, à moins de répéter encore une fois ses judicieuses paroles.

Mais cet inconvénient ne peut se rencontrer dans la procédure par jurés, puisque le jury n'est pas un tribunal permanent et qu'étant nom-mé et pour ainsi dire créé pour chaque cause, il est dissous après sa décision, et rentre aussitôt dans la classe des simples citoyens, sans rien retenir de son autorité passagère, sans rien transmettre de ses opi-nions et de ses principes aux jurys qui seront formés à l'avenir ; ce qui fait qu'il n'est pas possible qu'il s'établisse au milieu de lui et dans sa manière de procéder, ni qu'il se conserve d'un jury l'autre, rien de cet esprit de corps qui dirige trop souvent les compagnies, rien de cette jurisprudence routinière qui fut si terrible dans les parlemens, et dont je viens de signaler l'extrême danger dans les matières qui nous oc-cupent ; rien de ces habitudes dominatrices et de ces préjugés d'état, d'éducation, de sang et de parti, qui subjuguent la législation elle-même, et la dénaturent ou la modifient, contre le gré des législateurs.

Page 135: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 135

Voilà sans doute où l'on peut trouver un tribunal indépendant et impartial, auquel M. de Malesherbes voulait que l'on renvoyât la connaissance de tous les délits que l'imprimerie peut faire commettre : voilà le tribunal national qu'il attendait des États-généraux, et qui, ef-fectivement, fut leur ouvrage ; celui que réclament également l'intérêt public et le maintien de la liberté de la presse qui en est inséparable ; celui qui, chez les Anglais, n'a pu permettre que Wilkes fût condamné mal à propos ; qui n'eût pas, en France, s'il eût existé, fait brûler Emile, prohibé les écrits de Condillac, de Dumarsais et de Mably, sus-pendu le débit de l'Encyclopédie, et menacé l'Esprit des Lois, et qui eût enfin absous Dupaty, si on eût osé le lui dénoncer, d'avoir arraché trois hommes innocens au supplice affreux de la roue, et voulu corri-ger nos lois criminelles.

Néanmoins on doit le dire avant de pousser plus loin cette discus-sion, l'organisation actuelle de la procédure par jurés, se ressent trop des principes de ceux dont elle a été l'ouvrage, et du caractère despo-tique du gouvernement qui régnait alors, pour n'avoir pas un besoin pressant d’une très-grande amélioration préalable.

Prenons garde, en effet, avant de confier au jury la surveillance de la pensée, la direction des lumières, et si l'on peut parler ainsi, l'ins-pection des créations du génie et des progrès de l'esprit humain ; pre-nons garde, dis-je, que par ses formes, sa manière de procéder, et sur-tout par le mode actuellement employé pour la nomination de ses membres, il ne nous offre de véritables commissions ministérielles, de véritables tribunaux d'exception incompatibles avec l'esprit de la Charte lxviii ; car tout serait perdu sans doute, si à l'arbitraire dans les décisions qui forment le principe et la base de la procédure du jury, se joignait l'arbitraire aussi de la désignation des individus appelés à le composer : si des fonctionnaires investis, quoique momentanément, du terrible et immense pouvoir de prononcer sans autre guide que leur conscience, sans autre règle que leur opinion sans aucune responsabi-lité morale, sur choses aussi vagues, aussi fugitives, aussi difficiles à saisir et à interpréter, pouvaient recevoir leur caractère et leur mandat, d'une autorité particulière quelconque. O Servan ! Ô Beccaria ! ne se-rait-il pas vrai de dire alors qu'après nous être éclairés de vos immor-tels ouvrages, et de ceux si nombreux et si utiles, que leur exemple a pu faire naître, nous ne serions parvenus qu'à revêtir des formes trom-peuses de la justice et de la liberté, les véritables institutions de ce

Page 136: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 136

despotisme judiciaire, que vous combattîtes avec tant de succès et de gloire !...

Il faut qu'en France, comme en Angleterre, l'accusé, traduit devant les jurés, puisse se dire à lui-même, et puisse faire reconnaître aux autres, qu'il va être jugé par son pays, et non d'une manière même in-directe, par l'influence d'un ministre, ou par la volonté d'un préfet ; car sans cela, il faudrait repousser avec empressement cette forme de pro-cédure devenue alors si dangereuse, afin de ne pas laisser écraser, comme le dit Montesquieu, et comme je l'ai répété souvent d'après lui, les malheureux qui font naufrage avec la planche même qui leur est offerte pour leur salut. Hélas ! Les noms n'y font rien : on n'est pas jugé par un jury, parce qu'on donne le nom de jurés aux individus qui composent l'agglomération que l'on désigne sous cette qualification tutélaire. Ce n'étaient pas des jurés, mais des bourreaux, que les hommes qui, usurpant ce titre, exerçaient l'horrible et permanente fonction d'envoyer chaque jour à l'échafaud des centaines d'innocentes victimes, sans avoir rien appris d'eux que leur nom.

Je ne conçois pas néanmoins ce qu'on pourrait objecter de plau-sible, à la demande d'une loi qui attribuerait exclusivement à un jury bien organisé la connaissance de tous les délits, sans exception, que la presse peut faire commettre, ni comment le gouvernement pourrait hésiter à en adopter la proposition. Une discussion sur ce sujet, aussi brillante que solennelle, a eu lieu l'année dernière dans les deux chambres législatives, particulièrement dans celle des députés. J'y ai bien entendu de fortes raisons pour faire accueillir l'affirmative ; mais j'avoue que, dans tout ce qui a été dit pour défendre l'opinion contraire, je n'ai rien entendu qui m'ait paru avoir la moindre solidité ; et que je ne pense pas qu'on ait réfuté le moins du monde, ni M. Mar-tin de Gray, ni MM. Royer-Collard, Camille Jordan et Beugnot.

Dira-t-on que les jurés sont trop enclins à l'indulgence, et qu'ils seraient portés à absoudre les écrivains les plus criminels° ? Mais d'abord il faut bien s'entendre, et savoir quels sont les écrits dont il faut punir les auteurs.

Veut-on dire par écrivains criminels ceux qui se permettent de composer ou de publier ces livres qui sapent les principes et les fonde-mens de l'ordre social, qui outragent les mœurs, violent la morale, et appellent, dans toutes les classes de citoyens, la dépravation et le

Page 137: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 137

désordre° ? Je conviens sans peine, comme M. de Malesherbes, que ceux-là sont vraiment coupables, et qu'ils méritent tous l'animadver-sion des lois : mais peut-on penser que les auteurs d'écrits de ce genre échapperaient plus facilement à la sévérité des jurés qu'à celle des juges° ? Les principes des premiers seraient-ils moins purs que ceux des seconds ; et le véritable intérêt public les animera-t-il moins que les autres° ? Non sans doute, et l'on peut assurer que, si des précau-tions sages et justes environnent les procédures qui se feront devant eux ; si leur organisation constitutive est perfectionnée, si des condi-tions de propriété non-excessives, mais suffisantes, garantissent tout à la fois l'indépendance et l'éducation de ceux qui seront appelés pour être jurés, leur impartialité, leurs lumières et leurs vertus domes-tiques ; si de nombreuses récusations, librement et réciproquement exercées, éloignent du milieu d'eux les hommes ignorants et préve-nus ; enfin si le code criminel, par l'excessive rigueur de ses disposi-tions, n'en appelle pas lui-même "la désuétude ; on peut assurer, dis-je, sans crainte d'être démenti par l'expérience, que ces délégués tem-poraires et spéciaux de la nation, ne resteront pas au-dessous des hautes fonctions qu'ils auront à remplir ; et qu'inspirés par cet esprit véritablement patriotique, qui ne manque jamais de s'établir partout où les gouvernements comptent pour quelque chose les droits et les inté-rêts des peuples, ils sauront allier tout à la fois la justice et la vérité ; et prononcer comme la nation toute entière, mue par le désir de sa conservation et de son repos, le ferait elle-même, si elle était consul-tée.

Mais si les écrits qu'on nomme coupables, et dont on désire la ré-pression, ceux pour lesquels on paraît craindre l'indulgence, ou la fai-blesse du jury, sont ceux qui peuvent blesser quelques ministres, en faisant connaître quelques abus ; offenser quelques agents de l’autori-té, en dévoilant quelques opérations criminelles, ou extravagantes ; ceux dont le but pourrait être de signaler quelques injustices, de dé-noncer quelques turpitudes, ou de réclamer quelques principes de sa-gesse, ou de politique méconnus, ou publiquement violés… Sans doute, ah ! Sans doute, il peut être vrai de dire que les jurés seront plus indulgents que ne pourraient l’être d’autres juges. Leur indépen-dance, et surtout le peu de durée de leur ministère, ne permettront pas qu’on trouve facilement parmi eux de ces fonctionnaires bénévoles, toujours prêts à venir au secours de l’homme en crédit, qui ne savent

Page 138: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 138

attaquer que le faible, qui ne peuvent défendre que le fort, et qui semblent se constituer moins les défenseurs de l’ordre public en géné-ral, que celui de l’intérêt particulier de tels personnages puissans, dont on regarde comme un crime de tourmenter les jouissances, ou d’atté-nuer la faveur. Heureusement de tels fonctionnaires ne se rencontrent pas facilement parmi nous. Peut-être même n’en existe-t-il aucun dans la classe justement honorée des magistrats choisis par le prince, pour rendre la justice à son peuple, et faire respecter les lois ; mais l’organi-sation des jurés offre des garanties particulières qui se rencontreront bien moins encore au milieu d’eux ; c’est donc un motif décisif pour leur confier de préférence les jugements qui exigent le plus d’indépen-dance et de fermeté.

Ils seront indulgents, je le veux, dans certains cas particuliers ; mais leur indulgence, il faut le dire, au lieu d’être nuisible au corps social, ne pourrait que lui être utile, ainsi que M. de Malesherbes l’établit très bien dans les fragmens que je viens de citer. En favori-sant la liberté d’écrire sur les matières d’intérêt public, que cet homme si sage voulait établir, elle favoriserait aussi cette censure qui ne s’exerce que par son moyen, et qui n’est ni la délation qui se cache dans l’ombre et ne frappe que dans les ténèbres, ni le langage de la révolte qui provoque à la désobéissance et au crime, en se montrant le front levé : cette censure, dis-je, qui s’attache avec courage, mais avec modération, à tous les actes de l’autorité elle-même, lorsqu’ils sont en opposition avec les vrais intérêts du peuple ; qui ne cherche point à combattre, mais à éclairer ; à dénigrer, mais à instruire ; qui avertit les hommes en place des erreurs de leurs subordonnés, et qui porte jus-qu’au pied du trône, la vérité, dont tant d’individus ont un si grand besoin que l’accès puisse être facile.

Sans doute, il se peut que dans un pays comme la France, où on s’est trouvé longtemps satisfait de se venger par des chansons, de l’oppression sous laquelle on était forcé de vivre, et où une sorte d’op-position aux divers actes de l’autorité se rencontre, d’après cela, beau-coup moins rarement qu’ailleurs, cette censure devienne aussi plus frivole et plus tracassière ; et que les écrits sur les matières de gouver-nement trouvent plus de faveur auprès des jurés pris parmi le peuple, que devant les juges institués par le monarque, lorsqu’ils se permet-tront de critiquer, même injustement, les actes de l’administration sou-veraine : mais cet inconvénient me semble bien faible ; et il conserve

Page 139: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 139

encore l’avantage d’appeler sur les affaires publiques une discussion libre et franche, qui tend à éclairer ceux qui les dirigent, et à y intéres-ser ceux qu’elles concernent.

On sera moins frivole, moins tracassier, plus circonspect dans ses attaques, lorsqu’on pourra être forcé de les soutenir ensuite par une controverse publique, nécessairement plus approfondie ; lorsqu’on sera sûr d’être combattu, toutes les fois qu’on hasardera un fait incer-tain, ou un raisonnement captieux : ainsi le remède, comme l’on voit, résultera de la cause même du mal.

Le moyen le plus efficace d’empêcher le succès des libelles, et conséquemment leur propagation, c’est d’établir un ordre de choses, d’après lequel au lieu de décerner aux auteurs des honneurs et les pro-fits de la persécution, on les soumettra à la honte qui résulte nécessai-rement d’une réfutation complète et libre, laquelle, au lieu d’être l’ou-vrage d’un orateur officiel, discutant, parce que c’est son métier et qu’il est payé pour cela, serait celle de tout le public, énonçant son opinion par l’organe d’hommes impartiaux et éclairés, qui se sont donnés à eux-mêmes cette mission honorable et gratuite.

Il n’y a jamais de danger, comme dit très bien M. de Malesherbes dans les Mémoires que j’ai cités, à laisser paraître une allégation men-songère, à laisser exposer la théorie d’un système faux et trompeur, quand la démonstration de leur fausseté est publiée au même instant, et peut sortir à la fois de mille bouches. Mais tout est perdu, dit Rous-seau, si quand il s’agit de l’intérêt de l’État, un seul citoyen croit pouvoir dire que m’importe° ? Or cela n’est pas moins vrai dans les monarchies que dans les républiques.

C’est en permettant, c’est en favorisant même la discussion géné-rale et publique sur les matières qui intéressent l’État, que l’on crée ou que l’on développe cet esprit national qui vivifie toutes les institu-tions : c’est par là que l’on associe toute la puissance du peuple à tous les efforts du gouvernement, pour fonder la prospérité commune ; qu’on accroît l’amour qu’inspire le monarque et la monarchie, et que l’on resserre de plus en plus cette alliance auguste et sainte, entre le prince et les sujets, si nécessaire au bonheur de tous.

M. de Malesherbes pense, ainsi que je l’ai rappelé tout à l’heure, qu’excepté quelques principes absolument incompatibles avec la sta-bilité du gouvernement, il n’y a aucun inconvénient à ce que dans les

Page 140: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 140

matières d’administration, chacun puisse écrire ce qu’il veut, pourvu qu’on ait la même liberté pour lui répondre : mais il semble qu’on peut encore aujourd’hui étendre le cercle qu’il a tracé, et ne pas mettre d’exception à cette faculté qu’il accorde. Ce n’est pas dans ce moment présent, en effet, que l’on peut craindre de laisser rappeler ces odieux et criminels sophismes, qui peuvent égarer les nations et les particu-liers : la Révolution les a proclamés avec une profusion si terrible, ils sont malheureusement si présents à la mémoire de tous les individus qui peuvent être entraînés par eux, que ce qu’il y a de plus dangereux et de plus à craindre, ce n’est pas qu’on les reproduise par de nou-velles publications, mais qu’on les laisse sans les réfuter : or, c’est ce qui arriverait, et ce qu’explique très bien M. de Malesherbes lui-même, si ceux qui voudraient les combattre, pouvaient craindre d’être recherchés, soit pour n’avoir pas été bien compris par tel ou tel juge ignorant, soit parce que tel autre aurait prétendu que l’on ne doit pas être absous du tort d’avoir publié une allégation erronée, ou une théo-rie criminelle, alors même qu’on ne les aura émises que pour les réfu-ter plus aisément, et qu’on aurait eu le mérite d’y avoir complètement réussi.

Il est une autre considération qui ajoute un nouveau degré de force à tout ce que j’ai dit jusqu’ici, pour prouver que c’est aux jurés qu’il est préférable d’attribuer la connaissance exclusive des délits commis par la presse : c’est qu’il n’y a qu’eux véritablement qui forment un tribunal national, et qui soient dans un parfait accord avec cette opi-nion publique née des circonstances et du temps, qu’on ne peut que déclarer, lorsqu’il s’agit de prononcer souverainement sur le sort d’un livre quelconque.

En effet, quand c’est le jury qui prononce, c’est la nation elle-même, et d’une manière directe : elle ne délègue son pouvoir, elle l’exerce ; car elle est appelée tout entière à former le jury, toutes les fois qu’il en est besoin, et elle n’est réduite que par les retranchements qu’opère le sort, ou par les accusations réciproques, au petit nombre qui procède ; mais ce qui reste n’en conserve pas moins son caractère et son esprit, en conservant sa toute-puissance : aussi peut-on dire avec vérité, que la décision qui en émane, émane de la nation ; et que le jugement qui est porté sur un écrit déféré aux jurés, n’est autre chose que le résultat du vœu formé par le peuple entier, le plus sou-vent préexistant à la procédure qui le consacre.

Page 141: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 141

Ainsi l’on ne peut plus craindre qu’il ne s’établisse une contradic-tion réelle, entre l’opinion publique et celle que l’autorité manifeste, comme cela n’arrive que trop souvent, quand c’est un tribunal de juges inamovibles et perpétuels qui la déclare et la proclame. Ainsi l’on ne peut plus craindre qu’une vérité que le peuple entier aura adoptée, comme salutaire et comme évidente tout à la fois, soit re-poussée par quelques magistrats, dont elle blesserait les habitudes, contrarierait les passions ou attaquerait les préjugés : ainsi l’on ne ver-ra plus le triste spectacle d’un jugement méprisé et cassé par cette même nation, au nom ou dans l’intérêt de laquelle il aurait été solen-nellement rendu, devenant un titre d’honneur pour celui dont il aurait prononcé la flétrissure, et le livre qu’il aurait proscrit avec éclat, placé peut-être au premier rang des plus grands bienfaits du génie, devant à sa condamnation sa faveur et sa renommée.

Il n’en est pas d’un livre, en effet, comme d’un individu soumis à une instruction criminelle : l’homme condamné injustement n’en subit pas moins sa peine ; et si elle est capitale, sa mort rend toute révision impossible ou du moins incomplète et inefficace. Quelques réclama-tions isolées s’élèvent bien pendant quelques jours, contre l’autorité qui l’a condamné, mais le temps leur impose silence, et la victime de l’erreur des juges a bientôt entièrement péri. Mais un livre ! On n’a rien fait quand on l’a condamné : chaque jour son procès peut se re-produire : la révision est toujours admise ; et la postérité, juge su-prême et des tribunaux et des lois, ne refuse jamais de prononcer sur son appel.

Un bon livre, quoi qu’on puisse dire et faire, est hors des atteintes de l’autorité publique : il triomphe aussi facilement des attaques de la justice et des abus du pouvoir que de l’erreur des contemporains. Il s’élance au milieu des siècles, brillant de toute la gloire qui lui appar-tient, pour en faire retomber l’éclat sur l’époque qui l’a vu naître, alors même qu’il y a été persécuté ou méconnu. Que pourraient donc contre lui les arrêts d’un petit nombre de juges, trop faibles pour lutter contre le génie et quelquefois aussi trop mal habiles pour en apprécier les conceptions° ? Mais puisque le gouvernement qu’une solidarité mo-rale associe en quelque sorte avec eux, les charges de cet examen et provoque lui-même cette lutte, il faut, pour son propre intérêt, qu’il appelle à leur aide l’opinion, qui, dans ces sortes de matière, est si dis-

Page 142: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 142

posée à les abandonner ; et il ne peut le faire qu’en invoquant l’appui des institutions qui s’unissent le mieux avec elle.

C’est donc tout à la fois pour l’intérêt de la liberté, des lumières et du gouvernement, que je parle, lorsque je demande avec beaucoup de bons esprits, que les jurés soient spécialement chargés de prononcer sur les délits de la presse…

En adoptant ce mode de procédure, on donnera plus de solennité à des discussions qui, d’après leur objet et leur but, ne sauraient jamais en avoir assez. On fera cesser ce scandale qui afflige tous ceux qui s’intéressent à l’honneur des lettres, et qui consiste à attribuer au même juge, et la connaissance des délits les plus obscurs et les plus vils, dont la société puisse se plaindre, et celle de tous ceux que l’on croit pouvoir imputer à l’homme d’esprit ou de génie.

Certes, le temps des privilèges est passé pour ne plus revenir ; aus-si n’en est-ce pas un que j’invoque : mais je le demande à tout lecteur judicieux et impartial, l’homme de lettres qui a consacré ses veilles à l’instruction de ses concitoyens, et dont l’unique tort, peut-être, est de n’avoir pas su se faire comprendre des esprits vulgaires et peu éclai-rés ; celui que d’autres ouvrages ont déjà signalé glorieusement à la considération publique, et dont les écrits ont fait admirer tout à la fois et les talents les plus rares et le courage le plus éminent, doit-il être traduit devant les mêmes juges que le voleur ou que le filou° ? Doit-il être poursuivi d’après les mêmes formes, et susceptible des mêmes peines ; et n’est-il pas justiciable de la nation toute entière, que son génie a voulu éclairer° ?

J’ai beaucoup de respect, sans doute, pour Messieurs les juges des cours royales, ou des tribunaux inférieurs, qui sont chargés des pé-nibles fonctions de la police correctionnelle, dont le dernier code cri-minel a si fort accru les attributions. Je sais qu’il ne faut pas toujours juger de l’étendue des services qu’un fonctionnaire public peut rendre, par l’éclat qui les environne ; et que tel magistrat du dernier rang, qui passe sa vie dans l’obscurité, en faisant respecter les lois et en mainte-nant l’ordre public, dans le ressort de son tribunal, est peut-être plus utile à l’État que tel Pair de France ou que tel ministre : toutefois, je dois l’avouer, je ne saurais m’accoutumer à l’idée de voir un homme comme Montesquieu, s’il en apparaissait jamais un autre au milieu de nous, forcé de venir expliquer ses belles pensées et les grands résultats

Page 143: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 143

de ses méditations, à un tribunal d’arrondissement, plus versé dans la connaissance textuelle du code de procédure civile ou des ordon-nances de police, que dans ce qui appartient aux hautes questions du droit des gens et du droit naturel ; obligé de lutter contre la logique superficielle et tranchante de Monsieur le procureur du Roi, ou de son jeune substitut, pour repousser des conclusions tendant à le faire condamner à quelques mois de prison, ou à une amende plus ou moins forte. Je sais bien que Montesquieu, lui-même, ne dédaigna pas de repousser les traits venimeux de je ne sais quel aristarque en soutane, qui appelait son livre une production scandaleuse, et qui l’accusait en même temps d’hérésie ou d’irréligion : mais, je sais aussi que lorsque ce grand homme écrivait le nouveau chef-d’œuvre que nous avons dû à cette méprisable attaque, il était, dans son cabinet libre de parler ou de se taire ; et que, quoi qu’il était forcé d’user de beaucoup de pré-cautions pour enrichir son siècle du magnifique présent que son génie a fait aux hommes, il n’a jamais été appelé à comparaître en personne devant le tribunal correctionnel de son arrondissement, pour répondre aux interpellations des Messieurs du parquet ou du juge d’instruction, pour faire comprendre et justifier son système sur les principes des différens gouvernements, son opinion sur l’influence du climat, et son admirable tableau de la constitution de l’Angleterre, qu’il n’eût peut-être pas été impossible qu’un membre du ministère public se fût per-mis de trouver coupable.

Je me suis éloigné, sans doute, un peu trop de l’homme illustre qui fait le sujet de cet écrit ; je n’ai rien dit, toutefois, qui fût contraire ou même étranger aux opinions qu’il a manifestées, et tout ce que vous venez de lire, n’est guère que la suite et la conclusion de ce qu’il avait dit lui-même. Il est vrai qu’il n’a pas parlé du jury ; mais c’est parce qu’alors on était loin de penser qu’il pût jamais s’établir en France. Avant l’assemblée constituante, en effet, aucun publiciste ne l’avait réclamé ; on le laissait à l’Angleterre, en admirant néanmoins ses salu-taires résultats, sans songer à le naturaliser parmi nous. Les écrivains éloquens et profonds, qui s’étaient occupés jusques alors du perfec-tionnement et des réformes de notre législation criminelle, n’avaient jamais osé s’élever jusques à cette précieuse institution. Mais, tout ce que demandait M. de Malesherbes, pour la garantie de la liberté de la presse, et du droit de publier sa pensée, se trouve obtenu par son éta-blissement ; tandis que tout ce qu’il craignait des tribunaux ordinaires,

Page 144: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 144

subsiste véritablement par la procédure actuelle, contre laquelle on peut dire qu’il s’est élevé d’avance avec la liberté qui lui appartenait.

Je n’ai donc fait que développer des opinions qui seraient les siennes, si nous étions assez heureux pour qu’il pût encore porter dans le dédale de nos lois le flambeau de son immortelle raison ; toutefois je ne saurais me permettre de les lui attribuer textuellement, puisque je ne les ai ni entendues de sa bouche, ni lues dans ses précieux écrits. Je crois avoir tiré de justes conséquences des principes qu’il a posés : mais c’est là tout ce que je peux dire ; et je demande qu’on ne s’en prenne qu’à moi, si l’on trouve que je me sois trompé.

Cependant je crois devoir encore ajouter quelques observations à ce que j’ai déjà dit, d’après l’opinion de M. de Malesherbes, et même uniquement d’après la mienne, sur la manière de procéder contre les auteurs que l’on croit coupables d’ouvrage répréhensible. Cet objet est si important, il mérite surtout dans les circonstances actuelles, une si sérieuse attention, que celui de tous les hommes publics qui a défendu le plus constamment, et le plus longtemps peut-être, les principes de la liberté de la presse, semble avoir, en quelque sorte, acquis le droit d’épuiser la matière, et ne saurait être blâmé justement de présenter cette même question sous toutes les faces qui s’offrent à lui. Je résiste d’autant moins à une prolixité dont je me sens coupable, qu’il s’agit, dans ce que je vais dire encore, moins de l’intérêt des auteurs que de celui du gouvernement même, et que mes réflexions n’ont maintenant d’autre but que de l’éclairer sur ce qu’il peut y avoir de nuisible pour lui, dans l’usage qu’il croit souvent devoir faire de sa puissance.

En voulant soustraire à l’action des tribunaux, qui étaient alors les parlemens, les délits que l’on peut commettre par la publication des livres, M. de Malesherbes n’a été frappé que des inconvéniens qui pouvaient résulter pour les auteurs et pour le progrès des lumières, d’une attribution aussi redoutable et aussi arbitrairement exercée ; mais il n’a pas considéré ceux qui devaient en résulter aussi pour l’au-torité publique elle-même. Soit qu’il ne les ait pas aperçus, soit qu’il ait cru inutile de les indiquer, s’en remettant au gouvernement du soin de veiller à ses propres intérêts ; soit plutôt que les formes mysté-rieuses, employées alors dans l’exercice de la justice criminelle, pré-vinssent la plus grande partie d’entre eux, en leur substituant d’autres : il est certain qu’il ne les a pas fait connaître à ceux du moins qui pou-vaient avoir à s’en préserver !

Page 145: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 145

Alors le gouvernement, il est vrai, ne se mêlait pas directement de la poursuite devant les tribunaux des délits qui troublaient les sociétés. La clandestinité des débats, qui ne peut plus être rétablie, faisait que, quand il s’en serait mêlé, la chose n’en eût pas moins été presque in-différente pour lui. C’était bien en son nom, à la vérité, avec l’appui de sa puissance, et par des magistrats de son choix, que ces poursuites avaient lieu : mais ces magistrats, une fois nommés, n’avait pas besoin de son impulsion pour agir ; et les procédures nécessaires pour parve-nir à la punition des coupables, se faisaient sans qu’aucun ministre trouvât nécessaire de les provoquer. Sans doute, il en est de même au-jourd’hui dans presque toutes les accusations, excepté toutefois lors-qu’il s’agit des délits de la presse ; car, dans ce cas-là, il est bien re-connu que, sans l’ordre secret ou public de l’administration supé-rieure, ou du moins sans sa dénonciation spéciale, la partie publique n’agirait point contre la plupart des écrits qu’on voit déférer à la jus-tice. Or, M. de Malesherbes ne l’a pas dit, il faut bien que quelqu’un le dise ; il y a toujours un grand inconvénient pour l’autorité, dans cette lutte qui s’établit entre elle et les auteurs des divers ouvrages qu’elle trouve répréhensibles, et qu’elle fait poursuivre comme tels. Si ces écrits ne sont pas coupables, elle fait obtenir aux auteurs les hon-neurs de la persécution, que plusieurs d’entre eux désirent beaucoup ; elle les encourage à braver son pouvoir ; elle se montre elle-même avec le tort d’avoir voulu faire une chose injuste, en attaquant mal à propos des hommes tellement innocens, que, devant des tribunaux de sa création, elle n’a pu les faire trouver coupables.

Si les écrits que le gouvernement a voulu poursuivre, sont vérita-blement criminels, l’inconvénient est d’un autre genre, sans être moins grave sans doute ; car voici ce qui arrive alors : l’auteur accusé a le droit incontestable de soutenir qu’il n’y a rien de répréhensible dans son livre, et qu’il a pu dire tout ce qu’il a dit : dès lors il se forme un débat public entre lui et son accusateur, lequel a lieu non seulement en présence du tribunal chargé de prononcer sur l’accusation, mais encore devant la multitude qui se porte en foule à ces audiences, et par suite de la France entière, à qui on en rend compte aussitôt, sans omettre le moindre détail. Alors ce n’est point le tribunal qui rend le jugement, c’est le public de tout le royaume ; lequel prononce non seulement sur le livre, mais sur le procédé du gouvernement qui l’a poursuivi, plaçant presque toujours l’accusé sous sa protection immé-

Page 146: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 146

diate. Mais ce débat produit encore le grand mal de livrer souvent à une discussion solennelle des principes sur lesquels il peut paraître dangereux d’éveiller l’attention du peuple et des opinions sur lesquels il ne faut pas appeler le doute, ni provoquer la controverse.

Quelque circonspection que s’impose le défenseur de l’accusé, quelque habilité qu’ait celui que l’on constitue son adversaire, la ques-tion n’en est pas moins soumise à l’examen d’une multitude passion-née, plus facile à entraîner qu’à instruire, à séduire qu’à éclairer, et le plus souvent prévenue d’avance, toujours disposée à accueillir favora-blement ce que l’autorité désapprouve, et à repousser ce qu’elle éta-blit.

Mais si l’avocat est audacieux ; s’il a de la hardiesse de l’élo-quence ; s’il a plus d’envie de briller que de persuader les juges, d’émouvoir l’auditoire que de convaincre le tribunal ; si le procureur du Roi est faible en logique et en talent ; s’il se livre à l’exagération, à l’emportement ou à la haine ; s’il se fonde par hasard sur des principes favorables à l’arbitraire, au despotisme ; ce n’est sûrement pas à l’au-torité que la victoire demeure, bien qu’elle obtienne de la justice toute la réparation qu’elle demandait.

On peut dire que toutes les fois que le gouvernement poursuit un auteur pour un livre que peu de personnes connaissent, il se charge de le publier ; il ne lui enlève pas un lecteur, il lui en procure des cen-taines ; et ce qu’il y a de plus funeste, il convoque un véritable club populaire ou politique, au palais de justice même, auquel il renvoie l’examen de l’ouvrage qu’il a dénoncé, et devant lequel il en fait ex-pliquer, commenter, analyser et discuter contradictoirement les prin-cipes et les opinions.

Enfin on peut résumer, je crois, tout ce que je viens d’exposer, par ces paroles dignes, peut-être, de quelque attention.

Ou l’ouvrage qu’on veut poursuivre n’est pas dangereux, et alors il ne faut pas s’en occuper, mais il l’est réellement, et alors il faut bien se garder d’ajouter à sa publicité ordinaire, les dangers bien autrement graves d’une proclamation publique.

Remarquez que dans l’ancien régime, lorsque le parlement pour-suivait les livres qui lui déplaisaient, et même lorsqu’il les condamnait au feu, toutes ces discussions juridiques se faisaient forcément à huis

Page 147: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 147

clos, sans que le public pût les écouter ; que Monsieur l’avocat géné-ral parlait tout seul, qu’il n’était pas permis de le combattre, que même l’accusé le plus souvent ne pouvait savoir ce qu’on avait trouvé de répréhensible dans son livre ; qu’il ne connaissait pas l’interpréta-tion qu’on avait pu donner à ces paroles, il ne pouvait ni expliquer ce qu’il avait voulu dire, ni justifier ses intentions, ni se défendre d’au-cune manière : toutes choses qui, sans être pour cela moins injustes, n’en mettaient pas moins hors d’atteinte l’autorité du gouvernement et de ceux qui agissaient pour lui. Vous sentirez sûrement, d’après cela, combien il peut être dangereux de transporter dans un ordre de choses nouveau, ce qui a pu se faire dans un autre, avec l’appui de formes et d’usages qui ne subsistent plus, et ne peuvent plus subsister.

Je ne dis pas pour cela qu’il faille laisser imprimer impunément, et publier sans opposition tous les livres criminels qu’il plaira aux au-teurs de composer ; M. de Malesherbes me désavouerait : mais je dis que dans le cas même où on croit devoir les réprimer, il faut user avec une grande sobriété du pouvoir qu’on a de les mettre en cause.

Dans tous procès où le gouvernement est partie, et il l’est toujours quand il fait poursuivre un écrit ; c’est toujours lui qui paye les frais, du moins d’une manière morale : or, les gouvernements comme les particuliers, peuvent à la longue être ruinés par les gens de loi. Ce sont des procès, en effet, qui ont porté les premières atteintes au respect et la stabilité d’une monarchie de quatorze siècles, que les Français étaient accoutumés à vénérer et à chérir ; et j’en appelle à ceux qui ont pu être les témoins, comme moi, des fameux combats judiciaires, qui, depuis les quinze louis de Beaumarchais, jusqu’au quinze cent mille francs du collier, ont exercé tant d’influence sur la direction des es-prits et sur les passions de la multitude.

Certes ce serait un ordre de choses bien étrange, que celui où il y aurait d’habitude et chaque semaine, dans un tribunal constitué, une ou plusieurs audiences consacrées à discuter successivement, devant le public rassemblé, toutes les questions problématiques de la poli-tique et de la morale, à entendre des orateurs pour et contre, dont le talent des uns consisterait à dire des choses hardies avec assez d’art pour qu’on ne pût pas leur en faire un crime, et dont l’habileté des autres aurait pour but de faire tellement ressortir le venin caché dans un livre, qu’il devînt à la portée de tout le monde, et que chacun pût s’en pénétrer : enfin, et chaque assistant serait appelé à examiner si le

Page 148: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 148

gouvernement aurait eu raison ou tort de se plaindre des injures qu’on lui aurait dites, ou des systèmes qu’il aurait découverts dans les té-nèbres de quelques écrits, sans logique ou sans agrément.

On me dira, peut-être, que ces inconvéniens se trouveraient égale-ment dans une discussion devant des jurés ; mais je répondrai qu’ils seraient balancés par d’autres avantages qui les atténueraient beau-coup ; ensuite qu’il dépendrait toujours du gouvernement d’en dimi-nuer le nombre et l’effet, surtout, si comme dans toutes les affaires soumises maintenant aux jurés, il fallait un jugement préalable rendu par le seul tribunal lxix, pour admettre l’accusation, et décider qu’elle serait suivie.

Mais ce n’est pas seulement la liberté de la presse que M. de Male-sherbes défendit avec éloquence et courage ; ce fut toutes les libertés ; la liberté personnelle surtout, si fréquemment et si cruellement violée, sous le règne de Louis XV et de ses prédécesseurs. Il semble que son maintien ou son établissement aient été le principal emploi de sa vie, le principal but de ses travaux, le plus sacré de ses devoirs : il la dé-fendit, cette liberté, avec un zèle égal et constant, dans toutes les posi-tions où il se trouva, comme écrivain, comme magistrat, comme ci-toyen, comme ministre ; et, ce qu’il y a de remarquable, c’est qu’avant lui, personne n’avait osé réclamer contre les actes arbitraires qui la violaient. On avait bien vu les parlements se plaindre quelquefois de l’emprisonnement ou de l’exil de quelques-uns de leurs membres, et adresser au roi, pour les faire cesser des remontrances plus ou moins fortes : mais là se borner tout leur zèle ; et, avant le temps dont je parle, il n’est pas arrivé une seule fois, peut-être, que la liberté d’un simple citoyen ait été l’objet de la sollicitude des magistrats. M. de Malesherbes donna l’exemple : il eut la gloire d’être le premier qui se permit d’avertir les rois de l’injuste usage qu’on faisait de leur puis-sance ; le premier qui ose leur dire qu’il était temps d’en subordonner l’exercice aux saintes et rigoureuses lois de la justice et de l’équité. D’autres l’ont fait après lui, sans doute, mais ce n’a été qu’en mar-chant sur ses traces, et qu’en suivant de loin ses honorables et pré-cieux exemples.

Quelle éloquence dans ses discours sur ce point ! Quelle force, quelle fermeté ! On ne lui reprochera jamais d’avoir, dans ces circons-tances mémorables, atténuer l’autorité de ses réclamations par de fri-voles ménagements, ou par une condescendance coupable.

Page 149: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 149

Il parle au nom d’un accord de magistrature, chargé par son institu-tion même de réclamer, auprès du prince, les droits sacrés de la na-tion ; et il se place avec majesté, par son talent, comme par son cou-rage, à la hauteur des nobles fonctions qu’il est appelé à remplir. Son ton, comme on le voit, lorsque l’on compare ensemble ces Mémoires et ses Discours, n’était pas le même en opinant au conseil du roi, en écrivant comme particulier, ou en parlant au nom du peuple, à la tête d’une compagnie souveraine : jamais personne ne fut pénétré plus que lui de ce sentiment des convenances, qui tient à la rectitude du juge-ment et à la justesse de l’esprit ; et il sut l’allier constamment à la ver-tu la plus solide et à l’exercice le plus rigoureux des devoirs sacrés de sa position : mais sa vertu ne se démentit jamais ; elle fut toujours ce qu’elle devait être, pure, ferme, sans ostentation, comme sans fai-blesse : on trouve toujours dans sa conduite la même justice, le même courage, le même empressement à prendre la défense du faible, quel qu’il fut, et nonobstant toute considération personnelle. Il semblait que le ciel lui eut confié, plus particulièrement à tout autre, l’exercice du devoir sacré qu’il impose sur la terre aux hommes de bien qu’il y place, de venir au secours de l’opprimé ; jamais personne ne s’en ac-quitta avec plus d’empressement que lui. Son caractère était tellement prononcé, tellement complet, et si je peux m’exprimer ainsi, tellement conséquents à lui-même dans ça marchent et dans ses actions, qu’il était impossible de ne pas savoir d’avance ce qu’il ferait, ou ce qu’il dirait dans telle ou telle occasion donnée ; et c’est bien de lui que l’on a pu dire, que si les circonstances n’ont pas manqué à l’application de sa vertu, sa vertu n’a jamais manqué aux circonstances qui l’ont récla-mée.

On m’a su gré, m’écrivait-il, de n’avoir pas changé de principe, en changeant de place ; et c’est cette fixité qui le caractérise éminemment.

La Cour des aides, dont il était le premier président, avait rempla-cé, par suite de temps, ces généraux des aides créées par les États de 1356, lorsqu’après avoir voté librement les subsides réclamer par les besoins de l’État, ils sentirent la nécessité de ne pas en abandonner le produit au dilapidations des courtisans, et nommèrent des fonction-naires, pris dans leur sein, non seulement pour en diriger la percep-tion, mais encore pour en surveiller l’emploi. Depuis que la nation avait perdu l’exercice le plus précieux pour elle, de n’être assujettie qu’aux impôts votés librement, par des représentants de son choix,

Page 150: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 150

l’autorité administrative des généraux des aides, ou de leurs succes-seurs, avait dû s’évanouir ; et il n’en était resté d’autres débris que les fonctions judiciaires d’une cour chargée uniquement de prononcer sur les différents que la perception des impôts pouvait faire naître. Il n’était pas même certains que sa vérification et son enregistrement des édits bursaux (c’est ainsi qu’on appelait ce qui établissait des contri-butions) fussent rigoureusement nécessaires pour en établir la légalité, quand les parlements l’avaient déjà fait : mais le droit de remontrance ne lui était pas contesté, et peut-être les autres droits lui étaient-ils at-tribués pareillement ; je ne le sais pas : cependant nous voyons plu-sieurs fois des séances tenues par des envoyés du roi, à l’effet de for-cer l’enregistrement de plusieurs édits, que la cour des aides n’avait pas voulu recevoir ; ce qui prouve jusques à un certain point, que cet enregistrement était réputé nécessaire.

Quoi qu’il en soit de ces prétentions respectives, qui prouve au moins combien était grande l’incertitude des lois constitutives d’alors, et combien ceux qui regrettent l’ancienne constitution de la France, trouveraient des difficultés à bien préciser ce qu’il voudrait rétablir ; il est impossible de ne pas être frappé, en considérant la conduite de Monsieur de Malesherbes, de tout le bien que, même avec de mau-vaises lois, un homme vertueux peut faire dans une place quelconque ; et de ne pas reconnaître la vérité de ce que je vous ai dit souvent, que c’est bien moins avec des théories plus ou moins parfaites, qu’on peut rendre les peuples heureux, qu’avec des vertus…

Un certain Monnerat, citoyen obscur lxx, fut arrêté comme contre-bandier : il paraît qu’on avait pris pour un autre, et qu’il était innocent du délit dont on l’accusait : il n’y avait du moins aucune preuve contre lui. À défaut de preuves, les préposés de la ferme générale em-ployèrent l’autorité ; et, ne pouvant le convaincre de fraude, ils le firent punir arbitrairement. Monnerat était depuis vingt mois dans les infects cachots de Bicêtre, lorsque la Cour des Aides vint à son se-cours, lui fit rendre sa liberté, et voulut sévir contre ses oppresseurs ; mais un arrêt du conseil évoqua l’instance, sous prétexte que les af-faires d’administration n’étaient pas du ressort des tribunaux lxxi, et défendit qu’il fût donné suite à celle-là, sous peine d’interdiction de la Cour des aides.

Ce fut alors que Monsieur de Malesherbes fit entendre, d’un bout de la France à l’autre, sa voix éloquente, et j’oserai dire, sacrée : les

Page 151: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 151

parvis du trône retentirent de la réclamation d’un des grands corps de l’État, demande en justice pour l’un des hommes les moins élevés du royaume. Ce fut dans ces remontrances, que M. de Malesherbes, qui en fut le rédacteur, consacra, pour la première fois, les principes de la liberté, ceux du droit des peuples, qui sont le fondement et le but de toute organisation sociale ; et cette maxime sacrée, antérieure à tout autre droit, qui ne veut pas qu’un accusé soit condamné sans être en-tendu.

Après avoir exposé les faits de l’affaire et les irrégularités qui avaient été commises, il fit connaître les vexations dont Monnerat dans cet horrible séjour a été l’objet.

« Il a été obtenu un ordre de votre majesté, en vertu duquel se particulier a été conduit dans les prisons de Bicêtre, et qui a été détenu vingt mois : la longueur excessive de cette détention illégale, n’est pas encore la circonstance la plus digne de toucher votre majesté.

Il existe dans le château de Bicêtre, des cachots souterrains, creusés autrefois pour y enfermer quelques fameux criminels, qui, après avoir été condamnés au dernier supplice, n’avait obtenu leur grâce qu’en dénonçant leurs complices ; et il semble qu’on s’étudia à ne leur laisser qu’un genre de vie qui leur fit regretter la mort. On voulut qu’une obscurité entière régnât dans cet horrible séjour. Il fallait cependant y laisser entrer l’air absolument nécessaire pour la vie. On imagina de construire sous terre des piliers percés obliquement dans leur longueur, et répondant à des tuyaux qui descendaient dans le souterrain. C’est par ce moyen qu’on a établi quelques communications avec l’air extérieur, sans laisser aucun accès à la lumière.

Les malheureux qu’on enferme dans ces lieux humides, et nécessairement infect quand un prisonnier y a séjourné plusieurs jours, sont attachés à la muraille par une lourde chaîne, et on leur donne de la paille, de l’eau et du pain.

Votre majesté aura peine à croire qu’on ait eu la barbarie de tenir plus d’un mois, dans ce séjour d’horreur, un homme quand soupçonnés de fraude.

Suivant le récit de Monnerat lui-même, et la déposition d’un témoin, il paraît qu’après être sorti de ce souterrain, qu’on appelle le cachot noir, on l’a tenu encore longtemps dans un autre cachot moins obscur, et que c’est une attention qu’on a toujours pour la santé des prisonniers, parce qu’une expérience, qui ne peut avoir été acquise qu’au prix de la vie de plusieurs

Page 152: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 152

hommes, a appris qu’il y avait du danger, a passé trop subitement du cachot noir à l’air libre et à la lumière du jour. »

Il expose ensuite les dangers auxquels l’innocence est exposée par la manière arbitraire dont les préposés de la ferme générale procèdent contre ceux qu’ils suspectent de fraude.

« Ainsi, dit-il, toutes les fois que les fermiers-généraux n’auront d’autre preuve de la fraude que des avis, que la justice regarderait comme douteux, c’est par ces ordres de votre majesté, qu’on appelle des lettres de cachet, que le délit sera puni.

Voilà ce qui résulte des dépositions.

Lorsque les fermiers auront obtenu ces ordres illégaux, l’usage qu’on en fera sera de traduire ceux qu’ils soupçonnent de fraude, dans les plus horribles de toutes les prisons ; et même de les faire précipiter dans ces cachots destinés aux criminels qui ont mérité la mort.

Voici ce qui résulte du traitement fait à Monnerat.

Enfin quand un de ces malheureux se plaindra de vexations, soit qu’il n’y avoir été fraudeur, soit qu’ils prétendent avoir souffert des cruautés qu’il n’est pas permis de faire éprouver un fraudeur il n’aura plus la liberté de se plaindre.

Voilà ce qui résulte de l’arrêt d’évocation…

Les fermiers-généraux s’en rapportent la sagesse des ministres, non seulement pour s’assurer des coupables, mais pour punir les désordres : ainsi, au lieu de peines portées par les ordonnances, on sévira par voie d’administration et sans forme de procès ; car les ministres n’ont point de juridiction, et leurs bureaux ne sont point des tribunaux.

…………………………………………………

Tel est le plan qu’on se propose de suivre aujourd’hui dans la régie de vos fermes, sous votre règne, sire, dans votre capitale, sous les yeux de votre cour des aides à qui on l’avoue ; tous ceux de votre conseil, où ce projet a trouvé des protecteurs !

C’est, dit-on, au mépris de votre autorité, que ce contrebandier a formé une demande en dommages et intérêts, contre l’adjudicataire des fermes, qu’il suppose avoir été l’auteur de sa détention.

On établit donc que c’est agir au mépris de votre autorité, que de se pourvoir en dommages et intérêts contre les auteurs d’une vexation exercée en vertu d’un ordre surpris à votre majesté.

Page 153: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 153

……

Est-il possible qu’on ignore, ou qu’on feigne d’ignorer à ce point, la jurisprudence de vos cours° ?

Oui, sire, vos sujets jouissent encore de ce faible reste de l’ancienne liberté, qu’on ne devrait pas leur envier.

Quand les ordres dont ils sont les victimes, sont émanés du propre mouvement de votre majesté, c’est votre justice seule qu’on implore : mais quand on sait par qui ils ont été sollicités et obtenus, on peut se pourvoir ; et si ce recours n’existait pas, sire, quelles ressources auraient les opprimés, quels freins auraient les oppresseurs° ?

………………

Ainsi, on fermerait la bouche à ceux qui oseraient se plaindre, avec cette maxime qu’il faut respecter votre autorité et ne pas soumettre à l’inspection des tribunaux le secret de votre administration et l’exécution de vos ordres ; maxime qu’on doit respecter, quand il est réellement question du secret de votre administration, mais terrible dans ses conséquences, quand on voudra en inférer qu’il n’y a de recours contre aucun des ordres accordés par vos ministres.

En effet, si un tel principe pouvait jamais être établi, ou si ceux qui surprennent des ordres à votre majesté, pouvaient échapper, par de semblables subterfuges, à l’action légitime des opprimés, sous quelle loi vivrions-nous, sire, aujourd’hui que les ordres sont si prodigieusement multipliés et s’accordent pour tant de causes différentes, pour tant de considérations personnelles !

On les réservait autrefois pour les affaires d’État, et c’est alors, sire, que la justice a dû respecter le secret de votre administration.

On les a donnés ensuite dans quelques circonstances qui ont paru intéressantes, comme celles où le souverain est touché des larmes d’une famille qui craint le déshonneur.

Aujourd’hui on les croit nécessaires, toutes les fois qu’un homme du peuple a manqué au respect dû à une personne considérable, comme si les gens puissans n’avaient pas assez d’avantages.

C’est aussi la punition ordinaire des discours indiscrets, dont on a jamais de preuve que la délation, preuve toujours incertaine, puisqu’un délateur est toujours un témoin suspect.

Sans discuter tous ces différens motifs, il est notoire qu’on fait intervenir des ordres supérieurs, dans toutes les affaires qui intéressent les particuliers un peu connus, sans qu’elles aient aucun rapport, ni à votre majesté personnellement, ni à l’ordre public : et cet usage est si généralement établi, que tout homme qui jouit de quelque considération,

Page 154: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 154

croirait au-dessous de lui de demander la réparation d’une injure à la justice ordinaire.

Ces ordres signés de votre majesté sont souvent remplis de noms obscurs, que votre majesté n’a jamais pu connaître.

Ces ordres sont à la disposition de vos ministres, et nécessairement de leur commis, vu la grande quantité qui s’en expédie.

On les confie aux administrateurs de la capitale et des provinces, qui ne peuvent les distribuer que sur le rapport de leurs subdélégués ou autres subalternes.

On les remet sans doute en bien d’autres mains, puisque nous venons de voir qu’on les prodigue sur la demande d’un simple fermier général : nous pouvons même dire sur celle des employés de la ferme ; car il n’y a que les commis subalternes qui puissent connaître un prévenu de fraude et l’indiquer.

Il en résulte. Sire, qu’aucun citoyen dans votre royaume n’est assuré de ne pas voir sa liberté sacrifiée à une vengeance ; car personne n’est assez grand pour être à l’abri de la haine d’un ministre, ni assez petit pour n’être pas digne de celle d’un commis des fermes lxxii.

Un jour viendra, sire, que la multiplicité des abus déterminera votre majesté à proscrire un usage si contraire à la constitution de votre royaume et à la liberté dont vos sujets ont droit de jouir…… »

Le Roi, dès les premières démarches de la Cour des aides, l’avait mandée à Compiègne pour lui intimer la défense de s’occuper de cette affaire. Il ne fit aucune réponse à ses remontrances ; et la Révolution survenue dans la magistrature, dont la suppression de la Cour des aides fut l’un des plus mémorables événemens, ne permit pas à cette compagnie ne s’occuper plus utilement des réclamations de l’infor-tune. Quand après sa réintégration, elle voulut en parler, on lui répon-dit que c’était une affaire particulière, sur laquelle il était impossible de revenir, après un si grand laps de temps, et sur laquelle, d’ailleurs, l’autorité souveraine avait imposé silence aux magistrats.

Cette Révolution de la magistrature, l’une des causes, peut-être, de celle qui devait plus tard briser ce même trône, au pied duquel M. de Malesherbes venait de porter vainement la cause sainte de l’innocence et du malheur, vous est trop connue, les enfants, du moins par l’his-toire, dont elle n’a rempli que trop de pages, pour que je vous en rap-pelle longuement ici les circonstances et le résultat. Il me suffira de

Page 155: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 155

vous dire, que quelques intrigues de cour, l’ambition et la haine de quelques hommes puissans, et le désir de quelques autres de renverser une fois pour toutes les barrières qui s’opposaient à l’établissement du despotisme ministériel et royal, et conséquemment aux dilapidations et aux actes arbitraires des grands seigneurs, amenèrent dans notre organisation politique cette première catastrophe. On saisit le prétexte désiré depuis longtemps, une lutte provoquée en Bretagne, entre l’au-torité royale et celle des parlemens, et étendue jusqu’à Paris, pour en-traîner le Roi, Louis XV, à des actes arbitraires que son cœur repous-sait, mais que sa faiblesse n’osait refuser, et les parlemens à une résis-tance insurmontable ; et on finit par rendre nécessaire, peut-être, au maintien de l’autorité royale, un coup d’état qu’on avait eu le tort, je dirai même le crime, de préparer de longue main.

Il arriva ce qui arrivera toujours chez une nation comme la nôtre, plus généreuse que raisonnable, plus susceptible d’enthousiasme et d’entraînement que de réflexion ; et qui juge plus par sentiment que par examen. Le peuple entier fut pour les vaincus, sans examiner jusques à quel point il était vrai, comme ceux-ci le disaient, qu’ils n’eussent été frappés que pour avoir voulu le défendre ; sans examiner encore si, en repoussant le pouvoir arbitraire des rois, il ne cherchait point à lui substituer un autre plus insupportable, soit parce qu’il était réparti entre un plus grand nombre de personnes, soit parce qu’ils sa-vait environner tous ces actes, même ceux qu’on pouvait trouver ty-ranniques, de tout l’appareil des formes légales…… Mais il n’en était pas moins certain toutefois, aux yeux de la plus grande partie de la nation, que puisque, par l’effet du temps, par celui de la force des choses, qui appelle toujours l’opposition là où se trouve le despotisme, par celui des usurpations, si l’on veut, des concessions non contestées, il s’était établi en France une sorte de constitution, où les parlemens étaient le contrepoids de l’autorité royale ; la renverser, comme on le fit, au mépris des habitudes qui la défendaient, c’était enlever au peuple toutes ses garanties, et attribuer au gouvernement une puis-sance illimitée ; c’était se mettre en état de guerre avec la nation : aus-si dès ce moment, l’autorité du monarque n’inspira-t-elle plus que de l’effroi. On cessa de la considérer comme tutélaire et bienfaisante. Elle fut débarrassée des obstacles qui ralentissaient sa marche, plus elle fut privée en même temps, et de l’affection et du secours qu’elle recevait du peuple ; et quand des causes sans nombre, les unes an-

Page 156: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 156

ciennes et éloignées, les autres prochaines et circonstancielles, se furent réunies pour faire éclater avec violence et tumulte, cette Révo-lution terrible, dont nous avons vu naguère les épouvantables effets, le peuple se trouva disposé à briser jusqu’à l’apparence du joug dont il avait senti le poids. Mais l’opposition du Parlement ne lui parut plus suffisante : il la trouva d’ailleurs trop peu gratuite ; et le même motif qui l’avait porté à la soutenir et à la réclamer, alors qu’on la lui enle-vait tout à fait, sans lui en donner l’équivalent, dut le porter à la dé-truire aussi, alors qu’on la lui avait restituée, pour lui en substituer une autre uniquement fondée sur la force……… On n’avait pas voulu qu’il demeurât libre, mais soumis, sous l’égide protecteur des lois ; quand il put reprendre cette armure, il la rejeta violemment comme trop incommode et trop pesante. Les flatteurs du trône avaient osé faire croire au prince que sa puissance, pour être plus assurée, ne de-vait rencontrer aucune limite. Les flatteurs du peuple lui persuadèrent que sa liberté, pour être plus certaine, ne devait supporter aucun frein : l’erreur des deux côtés fut la même ; la dernière fut la plus funeste.

M. de Malesherbes, on peut le dire, ne tomba ni dans l’une ni dans l’autre : il ne fut jamais le complice d’aucune espèce de tyrannie. Il fut également l’ennemi et du despotisme royal et du despotisme popu-laire : il fut exilé pour avoir combattu l’un ; il fut assassiné pour avoir combattu l’autre. Dans toutes les circonstances de sa vie, il fut fidèle à son caractère, à ses principes et à sa vertu, et il ne recula jamais par crainte devant l’accomplissement d’un devoir. Quand le peuple fut opprimé, il le défendit ; quand le Roi le fut à son tour, il le défendit encore : dans cette lutte dont j’ai parlé tout à l’heure, et dont les évé-nemens, déjà assez loin de nous, n’appartiennent guère à la génération présente, il n’hésita pas plus que dans aucune autre époque de sa vie, à se prononcer contre l’oppression. La compagnie qu’il présidait n’était pour rien, au commencement, dans la querelle qui s’engageait entre les parlemens et le Roi ; et avec un peu moins de courage, un peu moins de noblesse et de fermeté dans ses membres, et surtout dans son illustre chef, elle serait restée immobile en gardant le silence, qu’on ne lui demandait pas de rompre, et elle aurait attendu, sur le rivage, que la tempête se fut calmée. Mais ceux qui peu de temps auparavant avaient si courageusement défendu les droits d’un seul citoyen obscur, et qui à l’instant même venait de réclamer avec énergie, contre la dé-tention arbitraire de deux magistrats justement célèbres, (MM. de La

Page 157: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 157

Chalotais) enlevés illégalement à leurs fonctions et à leur liberté, pou-vaient-ils se taire, lorsque l’oppression, sans tomber particulièrement sur eux, allait frapper toute la France° ? N’étaient-ils pas aussi les gar-diens de ses droits de ses libertés ; et puisqu’on venait de les violer d’une manière si funeste pour elle, n’étaient-ils pas obligés de les sou-tenir avec les armes qui leur appartenaient, celles de l’éloquence et de la raison° ?

M. de Malesherbes rédigea donc des remontrances contre les édits de 1770 et de 1771, et il les porta au pied du trône ; elles ne furent pas écoutées : la Cour des aides en délibéra de nouvelles, et y joignit des protestations contre tout ce qui venait de se passer. Elle déclara for-mellement qu’elle ne reconnaissait point les nouveaux corps de ma-gistrature ; et que l’ancien Parlement dont les membres étaient disper-sés et en exil, était le seul à qui appartenait ce titre. La suppression de cette compagnie, l’exil de plusieurs de ceux qui la composaient, parti-culièrement de son chef, furent la suite et la récompense de ses actes d’un noble courage ; et M. de Malesherbes alla jouir pendant quatre années, dans la retraite honorée de son nom, du repos qu’il avait si bien mérité, et qu’on lui infligea comme une peine……

Ces remontrances, dont je viens de parler, acquirent la publicité la plus grande ; et la Cour des aides fut couverte de gloire : elles doivent rester non seulement comme des modèles d’éloquence et de vertu, mais encore comme une protestation solennelle en faveur de la liberté publique, au moment où on venait de la détruire…… Ces discours, dit Monsieur de la Harpe, sont des modèles de bon goût dans un siècle de phrases, comme ils sont des monuments et des leçons de vertu dans un siècle de corruption……

Les voici : jamais l’éloquence politique ne s’est élevée, dans nos temps modernes, à une plus grande hauteur ; et ne s’est environnée de plus de noblesse. M. de Malesherbes y ajoutait l’éclat de son nom et le respect dû à la vertu ; et il semblait que Quintilien l’avait eu en vue, quand il avait défini l’orateur……

« Sire, la terreur qu’on veut inspirer à tous les ordres de l’État, n’a point ébranlé votre Cour des aides ; mais son respect pour votre majesté lui aurait fait désirer de n’avoir jamais à discuter ces mêmes principes, qui sont le fondement de l’autorité des souverains et de l’obéissance des peuples.

Page 158: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 158

Une loi destructive de toutes les lois a été présentée à votre Parlement.

Tant que cette cour a pu se faire entendre, toute autre réclamation aurait été superflue et déplacée.

Depuis qu’on a voulu la détruire, nous avons encore compté sur l’intercession des premiers personnages de l’État, membres essentiels de cette cour ; et qui, dans cette occasion, sire, sont pénétrés des mêmes sentimens que les magistrats. Nous nous flattions que leurs offices particuliers auprès de votre majesté, rendraient inutiles les démarches quelquefois trop éclatantes des cours.

Mais il n’est plus temps de se livrer à aucune espérance : il est notoire que les moyens les plus puissans ont été employés pour fermer tout accès à la vérité. Notre réclamation va nous exposer à une vengeance implacable : mais notre silence nous ferait accuser, par toute la nation, de trahison et de lâcheté !

Les droits de cette nation sont les seuls que nous réclamons aujourd’hui.

Dans d’autres temps, sire, nous vous ferons connaître que ceux de la magistrature ont été violés avec inhumanité, que les magistrats du Parlement sont dispersés dans tout le royaume par vos ordres, et que, par un nouveau genre de rigueur, que votre majesté n’a point ordonné et n’approuvera jamais, on s’est étudié à chercher des lieux inconnus, où toutes les commodités, et même les nécessités de la vie, dussent leur manquer, pour aggraver leur disgrâce.

Mais aujourd’hui, sire, nous devons vous exposer les malheurs de l’État avant les malheurs particuliers : ces vertueux magistrats nous désavoueraient eux-mêmes, si nous nous occupions principalement de leur situation personnelle ; et nous ne considérons, dans le traitement qu’ils éprouvent, que l’accomplissement du système destructeur qui menaça la nation entière.

Il est temps de le dévoiler, ce système funeste.

On vous a présenté, sire, le fantôme d’une révolte générale de la magistrature : on a fait valoir la nécessité de soutenir votre autorité souveraine : on a calomnié votre Parlement de Paris ; et quand on vous a déterminé à une vengeance éclatante, le moyen qu’on vous propose pour punir les ministres des lois, est de détruire les lois elles-mêmes : et pour marquer votre mécontentement au Parlement de Paris, on veut enlever à la nation, les droits les plus essentiels d’un peuple libre.

Voilà ce qui résulte de l’édit de décembre 1770.

Cet acte n’a point été adressé à votre Cour des aides, mais il porte actuellement la désolation dans tout votre royaume.

Page 159: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 159

Nous devons vous peindre les malheurs de l’État, nous devons éclairer votre justice ; et nous ne le pouvons sans remonter à la cause qui a nécessairement produit les troubles et les calamités dont nous sommes témoins.

Par l’article premier, on veut interdire toute relation entre les compagnies qui, étant animées du même esprit, dépositaires des mêmes lois, sujets du même souverain, semblent faites pour s’aider mutuellement de leur lumière et de leurs offices.

On voit, par le préambule, qu’on a fait craindre à votre majesté des arrêts d’union, tels que ceux qui furent rendus dans les temps malheureux d’une minorité, où il n’était pas seulement question de l’union des cours de justice entre elles, mais de l’union véritablement redoutable, de tous les corps de l’État, avec la puissance militaire.

À ces craintes chimériques, nous opposerons, sire, les abus trop réels qui résulteraient de la prohibition de l’article premier.

Les cours sont aujourd’hui les seuls protecteurs des faibles et des malheureux. Il n’existe plus depuis longtemps d’États généraux ; et dans la plus grande partie du royaume point d’États provinciaux : tous les corps, excepté les cours, sont réduits à une obéissance muette et passive ; aucun particulier dans les provinces n’oserait s’exposer à la vengeance d’un commandant, d’un commissaire du conseil, et encore moins à celle d’un ministre de votre majesté.

Les cours sont donc que les seules à qui il soit encore permis d’élever la voix, en faveur du peuple ; et votre majesté ne veut point enlever cette dernière ressource aux provinces éloignées.

Or, c’est à leur rendre cette ressource illusoire que tend l’article premier de l’édit.

En effet, sire, les cours qui résident dans la capitale, ont plus souvent que les autres le bonheur d’approcher de la personne même du souverain. Les chefs de ces compagnies sont à portée de discuter les affaires, avec ceux qui doivent en délibérer dans votre conseil ; et s’ils ont à réclamer contre quelque injustice évidente, leur voix se fait entendre dans la région où se forment les orages : mais les magistrats des provinces n’ont point le même avantage ; et s’il était décidé que dans aucun cas, ceux qui parlent à votre majesté ne pourraient prendre en main leur cause, il est évident que leurs plaintes seraient toujours interceptées par ceux mêmes contre qui elles sont dirigées, puisqu’il est certain, sire, que les remontrances envoyées des provinces ne vous parviennent pas, et que le compte ne vous en est rendu dans votre conseil, que par les dépositaires mêmes de cette autorité arbitraire, contre laquelle ils ont à réclamer.

Voilà ce qui résulte nécessairement de la disposition trop bien combinée et trop artificieusement présentée, pour que ceux qui l’ont

Page 160: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 160

rédigée n’en aient pas prévu les conséquences ; cependant cette conséquence, sire, n’avait pas sûrement été mis sous vos yeux.

Par l’article deuxième, votre majesté prend des précautions pour que les assemblées des chambres nécessaires pour les affaires publiques, n’interrompent point l’exercice de la justice due aux particuliers ; et pour empêcher les démissions données en conséquence d’une délibération en vœu commun.

Nous ne nous permettrons sur cet article qu’une réflexion.

Notre État est de rendre la justice à vos sujets, et toute notre considération est attachée.

Quand nous n’aurions pas le plus grand intérêt à remplir nos fonctions, quand nous serions sourds à la voix du devoir, nous ne pourrions être à la fois du public, de ce public qui est toujours si puissant sur les corps, qui souffre de l’interruption de la justice, et qui ne peut la supporter patiemment que quand la douleur qui arrache le magistrat à ses fonctions, est une douleur ressentie et partagée par le peuple.

Il faut même que cette douleur du peuple soit bien vive : il faut que les droits de la nation soient bien violemment attaqués ; il faut aussi que les sentimens d’honneur et de vertu soient bien puissans sur les magistrats, pour qu’ils s’exposent à l’emprisonnement, à l’exil, au dérangement de leur fortune qui en résulte, à celui de leur santé, à la perte même de la vie, qui a été pour plusieurs l’effet de la disgrâce, et qui le sera bien plus fréquemment, depuis le mauvais genre de persécution qu’on vient d’imaginer ; car votre majesté ignore, et tout le monde avait ignoré jusqu’à présent, jusqu’à quel degré de cruauté on peut se porter, quand vous avez ordonné l’exil d’un corps, et que les détails de l’exécution sont abandonnés aux inimitiés particulières.

On vous a donc proposé, sire, des moyens pour prévenir l’interruption de la justice ; mais vous en a-t-on proposé pour prévenir ces coups d’autorité arbitraire, ce renversement des lois, ces surcharges d’impôts accumulés par le peuple, qui peuvent déterminer les magistrats à sacrifier leur état, leur liberté° ? Et quelle est donc, sire, la terrible administration qu’on nous prépare, si on déploie d’avance toute la puissance souveraine pour empêcher des démarches qui ne peuvent jamais être inspirées que par le désespoir de toute la nation° ?

Il est temps, sire, de vous parler du troisième article qui, en détruisant la liberté des enregistrements, ne laisse plus de bornes au pouvoir arbitraire.

Par quelle fatalité, sire, veut-on forcer les plus fidèles sujets à rappeler à leur maître les lois que la Providence lui a imposées, en lui donnant la couronne° ?

Page 161: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 161

Vous ne la tenez que de Dieu, sire, et il était superflu de l’annoncer dans le préambule de votre édit, puisqu’il n’est point de Français qui ne soit prêt à répandre son sang pour soutenir cette vérité, contre toutes les puissances rivales de la vôtre.

Mais ne vous refusez pas la satisfaction de croire que vous êtes aussi redevable de votre pouvoir à la soumission volontaire de vos sujets, et à cet attachement pour votre sang auguste, qui nous a été transmis par nos ancêtres.

Ou plutôt sans agiter ces tristes questions, qui n’auraient jamais dû l’être sous un règne tel que le vôtre, daignez considérer que la puissance divine est l’origine de toutes les puissances légitimes ; mais que le plus grand bonheur des peuples en est toujours l’objet et la fin ; et que Dieu ne place la couronne sur la tête des Rois, que pour procurer aux sujets la sûreté de leur vie, la liberté de leur personne et la tranquille propriété de leurs biens.

Cette vérité, qui est gravée dans votre cœur comme dans celui de vos sujets, dérive de la loi divine et de la loi naturelle : elle n’appartient à la constitution particulière d’aucun état ; et elle suffira pour nous dispenser d’entrer dans l’examen toujours dangereux, des lois propres à votre monarchie.

Les souverains peuvent avoir plus ou moins de puissance, mais ils ont partout les mêmes devoirs. S’il en est d’assez malheureux pour commander à des peuples qui n’aient point de lois, ils sont obligés d’y suppléer, autant qu’ils le peuvent, par leur justice personnelle et par le choix des dépositaires de leur autorité.

Mais s’il existe dans un pays des lois anciennes et respectées, si le peuple les regarde comme le rempart de ses droits et de sa liberté, si elles sont réellement un frein utile contre les abus de l’autorité, dispensez-nous, sire, d’examiner si, dans aucun État, un Roi peut abroger de pareilles lois : il nous suffit de dire à un prince ami de la justice, qu’il ne le doit pas.

D’après ces principes, daignez examiner de nouveau l’article 3 de l’édit de décembre, les conséquences qui en résultent pour l’avenir, l’exécution qu’on a déjà voulu y donner, et soyez juge entre votre peuple et vos ministres.

S’il est une loi regardée en France comme sacrée, c’est celle de la nécessité des enregistrements libres, parce que c’est de celle-là que dépendent toutes les autres.

Il existe en France, comme dans toutes les monarchies, quelques droits inviolables qui appartiennent à la nation. Nous n’aurons point la témérité de discuter jusqu’où ils s’étendent ; mais, en un mot, il en existe : vos ministres, sire, n’auront pas la hardiesse de vous le nier ; et s’il fallait le prouver, nous n’invoquerions que le témoignage de votre majesté elle-

Page 162: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 162

même. Non, sire, malgré les efforts, malgré les artifices de ceux qui veulent rompre tous les liens de votre monarchie, on ne vous a point encore persuadé qu’il n’y ait aucune différence entre la nation française et un peuple esclave.

Or, ces droits nationaux, quels qu’ils soient, ne sont assurés que par des lois ; et ils seront anéantis, quand un favori puissant aura le pouvoir de détruire arbitrairement toutes les lois.

Il est aussi en France des lois fondamentales ; vous n’en disconviendrez pas, sire, quand nous citerons pour exemple, celles qui règlent la succession à la couronne et qui l’ont conservée dans votre maison depuis tant de siècles. Or, ces lois si respectées, ces lois si saintes, ces lois auxquels nous devons le bonheur de vous avoir pour maître, et auxquelles vous devez celui d’avoir les plus fidèles sujets de la terre ; ces lois réputées jusqu’à présent immuables, n’auront plus de stabilité, si on laisse établir la maxime inouïe qu’un instant de faiblesse ou d’erreur suffit pour les renverser.

C’est cependant cette maxime qui est clairement établie dans l’article 3 de l’édit de décembre. Cet article ne contient aucune restriction, aucune réserve, pas même en faveur de la loi Salique ; pas même en faveur des lois qui ordonnent qu’un citoyen ne pourra être condamné à mort que par un jugement régulier ; et, suivant cet article, il n’est point de loi nouvelle qu’un ministre ne puisse établir, point de loi ancienne qu’il ne puisse abroger dès qu’il pourra obtenir du souverain d’autoriser les innovations par sa présence, ou par celle des porteurs de ses ordres.

Prétendra-t-on que c’est manquer à la majesté souveraine, de supposer qu’un Roi puisse jamais être trompé par ses ministres, et de prévoir les abus criminels que l’on peut faire de sa confiance° ?

Vous n’adopterez point, Sire, cette imputation insidieuse, par laquelle on voudrait abuser de notre respect, pour nous faire trahir notre devoir ; notre respect et notre soumission ne peuvent fermer nos yeux à l’évidence.

Quand les principes du gouvernement sont détruits, les vertus personnelles d’un Roi ne peuvent garantir son royaume d’une subversion totale, que pour le temps de son règne.

Auguste, qui, à bien des égards, a été le modèle des princes, aima la justice et la maintint tant qu’il vécut ; mais il détruisit les lois de l’État. Que devint l’État après lui° ? Quel fut le sort de ses successeurs, quel fut celui d’Auguste lui-même au milieu sa gloire, et de combien de chagrins sa vie fut-elle traversée° ?

Mais il est superflu de rechercher des exemples dans l’histoire, pour rendre sensibles les malheurs qu’entraînera nécessairement le despotisme érigé en loi, dans des temps moins tranquilles que celui où nous vivons,

Page 163: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 163

sous des princes moins justes et moins éclairés, et surtout dans les minorités dangereuses.

Nous n’avons pas même besoin de vous annoncer ce qui arrivera sous d’autres règnes. L’aveuglement des auteurs de la nouvelle loi leur a déjà fait mettre en évidence l’usage qu’ils veulent en faire eux-mêmes.

Nous venons de démontrer que l’article 3 établit en France un genre de pouvoir qu’on n’y avait jamais connu. Voyez à présent, sire, dans quelles mains vous allez remettre ce pouvoir sans bornes.

Le droit de propriété est celui de tous les droits des hommes qui, jusqu’à présent, a été le plus respecté en France.

L’inamovibilité des offices est aussi une loi sacrée dans ce royaume, puisque c’est par elle seule que chaque citoyen est assuré de son état ; et il n’en est peut-être aucune que votre majesté elle-même, et les Rois ses prédécesseurs, aient reconnue plus souvent et plus authentiquement.

Aussi la confiscation des biens, et surtout celle des offices, n’avait-elle jamais été prononcée qu’après une instruction criminelle.

On a vu, dans cette monarchie, des temps malheureux où l’autorité a employé des moyens bien violents ; or, dans ces temps même dont le souvenir nous est si douloureux, on ne s’est jamais permis de confisquer les biens ou les charges de ceux qu’on voulait perdre, que par un jugement, après avoir entendu les accusés, après une procédure, et au moins avec une apparence de formalité de justice. L’accusation même du crime de lèse-majesté au premier chef, n’avait jamais dispensé de ces formalités nécessaires, pour constater que l’accusé est coupable et doit subir la peine portée par la loi.

Pour la première fois, sire, depuis l’origine de la monarchie, nous venons de voir la confiscation des biens et celle des offices, prononcée sur une simple allégation et par un arrêt de votre conseil : sommes-nous obligés de nous prêter à l’illusion que nous présente le titre donné à cet acte illégal° ? Nous ignorons ce qui se passe dans le secret de vos conseils, mais votre majesté ne peut pas l’ignorer ; elle sait que le prétendu arrêt de son conseil n’y a jamais été délibéré ; elle sait que cet acte qui enlève à cent soixante-douze magistrats, leur état, est de l’ouvrage d’un seul homme.

Et tel est, sire, le premier effet de votre édit, que ceux qu’on veut croire coupables sont dépouillés du droit d’être entendus avant d’être condamnés ; du droit d’être jugés par un nombre suffisant de juges ; de tous ces droits enfin dont on ne prive pas ceux qui sont prévenus des crimes les plus atroces ; de ces droits qui appartiennent à tous les Français par les lois du royaume, et à tous les hommes par la loi de l’humanité et de la raison.

Page 164: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 164

Et on n’a pas prévu, ou du moins on a dissimulé à votre majesté, l’effroi qu’une pareille violence doit répandre dans toutes les familles, l’incertitude qu’elle jette dans toutes les fortunes, l’énorme pouvoir que vont s’arroger ceux qui signent les arrêts de votre conseil, le champ immense qui va être ouvert à la justice et à la cupidité.

À ce tableau, sire, permettez-nous de joindre celui de la nuit du 19 au 20 janvier ; cette nuit dont malheureusement le souvenir ne périra jamais, où, sous l’ombre du nom respecté du Roi, on a employé la terreur, la surprise, l’horreur des ténèbres, l’égarement et l’incertitude de l’instant du réveil, pour extorquer des magistrats un consentement qu’ils croyaient contraire à leur devoir, ou un refus qu’on pût leur imputer à crime ; moyens inouïs, et tels que ceux mêmes qui ont pu les conseiller, seraient obligés d’avouer qu’un particulier convaincu d’en avoir employé de pareils, pour ses affaires personnelles, serait condamné aux peines les plus graves.

Et quel fruit pouvait-on se promettre d’une telle violence° ? Des signatures obtenues de chaque particulier auraient-elles pu détruire les arrêtés d’une compagnie assemblée° ? Et si ces magistrats avaient eu un instant de faiblesse, aurait-on pu penser qu’un engagement pris à la hâte, et dans un moment de trouble, dût prévaloir sur leur serment et sur les lois dont ils sont les dépositaires° ?

Enfin, sire, on ne peut mieux vous faire connaître l’esprit dans lequel on se propose de gouverner vos peuples, qu’en mettant sous vos yeux l’exposition fidèle des moyens qu’on emploie pour faire administrer la justice.

Ce sont les magistrats de votre conseil qu’on a chargés provisoirement de la rendre, au lieu du Parlement.

Cette justice n’est point rendue, sire ; le public indigné ne la réclame point ; les ministres inférieurs s’y refusent ; votre conseil même, qui s’est cru obliger à accepter, par soumission, des fonctions dont chacun en particulier rougit d’être chargé, n’attend sans doute qu’un moment favorable, pour joindre sa réclamation à celle du reste de la magistrature.

Enfin le peuple est sans justice, mais on veut le dissimuler à votre majesté ; et c’est dans cette vue qu’on expose les magistrats de votre conseil à la risée du peuple et à l’indignation de ceux qui ignorent combien le rôle qu’on leur fait jouer, leur est odieux à eux-mêmes.

On ajoute que votre majesté choisira un nombre d’officiers suffisans et capables de composer votre parlement. Nous osons vous attester, sire, au nom de tous ceux qui ont déjà rempli des charges de magistrature, de tous ceux qui se sont distingués dans le barreau, de tous ceux, en un mot, qui pourraient inspirer de la confiance pour le nouveau tribunal, qu’on ne trouvera, pour le remplir, que des sujets qui, en acceptant cette

Page 165: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 165

commission, signeront leur déshonneur : les uns, qui, par ambition, voudront bien affronter la haine publique ; les autres, qui se dévoueront avec regret, mais qui y seront forcés par l’indigence ; les uns par conséquent, déjà corrompus, les autres qui ne tarderont pas à l’être.

Et ne croyez pas, sire, que ceux qui entreront dans cette magistrature de nouvelle création, puissent mettre leur honneur à couvert, en alléguant qu’ils y ont été forcés.

Tout le monde sait aujourd’hui, que de pareils ordres ne se donnent qu’à ceux qui les ont mendiés secrètement.

Peut-être a-t-on employé quelquefois l’autorité, pour obliger les membres d’un corps à remplir les fonctions que le corps avait acceptées, ou un officier à ne pas quitter l’office dont il était revêtu.

Mais toutes les fois qu’un homme est choisi au milieu du public, pour remplir une charge qu’il ne possédait pas, c’est qu’il la désire ; car votre majesté n’a jamais pu ordonner à un citoyen, de prendre un état qui répugnerait à ces principes.

Ainsi la résistance simulée de ceux qui finissent par céder à la prétendue violence, n’est jamais regardée que comme une excuse frivole, pour une démarche qu’on avoue déshonorante, puisqu’on a voulu se préparer à une justification.

Voilà, sire, les juges que vous allez donner à votre peuple ; voilà par quels ministres il sera statué sur la fortune, sur l’honneur, sur la vie des hommes.

Nous avons rempli, sire, le devoir que nous nous sommes prescrit ; nous avons mis sous vos yeux les malheurs d’un peuple qui n’a pas mérité d’être la victime de ces tristes dissensions et de ces funestes débats d’autorité. Ce peuple avait autrefois la consolation de présenter ses doléances au Roi vos prédécesseurs ; mais depuis un siècle et demi les états lxxiii n’ont point été convoqués.

Jusqu’à ce jour au moins, la réclamation des cours suppléait à celle des états, quoiqu’imparfaitement ; car malgré tout notre zèle, sire, nous ne nous flattons point d’avoir dédommagé la nation de l’avantage qu’elle avait d’épancher son cœur dans celui de son souverain.

Mais aujourd’hui l’unique ressource qu’on avait laissée au peuple lui est aussi enlevée.

On a cru pouvoir anéantir la première cour de France, par un seul acte d’autorité arbitraire.

D’autres cours ont fait en vain les plus grands efforts pour faire parvenir la vérité jusqu’au trône. Les avenues en sont occupées par les ennemis de la justice ; et ces cours ne retireront de leur démarche, que la

Page 166: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 166

stérile consolation d’avoir vu l’Europe entière applaudir à leur zèle et à leur courage.

Votre Cour des aides vient aujourd’hui se jeter aux pieds de votre majesté ; mais peut-elle se flatter d’un plus heureux succès° ? La magistrature entière vous a été rendue suspecte, parce que la magistrature entière est attachée aux lois qu’on veut détruire ; et nous n’ignorons point qu’on a formé le projet de nous détruire nous-mêmes, avec ces lois dont nous sommes les défenseurs.

Mais ceux qui vous ont déterminé à anéantir les magistratures, vous ont-ils persuadé, sire, qu’il fallait livrer à leur despotisme la nation entière, sans lui laisser aucun défenseur, aucun intercesseur auprès de votre majesté° ?

Or, par qui les intérêts de la nation seront-ils défendus contre les entreprises de vos ministres° ? Par qui ses droits vous seront-ils représentés, quand les cours n’existeront plus, et seront remplacés par des tribunaux avilis° ?

Le peuple dispersé n’a point d’organe pour se faire entendre.

La noblesse, qui approche plus près de votre majesté, est forcée de garder le silence ; et toute démarche de la part des personnes les plus distinguées de cet ordre respectable, serait regardée par vos ministres comme le résultat d’une association illicite.

On est venu, sire, jusqu’à étouffer la voix de ceux que leur dignité, leur office, leur serment, obligent à maintenir les lois du royaume et les fonctions essentielles du Parlement, dont ils sont membres lxxiv.

Enfin l’accès du trône semble fermé aux princes de votre sang, qui sont plus particulièrement intéressés que vos autres sujets, à la conservation de votre autorité, spécialement à réclamer des droits de la couronne qui leur est substituée.

Interrogé donc, sire, la nation elle-même, puisqu’il n’y a plus qu’elle qui puisse être écoutée de votre majesté.

Le témoignage incorruptible de ses représentans vous fera connaître au moins, s’il est vrai, comme ces ministres ne cessent de le publier, que la magistrature seule prend intérêt à la violation des lois, ou si la cause que nous défendons aujourd’hui est celle de tout ce peuple, par qui vous régnez, et pour qui vous régnez… »

Page 167: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 167

On pouvait croire que ces remontrances seraient le chant du cygne, pour M. de Malesherbes : elles auraient terminé noblement la carrière glorieuse d’un tel magistrat ; tout ce qu’il avait fait jusqu’alors aurait pu suffire pour honorer encore dans sa personne l’illustre nom de La-moignon. Mais un tel citoyen n’est jamais quitte envers sa patrie, que lorsqu’il a cessé de vivre ; et la Providence sait l’arracher au repos, malgré les événemens qui semblent devoir l’y retenir à jamais, pour le replacer sur la scène du monde, et utiliser encore ces hautes qualités, dont il a déjà fait un si noble usage.

Louis XVI monté sur le trône, marqua son avènement par de grands actes de justice : le premier, le plus éclatant, le plus important sans doute, ce fut le rappel des parlemens et des autres cours de ma-gistrature, comprises dans leur suppression. On lui sut gré d’avoir su se défendre, à vingt ans, de la séduction du pouvoir ; et d’avoir senti qu’il était plus beau de mettre volontairement de justes bornes au sien, que de conserver, contre le vœu de la nation, une puissance illégale-ment établie. Il céda par là au désir presque unanime de ses sujets, et il a fallu bien des fautes et bien des malheurs, pour que, même avec un peuple aussi inconstant que le nôtre, une telle action ait pu être mise si promptement en oubli. Ce n’est pas qu’on n’ait reproché au Roi d’avoir ainsi compromis dès ses premiers actes, l’autorité qui venait de lui être transmise ; et d’avoir peut-être amené par là tous les mal-heurs qui ont ensuite signalé si cruellement son règne : mais je ne crois pas qu’on ait eu raison ; je pense au contraire que même en n’écoutant que la seule voie de la politique, sans appeler aussi et en même temps les avis sacrés de la rigoureuse justice, Louis XVI ne pouvait se décider d’une autre manière : j’ose dire que si le plus habile des politiques et le plus profond des hommes d’État, Machiavel lui-même, eut été appelé à son conseil, il n’aurait pas énoncé une autre opinion.

La révolution, en effet, entreprise par Louis XV, n’était pas consommée lorsqu’il mourut : la France entière en repoussait avec mécontentement les résultats et les conséquences, et la lutte durait toujours. Les cours de magistrature que ce prince avait créée en exé-cution de ses édits, n’obtenaient aucune considération : elles étaient regardées comme exerçant un pouvoir qui ne leur appartenait pas ; et surtout comme l’exerçant au détriment de la liberté du peuple. De toutes parts de nombreuses plaintes s’élevaient contre la manière dont

Page 168: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 168

elles avaient été composées ; on ne parlait de leurs membres qu’avec mépris ; on accusait leur capacité, leur probité même ; on employait contre eux jusques à l’arme du ridicule si puissante et si cruelle parmi nous, et l’on oubliait tous les sujets de plaintes qu’avaient pu donner leurs prédécesseurs, pour ne voir qu’avec indignation, l’abus d’autori-té dont ils étaient les honorables victimes. En consacrant un ordre de choses qui n’avait point été son ouvrage, Louis XVI en appelait sur lui toute la responsabilité : il autorisait les mauvais choix auxquels il n’avait eu aucune part ; il consentait que la justice, cette dette sacrée des Rois, fut rendue en son nom à ses sujets, par des magistrats avilis, du moins dans le sens exagéré de l’opinion qui régnait alors ; il accep-tait volontairement une part de la haine qu’on avait vouée à son aïeul, et qui était telle que la fin de sa vie avait paru à une grande partie de son peuple, le commencement d’une période heureuse. Il se condam-nait lui-même dès ce moment-là à marcher dans une ligne d’où son cœur et son équité naturelle devaient l’éloigner également : il fallait qu’il devint despote, et qu’il le fut nécessairement pendant toute la durée de son règne ; qu’il se privât de lui-même et pour toujours de l’affection de ses sujets, en renonçant à l’espoir flatteur de voir hono-rer son gouvernement et chérir sa personne ; et certes il était difficile qu’un jeune prince nourri dans des idées généreuses, inspiré par des sentimens remplis de douceur et d’humanité, à cet âge où toutes les affections sont nobles et pures, ou la passion du bien est la première de toutes, ou les flatteurs n’ont pas encore eu le temps d’exercer sur le cœur des Rois leur odieux et funeste empire, consentît à suivre un pa-reil système, et n’adoptât pas avec empressement tous les motifs qui se présentaient pour le repousser……

M. de Malesherbes fut rappelé de son exil, ainsi que les autres ma-gistrats ; et la suppression de la Cour des aides fut solennellement ré-voquée. Monsieur le comte d’Artois vint l’installer avec pompe et lui porter les ordres du Roi. Cette séance ne ressemblait guère à celle où près de quatre années auparavant, le maréchal de Richelieu était venu dans la même chambre, notifier sa dissolution, à cette même compa-gnie rappelée avec tant d’éclat ; et où les formes de ce grand seigneur, naturellement si polies, avaient emprunté un caractère si farouche, de la rigoureuse commission qu’il était chargé de remplir lxxv.

Le charme inexprimable répandu sur toute la personne du jeune prince, qui représentait la majesté royale ; la grâce et la noblesse de

Page 169: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 169

son maintien, de ses expressions, de ses manières ; l’affection pu-blique dont il était environné, et qui partout se manifestait sur son pas-sage ; la joie que donnaient au peuple les actes nombreux d’une jus-tice tardive peut-être, mais du moins complète, et les espérances qu’il en concevait pour l’avenir, avait répandu dans toutes les classes un enthousiasme et une satisfaction profonde, qui me serait aussi difficile de peindre aujourd’hui que d’oublier.

M. de Malesherbes prononça avec beaucoup de dignité un discours conforme à sa position : et quoique les harangues de ce genre ne soient d’ordinaire qu’une réunion de lieux communs, souvent aussi insignifiants qu’emphatiques, où la brièveté est presque toujours aussi rare qu’elle est désirée, celle-ci a dû être conservée avec soin, à cause de la circonstance mémorable dans laquelle il fut prononcé, et surtout de la convenance parfaite, dont elle offre l’exemple d'un bout à l'autre.

En parlant au nom de la Cour des aides longtemps proscrite et per-sécutée, M. de Malesherbes ne se plaint point de ce qu’elle a souffert ; il ne se vante point de son courage ; il ne rappelle pas même ses mal-heurs, encore moins ses antiques droits et leur violation sacrilège ; toutes choses sur lesquelles un moins habile orateur que lui n’eût pas manqué de s’arrêter longtemps : il ne parle point de la fidélité de sa compagnie ; il n’offre point son dévouement, il sent bien que cela n’est pas nécessaire ; il n’expose point les règles constantes qu’elle a toujours suivies dans ses délibérations, quoique ce fût tout à la fois faire son éloge pour le passé et annoncer ce qu’elle serait à l’avenir. Il n’inculpe ni n’accuse personne ; il n’a pas même l’air de s’apercevoir que ce jour soit un jour de victoire ni surtout de songer qu’il en est le héros : il ne voit dans le grand événement auquel il est appelé à prendre une part si glorieuse, que le triomphe de la justice et le retour à ses principes sacrés, qui sont le plus ferme appui des empires. Je le trouve dans cette grande occasion aussi digne de louanges, pour les choses qu’il croit devoir taire, que dans d’autres circonstances non moins importantes, il a pu l’être pour celles qu’il a eu le courage de dire.

Il semble n’être occupé principalement que du bonheur du peuple et de celui du Roi ; et n’avoir été frappé, dans cette journée, que des témoignages d’amour que le prince vient d’y recevoir : c’est sur cet amour réciproque et du monarque et des sujets, qu’il fonde toutes ses espérances pour le bonheur de la nation, puisqu’il est certain que ce

Page 170: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 170

sera ce sentiment qui facilitera auprès du trône l’accès de la vérité ; et y combattra ces maximes funestes et fausses, à l’aide desquelles on égare les princes, en les alarmant sur la stabilité de leur couronne et sur le maintien de leur pouvoir.

« Le Roi vient d’avoir sous les yeux, Monseigneur, dit-il au prince auquel il s’adresse, le spectacle le plus flatteur pour un grand prince et le plus attendrissant pour une âme sensible, celui des acclamations libres et sincères de toute une nation. C’est cette nation dont la reconnaissance a précédé, pour ainsi dire, les bienfaits du Roi, et au vœu de laquelle le Roi a répondu, en la consultant sur le choix de ses ministres, et en nommant d’après le suffrage public les dépositaires de sa puissance.

Les témoignages éclatants de l’amour des Français pour leur maître, seront éternellement gravés dans le cœur du Roi ; et sans doute ils bannirent pour toujours les sombres défiances, qui font également le malheur des princes et celui des peuples.

S’il s’élevait jamais de ces génies inquiets qui ne peuvent avoir d’existence que par les troubles ;

S’ils osaient faire entendre les maximes funestes : que la puissance n’est jamais assez respectée quand la terreur ne marche pas devant elle :

Que l’administration doit être un mystère caché au regard du peuple, parce que le peuple tend toujours à se soustraire à l’obéissance, et que toutes ses représentations, ses supplications mêmes, sont des commencements de révolte :

Que l’autorité est intéressée à soutenir tous ceux qui ont eu le pouvoir en main, même lorsqu’ils en ont abusé ;

Enfin, que les plus fidèles sujets du Roi sont ceux qui se dévouent à la haine du peuple. …

Alors, Monseigneur, sans recourir à ce qui s’est passé dans les jours heureux de Saint-Louis, de Charles V, de Louis XII, de Henri IV, il suffira au Roi de se rappeler ce qu’il a vu dans les premiers instants de son règne.

Et vous, Monseigneur, qui en avez été le témoin, qui êtes assis à côté du trône, nous espérons que vous lui retracerez sans cesse avec quelle franchise, avec quelle tendresse, avec quelle effusion de cœur, la nation entière s’est jetée dans les bras de son jeune souverain.

Tandis que presque tous les moments du Roi sont consacrés aux soins pénibles du gouvernement, et que peut-être on emploiera bien des séductions pour empêcher la vérité de parvenir jusqu’à lui, ce sera vous qui irez recueillir les vœux du peuple, qui en serez le fidèle interprète, qui entretiendrez, entre le Roi et la nation, cette relation continuelle, cette

Page 171: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 171

précieuse intelligence, j’oserai dire cette confiance intime qui dans ces moments fait notre bonheur, et qui est nécessaire pour la prospérité des empires ».

Peu de jours après cette mémorable séance, la Cour des aides ou-vrit solennellement ses audiences ordinaires, par cette cérémonie an-nuelle, connue sous le nom de rentrée. Un discours de M. de Male-sherbes fut ce qui donna le plus d’éclat à la solennité de cette année-là. Qui pouvait mieux que cet illustre orateur, en effet, atteindre le but de cette institution, dont l’objet était principalement de rappeler aux magistrats les devoirs qu’ils avaient à remplir dans l’exercice de leurs fonctions° ? Sa présence seule pouvait suffire, car il semble qu’il fut impossible de rien ajouter à l’exemple qu’il offrait lui-même ; il avait tout dit quand il s’était montré.

« Notre ancien usage, dit-il, est de nous assembler chaque année, pour nous entretenir des pertes que nous avons faites, et pour nous exhorter réciproquement à la pratique des devoirs essentiels à la magistrature.

Le respect nous impose le silence sur les malheurs que nous avons éprouvés ; (c’est la seule fois qu’il en parle, et avec quelle modération !) nous ne devons plus y considérer que la main juste et bienfaisante, qui nous rend à nos fonctions, et on peut le dire sans témérité, d’après le Roi lui-même, aux vœux de la nation.

Mais quel est le genre de vertu auquel on peut exhorter des magistrats tels que vous, Messieurs° ?

Il en est une qui est la base de toutes les autres, et qui, dans ce moment, doit être l’unique mobile de toutes les actions des magistrats ; je dirai plus, de tous les Français, l’amour du bien public.

Ne perdons point un moment précieux qui doit devenir l’époque la plus heureuse de cette monarchie : un Roi jeune est monté sur le trône avec un amour ardent pour la vérité ; ayons le courage de la lui faire parvenir.

Ne regardons aucun obstacle comme insurmontable ; croyons au contraire que celui qui vient de rendre au peuple ses juges légitimes, ne voudra point mettre d’entraves à leur zèle. La justice est dans le cœur du Roi, la nation a donc tout à espérer.

Présentons et rendons sensible des vérités importantes, et pour le Roi lui-même, et pour ce peuple qui lui est cher ; mais n’oublions jamais que c’est à la nation entière que nous devons tous vos soins.

Page 172: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 172

Dans d’autres temps, nous avons pu regarder comme notre premier devoir, de revendiquer les prérogatives de la magistrature ; mais aujourd’hui les droits de la magistrature ne doivent nous être chers que parce qu’ils sont la sauvegarde des droits de tous les citoyens. Puisque nous seuls avons conservé ces deux restes précieux de la constitution primitive, le droit de nous assembler et celui de parler au Roi, notre souverain, pourrions-nous voir avec indifférence, pourrions-nous regarder comme étrangers pour nous, aucun des abus sous lesquels gémit notre patrie° ? Pourrions-nous refuser notre organe aux autres ordres de l’État, qui ont perdu leurs antiques représentans ; un Roi qui cherche la lumière serait-il condamné à marcher dans les ténèbres, au milieu d’une nation éclairée, mais réduite au silence° ?

Dans d’autres temps, notre unique emploi était l’exécution littérale des lois positives ; et cette observation stricte des lois est encore notre seul devoir comme juges : c’est même ce qui rend nos fonctions plus augustes, c’est parce que la loi est notre guide, que nous ne craignons pas de nous égarer. Mais aujourd’hui quand nous plaiderons, en présence d’un Roi législateur, la cause de la nation, porterons-nous le respect pour les lois actuellement existantes, jusques à n’oser faire connaître ce qu’elles peuvent contenir d’abusif, de dur, ou même d’injuste° ? Le devons-nous Messieurs, nous surtout dépositaires de ce code si redoutable° ?

Non, messieurs ; le tableau des lois les plus rigoureuses sera mis par vous sous les yeux d’un Roi qui veut le bonheur de ses sujets ; et si la nécessité qui les a fait introduire n’en permet pas l’abolition, comptez au moins, comptez avec assurance sur tous les soulagements qu’on doit attendre d’une humanité éclairée. La réformation générale des abus exige sans doute et du temps et de grands travaux ; attendons-la sans murmure, le cœur du Roi nous en est garant.

Tels sont, messieurs les grands objets qui vous occuperont dans vos assemblées particulières ; et nul de vous ne me désavouera, si j’annonce que vous en prenez l’engagement en présence du public assemblé, de ce public qui juge les magistrats, qui juge les ministres, dont il n’est aucune puissance sur la terre qui n’ambitionne le suffrage, de ce public, osons le dire, Messieurs, à qui, dans ce grand jour, nous nous croyons attachés par de nouveaux liens, ceux de la reconnaissance. »

Il donne des regrets à ceux des membres de la compagnie, que la mort a enlevés pendant sa dissolution ; il loue particulièrement les qualités personnelles de Monsieur Petit de Leudeville, l’un d’eux ; et il ajoute :

Page 173: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 173

« Il était entouré, au moment de sa mort, d’une famille vertueuse, à laquelle il était bien cher, d’une épouse en larmes, d’un fils, son unique espérance : ses vœux se tournèrent vers vous, Messieurs, vers la compagnie alors dispersée, alors gémissante sous les coups qui avaient frappé toute la magistrature ; et sans être effrayé du malheur des temps, il chargea ceux qui lui survivraient, de vous demander comme la faveur la plus précieuse, d’adopter son fils. Ce dernier désir d’un père expirant me fut porté dans la retraite où j’étais confiné : la lettre qui me l’exprimait était écrite de la main de sa veuve éplorée ; et j’ose la comparer à ces illustres républicaines qui dans les plus grands désastres allaient féliciter celui qui n’avait pas désespéré de la patrie.

[…]

Gens du Roi, si l’Antiquité a produit des orateurs célèbres, qui sont encore aujourd’hui nos modèles, c’est dans ces fameuses républiques, où un simple citoyen pouvait discuter les plus grands intérêts de l’État, en présence du peuple. Aujourd’hui c’est à vous seul qu’est réservé le droit éminent, et de parler au peuple, et de veiller à l’intérêt public.

Exercés depuis longtemps dans cet auguste ministère, accoutumés à préparer les oracles de la justice, honorés de la confiance de ce public dont vous êtes les défenseurs, la cour attend tout de votre zèle et de vos lumières ; elle en attend surtout, dans cet instant mémorable, de nouveaux efforts pour démasquer l’iniquité, pour faire triompher la vérité, et pour seconder les vues patriotiques d’un Roi qui ne veut régner que par la justice.

Et vous, orateurs du barreau, vous qui avez pu sacrifier à la rigueur des principes, les intérêts les plus chers à presque tous les hommes, sortez, il en est temps, de ces retraites respectables où vos talents ont été si longtemps ensevelis ; et venez recevoir de la main du public la seule récompense digne de vos vertus.

Paraissez aussi, vous qui dans les temps les plus malheureux fûtes toujours de courageux défenseurs des citoyens, vous dont la présence a soutenu plus d’une fois la justice chancelante ; et qui, dans ce jour fortuné, jouissez du bonheur de vous voir réunis à ces illustres confrères, dont vos cœurs n’ont jamais été séparés.

Puisse la concorde régner éternellement dans cet ordre déjà si célèbre par la science, par le génie, par l’intégrité, par une constance éprouvée dans de longs malheurs !

Magistrats, orateurs, citoyens de tous les ordres, n’oublions jamais que le plus grand attentat contre une nation, c’est de semer un germe de dissensions intestines dans chaque province, dans chaque ville, dans chaque corps, dans chaque famille ; et que le plus grand bienfait du

Page 174: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 174

monarque aujourd’hui si cher à son peuple, est d’avoir paru en pacificateur dans le temple de la justice.

Couronnons l’ouvrage qu’il a si glorieusement commencé ; et achevons de confondre les auteurs des calamités publiques, en arrachant de nos cœurs tous les levains de discorde, et en faisant suivre après les orages le jour le plus pur, le plus calme, plus serein.

Il est prêt à luire, Messieurs, ce jour tant désiré : oublions les malheurs, excusons les faiblesses ; sacrifiant les ressentiments : et ne nous permettons qu’une noble émulation, toujours dirigée vers le bien public. »

Ce discours, que j’ai rapporté presque tout entier, est l’un des plus remarquables qui soient sortis de la bouche de M. de Malesherbes. On l’y retrouve tel qu’il a toujours été, l’ami de la justice et des lois, de la vérité, du bien public : quatre années de persécution et d’exil ne l’ont point changé ; le peuple aura toujours dans sa personne un noble et courageux défenseur ; ses oppresseurs, un ennemi. Il annonce franche-ment ce qu’il est ; il rappelle ce qu’il a été ; et c’est ce qu’il sera tou-jours. Seulement il aura médité davantage, pendant ses longues années de retraite, sur l’administration qu’il doit éclairer. Nous allons donc jouir du fruit de ses travaux et de ses veilles ; et son loisir n’aura été perdu ni pour son prince, ni pour sa patrie……

J’ai transcrit avec attendrissement les paroles qui terminent ce dis-cours ; elles sortent toutes de son discernement et de sa raison, non moins que de son cœur et de son esprit : il sent que toutes les révolu-tions ne peuvent se terminer que par un oubli réciproque, et par une réconciliation mutuelle… Ah ! S’il apparaissait au milieu de nous, qui peut douter que cette auguste et infortunée victime de nos troubles politiques et des crimes qu’ils ont produits, ne s’écriât encore, que le plus grand attentat contre la nation, c’est de fomenter au milieu d’elle le germe des dissensions intérieures ; ne nous invitât les uns et les autres à arracher de nos cœurs tous les levains de la discorde ; ne nous prescrivît formellement, avec toute l’autorité d’une illustre infortune et d’une haute vertu, d’oublier les malheurs, d’excuser les faiblesses, de sacrifier les ressentiments, et de nous permettre qu’une noble ému-lation, toujours dirigée vers le bien public ; et ne déclarât, comme tous les bons français le sentent sans doute, que le plus grand bienfait du monarque, aujourd’hui si cher à son peuple, est d’avoir paru en pacificateur dans le temple sacré des lois !

Page 175: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 175

Je n’écris point l’histoire de la Cour des aides lxxvi ; mais je ne puis me dispenser toutefois d’observer que, dans le récit des deux mémo-rables séances que j’ai rappelées plus particulièrement, on trouve deux discours de Monsieur Bellanger, avocat général de cette cour souve-raine, prononcés immédiatement après ceux de son illustre chef, aux-quels il est impossible de ne pas payer un juste tribut d’éloges : l’un et l’autre sont dignes, par leur noblesse, par les sentimens qu’ils ex-priment, et par la pureté de leur expression, des circonstances où ils furent entendus, et de ceux auxquels ils succédèrent.

……M. de Malesherbes ne tarda pas à remplir les engagements qu’il

avait pris dans les discours que je viens de citer, de mettre sous les yeux du Roi le tableau des lois les plus rigoureuses, dont l’ensemble accablait le peuple ; et il présenta les remontrances sur la législation des impôts, l’un des ouvrages les plus importans qui soient sortis des Cours souveraine, pour éclairer l’administration royale… Non seule-ment l’orateur, organe et chef de la Cour des aides, y expose tous les inconvéniens qui résultent de l’établissement actuel des impôts et de leur recouvrement ; mais il y discute, dans des digressions heureuses, les plus importantes questions de notre organisation publique et de notre constitution royale, dont il invoque les principes et l’exécution absolue, et dont par conséquent, plus qu’aucun autre, il veut consacrer la durée. Ce n’est point un novateur qui parle, c’est un magistrat char-gé de la conservation de l’antique dépôt de nos lois, qui, fidèle à ses principes et à ses devoirs, demande qu’on en fasse disparaître les or-donnances qui les violent et les usages qui les détruisent. « Il vient, dit-il en commençant, plaider la cause du peuple au tribunal de son Roi lxxvii……. Il vient faire connaître au Roi, au commencement de son règne, la vraie situation de ce peuple, dont le spectacle d’une cour brillante ne lui rappelle point le souvenir. » Ce n’est pas là un de ces tableaux commandés trop souvent depuis, par le despotisme à l’adulation, et où le talent de l’auteur consistait principalement à dé-guiser la vérité trop cruelle, à tromper tout à la fois le peuple et le prince, sur des maux qui n’étaient que trop réels, et à entretenir des illusions qui devaient perdre bientôt l’un et l’autre. C’est la vérité, la vérité sacrée que le prince enfin va recueillir, et qui, pour la première fois peut-être, va retentir sans ménagement auprès du trône qui la re-pousse…………. Ô Malesherbes ! montras-tu plus de grandeur et plus

Page 176: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 176

de vertu, lorsque, te dévouant toi-même au poignard des assassins, tu te présentas volontairement, pour détourner loin de la tête du mo-narque que tu avais si fidèlement servi, et, j’ose dire, si tendrement aimé, le glaive impie qu’une faction horrible osait diriger contre elle, et contre ceux qui essaieraient de la défendre ; ou, quand t’élevant au-dessus de toutes les considérations de la fortune, de toutes les séduc-tions du rang, de la naissance, des habitudes, des liaisons les plus in-times, de tous les attraits de la faveur, du danger certain de déplaire, tu ne craignis point d’attirer sur toi toutes les haines et tous les re-proches, pour dévoiler à un Roi de vingt ans la vérité qu’il ignorait, et que l’adresse de ses courtisans les plus en crédit, bien plus que l’inex-périence de son âge, éloignait de sa personne ! …… Oh ! Quel cou-rage inappréciable dans l’une et dans l’autre circonstance ! Mais com-bien celui qui te coûta le plus cher me semble plus facile à imiter !….

« Votre nation, sire, a toujours montré son zèle et son attachement pour ses maîtres, en faisant les plus grands efforts pour maintenir la splendeur de leur trône ; mais au moins faut-il que votre majesté sache ce que ces secours immenses coûtent à ce malheureux peuple……

……….Aucune considération ne doit nous arrêter, sire, quand nous avons des objets importans à présenter à votre majesté : cependant c’est à regret que nous nous voyons obligés de porter vos regards sur ces temps malheureux, où l’absence des ministres de la justice et le silence des lois ont laissé une libre carrière à l’avidité des financiers, et au despotisme des administrateurs……

Votre majesté a fait cesser les malheurs publics, et nous voudrions que le souvenir en fût entièrement effacé par cet acte éclatant de votre justice.

Si nous n’avions à nous plaindre que de la persécution soufferte par les magistrats, et même si nous n’avions à dénoncer que les infractions faites pendant ces temps de troubles à l’ordre judiciaire, nous penserions que, tout en étant réparé, tout doit être enseveli dans l’oubli.

Mais il est une importante vérité, sire, que nous ne pouvons éviter de mettre sous vos yeux, sans trahir notre devoir : c’est que la prétendue nécessité d’affermir l’autorité souveraine a servi de prétexte à des exactions exercées avec impunité sur vos sujets.

Il nous est douloureux, sire, d’avoir à vous dénoncer ce système d’oppression dans des jours de clémence.

Page 177: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 177

Mais des lois onéreuses au peuple ont été promulguées, dans la forme qu’on regardait alors comme légale, puisque votre majesté a ratifié tout ce qui s’est fait pendant l’inaction de la justice.

Nous voyons aussi plusieurs places importantes encore occupées par ceux qui ont abusé de leur pouvoir ; et si de nouveaux abus excitent l’animadversion de la justice, on ne manquera pas de faire valoir en faveur des coupables, ce prétendu mérite de s’être sacrifié pour le maintien de l’autorité royale ; et, sous prétexte de les mettre à l’abri de la vengeance de leurs ennemis, on voudra mettre leur administration à l’abri des recherches de la justice.

Il est donc bien important, sire, d’affranchir votre majesté du fardeau d’une reconnaissance si préjudiciable à son peuple, et de lui faire connaître que ceux qui prétendaient travailler pour l’autorité royale, ont réellement efficacement travaillé pour s’arroger, sur tous les ordres de l’État, un pouvoir exorbitant, inutile au service de votre majesté.

Nous désirerions, sire, que d’autres que nous pussent vous faire entendre ces fâcheuses vérités.

Que m’est-il possible que votre majesté abandonne aujourd’hui ces funestes maximes de gouvernement, ou plutôt cette politique, introduite depuis plus d’un siècle par la jalousie des ministres, qui a réduit au silence les ordres de l’État, excepté la seule magistrature ! Que n’est-il possible à la nation elle-même de s’expliquer sur ses intérêts les plus chers ! lxxviii

Alors, sire, avec quelle joie nous remettrions en d’autres mains le soin de vous faire connaître tous les excès auxquels s’est porté ce même ministère qui voulait nous anéantir !

Mais puisque nous seuls jouissons encore de ce droit antique des Français, de ce droit de parler à nos Rois, et de réclamer avec liberté contre l’infraction des lois et des droits nationaux, nous ne devons point user en faveur de nos ennemis d’une générosité qui nous rendrait coupable envers la nation entière……… »

Il s’occupe d’abord de l’examen des droits connus sous le nom de droit des fermes : ces droits, dit-il, sont moins onéreux par les sommes mêmes qu’ils font entrer dans le trésor royal, que par les frais de la régie et les gains des fermiers lxxix, « qui certainement sont trop forts, puisque les ministres du dernier règne ont pu en reprendre une partie, non pas pour le profit de votre majesté, mais pour en gratifier leurs favoris.  lxxx »

Il indique les inconvéniens résultant de l’établissement des impôts qui font partie des droits des fermes.

Page 178: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 178

L’État est privé par eux d’une multitude de citoyens, les uns employés à faire la fraude, les autres à l’empêcher ; « car il est notoire, dit-il, que le métier de commis, et peut-être même celui de fraudeur, malgré ses risques, valent mieux que celui de soldat ; et que les places de finances procurent à ceux qui les obtiennent, des avantages plus considérables que l’agriculture, le commerce et les manufactures ; ce qui fait qu’il ne reste dans ces professions utiles, que ceux qui n’ont pas eu assez de talent ou de bonheur pour parvenir à la finance. »

Outre les droits payés sur chaque denrée, et qui sont supportés par le peuple, on le prive de plusieurs avantages que la nature bienfaisante prodigue au sol même sur lequel il vit.

La culture du tabac lui est interdite, pendant que la ferme en achète tous les ans pour beaucoup de millions chez l’étranger, dont nous de-venons ainsi les tributaires.

Il ne peut profiter d’une autre richesse, bien plus réelle, de celle du sel, dont la main du financier repousse sans cesse le bienfait, que la mer ne cesse de rapporter sur nos côtes ; et qui, s’il lui était permis de l’accepter, ou si le prix n’en était pas excessif, lui offrirait d’immenses avantages pour les salaisons, pour la nourriture et la conservation des bestiaux, pour une infinité d’arts utiles, et même pour l’engrais des terres……

Les droits sur les autres denrées nuisent tous à la production et au commerce. La France produirait plus de vin, on n’en retirerait un plus haut prix, sans les droits d’aides ; il s’y fabriquerait plus de marchandises sans les droits de traites……

« Le détail de ces privations serait infini, et nous reconnaissons qu’il nous serait impossible de vous en offrir le tableau fidèle : mais cette esquisse suffit pour faire connaître à votre majesté le tort que les droits des fermes font à votre royaume, indépendamment des sommes que le peuple paye pour le gain des fermiers et pour les frais de régie.

Nous devons encore vous exposer les maux qu’entraîne la rigueur des lois pénales, prononcées contre la contrebande. Ceux qui se rendent coupables de ce délit ne sont quelquefois point accoutumés à le regarder comme un crime : ils cèdent à la séduction que leur offre un moyen certain de subsister plus facilement ; et quand après s’être livrés à cette fatale industrie ils viennent à être découverts, ils subissent le genre de captivité

Page 179: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 179

destinée aux plus grands forfaits, et quelquefois même à la mort. Nous ne doutons pas que votre majesté, attendrie au récit de cette cruauté, n’ait demandé plus d’une fois comment, dans l’origine, on a pu établir la peine de mort pour un intérêt de finance lxxxi.

Mais il est une autre tyrannie dont il est impossible que votre majesté n’ait jamais entendu parler, parce qu’elle n’offre point un spectacle aussi cruel, et qui cependant n’est pas moins insupportable au peuple, parce qu’elle est sentie par tous les citoyens du dernier rang, par ceux qui vivent tranquillement de leur travail et de leur commerce : elle consiste en ce que chaque homme du peuple est obligé de souffrir journellement les hauteurs, les caprices, les insultes mêmes des suppôts de la ferme.

On n’a jamais fait assez d’attention à ce genre de vexations, parce qu’elles ne sont éprouvées que par des gens obscurs et inconnus. En effet, ces quelques commis manquent d’égards pour des personnes considérées, les chefs de la finance s’empressent de désavouer leurs subalternes, et de donner satisfaction ; et c’est précisément par ces égards pour les grands, que la finance a eu l’art d’assujettir à un despotisme sans borne et sans frein, tous les hommes sans protection, c’est-à-dire, sans contredit la classe la plus nombreuse ; mais ceux qui ne paraissent protégés par personne, sont ceux qui ont le plus de droit à la protection de votre majesté.

Il est de notre devoir de développer à votre majesté les vraies causes de cette servitude, à laquelle le peuple est soumis dans toutes les provinces. Cette cause, sire, est dans la nature du pouvoir que les préposés de la ferme ont dans leurs mains ; pouvoir arbitraire à beaucoup d’égards, et avec lequel par conséquent il leur est trop aisé de se rendre redoutables.

1°- Le code de la ferme générale est immense, et n’est recueilli nulle part : c’est une science occulte que personne, excepté les financiers, n’a étudié ni ne peut étudier lxxxii : en sorte que le particulier à qui on fait un procès ne peut ni connaître par lui-même la loi à laquelle il est assujetti, ni consulter qui que ce soit : il faut qu’il s’en rapporte à ce commis même son adversaire et son persécuteur.

Comment veut-on qu’un laboureur, un artisan ne tremble pas, ne s’humilie pas sans cesse devant un ennemi qui a contre lui de si terribles armes° ?

D’autre part, les lois de la ferme ne sont pas seulement inconnues ; elles sont aussi quelquefois incertaines : il y a beaucoup de droit douteux que le fermier essaie d’exercer suivant les circonstances. On conçoit que les employés de la ferme font ces essais par préférence sur ceux qui ont le malheur de leur déplaire ; on conçoit aussi qu’ils ne les font jamais que sur ceux qui n’ont pas assez de crédit pour se défendre. Enfin il est d’autres lois malheureusement trop certaines, mais dont l’exécution est impossible à cause de leur excès de rigueur ; le fermier les a obtenues sachant bien

Page 180: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 180

qu’il ne les fera pas exécuter ; mais il a voulu faire attribuer le droit d’en dispenser le redevable.

Tel est un des systèmes favoris à la finance, qu’il faut dévoiler à votre majesté : oui, sire, on a entendu le financier dire au citoyen : il faut que la ferme ait des grâces à vous accorder, il faut que vous soyez obligés de venir demander : ce qui est dire en d’autres termes : ce n’est pas assez de nous donner votre argent pour satisfaire notre avidité ; il faut encore satisfaire par des bassesses l’insolence de nos commis. Or, quand il serait vrai que l’avidité du fermier tournât au profit du Roi, il est certain que l’insolence de cette multitude de commis qui inondent les provinces, lui est absolument inutile.

Nous nous sommes plus étendus, sire, sur les abus de ce genre que sur les autres, parce qu’ils ne sont pas assez connus, et il n’est pas impossible d’y remédier sans porter obstacle aux recouvrements.

Mais nous pensons, sire, qu’on n’a jamais mis sous les yeux de votre majesté les moyens qu’emploie la ferme générale, pour réussir dans ses contestations avec les particuliers, et nous croyons qu’il est essentiel qu’elle les connaisse.

Le premier de ces moyens, sire, il ne faut pas se le dissimuler, est de n’avoir point de juges, ou ce qui est la même chose, de n’avoir pour juge que le tribunal d’un seul homme. lxxxiii

Les cours des aides et les tribunaux qui en ressortissent, sont, par leur institution, juges de tous les impôts ; mais la plus grande partie de ses affaires ont été évoquées lxxxiv et sont renvoyées devant un seul commissaire du conseil, qui est l’intendant de chaque province, et par appel au conseil des finances ; c’est-à-dire à un conseil qui ne se tient ni en présence de votre majesté, ni sous les yeux du chef de la justice, auquel n’assistent ni les conseillers d’État, ni les maîtres des requêtes ; et qui n’est composé que du contrôleur-général et d’un seul intendant des finances, où, par conséquent, l’intendant des finances est presque toujours le seul juge, car il est rare que le contrôleur général ait le temps de s’occuper des affaires contentieuses. lxxxv

Nous rendons justice, avec tout le public, aux magistrats qui oc-cupent à présent ces places ; mais les vertus personnelles d’un homme mortel ne doivent point nous rassurer sur les effets d’une administra-tion permanente lxxxvi.

Ce que nous déférons à votre majesté est un système de justice arbitraire, sous lequel le peuple gémit depuis un siècle, et gémirait sans cesse, si on ne réclamait que dans le temps où le pouvoir est dans les

Page 181: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 181

mains de ceux qui veulent en abuser. Il faut donc profiter du moment heureux où la justice de votre majesté a présidé à tous ces choix, pour établir en sa présence, et devant ses ministres, la maxime incontestable que ce n’est pas donner des juges au peuple, que de ne lui donner que le tribunal d’un seul homme. Or, comme on l’a déjà dit pour tous les genres d’affaires qui ont été élevées par des évocations à la justice réglée, ce tribunal d’un seul homme est le seul qui ait été donné au peuple : dans les provinces, c’est l’intendant qui prononce seul dans son cabinet, et souvent dans son travail, avec le directeur des fermes ; et à Paris où se jugent les appels, c’est encore l’intendant des finances qui statue irrévocablement seul dans son cabinet, et souvent dans son travail, avec le fermier général.

Et dans les matières qui ne sont pas encore évoquées, et où le recours à la justice réglée semble encore permis, la marche quoique différente, surtout en commençant, n’est pas plus favorable au peuple ; le fermier général a trouvé le moyen de rendre en dernier terme, ce recours à la justice réglée entièrement illusoire, par l’usage introduit abusivement de porter les requêtes en cassation contre les arrêts des cours des aides, au conseil des finances, c’est-à-dire, à ce tribunal composé du seul contrôleur général et du seul intendant des finances, dont on a déjà fait mention ; et, comme d’une part les fermiers ont fait décider que devant le conseil, le mal jugé est un moyen de cassation suffisant lorsqu’il s’agit des droits du Roi et par conséquent de tous ceux dont ils ont le bail ; et que de l’autre on a établi au conseil des finances, qu’en cassant un arrêt de cour souveraine, on juge le fond sans le renvoyer à un autre tribunal : il suit qu’il ne reste plus de différence entre la requête en cassation présentée à votre conseil, et l’appel interjeté à un juge supérieur ; et qu’ainsi, le recours au conseil, dans toutes les affaires qui intéressent les fermiers de vos droits, n’est qu’un degré de juridiction de plus : toutefois, avec cette circonstance particulière et remarquable, c’est que les décisions de vos cours sont soumises alors à l’examen d’un seul homme, qui les annule ou les confirme, suivant qu’il le trouve à propos.

Il est donc certain que, soit que les affaires soient comprises dans le cercle des évocations, ou qu’elles ne le soient pas, soit qu’elles commencent par la décision de l’intendant, comme au premier cas, ou de l’élection comme au second, elles se terminent toujours, si les fermiers généraux le veulent, par le jugement du seul intendant des finances ; c’est-à-dire qu’il paraît certain que l’on a voulu, dans l’une et dans l’autre de ces catégories, que le fermier fut son seul juge à lui-même et celui de tout le public, toutes les fois qu’il aurait un crédit prépondérant dans les bureaux, ce qui ne peut manquer d’arriver presque toujours.

Nous n’entrerons point, Sire, dans le détail des diverses matières qui ont été soustraites à la justice réglée, par des arrêts d’évocation parce que l’énumération en serait infinie ; mais votre majesté suppléera aisément à cet égard, en écoutant le témoignage universel du public. C’est par là

Page 182: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 182

qu’elle apprendra que tout ce qui a rapport au droit compris dans le bail des fermes, sous le nom de domaine, est enlevé à la connaissance de la justice réglée, et jusqu’à quel point les fermiers ont abusé à cause de cela de leur pouvoir arbitraire dans cette régie. Elle saura que tous les droits de contrôle, d’insinuation, de centième denier, qui portent sur tous les actes passés entre les citoyens, s’arbitrent suivant la fantaisie des fermiers ou de leurs préposés ; que les prétendues lois sur cette matière sont si obscures et si incomplètes, que celui qui paye ne peut jamais savoir ce qu’il doit ; que souvent le préposé ne le sait pas mieux, et qu’on se permet des interprétations plus ou moins rigoureuses, suivant que le préposé est plus ou moins avide ; il est notoire que tous ces droits ont eu sous un fermier une extension qu’ils n’ont pas eue sous d’autres. D’où il résulte évidemment, que le fermier est le souverain législateur dans les matières qui sont l’objet de son intérêt personnel : abus intolérable, et qui ne se serait jamais établi, si ces droits étaient soumis à un tribunal quel qu’il fût ; car, quand on a des juges, il faut bien avoir des lois fixes et certaines.

Votre majesté saura que, dans les derniers temps, ces extensions ont été portées à un tel excès, que, pour s’y soustraire, les particuliers ont été réduits à faire des actes sous signature privée, plutôt que par devant notaires ; et d’autre fois à altérer des clauses des contrats par des dispositions obscures, ou par des expressions équivoques, qui donnent ensuite lieu, entre les parties, à des discussions interminables. De sorte qu’un impôt, établi sous le spécieux prétexte d’augmenter l’authenticité des actes, et de prévenir les procès, force souvent vos sujets à renoncer aux actes publics, et les entraîne dans des procès qui sont la ruine de leur famille lxxxvii. »

L’auteur des Remontrances parle ensuite des abus et des vexations auxquelles donnent lieu le droit de franc-fief, lequel consiste dans une taxe que payent les roturiers qui possèdent des biens appelés nobles, et tient, à cause de cela, d’une manière particulière, à l’examen de l’état des personnes : d’où il résulte qu’en cas de contestation, entre le fer-mier qui demande le droit, et le particulier qui prétend ne pas y être soumis, c’est l’intendant qui prononce, et qui décide, par conséquent tout seul, si le particulier qui refuse le droit doit être, ou non, considé-ré comme noble, puisque, s’il le condamne à payer, il lui enlève, ainsi qu’à sa famille, l’état dont il avait, peut-être jusqu’à ce moment, joui sans opposition et sans trouble lxxxviii……

Il se plaint ensuite de ce que le prix excessif auquel on porte le tabac, donnant un nouvel attrait à la fraude, on a employé, pour la réprimer, des

Page 183: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 183

moyens qui deviennent tous les jours plus violents, et cependant sont toujours inutiles……

Les fermiers généraux, dit-il, ont obtenu de ces lois qui exciteraient une guerre intestine dans le royaume, si on les exécutait à la rigueur. Leurs commis sont autorisés à faire les visites les plus sévères dans toutes les maisons indistinctement, sans aucun respect pour personne. De semblables lois avaient déjà été obtenues en différens temps et pour divers objets ; mais il existait toujours un frein contre l’excès de l’abus ; c’est celui de la justice réglée, qui peut sévir contre le commis, lorsqu’il abuse du droit que lui a donné la loi. lxxxix Aujourd’hui ce frein n’existe plus : le dernier ministre a profité de l’absence de la Cour des aides, pour enlever, par des évocations, ce genre d’affaires à la justice réglée, et l’attribuer à des Commissaires du conseil.

Il est, sire, bien d’autres évocations semblables ; nous n’avons voulu, dans ce moment, offrir à votre majesté que quelques exemples ; quand leur totalité sera mise sous ses yeux, et sous ceux de ses ministres, nous espérons qu’eux-mêmes en connaîtront la nécessité de les abolir…

Il me semble cependant que les fermiers généraux auraient pu se dispenser d’employer tant de moyens illégaux, pour se soustraire à la justice réglée, quand on considère les moyens légaux qui leur ont été donnés pour réussir contre leurs adversaires, devant quelque justice que ce soit.

Ils sont tels, il n’est plus permis aux juges de chercher où est la vérité, ni où est la justice, et qu’ils sont toujours forcés de juger d’après les pièces qui, aux yeux de la raison, seraient légitimement suspectes.

C’est ce que votre majesté va voir clairement, par l’exposé que nous allons lui faire de ceux dont les fermiers se servent pour découvrir et constater les fraudes.

Voici donc ce que la loi établit à cet égard : les fermiers généraux ont le droit d’exercer, par le ministère de leurs commis, et avec quelques formalités de justice, la plus rigoureuse recherche dans les chemins et dans les maisons.

Si, dans ces visites, les fermiers croient avoir découvert une fraude, ils en dressent procès-verbal ; et sur ce procès-verbal, signé de deux commis, les faits sont regardés comme constans, et la fraude est censée prouvée.

Si le particulier, accusé de fraude par le procès-verbal, prétend que les commis l’ont calomnié, il ne peut le soutenir en justice qu’en s’inscrivant en faux ; or il faut expliquer à votre majesté ce que c’est qu’une inscription en faux.

Il ne suffit pas à l’accusé de prétendre que les faits allégués contre lui sont dénués de preuve, il faut qu’il prouve directement le contraire ; mais

Page 184: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 184

cette preuve, par sa nature, est le plus souvent impossible. Comment prouver un fait négatif ; comment prouver au commis la fausseté des faits allégués par eux, quand tout s’est passé dans l’intérieur d’une maison, sans autre témoin que l’accusé et que les commis eux-mêmes° ? »

De plus, les formalités prescrites pour l’inscription en faux, sont d’un détail infini, et l’omission d’une seule prive l’accusé de sa juste défense.

D’ailleurs il faut, pour être admis à s’inscrire en faux, consigner une amende, que la plupart des gens du peuple sont hors d’état de payer.

Enfin on ne donne à l’accusé d’un temps très court pour se déterminer, c’est-à-dire, pour consulter les gens de loi, pour chercher des preuves juridiques, pour se procurer l’argent nécessaire à la consignation et aux premier frais de la procédure.

Il est donc vrai, il est donc évident, il est donc reconnu qu’un homme du peuple n’a aucun moyen possible pour se pourvoir contre des procès-verbaux signés de deux commis. »

Beaucoup d’abus, ajoute-t-il, se joignent encore à ces procédés ar-bitraires ; des deux commis exigés par la loi pour l’authenticité du procès-verbal, souvent l’un d’eux sait à peine tracer les lettres qui forment son nom : il a fallu un arrêt de la Cour des aides, en forme de règlement, pour ordonner que tous les deux sussent lire ; et les fer-miers généraux, qui en ont repoussé tant qu’ils ont pu l’autorité, se sont soustraits souvent à son exécution, pendant le temps où la cour qui l’avait rendue ne pouvait pas la surveiller : de plus, il arrive en-core, malgré la défense de la loi, « que le fermier promet à ses commis une part dans les amendes auxquelles il fait condamner des particuliers par leurs procès-verbaux ; et il est certain que c’est là une portion de leur traitement.

Ainsi la fraude est réputée prouvée contre un citoyen, par la seule affirmation de deux hommes, qui non seulement sont au gage du fermier général, son adversaire, et duquel seul ils peuvent espérer l’amélioration de leur sort, mais dont encore ils attendent un salaire proportionné à la somme à laquelle sera condamné celui qu’ils accusent et qu’ils poursuivent.

Telle est la voie juridique pour constater la fraude par les procès-verbaux ; mais il fallait aussi aux fermiers des moyens pour la découvrir où elle peut être, et pour diriger les démarches de leurs commis : or, la délation est ce moyen. »

Page 185: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 185

Les délateurs se trouvent partout, dans les sociétés de commerce, dans les maisons, dans les familles, et leur existence odieuse outrage en tout lieu et la justice et la morale : ils ne se montrent point, de peur de se mettre hors d’état de continuer leur vil métier ; mais ils avertissent secrètement les commis, qu’en tel lieu et qu’en telle occasion il y aura une prise à faire. Ceux-ci vont surprendre l’individu dénoncé, et acquièrent la preuve nécessaire à la conviction de la fraude, ou plutôt se la font eux-mêmes par leur procès-verbal – quand un avis de ce genre a réussi, on donne une récompense au dénonciateur, c’est-à-dire un complice, qui a vendu les autres à un associé, à un commensal, au fils qui a dénoncé son père, à la femme qui a dénoncé son mari ; les commis ont une part dans l’amende, et les objets infestés de fraude sont la proie de la ferme elle-même.

« Daignez, sire, réfléchir un instant sur le tableau de cette administration, de ses conséquences et de ses effets.

Par la foi accordée aux procès-verbaux, le prix est continuellement offert au parjure ; comme par les récompenses que l’on accorde à la délation, il l’est continuellement à la trahison domestique.

Tels sont les moyens par lesquels plus de cent cinquante millions arrivent tous les ans dans les coffres de votre majesté.

Ce n’est point à nous, sire, de vous indiquer d’autres impôts qui puissent remplacer ce produit immense ; ce n’est pas même à nous à examiner si les seules ressources de l’économie pourraient y suppléer.

Il est cependant nécessaire de venir au secours d’un peuple opprimé par cette monstrueuse régie : et s’il est vrai que l’économie ne suffise pas pour que votre majesté puisse renoncer au produit de ses fermes, il est au moins bien des adoucissements qu’on pourrait apporter au malheur public, si la diminution des dépenses permettait le sacrifice d’une portion des revenus.

Voilà pourquoi nous avons dû mettre sous vos yeux le terrible spectacle du plus beau royaume de l’univers, gémissant sous le poids d’une tyrannie qui fait tous les jours de nouveaux progrès.

On loue, sire, et on implore en même temps votre bienfaisance ; mais nous, défenseurs du peuple, c’est votre justice que nous devons invoquer ; et nous savons que presque tous les sentimens dont est susceptible l’âme d’un Roi, l’amour de la gloire, celui de plaisir, l’amitié même, le désir si naturel à un bon prince de rendre heureux ceux qui approchent de lui, sont

Page 186: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 186

des obstacles perpétuels à la justice rigoureuse qu’il doit à ses sujets, parce que ce n’est qu’aux dépens du peuple xc qu’un Roi est vainqueur de ses ennemis, magnifique dans sa cour, et bienfaisant envers ceux qui l’environnent.

Et si la France, et peut-être l’Europe entière, est accablée sous le poids des impôts ; si la rivalité des puissances les a entraînées à l’envi dans des dépenses énormes, qui ont rendu les impôts nécessaires, et si ces dépenses sont encore doublées par une dette nationale immense, contractée sous d’autres règnes, il faut que votre majesté se souvienne que vos ancêtres ont été couverts de gloire, mais que cette gloire est encore payée par les générations présentes ; qu’ils captivèrent les cœurs par leur libéralité, qu’ils étonnèrent l’Europe par leur magnificence ; mais que cette magnificence et cette libéralité ont fait créer les impôts et les dettes qui existent encore aujourd’hui xci.

Il faut aussi que votre majesté se rappelle sans cesse que le vertueux Louis XII, malgré sa passion pour la guerre, ne se crut jamais permis d’employer des moyens qui auraient été onéreux à ses sujets, et que malgré la bonté qui était sa vertu caractéristique, il eut le courage de s’exposer aux reproches de l’avarice, de la part de ses courtisans, parce qu’il savait que si l’économie d’un Roi peut être censurée par quelques hommes frivoles ou avides, la prodigalité fait couler les larmes d’une nation entière xcii.

Cette grande vérité, sire, est aujourd’hui reconnue de toutes les nations à qui l’expérience de bien des siècles a appris à ne demander à leurs Rois que les vertus qui font le bonheur des peuples ; et si, à votre avènement toute la France a fait éclater, par ses acclamations, son amour pour le sang de ses maîtres, la sévérité de notre ministère nous oblige de vous avouer une partie de ces transports était aussi due à l’opinion qu’on a conçue de votre majesté dès ses premières années, et à l’espérance qu’une sage économie ferait bientôt diminuer les charges publiques.

Cependant, sire, tandis que cette économie vous est demandée par les vœux universels de toute la nation, ceux qui ne font consister la grandeur souveraine que dans le faste, sont toujours ceux qui approchent le plus près du trône ; et pendant que le misérable à qui la dureté des impôts arrache la subsistance, est éloigné de vos regards, les objets de votre bienfaisance et de votre munificence sont continuellement sous vos yeux. Il a donc fallu leur opposer le tableau effrayant, mais exagéré, de la situation des peuples.

Puisse-t-il vous être toujours présent, sire ! S’il l’eût été aux Rois vos prédécesseurs xciii votre majesté pourrait suivre aujourd’hui les sentimens de son cœur : et quand on lui fait connaître que l’humanité répugne à la rigueur des lois bursales établies en son royaume, elle ne balancerait pas à les révoquer, et ne serait pas arrêtée par cette nécessité de payer les dettes

Page 187: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 187

de l’État, qui oppose sans cesse un obstacle à la réformation des abus les plus odieux… »

La Cour des aides ne demande pas la réformation générale des droits des fermes ; il n’est pas possible d’entrer, au moment actuel, dans le détail de tout ce qui a été inventé par les fermiers, pour faire payer les droits, et par les fraudeurs, pour s’y soustraire ; mais ce qu’elle demande, c’est de faire examiner les extensions de tous les droits faites sous le dernier ministère (c’était celui de l’abbé Terray), et les évocations accordées avec une profusion dont il n’y a jamais eu d’exemple ; et qu’en s’occupant aussi des lois et des règles de cette matière, on distingue soigneusement ce qui est nécessaire à la perception, de ce qui n’a été introduit que par la complaisance aveugle du ministère pour les financiers, et pour satisfaire leur despotisme : et quand vous nous avez ordonné de nous soumettre, sans examen, à tout ce qui a reçu le caractère de loi, pendant que nous étions éloignés de nos fonctions, et qu’une force majeure nous a empêchés de veiller aux droits et aux intérêts du peuple, il est juste que votre majesté fasse retrancher de ces nouvelles lois tout ce qui établit une justice arbitraire. Nous convenons que, puisqu’il faut percevoir des impôts excessifs, il faut être soumis à des lois rigoureuses ; mais au moins faut-il que ce soient des lois précises ; car aucun motif, aucune considération, aucun intérêt ne peuvent autoriser xciv votre majesté à faire dépendre le sort du peuple de l’avidité du fermier, ou du caprice de l’administrateur. »

Après avoir rappelé ce qu’il a déjà dit, que le Code des Fermes est effrayant par l’immensité de ses dispositions et la multiplicité de ses formes, et affirmé qu’il n’y a de bonnes lois que les lois simples, il se plaint de cette variété de droits et de règles de perception qui changent d’une province à l’autre ; il montre encore la finance et la fraude, se faisant une guerre continuelle, et rivalisant d’industrie et d’activité, la fraude excitée par les moyens mêmes employés pour la réprimer, et ces moyens ayant pour résultat assuré de gêner tous les citoyens dans la liberté de leurs personnes et dans la propriété de leurs biens ; et il propose ce que l’on n’a pu obtenir enfin qu’au prix de tous les maux enfantés par la révolution, l’uniformité de droits dans tout le royaume, l’abolition de ces barrières établies par la fiscalité au milieu de ses diverses provinces, pour les changer, en quelque sorte, en autant d’états particuliers, soumis à des régimes différens, qu’il faut faire garder comme autant de frontières par des armées innombrables de commis.

Page 188: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 188

« Cependant, sire, nous ne prétendons pas dire à votre majesté que cette simplification soit un ouvrage facile ; on voit avec évidence qu’elle est possible, et qu’elle sera très avantageuse à l’État ; mais pour y procéder, il faut connaître dans le plus grand détail, non seulement le produit de chaque droit dans chaque territoire, mais la vraie source de ce produit ; et prévoir avec justesse quelle augmentation ou quelle diminution chaque changement apportera dans le recouvrement. Il faut calculer non seulement les intérêts de la ferme, mais ceux du cultivateur, du fabricateur, du commerçant et du consommateur de chaque denrée. »

Il affirme cependant que ce travail peut être fait malgré toutes ces difficultés, parce qu’il existe des matériaux immenses, dans les bureaux des ministres et des intendans des finances, dans les registres de la ferme générale, et même chez beaucoup de commerçans, où l’on pourra trouver avec exactitude les notions dont on a besoin.

Il examine ensuite qui l’on pourra charger de préparer, par des rap-ports préliminaires, les éléments de cette grande amélioration : il ne croit pas que ce soient les fermiers généraux, non qu’il redoute leur partialité en général, mais parce qu’il se méfie de leurs habitudes ; et aussi parce que ceux qui ont consumé leur vie à acquérir cette science, que rendait nécessaire autant que difficile la complication actuelle de la machine qu’ils font mouvoir, verraient avec peine l’établissement d’un ordre de choses, qui condamnerait à l’inutilité le résultat de leurs longues études.

« D’ailleurs, continue-t-il, peut-on douter que les financiers érigés en législateurs, n’ajoutent à la rigueur des droits° ? Ce qui servira à cimenter ce despotisme intolérable et inutile au service de votre majesté, auquel ils ont déjà asservi la nation. »

Il faut les consulter sans doute, mais il ne faut jamais oublier, en recevant leurs conseils, en quoi leur intérêt est contraire à celui du peuple, et à celui de votre majesté.

Il ne veut pas non plus que ce soient les magistrats chargés mainte-nant de l’administration des finances, quoique le travail dont il s’agit ne puisse être bien fait que sous leur surveillance et leur direction.

« Mais il ne doit pas être fait par eux-mêmes ; un travail aussi éten-du ne peut être fait par un seul homme, encore moins par celui dont le

Page 189: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 189

temps est déjà consommé par les affaires journalières de son adminis-tration : on tomberait d’ailleurs dans les inconvéniens, déjà si souvent éprouvés, de n’avoir pour défenseur du peuple, contre tous les efforts réunis de toute la finance, qu’un seul et unique individu… »

Il ne s’explique pas davantage, du moins dans ce lieu, sur le choix de la personne ou des personnes qu’il voudrait charger de la suite de ces opérations importantes ; mais on voit assez clairement, dans la suite de ces remontrances, qu’il voudrait que ce grand travail eût quelque chose de populaire, et émanât le plus directement possible et de la nation et du Roi.

« Il serait juste, dit-il, que tous les détails de la régie des fermes fussent connus de votre majesté, pour qui les droits sont perçus, et du peuple qui les paye ; et que quand ce peuple vous adresse ses plaintes, quand il demande du soulagement au malheur qu’il éprouve, le remède pût vous être indiqué, et que votre majesté pût en juger par elle-même. »

Il demande, d’après cela, qu’en attendant la simplification qu’il réclame, au nom et dans l’intérêt du peuple et du Roi, on fasse publier, dès aujourd’hui, des tarifs exacts et circonstanciés des droits que les fermiers généraux ont à percevoir, et une collection courte, claire et méthodique des règlemens qu’il faut observer, et qu’il importe au public de connaître. Ce travail est fait, dit-il, car il n’est aucune partie des droits affermés, dont plusieurs fermiers, et même plusieurs directeurs, ne se soient occupés spécialement, et sur laquelle il n’existe ainsi des traités particuliers fort exacts ; de sorte qu’en les réunissant, on aurait un traité complet, qu’il n’y aurait plus qu’à faire connaître au public, afin qu’il y puisât les armes nécessaires pour re-pousser, par le secours des lois, les vexations des suppôts du fisc, s’ils osaient s’en permettre encore… ; « Car il est de votre devoir, sire, d’offrir ces moyens à vos malheureux sujets ; vous leurs devez le secours des lois ; et ce secours devient illusoire, quand les lois ne sont pas connues de ceux qui ont droit de les invoquer… ».

Par une transition facile, il arrive à rappeler l’affaire Monnerat, sur laquelle il n’a été rien statué ; et cette affaire le conduit à toutes celles où des ordres arbitraires ont été décernés contre les citoyens. On voit que cette liberté des individus, et la violation qu’on en faisait trop sou-

Page 190: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 190

vent, étaient son idée principale, et qu’il y revenait, comme malgré lui, toutes les fois qu’il parlait au Roi.

« Pourquoi n’oserions-nous pas espérer, sire, que la vérification que nous vous demandons, pourra conduire votre majesté à l’acte de justice qui illustrerait le plus sûrement le commencement de son règne ; à choisir les hommes les plus dignes de la confiance de la nation, et à les charger de l’examen de tous les ordres qui retiennent encore aujourd’hui des citoyens xcv dans l’exil ou dans la captivité° ?

Nous portons plus loin nos espérances, et si votre majesté se détermine à faire faire cet examen, nous ne doutons pas qu’à cette occasion, on établisse des principes dans une matière où l’on n’en connut jamais. Il en résultera au moins cette vérité, que des ordres attentatoires à la liberté des citoyens ne doivent jamais être accordés à des particuliers, ni pour leur intérêts personnels, ni pour venger leurs injures ; parce que, dans un pays où il y a des lois, les particuliers n’ont pas besoin d’ordres extra-judiciaires, et que d’ailleurs de tels ordres sont donnés aux puissans contre les faibles, sans réciprocité ; ce qui est la plus criante de toutes les injustices. »

Après avoir exposé ces principes incontestables, M. de Male-sherbes ne dissimule point les spécieux prétextes sur lesquels on s’at-tache depuis si longtemps pour en fonder la violation ; il les examine, et ne cherche point à les affaiblir en les rapportant.

« Peut-être pensera-t-on qu’il y a des cas privilégiés où c’est pour l’ordre public qu’il faut des actes d’autorité qui ne soient point revêtus des formalités de la justice.

On dira qu’il est quelquefois utile de suppléer à la lenteur de la justice réglée, qui laisserait évader des coupables ; que pour la police et la sûreté des grandes villes, il faut pouvoir s’assurer des gens légitimement suspects ; que souvent l’intérêt public se réunit à celui des familles pour séquestrer de la société un sujet qui ne pourrait que la troubler, et contre lequel on a d’autres preuves que celles qui sont administrées par cette famille même, qui cherche à se soustraire à l’infamie d’une procédure légale.

Mais quand on aura discuté toutes ces considérations en votre présence, et qu’on aura mis sous vos yeux les abus qui en ont été faits, vous reconnaîtrez, sire, que ce sont de vains prétextes, qui n’auraient jamais dû livrer à la puissance arbitraire la liberté des citoyens, ou du

Page 191: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 191

moins il faut réserver aux opprimés la faculté de réclamer contre la violence.

Vous reconnaîtrez, sire, que s’il est des cas où ce soit la justice elle-même qui vous demande des ordres prompts et secrets xcvi, parce qu’on craint que la lenteur de la procédure ne favorise la fuite des criminels ; un Roi législateur pourrait donner à la justice plus d’activité sans employer des moyens illégaux, et qu’alors la célérité requise ne priverait pas celui qui aurait été injustement arrêté, de son recours contre le calomniateur.

Que si l’ordre public veut qu’on s’assure d’un homme légitimement suspect, la légitimité des soupçons doit être constatée, en sorte que celui qui a été la victime innocente de ces précautions politiques, puisse demander et obtenir une indemnité, et qu’il est juste qu’il sache au moins pourquoi et par qui cette violence a été exercée.

Enfin, que quand on a usé de ménagemens pour une famille, qui est venue implorer elle-même les secours du gouvernement contre un sujet qui la déshonore, il n’est pas encore nécessaire que ce genre de justice soit sans aucun recours.

En effet, ce n’est que l’éclat des procédures qu’on veut éviter. Or, sans faire de procédures publiques, il est possible de consigner les motifs de l’ordre du Roi, dans un ordre signé de celui qui l’a expédié, et de ceux qui l’ont obtenu ; de conserver cet acte au moins pendant la détention du prisonnier, et de lui en donner communication.

Ce prisonnier, quel que soit son crime, devrait être admis à représenter sa justification, et même à demander que les causes d’ordre rigoureux fussent examinées de nouveau, par d’autres que par ceux qui l’ont fait décerner, et qu’il en fût rendu un nouveau compte au Roi, qui choisirait, pour cet examen, les hommes de la réputation la plus intacte et la plus imposante.

Et comme il est très difficile, pour ne pas dire impossible, à un prisonnier de faire parvenir sa réclamation jusqu’au Roi, il serait nécessaire de faire faire de temps en temps, et toujours par des personnes étrangères à l’administration, et de l’intégrité la plus reconnue, une visite de toutes les prisons royales, et une revue exacte de toutes les lettres de cachet. »

Après avoir ainsi défendu encore une fois la cause de la liberté in-dividuelle, qu’il avait déjà si éloquemment et si énergiquement plai-dée plusieurs années auparavant, en réclamant celle de Monnerat, il revient au sujet principal des remontrances de sa Compagnie, à l’ex-position détaillée et à la discussion des nouveaux abus qu’entraîne l’organisation des impôts, dont il a déjà beaucoup parlé : il s’élève

Page 192: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 192

encore au-dessus de simples détails qu’il doit expliquer ; et c’est moins le financier qui discute, que le publiciste qui parle, que l’ami de la justice et de la liberté qui se fait entendre.

« Les vexations, dit-il, occasionnées pour la perception des droits des fermes, ont une excuse, c’est la nécessité de procurer à votre majesté le revenu considérable qui est le produit de ces droits ; mais il me semble qu’il ne devrait pas en être de même des impositions qui se lèvent directement sur le peuple.

Si la somme qu’on veut lever était fixée, comme elle devrait l’être toujours, on n’aurait plus qu’à choisir la forme de répartition la plus juste, la plus simple, la moins dispendieuse : l’administration est donc inexcusable, quand elle introduit dans la levée de ces impôts un despotisme aussi inutile qu’odieux, quand elle ajoute à l’impôt même des frais de régie, qui sont toujours supportés par le peuple.

Voilà cependant, sire, ce qu’on éprouve dans la levée de tous les impôts directs… de la taille, de la capitation, du vingtième ; et une partie de ses inconvéniens se fait sentir de même dans toutes les prestations de service corporel, qui s’exigent du peuple, comme la milice et la corvée.

Mais la discussion de ces abus nous conduira nécessairement à de bien plus grandes questions. La perception des droits sur les denrées ne tient pas à la forme du gouvernement de l’État, mais la répartition des impôts tient essentiellement à la constitution de la monarchie. Les vices de cette répartition font partie d’un système général d’administration, qui depuis longtemps s’introduit dans votre royaume, et le remède ne peut se trouver que dans la réformation qu’il plaira à votre majesté d’apporter dans l’administration générale.

Ainsi, nous examinerons la régie de chaque impôt direct, et votre majesté y verra le développement de ce système funeste ; mais il faut, auparavant, remonter à l’origine : il faut faire connaître à votre majesté le principe général et ses conséquences ; et peut-être serez-vous étonné, sire, quand vous verrez jusqu’à quel point on a abusé du prétexte de votre autorité elle-même.

Vous nous permettrez, sire, de nous servir du terme de despotisme, tout odieux qu’il est ; dispensez-nous de recourir à des circonlocutions embarrassantes, quand nous avons des vérités importantes à vous rendre sensibles

Le despotisme contre lequel nous réclamons aujourd’hui, est celui qui s’exerce à votre insu, par des émissaires de l’administration, gens absolument inconnus à votre majesté. Non, sire, nous ne voulons pas offrir à votre majesté des dissertations inutiles, et peut-être dangereuses sur les

Page 193: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 193

limites de sa puissance souveraine ; c’est au contraire le droit de recourir à cette puissance, que nous allons revendiquer pour tous les citoyens ; et nous ne nommerons despotisme, que le genre d’administration qui tend à priver vos sujets de ce droit qui leur est précieux, et à soustraire à votre justice ceux qui oppriment le peuple.

L’idée qu’on s’est faite du despotisme, ou de la puissance absolue, dans les différens temps et chez les différens peuples, n’est pas le même.

On parle souvent d’un genre de gouvernement qu’on nomme le despotisme oriental : c’est celui dans lequel non seulement le souverain jouit d’une autorité absolue et illimitée, mais où chacun des exécuteurs de ses ordres use aussi d’un pouvoir sans bornes. Il en résulte nécessairement une tyrannie intolérable, car il est une différence infinie entre la puissance exercée par un maître, dont le véritable intérêt est celui de son peuple ; et celle d’un sujet, qui, enorgueilli de ce pouvoir auquel il n’était pas destiné, se plaît à en aggraver le poids sur ses égaux ; genre de despotisme qui, étant transmis graduellement des ministres aux administrateurs des différens ordres, se fait sentir jusqu’au dernier citoyen ; en sorte qu’il n’est personne dans un grand empire qui puisse s’en garantir.

Le vice de ce gouvernement est tout à la fois dans la constitution et dans les mœurs.

Dans la constitution, parce que les peuples qui y sont sujets n’ont ni tribunaux, ni corps de lois, ni représentans du peuple. Point de tribunaux, voilà pourquoi l’autorité est exercée par un seul homme ; point de lois fixes et positives, voilà pourquoi celui qui a l’autorité en main statue d’après ses propres lumières, c’est-à-dire, ordinairement d’après ses affections ; point de représentans du peuple, voilà pourquoi le despote d’une province peut l’opprimer contre la volonté, à l’insu du souverain, et avec assurance de l’impunité.

Les mœurs contribuent aussi à cette impunité ; car les peuples soumis à ce genre de despotisme, sont toujours des peuples en proie à l’ignorance. Personne ne lit, personne n’entretient de relation : les cris de l’opprimé ne se font pas entendre au-delà du pays qu’il habite ; l’innocent n’a donc point en sa faveur ce recours à l’opinion publique, qui est un frein puissant contre la tyrannie des subalternes xcvii.

Telle est donc la malheureuse situation de ces peuples, que le souverain même le plus juste, ne peut faire sentir les effets de sa justice qu’à ceux qui approchent de lui, ou dans le petit nombre d’affaires dont il peut prendre connaissance par lui-même.

Il semble qu’une telle forme de gouvernement, ne peut pas exister chez les nations qui ont des lois, des mœurs et des lumières ; aussi dans les pays policés, lors même que le prince jouit d’un pouvoir absolu, la condition du peuple doit être très différente.

Page 194: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 194

Quelque absolue que soit l’autorité, la justice peut être rendue par délibération et dans les tribunaux astreints à des lois certaines.

Si les juges s’écartent de ces lois, on peut recourir à des tribunaux supérieurs, et enfin à l’autorité souveraine elle-même.

Tous les recours sont possibles, parce que tous les actes d’autorité sont écrits, constatés, déposés dans des registres publics ; qu’il n’est point de citoyen qui ne puisse trouver un défenseur éclairé, et que le public même est le censeur des juges.

Et non seulement la justice est rendue aux particuliers, mais les corps, les communautés, les villes, les provinces entières peuvent aussi l’obtenir ; et pour pouvoir défendre leurs droits, doivent avoir des assemblées et des représentans.

Ainsi, dans un pays policé, quoique soumis à une puissance absolue, il ne doit y avoir aucun intérêt ni général, ni particulier, qui ne soit défendu ; et tous les dépositaires de la puissance souveraine doivent être soumis à trois sortes de frein, celui des lois, celui du recours à l’autorité supérieure, celui de l’opinion publique.

Cette distinction entre les différens genres de pouvoir absolu, n’est point nouvelle. Ces définitions ont été souvent données par des jurisconsultes, par les auteurs tant anciens que modernes, qui ont écrit sur la législation. Elles sont donc le résultat de ce qu’on lit dans les histoires et les relations des différens pays ; mais il nous était nécessaire de les retracer, parce que nous avons une grande vérité à en déduire. Nous devons faire connaître à votre majesté, que le gouvernement qu’on veut établir en France est le vrai despotisme des pays non policés ; et que chez la nation la plus instruite, dans le siècle où les mœurs sont les plus douces, on est menacé de cette forme de gouvernement où le souverain ne peut pas être éclairé, lors même qu’il le veut le plus sincèrement.

La France, ainsi que le reste de l’Europe occidentale, était régie par le droit féodal ; mais chaque royaume a éprouvé différentes révolutions, depuis que ce gouvernement est détruit.

Il est des nations qui ont été admises à discuter leurs droits avec le souverain, et leurs prérogatives y ont été fixées.

Dans d’autres, l’autorité absolue a tant prévalu, qu’aucun des droits nationaux n’a été examiné ; et il en résulte au moins un avantage pour ces pays, c’est qu’il n’y a aucun prétexte pour y détruire les corps intermédiaires, et enfreindre la liberté naturelle à tous les hommes, de délibérer en commun sur des intérêts communs, et de recourir à la puissance suprême, contre les abus des puissances subalternes.

En France, la nation a toujours eu un sentiment profond de ses droits et de sa liberté.

Page 195: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 195

Nos maximes ont été plus d’une fois reconnues par nos Rois ; ils se sont même glorifiés d’être les souverains d’un peuple libre ; cependant les articles de cette liberté n’ont jamais été rédigés ; et la puissance réelle, la puissance des armes, qui, sous le gouvernement féodal, était dans les mains des grands, a été totalement réunie à la puissance royale.

Alors, quand il y a eu de grands abus d’autorité, les représentans de la nation ne se sont pas contentés de se plaindre de la mauvaise administration, ils se sont crus obliger de revendiquer les droits nationaux. Ils n’ont pas parlé seulement de justice, mais de liberté ; et l’effet de leur démarche a été que les ministres, toujours attentifs à saisir les moyens de mettre leur administration à l’abri de tout examen, ont eu l’art de rendre suspects et les corps réclamant et la réclamation elle-même.

Le recours au Roi contre ses ministres, a été regardé comme un attentat à son autorité. Les doléances des états, les remontrances des magistrats ont été transformées en démarches dangereuses, dont le gouvernement devait se garantir. On a persuadé aux puissans Rois de la terre, qu’ils avaient à craindre jusqu’aux larmes d’un peuple soumis ; et c’est sous ce prétexte, qu’on a introduit en France un gouvernement bien plus funeste que le despotisme, et digne de la barbarie orientale : c’est l’administration clandestine, par laquelle, sous les yeux d’un souverain juste, et au milieu d’une nation éclairée, la justice peut se montrer, disons plus, se commet notoirement. Des branches entières d’administration sont fondées sur des systèmes d’injustice, sans qu’aucun recours, ni au public, ni à l’autorité supérieure, soit possible.

C’est ce despotisme des administrations, et surtout ce système de clandestinité, que nous devons dénoncer à votre majesté ; car nous n’aurons point la témérité de porter des regards indiscrets sur les autres droits sacrés du trône.

Il nous suffit que votre majesté ait désavoué, dans l’acte du rétablissement de la magistrature, les maximes de tyrannie qui avaient été exécutées sous un ministère aujourd’hui proscrit, et nous nous conformerons aux intentions de votre majesté, en n’agitant point des questions qui n’auraient jamais dû être élevées.

Mais ce n’est point blesser la juste subordination, que de mettre sous vos yeux une suite d’infractions faites à la liberté nationale, à la liberté naturelle de tous les hommes, qui vous mettent aujourd’hui dans l’impossibilité d’entendre vos sujets, et d’éclairer la conduite de vos administrateurs.

1°. On a cherché à anéantir les vrais représentans de la nation.

Page 196: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 196

2°. On est parvenu à rendre illusoires les réclamations de ceux qu’on n’a pas encore pu détruire.

3°. On veut même les rendre impossibles : c’est pour y parvenir, que la clandestinité a été introduite… Il en est de deux genres ; l’une cherche à dérober aux yeux de la nation, à ceux de votre majesté elle-même, les opérations de l’administration ; l’autre cache au public la personne des administrateurs.

Voilà, sire, le précis du système que nous dénonçons à votre majesté, et que nous allons développer.

Nous annonçons, comme la première démarche de ce despotisme, celle d’anéantir tous les représentans de la nation ; et si votre majesté veut bien réfléchir sur la réunion de plusieurs faits, dont aucun n’est douteux, et y trouvera la démonstration de cette vérité.

Les assemblées générales n’ont point été convoquées depuis cent soixante ans, et longtemps auparavant elles étaient devenues très rares, nous oserons même dire presque inutiles, parce qu’on faisait sans elles ce qui rendait leur présence le plus nécessaire, l’établissement des impôts.

Quelques provinces avaient des assemblées particulières, ou états provinciaux ; plusieurs ont été privées de ce précieux privilège, et, dans les provinces où les états existent encore, leur ministère est resserré dans les bornes qui deviennent tous les jours plus étroites. Ce n’est pas une assertion téméraire de dire que dans nos provinces, on entretient, entre les dépositaires du pouvoir arbitraire et les représentans des peuples, une espèce de guerre continuelle, ou le despotisme fait tous les jours de nouvelles conquêtes.

Les provinces qui n’avaient pas d’états provinciaux, étaient nommées pays d’élection ; et il existait réellement des tribunaux nommés élections, composés de personnes élues par la province elle-même, qui, au moins pour la répartition des impôts, remplissaient quelques-unes des fonctions des états provinciaux. Ces tribunaux existent encore sous le nom d’élections ; mais ce nom est tout ce qu’il leur reste de leur institution primitive.

Ces officiers ne sont plus réellement élus par la province ; et, tels qu’ils sont, on les a mis dans la dépendance presque entière des intendans, pour les fonctions qui leur restent.

Nous aurons une autre occasion de parler des élections, en parlant de l’impôt de la taille ; nous ferons même connaître à votre majesté en quoi elles différaient des états provinciaux : il suffit d’observer à présent que les vrais élus des provinces n’existent plus.

Il restait à chaque corps, à chaque communauté de citoyens, le droit d’administrer ses propres affaires ; droit que nous ne disions point qui

Page 197: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 197

fasse partie de la constitution primitive du royaume, car il remonte bien plus haut, c’est le droit naturel, c’est le droit de la raison. Cependant il a été enlevé à vos sujets, et nous ne craindrons pas de dire que l’administration est tombée à cet égard dans des excès qu’on peut nommer puérils.

Depuis que des ministres puissans se sont fait un principe politique de ne point laisser convoquer d’Assemblée nationale, on en est venu, de conséquence en conséquence, jusqu’à déclarer nulles les délibérations des habitants d’un village, quand elles ne sont pas autorisées par l’intendant : en sorte que si cette communauté à une dépense à faire, il faut prendre l’attache du subdélégué de l’intendant, par conséquent suivre le plan qu’il a adopté ; employer les ouvriers qu’il favorise, les payer suivant son arbitraire ; et, si la communauté a un procès à soutenir, il faut aussi qu’elle se fasse autoriser par l’intendant ; il faut que la cause de la communauté soit plaidée à ce premier tribunal, avant d’être portée à la justice ; et si l’avis de l’intendant est contraire aux habitants, ou si leur adversaire a du crédit à l’intendance, la communauté est déchue de la faculté de défendre ses droits.

Voilà, sire, par quels moyens on a travaillé à étouffer en France tout esprit municipal ; à éteindre, si on le pouvait, jusqu’aux sentimens des citoyens ; on a pour ainsi dire, interdit la nation entière, et on lui a donné des tuteurs.

L’anéantissement des corps réclamans, était un premier pas pour anéantir le droit de réclamation lui-même. On n’a cependant pas été jusqu’à prononcer en termes exprès, que tout recours au prince, toutes démarches pour les provinces fussent défendus : mais votre majesté n’ignore pas que toute requête, dans laquelle les intérêts d’une province, ou ceux de la nation entière sont stipulés, est regardée comme une témérité punissable, quand elle est signée d’un seul particulier, et comme une association illicite, quand elle est signée de plusieurs. Il avait cependant fallu donner à la nation une satisfaction apparente, quand on avait cessé de convoquer les états ; aussi les rois avaient-ils annoncé que les cours de justice tiendraient lieu des états, que les magistrats seraient les représentans du peuple.

Mais après leur avoir donné ce titre, pour consoler la nation de la perte de ses anciens et véritables représentans, on s’est souvenu dans toutes les occasions, que les fonctions des juges étaient restreintes à leurs seuls territoires et à la justice contentieuse ; et on a mis les mêmes limites au droit de représentation.

Ainsi, tous les abus possibles peuvent être commis dans l’administration, sans que le Roi en soit jamais instruit, ni par les représentans du peuple, puisque dans la plupart des provinces il n’y en a point ; ni par les cours de justice, puisqu’on les écarte comme

Page 198: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 198

incompétentes dès qu’elles veulent parler de l’administration ; ni par les particuliers, à qui des exemples de sévérité ont appris que c’est un crime d’invoquer la justice de leur souverain.

Malgré tous ces obstacles, le cri public, genre de réclamation qu’on ne peut jamais tout-à-fait étouffer, était toujours un sujet de crainte pour les administrateurs ; et peut-être a-t-on craint aussi qu’un Roi ne voulût, de son propre mouvement, se faire rendre compte de tous les secrets de l’administration. On a donc voulu que ce compte fût impossible à rendre, ou au moins qu’il ne pût être rendu que par les seuls administrateurs, sans être exposé à aucune contradiction ; et c’est pour cela qu’on a fait tant d’efforts pour introduire partout l’administration clandestine.

Pour prouver cette vérité dans toute son étendue, il faudrait entrer dans le détail de toutes les parties du gouvernement ; mais quelques exemples suffiront pour la rendre sensible.

Nous les choisirons dans les impôts qui font notre principal objet……

Je prends pour premier exemple l’établissement de la corvée, impôt plus terrible pour le peuple que tous les autres ensemble, peut-être parce qu’il frappe plus directement sur lui, et que l’arbitraire en caractérise essentiellement la funeste législation…

Mais la corvée, poursuit-il, n’est autorisée par aucune loi du royaume ; « Si elle eût été reconnue juridiquement, on aurait pu établir des règles certaines et publiques, et sur la répartition de ce travail, et même sur son application. »

Ce n’est pas le parti qu’on a pris, ajoute-t-il ; toutes les opérations se font en secret, il ne paraît pas même un arrêt du conseil imprimé, concernant une imposition qui depuis longtemps fait gémir le peuple xcviii.

Chaque province n’apprend que le projet d’un chemin est arrêté, que quand on en commence l’exécution ; et si le choix de cette route est contraire au bien de la province, il est trop tard pour s’y opposer. Si le travail est réparti avec injustice ou exécutée avec une dureté, ceux qui voudraient se plaindre n’ont ni des juges légaux devant qui se pourvoir, ni des règles certaines à opposer à la rigueur des ordres qu’ils ont reçus, ni des moyens juridiques pour constater l’injustice qui leur est faite.

Il en est de même du vingtième ; et à cet égard l’abus a encore moins de prétexte, car on pouvait dire sur la corvée, que la célérité nécessaire pour tous les ouvrages, ne permettait pas d’atteindre la discussion de toutes les injustices particulières : mais le vingtième est une imposition mise tous les ans sur les mêmes terres, depuis près de quarante ans…… Croirait-on que depuis ces quarante années, les rôles de cette imposition ne sont point encore déposés dans aucun registre, où les particuliers puissent les consulter xcix° ? »

Page 199: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 199

Cet abus fut représenté au Roi par la Cour des aides, en 1756 ; les ministres n’osèrent pas en contester l’évidence ; le feu Roi ordonna que le dépôt serait fait, mais les ministres qui sont venus après, ont eu le crédit d’obtenir la révocation de cet ordre.

« Ainsi, la plupart des receveurs ou préposés du vingtième sont nécessairement inconnus et impunis à la faveur de cette clandestinité  ; par exemple, quand le préposé trahit l’intérêt du fisc, en ménageant le contribuable qu’il veut favoriser, et que, pour cacher cette prévarication au ministre, il augmente arbitrairement les autres cottes, ceux qui se trouvent lésés ne peuvent faire connaître cette iniquité parce qu’ils ne le pourraient que par l’inspection du rôle entier, et que le rôle est secret c ».

Votre majesté voit, par cet exemple, que le genre d’abus favorisé par la clandestinité des rôles, est précisément celui qui est le plus nuisible à l’intérêt du Roi, à l’intérêt de la finance, à l’intérêt fiscal…Ce n’est donc pas pour cet intérêt que les administrateurs ont fait défendre les dépôts des rôles ; c’est pour mettre leur administration à l’abri de tout examen, et leurs préposés à l’abri de toute poursuite.

Et quand toutes les précautions prises pour cet objet se trouvent insuffisantes, quand les vexations sont si évidentes qu’on ne peut les pallier, il arrive encore le plus souvent que ceux qui en sont coupables obtiennent l’impunité par l’effet de l’autre genre de clandestinité, de celle que nous avons nommée clandestinité des personnes, et qui consiste en ce que l’on ne sait pas à qui chaque abus d’autorité doit être imputé.

L’administration de votre royaume se fait, sire, auprès de la personne de votre majesté, par les ministres, aidés de commis, et dans certaines parties par les intendans des finances, et aidés pareillement de leur commis ; dans les provinces elle se fait par les intendans, aidés de leurs subdélégués……

Le subdélégué d’un intendant est un homme sans qualités, sans pouvoir légal, qui n’a le droit de signer aucune ordonnance ; aussi toutes celles qu’il fait rendre sont signées par l’intendant. On sait cependant, dans la province, que c’est le subdélégué qui a prononcé ; mais si ce subdélégué a abusé de son pouvoir, ce n’est qu’à l’intendant qu’on peut s’en plaindre ; or, comment des gens du peuple oseraient-il le faire, quand ils voient que c’est sous le nom de l’intendant lui-même que l’ordonnance a été rendue ; et quand ils ne peuvent pas ne pas croire que ce magistrat supérieur se trouvera compromis et voudra soutenir son ordonnance° ?

Ce qui se passe à cet égard, du subdélégué à l’intendant, est aussi ce qui se passe de l’intendant au ministre, et du ministre à votre majesté elle-même.

Page 200: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 200

L’intendant évite, autant qu’il le peut, de prononcer, en son nom, dans toutes les affaires un peu difficiles, ou qui pourraient le compromettre ; il prend le parti de faire rendre un arrêt du conseil, ou de se faire autoriser par une lettre du ministre ; et le particulier de province, qui voudra se pourvoir contre la décision de l’intendant et porter ses plaintes au conseil ou au ministre, reste sans espoir et sans réplique, lorsqu’il se voit condamné d’avance par une décision du ministre ou par un arrêt du conseil ci.

Pour les intendans des finances, qui sont placés entre les intendans des provinces et les ministres, ce sont des puissances tout à fait inconnues de tous ceux qui sont éloignés de la capitale et du séjour de la cour. On sait en général que ces magistrats existent, et qu’ils ont une très grande autorité dans le royaume ; cependant on ne voit point quels sont les genres d’affaires pour lesquelles il faut recourir à eux, parce que réellement il n’en est aucune qui dépende directement d’eux, et que personne n’est spécialement sous leurs ordres. C’est dans leur travail avec le contrôleur général qu’ils font toute leur administration, en leur faisant signer des lettres ou de ces arrêts du conseil, qu’on nomme arrêt de finances ; et le particulier qui croit avoir à se plaindre de ces décisions, ne peut s’en prendre ni à l’intendant des finances, qui ne signe rien et ne peut être tenu de rien, puisque le ministre n’est point tenu de prendre son avis, et qu’il s’en écarte quelquefois, ni au contrôleur général, qui dirait avec raison, qu’il ne peut pas répondre de tout ce que lui font signer les six intendans des finances.

Enfin, le ministre lui-même n’a aucun état dans le royaume, aucune autorité directe ; c’est pourtant en lui que réside toute la puissance, parce que c’est lui qui certifie la signature de votre majesté : il peut beaucoup et ne répond de rien, car le nom respectable dont il lui est permis de se servir, ferme la bouche à quiconque oserait se plaindrecii.

Ainsi, pendant que l’habitant d’un village n’ose se pourvoir contre la vexation d’un subdélégué, qui s’est fait autoriser par l’intendant ; que celui d’une ville est forcé de supporter en silence un acte arbitraire de l’intendant, qui marche appuyé sur l’autorisation d’un arrêt du conseil ; nous, habitants de la capitale, nous particuliers, simples citoyens, magistrats même, chargés par état de faire parvenir la vérité aux oreilles de votre majesté, combien de fois nous nous sommes vus taxés d’audace, pour avoir osé réclamer contre les ordres surpris au Roi par ses ministres !

De plus, ces mêmes ministres ont attiré à eux, depuis un siècle, le détail de tant d’affaires de tous les genres, qu’il leur est impossible de les expédier eux-mêmes.

Il s’est donc établi une nouvelle puissance intermédiaire entre vos ministres et vos autres sujets, qui n’est ni celle des commandans, ni celle des intendans de province ; c’est celle des commis, personnages

Page 201: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 201

absolument inconnus dans l’État ; et qui cependant, parlant et écrivant au nom des ministres, ont comme eux un pouvoir irrésistible, et sont même encore plus qu’eux à l’abri de toutes recherches, parce qu’ils sont beaucoup moins connus……

Ainsi, un particulier sans appui, sans aucune relation avec la cour ; par exemple, un homme qui vit dans sa province peut recevoir l’ordre le plus rigoureux, sans savoir par qui cet ordre a été décerné, pour en obtenir la révocation, ni quelles en sont les causes pour s’en justifier.

L’ordre est signé du Roi ; mais ce particulier obscur sait bien que le Roi n’a jamais entendu prononcer son nom. La signature du Roi est certifiée par un ministre : il sait aussi qu’il n’est pas connu des ministres ; il ignore si c’est par l’intendant de sa province que l’ordre a été obtenu, ou si un de ses ennemis a trouvé accès auprès des commis de Versailles, du premier ou deuxième ou troisième rang ; ou si c’est un de ces ordres en blanc qui sont quelquefois remis aux différentes puissances de chaque province ; il ignore et il reste dans l’exil, peut-être dans les fers……

Nous avons cru nécessaire, sire, de présenter à votre majesté ces notions de différens genres de despotisme, et surtout de clandestinité : nous pouvons à présent en faire l’application aux trois impositions directes, la taille, la capitation et le vingtième. »

Il examine, avec beaucoup de détails, les nombreux abus qui se sont glissés dans l’établissement et dans la perception des impôts di-rects qu’il vient d’indiquer : le plus grand de tous ces vices est l’arbi-traire dans la quotité de l’impôt, dans sa répartition, dans son mode de perception, dans les décisions qui sont prononcées sur les réclama-tions que ces abus doivent provoquer ; et il est impossible de ne pas le trouver immense : il n’y a rien de fixe et de stable, dit-il, ni dans la partie législative de l’impôt, ni dans sa partie financière ; et le redressement de ces abus paraît impossible, à cause de la clandestinité qui les environne et les protège… Il semble que le gouvernement ait dit à ses agents de toutes les classes : nous avons besoin de cette somme d’argent, procurez-nous-la ; vous l’exigerez comme il vous plaira et sur telles personnes que vous voudrez ; vous n’êtes comptables que du produit.

La taille est le plus ancien de tous les impôts ; il frappe la presque totalité des terres, sauf quelques exceptions injustes, fondées sur des privilèges abusifs en faveur des nobles et des prêtres ; mais ces privi-lèges sont restreints dans l’exécution, par des moyens aussi abusifs

Page 202: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 202

que tout le reste, et dans le seul intérêt du fisc ; le peuple ne paye pas moins, mais les prêtres et les nobles payent davantage.

La quotité de la taille pour tout le royaume ne change point, disent les suppôts du fisc ; mais ce n’est là qu’une assertion mensongère : ce qu’on appelle le principal de l’impôt reste le même, il est vrai ; mais on a soin d’additionner à la taille diverses impositions qui lui sont étrangères. Chaque année on crée de nouveaux accessoires, et on aug-mente la quotité des anciens ; d’où il suit que la taille, à proprement parler, s’accroît journellement dans une progression effrayante… Cet accroissement est encore frappé d’une illégalité incontestable, puis-qu’il n’est déterminé par aucune loi soumise à l’enregistrement des cours ; et qu’en associant le nouvel impôt qu’on établit à un impôt déjà existant, on se croit dispensé d’en faire apprécier les motifs et même de les déclarer : le peuple sait, par l’avertissement du collecteur seulement, ce qu’il doit payer de plus cette année-ci que les précé-dentes, mais il ne sait ni pourquoi ni comment ciii.

Le crédit de la taille et des accessoires, c’est-à-dire, la quotité de la contribution pour tout le royaume, est arrêté au conseil, ainsi que la répartition entre les différentes généralités de la somme totale ; mais, quoique le conseil entier y participe, il n’y a que le contrôleur général et l’intendant des finances chargé de cette partie, qui aient assez de connaissance de la matière pour faire cet important travail, lequel de-meure secret, et dont personne par conséquent ne peut avoir la possi-bilité de faire apercevoir les différens vices.

Une seconde opération faite aussi par le même conseil, et avec le même défaut de connaissances locales, répartit entre les diverses élec-tions la quote-part de la généralité ; son résultat s’appelle la commis-sion.

Il s’agit ensuite d’assigner à chaque paroisse les sommes qu’elle doit supporter, dans la contribution locale établie sur l’élection ; cela s’appelle le département, et c’est l’ouvrage de l’intendant seul, qui ne doit compte à personne des opérations préliminaires auxquelles il a été obligé de se livrer pour arriver à celle-là. Les élus peuvent assister à ce travail ; ils le doivent même, mais pour en être les témoins passifs, car ce que propose l’intendant est exécuté sans réclamation.

En 1768, la Cour des aides avait ordonné aux élections de lui faire connaître le résultat du travail de l’intendant, relativement à la cotisa-

Page 203: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 203

tion par paroisse ; on craignait qu’elle ne voulût, comme elle pouvait en avoir le droit, surveiller cette répartition, et un arrêt du conseil cas-sa le sien ; on lui défendit d’y donner suite, d’après le même principe d’arbitraire et de clandestinité.

Enfin, la quatrième opération est la confection des rôles de la taille ; c’est la fixation de ce que chaque citoyen doit payer. Le procé-dé que l’on suit paraît au premier moment devoir produire une réparti-tion juste ; le contraire arrive, parce qu’en dernier résultat c’est encore l’intendant qui la fait directement, par lui-même, quand il le veut, ou bien par des Commissaires qu’il envoie et à l’influence desquels il est impossible d’échapper.

Or, les intendans sont les fonctionnaires les moins propres à bien exécuter ce travail ; ce sont des magistrats dont l’avancement tient à la volonté des ministres et à l’appui qu’ils peuvent se concilier auprès d’eux ; aussi les voit-on ne manquer jamais de ménager dans les déci-sions bursales, non seulement les gens en crédit, mais même ceux qu’ils protègent……

Il y a plus, dit toujours M. de Malesherbes : pour ôter aux magis-trats appelés faussement élus, toute réalité dans l’influence qu’ils ont l’air d’avoir sur la répartition entre les paroisses de la quotité assignée à l’élection, et faite dans ce qu’on nomme le département, où, excepté le seul intendant, nul n’a voix délibérative, on divise en deux parties le brevet de la taille : l’une referme le principal, dont la quotité ne varie jamais ; l’autre les accessoires qui varient, et surtout qui s’accroissent chaque année ; le brevet du principal est seul communiqué au départe-ment, c’est-à-dire connu des élus ; quant aux brevets des accessoires, ils n’en ont aucune connaissance ; et, quoiqu’on n’y fasse entrer tout ce qui a rapport aux modérations, pour des cas fortuits, aux indemni-tés pour des calamités publiques ou pour des accidents particuliers ; en un mot tout ce qui appelle l’arbitraire et peut lui servir d’aliments, c’est l’intendant seul qui est chargé de toutes les opérations, et qui, dans son cabinet, statue secrètement sur toutes les demandes, et établit la répartition comme il le trouve convenable, sans être exposé à écou-ter les observations de personne.

Après avoir exposé les abus dans l’organisation de la répartition de la taille, M. de Malesherbes propose, comme seul moyen d’y remé-dier, une sorte d’assemblée provinciale, composée de membres libre-

Page 204: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 204

ment élus par la province, laquelle non seulement participerait aux opérations que fait l’intendant, mais aurait encore la faculté d’éclairer le conseil d’État sur celles qui lui sont attribuées, ce que le seul inten-dant peut faire dans le régime actuel.

Il examine ensuite ce qui a rapport aux impôts de la capitation et des vingtièmes, où les abus ne sont pas moins grands, et où l’arbi-traire, s’il se peut, est encore plus redoutable.

« Ce qui fait maintenir la capitation malgré tout ce qu’on a dit depuis si longtemps et avec tant de raison contre elle, c’est l’arbitraire qui y règne ; il est tel que les excédents de capitation, dont la somme est incertaine et variable, sont entièrement à la disposition des administrateurs ; et c’est cette somme qui est réservée depuis longtemps pour les dépenses favorites et secrètes……

Au fond, sire non seulement la capitation de vos sujets est fixée par la volonté d’un seul homme ; non seulement les rôles en sont secrets : mais ceux qui sont chargés de cette répartition, et qui voudraient ne pas la faire arbitrairement, n’ont aucune règle pour se guider.

Il est cependant quelques ordres de citoyens dont la capitation n’est point arbitraire.

Par exemple, la capitation des taillables est devenue un accessoire de la taille civ.

On permet aussi, dans quelques grandes villes et à quelques communautés d’artisans, de faire cette imposition sur elle-même, et on a remédié, par ce moyen, à l’arbitraire, pour la répartition entre les contribuables : mais d’après quelle loi, d’après quelle règle la somme générale doit-elle être imposée sur chaque corps d’artisans° ? C’est ce que nous ignorons, et ce qui probablement dépend absolument de la volonté des administrateurs.

Il est aussi d’autres sujets de votre majesté dont la capitation est fixée ; ce sont ceux qui la payent par retenue sur les gages de leurs offices. Mais si celle-là n’est pas arbitraire elle est injuste. Elle ne le serait pas si la capitation était un impôt réel, qui affectât chacun des biens des contribuables ; mais c’est un impôt personnel, qu’on devrait proportionner à toutes les facultés de ceux qui sont imposés.

Or, il y a souvent une très grande différence de fortune entre ceux qui possèdent une charge semblable ; cependant ils payent la même capitation.

Page 205: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 205

Pour celle qui ne lève ni par retenue des gages ni par contribution des corps et communautés, ni comme accessoire de la taille ; c’est un impôt absolument arbitraire, c’est un asservissement honteux de tous les citoyens aux administrateurs. Si nous voulions faire connaître à votre majesté tous les abus qui en ont résulté, nous craindrions d’être soupçonnés d’exagération.

Par exemple, serait-on cru de votre majesté, si on lui alléguait qu’on a vu des intendans se glorifier d’avoir menacé des habitants de leurs généralités, de les doubler à la capitation, s’ils ne se prêtaient à des arrangements que, sans doute, ces administrateurs croyaient utiles à la province mais auxquelles il n’avait pas le droit de forcer directement les citoyens° ? Non, sans doute, et pourtant rien n’est plus vrai.

Daignez, sire, faire constater s’il est vrai que dans beaucoup de villes on impose chaque année tous les officiers de justice à une capitation plus forte que celle qu’on doit leur faire payer, ce qui les force à venir demander une grâce à l’intendant, et les met ainsi dans la dépendance de ce magistrat.

Et sur qui s’exerce cette tyrannie° ? Sur des juges qui ont à statuer sur le sort des hommes, par conséquent sur l’ordre des citoyens auxquelles il est le plus nécessaire de conserver son indépendance.

Voilà, sire, à quoi servent les impositions arbitraires et clandestines, et où peuvent se porter des despotes qui sont sûrs de n’être ni surveillés ni critiqués.

En effet, sans diminuer le pouvoir des intendans, si on les obligeait seulement à publier les rôles de la capitation, il ne serait pas possible qu’ils y laissassent voir une cote sur chaque juge, qui serait diminuée tous les ans, excepté dans l’année où ce juge leur aurait déplu. »

Il réclame, au nom de la Cour des aides, la juridiction dont elle a été dépouillée et qu’elle doit avoir sur tout ce qui concerne la capita-tion, comme sur ce qui concerne les autres impôts ; et il ajoute : « Mais ce que nous demandons bien plus vivement à votre majesté, c’est de révoquer tout à fait la capitation, qui est une source interminable d’injustices, et dont la répartition fantastique est aussi désagréable pour des magistrats qui aiment la règle, qu’elle est chère à ceux qui veulent en abuser. »

Il parle ensuite de l’impôt connu sous le nom de vingtième, duquel il a déjà parlé : « c’est celui, dit-il, qui a excité les plus vives et les plus constantes réclamations parce qu’il a été le plus arbitrairement établi, prorogé et augmenté, et le plus arbitrairement perçu. »

Page 206: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 206

On avait reconnu en 1763, que cet impôt déjà si onéreux par lui-même, l’était encore davantage par l’inquisition qu’on exerçait pour le lever ; et dans le temps d’un renouvellement, le Parlement y remédia par une clause qui fut approuvée par le Roi, et imitée par les autres cours. Son objet était de mettre un terme aux inquisitions et à l’arbitraire de la perception ; il crut le remplir en défendant d’augmenter les cotes de cette année 1763.

« Mais quand le vingtième fut renouvelé, pendant notre absence, on ne rappela pas cette clause : aussi le peuple ne tarda-t-il pas à ressentir les funestes effets de cet impôt, livré de nouveau à tout l’arbitraire des administrateurs et de leurs préposés : presque tous vos sujets, sire, virent dès lors augmenter considérablement leur cotes, sans qu’il leur fut donné aucune raison de cette augmentation subite, et on a annoncé dans tout le royaume de nouvelles recherches, et une rigueur dont qu’il n’y avait pas encore eu d’exemple.

Les choses en sont venues au point qu’aujourd’hui la perpétuité de l’impôt est devenue moins accablante pour vos sujets que le despotisme qu’il entraîne.

Voilà, sire, l’objet duquel il est nécessaire que votre majesté daigne s’occuper ; il tient à la nature même des impositions et aux principes fondamentaux de cette partie de l’administration…

Pour faire connaître à votre majesté la nécessité de rétablir la clause 1763, il faut déterminer la vraie nature des impôts réels.

On nomme, sire, un impôt réel, celui qui se lève non sur la personne des contribuables, mais sur leurs biens ; en sorte que c’est chaque fonds de terre qui est imposé d’après son produit certain.

Toutes les fois qu’on veut établir un tel impôt, il semble qu’on doit commencer par déterminer la somme totale dont on a besoin, et chercher ensuite la forme de répartition et de perception qui coûte le moins, et qui livre le moins le peuple au pouvoir arbitraire et aux vexations qui en sont la suite.

Ce n’est pas là ce qu’on a fait dans l’impôt des vingtièmes ; on a voulu que chaque particulier portât au trésor royal une certaine portion de son revenu, sans s’embarrasser du produit total ; et on a établi une régie qui a le double défaut de coûter des frais énormes et de soumettre le peuple au pouvoir arbitraire le plus absolu.

Mais nous osons dire à votre majesté qu’un tel impôt est une injustice commise envers la nation, d’après le principe certain qu’un Roi ne doit jamais imposer sur ces sujets ni plus ni moins que ce qu’exigent les besoins de l’État… Si l’impôt du vingtième cv est insuffisant, il faut chercher une autre ressource moins onéreuse au peuple ; et si au contraire

Page 207: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 207

il est plus fort qu’il ne le faudrait, votre majesté ne peut douter que ce surplus ne soit employé à des dépenses pour lesquelles il n’aurait pas été juste de mettre un nouvel impôt sur le peuple. »

Il s’attache ensuite à prouver que la répartition de celui-ci est vi-cieuse…, et il affirme que celle du vingtième réunit plus d’inconvé-niens qu’aucun autre, en occasionnant plus de frais, plus de despo-tisme et plus d’injustice.

« Tous les inconvéniens de ces impôts, dit-il ont une cause commune ; c’est que dans le système de son établissement, le Roi a un procès continuel en son nom avec chaque particulier de son royaume, et que la décision de ce procès dépend de l’évaluation de chaque pièce de terre. »

Outre les frais considérables qu’entraîne le mode de cotisation adoptée, il y a, dit-il, encore un arbitraire inévitable ; c’est le préposé au recouvrement du vingtième qui établit la taxe, d’après ses seules lumières et les seules règles qu’il se donne : il a, dit-il, l’intendant pour juge, mais est-il possible que l’intendant prononce en connaissance de cause, sur autant de procès qu’il y a de propriétaires dans sa généralité° ? Et comment ces procès peuvent-ils être instruits° ?

« Il faut donc que l’intendant s’en rapporte au préposé. Ce préposé, qui a fait le rôle, et donc que le seul juge de son exactitude. De plus, on ne peut douter que le gouvernement ne donne à chacun de ces préposés une gratification, lorsqu’il a fait augmenter dans son arrondissement la totalité des cotes du vingtième. En effet, sans cet encouragement, quel serait l’homme qui irait s’exposer à la haine de tout un pays° ? Cependant, il s’en suit qu’un pouvoir arbitraire préside à cette imposition ; mais celui à qui ce pouvoir est confié à intérêt de vexer le peuple.

Et cependant, il faut avouer que cet encouragement à la vexation n’est pas encore suffisant pour l’intérêt de la finance ; car il y a toujours des contribuables qui savent donner au préposé des motifs encore plus puissans pour les ménager.

Tel est donc le double inconvénient des impositions arbitraires, on n’y vexe le faible sous le prétexte de l’intérêt du Roi, et l’on y favorise le puissant contre ce même intérêt. »

Page 208: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 208

Il recherche ensuite les divers moyens qu’on pouvait employer dans la répartition et la perception des impôts directs ; et il les ap-plique non seulement aux vingtièmes, mais même à la taille.

Ces moyens sont l’établissement d’un cadastre général sur tout le royaume, ou bien la répartition par les contribuables eux-mêmes, qui connaissent mieux qu’aucun préposé la valeur respective des terres qu’ils cultivent ou font cultiver, et de celle de leurs voisins.

Le cadastre offre, selon lui, de grandes difficultés dans son établis-sement, et nécessite de grands travaux ; mais la difficulté n’existe que pour le moment où on le crée, et il n’y a rien à faire à l’avenir que de s’y conformer fidèlement.

La répartition par les contribuables est plus facile à exécuter sans doute, et elle n’entraîne aucune dépense ; mais il faut la recommencer tous les ans ; et ce n’est pas un inconvénient médiocre que cette suite d’opérations annuelles, qui peuvent n’être pas toujours également exactes, et conséquemment toujours d’accord entre elles.

On pourrait, dit-il, réunir ces deux moyens ensemble, et faire faire ainsi le cadastre par les contribuables eux-mêmes : au lieu de faire une évaluation pour une année, ils la feraient pour toujours ; la réunion de leurs évaluations formerait le cadastre, sur lequel on aurait plus qu’à établir la cotisation. Ainsi on aurait tout à la fois la justesse et l’équité de la répartition faite par les contribuables, et la fixité qu’assure le cadastre. L’évaluation des terres serait faite équitablement, et la répar-tition dont elle serait la base serait invariable ; par là on échapperait pour toujours à tout l’arbitraire et à cette clandestinité des personnes et des résultats, plus funeste dans la perception actuelle des ving-tièmes que dans tout autre imposition, puisque non seulement les rôles sont arbitrairement faits par les préposés, mais qu’encore ils restent dérobés à la connaissance de tous ceux qui s’y trouvent compris ; au lieu qu’il y aurait autant de publicité que d’exactitude dans l’existence des rôles faits d’après le mode indiqué, et que cette publicité salutaire, tant des rôles que des bases sur lesquelles ils seraient établi, offrirait une garantie certaine contre l’injustice des cotisations.

Il cherche quelle opposition cette idée peut rencontrer, il n’en trouve aucune qui soit seulement spécieuse ; mais il pense que les ad-

Page 209: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 209

ministrateurs ne l’adopteront pas, parce que son application diminue-rait leur influence dans l’État.

« Il est certain, d’après le tableau que nous venons de tracer, que les administrateurs ont dans cette partie un pouvoir qu’on ne voit nulle part : car nous pensons, sire, que dans le pays même où le peuple est soumis au despotisme le plus décidé, et où le sort d’un ministre peut faire le sort de toute une province, on n’a pas réservé à ce ministre le pouvoir de statuer lui-même sur le sort de chaque particulier de l’État.

C’est cependant ce que nous voyons en France. Il n’est aucun propriétaire de biens dans le royaume qui n’ait à solliciter les faveurs de l’administrateur des vingtièmes, ou à craindre l’effet de son ressentiment. Or, il n’est pas dans l’humanité que celui qui est revêtu d’un pouvoir aussi exorbitant s’en démette volontiers ; et si cela arrive quelque jour, il faudra que celui qui fera ce sacrifice soit doué d’une vertu peu commune.

Voilà pourquoi, sire, l’impôt du vingtième subsiste tel qu’il est ; voilà pourquoi il a toujours été protégé ; voilà pourquoi on a voulu en faire la base de toutes les autres impositions, malgré les abus évidents que l’expérience aurait dû faire connaître. Cependant, sire, il faut l’avouer, la réclamation du peuple n’a pas été aussi prompte, aussi énergique qu’elle aurait dû l’être ; et peut-être voudrait-on en inférer de là que le mal n’est pas aussi grand que nous osons le dire ; mais, sire, la politique du despotisme est toujours d’avoir de grands ménagemens pour ceux qui peuvent se faire entendre : si la réclamation a été lente, c’est parce que ce n’est pas les gens puissans, les gens en crédit qui ont le plus à se plaindre de la régie du vingtième ; et ceci mérite, sire, les plus profondes réflexions de la part de votre majesté.

Mais ce n’est pas tout, sire : au moment où nous présentons à votre majesté le tableau des impositions sous le poids desquelles votre peuple est sur le point de succomber, nous ne pouvons vous laisser ignorer que sous vos yeux, dans votre capitale même, il se lève une taxe sur beaucoup de maisons, sous le nom de logement de gens de guerre, qui est un véritable impôt établi sur vos sujets, sans aucune loi et sans que l’on connaisse les règles d’après lesquelles s’en fait l’assiette.

Nous ignorons si, sous le même prétexte, on a établi de semblables taxes dans les provinces ; mais nous supplions votre majesté, 1°. De faire vérifier par quelle loi cet impôt levé à Paris a été établi ; 2°. Suivant quelle loi il s’augmente tous les jours ; 3°. Par qui et suivant quelle règle se fait la taxe de chaque maison ; 4°. À qui peut s’adresser le propriétaire qui se plaint de sa taxe… Quand votre majesté sera déterminée sur ces objets, nous ne doutons pas qu’elle ne fasse connaître ses intentions par une loi

Page 210: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 210

publique ; car le public a droit de demander à connaître les lois auxquelles on veut le soumettre…………………………………

Il ne faut point vous le dissimuler, sire, puisque vous voulez faire le bonheur de cette nation qui dans l’instant de votre avènement s’est jetée dans vos bras avec une confiance si touchante ; ce n’est pas à la réformation des abus particuliers que vous devez borner vos soins, c’est l’administration qu’il faut réformer.

On sait que votre majesté aime la justice, on sait que vos ministres actuels l’aiment aussi ; mais tant que le bien que vous ferez au peuple ne sera fondé que sur votre équité personnelle et sur celle de vos ministres, ce ne sera qu’un bien passager ; et la génération future verra le despotisme se venger sur le peuple de la contrainte qu’il aura éprouvée sous votre règne. Il faut donc que le temps de ce règne soit employé à donner au peuple des préservatifs contre le despotisme, et surtout contre la clandestinité…

La confiance que mérite l’administration actuelle ne doit point nous fermer la bouche cvi ; nous croyons au contraire devoir profiter des moments où votre majesté est entourée des hommes les plus instruits et les plus irréprochables, et nous espérons qu’ils se joindront à nous, et qu’ils désireront autant que nous-mêmes que votre majesté se fasse éclairer sur l’usage du pouvoir qui leur est confié, et dont ils ne veulent point abuser.

En général, sire, et à beaucoup d’égards et peut-être sur le plus grand nombre des objets, les ministres d’un Roi doivent obtenir sa confiance avant tout autre personne ; car on peut dire que tout ce qui intéresse la gloire de son règne, intéresse aussi celle de son ministère. Ainsi le souverain ne peut pas douter que ses ministres ne prennent le plus sincère intérêt au succès de ses armes, au maintien de son autorité dans l’intérieur de son royaume, à sa considération chez les puissances étrangères.

Mais sur d’autres objets, il est vrai de dire que l’intérêt du ministre n’est pas toujours celui du Roi. Par exemple, quand il est question d’asservir les peuples à tous les suppôts de l’administration, sous prétexte de maintenir l’autorité royale, ou d’étendre cette administration jusque sur les plus petits objets, il y a une grande différence entre ces deux intérêts : car il n’est pas étonnant qu’un sujet devenu ministre ne soit flatté des plus petits détails de la puissance, qu’il ait partout des amis à protéger et des ennemis à persécuter ; que son orgueil ne se repaisse de la multiplicité des hommages qu’entraîne l’étendue du pouvoir : mais un Roi est trop grand, trop puissant, trop supérieur à ses sujets pour être mû par ces petites passions, et il ne peut voir son autorité intéressée que dans les objets dignes de lui.

Il y a un troisième genre d’affaires dans lequel les ministres, non seulement n’ont pas le même intérêt que le Roi, mais en ont un absolument contraire. De ce nombre sont toutes celles où il est question d’introduire ou de maintenir l’administration clandestine : car l’intérêt du

Page 211: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 211

Roi est toujours d’éclairer la conduite de ses ministres, et celui des ministres est quelquefois de n’être pas éclairés…

Il est enfin un grand nombre d’objets sur lesquels l’intérêt du Roi étant contraire à celui des ministres, le peuple a le même intérêt que le Roi ; mais tous les grands de l’État, tous les gens considérés, tous ceux, en un mot, qui approchent du Roi ou qui sont à portée de se faire entendre de lui, ont les mêmes intérêts que les ministres ; et voilà, sire, ce qui mérite le plus votre attention, ce qui doit même être le sujet de vos réflexions les plus profondes : car il n’est que trop vrai que l’intérêt des ministres, réuni à celui de tous les gens puissans, l’emporte presque toujours sur celui du Roi, réuni à celui du peuple.

C’est ce que nous avons fait voir au sujet du vingtième et de la capitation. Ces deux impositions où les ministres et leurs subordonnés se sont réservé le droit de taxer vos sujets et de modérer leurs taxes arbitrairement et à volonté, donnent lieu à un despotisme odieux à la France et honteux pour une nation libre ; despotisme contraire aux vrais intérêts de votre majesté, même à l’intérêt fiscal que les despotes sacrifient toujours aux considérations qui leur sont personnelles ; mais despotisme très utile à tous les gens considérables, parce que ce sont toujours eux qui sont traités favorablement par les intendans et par les autres despotes de cette partie…

Tel est aussi l’excès des dépenses. On se propose sans cesse d’y mettre un frein, et tout le monde applaudit dans la spéculation à ces projets de réforme ; mais dans l’exécution tous les ministres, tous les ordonnateurs s’y refusent ; et ils sont appuyés par toutes les puissances de la cour, et même de la capitale, parce que c’est toujours les gens puissans qui ont part aux faveurs du ministre.

Tel est encore l’abus des lettres de cachet accordées sur la demande des particuliers, et que chaque personne puissante dans le royaume se croit en droit d’obtenir. Et nous-mêmes, magistrats, qui nous regardons comme les représentans du peuple, mais qui sommes aussi du nombre de ces gens considérés qui ont accès chez les ministres, n’avons-nous pas à nous reprocher de n’avoir jamais réclamé avec assez d’énergie contre les abus de ce genre cvii° ?

Mais sur tous ces objets, sire, il existe nécessairement deux parties dans un royaume : d’un côté, tous ceux qui approchent du souverain ; de l’autre, tout le reste de la nation. Il faut donc un Roi qui veut être juste puise ses sentimens dans son propre cœur, et ses lumières dans celle de la nation entière.

Mais comment établir une relation entre le Roi et la nation, qui ne soit pas interceptée par tous ceux dont un Roi est entouré° ?

Page 212: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 212

Nous ne devons point vous le dissimulez, sire ; le moyen le plus simple, le plus naturel, le plus conforme à la constitution de cette monarchie, serait d’entendre la nation elle-même assemblée, ou au moins de permettre des assemblées de chaque province cviii ; et personne ne doit avoir la lâcheté de vous tenir un autre langage ; personne ne doit vous laisser ignorer, sire, que le vœu unanime de la nation et d’obtenir des États généraux, ou au moins des états provinciaux.

Mais nous savons aussi que depuis plus d’un siècle la jalousie des ministres, et peut-être celle des courtisans, s’est toujours opposé à ces Assemblées Nationales ; et si la France est assez heureuse pour que votre majesté s’y détermine un jour, nous prévoyons qu’on fera naître à l’infini des difficultés de forme. »

La voilà donc cette pensée si judicieuse et si profonde, cette récla-mation faite au nom du peuple en faveur du plus ancien, du plus pré-cieux, du plus incontestable de ses droits, celui d’être appelé à corri-ger son administration conjointement avec le monarque, et à détruire les nombreux abus qui pesaient sur lui depuis si longtemps ! M. de Malesherbes n’est pas le premier homme d’État qui ait senti la néces-sité de rendre à la nation tout entière cette existence légale qu’elle avait totalement perdue ; mais il fut le premier magistrat qui ose récla-mer solennellement ce grand acte de justice et de politique ; et vous voyez, dans tout ce qu’il a dit pour en amener la proposition, qu’il ne peut mériter le reproche qu’on a fait depuis au Parlement, de n’avoir demandé les États généraux que pour se venger de la cour, et se tirer lui-même d’embarras ; il ne cédait qu’à la voie sacrée de la raison et de l’équité, seule base de sa politique.

« Mais les difficultés que feront naître ceux qui sont opposés, poursuit Monsieur de Malesherbes, seront facilement levées, quand votre majesté le voudra ; elles ne sont pas de nature à faire un obstacle réel à ce qui vous est demandé par les vœux ardents de ce peuple que vous aimez. »

Il craint toutefois qu’elles ne retardent, au moins pendant quelque temps, le rétablissement de ces États si désirés, et il examine s’il ne serait pas possible d’ouvrir provisoirement une autre voie aux récla-mations du peuple.

Page 213: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 213

Il rappelle au Roi qu’il a voulu, dès le commencement de son règne, recevoir lui-même les requêtes de ses sujets, et il espère qu’il le voudra encore.

Mais pour que ces requêtes ne soient pas illusoires, il faut que la clandestinité de l’administration cesse. Comment, en effet, pourrait-on faire connaître au Roi les grands abus du gouvernement, quand le tableau de ces opérations n’existe nulle part et ne peut être connu de personne° ?

« Il faut, pour que votre majesté puisse être éclairée par les requêtes qu’elle reçoit, que l’administration ne se tienne plus cachée ; il faut que tous les actes d’autorité faits en votre nom soient connus et du public et des particuliers qui ont lieu de s’en plaindre ; il faut que les motifs soient également publiés, et qu’à chacun de ses actes d’autorité, soit annexé le nom de celui de qui il est émané, et qui doit répondre de l’abus qu’il a fait de son pouvoir ; sans cela les abus d’autorité resteront toujours ignorés et impunis. »

Il observe encore que dans l’état actuel des choses, il n’est permis aux sujets du Roi de s’adresser à lui que pour leurs affaires particu-lières ; et que les corps, les communes, l’État lui-même, reste sans défenseur. Il voudrait qu’il y eût à Paris des députés de chaque pro-vince, comme il y a des députés du commerce, chargés de réclamer pour le public contre ce qui pourrait léser ses intérêts et droits.

« Sans cela, dit-il, la plupart même des particuliers, ceux qui auraient le plus besoin de la protection du Roi, sont hors d’état de réclamer ; parce qu’ils n’ont ni la capacité nécessaire pour rédiger des mémoires, ni les moyens de les faire parvenir. »

« Et quelle est, poursuit-il encore, la ressource de ceux qui languissent dans les prisons, et qu’on se gardera bien d’en laisser sortir, quand on prévoira que le premier usage qu’ils feront de leur liberté, sera d’implorer votre justice° ? Aucune sans doute. » Aussi voudrait-il que ces députés fussent comme sont en justice réglée les procureurs généraux, les défenseurs nés auprès du Roi, de tous ceux qui ne peuvent se défendre même.

« Il est une vérité constante, ajoute-t-il, que nous osons vous déclarer aujourd’hui, sire, parce qu’il est impossible que l’expérience d’une année ne vous en ait convaincu : c’est que ce recours de tous les particuliers à la

Page 214: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 214

seule personne du Roi est absolument illusoire, parce qu’il n’est pas possible que votre majesté statue en connaissance de cause, sur les plaintes et sur les demandes souvent indiscrètes de plusieurs milliers d’individus.

Il faut donc que ces requêtes soient renvoyées dans les divers départements qu’elles concernent ; or vous savez, sire que c’est renvoyer chaque requête précisément à celui contre qui elle est dirigée car on ne recourt à votre majesté elle-même que quand on a épuisé toutes les autres voies, et que c’est du ministre qu’on veut se plaindre ; mais nous venons de faire connaître à votre majesté que sur des objets très importans le ministère entier, et même ceux qui approchent le plus près de votre personne, ont un intérêt contraire à celui du Roi et à celui de la nation…

Ici nous devons nous arrêter ; nous avons osé avancer que le recours de tous vos sujets à la seule personne du Roi est illusoire, parce que c’est une vérité évidente dont votre majesté elle-même est convaincue ; mais si nous allions jusqu’à proposer d’admettre des réclamations publiques contre les abus de l’administration, ne serions-nous pas taxés de témérité° ?… Tous les ennemis de la liberté publique, et tous ceux qui ont le privilège de parler en votre nom, ne diraient-ils pas que ce sont les actions de votre majesté que l’on veut soumettre à la censure publique° ?

Une telle observation est faite pour nous imposer le silence le plus respectueux : nous vous demandons cependant, sire, de pouvoir vous rendre compte de ce qui se passe sous nos yeux, dans l’administration de la justice contentieuse. »

Il rappelle la publicité qui est autorisée pour tous les mémoires re-latifs au procès, qui se discutent dans les cours souveraines, et même au conseil du Roi, lorsqu’on y poursuit la cassation de leurs arrêts. On est pourtant forcé, dit-il, de critiquer, d’attaquer même hautement, les décisions juridiques dont on demande la révocation. Or, ces décisions ont été rendues au nom du Roi : ce n’est donc pas lui manquer de res-pect, que de combattre, souvent avec force, des actes émanés de son autorité souveraine ; et si ces actes peuvent être déférés au jugement du public comme injustes quand ils sont dans l’ordre judiciaire, pour-quoi ne pourraient-ils pas l’être pareillement, quand ils appartiennent à l’administration° ?…

« Il semble que le recours à votre conseil ou à vos ministres contre un intendant, contre un commandant de province, pourrait être aussi public que le recours aux cours souveraines contre un tribunal inférieur ; et puisqu’on se pourvoit à la personne même de votre majesté, par des

Page 215: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 215

mémoires imprimés, contre des arrêts rendus en votre nom dans ses cours souveraines, si anciennement révérées ; dans ces cours composées d’un grand nombre de magistrats ; dans ces cours où les arrêts ne passent qu’à la pluralité des suffrages, et après une longue discussion ; pourquoi ne pourrait-on pas se pourvoir avec la même publicité contre d’autres actes d’autorité qui sont ainsi faits en votre nom ; mais qui ne sont que l’ouvrage d’un seul homme, et qui ont été enfantés dans le secret° ? »

Il convient toutefois que des magistrats se sont plaints de cette pu-blicité donnée aux mémoires présentés dans l’ordre judiciaire, et qui tend, disent-ils, à rendre le public juge souverain des tribunaux ; mais il déclare formellement que la cour, dont il est l’organe ne partage point cette opinion, et qu’elle croit devoir répondre, tant au Roi qu’à la nation tout entière, de la justice qu’elle rend aux particuliers.

Il sait bien qu’on a distingué l’administration suprême de l’État de celle de la justice, et qu’on regarde ses actes comme émanant plus di-rectement de la personne même du Roi ; parce qu’on ignore toujours, lorsqu’ils sortent de son cabinet, s’ils ne sont pas son propre ouvrage ; tandis qu’il est bien certain que les arrêts des cours souveraines ne sont l’ouvrage que des magistrats qui les rendent ; mais il se récrie plus fortement encore contre cette politique des ministres, qui mettent leur personne à couvert, en s’identifiant en quelque sorte avec le mo-narque, et en faisant envisager à ses sujets comme absolument sem-blables, les actes de la volonté personnelle du Roi, et ceux qui se produisent à son insu ; de sorte que les citoyens opprimés craignent toujours de s’écarter du respect en se plaignant de la justice, et ne savent jamais si ce n’est pas manquer à la puissance suprême de l’invoquer.

« Voilà, sire, ajoute-t-il, où l’on en est réduit par la clandestinité des personnes ; cette branche du système général que nous avons développé à votre majesté, et qui n’est pas moins funeste au peuple que la clandestinité des choses.

Mais, sire, la France a le bonheur d’avoir un monarque dont le premier désir a été d’être éclairé, et qui a voulu permettre à tous ses sujets de recourir à sa justice personnelle contre tous les abus d’autorité ; et quand on démontre à votre majesté, quand elle-même a reconnu par son expérience, que ce recours est impossible par le nombre infini des requêtes auxquelles il donne lieu, et que le seul moyen de faire parvenir la voix du

Page 216: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 216

peuple jusqu’au Roi et de permettre à chaque citoyen d’invoquer le témoignage du public, comme dans les tribunaux où s’exerce la justice réglée ; on croit pouvoir opposer à notre zèle un obstacle invincible, on croit pouvoir nous imposer silence, en prononçant le nom sacré de votre majesté ; et l’on veut que des milliers d’injustices soient impunies à perpétuité, qu’elles soient à l’abri de toutes réclamations ; qu’il soit impossible d’oser se plaindre, par la crainte imaginaire qu’il n’y ait une occasion où l’on parle avec trop peu de respect d’un ordre qui se trouvera émané de votre majesté elle-même, comme si l’on pouvait douter de l’extrême circonspection dont useront toujours, tant par devoir que par intérêt, ceux qui vous adresseront leurs requêtes, et ceux qui par état seront chargés de les rédiger et de les signer.

Cependant, sire, puisqu’on allègue cette crainte, toute chimérique qu’elle est ; puisqu’on veut se prévaloir du respect personnel dû à votre majesté, il ne nous est pas permis d’insister davantage, et c’est à elle à se déterminer elle-même.

Nous pourrions cependant rappeler à votre majesté l’exemple de ces anciens Rois, surtout celui de Charlemagne, de ce monarque si fier qui porta si loin les prérogatives de la couronne. Ils ne croyaient pas leur autorité blessée par la liberté donnée à leurs sujets, de venir implorer leur justice, en présence de la nation assemblée.

C’est en les imitant, sire, que vous pouvez régner à la tête d’une nation qui sera tout entière votre conseil, et donc vous tirerez bien plus de ressources qu’eux, parce que vous vivez dans un siècle bien plus éclairé que le leur.

Daignez songer, sire, que le jour où vous aurez accordé cette précieuse liberté à vos sujets, on pourra dire qu’il a été conclu un traité entre le Roi et la nation, contre les magistrats et les ministres ; contre les ministres, s’il en est d’assez pervers pour vouloir cacher la vérité au Roi ; contre les magistrats, s’il en est d’assez ambitieux pour prétendre avoir le privilège exclusif de vous la dire……

Nous savons bien, dit-il encore, que c’est une innovation que nous proposons à votre majesté ; mais il y a des innovations utiles ; il y en a souvent de nécessaires : si l’on avait rejeté constamment les innovations, nous vivrions encore sous l’empire de la tyrannie, de l’ignorance et de la barbarie cix. « Une très ancienne monarchie a toujours subi des révolutions de bien des genres, surtout quand elle a été fondée dans des siècles d’ignorance, et qu’elle a subsisté jusqu’au siècle le plus éclairé. Si l’on considère sous cet aspect l’histoire de cette nation, on verra que le progrès des lumières a mis une différence infinie entre les mœurs et les lois des différens âges…

Page 217: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 217

Conclusion

Retour à la table des matières

Je ne me suis arrêté aussi longtemps sur ces éloquentes et judi-cieuses remontrances, et je ne vous en ai cité des fragmens aussi nom-breux, que parce que c’est de tous les écrits qui nous restent sur cette matière, celui qui m’a paru le plus propre à vous faire connaître les abus et les vexations de tout genre qui se rencontraient alors dans l’établissement des charges publiques et dans la perception des im-pôts, ainsi que la fausseté du système administratif auquel la France était livrée dans les temps qui précédèrent la révolution. Quand on songe que ces renseignements si précieux et si détaillés nous ont été laissés tout à la fois, et par l’homme même qui, par sa place ainsi que par les fonctions dont il était chargé, avait été le plus à portée de les recueillir exactement, et par celui dont le caractère devait le mieux nous en garantir la justesse et l’impartialité, on doit se féliciter, sans doute, de ce qu’ils sont parvenus jusqu’à nous, et les recevoir avec autant de confiance que de gratitude et de respect. C’est véritablement le testament politique d’un homme d’État judicieux et profond, comme c’est la réclamation courageuse d’un magistrat habile et ferme, investi du double ministère de parler au peuple, au nom du prince, et de parler au prince dans les intérêts sacrés de la justice et du peuple. C’est un de ces écrits lumineux, trop souvent inutiles peut-être, au moment où ils sont publiés, mais qui, livrés à la méditation des siècles, restent gravés dans l’avenir en caractères ineffaçables, pour l’instruction des gouvernements sages qui finissent par les consulter : un de ces phares brillants placés par la raison et par la sa-gesse, au milieu de l’océan des âges, pour éclairer les Rois et les peuples sur leurs intérêts et sur leurs droits, et dont la lumière ne périt point, alors même qu’elle peut-être obscurcie par le despotisme ou par les factions.

Cet exposé, si clair et si précis, est la meilleure réponse qu’on puisse faire en ce moment, à ceux qui osent regretter encore l’ordre de choses qu’il rappelle, qui sont assez mauvais Français pour présenter comme avantageux à la France, comme nécessaire au repos et à la paix de l’Europe, le rétablissement de ce régime oppresseur, mélange d’erreurs et d’arbitraire, de violences et d’injustices, qui a si long-

Page 218: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 218

temps peser sur nous, et dont les conséquences et les effets ont fini par être si funestes à la nation et à son Roi ; ce régime, dis-je, auquel on ne pourrait revenir, quand même cela serait juste, qu’en traversant en-core une fois des torrents de sang et de larmes.

Enfin, cette production lumineuse est de tous les ouvrages de Mon-sieur de Malesherbes, celui qui fait le mieux connaître son grand ca-ractère, sa noble raison, ses opinions sages et justes, l’élévation de son âme, la pureté de ses sentimens, la liberté de sa pensée et l’étendue de ses lumières. Il me semble qu’il est tout entier dans ce courageux et éloquent écrit ; et qu’après l’avoir lu, on le connaît aussi bien que si on avait vécu constamment dans son intimité la plus grande ; aussi bien que si l’on eût été le témoin de tous les actes mémorables de sa vie politique et privée…

Il ne vous a pas échappé, mes enfants, que rien, dans tout ce que vous venez de lire, n’est souillé par aucun préjugé d’État, de naissance et d’habitude. C’est un magistrat qui parle, mais un magistrat défen-seur impartial des droits et des intérêts du peuple, et qui ne réclame rien qui soit contraire à la justice, à la fidélité due au prince, à la stabi-lité de l’État et à l’intérêt bien entendu de la nation…

Malgré cela, je ne dirai pas que Monsieur de Malesherbes, qui a professé dans cet écrit et dans beaucoup d’autres un si grand nombre d’idées libérales et réparatrices, eût été l’un des acteurs de la révolu-tion, si les circonstances particulières où il se trouvait, au moment où elle commença, ne l’eussent dès son origine empêché d’y participer. Ses opinions me sont connues, et je regarderais comme un crime de chercher à les dénaturer, ce que l’on doit à sa mémoire c’est de la consacrer sans altération ; et la manière la plus sûre, comme la plus juste, de le louer convenablement, c’est, ainsi que je l’ai dit plus haut, de le faire voir tel qu’il fut : s’il avait fait des fautes, il faudrait le dire, car le principe en serait honorable, et les erreurs d’un pareil homme de bien seraient encore dignes de respect ; il faudrait lui en savoir gré, comme de ses belles actions, car il n’aurait pu se tromper qu’en cher-chant quelque nouveau moyen d’être utile à sa patrie. Laissons donc à l’esprit de parti la déplorable et criminelle politique de chercher à per-suader qu’il a eu des partisans parmi ceux dont il croit utile à ses vues de pouvoir invoquer l’opinion, et de supposer pour cela des déclara-tions qui ne peuvent plus être démenties, mais qui le seraient infailli-blement si cela était possible : pour nous, soyons vrai, avant toute

Page 219: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 219

chose, surtout quand il s’agit de celui qui, dans toutes les occasions de sa vie, n’a jamais cessé de l’être lui-même.

Sans doute, plusieurs des changemens dont il exprimait la nécessité et dont il établissait la justice, ont été l’heureux résultat de cette grande crise politique. Sans doute, un grand nombre des principes ré-générateurs et bienfaisants, qu’il a proclamés avec tant de force et dé-fendus avec tant de logique, servent aujourd’hui de base et d’appui aux institutions qu’elle a créées ; mais il était bien loin de désirer qu’elles fussent le résultat d’une secousse aussi terrible, d’une com-motion aussi funeste ; il les aurait refusées à ce prix : j’en atteste sa haute vertu. Le despotisme du chancelier Maupeou ou celui du mi-nistre La Vrillière lui eussent paru préférable à celui de Chaumette et d’Hébert ; et les crimes de quatre-vingt-treize ne lui semblèrent pas moins atroces, pour avoir été précédés par les abus de l’ancien régime et par les exils de soixante et onze.

Il aurait voulu obtenir ces inévitables réformes d’une législation paisible et réfléchie ; et recevoir des seuls bienfaits du prince et de sa raison éclairée, ce qu’il sentait beaucoup mieux qu’un autre, qu’on paierait toujours trop cher, en les demandant à la force du peuple. Cette âme inflexible et généreuse, qui savait si bien braver le courroux des ministres et mépriser le ressentiment, aurait-elle jamais pu s’exposer à la faveur de la multitude, et élever la voix devant elle° ? Aurait-elle jamais pu consentir à une violation, même passagère, de la justice et de l’équité ; et calculer de sang-froid jusques à quel point il fallait se résigner à un malheur présent, dans l’espoir d’un bonheur futur, ou consentir à des mots particuliers pour fonder un bien général° ? Non, sans doute, M. de Malesherbes pensait à cet égard comme Rousseau, qu’on a si faussement appelé le provocateur de l’anarchie, que l’établissement de la liberté serait acheté trop chèrement, s’il coûtait la vie à un seul homme.

L’homme de la Charte

Mais s’il eût vécu jusques à nos jours ; si la nature qui, en le créant avec le germe de tant de vertus avait déjà fait une si grande exception à ses règles accoutumées, eût voulu y déroger encore une fois en sa faveur, et prolonger sa glorieuse carrière au-delà du terme qu’elle as-signe ordinairement à la vie humaine ; qui pourrait douter qu’il n’eût été l’homme de la Charte, c’est-à-dire l’un de ceux qui l’auraient conseillé avec le plus d’empressement, ou défendus avec le plus de courage !

Page 220: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 220

Ne semble-t-elle pas en effet avoir été créée pour mettre en action les principes qu’il a professés tant qu’il a vécu° ? Dit-elle autre chose que ce qu’il a réclamé avec tant de persévérance et de force, dans ses remontrances et dans ses autres écrits, pour l’intérêt du peuple et du Roi ; et Louis XVIII n’a-t-il pas accordé solennellement tout ce que M. de Malesherbes avait demandé en vain à Louis XV et à Louis XVI° ?

Il voulait un gouvernement représentatif, puisqu’il voulait que la nation fût consultée sur ses intérêts et sur ses lois, et qu’il fut établi des formes faciles pour qu’elle le fût périodiquement. Il voulait que les assemblées nationales fussent composées de propriétaires et non de nobles cx, de citoyens et non de prêtres, et que la mesure du droit de chacun, pour y stipuler au nom des autres, fût celle de sa portion dans l’intérêt général.

Il voulait l’égalité et la publicité dans la répartition de l’impôt ; un meilleur système de contributions, le droit pour la nation de les consentir et même d’en surveiller l’emploi ; la liberté individuelle, celle de la presse ; des réformes nécessaires dans l’administration de la justice criminelle et civile ; l’abolition des évocations administra-tives et judiciaires et des tribunaux d’exception ; l’inamovibilité des juges ; l’amélioration des cours de justice, et le respect sacré des formes qui empêchent qu’aucun citoyen ne soit enlevé aux tribunaux que la loi lui donne ; enfin, la tolérance de tous les cultes et la liberté de toutes les consciences…

Voilà ce qu’il demandait, et voilà ce que nous avons : Gloire et reconnaissance éternelles au prince auguste, bienfaisant et sage à qui nous devons de si grands bienfaits, qui a senti en remontant sur son trône, que ce trône avait été aussi celui d’Henri IV et de Louis XII, et qu’il ne fallait s’y replacer que pour en améliorer le gouvernement, sans examiner s’il pouvait perdre ou non quelque portion d’autorité personnelle, à l’établissement d’un ordre de choses réclamé par les besoins de la nation, le changement des mœurs et des habitudes, le progrès des lumières et les nouveaux rapports que ces progrès ont éta-blis dans la société.

M. de Malesherbes l’eût béni, et c’est beaucoup même pour un Roi, que le suffrage d’un pareil homme, surtout quand il s’unit dans un même sentiment, à la reconnaissance de tout un peuple.

Page 221: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 221

Fénelon eut, comme citoyen, plus d’un grand trait de ressemblance avec M. de Malesherbes : il fut tolérant et bon comme lui, éloquent et simple ; il professa pareillement les principes consolateurs de la philo-sophie la plus raisonnable et la plus douce, et ceux de la politique la plus généreuse et la plus morale. Il fut animé au plus haut degré du désir de voir sa patrie heureuse, sous le règne sacré des lois et sous l’autorité bienfaisante d’un monarque juste envers son peuple. S’il ne fut pas appelé à manifester le même dévouement et à succomber à un danger aussi glorieux, il montra dans d’autres occasions une résigna-tion et une pureté qui annoncent que les circonstances seules man-quèrent à l’élévation de son âme et à la noblesse de ses sentimens ; et si M. de Malesherbes fut le plus courageux des magistrats, Fénelon fut le plus vertueux des évêques.

Au milieu des grands malheurs qui vinrent assaillir la France, vers la fin du règne de Louis XIV, Fénelon pensa comme M. de Male-sherbes à la fin de celui de Louis XV, et au commencement de celui de son successeur, qu’il fallait assembler la nation et la consulter sur ses intérêts cxi ; il déclara formellement, que c’était le seul moyen qui restait encore de sauver l’État, parmi tant de calamités, suite inévitable de la guerre et des désastres qu’elle avait produits. Il ne le proposa pas, à la vérité, d’une manière officielle et publique ; il n’avait pas, comme M. de Malesherbes, le droit de faire entendre sa voix, au nom de ce même peuple dont il voulait adoucir les maux et faire respecter les droits, et Louis XIV ne l’eût pas écouté ; mais il s’adressait au moins à ceux qui devaient un jour exercer sur la marche du gouverne-ment, l’influence la plus étendue. C’est dans une lettre particulière, écrite confidentiellement à ses véritables amis, les ducs de Chevreuse et de Beauvilliers, qu’il développait cette pensée. Or, ces amis étaient aussi ceux de son ancien et auguste élève, rendus digne par ses leçons d’en avoir de cette vertu.

Ils étaient les intermédiaires entre le duc de Bourgogne et lui. Ses conseillers journaliers, pour ainsi dire, parvenait fidèlement par cette voie à celui qui n’avait jamais cessé de les réclamer et de les suivre ; et ses idées pour la régénération de la France n’étaient pas de vaines chimères, naissant dans l’imagination d’un homme de bien, pour consoler ses loisirs : elles étaient le résultat des méditations d’un homme habile, confiées à la raison de celui qui pouvait le mieux en faire un jour un sage et précieux usage ; et le ministère qu’exerçait

Page 222: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 222

Fénelon, de faire ainsi connaître la vérité à l’héritier présomptif du trône, recevait un haut degré d’importance, de sa vertu même et des lumières de celui qui en été honoré cxii.

Mais si le but de Fénelon et de M. de Malesherbes fut le même, si l’un et l’autre désiraient que la nation recouvrât l’exercice de ses droits les plus sacrés et les plus précieux, le motif qui les animait était différent : l’un voulait appeler la puissance du peuple entier contre une invasion étrangère ; l’autre opposer cette même puissance au des-potisme du gouvernement, qui, contre le gré du Roi, mais par sa fai-blesse, osait se substituer à son pouvoir : tous les deux voulaient réta-blir une institution politique, mais Fénelon la considérait comme une ressource, et M. de Malesherbes comme une garantie ; celui-là récla-mait ses bons effets dans les maux présents ; celui-ci les voyait dans l’avenir.

L’un et l’autre montre également un grand éloignement pour le despotisme, et un vif désir de lui voir opposer de fortes barrières. Mais Fénelon observe plutôt ses mauvais effets dans l’intérêt du gouverne-ment, et M. de Malesherbes dans les maux qu’il fait souffrir au peuple entier qui le supporte.

« Pendant que le despotisme, dit Fénelon, est dans l’abondance, il agit avec plus de promptitude et d’efficacité ; mais quand il tombe dans le découragement et le discrédit, il se trouve tout à fait sans ressource ; il n’agissait que par pure autorité, le ressort manque, il ne peut plus qu’achever de faire mourir de faim une populace à demi morte ; et quand il est notoirement obéré et banqueroutier, comment voulez-vous que les âmes vénales qu’il a engraissées du sang du peuple, se ruinent pour le soutenir° ? C’est vouloir que des hommes intéressés soient sans intérêt…

On parle souvent du despotisme oriental dit Monsieur de Malesherbes, où non seulement le souverain jouit d’une puissance illimitée et d’une autorité absolue, mais où chacun des exécuteurs de ses ordres use aussi d’un pouvoir sans bornes. Il en résulte nécessairement une tyrannie intolérable : car il est une différence infinie entre la puissance exercée par un maître dont le véritable intérêt est celui de son peuple, et celle d’un sujet qui, enorgueilli de ce pouvoir auquel il n’était pas destiné, se plaît à en aggraver le poids sur ses égaux ; genre de despotisme qui, étant transmis graduellement des ministres des différens ordres, se fait sentir jusqu’au dernier citoyen ; en sorte qu’il n’est personne dans un grand empire qui puisse s’en garantir…»

Page 223: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 223

Fénelon avait tracé pour la France un projet de constitution repré-sentative, que lui-même sans doute alors ne pouvait guère regarder que comme le rêve d’un bon citoyen, mais que l’habile écrivain à qui nous devons cette belle histoire, si honorable tout à la fois et pour l’historien et pour le héros, a conservé comme un monument de son patriotisme et de sa vertu.

Je ne dis pas que ce projet eut été admissible de nos jours, quand la Charte nous a été donnée, ni même au commencement de la révolu-tion, avant que les opinions se fussent fixées sur ce qu’on pouvait dé-sirer et obtenir ; mais je dis que c’était beaucoup sans doute, quand personne ne voyait autre chose dans l’État, que la grande puissance du Roi et l’éclat qui en rejaillissait sur toute la France, d’avoir songé qu’il fallait des contrepoids à l’autorité du monarque, et d’avoir osé, sous un prince qui n’avait pas même voulu supporter les remontrances du Parlement, concevoir l’idée d’un corps représentatif, national et indépendant, formé de membres librement élus, se réunissant de lui-même à des époques fixes et périodiques, et délibérant avec la liberté sur les intérêts de la nation. Sa composition, il est vrai, n’eut pas été celle que M. de Malesherbes lui eut donnée : mais il y a eu un siècle de distance entre la vie de ces deux illustres personnages ; et ce siècle a été celui où les lumières de la raison ont fait le plus rapide progrès, et brillé du plus grand éclat. J’observerai toutefois que Fénelon aurait voulu, pour que les députés conservassent leur indépendance, qu’aucun d’eux ne reçut aucun avancement du Roi, que trois ans après que sa députation aurait fini. C’était aller plus loin que l’As-semblée constituante, qui ne fixa ce terme qu’à deux ans.

En comparant les opinions constitutionnelles de M. de Male-sherbes et de Fénelon, on pourrait penser que Fénelon avait plus de penchant pour l’aristocratie de la noblesse et du clergé ; et que Mon-sieur de Malesherbes, sans vouloir plus que lui favoriser le despotisme royal, était plus porté à fortifier l’autorité du monarque, et à placer dans des institutions populaires le contrepoids de cette autorité, que Fénelon établissait de préférence dans celles que formaient alors les deux premiers ordres de l’État. Je ne dirai pas pour cela que Fénelon se ressouvint davantage qu’il était archevêque et gentilhomme ; je n’oserais pas me permettre de chercher un tort à un aussi grand ci-toyen : mais je dirai qu’il n’y a jamais eu personne au monde qui ait

Page 224: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 224

été moins dominé que M. de Malesherbes par les préjugés de nais-sance, d’éducation et de rang, et que ce qui lui paraissait juste et bon, passait avant tout dans son esprit.

Page 225: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 225

Page 226: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 226

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

Volume IIRetour à la table des matières

Page 227: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 227

Ce fut au commencement de 1775, d’abord après le rappel de l’an-cienne magistrature, que M. de Malesherbes fut nommé membre de l’Académie française, et, comme il le dit lui-même, couronné de la palme académique avec une sorte d’acclamation. Ce fut en effet un véritable triomphe national, décerné tout à la fois au vrai talent, au vrai courage, et à la plus haute vertu civique. L’académie eut la gloire, dans cette circonstance mémorable, de se rendre l’organe de l’opinion, et d’acquitter la dette de la patrie. Pour la première fois peut-être, son choix ne trouva point de contradicteurs, et fut approuvé par la France entière avec un assentiment unanime et un enthousiasme universel.

Quand il fut question de procéder à l’élection de M. de Male-sherbes, il ne parut aucun autre candidat, et il fut élu sans compétiteur. Ceux qui s’étaient présentés antérieurement se retirèrent, par respect pour lui, dès qu’ils entendirent prononcer son nom, il recueillit seuls tous les suffrages. 42

On ne serait pas moins juste aujourd’hui sans doute ; et s’il fallait soumettre à un nouvel examen les titres de M. de Malesherbes, le ré-sultat serait plus glorieux encore : en ratifiant le jugement de l’acadé-mie et le suffrage de ses contemporains, la postérité l’a placé parmi les orateurs les plus dignes de cette palme académique, dont il fut si honorablement couronné. C’est lui en effet qui le premier à fait re-vivre parmi nous avec éclat cette éloquence politique, si remarquable dans les temps anciens, où elle fixait les destinées de la patrie, et dont les conceptions sublimes nous frappent encore d’une si grande admi-ration, après que les circonstances qui les provoquèrent ont cessé. La majestueuse et immortelle tribune de Démosthène et de Cicéron sem-bla s’être relevée pour que M. de Malesherbes pu s’y placer et s’y faire entendre de son siècle et de l’avenir. Doué, comme ces antiques modèles, de cette irrésistible éloquence qui s’identifie avec la vertu de l’orateur, emprunte d’elle ses plus grands moyens, s’appuie sur les plus nobles qualités du cœur, et dont les admirables résultats ne sont pas seulement de beaux discours, mais doivent encore être placés au rang des plus belles actions ; il porta le premier parmi nous, dans la discussion des affaires publiques, ces mouvements oratoires si pleins de force et d’un entraînement si certain, surtout cette logique si pres-42 M. de Chastelux, auteur du livre de la Félicité publique, avait plus qu'aucun

autre de ses concurrents l'espérance d'être nommé ; il se retira le premier de tous, il fut élu quelque temps après à une autre place.

Page 228: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 228

sante, cette élégance et cette pureté de style qui prêtent tant de séduc-tion aux réclamations de la justice et à la voix de la vérité, cette éléva-tion dans les idées soutenue par celle du langage, ces sentimens géné-reux qui semblent prendre tout à la fois leurs sources et dans l’âme de ceux qui écoutent, et dans la pensée de celui qui parle, pour assurer au courage et au talent le plus beau succès que l’homme de bien puisse jamais obtenir, le triomphe de l’équité sur les erreurs de la puissance et sur les abus du pouvoir…

L’époque où l’Académie française appela M. de Malesherbes au milieu d’elle a été, on peut le dire, la plus brillante de son histoire : elle pouvait alors se glorifier avec orgueil d’une illustration déjà an-cienne, et d’une juste célébrité présente ; elle avait conservé digne-ment le dépôt qu’elle avait reçu, elle y ajoutait chaque jour de nou-veaux titres à la considération publique. Elle avait compté parmi ses membres Racine et Corneille, Fénelon et Bossuet, Lafontaine et Boi-leau, Fontenelle et Montesquieu, et maintenant elle montrait sur cette liste mémorable Voltaire et Buffon, Condillac et Saint-Lambert, De-lille et Thomas, d’Alembert et Marmontel, et beaucoup d’autres noms aussi honorables pour la patrie que pour les lettres. Ainsi le triomphe de M. de Malesherbes, en entrant dans cette compagnie, dut acquérir un nouveau degré de splendeur du temps même où il lui fut décerné ; et l’on peut dire que la récompense qu’il reçut alors fut aussi grande que méritée.

L’Académie française avait dû son premier éclat aux grands écri-vains du magnifique siècle de Louis XIV, qui l’avaient illustrée par leurs chefs-d’œuvre ; mais cet éclat était devenu plus brillant encore sous le règne de son successeur. Dans le XVIIe siècle, le génie eut sans doute plus d’élévation et plus d’originalité ; mais dans le XVIIIe, ses créations furent plus multipliées et plus diverses ; leurs beautés furent mieux senties, elles furent à la portée d’un plus grand nombre d’admirateurs et de juges, et leur influence sur le développement des lumières et sur les progrès de l’esprit humain fut plus réelle et plus étendue.

À l’exemple de Fontenelle, qui avait porté l’esprit philosophique dans les sciences, et préparé par-là leurs rapides et utiles qui progrès, Voltaire porta la philosophie dans les lettres et dans les productions variées de l’immortel génie qui l’inspira. D’autres s’empressèrent de les imiter, et dirigèrent avec succès les nouveaux produits de l’imagi-

Page 229: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 229

nation et de l’étude, vers le perfectionnement de nos institutions so-ciales et politiques, et vers l’amélioration de nos habitudes morales. Le mérite de tout écrivain fut dans la pensée encore plus que dans l’expression ; on s’attacha plus au fonds des choses qu’aux agréments de la diction ; on n’écrivit plus sans un but utile, et le mot célèbre de Malebranche, qu’est-ce que cela prouve° ? comme l’a dit un grand orateur qui a si fort aidé à cette révolution, fut presque la devise du siècle. L’instruction devint plus générale et la gloire des lettres aussi : cette gloire fut véritablement dispensée par la nation elle-même, au lieu de l’être par un seul homme, comme au temps de Louis XIV ; et pour l’obtenir, il fallut mériter le suffrage du peuple, plutôt que la fa-veur du prince, ou que l’approbation des courtisans.

L’Académie française cessa d’être alors une simple société litté-raire, chargée uniquement d’épurer et de perfectionner notre langue, de conserver les règles du goût et de prononcer sur les productions de l’esprit : elle avait même agrandi le cercle de ses attributions ; il était devenu le tribunal de l’opinion sur toutes les matières, non seulement pour les lettres et les travaux de l’esprit, mais encore pour la politique et pour la morale ; un véritable corps national investi de la fonction suprême de célébrer tout ce qui était grand, d’accueillir tout ce qui était juste, de proclamer tout ce qui était utile 43. Elle couronnait les belles actions comme les beaux ouvrages 44 ; elle honorait et récom-pensait le vrai talent parvenu à sa plus grande maturité 45, et elle en-courageait celui qui ne présentait encore que des espérances 46.

Les couronnes qu’elle décernait chaque année aux grands hommes qui avaient honoré la France, dans quelque carrière que ce fût, et dont elle demandait le panégyrique aux orateurs et aux poètes, la rendaient en quelque sorte la dispensatrice de la renommée, et lui attribuaient le glorieux ministère de consacrer la reconnaissance nationale. Elle of-frait à l’écrivain doué d’un véritable talent, les moyens de se perfec-tionner encore, en traitant des sujets dignes de lui ; et d’acquérir lui-même de justes honneurs, en célébrant ses propres modèles.

Par ces éloges prononcés en public, et devant l’élite de la nation la plus spirituelle et la plus polie de l’univers, elle ressuscitait parmi 43 Elle donnait un prix à l'ouvrage le plus utile.44 Elle décernait une récompense à l'action la plus honorable.45 En l’admettant au milieu d'elle.46 Elle accordait un prix au jeune écrivain qui offrait le plus d'espérances.

Page 230: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 230

nous le grand spectacle des jeux immortels de la Grèce, où tous les genres de gloire recevaient aussi des récompenses et des hommages dignes d’eux, en présence de tous les peuples du monde. Enfin, comme a dit Thomas, elle remplaçait, par ses hommages publics, et par la durée et la splendeur des monuments élevés aux hommes illustres qui s’en étaient rendus dignes, les statues de l’ancienne Rome, les arcs de triomphe de la Chine, et les mausolées de Westminster.

L’honneur de lui appartenir un jour excitait l’émulation la plus gé-néreuse et la plus vive dans l’âme de ceux que pouvait séduire le sen-timent de la véritable gloire. Elle offrait un but au génie, un espoir à l’homme de lettres, un objet d’ambition à l’homme public : son adop-tion glorieuse était promise à tous les talens, comme le plus noble prix qu’il leur fut possible de mériter : l’éloquence obtenait d’elle ses plus nobles palmes, la poésie ses plus éclatantes couronnes ; l’éclat de ses choix ajoutait encore à celui des plus grands chefs-d’œuvre, à celui des plus grands services et de la plus haute faveur, et il n’y avait au-cune illustration qui ne crut s’agrandir encore en s’associant à la sienne.

Elle avait trouvé l’art de changer en des solennités brillantes, ces assemblées qui, dans les premiers temps de sa création, n’étaient guère que de vaines formalités fastidieuses et inaperçues, et où main-tenant on accourait en foule, pour être témoin des honneurs que l’on y rendait au génie, et pour entendre ces discours, véritables modèles et de convenance et de goût, dans lesquels ceux qui les prononçaient jus-tifiaient souvent si bien les suffrages qui les avaient appelés, que l’en-vie elle-même était condamnée au silence.

Des théories solides et lumineuses qui y étaient fixées et dévelop-pées avec autant de profondeur que de justesse ; et la voix des maîtres de l’art, éclairant et encourageant leurs dignes émules, préparaient pour l’avenir de nouveaux triomphes aux lettres, et de nouveaux titres de gloire au peuple qui savait les cultiver et les honorait ainsi.

Les hommes les plus exercés dans l’art de bien penser et de bien dire, y traitaient, avec autant d’agrément que de profondeur, des sujets littéraires ou philosophiques ; s’élevaient jusqu’à la hauteur de la poli-tique ou de la morale, et usaient du droit qu’ils avaient de paraître à la seule tribune publique qu’il y eut encore, pour proclamer, en présence

Page 231: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 231

de l’Europe attentive de salutaires idées et précieuses vérités. Là, Buf-fon avait tracé les immuables règles du style ; Voltaire, développé les immortels principes du goût ; Fénelon, parlé des grâces de l’élocution dans ses écrits offre de si précieux modèle. Là, Racine répondant à l’un des Corneille, et payant un juste tribut d’admiration aux grands hommes dont il atteignit l’immense renommée, avait exposé les se-crets de cet art sublime dans lequel, grâce à son génie, les Français n’ont point encore de rivaux ; là, Montesquieu fit entendre la voix du législateur des nations ; là, Saint-Lambert, Delille, Marmontel, La Harpe, vinrent offrir, ceux-ci, les belles créations d’un véritable et noble talent ; ceux-là, l’explication la plus précieuse et la plus juste des principes qui doivent lui servir de base, en enseignant, les uns et les autres, et par leurs exemples et leurs leçons, à imiter comme à ju-ger les ouvrages qu’il sut produire  cxiii

Tel était, au moment où il y fut admis, le corps illustre dont M. de Malesherbes fut appelé à faire partie ; telle était la réunion d’hommes célèbres à laquelle il fut associé : on aurait pu dire de l’académie et de lui, ce que l’empereur Constance écrivait au Sénat de Rome, en lui annonçant qu’il avait nommé sénateur l’illustre orateur Thémistius. « Ce n’est pas seulement ce grand philosophe qui est honoré par cette nomination, c’est le Sénat tout entier : vous lui communiquerez de votre dignité, et il vous communiquera une partie de son éclat…. Un honneur accordé à un homme vertueux, en est un plus grand encore pour tout le peuple auquel il appartient, et qui connaît et révère sa vertu. »

M. de Malesherbes ne voulut traiter, dans son discours de récep-tion, aucun sujet de littérature, comme c’était alors l’usage ; il s’en défend avec une extrême modestie, mais il ne peut ni méconnaître, ni oublier les principes qu’il a portés dans l’exercice de la magistrature, et il s’attache, presque en commençant, à parler de la puissance et de l’autorité de ce tribunal suprême de l’opinion, qu’il avait toujours res-pecté, et qui lui avait toujours été aussi favorable.

« Il s’est élevé, dit-il, un tribunal indépendant de toutes les puissances, et que toutes les puissances respectent, qui prononce sur tous les genres de mérite, qui apprécie tous les talens ; c’est celui de l’opinion : et dans un siècle éclairé, dans un siècle surtout où chaque citoyen peut parler à la nation entière, par la voie de l’impression, ceux qui ont le talent d’instruire

Page 232: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 232

les hommes, ou le temps de les émouvoir, les gens de lettres, en un mot, sont au milieu du public dispersé, ce qu’étaient les orateurs de Rome d’Athènes au milieu du public réuni. Cette vérité que j’expose dans l’assemblée des gens de lettres, a déjà été présentée à des magistrats, et aucun n’a refusé de reconnaître le tribunal du public comme le juge souverain de tous les juges de la terre.

Si nous voulons remonter à l’origine de cette Révolution qui s’est faite dans nos mœurs, nous trouverons qu’elle a commencé immédiatement après l’institution des académies…

Je félicite ma patrie, dit-il ailleurs, de ce qu’aujourd’hui tout ce qui mérite d’occuper et d’intéresser les hommes est du ressort de la littérature. »

Il rappelle l’état d’obscurité où les gens de lettres furent long-temps, et l’espèce de voile dont ils étaient obligés d’envelopper les grands exemples qu’ils voulaient donner à leurs contemporains.

« Les premiers membres de cette compagnie, dit-il, ne s’exercèrent que sur des sujets que leur présentait l’histoire ; aucun n’eût osé consacrer ses talens à la patrie.

Corneille lui-même ne put déployer sa grande âme que quand il eut à peindre des hommes célèbres de l’Antiquité ; ce ne fut que sous ces noms respectés, qu’il dicta ses immortels préceptes aux Rois, aux guerriers, aux citoyens de tous les ordres et de tous les âges.

Rendons cependant justice aux vues profondes de votre fondateur. Quand ce ministre, dont toutes les pensées étaient celle d’un homme d’État, conçut le projet de créer en France un corps littéraire, croyons qu’il sut prévoir jusqu’où s’étendrait l’empire des lettres, chez la nation qu’il avait entrepris d’éclairer.

Ses vœux furent remplis, et bientôt les lettres prirent un tel essor, que l’académie ne put avoir d’autre protecteur que le Roi lui-même… » Il fait en peu de mots l’éloge de Louis XIV. « Louis, dit-il, né avec un esprit juste, et l’âme la plus ferme et la plus élevée, était fait pour porter au plus haut point les vertus auxquelles il serait appelé par le génie de son siècle… Il prépara le bonheur de son peuple, par des lois plus douces que celles que l’on avait connues jusqu’alors, et par la protection qu’il accorda aux lettres…

Ce fut sous son règne que disparut tout à fait le préjugé barbare qui avait condamné nos ancêtres à l’ignorance… »

Page 233: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 233

Il fait honneur à Fontenelle de cet accord établi entre les lettres qui, parvenues au plus haut degré de splendeur, ne font souvent que dé-croître, et les sciences dont la marche est beaucoup plus lente, mais qui ne rétrogradent jamais. « Ce sage, dit-il, parlait également la langue des savants et celle des gens du monde ; il eut le don de répandre la lumière et l’agrément sur les sujets les plus obscurs et les plus ingrats : ce fut lui qui servait d’interprète entre tous les hommes de son siècle ; et c’est depuis cette époque qu’il n’existe plus de barrière entre la science et les talens, et que l’art d’écrire est presque une partie de l’art de penser. »

En continuant de tracer l’état des sciences et des lettres, depuis l’union que la philosophie a établie entre elles, il caractérise Buffon et d’Alembert, l’un le rival de Pline, l’autre celui de Tacite, et ce dernier s’avançant vers l’immortalité, le front ceint d’un laurier inconnu à Newton lui-même.

« Enfin, dit-il, la littérature et la philosophie semblent avoir repris le droit qu’elles avaient dans l’ancienne Grèce, de donner des législateurs aux peuples. Une voix s’est élevée du milieu de vous, Messieurs, du sein de cette académie : Montesquieu a parlé ; et les nations ont accouru pour l’entendre… Aujourd’hui les philosophes regardent la législation comme un champ ouvert à leurs travaux, tandis que les jurisconsultes cherchent à porter dans les leurs le flambeau de la philosophie.

Osons dire qu’un noble enthousiasme s’est emparé de tous les esprits, et que le temps est venu où tout homme capable de penser et surtout d’écrire, se croit obligé de diriger ses méditations vers le bien public……

Les diverses professions, les divers talens, les divers caractères sont entraînés par une pente commune vers un objet unique, et cet objet est le bonheur des hommes.

Songeons que le plus beau génie de notre siècle aurait cru sa gloire imparfaite, s’il n’eût employé à secourir les malheureux l’ascendant qu’il a pris sur le public… Je sais que ce n’est pas à moi à louer les talens de cet homme universel, en présence du public accoutumé à lui prodiguer ses acclamations, et devant vous, Messieurs, à qui seuls il appartient de décerner les palmes du génie ; mais il est permis de remercier au nom de l’humanité, le généreux défenseur de plusieurs familles infortunées ; celui qui, du fond de sa retraite, sait mettre les innocens sous la protection de la nation entière ; et je dois observer, à l’honneur de mon siècle, que les poètes immortels qui ont illustré la cour d’Auguste et celle de Louis XIV,

Page 234: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 234

n’ont pas eu cette gloire, de joindre au titre littéraire le titre sacré de protecteur des opprimés. ».

Il caractérise et loue le règne de Louis XV, dont l’administration fut sage et le gouvernement paisible, qui protégea les sciences et les lettres, par sentiment plutôt que par orgueil, sans les cultiver beaucoup lui-même, et surtout sans vouloir dicter des lois à ceux qui en faisaient le principal objet de leur méditation et de leurs études.

« C’est sous cette douce et tranquille administration, dit-il, que les sciences, livrées à elles-mêmes, ont fait des progrès supérieurs à ceux des autres siècles ; que la raison humaine s’est perfectionnée ; enfin, que l’humanité a semblé renaître dans tous les cœurs et en chasser les restes de la barbarie ; l’humanité qui existe en nous avant la science, et même avant la sagesse, l’humanité qui n’est point un présent de la philosophie, mais qui fut souvent étouffée par des préjugés, enfants de l’ignorance, par une passion exclusive et inventée pour la seule gloire des armes, par des haines aveugles de parti, de nation, de religion, et qui reprend aisément son empire, dans l’instant heureux où le retour de la raison ramène la morale à ses vrais principes, et où le charme des lettres fait revivre les vrais sentimens de la nature.

Heureux le monarque, poursuit-il, destiné à régner sur une nation chez qui tous les préjugés contraires au bonheur des hommes commencent à s’évanouir, et dans le moment où le patriotisme et la bienfaisance sont les vertus que le public aime à encenser ! »

Ce discours n’est pas l’ouvrage sans doute le plus important de M. de Malesherbes ; mais il a un caractère particulier qui le rend extrêmement précieux : dans ses autres discours, il y a quelque chose des circonstances où il se trouvait quand il les prononçait ; ici il n’y a rien que de lui, et son âme s’épanche presque uniquement et dans toute sa pureté : il se défend de tout luxe de composition, même de tout éclat de langage ; il est éloquent parce qu’il est simple, et attachant parce qu’il est réservé. Il parle des lettres non seulement parce qu’il les aime et qu’elles font le bonheur de sa vie ; mais encore, et principalement, parce qu’elles améliorent les hommes, et épurent sous leurs mœurs et agrandissent leurs vertus. Je n’atteindrais néanmoins que d’une manière imparfaite le but que je me suis proposé, si, après avoir cité les fragmens que vous venez de lire, je ne rapportais le passage de celui du directeur de l’académie, où, en répondant à M. de Malesherbes, il rappelle quelques-uns de ses titres à la considération publique. C’était M. l’abbé de Radonvilliers, qui ne passait pas pour être son ami, et qui, si l’on en croit une anecdote du temps, l’avait prévenu qu’il parlerait de sa conduite lors de la Révolution de la

Page 235: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 235

magistrature, en 1771, parce qu’il ne l’avait pas approuvée : et, en effet, il en parle à peine ; de sorte que M. de Malesherbes n’en ayant pas parlé non plus par modestie, il arriva que, dans cette solennité de la reconnaissance publique, la chose qu’on célébra le moins, ce fut la conduite glorieuse et les actions brillantes, qu’on avait voulu honorer et récompenser publiquement.

« Monsieur, lui dit-il, en vain pour vous dérober aux regards, vous avez passé sous silence une révolution, dans laquelle vous étiez personnellement intéressé. En vain, pour entrer dans vos vues, j’userai de la même réserve ; ces ménagemens sont inutiles. Votre présence rappelle ce que votre modestie veut faire oublier ; et le tribunal du public, qui s’est depuis longtemps déclaré en votre faveur, vient de confirmer ses arrêts par de nouveaux applaudissements.

Par quels moyens peut-on parvenir à un degré de considération aussi honorable et si flatteur° ? Est-ce en déployant un caractère ferme et soutenu, toujours le même dans les diverses fortunes° ? Est-ce en cachant sous des manières unies, sous des mœurs simples, l’étendue des connaissances et l’élévation des sentimens° ? Est-ce enfin en gagnant tous les suffrages par des discours publics, dont le style noble et nerveux répond à la dignité de l’orateur et à l’importance des matières° ? Chacun de ces moyens attire l’estime ; réunis, ils assurent la célébrité.

L’éloquence excite en particulier l’attention de cette compagnie. Lorsque vous cultiviez par l’étude vos dispositions naturelles, vous ne pensiez qu’à remplir avec honneur les places où votre naissance vous appelait : mais l’Académie, témoin de vos succès, a dû songer à sa gloire ; elle est intéressée à adopter les talens goûtés du public, et le public, surtout dans ce moment, nous indiquait les vôtres. Il n’a tenu à nos prédécesseurs que vous ne trouvassiez un de vos ancêtres inscrits dans nos fastes 47. Vous dédommagez l’académie de ses regrets passés, en lui rendant le même nom, auquel vous avez ajouté un nouveau lustre. Ce nom vous doit la distinction flatteuse d’être placé en même temps dans les trois académies, honneur rare, mais justement accordé au nombre et à la variété de vos connaissances… »

Ce fut vers ce même temps que M. de Malesherbes fut nommé mi-nistre de la maison du Roi et des provinces, ce qui renfermait le dépar-tement qu’on appelle aujourd’hui de l’intérieur, en y réunissant même quelques-unes des attributions de celui de la police générale. Il paraît que le Roi aurait voulu lui donner le ministère de la justice, où il était appelé plus particulièrement par ses habitudes et le genre de ses tra-

47 Le président de Lamoignon, qui avait refusé d'être de l'Académie française.

Page 236: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 236

vaux ; mais M. de Maupeou, qui était chancelier de France, ne voulait pas se démettre de sa place. Le Garde des Sceaux qui, lors du rappel des parlemens, avait aussi été rendu inamovible, aurait présenté la même difficulté ; et l’on aurait été forcé d’imaginer un moyen pour placer M. de Malesherbes en troisième ligne ; ce qui ne pouvait convenir ni à son nom ni à son caractère, ni à ses anciens et glorieux services, ni à sa considération vraiment nationale, ni surtout à son éloignement pour les hautes places dont il était digne. Ce ne fut même que d’après les vives instances de son ami, M. Turgot, qui était déjà ministre, qu’il se détermina à céder à la volonté du Roi et accepter le rang qu’on lui offrait cxiv. Il y remplaça le duc de La Vrillière, qui avait été cinquante-deux ans secrétaire d’État, et qui s’était conduit de ma-nière que sa destitution fut considérée comme un grand bienfait du nouveau monarque.

On avait vu, sous les règnes précédents, des ministres faire pardon-ner au peuple, par la grandeur de leurs vues et l’éclat de leur renom-mée, le despotisme de leurs volontés, ou racheter, par de grands ser-vices, aux yeux de leurs maîtres, et par la gloire qu’ils leur rappor-taient, l’indépendance qu’ils osaient affecter vis-à-vis d’eux : le duc de La Vrillière ne présentait aucun de ces avantages ; bas, flatteur au-près du Roi, tyran vis-à-vis du peuple, il n’avait jamais eu d’autre but que de conserver son emploi et de se mettre à portée d’en abuser sans danger… Il était médiocre de lumières, faible de caractère, et domina-teur absolu ; il craignait ce qui était bien ; il repoussait ce qui était rai-sonnable ; et, rapportant tout à son pouvoir, il craignait la justice et l’équité, comme des ennemies qu’il fallait éloigner de peur que son autorité n’en souffrît. Ce n’était pas lui qui répondait à la réclamation d’un homme froissé par une grande injustice ; et qui vous dit que cela est juste° ? Mais c’était lui qui méritait le mieux de l’avoir dit : il avait dans son département ce qui concernait les protestants, qu’on appelait encore les nouveaux convertis ; et il aurait rétabli les dragon-nades si la faiblesse et même la bonté de Louis XV eussent voulu s’y prêter ; mais, dans tout ce qui ne dépendait que de lui, rien n’égalait la dureté de son administration. J’ai parlé plus haut de l’opposition que rencontrait de sa part M. le Prince de Beauvau, pour toutes les me-sures humaines qu’il voulait substituer en Languedoc, à celles qu’avait prescrites la tyrannie des ministres.

Page 237: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 237

Il avait la surveillance et la distribution des lettres de cachet ; et l’imagination est effrayée en songeant au nombre immense de celles qu’il signa ; il les distribuait par milliers ; il n’y avait pas un homme en place, pas un commandant de province, pas un intendant, pas un évêque qui n’en reçût de signées en blanc en aussi grand nombre qu’il le voulait, dont il n’avait ensuite qu’à déterminer l’emploi. On a dit qu’il en avait été donné plus de cinquante mille pendant la durée de ce ministère. Ce nombre paraît d’abord exagéré ; mais si l’on réfléchit à la facilité avec laquelle on les accordait, et même au trafic honteux qu’on ne rougissait pas d’en faire, on peut croire qu’il ne l’est pas, puisque ce n’est pas mille par an pour toute la surface du royaume ; et que, d’après le régime que l’on suivait, l’arbitraire allait chercher ses nombreuses victimes jusque dans les classes de la société les plus obs-cures et les plus reculées cxv

Tel fut le ministre auquel M. de Malesherbes fut appelé à succé-der ; on voit qu’il ne lui ressemblait guère. Il s’attacha principalement, dès qu’il fut en place, à réprimer toutes ces violations du plus sacré de tous les droits ; et il fut, comme il s’en est glorifié lui-même depuis, fidèle à ses anciens principes, en changeant d’état et de fonction. Il fit mettre en liberté presque tous cxvi ceux qui étaient arbitrairement déte-nus, et il ne signa aucun ordre pour en faire arrêter d’autres. Il déter-mina même, pour l’avenir des formalités d’après lesquelles une lettre de cachet, s’il avait été absolument nécessaire d’en expédier, aurait été aussi difficile à obtenir que l’acte juridique d’un tribunal ; mais il fit mieux encore, il n’en donna point.

Je lui ai souvent ouï dire qu’il n’avait accepté le ministère, d’après les vives instances de M. Turgot, que parce que les principes du Roi sur le danger et l’injustice des ordres arbitraires, et sur l’économie dans les dépenses, lui avaient paru conformes aux siens ; et qu’il s’était flatté, d’après cela, de ne rencontrer aucun obstacle au change-ment qu’il avait dessein d’opérer. Mais, ajoutait-t-il, je n’avais pas songé que l’appui du Roi est le plus faible de tous ceux qu’un ministre réformateur peut obtenir. Nous avions bien le Roi pour nous, M. Turgot et moi, disait-il encore, mais la cour nous était contraire ; et les courtisans sont beaucoup plus puissans que les Rois.

Après l’abolition des lettres de cachet, ce qu’il désirait le plus vivement, c’était d’établir un bon système d’économie, en diminuant les

Page 238: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 238

dépenses. Il pensait et osait dire, et il avait répété souvent, qu’indépendamment de ce que la justice défend de rien demander au peuple, en fait d’impôt, au-delà de la plus stricte nécessité, la politique la plus sage prescrit l’adoption de ce principe. Quand on aura exigé du peuple, disait-il, tout ce qu’il lui est possible de payer, comment pourra-t-on, si des circonstances extraordinaires le réclament, lui demander des taxes nouvelles° ? Et si on ne le peut pas, comment pourra-t-on, dans une guerre imprévue, par exemple, résister aux attaques inopinées d’un gouvernement qui, par son crédit ou par la modération de ces dépenses habituelles, se sera donné la possibilité de doubler la masse de ses ressources, au moment où il en aura besoin° ?

Aussi l’une des premières propositions qu’il fait au Roi, dès l’ins-tant où il fut ministre, fût-elle de réduire les dépenses de sa maison et de diminuer les impôts.

On lit, dans un ouvrage historique publié il y a quelques années, un mémoire que l’auteur prétend avoir trouvé dans les portefeuilles du Roi, après la catastrophe du 10 août, et qui est signé de M. de Male-sherbes. Quoique les communications de ce genre ne doivent être ac-cueillies qu’avec une grande circonspection, il est difficile toutefois, pour peu qu’on ait eu l’habitude de lire ou d’entendre M. de Male-sherbes, de révoquer en doute l’authenticité de celle-ci : on y recon-naît aisément ses principes, ses opinions et sa diction ; et quoique je n’ai jamais eu l’original sous les yeux, je ne balance pas à reconnaître comme véritables les citations que l’on en peut lire. Il a pour objet, comme on le verra, de déterminer le Roi à la persévérance dans ses projets d’économie, que les gens de la cour s’efforçaient d’empêcher.

« Le Roi est parvenu au trône, y dit-on à l’infortuné Louis XVI, dans un moment où l’économie était demandée par le vœu général de son royaume, épuisé par les dissipations des derniers règnes.

On ne tarda pas à reconnaître que le Roi n’avait aucun de ses goûts dispendieux qui ruinent les états ; ni le faste de Louis XIV, ni une passion immodérée pour les plaisirs, ni aucune de ces fantaisies enfantées par l’oisiveté des princes : on reconnut, au contraire, en lui, les deux qualités les plus opposés aux dissipations, la justice et un grand amour pour l’ordre et la règle.

Il ne faut pas que le Roi ignore que les acclamations, si générales et si flatteuses, qui ont éclaté lors de son avènement, ont été dues en grande partie à l’opinion qu’on a conçue de lui à cet égard ; car quand une nation

Page 239: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 239

a été aussi malheureuse que l’était alors la nation française, ce sont ses vrais besoins qui la font parler et agir ; et de tout ce qui avait été critiqué dans ces derniers temps, rien n’avait affecté le peuple autant que l’excès des impôts attribués à l’excès des dépenses.

De toutes les dépenses, celle sur laquelle on demandait le plus d’économie et de réformation, c’était celle de la maison du Roi.

Dans la guerre, la marine, les affaires étrangères, en même temps qu’on demande la diminution des dépenses, on craint aussi de diminuer les forces du royaume ; mais dans la maison du Roi, on n’a pas la même crainte : tout ce que le Roi pourra réformer sur lui-même paraîtra un bienfait pour son peuple ; et si on craint que la splendeur du trône en soit diminuée, j'ose dire que le Roi est assez bon pour n’avoir pas cette crainte, et que ce n’est point par la pompe et la magnificence qu’un Roi de France est respecté.

J’ose l’assurer, qu’excepté les seules personnes qui composent la cour, nul ne lui sait gré de ce pompeux appareil qui l’environne ; et que l’extérieur le plus simple, le retranchement de tout faste et de toute superfluité, ne fera qu’augmenter la vénération qu’il inspirera à ce sujet et aux étrangers.

La réformation des dépenses dans cette partie est donc la plus généralement désirée ; c’est celle qui fera le plus d’honneur au Roi, et dont les peuples auront le plus de reconnaissance, parce qu’elle lui est personnelle. En effet, elle ne peut-être l’ouvrage d’un ministre ; car il faut que le Roi lui-même consente, avec connaissance de cause, à chacun des sacrifices qu’il faudra faire ; c’est celle-là qui donnera l’exemple de l’économie, qu’il est ici nécessaire d’apporter dans les autres parties de l’administration. C’est celle aussi qui établira sur une base solide le crédit si nécessaire aux finances.

Ce crédit renaîtra aisément, quand on verra que le Roi sait faire des retranchements sur lui-même : sans cela, les projets d’économie ne seront attribués qu’à des ministres dont la fortune chancelante ne peut inspirer une confiance solide.

C’est ce que je pensais avant d’être appelé auprès de la personne du Roi, et ce n’est point une façon de penser qui me soit personnelle ; ce n’est point ce qu’on appelle aujourd’hui un système, c’est la façon de penser de la France entière et de l’Europe, à l’exception des personnes de la cour, qui malheureusement sont les seules qui approchent du Roi.

Sa Majesté a jugé à propos de m’appeler au ministère, et de me donner le département de sa maison ; elle sait avec combien de répugnance je m’en suis chargé, et qu’il a fallu à un ordre exprès de sa part, dans lequel elle a bien voulu me marquer que ce serait pour un temps fort court.

Page 240: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 240

Sans entrer aujourd’hui dans toutes les causes de mon éloignement d’une place aussi éminente, une des principales était la nécessité de cette réformation, et le peu d’aptitude que je me sentais pour ce travail, qui n’a aucun rapport avec celui que j’ai fait toute ma vie. Je m’expliquai là-dessus avec M. de Maurepas et avec M. le contrôleur général, et le Roi ne l’a pas ignoré.

On me répondit que je serais dispensé de ce soin ; qu’un plan général de réformation économique de la maison du Roi, serait fait par ordre de M. le contrôleur général, et présenté au Roi ; et qu’après son approbation, l’exécution seule concernerait mon département. Mais il était aisé de prévoir que cette exécution ne commencerait qu’après que je serais sorti du ministère.

Le projet de faire faire le plan de réformation de la maison du Roi, par des personnes étrangères à cette administration, avait des avantages et des inconvéniens : l’avantage vient de ce qu’il est difficile qu’un homme élevé dans la maison du Roi, imbu des principes qui y règnent, attaché à de certains préjugés chers à ceux qui vivent dans l’atmosphère de la cour, tranche dans le vif sur de certains abus qui, à ses yeux, sont des lois fondamentales ; l’inconvénient vient de ce qu’il est difficile aussi qu’un homme qui n’est pas versé dans les détails de cette administration, ne se trompe pas sur beaucoup d’objets, malgré l’exactitude des mémoires qu’on lui fournit.

Au reste, le plan de M. le contrôleur général aurait pu être modifié par ceux qui connaissent mieux le service de la cour ; et, d’après mes Conventions, je me reposais sur ce travail, et j’en attendais le succès, quand M. le comte de Saint-Germain a été nommé ministre de la guerre.

M. de Saint-Germain est un grand homme de guerre, qui en possède tous les détails ; au lieu que moi, je n’ai jamais été courtisan, ni écuyer, ni maître d’hôtel, ni maître de la garde-robe : la marche de M. de Saint-Germain a été bien différente, et beaucoup plus rapide ; il a débuté par entreprendre les plus grandes et les plus difficiles réformations. Je ne sais si l’on rend un compte fidèle au Roi de l’effet que font sur toute la France les opérations de M. de Saint-Germain ; j’ose lui attester que le peuple ne lui sait mauvais gré que de celles de qu’il n’a pu faire, et que le ministre, dont il est si important de conserver la réputation, en perd une portion toutes les fois qu’il est arrêté dans sa marche, et obligé de ne pas faire, ou de ne faire qu’en partie, les réformes qu’il avait projetées. »

Nous reverrons plus loin les mêmes principes d’économie, repro-duit par M. de Malesherbes, lors de son second ministère, plus de douze ans après, dans un mémoire non moins précieux que celui-ci, et non moins honorable pour son auteur.

Page 241: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 241

Ce qu’il y a de véritablement remarquable dans tous les mémoires de M. de Malesherbes, c’est le ton simple, quoique assuré, que l’on y trouve ; c’est surtout cet éloignement de toute flatterie, et même de cette grâce ordinaire aux gens de la cour : c’est toujours un magistrat qui parle, et qui ne sait pas l’expression de ce qu’il croit juste…

Cette nomination, presque simultanée, de Messieurs Turgot et Ma-lesherbes, et le rappel des parlemens, alors l’idole de la nation, ren-dirent Louis XVI l’objet d’un enthousiasme universel chez le même peuple, et il est affreux de le dire, où il fut depuis abreuvé de tant de maux.

On voyait avec satisfaction les bonnes mœurs se montrer enfin sur le trône, et une sorte de circonspection remplacer à la cour d’un Roi de vingt ans les dérèglemens de celle d’un Roi de soixante. On espé-rait tout d’un nouveau règne où la confiance du prince paraissait uni-quement déterminée par le vœu et l’intérêt de la nation, et où la probi-té était le premier de tous les titres aux dignités et aux emplois. Mal-heureusement le Roi n’avait pas ce caractère ferme et décidé, le plus grand bienfait de la Providence, préférable au talent et à l’esprit, qui fait que l’on persévère dans les résolutions que l’on a prises, qu’on sait les défendre contre ceux qui ont intérêt de les attaquer, qu’on a de la volonté dans ses projets et de la constance dans sa marche.

Malheureusement encore, il n’avait point de plan fixe pour la di-rection de son règne, point de système arrêté auquel il pût coordonner ses actions et rattacher ses résolutions éparses. Il voulait le bien, et c’était beaucoup ; mais il le voulait d’une manière vague et indétermi-née, et il lui manquait d’être d’accord avec lui-même sur la route qu’il devait tenir pour l’atteindre. Or, il faut le dire, parce que l’histoire, cette fidèle conseillère, nous l’enseigne, un Roi qui ne se dirige pas vers un but unique, quelle que soit la pureté de ses intentions, est comme un vaisseau flottant au gré de tous les vents, sans gouvernail et sans boussole : il change à chaque instant de direction, et cède sans cesse au plus léger obstacle ; sa marche est incertaine et mal assurée ; il se décide chaque jour pour le jour même ; il ne sait jamais ce qu’il voudra le lendemain ; et toutes les classes de l’État souffrent égale-ment de cette incertitude funeste, qui ne promet rien à l’avenir, et ne permet pas de fonder aucune espérance sur le passé. Louis XVI avait, pour surcroît de malheur, associé à l’exercice de sa puissance un homme absolument incapable de lui apprendre à en soutenir le far-

Page 242: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 242

deau : c’était M. de Maurepas, qu’une intrigue de cours, dont Mes-dames, tantes du Roi, avaient approuvé le motif et le résultat, fit préfé-rer à M. de Machaut, presque aussi vieux, disgracié depuis longtemps aussi, mais plus capable, plus ferme surtout de caractère et de prin-cipes, et qui n’était repoussé que par le clergé dont il était craint et haï 48.

M. de Maurepas était doué d’un esprit très agréable et fort piquant, mais c’était l’esprit d’un homme du monde plutôt que celui d’un homme d’État. Sa vieillesse avait quelque chose d’imposant, surtout au milieu d’une cour aussi jeune ; et l’ancienneté de ses services, et même de sa disgrâce, quelque chose de respectable et d’intéressant tout à la fois. Il avait été ministre sous Louis XIV et sous la régence, et exilé par Louis XV, il y avait plus de trente ans, pour avoir déplu à Madame de Pompadour cxvii et blessé le Roi par quelques propos indis-crets. Son rappel était une sorte de résurrection sans exemple jus-qu’alors, et qui frappait par sa nouveauté ; mais il avait perdu, dans son exil, l’habitude des affaires, et oublié, dans sa longue oisiveté, la plupart des connaissances indispensables pour bien gouverner, si même il les avait jamais possédées. Son caractère était frivole, insou-ciant et indécis ; il joignait à la légèreté, même à l’étourderie d’un jeune homme, l’égoïsme et la faiblesse d’un vieillard : il était jaloux du mérite d’autrui, ombrageux sur la faveur que lui pouvait obtenir l’importance de sa considération : il protégeait de préférence les gens médiocres ; et quand il ne lui était pas possible d’empêcher de parve-nir aux emplois les hommes les plus capables de les remplir, il s’effor-çait, par quelque trait malin, ou par quelque plaisanterie spirituelle, de les frapper de ridicule, et de les discréditer ainsi d’avance. Il ne met-tait de suite à rien, excepté à ce qui le touchait personnellement, car alors il était aussi ferme et aussi persévérant qu’un autre ; l’intérêt du Roi l’occupait peu, celui du peuple encore moins : il n’avait d’autre ambition que de conserver son influence ; et pour cela, il veillait sans cesse et avec soin à ne pas se faire d’ennemis parmi les personnes qui auraient pu travailler utilement à la lui faire perdre : c’est ainsi qu’il ne soutenait jamais aucun de ceux que pouvaient desservir auprès du Roi les hommes puissans qui l’approchaient ; qu’il abandonnait sans

48 Il avait voulu, pendant son ministère, assujettir le clergé à un impôt proportionnel à ses revenus, Louis XV, qui l'avait d'abord soutenu, avait fini par l'abandonner.

Page 243: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 243

hésitation tous ceux dont le crédit commençait à baisser, même ceux qui lui avaient dû leur fortune, et que le ministre, quel qu’il fût, dont il avait favorisé la nomination, était toujours celui qu’il attaquait le plus vite et avec le plus d’empressement, lorsque les gens en faveur es-sayaient de le renverser :, c’était un courtisan de plus, et un courtisan fin et rusé, qu’on avait appelé à Versailles, plutôt qu’un administrateur habile, plutôt qu’un conseil sage et judicieux qu’on avait placé près du trône.

Des hommes tels que M. de Malesherbes et Turgot ne lui conve-naient point ; outre que leur mérite éminent et le suffrage du public, qu’ils réunissaient au plus haut degré, ne pouvaient manquer d’être pour lui un vaste sujet de jalousie, lui-même faisait cause commune avec les gens de la cour et la classe privilégiée de la nation, également déchaînés contre tous les projets de réformes ; ceux-ci, parce que les dépenses que M. de Malesherbes voulait réduire se faisaient presque toutes à leur profit ; ceux-là, parce que les institutions, si nécessaires, que M. Turgot voulait créer, tendaient en dernière analyse à établir une juste et égale répartition de l’impôt entre les divers sujets du Roi, et conséquemment à en faire supporter aux privilégiés une portion plus considérable que celle qu’ils avaient payée jusqu’alors cxviii.

Il s’efforça donc de les renverser, et il n’y réussit que trop bien, comme depuis il renversa M. Necker, qui leur avait succédé, et qui, sans suivre la même marche, avait trouvé dans les mêmes principes d’économie, dans les dépenses, et d’égalité dans la répartition des charges publiques, des moyens presque aussi certains de remédier à l’embarras des finances, et de soulager en même temps la portion la plus nombreuse du peuple.

Il accabla M. de Malesherbes de dégoûts, d’oppositions et de contrariétés ; et celui-ci, qui n’avait accepté le ministère que malgré lui, qui n’y restait que dans la seule espérance de servir utilement la cause du peuple et celle du Roi, qu’il ne séparait pas dans ses vues, sollicita et obtint sa retraite. Je ne crois pas à l’authenticité d’une pré-tendue lettre écrite par Louis XVI à M. de Malesherbes, pour l’enga-ger à ne pas quitter le ministère, et imprimée dans plusieurs recueils, notamment dans une prétendue correspondance au Roi, que j’ai tou-jours regardée comme presque entièrement apocryphe ; mais il est cer-tain toutefois que ce prince fut affligé de sa résolution, et qu’il n’y souscrivit qu’avec peine… Quant à M. Turgot, il crut se devoir à lui-

Page 244: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 244

même de ne pas se retirer volontairement ; il attendit d’être renvoyé, et il le fut d’une manière assez dure.

Les édits proposés par M. Turgot, et enregistrés dans un lit de jus-tice, furent révoqués : les jurandes, les maîtrises, la corvée, les forma-lités anciennement en usage pour le commerce des grains et l’approvi-sionnement des villes, furent rétablies. Le Roi parut renoncer entière-ment à ce projet de régénération nationale qui l’avait occupé si glo-rieusement pendant les premiers temps de son règne ; et lui avait concilié à un si haut point l’amour de ses sujets, je dirai même la vé-nération des étrangers. Le changement de principe fut complet : le gouvernement rentra dans la ligne qu’avaient suivie les ministres de Louis XV ; et il y resta jusqu’à ce que d’autres projets, suggérés au Roi dans la suite, et d’autres événemens l’en retirèrent.

Les dilapidations de la fortune publique, les actes arbitraires, atten-tatoires à la liberté des citoyens, reprirent leur cours : on donna des pensions sans mesure ; on fit des dépenses excessives ; on distribua des lettres de cachet comme par le passé. Je trouve dans les registres du Parlement, qu’à la séance du 19 août 1776, un de Messieurs dénon-ça aux chambres assemblées l’exil de l’abbé Baudeau et de l’abbé Roubaud, pour quelques écrits dans les principes des économistes, pendant que le premier était obligé de se défendre en justice contre les administrateurs de la caisse de Poissy ; et ce qu’il y avait de plus in-juste encore, l’arrestation, sans aucun motif, d’un prêtre du diocèse de Blois, âgée de 85 ans, lequel mourut de saisissement au seul aspect de l’ordre accordé contre lui, à la demande de son évêque. 49

Pour que la subversion fût entière, il ne manqua plus que de revoir un abbé Terray à la tête de l’administration des finances ; heureuse-ment l’espèce en est rare, et l’on n’en trouva point. M. de Cluny, qui n’avait pas de meilleur principe, remplaça M. Turgot ; mais son mi-nistère fut de courte durée, et M. Necker fut son successeur sous un autre titre.

Le succès de M. de Maurepas fut un grand malheur pour l’État : il fut également funeste à la France et à son monarque. Non seulement il priva la nation de tout le bien que ces deux ministres, aussi vertueux

49 Le magistrat qui dénonce le fait, expose que M. de Malesherbes avait constamment repoussé les sollicitations de l'évêque de Blois, et se plaint de la facilité de son successeur.

Page 245: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 245

qu’éclairés, allaient répandre sur elle ; mais il rendit plus difficile ce-lui que des successeurs dignes d’eux auraient pu vouloir faire un jour. En amenant le Roi à renoncer aussi légèrement à ses propres résolu-tions ; à sacrifier avec autant de facilité ceux dont il avait approuvé les principes, encouragé les premiers efforts, autorisé les projets et les résultats de sa sanction la plus solennellement accordée, M. de Maure-pas avertit les factieux et les ennemis de toute amélioration politique du peu de stabilité que ce prince pouvait attacher à ses déterminations les plus importantes ; et fit voir qu’on en triompherait toujours facile-ment en leur opposant à propos des clameurs inconsidérées, de la ré-sistance et de de l’intrigue cxix, armes dont l’usage est à la portée de tout le monde, et des courtisans plus encore que des autres ennemis du peuple.

M. de Maurepas fit remplacer M. de Malesherbes par M. Amelot, son allié, homme d’une incapacité notoire ; et, suivant son usage, il le frappa de l’un de ces traits malins, à l’aide desquels il se plaisait à vouer au ridicule et à la déconsidération ceux qu’il favorisait de son appui. Pour celui-là, dit-il, on ne m’accusera pas de l’avoir fait nommer pour son esprit ; et en effet il ne méritait pas cette accusation.

En comparant ce que nous connaissons des vastes plans de M. Tur-got à ce que M. de Malesherbes proposait au Roi si éloquemment, dans ses belles remontrances du 6 mai 1775, dont j'ai rapporté la plus grande partie, on voit qu'ils étaient entièrement d'accord sur le bien qu'ils se flattaient d'obtenir ; soit qu'ils se fussent concertés précédem-ment sur les mesures à prendre pour sauver l'État et améliorer le sort du peuple, soit plutôt que leurs principes cxx étant depuis longtemps les mêmes, leurs conséquences dussent l'être aussi, et produire des résul-tats semblables : mais toujours est-il vrai que ces remontrances semblent avoir été présentées pour donner plus de poids aux idées que M. Turgot commençoit d’émettre, en les faisant exposer aussi par une cour souveraine qui jouissait au plus haut degré de la considération publique. Il pouvait être politique en effet d’accoutumer le Roi à ce qu’elles pouvaient avoir de trop nouveau pour lui, et de rendre en quelque sorte nationales les améliorations que le ministère allait pro-poser : ces remontrances auraient pu servir de Préambule ou de pièces justificatives au recueil des actes de M. Turgot, s’il avait pu accomplir ses projets ; mais la Providence en ordonna autrement : M. de Male-sherbes et M. Turgot n’ont pu laisser que des regrets d’autant plus

Page 246: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 246

grands, que tout ce qui est arrivé depuis n’a que trop prouvé que le moment des concessions était venu ; et que la politique la plus sage ordonnait de faire descendre du trône même le redressement des maux dont le peuple souffrait alors, au lieu d’attendre, comme on le fit, l’ex-plosion de son mécontentement.

Oh ! Combien Louis XVIII a été plus sage et plus habile, lorsqu’au lieu de chercher à comprimer la volonté nationale, comme sans doute le lui conseillaient les courtisans qui assiègent le trône, il a su s’élever au-dessus de toute autre considération que celle du bien de ses sujets, fonder lui-même, en reprenant la couronne, la régénération publique, et fixer tout à la fois, par sa profonde sagesse, les destinées de la mo-narchie et celles de la nation, en conciliant, dans cette Charte immor-telle qu’il nous a donnée, deux choses inconciliables, comme le dit Tacite, la puissance du prince et la liberté du peuple…

M. de Malesherbes, rendu à sa retraite, reprit le cours de ses obser-vations et de ses études ; car à près de 60 ans il savait qu’il avait en-core beaucoup de choses à apprendre. Ses connaissances dans l’his-toire naturelle 50, principalement en géologie et en botanique, étaient fort étendues ; et ce fut pour les accroître encore qu’il alla, dès qu’il fut devenu libre, parcourir les Pyrénées, les Alpes, les montagnes d’Auvergne, les vallées de la Suisse et la plupart des provinces de la France ; non pas en grand seigneur, non pas en ministre d’État, non pas même en homme riche, mais en simple particulier sous le nom modeste de M. Guillaume. Cet incognito, dont il eut rarement l’obli-gation de laisser soulever le voile, lui occasionna plus d’une fois des aventures piquantes, par le contraste qui existait entre sa célébrité, son rang, son nom, et la simplicité de ses formes, de son costume et de ses habitudes de sa vie. Presque tous ceux qui ont parlé de lui se sont arrê-tés sur ces anecdotes, véritablement dignes d’intérêt ; mais elles sont connues de tout le monde, et il est inutile que je les rappelle. Je dirai seulement qu’en parlant de ses voyages, plus de dix années après celle qu’il y consacra, il faisait éprouver un charme extrême à ceux qui avaient le bonheur de l’écouter, moins par les observations lumi-

50 Il avait fait dans sa jeunesse des observations critiques sur l'histoire naturelle de Buffon, qui ont été imprimées, et qui n'ont plus aujourd'hui d'autre intérêt que le nom de celui qui les a écrites ; lui-même, dans un âge plus mûr, n’y attachait aucune importance. C'est pour cela que je ne m'en suis pas occupé dans cet Essai.

Page 247: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 247

neuses, savantes et profondes qu’il avait faites sur tout ce qu’il avait vu et qu’il avait l’art d’exposer avec autant de clarté que de justesse, et par les traits piquants qu’il savait y joindre, que par le récit des sen-sations morales qu’il avait éprouvées, lorsque échappé aux tracas des affaires, aux combinaisons de la politique, au cérémonial de la cour, à la tyrannie du rang et de l’étiquette, à l’importunité des sollicitations, il avait pu se trouver simple citoyen, homme ignoré, maître de ses vo-lontés et de ses pensées, en présence de la nature, dont il savait mieux qu’un autre sentir et distinguer les beautés, et de cette classe d’hommes qu’il avaient protégée de tous ses moyens quand il avait été puissant, de laquelle maintenant il avait le bonheur de ne paraître que l’égal.

Il entretenait, du sein de sa paisible et heureuse retraite, des corres-pondances étendues et multipliées avec les principaux savants de l’Europe, dont il était justement vénéré, même avec des hommes obs-curs dont il avait découvert le mérite et dont il utilisait les connais-sances, en les dirigeant sur les objets qu’il aimait à étudier lui-même. Il s’intéressait vivement à toutes les découvertes dans les arts, à tous les progrès que faisaient les sciences, à tous les succès obtenus dans la philosophie et dans les lettres, et personne n’observait avec plus d’at-tention que lui la marche de l’esprit humain, et n’en saisissait mieux les développements et les résultats : il était au courant de tout ; il lisait tout ; ils connaissait tout, et jamais un savant, un artiste ou un homme de lettres ne le trouvait indifférent aux résultats de ses travaux ou aux créations de son esprit, et ne demandait vainement ses lumières et ses conseils. Il avait quitté plusieurs fois sa demeure de Malesherbes, pour venir à Paris assister aux expériences journalières de l’un des frères Montgolfier, dont j’ai parlé en commençant, auquel il prenait un vif intérêt, non seulement parce qu’il aimait beaucoup les auteurs de cette brillante découverte, mais encore parce qu’elle honorait la nation fran-çaise, dont la gloire lui était si chère. Vous ne sauriez croire, me di-sait-il un jour, combien je suis heureux de ce que la découverte de vos amis s’est faite en France ; je leur sais un gré infini, que je n’oublierai jamais, de ce qu’ils l’ont enlevée à l’Angleterre, qui l’aurait faite tôt ou tard. C’est bien mieux pour l’honneur national qu’une grande victoire sur mer, et celle-là n’a coûté la vie à personne 51.

51 L’infortuné Pilastre de Rosier et son compagnon n'avaient pas encore péri.

Page 248: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 248

Il favorisait les manufactures, quoiqu’il n’eût plus aucun pouvoir ; mais il protégeait auprès des ministres, de son nom ou de son crédit, tout ce qui tendait à perfectionner ou à augmenter les créations de notre industrie et les produits de notre travail. Il a contribué puissam-ment au perfectionnement des papeteries de France, et à l’application que le gouvernement y fit faire des cylindres à la hollandaise, et de quelques autres procédés surpris à l’industrie mystérieuse des étran-gers. Ce fut à sa demande, et au moins sous sa protection, que le sa-vant M. Desmarais fut envoyé dans les manufactures d’Annonay, d’Angoulême, de Montargis, etc., pour favoriser, en y portant ses lu-mières, le perfectionnement de l’industrie, qui commençait à s’y déve-lopper.

Il a composé d’excellents mémoires sur les moyens généraux d’améliorer l’agriculture, et sur des théories particulières éclairées par ses expériences : il était le flambeau comme la gloire, de l’illustre so-ciété dont les travaux ont pour objet le perfectionnement de cette science, la première et la plus utile de toutes ; et plus d’un cultivateur habile a profité de ses exemples, et s’est enrichi de ses leçons. Il s’ef-forçait continuellement d’augmenter le nombre et la masse de nos pro-ductions territoriales, en obtenant des pays lointains quelques-unes de celles dont la nature semble y avoir placé l’origine. On évaluerait dif-ficilement la quantité d’arbres et arbustes que la complaisance éclairée de Messieurs de La Luzerne, ses neveux, employés l’un et l’autre en Amérique et dans des climats différens, s’était empressée de lui pro-curer avec une profusion remarquable. Sa demeure, à jamais célèbre, l’était déjà de son vivant, non seulement parce qu’il l’habitait, et qu’en en portant le nom il la faisait participer à l’illustration de sa per-sonne, mais encore parce qu’elle était le dépôt des plantes exotiques, je ne dirai pas les plus rares, elle perdait ce mérite aussitôt qu’elles lui appartenaient ; mais je dirai des plus précieuses, par leur agrément ou leur utilité, et grâce à lui, des plus facilement répandues. Je pourrais citer beaucoup de jardins modernes, parmi les plus gracieux et les plus célèbres, qui doivent leur plus voluptueuse parure à des végétaux qu’il a contribué à rendre propres au sol de la France.

Ce fut pendant les dix années où il put réunir ce que désirent le plus vivement les âmes nobles et élevées, l’estime publique, l’indé-pendance et le repos, qu’il composa le plus de mémoires sur les di-verses parties de l’administration, dont il avait été à portée d’éprouver,

Page 249: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 249

par l’expérience, les théories et les préceptes. La plupart de ces mé-moires sont perdus ; et parmi ceux qui ne le sont pas, le plus grand nombre est resté dans les mains soit de la famille, soit de ses amis, et n’a jamais été publié ; mais la postérité les réclame, et elle y a sans doute les plus grands droits. Il est fâcheux que quand on répand avec une si grande profusion, tant d’œuvres posthumes d’hommes incon-nus, ou même d’écrivains déjà célèbres, dont elles ne peuvent souvent que diminuer la gloire ; tant de mémoires apocryphes inspirés par l’es-prit de parti pour servir de prétexte à la calomnie ; tant de productions frivoles, insignifiantes et mensongères, réprouvées également par le goût et par la vérité, des écrits aussi lumineux et aussi honorables pour leur auteur, que le sont bien certainement les divers ouvrages de M. de Malesherbes, restent condamnés à l’obscurité.

Parmi ses mémoires, ceux qu’il a publiés pour les protestants, et dont j’ai déjà parlé, appartiennent à cette époque de sa vie, ainsi qu’un autre sur les Juifs, inspiré par le même esprit de tolérance et de chari-té, lequel paraît avoir eu pour but de changer le sort de cette nation aussi remarquable qu’infortunée. cxxi Feu M. Dubois, préfet du Gard, l’un des hommes qui ont le mieux connu M. de Malesherbes, a retra-cé, avec beaucoup de talent et d’exactitude, les nobles actions de sa vie, et a cherché à faire connaître aussi les ouvrages sortis de sa plume, qui sont encore de nobles actions ; mais on doit regretter beau-coup qu’il ait donné des analyses aussi abrégées de ceux qu’il avait sous les yeux, et qu’il en ait cité des morceaux si courts. C’est lui qui parle de ce mémoire sur les juifs dont il déplore aussi la perte, et dont malheureusement il se borne à dire que c’était un travail immense, et qu’il n’a connu aucun ouvrage sur cette matière, qui renferma des recherches aussi multipliées et aussi curieuses. Espérons que, s’il existe, il ne sera pas perdu pour toujours ; conjurons du moins ceux qui le possèdent, surtout si, comme cela n’est guère douteux, il avait pour but principal d’adoucir les maux d’une classe d’hommes aussi nombreuse, de remplir les vues de son auteur, en préparant un nou-veau triomphe à son éloquence et à sa vertu.

Enfin M. de Malesherbes fut de nouveau arraché à sa retraite, à ses goûts, à ses études et à ses travaux de plus d’un genre, et rappelé au conseil du Roi, en sa qualité de ministre. Indépendamment de son haut mérite et des avantages immenses que le gouvernement pouvait retirer de ses lumières et de ses avis, M. de Malesherbes était un de ces

Page 250: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 250

hommes que, dans les temps difficiles, il peut être expédient d’appeler au timon des affaires, à cause de la confiance qu’ils inspirent, et qu’ils font rejaillir en partie sur ceux de leurs collaborateurs qui peuvent n’en pas mériter autant ; aussi paraît-il certain que cette fois c’était moins ses conseils qu’on voulait, que l’éclat et l’appui de son nom, et l’appartenance de son suffrage, au moment où on était décidé à tenter des dispositions qui pouvaient, par leur nature et leur objet, méconten-ter la plus grande partie du peuple.

L’État était alors dans une situation effrayante, et que l’inconsé-quence et la légèreté de ceux qu’on avait appelés pour le diriger pou-vaient seules empêcher de connaître ou porter à dévoiler imprudem-ment.

Pendant les dix ou douze années qui s’étaient écoulées, depuis la disgrâce de M. Turgot et la retraite de M. de Malesherbes, on avait lutté de mille manières contre le désordre des finances et l’insuffi-sance des revenus de l’État. Des ministres différens de principes et de caractère, opposés presque toujours dans leurs systèmes et dans leur marche, s’étaient succédés rapidement sur le vaste et brillant théâtre de l’administration publique, et n’avaient guère pu s’occuper que de proclamer les fautes de leurs prédécesseurs, ou de pourvoir aux be-soins du moment. Le seul M. Necker, après M. Turgot, avait porté ses vues plus loin ; il avait aspiré, comme lui et comme M. de Male-sherbes, à établir des institutions nationales ; il avait senti que le cré-dit, cette puissance moderne supérieure à celles des Rois, dont il re-connaissait plus qu’un autre la nécessité de ménager le secours, puis-qu’il aimait mieux recourir à des emprunts qu’à une augmentation d’impôts, ne pouvait s’établir solidement en France, que sur de sages institutions politiques, avouées et consacrées par la justice et par le véritable intérêt du peuple. Il avait jugé qu’il était temps et qu’il était possible de substituer la force et l’autorité d’une nation, à la volonté plus ou moins éclairée, plus ou moins stable d’un monarque, ou plutôt d’associer ces deux puissances l’une à l’autre, et de les lier si bien en-semble, par un but et un intérêt commun, qu’elles ne fussent jamais ennemies, et qu’elles se prêtassent réciproquement un constant et in-ébranlable secours. Il avait reconnu de plus que la première base de l’alliance qu’il voulait former, ou rendre plus intime, entre le prince et ses sujets, étant la justice, cette véritable bienfaisance des Rois, comme a si bien dit M. de Malesherbes, il fallait que le gouvernement

Page 251: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 251

commença par établir la plus rigoureuse économie dans tous les genres de ses dépenses, soit parce que cette économie, en diminuant l’emploi du produit des charges publiques, tendait à en alléger le far-deau, ce que le peuple désire avant tout ; soit parce qu’elle montrait à ce peuple qu’on était disposé à lui demander, à l’avenir, que la contri-bution strictement nécessaire pour assurer la conservation de l’État, c’est-à-dire, pour satisfaire à son intérêt direct. Enfin il avait senti que l’égale répartition de l’impôt sur tous les contribuables, était encore une condition préliminaire à tout arrangement politique entre le gou-vernement et le peuple, parce qu’il y aurait une injustice inadmissible à ce que, quand l’emploi de l’impôt doit être d’un avantage égal pour tous, la contribution à sa levée ne fut pas faite avec la même propor-tion.

On a parlé de la différence des principes et des systèmes de M. Turgot et de M. Necker ; mais il paraît que cette différence était plus dans l’application de ces principes que dans les principes eux-mêmes, et dans les modifications de leurs systèmes respectifs, par les circons-tances où ils se trouvaient ; que dans leurs fondemens et leurs théo-ries. Quand on lit avec attention les remontrances du 5 mai 1775, que j’ai proposé tout à l’heure de comparer aux opérations de M. Turgot, on voit qu’elles forment aussi le texte des opérations de M. Necker ; celui-ci même s’en rapprocha davantage dans ses projets de réforme que M. Turgot, et montra mieux que lui le dessin qu’il avait de les prendre pour base de ses plans.

Il attaqua, d’après M. de Malesherbes, les abus existants dans la répartition et dans la levée de l’impôt ; il adopta les mêmes idées que lui relativement au contentieux des finances, fit supprimer les inten-dans des finances, d’après le rapport de l’un desquels le contrôleur général prononçait seul sur les réclamations des individus, et substitua à ces magistrats un comité de sept membres et une discussion contra-dictoire.

Il manifesta hautement, comme M. de Malesherbes, et bien plus fortement que M. Turgot, son éloignement pour le régime des inten-dans, qui portaient dans l’administration le caractère et les formes du despotisme ; et il tenta de déléguer, d’après ses idées, une partie de leurs fonctions à des assemblées provinciales, dont les formes et le caractère étaient plus conformes à la liberté. Il voulut leur confier la répartition de l’impôt, la surveillance de leur recouvrement, la direc-

Page 252: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 252

tion des dépenses locales, afin d’associer le peuple aux opérations du gouvernement qui le concernaient d’une manière plus directe, et de l’intéresser ainsi plus fortement à leur succès.

Sur les fermes générales, sur les régies, sur la gabelle, sur la cor-vée, sur le recouvrement du vingtième, sur la répartition de la taille, M. Necker sembla vouloir mettre en pratique les opinions de M. de Malesherbes.

Mais en suivant cette marche et en adoptant ces principes, il devait s’attendre à la même opposition que MM. de Malesherbes et Turgot, et c’est ce qui arriva.

En voulant diminuer les dépenses, il s’attira la haine des courti-sans cxxii ; en voulant améliorer la répartition de l’impôt, il s’attira la haine des privilégiés : il fut attaqué par les uns et par les autres, et dé-chiré par mille écrivains soudoyés par eux. M. de Maurepas, fidèle aux hommes privilégiés et aux courtisans, et surtout à son caractère personnel, le desservit avec adresse ; et le Roi l’abandonna comme il avait abandonné M. Turgot : l’un et l’autre finirent de même ; et leur histoire fut si semblable, que j’ai eu quelque peine à ne pas me servir, pour raconter la seconde, des mêmes termes que j’avais employés pour exposer la première 52.

M. de Cluny avait remplacé M. Turgot, M. Joly de Fleuri remplaça M. Necker ; c’était deux hommes de la même trempe : le premier avait pris à tâche d’abolir tout ce que son prédécesseur avait fait de bien ; le second ne manqua pas d’imiter cet exemple ; et bientôt rien ne subsista ni du plan d’économies qu’avait adopté M. Necker, ni des assemblées provinciales qu’il avait établies, ni des autres formes ad-ministratives qu’il avait prescrites ; il ne resta que ses emprunts.

M. de Fleuri, pressé par les circonstances où se trouvait le trésor royal, profita de l’indulgence qu’avait pour lui le Parlement, auquel il tenait par sa famille, pour élever, par des ordonnances ou des déci-sions ministérielles, le taux des impôts beaucoup plus haut qu’il ne l’était à son avènement au ministère. Ce grand corps, qui avait récla-mé si fortement sous d’autres ministres, contre des abus du même genre bien moins criminels, garda le silence dans cette occasion : il est 52 On trouvera à la fin de ce volume, un article plus étendu sur M. Necker ; il

aurait interrompu trop long-temps ce qui concerne M. de Malesherbes, si je l’avais placé ici.

Page 253: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 253

vrai qu’il ne s’agissait ni des exceptions, ni des privilèges, ni des pré-rogatives des magistrats. Cependant il s’éleva des discussions assez vives entre le ministre de la Marine et le contrôleur général, sur des fonds que le premier réclamait, et que le second ne voulait pas accor-der. M. de Maurepas, qui aurait défendu celui-ci parce qu’il haïssait personnellement l’autre, venait de mourir ; et M. Joly de Fleuri, qui ne fut soutenu par personne, fut congédié ou se retira.

Son successeur fut M. d’Ormesson, beaucoup plus médiocre que lui, beaucoup moins instruit, beaucoup moins propre à remplir ce mi-nistère difficile, mais généralement estimé pour sa probité rigoureuse et la pureté de ses mœurs. Il ne resta que quelque mois en place, et c’en fut assez pour qu’il eût le temps de faire de grandes fautes qui ne laissèrent aucun doute sur son incapacité réelle, et qui firent le plus grand tort au crédit public. L’une fut de casser le bail des fermiers gé-néraux ; l’autre, de prendre d’autorité six millions à la caisse d’es-compte, qui était alors ce qu’est aujourd’hui la Banque de France 53.

Enfin M. de Calonne parut, et son avènement au ministère fut le coup le plus funeste dont l’État put être frappé ; il compléta la série de ses malheurs, et consomma véritablement sa perte. On se ressouvient du mot plaisant de M. de Maurepas sur la nomination de M. Amelot ; on aurait pu dire de même, en parlant de M. de Calonne ; on n’accusera pas le gouvernement, cette fois, d’avoir été séduit par la bonne réputation de celui-ci. En effet, il eût été difficile d’en avoir une plus mauvaise. Il était méprisé dans les provinces où il avait été intendant, et au conseil, où il avait paru quelquefois ; il était abhorré des parlemens, à cause de sa perfidie envers MM. de la Chalotais, et de toute sa conduite dans les affaires de Bretagne ; il était décrié dans le public pour ses mœurs, et déconsidéré pour son caractère ; enfin sa légèreté, sa frivolité, son étourderie, ses inconséquences étaient par-fois généralement reconnues ; et quand il fut nommé, il n’y eut qu’un cri de mécontentement et d’improbation. Cependant on ne peut pas dire qu’il manqua de lumières ou de capacités ; c’était au contraire un 53 Ce que les ministres comprennent le moins, c'est la nécessité de rendre

indépendant de leurs entreprises les établissements de ce genre ; cependant ce qu'il y a de sûr, c'est qu'une banque publique, à laquelle le gouvernement peut porter la main, est une institution beaucoup plus nuisible qu'utile ; et qu'une banque publique à laquelle il ne lui est jamais permis de toucher, est un grand bienfait pour une nation ; mais l'abus est si près du bien, qu’on oserait conseiller d'en établir une en France, s’il n'y en avait pas.

Page 254: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 254

homme de beaucoup d’esprit, doué d’une grande facilité dans le tra-vail, même d’une conception rapide, et possédant jusqu’à un certain point les connaissances nécessaires à un financier ; sa conversation était gracieuse et spirituelle ; ses manières étaient aisées, mais froides ; ses formes polies, mais sérieuses ; il écoutait avec intérêt les demandes qui lui étaient adressées, et témoignait ordinairement le dé-sir qu’elles fussent admissibles ; il aimait à obliger, et les rapports qu’on avait avec lui étaient faciles et agréables. Il y avait loin de cette amabilité à la sévérité de M. Turgot, et à la raideur de M. Necker ; l’un et l’autre paraissaient ne jamais perdre de vue l’importance et les difficultés de leur place : M. de Calonne avait l’air de ne pas s’en apercevoir, et de jouer avec elle ; mais il n’approfondissait rien, ne doutait de rien, et était incapable de donner à l’affaire la plus impor-tante autre chose que l’attention du premier moment.

Voici comme un homme d’État, impartial presque toujours, excep-té quand il parle de M. Turgot et de M. Necker, a voulu le faire connaître 54. Il y a quelque différence entre sa manière de le peindre et la mienne ; mais peut-être est-ce lui qui a raison : il a été plus à portée que moi d’observer M. de Calonne.

« Qu’on se représente un homme grand, assez bien fait, l’air leste, le visage agréable, une figure mobile, et de moment en moment changeant d’expression ; un regard fin et perçant, mais marquant et inspirant de la méfiance ; un rire moins gai que malin et caustique : voilà l’extérieur de M. de Calonne.

La vivacité d’un jeune colonel, l’étourderie d’un écolier, l’élégance d’un homme à bonnes fortunes, une coquetterie ridicule dans tout autre qu’une jolie femme ; l’importance d’un homme en place, le pédantisme de la magistrature, quelque gaucherie de provincial : voilà les manières de M. de Calonne.

Les bons mots d’un homme d’esprit, la finesse et la politesse d’un courtisan, l’astuce d’un intrigant ; de la facilité, de la grâce dans l’élocution, quelquefois de la force ; des phrases plus brillantes que solides, et peu de suite dans la conversation, voilà le ton de M. Calonne.

Une grande rapidité de conception, une grande finesse dans les distinctions des nuances, mais une inaptitude absolue à la méditation ; la

54 Observations sur les ministres des finances de France, attribuées à M. le baron de Monthyon, surintendant des finances de Monseigneur le comte d'Artois, aujourd'hui M..

Page 255: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 255

force de se lever à de grandes idées, sans toutefois les combiner et en apprécier les résultats, voilà le genre et la mesure de l’esprit de M. Calonne.

Une âme sensible sans être tendre, plus susceptible d’émotion que de passion ; l’ambition des grandes places pour être en spectacle ; le projet de grandes entreprises, non dans la vue de servir la patrie et l’humanité, mais pour acquérir de la célébrité ; une avidité pour l’argent qui n’admettait pas une très grande rigidité dans le choix des moyens d’en acquérir, mais qui communément n’avait d’objet que l’obtention des jouissances du moment ; de la prodigalité sans générosité ; la réunion de tous les goûts ; l’amour des femmes, de la bonne chère, du jeu, des spectacles, des fêtes, de tous les genres de plaisir, des affections vives et d’une forte explosion, mais peu durables ; de l’engouement dans les désirs ; de l’emportement dans la colère ; peu de constance dans l’amitié, moins encore dans la haine ; des germes de vertus et de vices, voilà les sentimens de M. de Calonne.

À ces traits, qu’on ajoute à sa méthode de traiter les affaires : assez de sagacité dans l’invention des moyens, dextérité et même ruse dans l’emploi de ces moyens, mais précipitation dans la détermination, négligence et inexactitude dans l’exécution ; présentation habituelle du succès ; une facilité de concessions que n’avouaient pas toujours la prudence, ni même l’équité ; une insinuation assez adroite, mais un excès de confiance qui ne paraissait à tout homme sage qu’une imprudence ou qu’un artifice ; un temps si avantageux, des promesses si exagérées, qu’elles le décréditaient même dans les assertions fondées, et les rendaient ridicules. Cette réunion, ce mélange de qualités opposées et de procédés incohérents complètent l’exposition du mérite, des torts, des défauts et des talens de M. de Calonne. »

Dans ses rapports avec le Roi et dans la marche du gouvernement, il n’était embarrassé de rien, alarmé de rien ; il opposait à toutes les inquiétudes sur l’avenir, et à toutes les difficultés du moment, les pro-messes les plus brillantes et les espérances en apparence les mieux fondées ; il semblait n’avoir qu’un but, celui de calmer toutes les craintes et de dissiper toutes les alarmes ; de se prêter à tous les désirs des gens puissans, et de conduire le gouvernement à sa perte par un chemin semé de fleurs.

Cependant les besoins devenaient chaque jour plus impérieux ; le discrédit commençait à naître ; et les recettes ne suffisaient plus aux divers services de l’État et aux dépenses, qui, sans pouvoir être clas-sées parmi les besoins réels, étaient devenues, par les habitudes du

Page 256: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 256

faste, des plaisirs, des dons qu’avaient encouragés M. de Calonne, d’une nécessité aussi présente. Un nouvel emprunt se serait difficile-ment rempli : les capitalistes français et étrangers et les spéculateurs de tous les pays calculaient déjà avec effroi le total de la dette pu-blique, si fort accru pendant ce règne : on ne pouvait d’ailleurs recou-rir à ce moyen, non plus qu’à l’établissement d’un nouvel impôt, sans rencontrer de la part du Parlement une opposition insurmontable ; des membres très influents de cette cour, auprès de qui on avait fait des tentatives ; l’avaient formellement déclaré. Le Parlement ne pouvait cesser de voir, dans le contrôleur général des finances, le procureur général de la commission de Bretagne ; et le complaisant de la cour et de son excessive prodigalité, dans l’administrateur des deniers pu-blics : de plus, pour des intérêts particuliers totalement étrangers aux affaires générales et à lui-même, M. le Calonne venait de se brouiller avec le baron de Breteuil ; et les membres du Parlement qui formaient le parti ministériel s’étaient divisés entre les ministres, n’avaient plus le même degré de force. On pouvait essayer, il est vrai, de forcer l’en-registrement, en employant l’autorité du Roi ; mais quoique M. de Calonne manquât généralement de prévoyance, il ne pouvait pas se dissimuler que, d’après le caractère de Louis XVI et la conduite qu’il avait tenue dans plusieurs circonstances presque semblables, il était impossible de ne pas craindre qu’il ne finît par reculer devant la résis-tance du Parlement, et qu’il ne lui sacrifia son ministre.

Il ne restait donc que deux partis à prendre, l’un que M. le Calonne se retirât, afin de que son successeur s’accordât mieux avec le Parle-ment ; l’autre, de déguiser encore la triste situation des finances, et de se borner à retarder l’affreux moment de la catastrophe. Le premier moyen ne pouvait se concilier avec l’ambition du contrôleur général, l’autre n’était peut-être plus possible. M. le Calonne en trouva un troi-sième que lui suggérèrent tout à la fois son imprévoyance et sa pré-somption : ce fut de former une assemblée de notables, de leur expo-ser les maux de l’État, et de leur proposer, pour y remédier, l’établis-sement de nouveaux impôts, frappant également sur tous les citoyens ; et en joignant à ces mesures pénibles, afin de les rendre favorables au peuple, quelques-unes des principales choses que le Roi avait refusées quand M. Turgot les avait offertes, et qui étaient encore regrettées par la plus grande partie de la nation, telles que la formation des assem-

Page 257: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 257

blées provinciales, l’abolition de la corvée et la liberté du commerce des grains.

J’ai entendu vanter ce plan comme étant une conception du génie ; j’avoue que je ne pense pas qu’il peut y en avoir de plus mal conçu, et dont le mauvais succès fût moins incertain. Il y avait d’abord un très grand danger à provoquer ainsi l’éclat d’une délibération solennelle, et pour ainsi dire nationale, sur des matières de gouvernement et sur la conduite des ministres, au moment où ceux-ci étaient forcés de dévoi-ler un état de choses aussi fâcheux que celui dont il s’agissait, et où l’on devait, à cause de cela, s’attendre à une grande défaveur. Était-ce le cas de proposer des innovations quand on demandait des secours° ? Et la position critique du ministère lui laissait-elle assez de force pour réprimer les oppositions prêtes à se montrer, et pour empêcher les par-ties de naître° ? La composition de l’assemblée pouvait-elle rassurer le moins du monde un ministre accoutumé à réfléchir et à calculer les événemens° ? Était-ce bien à une réunion d’hommes, choisis parmi les personnages les plus éminents de la noblesse et du clergé, à des parle-mentaires envoyés de tous les points du royaume, à des privilégiés de toutes les classes, qu’il fallait proposer, après un si grand nombre de tentatives inutiles, et quand on avait un si pressant besoin de leur com-plaisance et de leur appui, cette égale répartition de l’impôt, juste sans doute en toute occasion, mais dont la seule crainte, sous le ministère de M. Turgot, avait excité une si vive résistance, et occasionné la dis-grâce de ce ministre° ? Avait-on oublié les remontrances du Parlement contre les mêmes dispositions qu’offrait de nouveau M. de Calonne, l’abolition de la corvée, la liberté du commerce des grains° ? Et l’éta-blissement des assemblées provinciales n’avait-il pas été repoussé de la manière la plus violente, quand M. Necker en avait offert le projet° ? Enfin M. de Calonne pouvait-il se dissimuler qu’il n’était pas assez bien placé dans l’opinion du public pour pouvoir braver impuné-ment celle d’une assemblée aussi nombreuse, composée d’éléments si divers, où tant d’intérêts, de vues et de sentimens opposés pouvaient se choquer avec violence ; et n’y avait-il pas à craindre pour lui que ceux qui ne voulaient pas l’adoption de ses projets, au lieu de les com-battre directement, n’attaquassent sa personne, et ne cherchassent à le renverser lui-même, afin de lui donner un successeur qui fut guidé par d’autres principes° ? D’ailleurs cette délibération des notables, quel effet pouvait-elle remplir° ? Pouvait-on y voir autre chose qu’un dan-

Page 258: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 258

ger certain et qu’un avantage illusoire° ? N’était-ce pas, dans tous les cas, une vaine formalité, puisque cette assemblée, n’ayant aucune au-torité législative, ne pouvait dispenser par son approbation de l’enre-gistrement des parlemens, ce qui laissait subsister toutes les difficultés que l’on craignait, avec le même degré de force que si on n’avait pas appelé avec autant de fracas les plus grands personnages du royaume° ?

Tel était la prévention que M. de Calonne excitait, que des projets qui avaient été accueillis avec enthousiasme quand M. Turgot et M. Necker les avait proposés, furent reçus avec indifférence quand ce fut M. de Calonne qui les présenta : on aurait voulu que le Roi les eut fait présenter de nouveau par un homme plus digne de confiance ; et cha-cun avait l’air de se dire : Puisque ces projets sont aussi bons, pourquoi M. le Calonne les propose-t-il° ?

Ce ministre, du reste, plein de sa présomption ordinaire, et livré à son imprévoyance accoutumée, ne prit aucune mesure pour se rendre moins contraire l’opinion que les notables avaient de lui : il se condui-sit même vis-à-vis d’eux avec une inconcevable légèreté, qui ne fit qu’augmenter encore la défaveur dont il était l’objet. À peine avait-il rédigé ses plans lorsque les notables arrivèrent ; et l’on prétend que la séance d’ouverture fut, malgré l’importance qu’il y avait de ne pas perdre de temps, retardée de plus de huit jours, parce que le discours qu’il devait y prononcer n’était pas prêt. On raconte même que durant l’assemblée, pour colorer le retard qu’il apportait à rédiger de certains états qu’on lui demandait, il mit le feu à l’un des bureaux du contrôle-général ou étaient conservées les pièces dont ses états devaient offrir l’analyse, et se fit accorder un assez long délai pour les recueillir de nouveau.

Ce qu’il aurait dû prévoir arriva, ce fut sa personne qu’on attaqua, et non ses projets, ce qui n’eut pas été aussi facile : on contesta l’exac-titude de ses calculs ; on lui reprocha son incapacité, les dépenses ex-cessives qu’il n’avait pas empêchées, les dons, les largesses qu’il avait soufferts, les acquisitions ruineuses qu’il avait laissé faire au Roi, les désordres qu’il avait tolérés, encouragés même ; et surtout les traités onéreux pour l’État qu’il avait autorisés de son approbation, et des-quels il n’était pas certain qu’il n’eût pas retiré lui-même des béné-fices considérables.

Page 259: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 259

Abandonné des gens de la cour, et principalement de la reine, qui avait pris parti pour M. de Breteuil : ayant contre lui la majorité des notables, et sa conservation dans le ministère devenant un obstacle insurmontable à ce que rien ne fut adopté de ce qui avait été soumis par lui à la délibération de l’assemblée, il fallut bien que le Roi l’éloi-gnât, et c’est ce qu’il consentit de faire avec assez de facilité, sans pourtant lui donner d’abord aucun témoignage de mécontentement 55. M. de Calonne se retira presque au moment où il venait d’obtenir le renvoi de M. de Miromesnil, qu’il accusait de combattre sourdement ses plans ; et l’on peut même dire qu’il y eut encore ce jour-là une sorte de journée des dupes, comme lorsque M. d’Argenson et de Ma-chaut parvinrent, à force d’adresse, à se faire renvoyer mutuellement.

M. de Calonne s’éloigna donc… Mais il laissa après lui le germe des maux qui devaient peser sur la France : la proclamation d’un défi-cit considérable, une assemblée presque factieuse qu’il fallut se hâter de dissoudre, un esprit d’opposition qui se répandit dans tout le royaume, un besoin irrésistible de changement et d’institutions natio-nales, la déclaration solennelle que c’était aux seuls États généraux qu’il appartenait de consentir l’impôt, la demande formelle de leur prochaine convocation, et un vide absolu dans les coffres du trésor royal qu’il était aussi pressant que difficile de remplir.

M. de Fourqueux fut mis à sa place, mais avec une influence bien moins grande, puisque le Roi nomma en même temps un principal ministre, et que ce fut M. l’archevêque de Toulouse. Il n’y resta peu, et n’y fut presque pas aperçu ; il en sortit, chose étonnante ! Sans avoir attiré sur lui, de la part de qui que ce fut, ni la louange ni le blâme. M. le président de Lamoignon fut nommé Garde des Sceaux : les ministres de la marine et de la guerre se retirèrent l’un et l’autre, ne voulant pas travailler avec le principal ministre ; et M. de Male-sherbes fut rappelé au conseil. J’ai dit qu’il y avait été appelé moins pour donner son avis que pour prêter l’éclat de son nom aux disposi-tions que projetaient déjà MM. de Lamoignon et de Brienne : mais un

55 Ce ne fut que quelque temps après, que l'orage formé dans l'assemblée des notables contre lui, ayant grossi, et les preuves de ses dilapidations ayant paru claires, sa disgrâce fut complète. Le Roi lui ôta le cordon-bleu et l'exila en Lorraine : il n'y resta pas, et il passa en Angleterre, déclarant qu'il demanderait le jugement des États généraux sur son administration et sur sa conduite, ce qu'il ne fit pourtant pas.

Page 260: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 260

homme comme M. de Malesherbes ne pouvait jouer ce faible rôle ; il fallait qu’il fit le bien ou qu’il se retirât ; et ce ministère, quoique sans administration active, ne lui fut pas moins honorable que l’autre. M. de Lamoignon était son proche parent ; M. de Brienne était, sinon son ami, du moins une de ses connaissances anciennes et particulières : il n’en fut pas moins opposé à ce que ces deux ministres firent d’injuste et d’impolitique ; et leurs fautes ne peuvent lui être reprochées.

M. de Lamoignon avait acquis de la considération au parlement, par son attachement au principe de la magistrature ; et dans le public, par sa constance à combattre les abus qui existaient dans l’administra-tion de la justice. M. de Brienne avait paru avec plus d’éclat que de talent réel, soit dans les assemblées du clergé, soit dans les états du Languedoc. Il avait beaucoup de prôneurs et d’amis parmi les gens de lettres et les philosophes, ainsi que parmi les personnes de la cour, dont l’esprit commençait à se diriger vers ce qu’on appelle aujour-d’hui les idées libérales cxxiii. Il professait les opinions des écono-mistes, et il avait été longtemps l’ami particulier de M. Turgot, avec lequel il avait été au séminaire, et étudié la théologie, avec cette diffé-rence qu’il en avait retenu fort peu de choses, et que M. Turgot la sa-vait très bien. La reine le protégeait ouvertement ; et il avait été dési-gné plusieurs fois au Roi comme devant être appelé au ministère. Mais ce prince s’y était toujours refusé, d’abord parce que c’était un prêtre, et ensuite parce qu’il le croyait un mauvais prêtre 56 : il ne consentit à le nommer cette fois, ainsi que M. de Lamoignon, que parce qu’il ne vit pas d’autres personnes à qui, dans les circonstances difficiles où se trouvait si malheureusement l’État, il put confier la direction des affaires 57.

Cependant ils se montrèrent tous les deux infiniment au-dessous des places auxquels ils furent appelés, et de la réputation qu’ils y ap-portaient : ils n’avaient que des connaissances peu étendues, un carac-tère incertain et ambitieux, une âme faible et un esprit superficiel et

56 On dit qu'il avait eu dessein de le nommer à l'archevêché de Paris, à la mort de M. de Beaumont, mais que le clergé, qui en fut instruit, se souleva si violemment contre ce choix, qu'il fut obligé d'y renoncer.

57 Il paraît qu'on avait encore songé à M. de Machaut, et qu'on le fit même venir à la cour, où il eut, dit-on, quelques conférences avec M. le comte d'Artois ; mais son âge extrêmement avancé ne pouvait lui permettre de se charger d'une administration active.

Page 261: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 261

tracassier : ils ne firent que des fautes, qui achevèrent de perdre l’État ; et ils finirent tous les deux d’une manière tragique.

« Pendant ce second ministère, dit M. de Malesherbes lui-même 58, je n’exerçais aucune fonction active : je n’avais que le droit de parler, et ce que j’ai dit n’a pas été publié ; mais le secret du conseil n’est pas assez bien gardé, pour qu’on ait ignoré que ni les égards pour ceux qui étaient plus puissans que moi, ni l’amitié, ni aucun autre motif ne m’ont empêché de m’opposer de toutes mes forces à des actes d’autorité qui ont indisposé la nation.

Dans plusieurs occasions, je ne m’en suis pas tenu à parler ; j’ai donné des mémoires au Roi, après les avoir communiqués à ceux qui étaient d’un autre avis ; il en existe des copies en différentes mains, qui peuvent faire foi de ce que j’avance ; et si je voulais me prévaloir mal à propos de ce qui est écrit dans ses mémoires, je m’exposerais au démenti le plus humiliant. »

Le Parlement avait refusé d’enregistrer les divers édits bursaux approuvés par les notables, après le renvoi de M. de Calonne. Il avait, pour la première fois, demandé la preuve que les impôts qu’ils établis-saient étaient absolument nécessaires, et le Roi avait refusé de la lui donner, ainsi que la communication que le Parlement réclamait aussi des états de dépense et de ceux de recette. Un lit de justice, tenu à Versailles, força l’enregistrement qu’on refusait ; mais le parlement protesta contre cet acte d’autorité, et déclara qu’aux seuls États géné-raux légalement assemblés appartenait le droit d’accorder des sub-sides. Cette déclaration inattendue était le signal d’une Révolution ; aussi acheva-t-elle de rendre inévitable et prochaine celle qui se pré-parait depuis longtemps… L’exil du Parlement, à Troyes, fut la suite de ces divers actes : les tribunaux inférieurs lui envoyèrent des dépu-tations dans ce lieu d’exil, pour le complimenter sur son courage, re-connaître la justesse de ses principes, et il n’y figure une fidélité à toute épreuve. Ces discours étaient colportés dans toute la France, et contribuaient vivement à échauffer de plus en plus les esprits, qui n’y étaient que trop disposés. On avait appris, dès les premières années du règne de Louis XVI, que ses actes de fermeté n’avaient qu’un effet extrêmement court, et qu’il était politique de se prononcer en faveur des corps qui lui opposaient de la résistance, parce qu’il était à peu 58 Lettre du 22 novembre 1790.

Page 262: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 262

près certain que la victoire serait pour eux. D’ailleurs la cause du Par-lement, quelles que fussent ses vues ultérieures, était celle de la na-tion ; et on acquérait à bon marché une réputation de patriotisme, en se déclarant pour elle.

M. de Malesherbes s’était élevé fortement au conseil du Roi contre cette mesure rigoureuse, qui signalait si défavorablement aux yeux de la France les premiers temps de ce ministère cxxiv ; mais M. de Brienne avait insisté d’une manière si pressante sur la nécessité de frapper un grand coup, que le Roi, toujours défiant de ses propres lumières, avait fini par s’y déterminer.

Je sais bien, avait dit M. de Malesherbes, en voyant le conseil reje-té ses observations, comment on exilera le Parlement, comment même on établira la justice de son exil  ; mais je ne saurais imaginer comment on s’y prendra pour le faire revenir… On le rappela cepen-dant avec assez de facilité. On négocia avec lui : il céda sur plusieurs points ; et malgré la déclaration de son incompétence, si solennelle-ment proclamée, il consentit à autoriser quelques-uns des impôts que le gouvernement avait proposés. Cette condescendance du Parlement le déconsidéra autant aux yeux du public, que la violence qui l’avait frappé avait déconsidéré la cour. Cependant son retour fut célébré avec éclat ; et les réjouissances populaires qui en marquèrent l’époque dûrent être pour le ministère un véritable sujet d’inquiétude, et pour le gouvernement tout entier un véritable sujet de crainte cxxv

Page 263: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 263

M. de Malesherbes avait dit, comme citoyen, et j’emprunte ici ses propres paroles, que la justice était la vraie bienfaisance des Rois. Devenu ministre, il avait insisté auprès du Roi pour que sa bienfaisance fut soumise aux règles de la justice ; et quand, après plusieurs années il fut appelé une seconde fois au conseil, non seulement il dit de nouveau, mais il consigna, dans un mémoire, que les dépenses occasionnées par la bonté du Roi étaient payées du produit des impositions levées sur le peuple, la nation était en droit de demander au Roi de mettre des bornes à sa bienfaisance.

Ce mémoire, l’un des plus importans de tous ceux de M. de Male-sherbes, fut rédigé au moment même où commençait la lutte dont j’ai parlé entre le Parlement et le Roi.

« La résistance opposée aujourd’hui, dit-il, à l’enregistrement des édits, est d’un genre absolument différent de toutes les affaires qu’on a eu à traiter avec les parlemens, depuis la mort de Louis XIV.

Dans toutes les autres, c’était le parlement qui échauffait le public, ici, c’est le public qui échauffe le Parlement.

C’est une vérité qu’il faut mettre sous les yeux du Roi sans aucun ménagement, parce que c’est d’après cela que l’on devra se conduire, et que la conduite que l’on tiendra dans ce moment-ci aura des suites heureuses ou funestes pour tout le royaume.

Il n’est pas question, ajoute-t-il, d’apaiser une crise momentanée, mais déteindre une étincelle qui peut produire un grand incendie 59.

Le Roi trouvera peut-être que je me sers ici de ces grandes expressions, si souvent employées dans les remontrances des cours et dans les ouvrages que les auteurs oisifs se permettent d’imprimer, qu’elles ne font plus aucune impression. Mais je le supplie de ne point regarder les termes dont je me sers comme une exagération ; je ne me mets en avant pour lui dire de triste vérité, que parce que je vois un danger imminent dans la situation des affaires, que parce que je vois se former un orage qu’un jour la toute-puissance royale ne pourra calmer, et parce que des fautes de négligence ou de lenteur, qui ne seraient regardées que comme des fautes légères dans d’autres circonstances, peuvent être aujourd’hui des fautes irréparables qui répandront l’amertume sur toute la vie du Roi, et précipiteront son royaume dans des troubles dont personne ne peut prévoir la fin.

59 Ceci était dit Roi en 1787.

Page 264: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 264

Je dis que le Parlement de Paris n’est dans ce moment-ci que l’écho du public de Paris, et que le public de Paris est celui de toute la nation.

C’est le Parlement qui parle, parce que c’est le seul corps qui ait le droit de parler ; mais il ne faut pas se dissimuler que si quelque autre assemblée de citoyens avait ce droit, elle en ferait le même usage.

C’est donc à la nation entière que l’on a affaire ; c’est à la nation que le Roi répond, quand il répond au parlement.

Or, quelque puissant que soit un Roi, il a toujours beaucoup à craindre de l’indisposition de la nation, parce que ce n’est que par la nation qu’il est puissant.

L’empereur a toujours passé pour un monarque absolu dans ces pays héréditaires. Cependant le seul moyen qu’il ait à présent pour réprimer l’insurrection des Pays-Bas, est dans les troupes qu’il fera venir des autres pays qui lui sont soumis ; et si le mécontentement ne s’apaise pas, ce n’est que par la force qu’il soumet ses sujets, ce sera le souverain de l’Autriche, de la Bohême et de la Hongrie qui aura conquis les Pays-Bas.

Or, on n’aurait pas cette même ressource dans un royaume où le mécontentement serait commun à toutes les provinces.

On dira que le danger que j’annonce ne peut pas être prochain. Celui qui l’assurerait me paraît très bien téméraire ; quoi qu’il en soit, ce pourrait être une consolation pour un homme de mon âge, mais non pour le Roi.

On a trop souvent reproché aux vieux ministres des jeunes rois de trop se livrer à cette espérance, et de montrer une indifférence coupable sur des calamités futures dont ils ne seront pas les témoins ; c’est un reproche que je ne veux pas mériter.

On dira aussi qu’une insurrection est contraire à nos mœurs et au caractère des Français. Que lorsqu’on a vu les provinces se soustraire à l’autorité de leurs souverains légitimes, elles y avaient été provoquées par des actes de violence, ou par la contrainte que l’on voulait exercer pour cause de religion ; qu’il n’y a rien de semblable dans ce qui donne lieu aujourd’hui aux plaintes de la nation ; que ceux qui se plaignent n’imaginent pas eux-mêmes qu’ils puissent un jour attaquer la puissance royale, et que les clameurs de gens qui n’ont pas de chef et de plans arrêté, ne sont jamais fort à craindre.

On supplie le Roi de songer que c’est ainsi que raisonnait la cour de Londres, dans le commencement des troubles de la guerre d’Amérique, et que l’empereur ne prévoyait pas non plus que quelques innovations qu’il a faites dans les Pays-Bas, pussent un jour produire tout ce qui est arrivé.

On disait, comme on dit aujourd’hui en France, que les griefs des Américains et des Brabançons ne pouvaient pas se comparer à ceux qui

Page 265: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 265

ont fait perdre autrefois la Suisse à la maison d’Autriche, et les provinces unies à l’Espagne : mais les effets du mécontentement sont incalculables.

Il faut que le Roi songe que ce qui s’est passé dans d’autres siècles, n’est pas applicable au siècle présent, parce qu’il s’est répandu, sur toute la surface de la terre, ou du moins parmi toutes les nations qui se communiquent leurs sentimens par la lecture, un esprit d’indépendance inconnue à nos ancêtres.

Depuis quarante ans on ne cesse de discuter les droits respectifs des souverains et des peuples ; et il n’y a point de particulier qui n’examine sous quelles conditions il est obligé à l’obéissance.

L’esprit d’insurrection a passé, d’Amérique, dans les Pays-Bas catholiques : il y a bien moins de chemin à faire pour arriver des Pays-Bas dans les provinces de France.

Mais de plus, la situation actuelle de la France ne peut se comparer à celle d’aucune époque de notre histoire.

Je ne dis pas qu’il n’y ait eu des temps plus fâcheux ; je dis qu’il n’y a eu aucune situation qui ressemble à celle-ci, ni par conséquent dont on puisse tirer des inductions sur ce qui peut arriver du mécontentement actuel.

La situation de la France en 1787 n’a même aucun rapport à celle de 1786, parce que l’assemblée des notables a produit deux événemens dont notre histoire n’offre point d’exemple ».

Les deux événemens qu’il indique, dit ensuite M. Dubois, de qui j’ai emprunté toute cette citation du Mémoire de M. de Malesherbes, et même l’analyse qu’il fait des morceaux qu’il ne cite pas : ces deux événemens sont d’abord la déclaration, sans exemple, depuis l’origine de la monarchie, d’un déficit énorme dans les finances, déclaration faite par le Roi lui-même ; de manière que c’est à lui désormais que le peuple imputera des malheurs que jusque-là il n’avait attribués qu’à des ministres prodigues ou inaptes, dont il espérait, à chaque instant, le changement. Ensuite, dans cette même année, on a donné à toute la nation une sorte de représentation dans les assemblées provinciales, qui s’assembleront tous les ans : ainsi quand le peuple croira avoir à se plaindre du Roi, il s’adressera à cette représentation ; et la conduite du Roi sera soumise à sa censure, et par là à celle de la nation entière devant laquelle il répondra des fautes de son administration.

Page 266: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 266

Quelle est la cause de ce mécontentement du peuple° ? ajoute M. de Malesherbes ; et il n’en trouve qu’une principale : c’est le désordre dans les finances ; et elle n’a qu’un seul remède, l’économie. Le Roi exige de nouveaux impôts, mais préalablement la nation demande la suppression des dépenses inutiles. Les impôts ne sont justes que jusqu’à la somme absolument nécessaire, après la suppression des dépenses qui ne le sont pas. « Il n’est pas tolérable, poursuit-il, de prendre sur la subsistance du peuple, pour subvenir à des dépenses inutiles. C’est là ce qui causera toujours le mécontentement de la nation ; et la vérité, que le Roi exige de nous, en nous appelant dans son conseil, nous oblige de lui dire que ce mécontentement est juste ».

M. de Malesherbes aime à reconnaître qu’il n’était peut-être pas nécessaire de tant insister sur ce point, parce que le Roi avait dans son cœur tous les sentimens qui le portaient à soulager la nation, quand même il n’y aurait pas eu d’intérêt personnel ; mais il observe avec douleur, que le public ou ne croit pas à ces sentimens, ou croit que les intentions du Roi seront sans effet. « On se souvient, poursuit-il, que le Roi est parvenu au trône avec un projet formel d’économie ; et l’on voit cependant que jamais la dissipation des finances n’a été portée si loin. On craint que l’on ne se borne à quelques légères réformes qui tomberont sur les personnes qui ont le moins de crédits pour se défendre.

Il faut donc détromper la nation ; il faut lui inspirer une juste confiance, non seulement dans la constance des résolutions, il faut montrer des réformes réellement opérées, et commencer par celles qui peuvent l’être sans précaution et sans danger. Tels sont particulièrement les dépenses de la maison du Roi, des bâtiments, etc. Le Roi n’en serait que plus grand, si, avec une cour moins splendide, il avait de plus quelques vaisseaux et quelques régimens.

Le peuple, surtout celui des provinces éloignées (dit encore M. de Malesherbes), avait toujours à la bouche cette expression énergique : ah ! Si le Roi le savait ! Aujourd’hui le Roi le sait ; la nation ne peut plus douter que le Roi ne le sache : si le Roi n’y remédie pas, quelle Révolution dans les sentimens de la nation ! »

Il examine ensuite quelle conduite il aurait fallu tenir après la sépa-ration des notables, et quelle est celle que l’on peut suivre avec le plus de succès. Il insiste de nouveau sur la prompte réforme des dépenses

Page 267: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 267

qui frappent le plus les yeux du peuple, et sur la nécessité d’empêcher qu’on ne croie les suppressions arrachées au Roi, par la difficulté des circonstances et par le courage de ceux qui stipulent les intérêts de la nation. « Cela serait funeste, dit-il ; pour que ces suppressions produisent tout le bien qu’on l’on peut attendre, il faut que ce soit au Roi seul qu’on les attribue : et si l’on ne peut pas le persuader des vérités qu’on lui expose, il ne faut pas du moins que l’on sache qu’elles lui ont été présentées ».

Enfin M. de Malesherbes termine ce précieux mémoire, en deman-dant au Roi de juger les motifs qui l’ont dicté avec toute la rigueur possible : il tire de cette rigueur un nouveau sujet d’espérance, que ses observations ne seront pas repoussées du cœur et de l’esprit du mo-narque.

« On pourra dire que je n’ai espéré aucun fruit de mes avis, et que je n’ai travaillé que pour moi-même, en les exposant au Roi malgré cela ; que jouissant d’une réputation honnête, quand j’ai été appelé au conseil pour la seconde fois, j’aurais craint de la perdre, si je m’étais tu sur l’objet qui occupe aujourd’hui la nation ; que j’ai voulu conserver pour moi-même, dans ma vieillesse et pour mes enfants, après ma mort, le mérite d’avoir annoncé les malheurs que je prévois. Je consens que le Roi n’ait pas de moi une meilleure opinion que celle-là, mais je le supplie d’en faire l’application : s’il est vrai qu’un ministre qui n’est chargé spécialement de rien, qui peut même croire, à son âge, que les grands malheurs qu’il redoute n’arriveront qu’après lui, se prépare une justification pour lui-même et pour ceux qui s’intéresseront à sa mémoire, quels sont les devoirs du Roi, qui seul est responsable de tous les événemens° ? »

Ce mémoire, que l’on doit regarder comme une prédiction qui ne s’est que trop accomplie, resta sans effet, grâces aux intrigues du pre-mier ministre, qui voulait conserver sa place, et ne croyait pouvoir y parvenir qu’en ménageant ceux qui protégeaient les abus 60…

Il empêcha pareillement l’effet d’un autre mémoire plus important et plus étendu, que M. de Malesherbes remit au Roi plus d’une année 60 C’était la même politique qu'employa M. de Maurepas dans une

circonstance pareille : M. de Malesherbes, en déployant dans ces deux occasions la même sagesse et la même vertu, rencontra les mêmes obstacles, et, pour le malheur de la France, il ne put pas plus en triompher la seconde fois que la première.

Page 268: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 268

après, en 1788, au moment où ce prince venait de lui refuser encore une fois la permission de se retirer. Il avait pour sujet la situation pré-sente des affaires, et il doit être considéré comme le testament poli-tique de l’homme d’État dont il fut le dernier ouvrage. Si l’on peut regretter encore quelque chose, en songeant que ce mémoire fut entiè-rement inutile au monarque pour lequel il fut composé, et à la France, dont le désir du bien l’inspira, c’est de ne pouvoir, du moins aujour-d’hui, y puiser quelques observations utiles aux circonstances où nous nous trouvons, et de ne le connaître même que d’une manière impar-faite, d’après des souvenirs insuffisans et rapides…

Il est divisé en trois chapitres : le premier traite de la nécessité de calmer promptement les inquiétudes de la nation ; le second, des moyens de les calmer ; et le troisième, des inconvéniens que l’on peut trouver à adopter ce qu’il propose.

Il est bien difficile, dit M. Dubois, dont j’ai déjà recueilli de si pré-cieuses citations, de faire connaître, par un extrait, un mémoire aussi étendu, puisqu’il a plus de deux cents pages, sans lui enlever une par-tie de son mérite ; sans omettre une foule de raisonnements et d’obser-vations dont l’intérêt tient à leur enchaînement ; sans présenter sou-vent, d’une manière sèche, des réflexions ou des conséquences qui doivent beaucoup aux expressions de l’auteur ; enfin sans en faire dis-paraître le charme que M. de Malesherbes attache à tous ses écrits du même genre…… Cependant on ne peut se refuser à quelques détails sur ses différentes parties.

L’auteur, continue M. Dubois, débute, dans son premier chapitre, par exprimer l’opinion où il est, que l’Angleterre ne peut manquer de se disposer incessamment à attaquer la France, au moment où elle n’a point d’argent, et où elle publie son déficit… Cette puissance doit penser qu’il est impossible à la France de s’en procurer, soit par un impôt, soit par un emprunt, puisque le Roi a reconnu qu’il ne pouvait imposer le peuple qu’avec le consentement d’une Assemblée natio-nale ; puisque cette assemblée ne peut être convoquée promptement, attendu qu’on n’en est encore à faire des recherches sur la forme de la convocation ; puisqu’un enregistrement provisoire devient impossible, les parlemens ayant déclaré qu’ils n’en feraient aucun ; et que la cour plénière qu’on a voulu leur substituer ne peut se tenir, personne ne voulant y figurer ; puisque la voie de l’emprunt est également inter-

Page 269: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 269

dite, un emprunt ne pouvant être rempli quand on ne peut pas créer un nouveau revenu hypothéqué aux prêteurs.

Si l’Angleterre attaque la France, comment la France se défendra-t-elle° ? « Il est reconnu, dit M. de Malesherbes, par l’histoire de toutes les guerres, que l’avantage est pour celui qui attaque : mais cette maxime est bien plus certaine pour le genre de guerre que l’Angleterre peut aujourd’hui faire à la France. Ce ne peut être qu’une guerre maritime entre deux nations qui ont de vastes possessions et un grand commerce dans toutes les parties du monde. Quand la nation attaquante fait sortir une flotte de l’un de ses ports, on ne peut savoir pour quelle partie du monde elle est destinée. Aussi la nation qui voudrait se tenir sur la défensive, aurait besoin de quatre flottes égales à celle de son ennemi, pour être en état de lui résister. Dans ce genre de guerre, on ne peut se défendre qu’en attaquant soi-même son ennemi, ou dans ses foyers, ou dans une de ses possessions. C’est à quoi la France ne peut se préparer sans des fonds extraordinaires. »

M. de Malesherbes examine ensuite tous les moyens qu’on peut employer pour se procurer ces fonds : il découvre avec habileté tous les obstacles qui se présenteront : il trouve que quel que soit le parti qu’on veuille prendre, on ne peut obtenir un succès même partiel, sans calmer auparavant la violente agitation des esprits : il pense qu’il faut, pour y parvenir, démontrer à la nation que les États généraux qu’on lui a promis de lui seront point refusés ; et que, pour parler en termes plus clairs, elle aura une nouvelle constitution. Le Roi s’y est engagé, dit-il, par tout ce qu’il a fait depuis un an et demi, et il lui est impossible de reculer sans exposer la France et la monarchie aux plus grands dangers. Il ajoute qu’une loi qui assure la liberté des ci-toyens et leur ôte la crainte des abus d’autorité est encore un préalable nécessaire.

Il demande aussi le rappel des parlemens, mais il indique la diffé-rence que le nouvel ordre de choses doit établir dans leur existence et leurs attributions. Il passe ensuite au mode qu’il faut adopter pour la composition du conseil d’État, et pour donner à ses délibérations le crédit et l’autorité qui doivent leur appartenir.

Après avoir accéléré ainsi le moment où il sera possible d’établir un impôt suffisant pour subvenir aux dépenses nécessaires, il examine s’il ne serait pas plus convenable de recourir d’abord à un emprunt

Page 270: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 270

sagement combiné : il propose, dans ce cas, de déléguer aux prêteurs des revenus fixes pour le paiement de leurs intérêts ; et de donner à chaque province un receveur général des finances, nommé par l’as-semblée provinciale, et chargé d’acquitter ces intérêts. Il faut voir dans l’ouvrage même, dit M. Dubois 61, tous les développements qu’il donne sur la manière d’améliorer ce système et la perception des contributions.

Le second chapitre, consacré à la recherche des moyens de calmer les inquiétudes de la nation, présente, comme le premier de tous, le droit de s’imposer soi-même. « Dans toutes les monarchies, dit M. de Malesherbes, le droit d’imposer est le sujet de la grande dispute entre le monarque et le peuple ; et la politique des souverains est d’éviter autant qu’ils le peuvent les assemblées nationales, pour se soustraire au vœu de la nation à cet égard. »

C’est en effet le motif qui avait empêché la tenue des États géné-raux depuis près de deux cents ans. Mais il n’était plus possible de ne pas les convoquer, on avait établi des assemblées provinciales ; et M. de Malesherbes pensait que ces assemblées devaient être les éléments de l’Assemblée nationale qui avait été promise, et qui était nécessaire pour compléter le système de l’organisation administrative et poli-tique… C’est ici que sont placés, dit toujours M. Dubois, les détails les plus intéressants sur les intentions réelles du Roi, et sur la conduite coupable de ses ministres, qui étaient enfin parvenus à aliéner les cœurs et à inspirer à tous les esprits le doute le plus offensant pour le Roi.

« Il ne suffit pas d’attendre qu’une objection soit faite pour y répondre ; puisque le Roi veut sincèrement ce que la nation demande, il faut s’expliquer avec une franchise entière, et aller au-devant des objections. Le Roi était dans les sentimens qu’il vient de manifester depuis le jour qu’il a entendu les notables ; pourquoi faut-il qu’on ait laissé la nation en doute° ? Comment se fait-il que moi-même, à qui on a fait l’honneur de me tirer de ma retraite pour assister au conseil, j’aie pu en douter jusqu’à l’instant où l’on a bien voulu m’admettre à une conférence particulière° ? Si le Roi avait ouvert son cœur à la nation ; si, dès le jour où il a institué les assemblées provinciales, il avait déclaré qu’il les

61 Malheureusement nous ne l'avons pas : pourquoi ceux qui en possèdent ou l'original ou des copies, n'en feraient-ils pas hommage au Roi, comme d'un trésor qui ne peut appartenir qu'à lui° ?

Page 271: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 271

destinait à être les éléments d’une assemblée générale la plus nationale qui ait jamais existé, tout serait fait à présent. Le Roi aurait perdu, à la vérité, une partie de ce pouvoir absolu qu’exerçait Louis XIV ; mais c’eût été volontairement qu’il y aurait renoncé, et il ne la perdra pas moins pour avoir différé de s’expliquer. Il aurait eu, aux yeux de l’Europe et de la postérité, toute la gloire du sacrifice, et à présent on serait tranquille.

La nation aurait reçu de sa main, avec des transports de joie, la meilleure constitution pour le bonheur des peuples, et le Roi ne serait pas embarrassé aujourd’hui de soutenir une guerre juste, car il n’y a point de secours qu’il ne peut attendre d’un peuple reconnaissant, ou peut-être, ce qui voudrait encore mieux, on n’aurait pas cette guerre, que les ennemis de la France n’ont intérêt de susciter que parce qu’ils connaissent nos troubles intérieurs. Si la déclaration des sentimens du Roi avait été faite dans le temps où elle devait l’être, on ne se serait pas cru dans la triste nécessité de transférer deux parlemens, d’interrompre dans tout le royaume le cours de la justice, de prodiguer les exils et les prisons, ce qui ne se fait jamais qu’avec la plus grande répugnance. On ne se serait pas cru obligé de publier des lois, qu’on annonce comme faites pour le bien de la justice, avec un appareil de violence qui, dans quelques provinces, a fait croire à une populace insensée qu’on voulait lui enlever ses subsistances. Enfin on n’aurait pas donné à l’Europe le spectacle d’un commencement de guerre entre le Roi et la nation, dans le moment même où le Roi se dispose à rendre à la nation l’exercice de tous ses droits naturels, et une liberté dont elle n’a jamais joui depuis l’existence de la monarchie 62. »

M. de Malesherbes entre ensuite dans les plus grands détails sur la constitution des anciens États généraux, sur les conséquences funestes qui en ont résulté, et qui sont consignées dans l’histoire. Il discute les vices de cette constitution, et les inconvéniens aussi bien que les avan-tages de celles qui peuvent être proposées : il fixe les principes qui doivent servir de base aux résolutions du Roi ; et après lui avoir expo-sé les malheurs de la France et les causes de ces malheurs, il établit huit propositions qu’il discute l’une après l’autre, et qu’il présente au Roi comme des conditions sans lesquelles tout sera perdu pour cet infortuné monarque.

Je chercherais vainement, continue M. Dubois, à donner une idée de la discussion lumineuse et intéressante qui forme la seconde partie de ce mémoire ; si l’on se détermine un jour à le publier, on n’y trou-62 Tout ce que M. de Malesherbes dit dans cet endroit, prouve bien la sincérité

de ce qu'il m'écrivait, qu’il s'était fortement opposé, pendant son dernier ministère, aux abus d'autorité qui avaient indisposé la nation.

Page 272: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 272

vera des matériaux bien précieux pour l’histoire, et des prédictions multipliées de tout ce qui est arrivé depuis sa rédaction. Il est difficile de ne pas éprouver, en le lisant, un sentiment d’admiration pour l’homme d’État qui parle avec tant de raison, de sensibilité, de cou-rage et d’énergie, et un sentiment de douleur pour le monarque qui, pourvu des qualités les plus estimables, a été le jouet et la victime des hommes avides et ignorants dont il avait le malheur de suivre les per-nicieux conseils.

Le troisième et dernier chapitre n’est pas moins intéressant que les deux autres, mais il est moins susceptible encore d’être analysé ; il faudrait le rapporter tout entier pour le faire connaître tel qu’il est, parce que c’est un enchaînement de raisonnements et de faits qui ne peuvent être séparés ; M. de Malesherbes, en y répondant aux objec-tions qu’on peut lui faire, examine les grandes questions qui se pré-sentent ; il n’y a rien de plus intéressant que sa réponse à celle non encore discutée à cette époque : qu’est-ce que la nation° ? Rien de plus lumineux que ce qu’il dit sur la constitution d’Angleterre, que sa discussion sur les pouvoirs intermédiaires nécessaires à une monar-chie, et sur quelques principes de Montesquieu dont il conteste la soli-dité ; rien de plus satisfaisant et de plus piquant, enfin, que son exa-men de l’ancienne constitution de la Hollande, qui est fort étendu et fort approfondi.

Dans tout ce que je viens de dire de ce mémoire et de celui dont j’ai parlé auparavant, j’ai emprunté, comme je l’ai déclaré souvent, le travail et les expressions mêmes de M. Dubois. Dans tout autre ou-vrage, j’aurais pu avoir quelque répugnance à m’emparer ainsi du tra-vail d’un autre ; mais ici, où mon unique but est de vous faire connaître, mes enfants, le plus exactement possible l’homme célèbre dont j’ai à vous entretenir, et de rendre à sa mémoire l’hommage le plus digne d’elle, j’ai repoussé loin de moi tous les scrupules ; et sans vouloir usurper le mérite de personne, je me suis servi, quand je l’ai trouvé utile, des recherches et des expressions mêmes, de celui qui remplissait le mieux mon objet.

Je n’ai connu ce dernier mémoire de M. de Malesherbes, que parce qu’il m’en a dit lui-même quelques années après l’époque où il le composa.

Voici comment il s’en exprimait avec moi :

Page 273: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 273

Après m’avoir parlé des mémoires qu’il avait remis au Roi pendant son dernier ministère, il ajoute : « si on les publie 63 un jour, ou si on fait le récit de ce que j’ai dit quelquefois avec assez de force pour qu’on puisse l’avoir retenu, on saura que, dans le temps où il fut aisé de prévoir qu’il allait y avoir une convocation des États généraux, j’ai averti le Roi que l’ancienne forme des états ne devait pas subsister , cxxvi parce qu’elle établissait une aristocratie également funeste au Roi et à la nation ; l’aristocratie de la noblesse et du clergé, qui, au fond, sont les mêmes corps, puisque le haut clergé est principalement composé de la haute noblesse.

J’ai observé que ce vice de constitution, peu important lorsque les assemblées nationales ne faisaient que des doléances, serait la perte de la nation lorsqu’elles auraient acquis une autorité réelle », et l’on a vu, par ce que j’ai cité de ce mémoire sur le témoignage de M. Dubois, et par d’autres écrits de lui, non moins authentiques, qu’il réclamait une forme plus nationale.

M. Gaillard, de l’Académie française, qui a été aussi particulière-ment connu de M. de Malesherbes, dans une notice sur sa personne, qui n’est pas sans intérêt, quoique bien inférieure, sous tous les rap-ports, à celle de M. Dubois, veut établir qu’il était fort opposé à la convocation des États généraux, et il semble le féliciter d’avoir prévu et voulu empêcher les maux que cette grande détermination du Roi Louis XVI a fait éprouver à la France : il a raison s’il veut parler des États généraux, tels qu’ils furent constitués en 1614 et à d’autres pé-riodes antérieures ; car ceux-là, bien certainement, M. de Malesherbes ne les voulaient pas, ainsi qu’on vient de le voir ; mais il a tort si il lui prête une autre opinion : ce qu’il voulait, c’était une assemblée vérita-blement nationale ; et quand, à la tête de la Cour des aides, il deman-dait au Roi de consulter la nation sur ses intérêts, ce n’était pas à des États généraux tels qu’on les avait constitués jusqu’alors, qu’il lui pro-posait de s’adresser : il voulait ce qu’il a voulu depuis : que se fût la nation qui fût entendue, et il ne trouvait pas la nation dans les États généraux nommés et divisés en trois ordres, avec une inégalité de suf-frages qui ne pouvaient avoir pour résultat que de substituer à la vo-lonté de la nation celle de sa portion la plus faible. Il s’en est expliqué fort clairement et dans le mémoire dont j’ai fait mention, et dans la

63 Il consentait donc qu'on les publiât.

Page 274: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 274

lettre qui le rappelle, ainsi que dans des conversations avec ses amis, dont plusieurs existent encore.

Il est affligeant de penser que tant de lumières et de sagacité aient été perdues pour la France, et n’aient pas suffi pour éclairer ceux qui pouvaient en prévenir les malheurs. Oh ! combien la condition des Rois est triste, puisque des hommes tels que M. de Malesherbes, lors-qu’il s’en trouve, ce qui est rare, ne peuvent avoir accès auprès d’eux ! Il est certain que Louis XVI ne fit alors aucune attention à ces obser-vations importantes, et ne lut pas le premier écrit destiné à les lui pré-senter. On assure que M. de Malesherbes, dans le seul espoir d’être utile, s’empressa, du fond de sa retraite, de le communiquer à M. Ne-cker lui-même, au moment où celui-ci, rappelé pour la seconde fois au ministère, allait s’occuper de la forme à suivre pour l’organisation des États généraux, et qu’il n’y fit aucune attention. Ce qu’il y a de sûr, c’est que rien ne ressemble moins à l’organisation qui fut adoptée que celle proposée par M. de Malesherbes, et que, si on eût accepté celle-ci, il ne serait pas établi dans l’Assemblée nationale cette lutte qui fut si funeste, et par le bien qu’elle empêcha, et par le mal dont elle fut tout à la fois et le prétexte et l’occasion.

M. Dubois raconte une anecdote fort touchante, que je ne peux me dispenser de vous faire connaître en transcrivant son propre récit.

« Le Roi, dit-il, qui pourtant avait ouï parler de ce mémoire, et qui peut-être se ressouvenait qu’il avait été mis inutilement sous ses yeux, en dit quelques mots à M. de Malesherbes, pendant qu’il était au Temple, et lui témoigna le désir de le connaître. M. de Malesherbes, qui prévoyait tous les regrets que cette lecture allait lui causer, s’efforça de le détourner de cette idée : le Roi répondit à toutes ces objections, et insista avec tant de force sur sa demande, qu’il devint impossible de ne pas y déférer. Revenu chez lui, M. de Malesherbes employa plusieurs secrétaires à copier cet ouvrage, pendant la nuit, sur la minute qui lui en était restée  ; et le lendemain il porta cette copie à l’infortuné monarque qui l’avait si ardemment désirée. À la première visite que M. de Malesherbes lui fit quelques jours après, le Roi le contempla pendant quelque temps avec attendrissement sans lui rien dire, ferma la porte du cabinet où il le recevait, et se jeta dans ses bras et presque à ses pieds, en le mouillant de ses larmes. Cette scène touchante, si honorable pour l’un et pour l’autre de ceux qui en furent les acteurs, affecta tellement M. de Malesherbes, que sa santé en souffrit pendant quelques jours, et qu’il ne la racontait jamais qu’en sanglotant. »

Page 275: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 275

L’inutilité des efforts de M. Malesherbes, durant son dernier minis-tère, pour arracher la France et le Roi à tous les maux qu’il était forcé de prévoir, dut nécessairement réveiller dans son âme le désir de la retraite. Ses champs et ses jardins le rappelaient, et il désira d’y re-tourner. Témoin nécessaire des erreurs que commettaient ceux dans les mains de qui résidait le pouvoir, entièrement opposé de principes et d’opinion avec eux, privé de tout moyen de les éclairer, ou d’arrêter l’effet de leur impéritie, ne pouvant que manifester, dans l’intérieur du conseil du Roi, une opinion différente de celle qui les dirigeait, il de-vait à la France et à lui-même de ne pas paraître la partager ; il sollici-ta vivement et il obtient la faveur de se retirer tout à fait. La finit sa carrière ministérielle.

Mais là, comme on le verra bientôt, et comme personne ne l’ignore, ne finit point le noble cours des belles actions de sa vie. Que vous êtes heureux ! lui avait dit le Roi à la fin de son premier minis-tère, vous pouvez abdiquer. Sans doute il pouvait abdiquer la portion d’autorité qui lui avait été confiée ; et il prouva, plus d’une fois, com-bien cette abdication était facile à son caractère indépendant et à la modération de ses habitudes ; mais il ne pouvait abdiquer le titre et le devoir d’un bon citoyen et d’un fidèle sujet du Roi : et certes il n’y renonça jamais. Toutefois son éloignement du ministère fut un grand malheur pour l’État dont on ne saurait se consoler…… On a cherché néanmoins à lui enlever la gloire qui lui appartient, et la réputation d’avoir été au plus haut degré un vertueux et un habile ministre. Peut-être lui manquait-t-il un peu de cette activité naturelle si nécessaire à ceux qui sont chargés de la suite et de l’expédition des grandes af-faires, de cette promptitude de jugement qui en abrège si utilement les détails : mais il ne lui manquait rien de ce qui pouvait rendre ses conseils les plus salutaires de tous ceux que le Roi devait réclamer ; et sa haute probité, son impartialité inébranlable, la justesse de son es-prit, ses grandes lumières, la fermeté de ses principes, et l’infatigable amour du bien, son attachement invariable à la France et à son Roi, doivent le faire placer au premier rang de ceux qui, dans quelque temps que ce soit, ont obtenu la confiance des princes. Dégagé de tout préjugé du rang et des habitudes, de tout intérêt particulier, de toute prévention fausse et de toute ambition personnelle, il ne voulait que ce qui était juste ; il n’aspirait qu’à contribuer à établir ce qui était utile à

Page 276: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 276

l’État… Lisez ses mémoires, examinez ses actions depuis qu’il a com-mencé à être connu, et dites s’il a jamais changé de route, et cessé un seul instant d’être le même ; et quant à sa conduite comme ministre et comme membre du conseil du Roi, dites encore si l’on a rien pu de-mander, proposer ou conseiller de plus sage, de plus utile et de plus juste dans les circonstances où il ne se trouvait. Certes les événemens l’ont justifié, et la longue et douloureuse épreuve que nous avons faite durant trente années, est un témoignage incontestable en faveur de sa profonde raison. C’est ce qui fait que l’esprit de parti, que rien ne peut forcer à être juste et à reconnaître ses erreurs, ne pouvant attaquer ses principes, si bien consacrés tout à la fois et par l’autorité de son nom et par celle de l’expérience, et si glorieusement scellés de son propre sang, a essayé de leur enlever son propre suffrage, et de les combattre avec lui-même.

On a prétendu, dans des notes recueillies et publiées après sa mort, qu’il avait désavoué les opinions qu’il avait professées toute sa vie avec tant de constance et de courage, et l’on se fonde à cet égard sur le récit, vrai ou faux, de quelques paroles qu’on lui prête : mais, dans ses paroles, il ne désavoue point les principes qu’il avait manifestés étant magistrat ; et dans la lettre qu’il m’écrivait, le 22 novembre 1791, il se glorifiait de ce que sa conduite, comme ministre, avait été la consé-quence de celle qu’il avait tenue comme membre d’une cour souve-raine, et de ce qu’il n’avait pas changé de principes en changeant de condition.

Quoi qu’il en soit, voici ces paroles répétées par plusieurs auteurs, qui les ont citées, comme cela arrive souvent, en se copiant les uns les autres, de telle sorte qu’il est impossible de remonter jusqu’à la source de l’opinion qu’on a ainsi accréditée, sans autre preuve que des ouï-dire.

« M. Turgot et moi nous étions de fort honnêtes gens, très instruits, passionnés pour le bien ; qui n’eût pensé qu’on ne pouvait mieux faire que de nous choisir° ? Cependant nous ne connaissions les hommes que par les livres ; nous manquions d’habileté pour les affaires ; nous avons mal administré. Nous avons laissé diriger le Roi par M. de Maurepas, qui a ajouté sa propre faiblesse à celle de son élève ; sans le vouloir, sans le prévoir, nous avons contribué à la révolution. »

Page 277: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 277

M. Hue rapporte ce discours d’une manière différente ; voici sa version :

« Pour faire un bon ministre, l’instruction et la probité ne suffisent pas. Turgot et moi nous en avons été la preuve ; notre science était toute dans les livres, nous n’avons aucune connaissance des hommes. »

D’abord il est assez étrange que lorsqu’il s’agit d’une chose aussi importante que doit l’être la rétractation d’un homme tel que Male-sherbes, et de laquelle on veut faire résulter tant de choses, ceux qui la rapportent ne soient pas d’accord sur les termes dans lesquels elle fut conçue. Cela suffirait sans doute, devant quelque tribunal que ce fût, pour faire rejeter cette assertion, y ayant surtout tant de différences entre les paroles que rapportent les uns et celles que rapportent les autres. Toutefois, je ne conteste point l’exactitude de ces deux récits, bien qu’ils soient si peu semblables entre eux ; mais je n’y trouve rien, j’ose le dire, de ce que l’on veut en conclure. Je n’y vois pas de rétrac-tation, de désaveu, d’amende honorable, ainsi qu’on a osé le pré-tendre ; et que M. de Malesherbes ait dit ou n’ait pas dit ce qu’on lui prête, les choses me semblent les mêmes, et pour ses principes et pour sa gloire.

C’est là tout au plus le langage d’un homme modeste, qui, au lieu de vanter ses œuvres, ainsi que tant d’hommes présomptueux, ex-prime la crainte de n’avoir pas fait tout le bien qu’il avait désiré de faire ; mais cela ne prouve pas qu’il ait eu des regrets de n’avoir pas pris une autre route pour y parvenir. Tout est vague dans ses paroles ; la seule chose qui ait de la précision, c’est le reproche que se fait M. de Malesherbes, ou plutôt le regret qu’il a, ce qui ne dépendait pas de lui, de n’avoir pas empêché que M. de Maurepas ne continuât à diriger le Roi : mais cela même prouve la fausseté de la conclusion que l’on veut tirer, car ce fut M. de Maurepas, en effet, qui, se mettant en op-position avec les plans régénérateurs de Messieurs Turgot et de Male-sherbes, fit renvoyer le premier et força le second, par ses procédés, à se retirer de lui-même. Or, regretter de ne lui avoir pas ôté son in-fluence sur le Roi, et conséquemment sur la direction des affaires, c’est bien regretter, ce me semble, de n’avoir pas enlevé l’obstacle qui avait empêché l’application de ses principes ; ce n’est pas, à coup sûr,

Page 278: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 278

les désavouer, ni annoncer que l’on n’y renonce. Si ces principes et leurs conséquences avaient, sur la fin de sa vie, paru erronés à M. de Malesherbes, au lieu de s’affliger de n’avoir pas fait renvoyer M. de Maurepas, qui les combattait, il se serait félicité d’avoir rencontré un homme assez puissant, pour le préserver des fautes qu’il aurait com-mises sans lui.

Et quant à ce qu’on lui fait dire ensuite, qu’il a contribué à la révo-lution, il n’y a qu’à examiner sa conduite ; il n’y a qu’à lire ses remon-trances et ses mémoires, pour être convaincu qu’il n’a pu tenir sérieu-sement un pareil langage, et surtout qu’il n’a pas fait la chose dont on l’accuse.

La Révolution a eu des causes éloignées et des causes prochaines ; les unes l’ont préparée de loin ; les autres, si je peux parler ainsi, l’ont provoquée de près : les causes éloignées étaient les abus qui pesaient sur le peuple, et les contradictions qui existaient entre les institutions et les mœurs, entre les opinions et les lois : les causes prochaines ont été les fautes récentes du gouvernement et les erreurs des ministres ; celles-là rendaient une Révolution inévitable, celles-ci en ont fixé l’époque. Or, M. de Malesherbes, soit à la tête d’un grand corps de magistrature, et parlant dans l’intérêt de la nation, soit appelé au conseil du Roi, et parlant plus particulièrement dans l’intérêt du mo-narque, a employé constamment, et avec un courage égal, son in-fluence et ses talens pour déterminer le Roi a modifier les institutions et les lois, et à corriger les abus, et n’a cessé de l’avertir des fautes de son gouvernement et des erreurs de ses ministres. Il s’est donc efforcé de combattre et les causes éloignées et les causes prochaines de cette révolution, à laquelle on l’accuse à tort d’avoir contribué lui-même. Il est certain que si ses conseils eussent été crus et ses réclamations écoutées, la Révolution n’eût pas eu lieu, ou se serait opérée sans se-cousse, et par le seul résultat de la volonté du monarque : elle n’eut pas été accompagnée de ces nombreuses calamités qui l’ont rendue si cruelle : elle serait descendue du trône, au lieu de sortir de la multi-tude ; et au lieu de finir par la Charte, nous aurions commencé par elle.

J’ajouterai que M. de Malesherbes a si peu désavoué, sur la fin de sa vie, les principes et les actions qui ont rendu sa carrière si glo-rieuse, qu’après avoir rappelé, en m’écrivant, le 22 novembre 1791, ce qu’il avait fait de plus remarquable, soit comme magistrat, soit comme

Page 279: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 279

ministre, et s’être glorifié de n’avoir pas changé de principes en chan-geant de condition et d’emploi, il daignait me dire, dans la même lettre : Après le compte que je viens de vous rendre, monsieur, de ma vie passée, il ne me reste plus qu’à être le même tant que je vivrai…

Et qu’on ne dise pas que les maux de la Révolution l’éclairèrent depuis, car alors elle était commencée. Ses premiers excès affligeaient son cœur ; il s’en expliquait avec moi aussi franchement que sur tout le reste, et avec une énergie digne de lui ; mais sans rien diminuer de son attachement au maintien de la monarchie et aux véritables intérêts du peuple. Il savait séparer, dans cette grande crise politique, qu’il n’avait pas tenu à lui d’éviter ce qu’elle avait de juste et de raison-nable et pouvait avoir d’heureux, de ce qu’elle avait de criminel et pouvait avoir de funeste. Il faisait la part des factions et celle de l’éter-nelle justice ; et parce que des méchans avaient déjà souillé de sang et de boue les images de la liberté, il ne croyait pas qu’il fallut cesser de les honorer, et encore moins les détruire. Il appréciait aussi les pro-grès, toujours croissants parmi nous, des lumières et de la raison : il reconnaissait les changemens que ces progrès pouvaient exiger ; et il apercevait avec satisfaction, dans l’avenir, le moment où le prince lui-même, dont il voulait qu’on respectât le pouvoir, saurait les utiliser pour le bonheur de ses sujets et pour le sien, en établissant pour les siècles à venir un ordre de choses également avoué par la politique et par la justice.

Un homme fort respectable à plus d’un titre, dont les actions comme les écrits méritent une grande estime, et duquel j’ai déjà cité le jugement et le témoignage 64, a imprimé, dans un ouvrage auquel il n’a pas mis son nom, mais qu’il ne désavoue point, quand tout le monde le lui attribue, que le père de M. de Malesherbes lui-même, le chance-lier de Lamoignon, s’était en quelque sorte jeté aux pieds de Louis XV, pour le détourner de l’idée d’appeler jamais son fils à quelque ministère que ce fût, parce que, disait-il, quoique rempli de vertus et de connaissances dans plusieurs genres, il n’avait pas la capacité nécessaire pour remplir convenablement une place de cette nature. Je ne crois pas à l’authenticité de cette anecdote, sans doute faussement imaginée par les ennemis de M. de Malesherbes, et trop légèrement recueillis par celui qui la rapporte. M. de Malesherbes, dans ce temps-là, n’était pas assez connu dans le monde, pour qu’il ne 64 M. de Monthyon.

Page 280: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 280

parût pas inconvenant au Roi, qu’on pût craindre qu’il ne le nommât ministre. Il ne s’était encore fait remarquer que dans le parti de la ma-gistrature, que Louis XV ne pouvait souffrir, ou par la protection qu’il accordait, comme chef de la librairie, aux écrivains philosophes, pour lesquelles ce prince n’avait pas moins d’éloignement ; et le chancelier ne jouissait pas, non plus que son fils, d’une assez grande faveur au-près du Roi, pour pouvoir hasarder cette démarche, surtout pour la croire nécessaire : d’ailleurs, si cette anecdote était vraie, elle ne prou-verait rien ni pour ni contre M. de Malesherbes ; elle ferait voir tout au plus que le chancelier de Lamoignon, dont en reconnaissant aussi le courage et la probité, on n’a jamais beaucoup vanté les lumières, avait une fausse opinion du mérite et des qualités de son fils, ce qui n’est pas fort important à savoir.

M. Bertrand de Molleville, dans un de ses ouvrages historiques sur la Révolution cherche à établir que M. de Malesherbes était incapable de suivre aucune affaire. Il le montre sans cesse entraîné dans des dis-cussions les plus importantes, par des digressions et par des écarts qui le détournaient entièrement de l’objet dont il avait à s’occuper ; et comme parmi nous le ridicule est l’arme la plus puissante qu’on puisse employer, il s’attache, dans le récit qu’il fait ensuite d’une conversation qu’il a eue avec lui, à frapper ainsi l’homme que doivent environner à jamais, et de la manière la plus glorieuse, la vénération et le respect.

Je ne réfuterai point ce qu’il a dit à cet égard ; je lui laisse tout le mérite de sa narration joviale… Je conviendrai même qu’en effet M. de Malesherbes, quand on l’ennuyait, ou qu’il était fort préoccupé, tombait quelquefois dans des distractions assez fortes : j’ajouterai même que, dans les discussions d’affaires, il paraissait manquer de précision et de rapidité ; mais je ne conviendrai jamais qu’il manquât de justesse et de force. Personne, au contraire, n’employait avec plus de succès que lui les formes du raisonnement, et ne suivait une meilleure méthode : il y avait dans ses discours, ainsi que je l’ai déjà dit, une sorte d’entraînement et de séduction qui en assuraient d’autant plus l’effet, que la logique la plus pressante et la dialectique la plus forte y étaient alternativement ornées et des traits d’une haute élo-quence et des formes d’une bonhomie et d’une simplicité peu com-munes. Il passait avec une facilité remarquable du ton le plus noble et le plus élevé, au langage véritablement plein de charmes d’une

Page 281: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 281

conversation familière ; et il persuadait par l’agrément de ses ma-nières, et par l’intérêt qu’il savait répandre sur les plus petites choses, ceux qu’il avait déjà convaincu par son talent et par ses raisons. Lors-qu’il se permettait des digressions incidentes, ou des anecdotes dont il avait la mémoire extrêmement fournie, ces anecdotes et ces digres-sions, toujours agréables, étaient rarement inutiles ; elles aidaient à faire connaître les personnes dont il s’agissait, et les matières qu’il fallait résoudre ; et l’on était tout étonné, lorsque après vous avoir écarté lui-même du but auquel il voulait vous conduire, par une suite de traits spirituels et piquants, il rentrait tout à coup dans la question, et tirait les plus fortes conséquences, pour la discussion qu’il agitait, de tout ce qu’il venait de vous dire, en ayant l’air de parler d’autres choses.

Toutefois l’article de M. de Molleville n’en est pas moins digne de remarque, quoique ce soit sous un autre point de vue. C’était peu de jours avant le 10 août, que la conversation qu’il rapporte eut lieu ; et on y voit clairement, qu’à cette époque, si digne d’attention, M. de Malesherbes n’avait, depuis longtemps, aucun rapport particulier avec la cour, et ne saurait être accusé, par conséquent, d’avoir contribué, le moins du monde, aux fautes nombreuses qui facilitèrent l’exécution des attentats dirigés contre elle. Il en était à ce point d’éloignement, d’être forcé d’employer l’intermédiaire de M. de Molleville, pour faire parvenir jusqu’au Roi les avis qu’il croyait devoir lui donner sur les choses qui se passaient ; mais il n’en était pas moins toujours l’un de ses plus fidèles serviteurs et de ses sujets les plus dévoués à sa per-sonne ; la même conversation prouve les deux choses à la fois d’une manière non équivoque.

« Ce pauvre Roi, disait-il à M. Bertrand qui le rapporte, je le plains bien, je crains qu’ils n’aient bien de la peine à échapper à ces scélérats ; et c’est bien dommage, car c’est vraiment un digne et respectable prince…… Vous êtes bien heureux d’être assez jeunes pour pouvoir lui être utile, moi je suis trop vieux pour pouvoir lui être bon à rien…… Mais je lui suis bien tendrement attaché, depuis que j’ai été à portée d’apprécier toutes ses bonnes qualités… Quoique je ne puisse souffrir de m’habiller, et surtout de porter cette maudite épée qui se fourre toujours entre mes jambes, et qui, quelque jour, me fera casser le cou, je vais régulièrement, tous les dimanches, au levé du Roi, parce que mon plus grand plaisir est de voir de mes yeux que ce brave homme se porte bien. Je ne lui parle jamais, mais

Page 282: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 282

c’est égal ; il me suffit de l’avoir vu, et je crois aussi qu’il est bien aise de me voir. »

Hélas ! dans cette épouvantable crise, dont les agitations après vingt-cinq ans, malgré les généreux efforts et la profonde sagesse du Roi, sont bien loin d’être entièrement calmées, pourquoi laissa-t-on, sans les invoquer de nouveau, tant de lumières, tant de vertus, tant de raison, tant d’habileté, un courage si supérieur, une sagesse si pro-fonde, un désintéressement si généreux, et ce jugement si sûr et si juste, qui, s’élevant au-dessus de toutes les considérations person-nelles, ne pouvait être dirigé par les préventions d’aucun parti, ou éga-ré par les illusions d’aucun intérêt particulier° ? Pourquoi M. de Male-sherbes, dont le dévouement était si complet, et la fidélité si recom-mandable, qui avait donné au Roi Louis XVI tant de preuves de dis-cernement et de raison, d’attachement et de fidélité, se trouvait-il ré-duit, lorsqu’il aurait pu rendre tant de services, à n’aller que tous les huit jours au lever de ce prince, et dans l’attitude d’un courtisan, pour voir seulement par ses propres yeux qu’il se portait bien° ? Pourquoi n’était-il jamais invité à parler au Roi des dangers de sa position° ? Pourquoi le Roi ne lui en parlait-t-il pas° ? Qui mieux que lui aurait pu guider ses pas incertains, parmi les épaisses ténèbres dont on ne savait que trop bien les environner ; ou lui apprendre, dans ces temps de troubles et d’intrigues, à quel système il devait s’attacher, lui faire sentir surtout la nécessité d’en adopter promptement un qui fut im-muable, le défendre contre ses ennemis, et bien plus encore contre ses soi-disant amis ; le garantir tout à la fois de ceux qui, pour servir leur ambition, armaient la France contre lui, et de ceux qui, dirigé par le même motif, voulaient l’armer contre la France ; le préserver de tant de partisans perfides, et de tant de novateurs vénaux, qui ne s’agitaient pour ou contre lui, et qui ne se combattaient entre eux que pour s’em-parer de son autorité ou pour l’exercer sous son nom° ?… Hélas ! faut-il donc que le malheur même ne suffise pas pour introduire au-près des Rois cette vérité salutaire, leur plus grand besoin dans l’infor-tune comme dans la prospérité, pour leur apprendre à repousser les flatteurs qui les obsèdent, et à distinguer parmi tous ceux qui veulent les servir, les hommes les plus dignes de leur confiance cxxvii ?…

Mais le moment n’arriva que trop tôt où l’attachement de M. de Malesherbes pour le Roi put se déployer sans opposition et sans ré-

Page 283: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 283

serve, et avec une générosité sublime ; où, resté presque seul auprès de celui qu’avait environné naguère un essaim si nombreux de courti-sans, et pour qui la pompe et la splendeur de Versailles étaient rem-placées par l’obscurité de la tour du Temple, il put devenir pour la troisième fois son conseil, lorsque sans couronne et dans les fers, il ne pouvait plus faire espérer d’autre récompense et d’autre salaire à per-sonne, que la gloire de finir ses jours sur le même échafaud que lui.

M. de Malesherbes avait alors soixante-douze ans ; deux fois il avait été le ministre de Louis XVI au jour de sa toute-puissance, et il l’avait été malgré lui. Il s’était éloigné de la cour, quand il avait recon-nu que les principes qu’on y professait étaient d’une manière trop forte en opposition avec les siens, et qu’il eut perdu l’espérance d’y être utile. Il avait retrouvé sa douce retraite et ses études favorites : et avec la connaissance que l’on avait de ses habitudes et de ses goûts, qui n’eût cru que sa carrière politique était finie, et qu’il n’aurait plus l’occasion de rien ajouter à sa renommée, déjà brillante d’un si grand éclat° ? Mais la carrière d’un aussi grand citoyen pouvait-elle être ter-minée, quand il avait encore du bien à faire, et quelque vertu à dé-ployer° ? Et le dernier soupir d’un pareil homme pouvait-il s’exhaler vers le ciel, sans augmenter encore son illustration° ? Il reparut quand il se crut nécessaire, et il ne se trouva pas dispensé du service qu’il espérait rendre par l’éloignement où on l’avait tenu, et par le peu d’in-térêt qu’on semblait mettre encore à sa présence.

Ah ! L’histoire, sans doute, ne présenta jamais aucun exemple d’une vertu plus noble et plus haute que celle qui couronna sa belle et glorieuse vie, parce qu’elle n’en consacra jamais aucun qui fut plus désintéressé, et dont le mobile appartint plus exclusivement à elle-même ! On a vu plus d’une fois, dans les annales de la France, même dans le cours de notre révolution, des actes d’un courage assez émi-nent, et qui pouvaient être supérieurs à la certitude de la mort ; mais ils étaient réclamés par la voix impérieuse de l’honneur, par la puis-sance du devoir, peut-être par celle du danger, ainsi que par l’idée des maux sans nombre qu’aurait pu rappeler sur la France une conduite lâche et timide, tandis que dans cette circonstance-ci, la vertu, mise en action par elle seule, se déployait uniquement pour elle.

M. de Malesherbes aurait pu, sans être ingrat, se tenir dans l’éloi-gnement, comme beaucoup d’autres plus réellement comblés des fa-veurs de celui qu’il s’agissait alors de défendre ; s’envelopper de sa

Page 284: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 284

vieillesse et de son obscurité ; attendre qu’on songeât à lui, et ne pa-raître que quand on l’aurait réclamé. Si le Roi l’eut appelé, sans doute il eût été beau, dans les circonstances affreuses où il se trouvait, de ne pas demeurer sourd à sa voix, et d’accepter sans hésiter la périlleuse fonction qu’il lui eut confiée ; toutefois, et heureusement pour l’es-pèce humaine, cette conduite courageuse, toute respectable qu’elle eût été, n’aurait offert rien de surnaturel : mais aller le chercher dans son infortune, dans sa prison, malgré son oubli, au milieu de ses ennemis les plus acharnés, de ses dangers les plus imminents, pour consoler et partager sa destinée, voilà le comble de l’héroïsme, voilà le dernier terme de la vertu. Certes, je suis loin de vouloir rabaisser le mérite de ceux qui remplissaient dignement le devoir que leur imposa le mal-heureux Louis XVI, parce qu’ils furent honorés, avant tout, d’un choix qu’ils justifièrent si bien : je sais admirer autant qu’un autre cet accord respectable et précieux du vrai talent et du courage, du dévoue-ment et de l’habileté, cette union sacrée entre la force de l’esprit et celle de l’âme, qu’ils manifestèrent alors d’une manière si périlleuse, si désintéressée, et par conséquent si honorable. Mais il faut avouer pourtant que la gloire de M. de Malesherbes est supérieure à toutes les autres. Il alla s’offrir de lui-même, alors qu’on ne le demandait pas ; il n’attendit pas le danger, il l’appela ; il alla au-devant de lui ; il récla-ma quand il eut suffi d’accepter ; il sollicita, quand il eût suffi d’obéir ; et son dévouement sans mesure n’eut pas besoin d’être pro-voqué pour se montrer.

J’ai déjà parlé des circonstances si terribles qui rendaient ce dé-vouement si généreux et son péril si assuré : qui pourrait les avoir ou-bliées° ? Mais la génération qui a succédé à celle qui en fut specta-trice, ne les comprendra jamais bien ; et nous-mêmes, qui en avons été les témoins, nous n’en conservons plus tout le souvenir, maintenant que l’épouvante et que la terreur, qui glacèrent à cette époque les âmes les plus généreuses, ont fait place à des sentimens plus paisibles. Trois mois étaient à peine écoulés depuis les horribles massacres de septembre, où, sous les yeux de toutes les autorités de Paris, crimi-nelles ou épouvantées cxxviii, on avait, pendant trois jours, massacré, dans toutes les prisons, toutes les victimes qu’on y avait rassemblées en grand nombre. Messieurs de Morin avaient péri, comme étant les amis du Roi ; Madame de Lamballe, comme étant l’amie de la reine : M. de Laporte avait été immolé sur un échafaud quelques jours aupa-

Page 285: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 285

ravant, comme ministre de Louis XVI ; Rosoi et Casotte, comme l’ayant défendu dans leurs écrits ; tant d’autres étaient encore recher-chés avec avidité, et menacés du même sort. On disait à la Conven-tion, aux applaudissements d’une populace effrénée qui remplissait ses tribunes et assiégeait ses avenues, qu’il ne fallait suivre d’autres procédures, relativement à Louis, que de le livrer au glaive homicide, qu’on osait appeler le glaive de la loi. Les partisans de ce malheureux prince étaient désignés d’avance à la proscription et la mort : les poi-gnards étaient préparés pour les immoler, et les échafauds dressés pour leur supplice. Quelle destinée devait attendre ceux qui oseraient défendre ouvertement sa cause° ? Il était aisé de le prévoir : cependant M. de Malesherbes se présente ; il se constitue le défenseur de la vic-time qu’on veut frapper ; il va s’interposer entre elle et le glaive qui la menace ; il rappelle qu’il a été jadis le conseiller et le ministre de celui contre lequel se dirigeait tant de fureurs ; il annonce, par cette dé-marche, qu’il va s’efforcer d’arracher leur proie aux barbares altérés de sang, qui l’attendent avec avidité… Espérait-t-il d’échapper à la mort qu’osait ainsi braver sa vertu, ou bien n’apercevait-il pas toute l’étendue du péril immense qui le menaçait° ? Non sans doute, ni l’un ni l’autre ; il était fidèle à son caractère comme à son prince ; il vou-lait remplir un devoir sacré pour lui que sa vertu lui faisait connaître, et terminer ses jours, comme il avait passé sa vie, en faisant constam-ment, dans chacune de ses positions diverses, tout ce qu’il y avait de meilleur… Mais si quelque chose pouvait augmenter encore la vive admiration que doit inspirer cette conduite si mémorable, ce serait la modeste simplicité qui en accompagna le premier acte ; cette lettre sublime et touchante où ne se montre nulle ostentation, où ne paraît nulle timidité ; qui laisse deviner tout ce qu’elle ne dit pas, et ne dissi-mule rien de ce qu’elle croit devoir faire comprendre ; qui ne peut blesser personne par l’expression de ses sentimens, et qui pourtant n’en désavoue aucun ; à laquelle semblent étrangers tous ceux à qui elle est adressée, et où l’on ne peut apercevoir que la victime qu’il faut sauver et celui qui s’immole pour elle : cette lettre, dis-je, où ne s’ex-hale point l’indignation qui dut saisir l’homme généreux qui fut forcé de l’écrire, et où l’on ne retrouve pas davantage ces précautions ora-toires de circonspection et de fausseté, qui n’auraient pu qu’humilier l’écrivain sans produire aucun effet utile.

Page 286: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 286

« J’ignore si la Convention, écrit-il à son président, donnera un conseil à Louis XVI pour le défendre, et si elle lui en laissera le choix ; dans ce cas-là, je désire que Louis XVI sache que si il me choisit pour cette fonction, je suis prêt à m’y dévouer.

Je ne vous demande point de faire part à la Convention de mon offre, car je suis bien éloigné de me croire un personnage assez important pour qu’elle s’occupe de moi ; mais j’ai été appelé deux fois au conseil de celui qui fut mon maître dans le temps où cette fonction était ambitionnée de tout le monde. Je lui dois le même service, lorsque c’est une fonction que bien des gens trouvent dangereuse : si je connaissais un moyen possible pour lui faire connaître mes dispositions, je ne prendrais pas la liberté de m’adresser à vous : j’ai pensé que dans la place que vous occupez, vous aurez plus de moyens que personne pour lui faire passer cet avis. »

M. Delille de Sales, dans un écrit sur M. de Malesherbes, qui n’est pas sans mérite, quoiqu’il présente bien moins d’intérêt que celui de M. Dubois, auquel j’ai eu si souvent recours, semble reprocher au gé-néreux conseil de Louis XVI, de ne l’avoir pas déterminé à protester contre la Convention, et à refuser de lui répondre. Je n’examinerai pas jusqu’à quel point cette conduite eût été préférable : l’exemple de Charles Ier, qui refusa constamment de répondre aux interrogatoires qu’on voulut lui faire subir, et qui n’en périt pas moins sur un écha-faud, n’eût pas été propre à encourager les défenseurs de Louis XVI à lui conseiller de le suivre : mais je dois, pour rétablir la vérité, dire que lorsque ce prince comparu pour la première fois devant la Convention, il n’avait pas encore eu de conseil ; et que sa détermina-tion, de quelque manière qu’on veuille la juger, ne peut être attribué à ses défenseurs, mais à lui seul : on voit en effet qu’avant cette époque M. de Malesherbes lui-même n’avait aucun moyen de communiquer avec lui, puisque pour lui faire savoir qu’il se présentait volontaire-ment pour le défendre, il fut obligé, comme on l’a vu dans la lettre qu’on vient de lire, de s’adresser au président de la Convention.

M. de Malesherbes, dans cette douloureuse circonstance, ne fut pas seulement le défenseur de celui qui avait été son maître, il fut encore au plus haut degré son consolateur et son ami. On voit, dans les récits qui nous ont été laissés de ce qui se passait alors, qu’il allait deux fois par jour au Temple, soit pour informer le Roi des événemens qui pou-vaient l’intéresser et de la marche de la discussion dont la Convention était le théâtre, soit pour régler avec ses deux avocats, et devant lui, la

Page 287: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 287

direction et les moyens de sa défense. Quelles consolations touchantes et précieuses la présence de cet homme de bien ne venait-elle pas ap-porter chaque jour à cette infortunée famille, qui n’avait, en quelque sorte, maintenant d’autre appui que lui dans l’épouvantable solitude à laquelle elle était livrée, ou parmi les hommes affreux, encore plus horribles qu’elle, qui venaient quelquefois l’interrompre ! Quand il ne restait plus au Roi, de tant de sujets et de tant de serviteurs, honorés jadis de l’environner, et flattés de lui obéir, que ses trois défenseurs, combien il lui était doux de les retrouver et de pouvoir compter de leur part sur une fidélité à toute épreuve ! Quel gré ne faudrait-il pas savoir à M. de Malesherbes, d’avoir, par les témoignages de sa bien-faisante affection, rendue moins douloureuse les dernières journées de Louis XVI, quand même ces grandes lumières n’eussent pas été consacrées si utilement à découvrir de nouveaux moyens de salut pour lui ! Hélas ! S’ils furent inutiles, du moins les consolations qui les ac-compagnèrent furent réelles ; et dans cet excès de malheur, tout ce qui put en adoucir le sentiment, fut un grand bienfait et un grand ser-vice…

N’attendez pas, mes enfants, que je vous retrace tout ce qui s’est passé dans ces terribles et trop mémorables journées dont votre en-fance fut témoin, et dont mes récits ont pu quelquefois vous rappeler différens détails. Que leur souvenir, s’il se peut, s’efface de la mé-moire des hommes ; du moins que ce ne soit pas moi qui puisse contribuer à l’y conserver. Ce n’est pas quand il est si nécessaire de prêcher la concorde et l’union, l’oubli du passé, l’espérance d’un meilleur avenir, qu’il faut se permettre de tracer encore ces lignes ac-cusatrices, qu’il est si facile de rendre touchantes sans aller plus loin que la vérité, mais qu’il n’y a aucun mérite à rendre énergiques, alors qu’on ne peut les diriger que contre des vaincus et des fugitifs.

Loin de moi l’idée de poursuivre au-delà de nos frontières, ces hommes qui furent coupables sans doute, mais qui, maintenant sans patrie et sans appui, exceptés presque seuls d’une loi de grâce, gé-missent sous le double et accablant fardeau de la proscription et du repentir. Plusieurs furent égarés par de faux principes, que le temps et l’expérience leur ont enseigné à désavouer ; plusieurs furent épouvan-tés alors même par l’aspect d’un péril aussi certain qu’imminent, par le sentiment d’une terreur au-dessus de toute expression cxxix, et supé-rieure sans doute aussi à la force ordinaire des hommes ; plusieurs se

Page 288: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 288

sont efforcés, depuis, de racheter un aussi criminel attentat, par une conduite constamment honorable ; plusieurs même, à d’autres époques, ont été proscrits, pour avoir désiré le retour de l’auguste fa-mille à qui la France doit enfin le repos et la liberté, et ont été glorieu-sement inscrits sur les tables sanglantes du 31 mai, ou du 18 fructi-dor…… Mais tous ensemble maintenant, prosternés de loin dans la soumission et le respect, au pied du successeur de Louis XII et du pe-tit-fils de Henri IV, tendent jusqu’à lui leurs mains suppliantes, rede-mandent à sa miséricorde une patrie que lui seul a le droit et le pou-voir de leur rendre, et osent se confier dans cette inépuisable clé-mence, au-dessus de l’humaine vertu, dont la postérité la plus reculée saura découvrir, révérer et proclamer les actes si salutaires et si nom-breux cxxx…

M. de Malesherbes, après avoir fait entendre à la barre de la Convention quelques paroles entrecoupées et sans suite, mêlées de sanglots et de larmes, pour appuyer la nouvelle mais inutile demande d'un sursis et d'un appel au peuple, et réclamer contre la manière dont les voix avaient été comptées, fut chargé d'annoncer le premier au Roi l'horrible décret dont il devait être la victime ; et il remplit ce dernier devoir avec autant de courage que de douleur. Il avait jusqu'au dernier moment conservé de l'espérance ; le Roi lui-même ne l'avait pas entiè-rement perdu ; il s'était flatté que la proposition de l'appel au peuple serait accueillie, et il y avait lieu d'espérer alors que dans les assem-blées primaires, la majorité des opinions serait pour le bannissement hors du territoire français. On dit même que l'infortuné monarque s'était occupé avec M. de Malesherbes du lieu qu'il devrait préférer pour sa résidence définitive, et du choix de quelques personnes qu'il aurait appelées près de lui. Mais il paraît que lorsque l'appel au peuple eut été rejeté, le Roi ne conserva plus d'espoir de salut, et ne songea plus qu'à se préparer à la mort, en se livrant aux sentimens religieux qui l'avaient toujours animé, et qui le soutinrent si puissamment dans cette épouvantable catastrophe.

M. de Malesherbes, la douleur dans l'âme, et le cœur profondément accablé, se retira bientôt après dans cette paisible demeure qui lui avait servi d'asile dans les circonstances les plus difficiles de sa vie, et où il avait trouvé, durant le cours de sa longue et glorieuse carrière, tant de consolation et de bonheur. Mais il n'y avait jamais eu pour lui de circonstances aussi douloureuses, et les charmes de cette retraite ne

Page 289: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 289

pouvaient plus avoir de douceur pour celui qui y portait une âme si cruellement affligée : M. Dubois nous raconte avec quelle peine les tendres soins de sa famille parvenaient à adoucir son affliction. Il avait toujours aimé Louis XVI ; mais, comme toutes les âmes généreuses, il s’était encore attaché à lui par les services qu'il lui avait rendus, et la mort de ce malheureux prince était pour lui une grande infortune per-sonnelle.

Il vivait tristement, mais paisiblement, à Malesherbes, lorsque de nouvelles calamités vinrent bientôt l'y assaillir : M. de Rosanbo, son gendre, avait signé, comme président de la chambre des vacations de 1789, une protestation contre les décrets de l'assemblée constituante, que sous le règne de la Convention on eût été jugé criminel au premier chef de réclamer. Cette protestation fut découverte et portée à ceux qui gouvernent la France : elle servit de prétexte, ou au moins d'occa-sion, pour accuser les magistrats qui l'avaient signée, et même ceux qui, sans la connaître, ne l'avait pas désavouée formellement. On vint arracher la famille entière de M. de Malesherbes des bras de son illustre chef ; et deux jours après, il fut arrêté lui-même et conduit dans une prison de Paris. Son courage parut se ranimer, dès que la ty-rannie frappa sa personne : ceux qui l'ont vu dans ces moments ra-content que ce dernier coup lui rendit son énergie et sa force ; et qu'au lieu d'être atterré par l'idée d'un danger personnel, comme il l'avait été par le sentiment d'une douleur dont le motif lui était étranger, il reprit sa manière d'être accoutumée, même sa gaieté ordinaire, et qu'en se rendant à Paris, conduit par les suppôts de la tyrannie, il parlait avec tranquillité de la catastrophe qui le menaçait, et se livrait sans trouble à ces discussions lumineuses sur des points de politique et de morale, qui avait fait si souvent le charme de ceux qui avaient le bonheur de l'entendre. C'est ainsi qu'on nous peint le plus grand homme de l'Anti-quité, Socrate, conversant avec ses disciples au moment où on lui ap-portait la ciguë ; la recevant sans s'interrompre, et ne différant encore un instant d'en faire usage, que pour compléter la démonstration qu'il avait commencée…

Il fut quelque temps séparé de sa famille, mais il obtint bientôt d'être réuni à elle dans la même prison : son arrivée dans ce lieu d'hor-reur acheva, dit M. Dubois, de porter le découragement et la désola-tion dans l'âme de ceux qui étaient détenus. Comment pouvait-il espé-rer, en effet, que leurs fers se brisassent jamais, puisque l'homme le

Page 290: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 290

plus généralement vénéré, celui dont personne en France, avant ces moments d'horreur et de crimes, n'aurait pu prononcer le nom sans attendrissement et sans respect, venait les partager avec eux° ?

Je suis devenu mauvais sujet sur la fin de ma vie, disait-il gaiement à ceux qui se pressaient en grand nombre au-devant de lui, avec éton-nement et sensibilité, et je me suis fait mettre en prison. Peu de jours après son arrivée dans cette horrible demeure, il remit au concierge, pour être transmis au comité de la Convention, de qui maintenant dé-pendait son sort, un Mémoire expositif de sa conduite, dans lequel il s'exprimait avec cette noble fierté qui convient si bien à l'innocence et à la vertu, et leur demandait les motifs de son arrestation, du ton qu'il aurait pris avec eux, s'il eût été sur son tribunal, et qu'il eût été appelé à prononcer leur jugement. Mais ce mémoire, qu'il croyait justificatif, ne fit que hâter l'injuste arrêt que l'on rédigeait contre lui, et qui sans doute était prononcé longtemps avant d'avoir était rendu. J'ai fait ce que j'ai pu pour retrouver cet écrit précieux ; mais il n'existe ni dans les archives de l'État, ni dans celles du tribunal révolutionnaire, et toutes mes recherches ont été vaines. Toutefois plusieurs des histo-riens de M. de Malesherbes en font mention, et j'en ai moi-même ouï parler dans le temps à des hommes qui l'avaient lu, et qui se plai-gnaient de la fermeté qui s'y trouvait à chaque phrase, en la qualifiant d'une autre manière.

Dans le peu de temps qu'il passa en prison, il ne songea plus à sa défense personnelle. Hélas ! Pourquoi aurait-il voulu disputer à ces assassins des jours dont la vieillesse amenait le terme, et que les cir-constances du temps ne pouvaient que lui rendre insupportable° ? Il avait déjà vu périr presque tout ce qu'il avait de plus cher, et il était forcé de trembler pour ce qui en restait encore. Accablé par tant de malheurs, justement aigri par tant inquiétude, il pouvait dire comme ce cacique à l'Espagnol qui, le conduisant au supplice, le pressait de se convertir pour sauver sa vie : il me serait moins doux de vivre avec les bourreaux, que de périr avec les victimes. Mais il s'occupa essentielle-ment de M. de Rosanbo, son gendre et son intime ami, comme il se plaisait à le qualifier. Très peu de jours encore avant la mort de l'un et de l'autre, au moment où la hache révolutionnaire était levée sur tous les deux, et où il apercevait de sa prison, sans être moins tranquille et moins calme, les apprêts de leur échafaud, il rédigea pour cet infortu-né magistrat un mémoire apologétique, qu'il fit remettre à tous les

Page 291: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 291

membres du tribunal chargé de prononcer sa condamnation. Il lui eût été impossible sans doute de les solliciter pour lui-même ; mais il s'agissait de son ami, de son gendre, de l'époux de sa fille, du père de ses petits-enfants  : quelle démarche pouvait lui paraître humiliante° ? Que ne devait-il pas sacrifier à de si puissans intérêts, et que pouvait-il refuser à son attachement si constant pour tant d'êtres si dignes de son amour° ? La seule chose qui puisse étonner, c'est qu'il ait cru que cette réclamation pouvait obtenir quelque succès. Dans ce mémoire, il cher-chait à prouver que la protestation du parlement ne pouvait être crimi-nelle, et qu'au moins elle pouvait être excusable ; soit parce que c'était un usage ancien dans le parlement, de protester contre ce qu'on n'ap-prouvait pas, sans que l'on pût en inférer qu'il ne fallait pas y obéir ; soit parce que la chambre des vacations, n'étant qu'une section du par-lement, ne pouvait rien enregistrer en son nom, qu'en faisant des ré-serves pour lui : ce qui rendait la protestation nécessaire. Mais il s'at-tache surtout à faire partager à ceux qui allaient prononcer sur le sort de son digne et malheureux ami, la tendre affection qu'il lui porte ; et ici se retrouve, avec une profonde sensibilité, toute l'énergie et toute l'éloquence des plus belles années de sa vie ; on voit que c'est son cœur qui parle, et que son cœur n'a jamais vieilli…

« Personne, dit-il en parlant de M. de Rosanbo, au dire de tous ceux qui l'ont connu, n'a été plus équitable, plus exact, plus désintéressé que lui, dans l'administration de la justice : personne n'était plus doux dans ses mœurs, ni plus honnête dans ses procédés : dès avant la révolution, il pratiquait déjà ces vertus privées, cet amour de l'humanité, ces égards pour ses semblables, cette rare et précieuse fraternité avec ses concitoyens, qui doivent être un des premiers bienfaits de notre régénération. Il a depuis continué de s'y livrer, comme le prouve une multitude de secours accordés aux indigents, et de dons patriotiques fait en faveur des citoyens partis pour les frontières, sous les yeux de sa section à Paris, et de sa municipalité à Malesherbes, qui lui a donné un certificat de civisme.

J'ose donc espérer, citoyen, qu'ayant égard aux raisons ci-dessus exposées, vous rendrez un double hommage à la justice et à l'humanité, en concourant, par toute l'influence que peut vous donner votre ministère, à l'acquittement d'un accusé dont la vie est sans reproche, et qui ne se trouve inculpé aujourd'hui qu'à l'occasion d'une pièce à laquelle il n'a été donné aucune suite et qui est incapable par elle-même, ainsi que je l'ai démontré, de fonder une accusation capitale. »

Page 292: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 292

À peine ce mémoire était-il signé 65 et envoyé, que déjà s'achemi-naient vers le tribunal M. de Rosanbo, qui en était l'objet, et quarante membres au moins du Parlement de Toulouse et de celui de Paris, for-mant ce que l'ancienne magistrature pouvait offrir de plus illustre par les services comme par le nom, par les lumières comme par le rang, pour être entendus à peine, et de là conduits à la mort. Le lendemain M. de Malesherbes y fut traduit à son tour, avec sa fille, sa petite-fille et le jeune époux 66 de celle-ci ; on lui notifia, pour la forme, son acte de d'accusation, dans lequel il était prévenu vaguement de conspira-tion contre l'unité de la république, sans qu'aucun fait ne fut articulé à l'appui de cette accusation étrange, que ne devait motiver aucune pièce, que ne devait soutenir aucun témoin : c'était le protocole d'usage employé contre ceux qu'on voulait assassiner, depuis qu'on avait égorgé vingt-deux députés, comme convaincus, avait-on dit, d'avoir voulu établir en France une république fédérative. Encore si cela avait le sens commun, dit M. de Malesherbes, après avoir reçu cet acte, et en le rejetant avec dédain ; et il sortit de la prison, pour aller devant ses bourreaux, décorés si faussement de l'honorable titre de juges. Ce fut en y allant avec lui pour partager son glorieux sort, que sa fille, appuyée sur le bras de la sienne, apercevant Mademoiselle de Sombreuil, dont on se rappelle avec tant d'attendrissement le noble courage, au 2 septembre, lui dit ces touchantes paroles  : Mademoiselle, vous avez eu le bonheur de sauver la vie à votre père, je vais avoir bientôt celui de mourir en même temps que le mien.

Voici textuellement le seul et unique interrogatoire que l'on fit su-bir à M. de Malesherbes ; j'ai été le copier moi-même dans le dépôt public où il est conservé.

« Nous, etc. avons fait amener de la maison d'arrêt de la Conciergerie le ci-après nommé auquel nous avons demandé ses noms, âge, profession, pays et demeure ; a répondu se nommer Chrétien Guillaume Lamoignon Malesherbes, âgé de 72 ans, ci-devant noble, ex ministre d'État, et, en dernier lieu, défenseur officieux de celui qui a régné sous le nom de

65 Note : les copies en fut refaite par les filles mêmes de M. de Rosanbo, qui eurent au moins par là le bonheur de rendre un dernier service à leur respectable et infortuné père.

66 C'était le frère aîné de M. le vicomte de Chateaubriand aujourd'hui pair de France.

Page 293: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 293

Louis XVI ; né à Paris, paroisse ci-devant Saint Paul, demeurant à Malesherbes, district de Pithiviers, département du Loiret.

Demande.

N'avez-vous pas conspiré contre la sûreté et la liberté du peuple français, et n'avez-vous pas dit que vous employeriez tous vos moyens pour anéantir la république° ?

Réponse.

Je n'ai jamais dit cela.

Demande.

Avez-vous un défenseur° ?

Réponse.

Non.

En conséquence, nous lui avons nommé d'office le citoyen Duchâteau pour défenseur. »

Il fallait donc un défenseur à celui que cinquante années de belles actions, de traits de courage et de vertus patriotiques avaient placé au premier rang des hommes recommandables de tous les siècles ! Quel beau développement pour l'éloquence ! Quelle belle occasion pour le courage ! Et quel beau ministère à exercer que celui de défendre Ma-lesherbes, accusé d'avoir trahi la France ! Quelle gloire éternelle aurait couronné les efforts de l'orateur, homme de bien, qui eut rempli digne-ment cette noble et périlleuse fonction, facile sans doute, quoique su-blime, puisque pour justifier, ou plutôt pour honorer cet éminent per-sonnage, il ne fallait que raconter sa vie ! On regrette qu'il ne se soit rencontré personne qui fut digne d'un si grand honneur, et une si grande circonstance ait été offerte vainement au vrai talent et à la ver-tu. Mais, hélas ! Dans ces temps horribles, tout sentiment généreux était détruit ; l'épouvante avait glacé tous les cœurs, la terreur avait enchaîné toutes les âmes, et les choses en étaient venues à ce point si humiliant pour l'espèce humaine, et si douloureux à vous rappeler, que si le surintendant Fouquet, à qui la haine de Louis XIV ne put enlever les soins d'un ami, eut été traduit de nos jours devant cet affreux tribu-nal, il n'y aurait probablement rencontré, pour le défendre, ni Lafon-taine, ni Pélisson.

Page 294: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 294

M. de Malesherbes n'avait répondu que par des monosyllabes aux interrogatoires qu'on lui avait faits : il ne répondit que par le sourire du mépris à l'invitation de choisir un défenseur ; il eut l'air de ne faire aucune attention aux noms inconnus jusques alors de celui que le tri-bunal lui désigna ; et il dédaigna de se défendre lui-même. Hélas ! Toute défense de sa part n'eut été qu'une tentative inutile, il était condamné d'avance ; et son échafaud était dressé avant que son arrêt ne fut rendu.

Cependant, pour donner au moins à cette horrible procédure une apparence de régularité, on fit présenter un témoin, et l'on produisit une pièce.

Le témoin fut un ancien domestique de Madame de Sénozan. Il déclara que, se trouvant à Verneuil, dans la terre de cette dame, il vint lui annoncer un jour, en présence de M. de Malesherbes, son frère, que les vignes des environs étaient gelées, et que la récolte serait per-due ; qu'alors M. de Malesherbes lui dit qu'il était fort heureux que cela fût ; que le peuple, manquant de vin, serait plus calme et plus tranquille ; et que la Révolution ne se serait peut-être pas faite, si les vignes avaient été gelées de même les deux années précédentes.

La pièce fut une lettre écrite au président Roland, et qu'on avait trouvée parmi ses papiers. M. de Malesherbes s'y défendait de com-muniquer ses anciennes idées sur la vénalité des offices, et sur l'orga-nisation des tribunaux, dont l'assemblée s'occupait alors 67 ; parce que, disait-il, dans le temps des passions violentes, il faut se garder de faire parler la raison, on nuirait à la raison même, car les enthousiastes exciteraient le peuple contre les mêmes vérités qui, dans un autre temps seraient reçues avec l'approbation générale.

Enfin le fatal arrêt fut prononcé : il condamnait trente personnes à la mort, toutes pour avoir conspiré contre la sûreté de l'État et l'unité de la république, et toutes avec aussi peu de réalité, et même d'appa-rence, qu'il n'y en avait contre M. de Malesherbes. Les personnes les plus opposées entre elles par les opinions, par les principes, par les rapports de société, par les habitudes et par le rang, étaient réunies dans un sort commun, et allaient marcher au même supplice ; les arti-

67 Cette lettre est du 24 juillet 1790 ; je la transcrirai en entier ci-après. Il faut autant qu'on le peut ne rien perdre des précieuses paroles de M. de Malesherbes.

Page 295: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 295

sans de la révolution, ses victimes, ses adversaires ; d'Eprémesnil, Thouret, Chapelier, un député d'Alsace, quelques prêtres, et les du-chesses du Châtelet et de Grammont, la vicomtesse de Ponville, une princesse polonaise à peine âgée de vingt-trois ans : voilà les conspi-rateurs contre l'État dont M. de Malesherbes et sa famille furent décla-rés les complices ; voilà les personnes qu'on leur associa, dans l'accu-sation d'avoir entrepris le démembrement de la république.

M. de Malesherbes reçut son arrêt sans étonnement et sans effroi : il ne fit entendre aucune plainte ; il ne proféra aucun reproche ; il n'ex-prima aucun sentiment douloureux : il se tut ; et son silence, entendu par la postérité, a été pour ses juges bourreaux le cachet de la honte et de l'opprobre. Il ne montra, dans ce terrible moment, ni ostentation ni faiblesse ; il ne brava point la mort, il la reçut sans la craindre, et avec une entière résignation. Son caractère ne se démentit point ; il fut jus-qu'à la fin de sa vie ce qu'il avait toujours été pendant sa durée, ferme et courageux sans doute, mais simple et modeste, et ne cherchant que dans sa propre vertu sa consolation et ses espérances. Il avait vécu comme Socrate, auquel je l’ai déjà comparé, et il devait mourir comme lui : mais sa mort fut plus douloureuse, puisque, avant de ces-ser de vivre, il eut sous les yeux l'affreux spectacle de la mort d'une partie de sa famille, et qu'on différa son supplice pour en augmenter la cruauté.

Ainsi finit de servir sa patrie, en même temps qu'il cessa de vivre, l'un des hommes les plus dignes de l'estime et de la vénération de ses contemporains et de l'avenir. On peut dire qu'il honora l'espèce hu-maine par ses hautes et constantes vertus, en même temps qu'il la fit aimer par le charme de son caractère. Je n'ai jamais connu personne qui offrit plus réellement que lui l'idée du bon et du juste, et qui se livra plus entièrement à ce qui lui semblait être bien.

Je n'ai pas été dans son intimité particulière ; je n'ai pas vécu constamment avec lui, mais je l'ai assez vu, mais je l'ai assez connu pour sentir tout ce qu'il valait, pour attacher le plus grand prix à l'hon-neur que j'ai eu d'en être estimé, et pour le regretter éternellement.

Tel est, mes enfants, l'homme dont les temps anciens n'offrent rien de plus glorieux que la mort, et les temps modernes rien de plus hono-rable que la vie.

Page 296: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 296

Tel est le plus beau modèle qu'il soit possible de présenter à ceux dont l'amour de la vertu peut exciter les nobles pensées, l'exemple qu'il faut s'empresser de suivre, pour mériter et pour obtenir la vénéra-tion des gens de bien, et pour vivre et mourir content de soi-même.

Sans doute peu de personnes sont appelées, par le hasard des évé-nemens et de la fortune, à déployer sur un aussi brillant théâtre que lui, les nobles qualités de son âme, à devenir l'interprète éloquent des droits et des besoins du peuple, à être sans cesse et partout l'utile ap-pui de l'infortune, et l'organe des lois et de la justice ; à appliquer à de grandes circonstances un courage plus grand encore, à préparer dans leur conseil les déterminations des monarques, à dire la vérité aux Rois ; mais pour s'environner de moins d'éclat, la vertu n'en est pas moins précieuse aux cœurs généreux qui savent l'aimer ; elle ne sau-rait être au milieu de nous l'apanage exclusif de personne ; elle n'ap-partient pas plus à l'homme public qu'au simple citoyen, à l'homme privé qu'au magistrat et qu'au ministre ; et quand le ciel, dans son ex-trême bonté, la créa pour consoler la terre, il en répandit le bienfait sur l'espèce humaine tout entière ; il voulut qu'elle vint embellir tous les temps et toutes les conditions, et que, dans toutes les situations de la vie, elle pût rencontrer également son application et sa récompense.

Page 297: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 297

Lettres et notices.

Première lettre de M. de Malesherbes.

Retour à la table des matières

À Monsieur Boissy d’Anglas  68

À Verneuil, le 14 janvier 1789.

Dès que je serai à Paris, Monsieur, j’aurai grand empressement de vous donner un rendez-vous que vous me proposez.

Mais il m’est impossible de prévoir quand j’irai, parce que je suis absolument tête-à-tête avec ma sœur, femme âgée et infirme ; je ne peux pas absolument la quitter, parce qu’elle resterait absolument seule ; car par le temps qu’il fait, personne ne sera tenté à venir lui tenir compagnie. D’autre part, elle est clouée ici, à son grand regret, par le temps.

Nous sommes très près de Paris ; mais séparés par la rivière qu’on passe par un bac, et ni pendant la gelée, ni pendant le dégel qui suivra, le bac ne peut marcher.

Ma sœur, à qui son âge, son sexe et sa santé permettent de ne pas se piquer de bravoure, ne se hasardera ni à passer la rivière sur la glace, comment on fait à présent, ni à prendre un long détour par des chemins de traverse qui lui paraîtraient dangereux, et quand la terre est couverte de neige, qui ne permet pas de voir les ornières, et dans les premiers jours de dégel, où la terre n’aura pas de consistance.

Je suis donc ici précisément comme un vaisseau dans un bon port de mer où il est très tranquille, mais dans l’impossibilité de sortir tant que les vents seront contraires.

Vous connaissez les sentimens avec lesquels je suis, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Malesherbes.

68 J’aurais pu recueillir ici plusieurs autres lettres de Monsieur de Malesherbes ; mais elles sont relatives à des objets particuliers qui n'intéressent que mes amis ou moi.

Page 298: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 298

Deuxième lettre de M. de Malesherbes.

Retour à la table des matières

À Monsieur le président Roland.

Paris, le 24 juillet 1790.

J’ai écrit, Monsieur, bien des mémoires sur la législation et sur la constitution de la magistrature, surtout dans le temps de notre exil. Je les ai regardés depuis comme inutiles. Ils restent entassés sur une multitude de papiers. Je ne me souviens plus si j’ai traité, dans ces mémoires, de la vénalité des charges ; mais je me souviens bien de ce que je pensais alors, de ce que je pense encore à présent, et ma façon de penser est encore appuyée sur des faits que je ne savais pas dans ce temps-là, et que j’ai su depuis.

Je ne pourrais vous donner cela par écrit, qu’en composant un ouvrage qui demanderait bien plus de temps que vous n’en avez, si vous voulez prévenir la délibération que va prendre l’Assemblée nationale.

Me direz-vous que j’ai manqué aux devoirs de citoyen, en négligeant de faire ce mémoire depuis que la destruction de la magistrature est mise sur le tapis° ?

Hélas ! Monsieur, j’ai fait depuis deux ans bien des travaux sur les matières de mon ressort, que je prévoyais qui seraient agitées à l’Assemblée nationale. Je me suis bien gardé de les produire, quand j’ai vu comment tout se faisait.

Dans le temps des violentes passions, il faut bien se garder de faire parler la raison. On nuirait à la raison même ; car les enthousiastes exciteraient le peuple contre les mêmes vérités qui, dans un autre temps, seraient reçues avec l’approbation générale 69.

L’Angleterre, qu’on nous cite tant, n’est pas exempte de ce malheur. Il y a tel préjugé absurde qui est devenu si cher à la nation anglaise, qu’on ne peut pas encore le déraciner. Et cela ne vient que de ce que, dans les siècles passés, on a voulu parler raison au peuple dans les temps d’effervescence, où le peuple ne pouvait pas l’entendre.

Je ne refuse certainement pas, Monsieur, de vous dire, à vous et à tous ceux qui le voudront, ce que je pense sur la question dont il me paraît que vous voulez vous occuper.

69 Ce qui est en lettres italiques et soulignées dans l'original déposé aux archives judiciaires.

Page 299: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 299

Je n’ai pas le temps d’écrire ; mais ce que je n’écrirai pas en un mois, je vous le dirai en deux heures.

Voulez-vous me donner un rendez-vous dans la journée de demain dimanche° ?

Je vous demande de m’en marquer l’heure. Elles me seront égales, pourvu que vous me fassiez savoir celle que vous choisirez.

Je vous prie que ce soit chez vous, et non chez moi. Il vous serait incommode de venir me chercher au haut de la montagne de Montmartre, au lieu que je passe tous les jours à votre porte.

J’ai l’honneur d’être avec un inviolable attachement, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur 70.

Malesherbes

70 Qui le croirait° ? Cette lettre fut opposée comme un crime à M. de Malesherbes, qui l’avait écrite, et à Monsieur le président Roland, qui l’avait reçue° ?

Page 300: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 300

Troisième lettre de M. de Malesherbes.

À M. BOISSY-D’ANGLAS,

Alors député de l’assemblée constituante

Monsieur le vicomte de Beauharnais 71 proposa à l’assemblée constituante de décréter que le Roi ne pourrait jamais commander les armées en personne. Je vis M. de Malesherbes le jour même de cette proposition ; nous la discutâmes longtemps verbalement, sans trop nous entendre : je lui envoyai le lendemain quelques observations sur les principes qui avaient pu déterminer Monsieur de Beauharnais, en les soumettant à son examen ; et peu de jours après il me fit la réponse que l’on va lire. Il est inutile de dire que j’en conserve précieusement l’original écrit tout entier de sa main. Je ne garderai pas de copie de mes observations.

À Paris, ce 22 novembre 1790.

Je suis très flatté, Monsieur, du prix que vous voulez bien mettre à ma façon de penser ; et comme j’en mets beaucoup à la vôtre, j’ai à cœur de vous faire voir que la mienne est la conséquence de celle que j’ai toujours eue, et par laquelle j’avais obtenu quelque part dans votre estime et dans celle de vos amis.

Pour cela, il faut exposer quelle a été ma conduite depuis que j’existe ; il faut entreprendre d’évaluer moi-même à quels titres et jusqu’à quel point, j’ai pu me rendre digne de la faveur publique, dont j’ai reçu plusieurs fois des témoignages très flatteurs.

Cela sera un peu long ; et dans un autre temps, il y aurait eu un orgueil ridicule à parler si souvent de moi.

Mais aujourd’hui, ce n’est pas mon éloge pour le passé que j’entreprends, c’est la justification de mes sentimens actuels, et je crois me la devoir.

Vous nous avez dit, avec grande raison, qu’il il y a bien des gens dont les intérêts personnels influent sur la partie qu’ils prennent au sujet des affaires publiques. Je serais sensible à ce reproche, s’il m’eût été adressé. Il est aisé de prouver jusqu’à l’évidence qu’il ne peut pas tomber sur moi ; c’est ce que vous allez voir.

71 Il sera élu à l'Assemblée constituante où il aura un rôle actif dans les événements de la nuit du 4 août destinés à mettre fin au système féodal. Il fera partie des Jacobins qu'il présidera, et occupera le fauteuil de la présidence de l'assemblée constituante le 18 juin 1791 lors de la fuite du roi.

Page 301: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 301

Dans le temps que la magistrature était l’idole de la nation, on m’a donné, ainsi qu’à plusieurs de mes confrères, des éloges dont je n’ai jamais été engoué, parce que je les trouvais exagérés.

On exaltait nos talens ; on allait jusqu’à les comparer à ceux des Cicéron et Démosthène. On m’a couronné moi-même de la palme académique, au retour de notre exil, avec une sorte d’acclamation.

J’ai toujours pensé et toujours dit, que nos talens, qui brillaient beaucoup sur notre théâtre où nous étions les seuls, se trouveraient très inférieurs à bien d’autres, quand nous aurions pour concurrents tous les citoyens, qui seraient admis comme nous, à plaider la cause du peuple.

On exaltait le courage avec lequel nous nous exposions à des actes de despotisme, et on ne songeait pas que ce courage était peu de choses, en comparaison de celui de deux ou trois cent mille citoyens, dont l’État est de sacrifier leur vie pour la défense de la patrie. À présent, je dirai aussi que ceux dont le devoir est de dire hautement la vérité avait besoin de beaucoup moins de courage pour braver les lettres de cachet, qu’il n’en faut aujourd’hui pour s’exposer aux assassinats et aux incendies.

Je déclare donc que je renonce sans regret aux éloges excessifs dont on nous a comblés ; je me restreins à ce que je crois qui m’est dû.

Si j’ai quelques droits à l’estime publique, c’est pour avoir été le défenseur des droits du peuple, dans un temps où ce rôle ne conduisait pas, comme à présent, à devenir une des puissances de l’État ; c’est pour avoir combattu le plus fortement que j’ai pu le despotisme ministériel, lorsque, par ma position, je pouvais aspirer aux faveurs du Roi promises par les ministres.

On m’a rendu la justice que dans cette espèce de combat je m’étais toujours conduit avec franchise, et que je n’avais pas mêlé aux attaques publiques des négociations secrètes.

On m’a su gré particulièrement de ce qu’étant magistrat, je n’ai jamais réclamé pour la magistrature aucune prérogative qui pût faire ombrage aux autres citoyens ; de ce que je n’ai insisté pour l’inamovibilité des charges de juges, pour leur faire conserver l’intégrité de leurs fonctions et la liberté de leurs suffrages, que parce que je regardais ces droits, et que toute la nation les regardait alors comme la sauvegarde des propriétés, de la liberté et la vie des citoyens ; de ce qu’en revendiquant pour les cours de justice la prérogative de porter au souverain les plaintes du peuple, j’ai toujours observé que cette éminente fonction n’était réservée aux magistrats, que parce que la nation n’avait pas de représentant choisis par elle.

Enfin la popularité que j’ai pu acquérir, pendant cette période de ma vie, est venue, surtout, de ce que j’ai eu le bonheur de parler au nom d’une Cour qui, bien longtemps avant les autres, a demandé au Roi d’entendre la nation elle-même sur ses plus grands intérêts.

Page 302: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 302

Lorsque des circonstances singulières m’ont fait parvenir malgré moi au ministère, on m’a encore su gré de n’avoir pas changé de principes en changeant d’état ; et de ce qu’après avoir dénoncé les lettres de cachet, comme le plus grand abus du pouvoir arbitraire, j’ai cherché à y mettre ordre dans la partie du pouvoir qui m’était confiée.

J’avais dit aussi, comme citoyen, que la justice est la vraie bienfaisance des rois. Devenu ministre, j’ai insisté auprès du Roi pour que sa bienfaisance fut soumise aux règles de la justice ; et quand, après plusieurs années, j’ai été appelé une seconde fois au Conseil, non seulement j’y ai dit, mais j’ai consigné, dans un mémoire qui existe, que les dépenses occasionnées par la bonté du Roi étant payées du produit des impositions, la nation était en droit de demander au Roi de mettre des paroles à sa bienfaisance.

Pendant ce second ministère, je n’avais aucune fonction active ; je n’avais que le droit de parler, et ce que j’y ai dit n’a pas été publié. Mais le secret du conseil n’est pas assez bien gardé, pour qu’on ait ignoré ni les égards pour ceux qui étaient plus puissans que moi, ni l’amitié, ni les liens du sang, ni aucun autre motif ne m’ont empêché de m’opposer de toute ma force, à des actes d’autorité qui ont indisposé la nation.

Dans plusieurs occasions, je ne m’en suis pas tenu à parler ; j’ai remis des mémoires au roi, après les avoir communiqués à ceux qui étaient d’un autre avis que moi. Il en existe des copies en différentes mains, qui peuvent faire foi de ce que j’avance ; et si je voulais me prévaloir de ce qui est écrit dans ses mémoires, je m’exposerais au démenti le plus humiliant.

Si on les publie un jour, si on fait le récit de ce que j’ai dit quelquefois avec assez de force pour qu’on puisse l’avoir retenu, on saura que, dans le temps où il fut aisé de prévoir qu’il allait y avoir une convocation des États généraux, j’ai averti le Roi que l’ancienne forme des états ne devait pas subsister, parce qu’elle introduirait une aristocratie également funeste à lui et au reste de la nation.

Permettez-moi d’insister un peu longuement sur cet article, parce que c’est celui qui concerne l’objet de notre discussion.

Je suis le premier qui me soit élevé contre cette aristocratie, dont le nom est devenu si odieux, que la haine contre les aristocrates est devenue le prétexte dont on se sert pour commettre tous les crimes.

J’observe encore que quand j’ai voulu combattre les différentes aristocraties dont la France était menacée, j’avais des raisons personnelles ; et j’aurais pu avoir des préjugés de naissance et d’état, pour m’intéresser à cette forme de gouvernement.

Dans le temps que j’avertissais qu’en réservant exclusivement aux Parlemens, comme on a fait depuis près de deux siècles, la fonction de stipuler les droits du peuple, on avait établi une aristocratie parlementaire,

Page 303: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 303

je parlais contre des corps dans lesquels ma famille, celle de ma fille et beaucoup de mes parents occupent depuis longtemps les premières places, et où j’ai passé moi-même une partie de ma vie.

J’ai averti aussi que notre ancienne constitution des États généraux introduirait une autre aristocratie encore plus dangereuse, celle de la noblesse et du clergé, qui, au fond, sont le même corps, puisque le haut clergé est principalement composé de la haute noblesse. J’ai observé que ce vice de constitution, peu important lorsque les assemblées nationales ne faisaient que des doléances, serait la perte de l’État lorsqu’elles auraient acquis une autorité réelle.

Or, je suis né dans l’ordre de la noblesse ; ma famille y a toujours été depuis qu’elle est connue ; les parents de mon nom venaient de quitter la magistrature et d’entrer dans la carrière presque générale de toute la noblesse : tous ceux à qui j’appartiens, et la plupart des amis avec qui je vis, sont aussi de cet ordre.

Qu’il me soit permis d’ajouter que m’étant retiré du conseil immédiatement après avoir donné cette déclaration de mes sentimens, et n’ayant jamais songé à entrer dans aucune assemblée nationale, on ne peut pas dire de moi, comme on l’a dit de quelques autres que j’ai abandonné les prétentions d’un ordre où je serais confondu dans la foule, pour entrer dans une carrière où j’espérais de jouer un rôle plus brillant.

C’est très injustement qu’on ferait ce reproche à plusieurs membres de la haute noblesse que je connais ; je peux répondre de la pureté de leurs intentions, parce que je connais leur façon de penser bien longtemps avant la convocation de l’Assemblée nationale. Mais pour ce qui me regarde, ce reproche n’a jamais pu être fait.

Il est important, pour la question que nous avons à traiter, de faire bien connaître dans quel esprit j’ai toujours été l’ennemi de l’aristocratie… Cela ne peut être rendu bien sensible que par des contrastes ; et pour n’offenser personne, je prendrai mon exemple dans le dernier temps de la république romaine dans le siècle que tout le monde connaît aussi bien que celui de Louis XIV ou celui de Louis XV.

Clodius, le fameux ennemi de Cicéron, patricien d’une race illustre, renonça aux prétentions de sa famille, pour devenir chef du peuple.

Il le fut réellement ; car la populace de Rome, ce qu’on nomme fex romuli, s’y méprit pendant toute sa vie, et le regarda comme un vertueux citoyen.

La postérité en a jugé autrement, sa mémoire est en exécration ; et de son temps même, tous les gens raisonnables et éclairés ne s’y trompaient pas.

Clodius était un ambitieux et un scélérat.

Page 304: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 304

Né avec de grands vices et peu de grandes qualités, il n’aurait pu jouer qu’un rôle médiocre dans son ordre, où il y avait de grands hommes.

En se rangeant du côté des plébéiens, en leur sacrifiant une hauteur qui était héréditaire dans sa famille, il se trouva tout d’un coup à la tête d’un parti puissant, dont la faveur lui fit commettre avec impunité les plus grands crimes ; c’est ce qu’il désirait.

Il détruisit dans Rome la puissance publique qui fait la tranquillité et la sûreté des citoyens ; il s’associa tous les hommes perdus de dettes et de crimes, qui ne pouvaient subsister sans que tout fût renversé. Il y joignit des troupes de gladiateurs payés par lui. Quelques assassinats, exécutés par ses ordres, et les menaces d’un même sort faites aux plus honnêtes citoyens, le rendirent souvent maître des délibérations.

Rome était asservie, puisque les suffrages n’y étaient plus libres, et qu’on était soumis au pouvoir du poignard ; et cependant le peuple, d’autant plus malheureux qu’il est plus ignorant, plus stupide, plus susceptible de croire toutes les fables qu’on lui débite, croyait toujours voir en lui le défenseur de sa liberté.

Clodius est l’homme dont l’exemple doit mettre en garde contre ceux qui, sous prétexte d’être amis du peuple, ne songent qu’à troubler les républiques et les empires.

Finissons cette digression, puisque je n’ai à parler que de moi, qui suis bien loin de Clodius.

Je crois avoir le droit de dire que celui qui s’est contenté de manifester les dangers de l’aristocratie pour se livrer ensuite à la retraite, ne peut pas être soupçonné d’une semblable politique ; qu’il est évident que ces sentimens ont toujours été purs, et que l’ambition n’a jamais influé sur son patriotisme.

Après le compte que je viens de vous rendre, Monsieur, de ma vie passée, il ne me reste qu'à rester le même tant que je vivrai.

Je n'aspire point à la gloire d'être le législateur, le réformateur, le restaurateur de ma patrie.

Je m'en tiens au mérite que je crois avoir, de ne m'être jamais écarté de la route que doit suivre un homme de bien ; et dans cette route, de n’avoir jamais reculé par faiblesse.

J'ai été le premier ennemi de toute aristocratie ; mais je ne me servirai point de cette expression, devenue si redoutable, sans la définir.

J'entends par aristocratie injuste (car il y a des pays où elle est la loi de l'État), ou par oligarchie, un gouvernement où un certain nombre d'hommes s'emparent d'une autorité qui ne leur a pas été conférée par la nation, ou d'une plus grande autorité que celle qui leur a été conférée.

Page 305: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 305

Quand je vois une telle puissance s'élever en France, je ne peux ni l'approuver sans être inconséquent à mes principes, ni refuser de dire ce que j'en pense, sans être inconséquent à mon caractère.

Je ne m'en suis pas expliqué en public, et j'espère que j'en serai toujours dispensé, parce que la passion populaire est à un tel point, que tout ce que je dirais, et même le martyr, si je le subissais pour avoir dit la vérité, ne serviraient de rien. Quand cette passion sera amortie, d'autres diront mieux que moi ce que j'aurais à dire, et je n'aurai pas autant d'empressement que Monsieur de Calonne à m'emparer de la dispute ; ainsi j'espère bien finir mes jours dans le silence et l'obscurité.

Mais si l'on me sommait de dire aujourd'hui ce que je pense, il faudrait le dire sans ménagement et dans les termes les plus clairs, sans quoi je serais traître à ma patrie ; et quand un député de l'Assemblée nationale m'interroge, ce serait une lâcheté de garder le silence : ainsi je ne profiterai pas de la permission que vous me donnez de ne pas vous répondre.

Au reste, Monsieur, il me reste une grande espérance, qui est que nous ne nous sommes pas entendus, et tout ce que vous m'avez dit depuis me le fait croire.

Le projet de décret de Monsieur de Beauharnais, tel que je l'ai compris, se réduit en dernière analyse à ceci : il est dangereux que le Roi ait un pouvoir sans bornes, par conséquent il faut lui ôter toute espèce de pouvoir.

Est-il bien vrai que c'est là ce que vous pensez° ? J'espère que non, et qu'il suffit de nous expliquer.

Il y a peu de temps que j'ai l'honneur de vous connaître ; mais j'ai cru voir en vous une vertu, des lumières, même une douceur de caractère, qui me semble incompatible avec de tels principes. La candeur est empreinte sur votre physionomie ; vous êtes l'ami de Monsieur de Montgolfier, dont je respecte encore plus la vertu que le génie.

Oui, Monsieur, il faut nous expliquer.

Je vous envoie une discussion dont j'ai écarté toute question étrangère, et que j'ai voulu réduire à quelques propositions si évidentes, que je ne crois pas qu'on puisse les contester.

Je consens très volontiers que vous la communiquiez à Monsieur de Saint-Étienne 72 ; mais je crois que ce serait un temps perdu pour lui que de la lire.

Je connais assez ses lumières et sa logique, pour être bien persuadé qu'aucunes des réflexions dont je vous fais part ne sont nouvelles pour lui.

72 Rabaut de Saint-Etienne.

Page 306: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 306

J'ai l'honneur d'être, Monsieur, votre très humble et très obéissant serviteur,

Malesherbes

Discussion sur l’organisation du pouvoir.

Retour à la table des matières

Du projet d'un décret suivant lequel le Roi ne pourrait jamais agir seul, et où il serait statué que tous les ordres émanés de lui (sans exception) seraient contre-signés par un secrétaire d'État, qui, suivant les décrets déjà rendus par l'Assemblée nationale, en est responsable.

Je crois qu'on peut réduire cette discussion à quelques propositions si évidentes, qu'on ne puisse les contester, et en écarter toutes les questions sur lesquelles il peut y avoir lieu à disputer.

Première proposition.

Si le Roi peut tout sans exception, il est despote ; mais si il ne peut rien sans exception, il n'est pas roi.

Deuxième proposition.

On établit que la personne du Roi n'est responsable de rien, mais que ses ministres sont responsables de tout ce qu'ils ont contresigné.

Cette responsabilité des ministres a été proposée en termes généraux, sans aucune exception ni aucune explication.

Les ministres sont donc responsables, non seulement des crimes de l'infraction des lois, mais des fautes et des erreurs.

Or, le jugement d'une faute ou d'une erreur est arbitraire. Les ministres sont donc responsables de ce que la pluralité de l'Assemblée nationale regarde comme une faute ou une erreur.

Le ministre est donc sur tous les points, sur tous les actes de son administration, aux ordres de l'Assemblée nationale.

Page 307: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 307

Les ministres dépendent donc de cette assemblée, comme autrefois ils dépendaient du roi.

Il faudra donc qu'ils prennent les ordres exprès de l'assemblée toutes les fois que cela sera possible ; et pour le courant des affaires, qui ne permet pas que l'assemblée s'occupe de chacune d'elles qu'en particulier, il faudra qu'ils tâchent de pressentir ses intentions, et principalement de ceux de ses membres dont la voix sera prépondérante dans l'assemblée.

S'ils s'y trompent, ils pourront encourir la disgrâce de l'assemblée, comme autrefois ils pouvaient encourir la disgrâce du roi.

Troisième proposition.

Je n'examine pas si cette forme de gouvernement est bonne pour la France ; c’est une de ces questions sujettes à dispute que je veux écarter.

Je me borne à la proposition évidente, que si la responsabilité des ministres est indéfinie, et que le Roi ne puisse donner aucun ordre qui ne soit contresigné par un ministre, le Roi lui-même sera, pour les actes de son administration, aux ordres de l'Assemblée nationale, comme les ministres étaient autrefois aux ordres du Roi ; par conséquent il ne pourra rien, par conséquent il ne sera plus roi.

J'ajouterai que sa signature, apposée aux ordres contresignés par le ministre responsable, ne sera qu'une formalité illusoire et ridicule.

J'ajoute que ce fantôme de Roi sera un personnage inutile dans la nation ; que la dépense considérable faite pour son entretien, pour maintenir la splendeur du trône, sera très onéreuse pour la nation sans aucune nécessité.

J'ai entendu dire que cette proposition a été depuis peu établie par je ne sais quel journaliste ; ceux qui me l'ont dit en étaient indignés.

Pour moi, je trouve que le journaliste est très conséquent à ses principes, qui seront ceux de l'assemblée, si la motion de Monsieur de Beauharnais est adoptée.

Ces trois premières propositions conduisent nécessairement à la grande question que je vais poser en termes clairs, parce que je ne traite jamais autrement les affaires : Faut-il un Roi en France° ?

Sur cette question mon parti est pris et très décidé. Je crois qu'il faut un Roi en France. Si les choses viennent au point qu'il faille que chaque citoyen dise son avis, je soutiendrai celui-là de mon suffrage, parce que je suis trop vieux et trop peu exercé aux armes pour pouvoir le soutenir autrement. Mais je me croirais obligé de dévouer mon corps à la lanterne

Page 308: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 308

et ma maison au pillage, plutôt que de dissimuler ma façon de penser, ou de tergiverser sur ce principe, qui est le sentiment le plus intime de mon cœur, et que je regarde comme la loi fondamentale de ma patrie.

Nous n'en sommes pas encore à cette extrémité. Je pourrais discuter tranquillement la question, surtout avec celui à qui j'écris ; mais cela serait inutile, car sur de pareilles questions, on peut discuter éternellement sans s'accorder.

C'est une de ces questions sur lesquelles il peut y avoir des avis différens ; et j'ai entrepris de réduire cette discussion à des vérités qui ne peuvent être contestées.

Il me reste encore quelques-unes à présenter : les unes, à ceux qui pensent qu'il faut un Roi en France, mais qu'il faut limiter son pouvoir, pour qu'il ne devienne pas despote ; les autres, à ceux qui veulent abolir la royauté.

Quatrième proposition.

Si on veut un Roi qui ne soit pas un fantôme de royauté, un simulacre de Roi ; si l'on veut un Roi qui ait quelque pouvoir réel, mais limité cependant pour ne pas tomber dans le despotisme, il est d'une nécessité absolue de déterminer la portion de pouvoir qu'on veut lui laisser : car il ne suffit de dire qu'on lui laisse le pouvoir exécutif, à moins qu'on ne définisse en quoi consiste ce pouvoir exécutif, et qu'on ne lui donne des moyens de l'exercer autrement que par l'organe d'un ministre responsable.

Cette proposition dérive de la seconde, où j'ai expliqué ce qui résulte de la responsabilité des ministres, telle qu'elle a été décrétée par l'assemblée.

Si on me conteste cette proposition, on ne sera pas de bonne foi ; ce sera par des subtilités qui seront peut-être fort ingénieuses.

Je n'y répondrai point parce que l'objet est trop important, et que tout bon Français en est trop profondément affecté pour s'amuser à démêler des sophismes.

Cinquième proposition.

Parlons à présent à ceux qui ne veulent point de roi.

Page 309: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 309

La discussion serait impossible, si j'attendais qu'ils me répondissent, parce que jusqu'à présent ils n'avouent point ce sentiment ; mais je leur parle à eux-mêmes, je les cite au for de leur conscience.

On leur aurait dit autrefois qu'ils étaient criminels de lèse-majesté ; c'est aujourd'hui pour ceux à qui je parle une vieille inculpation gothique.

Aussi je conviens que ceux qui veulent détruire la royauté ne regardent pas comme un crime de léser la majesté royale.

Mais je leur dis qu'ils sont criminels de lèse nation, s'ils entreprennent de détruire la royauté ; s'ils font des actes par lesquels la royauté est détruite, en dissimulant leurs intentions, et sans déclarer expressément à la nation jusqu'où ils la conduisent.

Je ne veux pas m'exposer au reproche qu'on a fait à l'Assemblée nationale, de faire sonner ce grand mot de lèse nation sans le définir.

Je vais expliquer ce que j'entends par ce genre de crime.

Je dis que ce serait léser la nation au premier chef, que de la tromper pour faire, sous son nom, ce qui est diamétralement contraire à ses vœux les plus sincères.

Qu'est-ce que la nation° ?

L'Assemblée nationale ne prétend sûrement pas être la nation ; je me plains seulement que dans les délibérations on a trop souvent perdu de vue que cette distinction importante, entre la nation elle-même et l'Assemblée de ses représentans.

La nation ne consiste pas non plus dans vingt mille gens inconnus et sans aveu, qui sont très suffisans pour exciter de grand tumulte dans une ville quelconque : si le Roi, la reine, le dauphin eussent été égorgés dans la nuit du 5 octobre, c'eût été cruellement calomnier la nation française de lui imputer ces crimes.

La nation française consiste, si les calculs sont justes, dans vingt-cinq millions d'individus.

On ne saurait nier que de ses vingt-cinq millions, il y en ait vingt-quatre qui n'entendent pas les décrets, mais qui peuvent avoir un sentiment très fort et bien prononcé sur une question simple comme celle-ci : Faut-il un Roi en France° ?

Or, j'entends dire qu'une grande partie de la nation a conservé cet amour pour ses rois, dont la nation entière s'honorait autrefois, comme de son caractère distinctif.

Page 310: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 310

J'entends dire que, dans beaucoup de province, et même dans Paris, le peuple a donné, dans bien des occasions, des témoignages non équivoques de son attachement pour la personne du Roi actuel.

Ceci est une question de fait sur laquelle on dira peut-être que je me trompe, et que la majorité des vœux de la nation est pour la destruction de la royauté.

En ce cas, il faut s'en assurer, et le moyen très simple.

Ceux qui ne veulent pas de roi, n'ont qu'à se déboutonner et présenter la question en termes exprès : veut-on un roi, ne veut-on pas de Roi° ? Le peuple les entendra, la nation elle-même parlera 73.

Mais quand on a rendu un décret par lequel les ministres ont été déclarés responsables, on était bien sûr des applaudissements de la nation ; car on savait que la nation n'a pas pour les ministres le sentiment qu'elle a pour son Roi.

La partie ignorante de la nation, ces vingt-quatre millions d'individus qui n'entendent pas les décrets, ont cru et dû croire que les ministres ne seraient responsables que des ordres donnés par eux à l'insu du Roi.

Cette partie de la nation, qui est de beaucoup la plus nombreuse, qui est la nation presque entière, n'est pas assez éclairée pour avoir pu demander qu'on définît le genre de fautes dont les ministres seraient responsables, ni qu'on exceptât de la responsabilité la portion d'autorité qu'on voudra réserver au roi.

Or, si quelques mois après on rend un autre décret suivant lequel le Roi ne pourra donner aucun ordre, quel qu'il soit, sans la signature du ministre responsable, ces vingt-quatre millions d'individus ne sauront seulement pas que le second décret existe ; ou si on ne leur dit, ils ne l'entendront pas ; ils ne se rappelleront pas le rapport qu'il a avec le premier.

Cependant c'est par la réunion de ces deux décrets que toute portion de pouvoir est ôtée au Roi sans exception ; qu'il n'est plus roi, qu'il n'est plus qu'un fantôme auquel on pourra même ôter son vain titre, quand on aura accoutumé la nation à se passer d'un Roi qui ait un pouvoir réel.

Il n'est pas inutile d'observer que ce fut la politique des maires du palais, par lequel la nation, encore attachée au sang de Clovis, fut trompée pendant plus d'un siècle. Mais la question était bien différente ; il n'y avait alors de disputes que sur la famille qui régnerait, et non sur la destruction ou la conservation de la royauté, qui est un objet bien plus intéressant pour une nation.

73 On voit dans cet écrit l’idée première de l’appel au peuple, que M. de Malesherbes provoqua ou encouragea deux ans après.

Page 311: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 311

Revenons à la discussion de la motion de Monsieur de Beauharnais.

Il est évident que par son décret, dont l'effet est de détruire tout pouvoir royal en laissant subsister un vain nom de roi, on trompe la partie de la nation qui veut conserver la royauté, et un Roi avec un pouvoir réel, mais qui n'entend pas les décrets ; qui ne peut pas juger de leur intention, qui n'est pas assez éclairée pour rapprocher les différens décrets et voir ce qui en résulte.

Je ne me suis donc pas servi d'une expression trop forte, en disant que c'est un crime de lèse nation au premier chef.

Sixième proposition.

Si on veut recueillir les voix pour savoir si la nation veut un roi, ce serait une dérision de dire qu'on se serait assuré du vœu de la nation, en se procurant, par les moyens qu'on sait si bien employer depuis quelque temps, des acclamations dans la ville de Paris.

Paris n'est pas le royaume de France, et on ne peut pas savoir les sentimens de la pluralité des citoyens de Paris, puisqu'il est notoire que ceux qui voudraient y manifester leur façon de penser, ont à craindre d'être assaillis par des troupes d'assassins.

Il faut aussi, pour que la nation opine librement sur le sort du roi, qu'auparavant le Roi soit libre et en sûreté ; car personne n'ignore que tant que le poignard sera levé sur la tête de la reine, le Roi ne résistera point à ceux qui ont la force en main, et que tant que le poignard sera levé sur la tête du roi, non seulement le bras de ses partisans sera enchaîné, mais ils seront réduits au silence par la crainte de mettre en danger les jours d'un otage si précieux.

Résultat de cette discussion.

Je ne crois pas que celui à qui je m'adresse pense qu'il faut abolir la royauté ; et si par impossible c'était son avis, je suis trop porté à l'estimer, pour croire que ce fut en trompant la nation, qu'il voulut lui ôter son roi.

Je crois plutôt que nous nous sommes mal entendus, et que s'il propose de demander que tous les ordres du Roi soient revêtus du contreseing de ses ministres, ce ne peut être qu'en déterminant que les ministres ne seront responsables que de l'infraction des décrets de l'assemblée sanctionnés par le Roi.

Page 312: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 312

Mais il ne faut pas commencer par rendre le décret de Monsieur de Beauharnais, en disant qu'ensuite on se donnera le temps de revoir le décret de la responsabilité des ministres et de l'expliquer : car ce serait dire que l'Assemblée nationale (qui n'est pas la nation, je ne cesserai de le répéter) a droit de détrôner le Roi, sans que la nation l'en ait chargé, en se réservant de lui rendre sa couronne quand elle le voudra, si elle veut jamais, et aux conditions qu'elle voudra lui prescrire.

Sur Étienne Montgolfier 74

Retour à la table des matières

Les amis des sciences et des arts et de toutes les vertus publiques et privées, ont à pleurer dans ce moment la perte d’Étienne Montgolfier, associé de l’Institut national de France, et l’un des deux frères inven-teurs des aérostats. Il vient de terminer auprès d’Annonay, lieu de sa naissance, à l’âge d’environ cinquante-deux ans, une carrière pleine de gloire, et que de nombreux et utiles travaux allaient rendre plus illustre encore. Né dans une famille où le génie et le savoir étaient une dotation commune, il se livra de bonne heure à l’étude pratique de la mécanique et de la chimie, et rendit usuelles, en les appliquant à la fabrication du papier, dont il possédait et dirigeait une vaste manufac-ture, plusieurs découvertes heureuses, fruit de ses méditations et de ses travaux. Il contribua puissamment à perfectionner l’art qu’il exer-çait, soit en inventant de nouvelles machines, soit en créant de nou-veaux procédés. On lui doit particulièrement d’avoir le premier fabri-qué en France, ces papiers vélins qui ont donné tant de supériorité à la typographie française, et qui, avant lui, n’étaient produits que par les seuls ateliers des Hollandais. Son génie devina plus d’une fois les mé-thodes de ces rivaux de notre industrie ; et avant que les liens qui nous attachent à eux ne nous eussent en quelque sorte rendu propres leurs connaissances dans les arts, et leur habileté à en faire usage, Montgol-fier avait naturalisé parmi nous la plupart de leurs procédés pour la fabrication du papier, en les imaginant lui-même : il m’a dit plus d’une fois que l’une des choses qui lui avaient causé le plus de plaisir, ça avait été de retrouver dans les secrets les plus cachés de la fabrica-tion hollandaise, lorsqu’il avait pu les connaître, plusieurs pratiques très importantes, qu’il croyait n’appartenir qu’à lui.74 Extrait du Journal de Paris du 16 Fructidor an VII.

Page 313: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 313

Ce fut conjointement avec Joseph Montgolfier, son frère, son ami, le compagnon de tous ses travaux, le dépositaire de toutes ses pensées, homme rare aussi, et que l’industrie possède encore 75, qu’il fit cette brillante découverte, dont les autres nations furent si jalouses, em-blème et produit du génie, moyen précieux et nouveau d’accroître en-core la puissance de l’homme, et d’agrandir le cercle de ses connais-sances.

D’autres ont pu, ou pourront employer, pour les aérostats, des gaz plus légers que l’air atmosphérique, sans pour cela inventer autre chose qu’une nouvelle méthode applicable à une découverte déjà faite.

Cette découverte brillante donna lieu d’abord à quelques expé-riences dont on se ressouvient encore, et qui n’avaient rien de com-mun avec toutes celles qui, de nos jours, n’ont été que de vains spec-tacles : mais le génie des inventeurs ne put se plier à la mesquinerie du gouvernement d’alors, qui seul pouvait en faire les frais ; et ils se virent forcés de les abandonner, sans avoir pu essayer ni les moyens de direction qui leur semblaient devoir naître du principe même de leur découverte, ni l’application de ce principe à une foule de théories qu’ils jugeaient devoir être perfectionnées par lui.

Il est inutile de remarquer que les frères Montgolfier ne reçurent de l’ancien gouvernement, d’autre récompense que quelques-uns de ces hochets que la Révolution a restitués à leur néant, et qu’après avoir consumé en expériences une grande partie de leur fortune, ils ne purent pas même obtenir les moyens de les continuer, seules choses qu’ils ambitionnaient. Cet abandon les suivit jusque sous la répu-blique, et il y fut peut-être plus injuste. La victoire de Fleurus elle-même, si favorisée par l’usage inusité de l’aérostat, ne les arracha point à cet oubli ; et ils ne furent pas même consultés par ceux qui avaient conçu l’idée de faire servir à la défense de la nation française, une découverte qui déjà l’avait honorée.

Étienne Montgolfier dut pourtant à sa gloire un avantage dont il était plus qu’aucun autre digne de sentir tout le prix : il fut recherché avec empressement, d’abord à cause d’elle, et bientôt à cause de lui, par tout ce que la France possédait alors d’hommes recommandables dans tous les genres de mérite. Il obtint de plusieurs d’entre eux cette amitié qui seule pouvait récompenser le génie. L’illustre Malesherbes,

75 Il est mort depuis, membre de l'Académie royale des sciences.

Page 314: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 314

son infortunée famille, le vertueux duc de La Rochefoucauld, le sa-vant et malheureux Lavoisier, etc., se placèrent parmi ses amis, s’ho-norèrent d’en porter le titre, et lui vouèrent une estime que Montgol-fier mérita toujours. Il était impossible, en effet, d’être meilleur sous tous les rapports ; d’être plus modeste, plus simple ; de posséder une âme plus pure ; d’être plus véritablement vertueux : c’est à ceux qui l’ont connu comme moi, qui l’ont aimé comme je l’ai fait, c’est à sa famille désespérée de sa perte, à compléter leurs larmes d’éloges que je suis forcé d’abréger ; c’est à eux à rendre à sa mémoire l’hommage le plus digne d’elle, celui qu’un homme de bien désire le plus, les re-grets des âmes sensibles…

De l’île d’Oléron, le 30 thermidor an VII

Sur M. Necker.

Retour à la table des matières

M. Necker, avant d'être ministre, était déjà un homme public ; il avait remporté un prix à l'Académie française dont le sujet, l'éloge de Colbert, annonçait assez la direction de ses études et le but principal de ses travaux ; il avait publié des mémoires sur la compagnie des Indes et sur le commerce des grains ; enfin il avait dirigé de vastes opérations de banque qui se liaient aux intérêts et au crédit du gouver-nement, et il avait acquis une grande fortune. Toutes ces choses l'avaient placé dans la classe de ceux qui pouvaient administrer en grand ; et lorsqu'il fut appelé à diriger les finances du royaume, l'opi-nion publique n'en fut pas surprise. Je ne sais pas si il y fit des fautes 76 ; si le système des emprunts qu'il préféra à celui des impôts pour subvenir aux frais d'une guerre honorable, mais dispendieuse, était impolitique et ruineux comme on l'a dit 77  ; si quand son influence personnelle pouvait faciliter l'exécution de ses plans, dans un tel sys-

76 Je ne parle ici que de son premier ministère ; un peu plus loin je parlerai du second.

77 Le système des emprunts offre du moins l'avantage au peuple, de forcer le gouvernement qui s'y livre à suivre la conduite qui peut le mieux établir son crédit, c'est-à-dire celle qui assure le plus solidement le bonheur de ses sujets tandis que le système des impôts extraordinaires ne force le gouvernement qu'à être exacteur et despote.

Page 315: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 315

tème, il aurait dû l'abandonner, pour courir le risque, en proposant des impôts extraordinaires à une nation qui en était déjà surchargée, d'être repoussé par le Parlement, et le danger qu'il apercevait sans doute, de précipiter l'instant d'une Révolution inévitable, amenée depuis par cette même lutte entre les parlemens et le Roi, qu'il trouva sage et pru-dent d'éviter alors.

Cet examen passe ma portée, et je ne m’y livrerai point. Je n’exa-minerai pas non plus si la guerre contre les Anglais, à l’occasion de l’indépendance de l’Amérique, dans laquelle on a voulu voir une des causes de notre révolution, fut politique ou ne le fut par ; ce n’en est pas ici le lieu, puisqu’il est certain que M. Necker n’eut aucune part à la détermination qui fut prise à ce sujet ; mais je dirai que l’exécution des plans qu’il fut obligé de créer pour subvenir à ses dépenses, l’obligea de faire connaître au public les ressources d’un gouvernement qui empruntait, au lieu d’imposer ; dès lors que la science financière cessa d’être occulte, et qu’il se forma aussitôt en France, à cause de cela, un véritable esprit national, appuyé sur l’intérêt particulier et éclairé par l’expérience ; esprit public tellement puissant, que les crises de la Révolution et ses malheurs incontestables ont pu l’enchaîner momentanément et l’égarer sans doute, mais n’ont pu ni l’éteindre, ni l’étouffer, et dont surtout le germe et le principe dureront autant que la monarchie, aujourd’hui plus nationale que jamais, pour la soutenir et la défendre.

Une intrigue de cour, à laquelle n’étaient point étrangers, ainsi que je l’ai déjà dit, les parlemens et les ordres privilégiés, avait renversé Monsieur Turgot et forcé M. de Malesherbes à préférer la retraite aux affaires : elle renversa aussi M. Necker. Ces deux succès des ennemis intérieurs de la France furent également nuisibles à l’État ; Monsieur Turgot et M. Necker avait des principes d’administration et d’économie publique dont la différence était plus apparente que réelle : il y avait plus de rapports entre eux qu’on ne l’a cru généralement : cependant leur éducation civile et politique n’avait pas été la même, et ils étaient parvenus l’un et l’autre au même ministère par des routes fort éloignées entre elles : mais ils devaient avoir et ils eurent les mêmes obstacles à combattre, et ils furent vaincus par les mêmes ennemis. 78

78 Un des grands moyens que les ennemis de Monsieur Necker employèrent avec le plus de succès contre lui, fut la publication d'un mémoire qu'il avait

Page 316: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 316

Monsieur Turgot avait commencé par étudier en Sorbonne, avec le projet de s’y faire recevoir docteur 79. M. Necker avait fait ses études dans un séminaire de Genève, afin de parvenir un jour à être ministre protestant 80. Après avoir renoncé tous les deux à ces carrières diversement théologiques, ils devinrent avec un égal succès, l’un chef d’une grande maison de banque, et l’autre intendant d’une vaste généralité ; et l’on peut dire qu’ils portèrent ensuite au ministère, quand ils y parvinrent, chacun le caractère qu’il avait pris dans sa dernière profession : celui-ci étant plus véritablement financier ; celui-là étant plus essentiellement administrateur ; l’un suivant des calculs

remis au Roi pour provoquer l'établissement des assemblées provinciales, et l'abolition ou la modification du régime des intendants : ce mémoire ne devait être connu que du Roi ; on ne sait comment il passa dans d'autres mains, qui le publièrent ; mais la publicité qu'il reçut attira sur son auteur, déjà fortement attaqué, la haine de toutes les puissances de l'État, et leur prêta de nouvelles armes. Monsieur Necker n'avait pourtant fait que répéter en quelque sorte les mêmes choses que Monsieur de Malesherbes avait développées avec tant de logique dans les remontrances de 1775, comme on peut le vérifier dans ce que j'en ai cité : mais on n'osait attaquer les opinions d'un corps de magistrature parlant au nom et dans l'intérêt du peuple, et dont les droits et libertés reposaient incontestablement sur les lois de la monarchie et sur la puissance de la nation, tandis qu'on était pas obligé à avoir des ménagemens pour un ministre dont l'existence dépendait uniquement de la faveur du prince, qu'il était si facile de lui enlever avec de l'intrigue et de l'habileté.

Toutefois ce mémoire est par lui-même, et indépendamment de son effet, extrêmement remarquable ; c'est un des ouvrages de Monsieur Necker où il a mis le plus de force et de logique, et où le style est le plus convenable au sujet. Je n'en citerai rien ici, parce qu'il est connu de tout le monde ; mais il peut être très utile de le relire, dans un temps où il paraît qu'on veut s'occuper de changer ou de modifier l'administration intérieure, et où l'on pense avec raison qu'il est convenable autant que juste de donner plus d'attribution et de force aux conseils généraux des départements et des communes, en restituant ainsi aux citoyens le droit de régler eux-mêmes les intérêts qui n'appartiennent qu'à eux.

79 Chose étrange ! Si il y fût resté, il aurait, lui qui était le plus tolérant des hommes, concouru à censurer le quinzième chapitre de Bélisaire, l'Encyclopédie à laquelle il a fourni d'excellents articles :

J'eusse été près du Gange esclave des faux dieux…80 Il paraît que Monsieur Necker n'a jamais perdu totalement le goût qu'il avait

eu pour cet état. Il y a dans la collection de ses œuvres un livre presque théologique, et trois volumes de serment sous le titre de Discours moraux, qui ne sont pas dépourvus de mérite.

Page 317: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 317

plus moraux, l’autre des combinaisons plus numériques : Monsieur Turgot soutenant les principes des économistes, et M. Necker professant la doctrine contraire. Tous les deux s’accordant toutefois sur les points les plus essentiels : ainsi l’un et l’autre considérant la justice et le respect des engagemens, comme la force de toute bonne administration et le fondement du crédit public ; regardant l’économie dans les dépenses comme la première ressource des états, et ne croyant pas qu’il soit permis d’aggraver le fardeau des charges publiques avant de l’avoir épuisée : enfin, pensant également que la richesse de l’État ne peut se fonder que sur la prospérité des individus qui le composent, et envisageant l’un et l’autre le bonheur du peuple, comme étant le moyen et le but de la politique, autant que le devoir de la justice : différant toutefois en ceci, que M. Necker voulait réparer les finances pour régénérer ensuite les institutions ; et Monsieur Turgot régénérait les institutions, pour réparer les finances d’une manière plus sûre et plus facile.

Si l’un et l’autre étaient restés assez longtemps en place, il nous aurait préservés également de la révolution, en corrigeant les abus qui l’ont amenée, et sans doute en la faisant en quelque sorte eux-mêmes par l’autorité du gouvernement, sans mouvement et sans secousses : tous les deux auraient attaqué fortement, et probablement auraient renversé cette aristocratie féodale et nobiliaire dont la Révolution a su nous affranchir, et que tous les grands ministres avaient cherché à affaiblir dans toutes les occasions. Mais Monsieur Turgot, afin surtout de fonder plus invariablement la liberté de tout le peuple, et M. Necker afin de rendre plus de force à l’autorité royale, et de placer sous son égide le constant maintien de l’ordre public : car, ce qui est assez remarquable, Monsieur Turgot, né sujet d’un monarque, était plus républicain ; M. Necker, né citoyen d’une république, était plus partisan du gouvernement monarchique…

Monsieur Turgot avait plus d’esprit que M. Necker, plus de cette facilité d’élocution, que donne l’instruction et l’étude jointes à l’usage du grand monde et à l’habitude de la société, quoiqu’il fût embarrassé et même timide avec ceux qu’il ne connaissait pas : il était plus précis dans ce qu’il écrivait, quelquefois même plus profond ; et il semblait offrir plus de résultats 81. M. Necker avait un talent de style plus réel, il 81 Monsieur Turgot n'a guère énoncé dans ses ouvrages que les raisonnemens

plus ou moins certains d'une théorie spéculative. Monsieur Necker, au

Page 318: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 318

avait plus d’entraînement et de séduction : son caractère, comme écrivain, était plus original ; il y a dans ses livres beaucoup de pages qui peuvent rester comme des modèles de composition et d’éloquence, et que l’on lit avec plaisir, indépendamment du sujet qu’ils traitent. Il est quelquefois à une très grande hauteur, pour la pensée comme pour l’expression ; et il sait employer alors une diction onctueuse, pathétique même, et touchante, qui ne manque jamais son effet. On a comparé son style à celui de Buffon, je pense qu’ils n’ont ensemble aucun rapport. Monsieur de Buffon a de la simplicité et du naturel dans sa diction, la majesté de son langage et dans ses pensées ; M. Necker est tout le contraire, il met de l’éclat et de l’élévation, et quelquefois de l’importance dans l’expression d’une idée simple et souvent commune. Cependant il a souvent de l’emphase, et ceux qui, comme moi, l’ont entendu parler en public, peuvent affirmer que son débit avait aussi ce défaut.

Sa manière de parler et d’écrire semble appartenir davantage au ton des orateurs religieux qu’à celui des écrivains profanes. Il n’a pas cette urbanité piquante, légère, et gracieuse tout à la fois, qu’on re-trouve dans la plupart des bons auteurs du dernier siècle, qu’il est plus aisé d’apprécier que de définir, et qui est au talent d’écrire ce que la politesse et l’aménité sont au commerce de la vie. Il a souvent de la lourdeur dans son élocution, et de la pédanterie dans les formes de son langage ; il manque de précision et de mesure ; et loin de se borner à faire entendre des résultats, surtout dans les choses convenues ou de peu d’importance, comme le fait ordinairement Monsieur Turgot, il les établit et les développe sans franchir aucun intermédiaire ; et il vous force, malgré vous, d’écouter toutes ses paroles et d’entendre toutes ses démonstrations.

contraire, a cherché à particulariser les principes de l'administration ; en les fondant moins sur les raisonnemens que sur les faits.

Page 319: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 319

C’est là ce que l’on est convenu d’appeler le style genevois 82, dont Rousseau lui-même, malgré toute la perfection de son langage et toute l’habilité du mécanisme de sa diction, pourrait offrir plus d’un exemple.

La composition de M. Necker est presque toujours correcte et pure ; il n’offre jamais de ces faux ornements qu’un goût sévère n’avouerait pas ; il a de la netteté dans l’expression, et de la clarté dans le langage ; on voit qu’il est persuadé de ce qu’il dit, et qu’il est de bonne foi dans ce qu’il expose. Son style est périodique et nombreux ; il procède par de grandes phrases, et leur mécanisme et leur mélange ont de l’harmonie et de l’effet.

Il est le premier qui ait su dépouiller l’économie politique de la sécheresse dont on avait jusque alors environné les développemens et obscurci tout à la fois les résultats et les méthodes, qui ait su mettre dans le langage de cette science longtemps occulte, de l’éloquence et du sentiment, de l’élégance et de la noblesse ; qui ait associé la pompe des images, l’éclat des métaphores, la séduction des mouvements oratoires, l’élévation du style, à la précision des calculs, à la justesse des démonstrations et à la force des raisonnements ; qui ait su lier sans contrainte et sans incohérence l’expression d’une vérité morale, d’une idée sensible et douce, d’un précepte de bienfaisance et de vertu, à une grande conception politique, au résultat d’une grande méditation, à une vue profonde d’administration et de gouvernement ; qui ait su répandre sur les objets en apparence le moins susceptibles d’émouvoir 82 Ce défaut semble résulter de l'éducation et de l'emploi des premières années

de la vie : il tient à la religion même, dont Genève est la métropole depuis longtemps, et dont les dogmes et les pratiques sont moins de sentiment que de conviction, qui aspire à prouver tout ce qu'elle ordonne, à démontrer tout ce qu'elle veut faire croire, qui, laissant à chacun le droit de juger sa foi d'après les préceptes de l'Évangile, au lieu d'exiger une soumission aveugle, contracte avec ceux qu'elle appelle, l'obligation de discuter et d'éclaircir tout ce qu'elle leur demande d'adopter. Ce défaut tient encore au culte que cette religion prescrit, composé principalement de prédications et de prières publiques, deux sortes d'oraisons religieuses d'un genre particulier aux protestants, où se retrouvent tour à tour la démonstration, l'onction, l'abondance, le sentiment et la méthode, et qui étant également dans l'idiome de la multitude, tendent à s'identifier avec elle, à lui faire adopter leurs formes, à lui imprimer leur caractère, à préparer leurs habitudes, et influent ainsi, d'une manière sensible, sur l'esprit général des citoyens, et sur le talent de ce qui se consacre à l'art d'écrire.

Page 320: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 320

et de toucher, une teinte de mélancolie et d’attendrissement, propre à intéresser à leurs résultats avant même de les avoir fondés sur l’autorité des démonstrations. Enfin, il a eu aussi le mérite rare de parler avec dignité au nom de l’autorité suprême quand il en a été l’organe, et sans flatterie au peuple qu’il voulait éclairer sur ses intérêts et associer du moins par son opinion aux révolutions politiques. Mais il cherche trop à agrandir toutes ses pensées, à donner de l’importance à toutes ses réflexions, et il ne dit rien avec simplicité. De là cette emphase que je lui ai déjà reprochée, cette monotonie dont son langage n’offre que trop souvent le défaut, un ton quelquefois déclamateur, de trop fréquentes simplifications, et une prétention trop marquée à intéresser et à instruire toujours. On dirait qu’il a imaginé qu’il ne pouvait rien dire d’indifférent au bonheur ou à l’amélioration de l’espèce humaine : il a aussi le très grand tort de confondre trop souvent ses idées et sa personne, les principes qu’il expose, et le souvenir de ses actions, et de vouloir attirer sur lui-même une attention que le lecteur accorderait plus volontiers sans doute au seul fruit de ses méditations et de ses études. On a dit que, pour se délasser de travaux plus importans et plus sérieux, il avait composé des comédies qui n’ont jamais vu le jour : je ne le sais pas ; mais si cela est vrai, je ne puis croire qu’il ait pu y mettre la moindre gaité, tandis que nous avons de Monsieur Turgot une sorte de poème badin qui rappelle assez la manière de Voltaire, et dont plusieurs vers sont devenus proverbes, comme ceux du Pauvre Diable, du Russe à Paris et du Mondain…

Pour observer ce que je viens de dire de M. Necker, je me suis placé à l’époque où, pour la première fois, il fut obligé de quitter le ministère ; je n’ai point eu en vue dans ce moment la seconde partie de sa vie politique ; elle ne ressemble pas à l’autre, et il serait injuste de le juger d’après elle. Lors de son premier ministère, il était maître des circonstances ; lors du second il fut dominé par elles. On le renvoya la première fois lorsqu’il pouvait tout sauver ; on le rappela la seconde, lors que tout était perdu. Il fut chargé à celle-ci de la direction des affaires, quand le caractère inconsidéré de Monsieur de Calonne, les fausses vues de Monsieur de Lamoignon, l’incapacité de Monsieur de Brienne, le défaut d’accord des notables entre eux et avec le gouvernement, et l’opposition des cours souveraines à toutes les propositions des ministres, eurent paralysé toutes les ressources,

Page 321: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 321

réveillé toutes les prétentions, provoqué le choc de tous les intérêts, ébranlé toutes les institutions existantes, relâché tous les liens sociaux, et plongé la France dans un désordre inextricable, dont l’imagination s’effraie encore aujourd’hui, même après tous les bouleversements auxquels nous avons été livrés pendant tant d’années.

Les courtisans voyaient avec effroi ses projets de réforme ; les pri-vilégiés, avec épouvante, les changemens qu’il pouvait tenter : la reine avait de l’éloignement pour lui ; le Roi de la méfiance, et peu d’affec-tion ; les princes ne paraissaient pas disposés à le défendre.

Jeté au milieu de la tourmente, il ne put être occupé qu’à lutter contre elle ; et soit qu’il n’eût pas l’habilité qu’on lui croyait, soit que les événemens fussent de nature à ne pouvoir être dominés par aucun homme, il fut bientôt entraîné par eux ; et quand il fut forcé de s’éclip-ser devant leur irrésistible puissance, sa retraite même fut inaperçue.

Mais cette retraite, et l’obscurité qui devait la suivre, ne suffirent pas pour faire taire l’injustice et pour désarmer la haine. Je ne parle pas de l’attentat commis sur sa personne, au moment où il quitta le ministère, et où il allait, sous la sauvegarde des lois, se réfugier hors de la France dans le calme de la vie privée, en laissant à son gouver-nement une grande partie de sa fortune 83 ; on sait que cette voie de fait ne fut l’ouvrage que de quelques agitateurs, dont le but était de se faire remarquer, et que l’opinion nationale, ainsi que l’autorité pu-blique, la blâmèrent solennellement ; mais je parle du jugement qu’on 83 Dans un moment où il n'y avait pas un sou au trésor royal, et où tout

emprunt était impossible, Monsieur Necker réalisa de sa propre fortune deux millions nécessaires aux plus pressans besoins, et les fit verser sans intérêt dans la caisse de l'État ; par une suite de la même confiance et du même dévouement, il ne les réclama point quand il quitta le ministère, et les laissa à titre de prêt gratuit. Cela peut paraître simple aux citoyens vertueux et désintéressés ; mais ce qui ne paraîtra beaucoup moins, c'est que longtemps après son départ il ne les avait pas encore retirés, lorsque arriva la terrible loi des immigrés, qu'alors, quoique Genevois, il fut considéré comme émigré français, et que ses biens situés en France, parmi lesquels se trouvaient les deux millions qu'il avait prêtés si généreusement, furent confisqués. Pendant vingt ans cette confiscation a été maintenue ; aucun des gouvernements qui se sont succédés en France, n'a trouvé injuste de refuser le remboursement de ces deux millions : le seul Louis XVIII en a jugé autrement ; un des premiers actes de sa souveraine et bienfaisante justice a été la restitution de cette somme, due si légitimement et si odieusement retenue.

Page 322: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 322

a porté depuis des opérations de son second ministère, et qui a été aus-si défavorable que légèrement prononcé.

Chaque parti lui a fait un crime de n’avoir pas devancé, ou au moins suivi les principes qu’il voulait faire prévaloir, et surtout de ne les avoir pas protégés, sans songer que l’inflexibilité de son caractère ne lui permettait pas d’encourager et de défendre des opinions qu’à tort ou à droit son jugement ne partageait pas. Cette inflexibilité, dont le principe était honorable, puisqu’il tenait au sentiment de sa justice et à la fermeté de sa vertu, était un grand défaut dans un homme pu-blic, souvent forcé de capituler avec les erreurs et les vices des autres, et de se contenter du mieux quand il ne peut obtenir le bien absolu, même de l’obtenir quelquefois par des moyens qui ressemblent à de la faiblesse ou à de l’intrigue. Il ne s’était point fait d’amis à la cour pen-dant ses deux ministères ; il ne s’en fit pas davantage dans l’Assem-blée, où il n’eut jamais aucun parti. Il repoussait également, et presque toujours d’une manière tranchante, les idées des uns et des autres, quand elle n’était pas d’accord avec les siennes, et l’on peut dire qu’il ne sut jamais utiliser l’influence de personne. Il repoussa Mirabeau dès le premier jour, et ne voulut jamais se rapprocher de lui, sans son-ger qu’avec de grands vices, et même avec une conduite antérieure justement méprisée, il pouvait être employé utilement, et, à cause de la grande justesse de son esprit et de ses vastes lumières, devenir le plus utile appui d’un système moral et juste…

Il avait toutefois plus de roideur que de vanité, quoiqu’on lui ait reproché d’en avoir beaucoup ; plus d’amour du bien que d’orgueil, et son ambition était celle d’un honnête homme dont le but était louable.

Du reste, c’est de tous les hommes d’État celui qu’on a jugé avec le plus d’injustice : beaucoup en ont parlé, peu l’ont connu, peu surtout ont voulu le faire connaître. Madame de Staël, sa fille, l’a célébré avec une exagération qui a été nuisible à sa mémoire ; avec son talent, il lui eût été facile de le mettre à sa véritable place, laquelle eut été belle ; mais elle a manqué son but en allant au-delà, et a servi ses détracteurs plutôt que ses partisans.

Si M. Necker eût eu le malheur de se trouver en France pendant le terrible règne de la Convention, ou dans les cruelles semaines qui en précédèrent le commencement, il aurait expiré sur le même échafaud que Malesherbes, ou sous les mêmes poignards que Montmorin, son

Page 323: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 323

attachement au Roi et les services rendus sous ses ordres, avec autant de désintéressement que de zèle, à la patrie qu’il avait adoptée… ; et pourtant, même aujourd’hui, on rencontre encore des hommes qui n’ont pas cessé de le considérer comme l’une des premières causes de la chute du trône de Louis XVI, et de l’établissement en France du gouvernement républicain ; et qui, à cause de cela, ne prononcent son nom qu’avec fureur ; chose étrange non moins qu’injuste, et que l’esprit de parti peut seul inspirer à ceux qu’il dirige.

Il fonde principalement leur accusation sur ce que ce fut M. Necker qui détermina le Roi Louis XVI à assurer au tiers État une représenta-tion égale à celle de la noblesse et du clergé, dans les États généraux qui allaient se tenir, et dont ce prince venait de renouveler la promesse, au moment où il avait rappelé ce ministre.

Certes si l’on jugeait aujourd’hui cette résolution d’après les prin-cipes de politique et d’équité reconnus maintenant, non seulement par l’opinion générale de la France, mais encore par la volonté souveraine du prince éclairé qui nous gouverne, telle qu’elle a été manifestée par lui dans l’acte le plus important de son règne, on aurait de la peine à y trouver le sujet d’une accusation spécieuse contre celui dont les conseils purent la faire prévaloir : il serait bien plus difficile d’empêcher qu’on ne donna au reproche d’avoir imprudemment influé sur la quotité de la représentation du tiers, une direction diamétralement contraire ; et bien plus difficile sans doute d’absoudre complètement M. Necker du blâme, beaucoup mieux fondé, d’avoir méconnu les droits sacrés de la plus forte partie de la nation, en ne lui assurant qu’une influence égale à celle qu’il accordait en même temps à une minorité presque imperceptible, qui ne formaient qu’une exception au milieu d’elle 84.

Quant aux autres ennemis de M. Necker, bien plus nombreux et bien plus aigris, pour qui les droits du peuple sont une chimère et leurs proclamations un cri de révolte, il faut leur rappeler aussi, mais sans doute uniquement, les circonstances où se trouvait alors le gouvernement de Louis XVI ; et au lieu d’invoquer devant eux l’équité comme la seule souveraine des rois et des peuples, parce que cette autorité les toucherait peu, leur faire comprendre, s’il est

84 Tellement que dans la discussion des intérêts communs, trois ou quatre cent mille individus avaient autant de suffrages que 24 millions d'hommes.

Page 324: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 324

possible, que la politique la plus impérieuse prescrivait absolument la détermination qui fut prise ; et que puisque l’état de détresse où l’on se trouvait, forçait à des capitulations, celle qu’on avait stipulée pour les ordres privilégiés, était encore la meilleure qu’il fut possible d’obtenir pour eux.

En effet l’opinion publique, devenue dès lors une formidable puissance ; l’opinion publique qui, en secondant les parlemens, avait repoussé les plans de Calonne, triomphé du despotisme de Lamoignon et de Brienne, anéanti leurs institutions politiques et leurs mesures financières, et prescrit impérieusement, avec la Restauration de la magistrature opprimée et dispersée par ces ministres, l’inévitable et prompte convocation des États généraux ; cette opinion, dis-je, plus active, plus redoutable, plus reine du monde que jamais, s’était déjà prononcée d’un bout de la France à l’autre, pour que, dans les états qui allaient se tenir, le tiers eut autant de suffrages que les deux ordres privilégiés ensemble, et qu’elle l’avait fait avec une telle force, qu’il était impossible de lui résister.

Des réunions de citoyens se formaient partout et à chaque instant d’une manière spontanée, tantôt sous un titre, tantôt sous un autre, pour la réclamer par des adresses, pour la solliciter par des pétitions, pour l’exiger par des mouvements tumultueux.

Les arrêtés des cours souveraines, et même des tribunaux secondaires, les délibérations de la plupart des villes et des corporations de tous genres, les écrits des gens de lettres provoqués par le fameux arrêt du conseil de l’archevêque de Toulouse, demandaient non seulement la prompte convocation des États généraux et la libre élection des députés qui devaient les former, mais encore, pour les non-privilégiés, l’égalité des suffrages avec la noblesse et les gens d’église : des provinces mêmes, notamment celle du Dauphiné, qui s’étaient donné ou restitué des administrations provinciales, avaient adopté cette base dans l’organisation de leurs états, et le gouvernement avait été forcé de le trouver bon.

Une insurrection morale, mais universelle, s’était donc ainsi for-mée contre la suprématie de la noblesse et du clergé ; et tout annonçait qu’elle se changerait facilement, si elle était contrariée, en une insur-rection plus active, dont il serait impossible de calculer le terme et le résultat.

Page 325: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 325

On consentait bien à partager la délibération avec les ordres privi-légiés, et certes c’était beaucoup pour eux ; mais on ne voulait pas al-ler plus loin. Il y avait à craindre que si cette condescendance restait sans effet, on ne demandât, au lieu de cela, la suppression absolue de toute distinction d’ordres, et qu’on ne s’armât pour l’obtenir.

Il était donc pressant et indispensable, pour le gouvernement, de céder au vœu national, de peur d’être forcé de le faire un peu plus tard, et avec plus d’étendue encore, sans avoir l’avantage de se faire un mérite de ce sacrifice.

Comment, en effet, si on eût repoussé des demandes aussi solennellement, aussi hautement, aussi unanimement présentées, aurait-on pu résister au terrible mécontentement que ce refus aurait fait naître° ? Ne venait-on pas de voir ce mécontentement populaire porté au comble, par les actes arbitraires et par les autres fautes de Messieurs de Brienne et de Lamoignon, sans qu’il eût été possible de le réprimer autrement qu’en sacrifiant ces deux ministres inhabiles° ? Pendant que les parlemens, prenant la multitude pour auxiliaire, l’avait avertie imprudemment de sa force, la Cour, plus imprudemment encore, ne l’avait-elle pas avertie de sa propre faiblesse° ? Le gouvernement à quelques mains qu’il fut confié, n’était plus en mesure d’avoir une volonté stable et fixe, et de la faire respecter par personne ; il fallait nécessairement qu’il prit celle de la majorité du peuple, puisqu’il venait tout à l’heure de prouver démonstrativement qu’il n’avait pas le moyen de faire prévaloir la sienne… Et dans quelle terrible crise ne serait-on pas retombé ! Qui peut savoir et oserait dire où elle nous aurait conduits° ? Son résultat le moins funeste eût été sans doute de rendre impossible toute formation d’États généraux, ou de faire que leur réunion fut sans effet, s’ils eussent pu se composer de cette manière.

Les privilégiés et les non-privilégiés eussent été, dès le premier jour, dans un état d’hostilité violente, que rien au monde n’aurait pu calmer : ils ne se seraient rapprochés que pour se combattre ; et le lieu où ils auraient siégé n’eût été qu’un champ clos, ouvert au choc de tous les intérêts particuliers, de toutes les prétentions déraisonnables, de tous les projets ambitieux… Ceux-ci, forts de leur majorité dans l’assemblée ; ceux-là, plus forts encore de leur majorité hors de son enceinte, n’aurait-il pas repoussé toute conciliation° ? Tout accord ne serait-il pas devenu impossible sur quelque point que ce pût être° ?

Page 326: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 326

Les États généraux, notre seule, notre unique, notre dernière espé-rance, se seraient-ils assemblés pour autre chose que pour se dissoudre avec éclat° ? Et cette dissolution n’aurait-elle pas été le signal de la guerre entre les partis° ? N’aurait-elle pas été suivie de déchirements intérieurs, plus terrible peut-être encore que tout ce que nous avons vu depuis° ?

Je sais bien, je sais trop sans doute, quels sont les maux affreux dont la France n’a pas été préservée, et je ne veux ni les affaiblir, ni les excuser ; mais je dis qu’une détermination contraire à celle qui fut prise, ne nous en aurait pas garantis, et en eût encore augmenté la masse. Nous vivons et nous eussions péri : péri dans les convulsions d’une anarchie et d’un désordre dont nous n’avons ressenti qu’une partie. D’ailleurs, ces maux, qu’il n’est pas possible d’oublier, ni même de dissimuler, ont été le produit d’un grand nombre d’autres fautes, et non celui de cette détermination de gouvernement dont on fait un crime à M. Necker.

Il ne s’agissait pas seulement, pour les États généraux, dans la situation où étaient parvenues les choses, de régler de simples objets de finances, quelque pressans que ces objets fussent : plutôt il en eut été ainsi sans doute ; mais quand ils furent convoqués, une Révolution politique était inévitable ; il fallait la régulariser, et non l’abandonner à elle-même : les parlemens l’avaient commencée ; la nation seule pouvait l’achever. Il n’était plus temps d’y échapper ni d’en suspendre la marche : la force des circonstances et des événemens réclamaient un nouvel ordre de choses dans l’État qui fut fixe, stable et inébranlable ; pour cela il fallait qu’il fût établi sur l’intérêt du plus grand nombre, et que s’il y avait des transactions à consentir, la volonté nationale leur imprimât le sceau de son autorité. Il n’y a qu’à lire les cahiers pour voir qu’il ne s’agissait pas seulement d’impôt, mais d’institutions 85 ; et voilà pourquoi il était impossible que la nation tout entière qui les réclamait, consentît à laisser prévaloir dans l’assemblée qui devait les créer, une inégalité de suffrage et un mode de délibération qui l’auraient lésée évidemment dans ses intérêts les plus chers.

85 Il n'y a presque pas un cahier, surtout parmi ceux du tiers État, qui ne défendent à ses députés de s'occuper des finances avant que la constitution n'ait été réglée ; seulement le mot de constitution est exprimé par une périphrase.

Page 327: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 327

Depuis Richelieu, et même dans des temps plus anciens, tout, dans notre organisation politique, était incertain et vague : rien n’était défini, et rien n’était convenu ; le despotisme, on peut le dire, avait remplacé ce qui restait de notre ancienne constitution, si même il y en avait eu une, et la nature de notre gouvernement dépendait à chaque règne de la faiblesse ou de la force de caractère du monarque.

On ne s’accordait point sur les fonctions et sur les droits des parle-mens, qui prétendaient avoir conservé un simulacre de représentation nationale : on ne savait pas jusques à quel point la volonté du Roi devait prévaloir sur la leur en matière de législation ; et si leur refus d’enregistrer les lois qui leur étaient envoyées pour cela, frappait ces lois d’une nullité absolue, comme ils en avaient la prétention, ou bien si ce refus pouvait être vaincu ou suppléer par des lettres de jussion, ou par l’éclat d’un lit de justice, comme la Cour se le persuadait. De longues luttes à cet égard avaient eu lieu entre eux et nos rois : elles avaient souvent fatigué la nation et divisé les esprits ; de fâcheux désordres en étaient résulté dans plusieurs lieux, souvent même des dissensions actives : mais le succès n’avait rien décidé sur le principe du dissentiment : la victoire était demeurée au plus obstiné ; et la question générale était toujours restée indécise et même intacte, sous la sauvegarde des protestations. Souvent, dans des cas particuliers, la victoire avait été l’effet d’actes arbitraires, qui avaient mécontenté la nation et déconsidéré le gouvernement : d’autres fois des capitulations ténébreuses qui l’avaient indignée, et ôté aux Parlemens une grande partie de leur popularité : presque toujours après une opposition plus ou moins forte, les deux partis avaient cédé chacun quelque chose de leurs prétentions respectives : la paix s’était faite par des considérations personnelles, étrangères à l’intérêt général ; et le peuple, dont les droits sacrés avaient été rarement le motif de la guerre, avait pourtant, en dernier résultat, été forcé d’en supporter les frais.

Cette fois la chose avait changé de face : le parlement, au lieu de combattre, venait lui-même d’appliquer le pouvoir dont il avait si longtemps réclamé le libre exercice : on ne le lui avait pas enlevé, il l’avait rendu : loin de combattre, comme jadis, pour ses prérogatives légitimes ou non, il les avait lui-même abandonnées, en passant condamnation sur toutes ses résistances aux volontés de la cour, comme sur toutes ses complaisances pour elle : il venait de

Page 328: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 328

reconnaître de la manière la plus formelle, et de déclarer solennellement, qu’à la nation seule et non à lui, appartenait le droit de consentir l’impôt qu’elle devait payer, par l’organe de représentans élus par elle… En convoquant les États généraux le Roi avait accepté cette déclaration, et de son côté en avait reconnu la justesse : il avait aussi reconnu par suite la nécessité de fixer les formes et les conditions d’après lesquelles il serait possible à l’avenir d’obtenir le vœu national, c’est-à-dire d’organiser en France un gouvernement représentatif.

Mais il était de toute justice, et même d’une indispensable politique, que, dans cette grande discussion, déférée aux États généraux, ceux qui devaient stipuler pour l’immense majorité des Français, ne siégeassent pas dans l’assemblée où leurs droits devaient être pesés et fixés, dans un état de minorité telle qu’il leur fût impossible d’empêcher qu’il ne fussent sacrifiés et méconnus : ce qui aurait infecté nécessairement, d’une nullité irréparable, toutes les déterminations qui auraient été prises et auraient repoussé toute soumission. Or, l’intérêt du roi, tant comme Roi que comme défenseur héréditaire et sacré des droits de la totalité de ses sujets, ne souffrait pas qu’il le permît. C’était bien assez, c’était trop sans doute, ainsi que je l’ai dit plus haut, que les non-privilégiés ne fussent appelés aux États généraux que dans un nombre égal à ceux qui avaient des privilèges ; et l’on ne pouvait pas en demander davantage à la justice du chef de l’État et à l’intérêt bien entendu du monarque.

Mais ce n’est pas tout, et cet intérêt même exigeait, plus encore que la justice, que le Roi, ni dans cette occasion, ni dans aucune autre, ne sacrifiât les droits du tiers-état aux prétentions renouvelées de la noblesse et du clergé ; et si presque toujours la justice est la plus forte politique des rois, aussi bien que la garantie des peuples, on peut dire que quelquefois aussi la politique vient corroborer encore par ses arrêts les saintes décisions de la justice. Ainsi, quand les motifs que je viens d’exposer n’eussent pas été aussi puissans, un ministre attaché au Roi, comme on ne peut nier que ne le fut M. Necker, ne pouvait lui donner un autre avis, que celui qui fut adopté par la majorité de son conseil et par lui-même.

Les rois de France en effet, et on l’a dit trop tard à l’infortuné Louis XVI, ou plutôt on ne le lui a pas dit d’une manière assez persuasive, pour que cet avertissement put être profitable à la France

Page 329: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 329

aussi bien qu’à lui ; les rois, dis–je, qui ont régné avec le plus de puissance et de gloire, n’y sont parvenus qu’en s’appuyant sur la partie forte de leur nation et de leur siècle : or, depuis longtemps, et personne ne saurait en disconvenir, la partie forte de la nation française n’était plus, comme au temps passé, tantôt le clergé, tantôt la noblesse ; c’était enfin le tiers État, dans le sein duquel s’étaient réfugiées et les lumières et les richesses, et dont toutes les grandes révolutions, toutes les grandes découvertes, toutes les conquêtes de l’esprit humain, toutes les erreurs mêmes conspiraient depuis plusieurs siècles, pour consolider l’émancipation et assurer l’indépendance 86.

La liberté de penser et les progrès de la raison, en ramenant la reli-gion toute morale de l’Évangile à son caractère primitif, avait détruit cet échafaudage de superstition et d’erreurs, qui avait rendu si long-temps inattaquable la puissance usurpée du clergé ; et le clergé avait été forcé de faire avec la noblesse une alliance défensive, en consentant, pour prix de l’appui qu’il en espérait, à n’admettre presque jamais que des nobles dans ses éminentes dignités.

Mais la noblesse elle-même était déchue de sa puissance, en cessant d’être féodale, elle avait cessé d’être une institution : elle n’était plus aux yeux de la raison qu’une illustration chimérique, dont les privilèges n’avaient plus de motifs, dont les prétentions n’avaient plus de base, dont la supériorité n’avait plus de sauvegarde : elle ne conservait plus qu’un certain éclat ; mais cet éclat, qui se ternissait tous les jours, à mesure que les souvenirs qui lui servaient d’aliments s’affaiblissaient dans la mémoire des hommes, n’existait que par 86 Le fanatisme des croisades avait forcé les grands à l'affranchissement de

leurs serfs, et à concéder des privilèges aux communes : la découverte du Nouveau Monde avait distribué par le commerce de grandes richesses au tiers État, qui seul faisait le commerce : l'invention de l'imprimerie avait accru la masse des lumières, et les avait disséminés et mis à la portée de tout le monde ; celle de la poudre à canon avait rendu à la guerre et dans les combats, tout homme égal d'un autre homme, et avait enlevé à la noblesse l'ascendant d'une force qu'elle ne devait qu'à l'inégalité des armes avec lesquelles on pouvait l'attaquer ; et la réformation de Luther avait établi la liberté de penser et d'écrire, dont l'influence a été si puissante et si rapide… Comment, après ces changements ainsi opérés dans les mœurs publiques et privées, et dans les rapports sociaux, pouvait-on se flatter de conserver une organisation politique et une législation créées dans un ordre de choses ou rien de tout cela n'existait° ?

Page 330: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 330

l’opinion, et l’opinion ne paraissait pas disposer à le favoriser. Nos rois l’avaient abandonnée presque entièrement ; et dans leur profonde sagesse, s’étaient efforcés journellement d’en affaiblir l’antique puis-sance, comme trop funeste à la leur, afin de se mettre hors de pages, ainsi que le disait l’un d’entre eux. Tantôt, comme Louis le Gros, en favorisant l’affranchissement des communes ; tantôt, comme Philippe le Bel, en appelant ces mêmes communes aux États généraux du royaume 87 ; tantôt, comme Saint-Louis, en donnant à ses propres juri-dictions plus de force, des attributions plus étendues et une législation en quelque sorte nouvelle ; tantôt, comme Charles VII, en établissant des milices permanentes et soldées ; tantôt, comme Louis XI, en fai-sant la guerre à ses grands vassaux ; tantôt enfin, comme Henri IV, comme Richelieu, comme Louis XIV, en appelant autour du trône, par des faveurs et par des grâces, par l’attrait même des plaisirs d’une cour brillante et voluptueuse, les hommes les plus puissans et les plus redoutables des provinces ; en créant ainsi une noblesse dans la no-blesse, entièrement dévouée au monarque, et supérieur à l’autre, au moins par l’éclat du rang et de la fortune, pour l’opposer à celle-là, afin de n’avoir plus à en redouter l’ambition et les prétentions poli-tiques 88.

Il ne restait donc plus rien de solide que le tiers État, dont la force s’accroissait journellement, tandis que celle des deux ordres privilégiés allait en s’affaiblissant d’heure en heure. Il n’avait besoin, pour l’augmenter encore, que d’être abandonné à lui-même ; il ne lui fallait le secours d’aucun préjugé, ni le prestige d’aucune erreur ; en lui tout était positif et réel, et il n’y avait dans ses avantages rien d’illusoire ni de chimérique : il était puissant par son nombre, par sa 87 Ce premier pas, fait par l'un de nos Rois les plus jaloux de leur puissance,

était bien plus grand que celui qu'on blâme Monsieur Necker d'avoir laissé faire à Louis XVI ; celui-ci n'était qu'une conséquence de l'autre. Aussi Monsieur de Boulainvilliers, lorsqu'il parle de cette admission des communes dans l'assemblée de la nation, ne manque-t-il pas de dire, que dès lors tout fut perdu. Il y a encore de nos jours des écrivains qui parlent d'eux-mêmes ; il est vrai qu'ils appartiennent à la noblesse.

88 La noblesse des provinces était arrivée aux États généraux pleines d'aigreur contre la noblesse de la cour, qui envahissaient toutes les places et recueillait toutes les faveurs. Il y aurait eu des divisions dans les ordres privilégiés, si la nécessité de l'union contre le tiers État, qui voulait être quelque chose, alors qu'on voulait qu'il ne fut rien, ne les eusse pas ralliés bien vite.

Page 331: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 331

richesse, par ses lumières, par son industrie et son activité, par son implication exclusive à toutes les professions utiles, dont il ne dédaignait jamais aucune ; mais il acquérait de la dignité, et le dernier rang ne lui convenait plus : il frémissait à la seule idée du joug sous lequel on l’avait si longtemps tenue courbé ; et il commençait à mettre du prix aux illustrations qu’il n’obtenait pas. Le sentiment de l’égalité prédominait dans toutes les âmes, et son empire s’établissait, non pas à Versailles sans doute, où, quoi qu’on en ait pu dire, l’inégalité était l’étiquette et continuellement en action, mais à Paris, dans cette capitale du monde poli, où l’homme opulent, aimable ou spirituel ne paraissait jamais l’inférieur de quelque noble que ce put être, fut-il descendu d’Armagnac ou du premier baron chrétien, et aurait triomphé par le ridicule, des sottes prétentions de la vanité 89, si elles avaient osé s’y montrer encore.

Il eût été aussi facile qu’il était nécessaire de rattacher le tiers État à la cause de la monarchie ; il ne s’agissait que de le défendre contre les atteintes multipliées de ses anciens oppresseurs, au lieu de les revêtir de l’éclat et de la force des lois 90 : car ce n’était pas lui qui voulait usurper le pouvoir, il ne voulait qu’en être protégé ; et il n’au-rait jamais été en opposition avec le trône, si le trône n’eut pas eu l’imprudence de faire cause commune avec ses ennemis. Il ne se pré-cipita dans la république que pour échapper, non pas au despotisme, c’était ce qu’il redoutait le moins 91, mais pour se préserver de l’aristocratie nobiliaire et féodale, qui était ce qu’il redoutait le plus ;

89 Voilà où les lois étaient le plus fortement en contradiction avec les mœurs, les usages et les opinions, et où la législation politique était le plus fortement opposée à celle de la société, comme à la raison et à la justice. Cet homme qu’environnaient l'éclat et les jouissances de la richesse, et qu'accompagnait partout la considération accordée à l'esprit, et si l'on veut même à la vertu, ne pouvait, faute de quelques degrés de noblesse, être admis ni dans un régiment comme officier, ni dans un parlement comme juge, ni dans tous les chapitres comme chanoine : un évêque même roturier, car par extraordinaire il y en avait encore quelques-uns de cette classe, n'aurait pas osé l'accepter pour son grand vicaire ; et il aurait su les mathématiques comme Lagrange ou la place, qu'il n'eut pas été jugé digne d'entrer dans le corps de la marine, autrement que pour être matelot ou mousse.

90 L’ordonnance rendue sous le ministère du maréchal de Ségur, pour déterminer que les nobles de quatre degrés seuls pouvaient être admis comme officiers à l'armée, qui le croirait ! n'est antérieur que de trois ou quatre ans à la révolution de 1789, qu'elle n'a pas peu contribué à amener.

Page 332: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 332

et encore y fut-il entraîné par des événemens qui ne tenaient ni à sa volonté, ni à ses intérêts, et dont on peut dire qu’il fut la victime bien plus que le provocateur.

Si la détermination qu’on reproche à M. Necker d’avoir fait préva-loir eût été rejetée, et que ce résultat, ce que je suis loin d’admettre, n’eût pas produit sur le champ quelque violente secousse ; en un mot, si les privilégiés n’avaient pas été troublés dans ce triomphe ; s’ils étaient arrivés aux États généraux avec la majorité des suffrages comme ils l’exigeaient, et que le tiers État eut accepté la nullité à laquelle on l’aurait ainsi condamné d’avance, la révolution, qui, comme je l’ai dit, avait été commencée par les parlemens, se serait continuée et achevée au profit de l’aristocratie sacerdotale et nobiliaire, et au détriment bien certain de l’autorité royale. La noblesse aurait recouvré son indépendance politique ; le gouvernement représentatif, qui se serait organisé par elle et pour elle, aurait été purement aristocratique, sans aucun mélange de démocratie ; elle aurait recueilli sans partage le pouvoir délaissé par le Parlement, de consentir par la nation tout entière l’impôt qui devait être levé sur sa totalité. Conséquemment, et par suite de cette première injustice, elle aurait acquis le droit incontestable de régler de même tout ce qui aurait appartenu aux autres branches de l’administration publique, par la raison que l’on sait très bien dans tous les gouvernements représentatifs, où même il est passé en maxime, qu’en dernier résultat, le seul maître est celui qui tient les cordons de la bourse.

Eh ! que serait devenue l’autorité royale, à côté de cette puissance oligarchique fondée sur une représentation de cette nature 92 ; à côté de

91 Le despotisme ne frappe d'une manière sensible et journalière, si je peux parler ainsi, que les grands qui environnent le trône : il faut à celui qui en est éloigné, et que son obscurité en garantie, jusqu'à un certain point, une sorte de réflexion pour en apercevoir tout le danger. Mais l'aristocratie se fait sentir partout, et l'obscurité de ceux qu'elle attaque ne les défend pas de ses atteintes

92 Elle avait été formée, même avec le règlement de Monsieur Necker, sur l’inégalité la plus révoltante…… Tout noble âge de vingt-cinq ans put voter en personne pour nommer directement les députés aux États généraux de 1789, dans un lieu de son choix, et voter en même temps par procuration dans tous les endroits où il possédait un fief : les femmes mêmes qui ne pouvaient voter en personne, eurent partout où elles avaient des fiefs, des

Page 333: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 333

cette diète à la polonaise, où le tiers État, où les communes de France n’auraient, dans leur minorité de suffrages, pu paraître que pour la forme ; ou le clergé ne se serait montré que pour doubler l’influence de la noblesse et assurer sa prépondérance ; où la nation aurait vu de nouveau s’élever sur elle un pouvoir qu’elle ne pouvait plus ni accep-ter ni reconnaître !… Elle aurait disparu, absorbé à la fin de la troi-sième race, par la corporation des nobles, comme elle l’avait été à la fin de la première et de la seconde dynastie, une fois par la puissance des grands offices, et l’autre par celle des grands fiefs, toujours par la seule autorité qu’elle aurait eu le tort d’élever ainsi sans mesure 93.

Il faut le dire, le Parlement, en abdiquant ainsi son pouvoir relativement à la fonction de sanctionner l’établissement de l’impôt, parce qu’il ne le trouvait pas assez clairement reconnu et assez solidement fondé, espérait bien que les États généraux, aux mains desquels il le résignait, ne le reprendraient que pour le lui rendre 94. Il se persuadait au moins que si ces états, ainsi convoqués d’après sa demande, devenaient périodiques, il serait admis à en faire partie, en s’y plaçant parmi la noblesse, à laquelle ses membres, depuis longtemps, avait la prétention d’appartenir par leur rang comme par leur naissance. Il aurait recouvré, de cette manière, sous une qualité,

procureurs fondés qui votèrent pour elles. Il y eut tel riche seigneur qui vota ou fit voter en son nom dans trente bailliages !… Les membres du tiers État, au contraire, ne votèrent que dans un seul lieu, toujours en personne et jamais indirectement ; et au lieu de nommer les députés, ils nommaient des électeurs qui élisaient les députés.

93 Dans les inutiles états de 1614, le tiers-état se montra seul attaché aux intérêts de la monarchie ; ce fut lui qui vota pour son indépendance, en demandant qu'il fût déclaré que le Roi ne tenait sa couronne que de Dieu, et qu'il n'était permis à aucune puissance temporelle ou spirituelle de l'en priver, ni de délier ses sujets du serment de fidélité…

Les deux autres ordres s'y refusèrent avec obstination ; l'église voulait encore pouvoir déposer les Rois ; et la noblesse rester en mesure de s'arroger dans l'occasion une partie de leur puissance : il faut lire la harangue du cardinal Duperron, pour justifier le droit qu'il accorde au pape d'excommunier et de déposer les Rois.

Ce qu'il y a d'étrange, c'est que la Cour elle-même fut d'une opinion contraire à la demande du tiers-état ; le parlement ayant déclaré par un arrêt de l'indépendance de la couronne, ainsi proclamée par le tiers-état, le Roi s'empressa de l'annuler, et de défendre qui lui fut donné suite.

94 Le comte d'Autraigues, alors très-parlementaire, ne manqua pas de l'annoncer dans son fameux livre sur les États généraux, publié en 1788.

Page 334: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 334

ce qu’il avait abandonné sous une autre ; et la noblesse aurait trop gagné à la révolution, pour que le Parlement, appelé au partage de ce gain, eût pu regretter ce qu’il avait été forcé d’abandonner comme premier corps de la magistrature : tout ce qu’il pouvait redouter, c’est que le tiers État ne fût appelé aux États généraux, dans une proportion trop forte relativement à la noblesse, et qu’il pût, dans la discussion des intérêts soient respectifs, soit même communs, lutter contre elle avec avantage : ainsi n’épargna-t-il rien pour empêcher que cela ne fût. On se souvient qu’il demandait, dans un arrêt d’enregistrement, que les états qui allaient se tenir, fussent convoqués suivants les formes de 1614, c’est-à-dire, de la manière la plus propre à faire qu’ils n’obtinssent aucun résultat, ou n’en eussent qu’un favorable aux deux ordres privilégiés. Il est vrai que, voyant le déchaînement qu’une telle réclamation appelait de toute part contre lui, il modifia ou expliqua cet arrêt d’une manière moins déraisonnable, en y ajoutant, pour se populariser, la demande prématurée de la liberté de la presse, sur laquelle il était bien évident que les États généraux statueraient, et celle de l’abolition des lettres de cachet, qui ne leur était pas moins déférée par l’opinion de la France entière.

Mais ces actes n’empêchèrent pas que le Parlement ne continuât à réprimer, autant qu’il était en lui, l’élan des esprits sur ce point. On sait qu’il poursuivit les auteurs d’une pétition imprimée au nom des marchands de Paris, pour demander la double représentation du tiers ; et l’on n’a pas oublié non plus que, pendant les deux ou trois mois qui précédèrent l’ouverture des États généraux, Monsieur d’Éprémenil dénonça plusieurs fois M. Necker aux assemblées des chambres. On voulait, par ses dénonciations, forcer la cour à le renvoyer, afin de faire changer ensuite l’organisation qu’il avait adoptée, et qu’il défendait plus fortement alors qu’aucun autre membre du ministère. C’est ainsi qu’on s’est efforcé, de nos jours, d’engager aussi le Roi à changer ses ministres, afin d’obtenir de leurs successeurs la révocation de cette loi des élections, qui organise avec tant de raison et de stabilité le gouvernement représentatif de la France, et qui est, dans les circonstances actuelles, ce que fut en 1788 le résultat du conseil, la garantie des droits du peuple et la sauvegarde de ses libertés, comme de l’indépendance de la couronne.

Ainsi M. Necker, loin d’être blâmé pour avoir, dans l’intérêt du roi, aussi bien que dans celui du peuple, défendu cette double

Page 335: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 335

représentation à laquelle la nation tout entière, moins la noblesse et le clergé, comme l’a si bien dit l’abbé Sieyès, attaché un si grand prix, doit au contraire être honoré par tous ceux qui aiment leur pays et la monarchie qui le régit ; car il n’y avait certainement rien qui pût mieux défendre l’un et l’autre 95.

Du reste, M. Necker ne fut pas le seul dont l’avis dût influer sur cette opération ; M. de Malesherbes l’avait partagée, comme on l’a vu dans ce que j’ai cité de lui, particulièrement dans la lettre que j’ai rapportée.

Il allait même beaucoup plus loin que M. Necker, car il demandait, dans un des mémoires dont il parle dans la même lettre, et qu’il avait remis à Louis XVI, que la représentation aux États généraux, c’est-à-dire à l’assemblée représentative et législative qui allait se former, fut fondée sur la propriété seule, devançant ainsi par ses lumières, par la profondeur de sa raison, par son équité naturelle, ce que les forces des choses et la sagesse du meilleur des rois ont enfin établi au milieu de nous ; une représentation bien plus politique et bien plus équitable sans doute, que celle qui n’avait pour base et pour principe que des privilèges de naissance ou des droits résultans d’une profession ou d’une dignité.

Au suffrage si recommandable et si décisif, dans cette grande question, de cet homme illustre par ses vertus et par sa grande sagesse, il me serait possible d’en associer un autre tellement auguste, qu’il n’est pas plus permis de le combattre qu’il me l’est de le désigner autrement que par ce que je viens d’en dire : et ces deux autorités, si puissantes par tout ce qu’il y a de respectable sur la terre, émanent d’hommes qu’on ne peut pas soupçonner d’avoir pu méconnaître un seul instant les vrais intérêts du trône et de la patrie. Si j’avais encore besoin d’un mot pour l’établir, je rappellerais, dans cette occasion, la mort de l’un et la naissance de l’autre…

Mais il est un autre reproche que mérite incontestablement M. Necker 96, et dont il serait moins facile de le justifier, je ne chercherai 95 Il ne faut pas juger aujourd'hui cette détermination juste et politique au

temps où elle fut prise, par les événemens funestes qui, sans en être la conséquence, en ont été malheureusement la suite ; ils ont tenu à d'autres causes, qu'il serait trop long de développer ici, mais que l'histoire fera connaître.

96 Monsieur Turgot ne l'eût pas encouru : il était plus homme d'État.

Page 336: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 336

point à l’affaiblir ; je l’exprimerai même dans toute sa force ; car je ne fais ici le panégyrique de personne ; je dis ce que je crois juste et rai-sonnable, ce que je trouve de plus propre à vous faire apprécier le mieux les faits et les hommes, que vous avez désiré de connaître.

Ce reproche est d'avoir laissé les États généraux ouvrir leurs séances, sans avoir rien préparé pour que le Roi prît l'initiative de tous les changemens que les circonstances rendaient inévitables 97, afin de mettre en harmonie les lois et les mœurs qui n’y étaient plus depuis longtemps : on ne devait pas se dissimuler, il était impossible que sur ces changemens les trois ordres s’accordassent jamais, et que l’oppo-sition des uns à ce que pouvait réclamer l’autre, n’amenât bientôt de la part de celui-ci de l’exagération dans ses demandes, et une vive ai-greur dans ses formes. Il était facile de prévoir que le Roi se trouverait bientôt forcé d’intervenir dans les querelles qui allaient naître, pour empêcher qu’elles ne troublassent la paix intérieure du royaume : mais on devait craindre que s’il agissait comme médiateur, sa médiation ne 97 Madame de Staël, dans son dernier ouvrage entrepris principalement pour

venger la mémoire de Monsieur Necker de tous les reproches qu'on a pu lui faire, s’attache à le disculper de celui-ci, et elle est loin d'y parvenir. Elle dit qu'il avait rédigé un projet de déclaration semblable à notre charte actuelle, au moment où le Roi présenta la déclaration du 21 juin, et que ce prince ne voulut pas l'adopter : Il y avait, dit-elle, un corps législatif en deux chambres, et plusieurs autres concessions aussi libérales et aussi propres à régénérer la monarchie… Il est difficile de croire que ce fut là l'opinion de Monsieur Necker : il n'avait pas encore été question des deux chambres ; et lorsqu'elles furent proposées quelques mois plus tard, ce ministre n'en soutint pas la proposition, ni au nom du Roi, ni au sien propre, comme il le fit pour le veto. Ses ennemis lui ont bien reproché de n'avoir pas voulu paraître à la séance royale, parce qu'il n'adoptait pas toutes les dispositions contenues dans les déclarations ; mais ces ennemis mêmes nous apprennent que son dissentiment ne porte que sur des points relatifs aux circonstances du moment, tels que l'annulation du titre d'Assemblée nationale qu’avait pris l'assemblée, et non sur le fond des choses. Mais quand l'assertion de Madame de Stahl serait exacte, elle ne justifierait pas Monsieur Necker ; il était trop tard le 21 juin pour rien proposer au nom du Roi ; c'était le jour, le jour même de l'ouverture des États généraux, avant que la lutte ne fut engagée, une proposition était nécessaire, et aurait pu tout sauver, avant l'exposition des prétentions respectives, avant que les esprits ne fussent complètement aigris, avant ces conférences conciliatrices, qui ne concilièrent rien, et ne firent qu'augmenter les difficultés ; mais le 21 juin surtout, il n'était plus temps… On peut juger de la situation des esprits par le serment du jeu de paume, qui précéda la séance royale du 21 juin.

Page 337: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 337

fut repoussée ; que si c’était comme souverain, son autorité ne fut mé-connue ; que ces démarches, dans ces deux cas, les d’autres effets que d’exaspérer encore les esprits, et de manifester sa propre faiblesse… La politique la plus sensée devait donc lui conseiller d’empêcher, à quelque prix que ce fut, que la lutte qui se préparait n’eût lieu. Il était certain que, de quelque manière qu’elle se terminât, le trône serait ébranlé par les violentes secousses que produirait nécessairement au-tour de lui, le choc des parties qui allaient s’y heurter. C’était une grande erreur de penser qu’après avoir mis les armées en présence, il pouvait suffire au danger actuel de se retirer hors de la mêlée, en at-tendant, pour se décider, de savoir où serait la victoire ; car la victoire, où qu’elle fût, ne pouvait manquer d’être nuisible à la monarchie, en créant un grand pouvoir pour le vainqueur aux dépens de tous les autres. Il ne fallait donc pas qu’il y eût une victoire, et conséquem-ment qu’il y eut une lutte. Un grand incendie, à la vérité, menaçait de consumer la France, et tout ce qui, dans son organisation politique, avait existé jusqu’à ce jour. Mais on pouvait l’arrêter avant l’embrase-ment général, en se rendant maître du feu ; et pour y réussir, il fallait d’abord lui faire sa part, pour me servir d’une expression qui, quoique triviale, rend mieux qu’une autre ce que je veux dire.

On serait tenté de croire, en voyant la conduite de la cour dans ces circonstances difficiles, qu’elle avait cédé au désir de rendre les États généraux de 1789 illusoires comme ceux de 1614, en leur laissant consumer leur temps et leur force à d’interminables querelles, pour les dissoudre ensuite par un coup d’autorité, en montrant, par les faits eux-mêmes, que ces réunions, si solennelles et si rares, ne pouvaient jamais produire que de fâcheux tumultes.

Mais ce parti n’était plus possible ; il aurait accéléré la catastrophe qu’on aurait voulu prévenir. On ne pouvait plus, et je l’ai déjà dit, se passer des États généraux : ensuite l’impulsion était donnée ; elle avait mis en mouvement la masse entière de la nation ; et la résistance qu’on lui eut opposée n’eût fait que rendre le choc plus terrible 98.

Je ne puis croire que M. Necker eût pu se laisser égarer par une aussi fausse politique : mais il ne fit rien pour empêcher que la force 98 Je l'ai dit plus haut, et je le répète ici, la révolution était dans toutes les

têtes : on ne pouvait plus l'empêcher, on ne pouvait que la terminer promptement ; et c'était vers ce seul et unique but, que devait se diriger le pouvoir encore assez fort pour cela, du gouvernement et du Roi.

Page 338: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 338

des choses et les fausses vues de la cour n’amenassent bientôt le mo-ment où cette dissolution désastreuse serait présentée avec succès, comme l’unique ressource à laquelle il fut permis de recourir ; et c’est pour cela que je le blâme. Il avait pris le gouvernail du vaisseau, il ne devait pas, en l’abandonnant au hasard, nous livrer à la merci des tem-pêtes.

La lutte commença dès le second jour ; cela prouve que dès le pre-mier, il fallait que la cour prononçât sur tout ce qui pouvait la faire naître. Elle s’engagea sur la misérable question de la vérification des pouvoirs que le gouvernement pouvait aisément trancher, mais qu’il dédaigna imprudemment ; et qui, quoique peu importante en elle-même, le devenait beaucoup dans les circonstances du moment, parce qu’à elles se rattachaient toutes celles qui, par la suite, devaient divi-ser les trois ordres. Elle fut donc le champ de bataille sur lequel les hostilités commencèrent. On sait que ces hostilités furent vives, et qu’elles furent bientôt de nature à rendre toute conciliation impos-sible : mais tout autre discussion préparatoire aurait produit le même effet ; et puisque la guerre était commencée, elle ne pouvait se faire qu’avec fureur.

Le tiers État senti sa force, les ordres privilégiés ne sentirent pas leur faiblesse : ils ne surent être qu’opiniâtres 99, et jamais ils ne vou-lurent céder sur rien ; tout ou rien fut leur cri de guerre : la nation re-connut son intérêt, la cour méconnut le sien ; elle fit beaucoup plus de

99 La plupart des députés du côté droit, du moins les plus remarquables par leurs talens et leur influence, pensaient beaucoup plus à leur intérêt personnel et à la célébrité qu'ils pouvaient acquérir, par leurs efforts, pour maintenir l'ordre de choses qu'ils défendaient, qu'à l'intérêt de la nation et du Roi, et même des classes qu'ils défendaient.

Un homme de lettres également distingué par les qualités de son esprit et par celles de son cœur, avec qui j'ai été particulièrement lié, le chevalier de Florian, alla, pendant la durée de l'assemblée constituante, voir l'abbé Maury, son confrère à l'académie. – Comment tout ceci finira-t-il° ? Lui dit-il en l'abordant. – Je ne sais pas comment cela finira pour les autres, répon-dit l'abbé Maury, mais je sais comment cela finira pour moi : ou nous se-rons vainqueurs, et je serais évêque, où nous serons vaincus, et alors je serai cardinal.

Vous croyez peut-être que j'ai appris cette conversation de Florian° ? Vous avez tort ; il ne m'en a jamais parlé ; c'est l'abbé Maury lui-même qui me l'a racontée lors de son retour à Paris sous le gouvernement impérial ; il était alors cardinal, et sa prédiction s'était accomplie.

Page 339: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 339

sacrifices qu’il n’en aurait fallu pour tout sauver, mais elle les fit tou-jours à contre-temps, et surtout beaucoup trop tard, pour ne pas les rendre inefficaces. 100 Les partis s’aigrirent de plus en plus, l’exaspéra-tion devint populaire : le Roi sans doute était de bonne foi, mais le gouvernement inspirait de la méfiance ; il ne montrait nulle habileté ; il marcha de faute en faute, et ne sut en prévenir ou en réparer au-cune : la première fut d’avoir soumis à des délibérations vagues, et qui ne pouvait avoir de résultats, ce qu’il aurait dû accorder lui-même, afin qu’on acceptât comme un bienfait ce qu’il devait voir qu’on ne tarderait pas à lui enlever comme une conquête ; la seconde fut, quand la victoire se fut décidé, de se rattacher au parti vaincu, pour en favo-riser l’inutile résistance et s’exposer à périr avec lui.

Je ne sais ce qui serait arrivé, si, averti par une longue et dure ex-périence, et éclairé surtout par une haute sagesse, Louis XVIII mon-tant en 1814 sur le trône d’où son auguste et malheureux frère était tombé en 1792, n’eût offert aucune garantie à ce peuple qui le recevait avec des transports de satisfaction et d’amour ; s’il eût voulu régner au XIXe siècle d’après les formes et suivant les usages adoptés par les rois du XVIIème, sans compter pour rien les progrès toujours croissans des lumières, les rapports nouveaux que ces progrès ont introduits dans la société, et la direction imprimée aux esprits depuis un demi-siècle… On peut croire que la France n’eût pas tardé à être livrée à de nouvelles secousses, et les événemens postérieurs l’ont prouvé : mais ce que personne ne peut contester aujourd’hui, c’est que si Louis XVI eût ouvert l’assemblée des États généraux le 5 mai 1789, comme Louis XVIII ouvrit sa séance royale du 4 juin 1814, par la proclama-tion d’une Charte fondée sur les mêmes principes que celle qui nous régit, la France tout entière serait tombée à ses pieds, dans un senti-ment unanime de reconnaissance et d’amour, et les dernières années de son malheureux règne n’eussent pas a été souillées par tant de cala-mités et de crime.

La déclaration du 21 juin, toute défectueuse qu’elle était, toute contraire en plusieurs points au véritable intérêt national et même à l’opinion du peuple entier, toute inadmissible qu’elle dût paraître, alors qu’elle fut présentée, aurait suffi, dans ce premier moment, pour tout prévenir et pour tout régler : elle aurait ajourné pour plusieurs 100 Il ne suffit pas de faire le bien, il faut le faire à propos ; et c'est la chose en

général que les gouvernements savent le moins.

Page 340: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 340

siècles, sans doute, la demande d’un nouvel ordre des choses ; et cette époque de notre histoire paraîtrait encore aujourd’hui celle d’une ré-génération bienfaisante…

Mais le premier moment passé sans qu’il eût été satisfait en rien au vœu national, si clairement et si fortement énoncé, tout devenait de plus en plus difficile : les dangers allaient chaque jour en se multi-pliant, en s’accumulant sans cesse avec une progression effrayante, en s’augmentant encore par les fautes mêmes dont ils devenaient la cause ou le prétexte. La Révolution ne pouvait plus être arrêtée, il fallait la suivre dans son cours terrible ; en subir tous les accidents, en essuyer toutes les catastrophes, et n’attendre que du ciel et de l’avenir le réta-blissement de la paix publique.

Ceux qui pensent encore aujourd’hui, malgré les leçons de l’expé-rience, qu’il eût été possible de tout sauver par des mesures qu’ils ap-pellent fermes, et qui n’auraient été qu’imprudentes, soit en dissolvant les états-généraux après leurs premières délibérations, soit en faisant arrêter les députés qui montraient le plus d’attachement à la cause po-pulaire, s’abusent d’une manière bien étrange, et jugent bien mal la situation des choses : les actes arbitraires ne remédient jamais à rien ; et il faut que les gouvernements qui se les permettent soient bien forts eux-mêmes et bien puissans, pour ne pas en être ébranlés. Quel avan-tage avait-on retiré de l’enlèvement à main armée de Dépréménil et de Montsabert, et de la dissolution du parlement° ? Avait-on pu organiser la cour plénière° ? Les ressources présentées à l’enregistrement de la séance royale de 1788 n’avaient-elles pas été paralysées par l’exil du duc d’Orléans, et par les emprisonnemens de Sabattier et de Freteau° ? Tout cela n’avait abouti qu’à provoquer au plus haut point le mécon-tentement de la nation, et à développer au milieu d’elle ce caractère de résistance dont le principe était plus ancien.

Et qu’était-ce, toutefois, que l’enlèvement de quelques magistrats, et même que l’exil d’un prince du sang° ? Qu’était-ce que la dissolu-tion de quelques cours de justice, auprès de la violation des droits les plus sacrés du peuple, dans la personne de ses représentans nommés par lui ; auprès de l’atteinte portée à la liberté de ceux de ses députés qui auraient montré le plus de dévouement à sa cause et à ses intérêts° ? La destitution d’un seul ministre, le renvoi de M. Necker, le 12 juillet, ne suffirent-ils pas pour amener la catastrophe du 14° ? Et

Page 341: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 341

que serait-il donc arrivé, si l’on ne s’en fut pas tenu là 101° ? Les troupes auraient-elles été plus fidèles à mesure qu’on aurait été plus imprudent° ? et quand elles l’auraient été, ce qui est douteux, auraient-elles donc pu suffire contre une insurrection générale provoquée d’un bout de la France à l’autre par un sentiment unanime° ?… D’ailleurs, quand, par impossible, on serait venu à bout d’éteindre l’incendie si imprudemment allumé, où aurait-on trouvé les ressources réclamées si impérieusement par les besoins de l’État° ? Le crédit se serait-il rani-mé par tous les actes de rigueur° ? Les impôts auraient-ils pu s’en ac-croître° ? Le plus grand succès qu’on n’aurait pu obtenir, en supposant qu’on l’eût obtenu, n’eût-il pas été de se reporter à la déclaration du déficit, et à la séparation des notables° ? Et alors, n’aurait-il pas fallu en revenir tôt ou tard à ces mêmes États généraux qu’on aurait dissous avec tant de violence, et les difficultés qu’on avait déjà rencontrées ne se seraient-elles pas reproduites d’une manière plus funeste encore° ?

Je sais bien que toutes les fautes que l’on a commises dans ces temps-là ne peuvent pas être imputées à M. Necker, et que la majorité du conseil du Roi ne résidait pas dans sa personne : mais il y avait une grande influence, du moins dans les premiers moments ; et si pourtant il ne peut pas être justement déclaré responsable de tout ce que l’on ne fit pas de politique et de juste dans ces circonstances difficiles, il ne peut pas, ce me semble, non plus en être entièrement absous.

Sur Monsieur Dupont de Nemours 102

Retour à la table des matières

Plusieurs journaux viennent de confirmer la nouvelle qu’ils avaient déjà donnée de la mort de M. Dupont de Nemours, arrivée aux États-Unis, où il était retourné après le 20 mars. Je dois à mon tendre atta-chement pour lui, et à ma reconnaissance pour l’amitié dont il m’ho-

101 Ce qui s'était passé à Grenoble l'année d'auparavant, et depuis lors au régiment des Gardes françaises, n'annonçait-t-il par ce qui arriverait au premier moment où il faudrait employer la force publique° ?

102 Cet article, en forme de lettre, a déjà été inséré dans les journaux  ; mais on a cru pouvoir le réimprimer ici, pour rendre une nouvel hommage à la mémoire d’un homme qui fut honoré de la bienveillance et de l’estime de MM. de Malesherbes et Turgot, et qui en fut constamment digne.

Page 342: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 342

norait, de donner quelque publicité à l’expression de mes regrets, et à celle des sentimens dont je faisais profession pour sa personne.

J’ai connu peu d’hommes dont l’âme fut aussi noble, aussi élevée, aussi généreuse, dont l’esprit fut aussi aimable, aussi original, aussi cultivé, dont le caractère fut aussi bon et aussi courageux, et dont les principes fussent aussi justes et aussi fermes. Lié avec lui depuis trente ans, je n’ai jamais aperçu dans sa vie publique ou privée un sen-timent qui ne fut excellent, une pensée qui ne fut inspirée par l’amour du bien, une action qui ne peut être avouée par la probité la plus ri-goureuse. Il avait pris cette devise : aimer et connaître ; qu’on a gra-vée au bas de son portrait, et il avait placé dans un de ses ouvrages, comme une maxime, qu’aimer est le fondement de la morale : aussi, a-t-il été tout à la fois très aimant est très aimé.

Il avait une grande instruction dans presque toutes les branches des connaissances humaines, et des lumières fortes étendues, principale-ment sur l’administration, le commerce et la politique ; il écrivait avec beaucoup de talent et de facilité, en vers et en prose ; il a laissé un grand nombre d’ouvrages sur des sujets très différens, qui attestent l’excellence et la variété de son esprit.

Il avait traduit en vers français la totalité du poème de l’Arioste, dont il a fait imprimer quelques chants remplis de grâce et de gaieté, et d’une bonne versification. Il a publié plusieurs livres sur la philoso-phie et la morale, sur la politique et l’administration, sur la théorie du commerce, et quelquefois des écrits forts importans sur les discussions financières auxquelles les circonstances avaient donné lieu, parmi les-quels on doit remarquer un examen de l’impôt sur les fers et sur les cuirs, qui présente des démonstrations auxquelles il est impossible de résister. Il était, il y a plus de cinquante ans, l’un des écrivains les plus distingués de ceux qu’on appelait Économistes. Lors d’un mouvement inquiétant pour le crédit public, qui fut occasionné il y a quelques an-nées parmi les créanciers de la Banque de France, par la mauvaise foi et l’impéritie du gouvernement d’alors, il fit paraître un mémoire fort cours sur l’organisation des banques publiques et sur les fautes qu’on devait éviter dans leur administration. Cet écrit était véritablement un chef-d’œuvre, aussi l’autorité en prohiba-t-elle le débit. Il lui avait donné pour épigraphe : Noli me tangere ; et il se reprochait gaiement de n’avoir pas borné son ouvrage à ces trois mots. On n’aurait pas osé le défendre, disait-il, et pourtant c’est là toute ma théorie. Mais le

Page 343: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 343

gouvernement, qui ne voulait pas convenir qu’on pût discréditer une banque en lui enlevant son argent, ne pouvait laisser développer ni même publier ce principe.

Monsieur Dupont a été toute sa vie l’objet de l’estime et de l’ami-tié des hommes les plus recommandables de son temps : on trouve dans la correspondance de Voltaire plusieurs lettres que cet illustre écrivain lui avait adressées, et qui prouvent la considération qu’il avait pour lui. Je crois même qu’il avait eu des rapports avec Rousseau ; mais le caractère de l’un était si différent de celui de l’autre, il était impossible qu’une liaison entre eux fut durable. Il fut l’ami particulier de Lavoisier, de Malesherbes et de Turgot ; et il a été l’éditeur des Œuvres complètes de ce ministre si célèbre, dont il a publié aussi la vie. Il fut pareillement lié avec M. Necker, dont la bienveillance était honorable, et doit paraître telle à tous les hommes justes, quel que soit le jugement qu’ils portent d’ailleurs sur les principes et sur les résul-tats de son administration.

Monsieur Dupont fut député à l’assemblée constituante, et il y fut l’un de ceux dont on doit s’honorer dans tous les temps, d’avoir pro-fessé les principes et partagé les opinions. Il est paru véritablement ami de la liberté, fondée sur des lois, sur l’ordre public, et sur le gou-vernement monarchique, dont il n’a jamais cessé de prendre la dé-fense, toutes les fois qu’il a pu le faire avec succès.

Après l’assemblée constituante, il se mit à publier un journal, dans lequel il défendait avec courage la constitution d’alors, contre les ef-forts de ceux qui voulaient la renverser pour y substituer l’anarchie et le désordre. Lorsqu’il apprit, au 10 août, que le château était menacé, il y vola, pour défendre de sa personne le trône qu’il avait longtemps défendu avec sa plume, ou pour s’ensevelir sous ses débris ; et il n’échappa que par miracle aux dangers qu’il avait osé braver. Il fut recherché avec acharnement, et il alla se réfugier dans un bien de campagne qu’il possédait auprès de Nemours ; mais il n’y fut pas longtemps paisible : il y fut arrêté pendant la terreur, et amené dans les prisons de Paris, où il trouva plusieurs personnes qu’il aimait, et avec lesquels il attendait la mort avec une indifférence stoïque, en se glorifiant de finir sur le même échafaud que Lavoisier et que Male-sherbes, lorsque le 9 thermidor arriva et lui rendit la vie et la liberté, ainsi qu’à un grand nombre d’autres.

Page 344: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 344

Après la Convention, et sous le régime de la constitution de l’an III, il fut nommé membre du conseil des anciens ; ce fut là qu’il dé-ploya le plus de courage et de talent, et qu’il trouva l’occasion de ma-nifester avec le plus de force ses excellents principes de justice et d’ordre public, en combattant avec Portalis, Muraire, Dumas, Barbé-Marbois, Delomont, Paradis, Laffon–Ladedat, et quelques autres non moins recommandables, contre ceux qui, soutenus par le directoire, voulaient rétablir l’anarchie et le régime de 1793 : aussi partagea-t-il un instant leur honorable proscription. Il avait été inscrit sur la liste des individus qui devaient être condamnés par les deux conseils à aller mourir dans les déserts pestilentiels de la Guyane ; mais l’intérêt que lui portèrent quelques personnes qui n’influèrent que trop sur les at-tentats de fructidor, le préserva de ce malheur, sans lui en enlever la gloire. On trouva dans son grand âge, que personne ne contesta, un prétexte pour motiver une exception qu’il n’avait sûrement pas de-mandée. On le suggéra à un député en crédit, et le gouvernement eut un crime de moins à commettre. Cependant le Directoire ne pouvait que difficilement se résoudre à laisser échapper une telle proie ; et il fit arrêter Monsieur Dupont le jour même ou le lendemain, après qu’au mépris de la liberté de la presse, si souvent outragée au nom des lois et de l’ordre public, on eut brisé l’imprimerie qu’il avait établie à grands frais, et d’où il publiait un excellent journal, appelé l’Historien, dont il était ainsi l’imprimeur, l’auteur et l’éditeur.

Ce fut au sortir de cette prison, et je ne peux le répéter avec trop de reconnaissance et d’attendrissement, qu’il s’empressa d’aller, le jour même de sa liberté, chercher mon infortunée famille dans l’asile obs-cur ou, pendant que j’errais çà et là, pour échapper à mes persécu-teurs, elle vivait sous le poids de la douleur et de l’indigence. Il lui offrit le partager avec elle tout l’argent dont il pouvait disposer, et de se charger de mes deux fils pour les faire travailler sous ses yeux, en Amérique, où il avait déjà le projet d’aller former un établissement. Offres généreuses et touchantes, qui, quoique non acceptées par l’in-fortune courageuse, n’en furent pas moins alors une grande consola-tion pour elle, un grand bienfait de cette amitié que les événemens, quels qu’ils aient été, ont toujours trouvée également fidèle.

Mais je ne fus pas le seul, parmi les malheureuses victimes de fruc-tidor, à qui la bienveillance de cet excellent homme ait eu le désir d’être utile. Deux ans après, quand le fardeau d’une persécution, qui

Page 345: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 345

chaque jour s’aggravait encore, eut forcé plusieurs d’entre nous d’ac-cepter l’exil d’Oléron, en attendant celui de la Guyane, ce même Du-pont de Nemours, cet homme constamment généreux, partant alors pour les États-Unis, vint nous visiter dans notre île. Je viens vous chercher, nous dit-il, vous, vos femmes et vos enfants   ; venez avec moi ; c’est le seul moyen d’échapper à un exil plus rigoureux qui ne peut manquer de vous atteindre. Il offrait de nous embarquer sur le même vaisseau que lui, et de venir nous prendre dans deux jours sur la plage même où nous étions retenus… Venez avec moi, nous répétait-il avec les plus vives instances, si vous n’avez rien, vous travaillerez, et le ciel vous bénira. Je vous donnerai à souper le jour de votre arrivée, et les moyens de gagner facilement votre dîner du lendemain. Nous n’acceptâmes point ces offres, quelques séduisantes qu’elles fussent : il passa vingt-quatre heures avec nous, et il nous quitta fort affligé de n’avoir pu nous déterminer à le suivre. Vous serez transportés à la Guyane, nous dit-il encore en nous embrassant, les yeux mouillés de larmes ; mais quand je serai arrivé où je vais, mon premier soin sera de travailler pour assurer votre délivrance, le vaisseau dont vous refusez aujourd’hui le secours, ira vous chercher à Sinamary, aussitôt que vous y serez.

Notre sort devait changer, et il changea. Notre généreux ami revint bientôt à Paris lui-même, où il nous retrouva tous, pénétrés de recon-naissance et d’attachement pour lui. Il continua d’y mériter, pendant quinze ans qu’il y vécut encore, l’estime et la considération publique. Tendrement aimé de beaucoup d’amis, honoré des personnes de sa connaissance et du public, apprécié de tous les hommes dans le suf-frage pouvait le flatter, il passa les années de sa vieillesse avec une compagne respectable et pleine de mérite, autrefois l’épouse du cé-lèbre Poivre. Il vit revenir les Bourbons qu’il avait toujours désirés, il fut utile à leur retour en 1814 ; il obtint des faveurs signalées du Roi lui-même qu’il honorera de sa confiance en le nommant conseiller d’État : il vit la sagesse de ce prince auguste proclamer et mettre en action, dans une Charte immortelle, les principes qu’il avait professé lui-même à l’Assemblée constituante, et depuis, avec tant de courage et d’honneur ; il a poussé sa carrière aussi loin qu’il est permis de le désirer ; il a laissé de longs regrets à sa famille et à ses amis ; une cé-lébrité durable, une mémoire justement honorée : il semble qu’il ne lui a rien manqué, que de mourir dans sa patrie.

Page 346: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 346

Page 347: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 347

Sur M. Servan

Retour à la table des matières

Dès le milieu du dernier siècle et avant le commencement de la révolution, un grand mouvement fut imprimé à tous les esprits et diri-gé vers le perfectionnement de toutes les institutions sociales. Partout on cherchait à rendre par elles les hommes meilleurs et plus heureux ; et le but des écrivains les plus distingués par leur talent et leur esprit, était, en éclairant les hommes, de corriger tout à la fois les vices de leurs gouvernements et les torts de leurs passions personnelles. La lumière jaillissait de toutes parts ; l’éloquence persuasive et convain-cante de Rousseau, l’esprit enchanteur et piquant de Voltaire, la fai-saient pénétrer dans toutes les classes de la société : être utile était la devise et le but de tous ceux qui pouvaient environner la raison des charmes d’une élocution agréable, et les préceptes de la sagesse de la force d’une saine logique. Le temps était passé où un homme devenu philosophe après avoir été longtemps bel esprit, ne craignait pas d’avouer que si il tenait toutes les vérités dans ses mains, il hésiterait avant de les ouvrir. Aucune vérité n’était dissimulée, aucune erreur n’était respectée. On était vrai parce qu’on était bienfaisant, on était hardi parce qu’on était juste. Le tort du gouvernement fut de ne pas prévoir les effets de cette impulsion irrésistible, et de ne pas marcher avec son siècle : il ne sentit pas assez complètement, et surtout assez tôt, que quand tous les rapports sociaux avaient été changés par une foule de révolutions successives, il fallait nécessairement en modifier aussi les résultats, changer les lois avec les mœurs, et les usages avec les opinions. Au lieu de profiter, par exemple, des lumières répandues dans l’Encyclopédie, il essayait de la supprimer ; au lieu de mettre en pratique les conseils quelquefois prématurés peut-être, mais toujours utiles et justes des philosophes, il s’efforçait de les poursuivre ; il fai-sait dénoncer et condamner au feu leur livre, que tout le monde vou-lait avoir lus, au lieu de les étudier lui-même. Il décrétait Rousseau de prise de corps, condamnait Voltaire à l’exil, repoussait Diderot, dédai-gnait Montesquieu, ralentissait l’essor du génie de Buffon, n’ac-cueillait d’Alembert qu’avec timidité, persécutait Helvétius, livrait Bélisaire à la Sorbonne, et l’Histoire philosophique au parlement ; et souffrait que le clergé combattît tous les principes de la tolérance, et la noblesse tous ceux de l’égalité ; et quand l’immense majorité de la

Page 348: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 348

nation les réclamait l’une et l’autre avec empressement et sans ré-serve, il se rangeait avec autant d’imprudence que d’injustice du côté de ceux en petit nombre qui s’efforçaient de les repousser. Il s’ap-puyait sur des institutions qui n’inspiraient plus aucun respect, et qui n’avaient plus de solidité ni de force, au lieu de réclamer l’appui de celles qui devenaient de jour en jour les véritables puissances du temps, et il repoussait tout à la fois les leçons de l’expérience et les théories de la politique.

Cependant l’opinion toujours souveraine n’établissait pas seule-ment à Paris le trône d’où elle dictait ses lois ; ce n’était pas seulement dans les Académies du Louvre et dans les salons de la capitale, que la raison fondait son empire ; c’était aussi dans les provinces et même dans leurs cours de justice ; et lorsque Beccaria démontrait dans une des capitales de l’Italie la barbarie de nos lois pénales et de nos formes criminelles, Servan lui répondait de Grenoble comme Dupaty de Bordeaux : il adressait à des magistrats dignes de l’entendre les vérités sorties de sa bouche, et que Voltaire, de son côté, avait procla-mées pour les gens du monde. Son discours sur l’administration de la justice criminelle, prononcé dans une de ces solennités de la magistra-ture, que remplissaient ordinairement quelques lieux communs, sou-vent rebattus, de la jurisprudence et de la morale, fut un phénomène dans le temple des lois : pour la première fois la philosophie vint s’y faire entendre, et osa réclamer des changemens au lieu de célébrer d’anciennes erreurs. Il rendit dès lors inévitable l’abrogation des an-ciennes formes, des anciennes règles de cette ancienne législation dé-fendues avec persévérance par les préjugés de l’habitude, et établies dans le seul dessein de faire condamner tout accusé, au lieu de l’être dans celui de faire absoudre tout innocent… Il se leva l’un des pre-miers contre la barbarie et l’inutilité de la torture, établie chez les an-ciens pour les esclaves, conservée dans l’âge moyen pour les serfs, et appliquée de nos jours aux hommes libres ; contre cette législation injuste, qui ne donnait aucun défenseur à l’accusé, et ne lui communi-quait les témoignages qui le chargeaient que lorsque la connaissance lui en devenait presque inutile ; enfin, contre la cruauté des lois pé-nales, et contre leur disproportion avec les crimes qu’elle devait répri-mer… Abus monstrueux ! jurisprudence inique et absurde, qui laissait le poignard de Damoclès suspendu sur toutes les têtes, et faisait que la législation, comme le dit Montesquieu, au lieu d’être un appui pour

Page 349: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 349

l’innocence, ne lui offrait qu’un secours perfide. Il règne dans cet ou-vrage de M. Servan un ton de philanthropie et de sensibilité qui dis-pose à l’émotion, et par là à accueillir favorablement les réclamations qu’il présente ; on y rencontre souvent des morceaux d’un grand pa-thétique à côté des démonstrations de la logique la plus forte : tel est le tableau des peines ou des souffrances des détenus, dans lequel l’au-teur a eu à lutter contre des orateurs très-célèbres dans l’éloquence de la chaire, et où il rajeunit, par le mérite du style et le talent de l’élocu-tion, des peintures malheureusement déjà offertes, et trop vainement répétées depuis. 103

103 Ce n'est pas que l'éloquente voix de Servan n'eût encore à nous faire entendre de pressantes réclamations, et ne pût demander de nouvelles et importantes réformes à la justice et à l'humanité. Les abus qu'il dénonçait à l'opinion, seule puissance dont il pouvait invoquer le secours, ont cessé ; mais ils ont été remplacés par d'autres contre lesquels il faut appeler aussi des hommes courageux et forts, qui osent leur déclarer la guerre ; car les étables d'Augias ont encore besoin d'Hercule.

L'ordonnance de 1670 a été abrogée, ainsi que les autres lois qui en étaient les conséquences et l'appui ; mais le Code pénal qui les remplace n'offre pas toujours une sécurité plus réelle.

Une nouvelle législation a souvent détruit, et sur divers points essentiels, plusieurs des améliorations que la philosophie, le respect pour le malheur et l'indulgence pour la faiblesse avait obtenues naguère, et l'on ne retrouve pas toujours dans l'esprit de nos lois criminelles, cette philanthropie généreuse qui, vers les premiers temps de notre révolution, malgré la lutte des partis, paraissait l'avoir inspiré. Les lois criminelles qui nous régissent maintenant, ont conservé trop de traces du caractère et des anciennes habitudes de ceux dont elles furent l'ouvrage, et des temps qui en précédèrent la promulgation, pour être toutes dignes d'un peuple libre et d'un Roi juste ; et ce n'est pas Louis XVIII qui peut vouloir accepter sans examen l'héritage d'une législation éloignée si souvent de ses principes. D'ailleurs, quand nos lois politiques ont changé, il faut bien que nos lois criminelles et civiles changent aussi, sans quoi il n'y aurait point d'harmonie entre l'esprit et le caractère des diverses institutions qui doivent régir les citoyens.

Espérons donc que nos codes seront soumis à une nouvelle révision, et qu'en attendant que cela puisse arriver, les magistrats qui doivent les appliquer les ramèneront dans l'exécution, autant que cela dépendra d'eux, à la modération que le législateur ne tardera pas à leur imprimer lui-même.

L'établissement du jury, alors qu'il sera perfectionné dans son principe et dans son organisation, car il est bien certain qu'il doit l'être, laissera peu de chose à craindre de la part de l'erreur du juge ; et le débat public qui précède le jugement et sert à fonder la conviction, et une garantie assez forte contre ces terribles méprises dont l'histoire des anciens tribunaux ne nous offre que

Page 350: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 350

Il invoqua plus d’une fois avec succès, et dans des cas particuliers, les principes qu’il avait proclamés dans une théorie générale, comme dans l’affaire de Monsieur de Vocance, accusé d’avoir empoisonné son bienfaiteur et son ami ; et il fit une heureuse expérience de leur bienfaisante application.

Il plaida d’une manière non moins courageuse dans celle du comte de Suze, contre le libertinage et l’immoralité ; mais l’opinion de ses concitoyens céda à des préventions personnelles, dont le Parlement de

trop d'exemples.Mais des formes trop rigoureuses sont substituées sans nécessité à la

bienfaisante protection que l'assemblée constituante avait si sagement accordée aux accusés ; et depuis que nous avons le bonheur de vivre sous un gouvernement libre, il semble que la tyrannie ait voulue se réfugier dans le sein même des tribunaux. L'accusé n'est pas assez distingué du condamné, et celui qui peut être trouvé innocent de celui que l'on a reconnu coupable. On lui fait expier par avance le soupçon auquel il a pu donner lieu, quelque peu fondé qu'il puisse paraître. On attache trop d'importance aux aveux qu'on parvient à lui arracher ; on montre trop d'envie qu'il soit coupable ; et la punition plus d'une fois a précédé la condamnation : je dis la punition sans doute, car lorsqu'on s'assure de lui on le punit lorsqu'on excède ce que réclame le droit qu'on a d'empêcher qu'il n'échappe à la justice. C'est non seulement une punition, mais une punition rigoureuse, que cette séquestration cruelle qu'on désigne sous le nom de mise au secret, que la seule volonté d'un juge peut prolonger outre mesure, qu'on a vu dans plusieurs occasions durer plusieurs mois, et qui était pourtant infligée à des hommes qui bientôt après furent solennellement absous, et qui, à ce moment-là même, étaient présumés innocents, car ils n'étaient pas condamnés ; c'est une punition rigoureuse que cette séparation absolue pour l'accusé, de tous les objets qui lui sont chers, et dont la présence consolatrice pourrait au moins calmer ses maux ; punition si grande aux yeux de l'humanité, que chez le peuple le plus remarquable par la sagesse de ses institutions, elle forme la peine la plus forte qu'un malfaiteur reconnu tel puisse être condamné à subir…

Dans l'ancien régime, il est vrai, dans ce régime contre lequel la philosophie s'était élevée et avait espéré un instant d'avoir remporté la victoire ; dans l'ancien régime, dis-je, on ne permettait pas à l'accusé de communiquer avec personne, jusques après son interrogatoire ; mais le juge était obligé de l'interroger dans les vingt-quatre heures après son arrestation, sous peine d'être poursuivi lui-même d'une manière personnelle. Il est encore vrai que, pendant longtemps, on pouvait, si l'on n'était pas satisfait des réponses de l'accusé, lui faire donner la question, sans attendre d'autres actes ; mais cet usage était aboli lorsque la révolution a commencé ; et comment peut-il se faire aujourd'hui qu'on l'ait remplacé par un autre

Page 351: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 351

Grenoble ne sut pas se défendre, et son éloquence et sa logique ne purent point triompher d’elle.

Mais il défendit avec un grand succès, du moins au tribunal de l’Europe et devant celui de la postérité la cause de la morale et de la politique, en plaidant celle d’une femme protestante que son mari voulait abandonner, parce que leur mariage n’avait été consacré que conformément aux rites de la religion qu’ils professaient l’un et l’autre. L’épouse infortunée et vertueuse dont il embrassait la défense,

presque aussi barbare, comme l'a si bien dit, il y a peu de temps, un éloquent orateur du barreau° ?…

Certes, si Monsieur Servan vivait encore, avec quelle force ne réclamerait-il pas contre cette excessive prodigalité d'emprisonnements et de détentions° ? Dans l'ancien régime encore, et il est étrange qu'il faille si souvent lui redemander des formes humaines protectrices de la liberté et de la sûreté des citoyens, dans l'ancien régime, les décrets de prise de corps n'étaient décernés par les juges que lorsqu'il pouvait y échoir peines afflictives et infamantes ; et dans la législation de 1791, quand la peine n'était qu'infamante, l'accusé recouvrait sa liberté sous la caution de ses amis. En effet, qu'a-t-on besoin de la personne quand elle ne peut être exposée à une punition corporelle, et que le châtiment ne peut être que pécuniaire ou moral° ? Pourquoi le priver de sa liberté pendant toute la durée d'un procès, pendant le temps souvent fort long d'une instruction judiciaire° ?

Aujourd'hui quel est le délit assez faible pour ne pouvoir servir de prétexte un mandat d'arrêt, à un ordre d'emprisonnement, à une détention plus ou moins longue° ? Tout dépend de l'arbitraire des juges, et il n'est point de règle pour eux.

Et cette police correctionnelle livrée à un si petit nombre de juges, dont la compétence est si étendue qu'elle remplit à elle seule une si grande partie de notre organisation judiciaire, n'embrasse-t-elle pas une immensité de délits dont les uns, par leur peu d'importance, ne devraient pas être livrés à l'examen de la justice ; dans les autres, par la gravité des peines qu'ils peuvent attirer sur leurs auteurs, ne devraient pas être enlevés à l'instruction protectrice du jury° ? On est également effrayé de cette variété de faits auxquels elle applique ses décisions, de la rigueur de ses châtiments, et de leur peu de proportion avec eux les délits qu'elle doit punir.

La récidive d'une désobéissance à l'autorité municipale, qui, par exemple, a ordonné de balayer une rue, fait condamner à la prison : et dans telle autre circonstance livrée à l'arbitraire des juges, un accusé peut être condamné à vingt mille francs d'amende, sous le régime bienfaisant d'une Charte qui a sagement aboli les confiscations ; à cinq années de détention, sous un gouvernement qui attache du prix à conserver la liberté de ses sujets ; et à la privation des droits civils, sous un régime représentatif, où

Page 352: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 352

n’avait pour elle et ne faisait valoir que l’intérêt des mœurs et de la société, que le cri de la pudeur et de la justice, que le respect de la foi jurée. Malgré le grand talent de son défenseur, qui sembla se surpasser lui-même, elle ne put opposer que ses faibles armes au texte d’une loi barbare, à la jurisprudence des tribunaux, au fanatisme et à l’esprit de parti ; aussi fut-elle condamnée : les lois de la morale furent mécon-nues ; celle de l’humanité furent violées, et le mariage fut déclaré nul, comme d’autres venaient de l’être pour les mêmes motifs, ou le furent quelque temps après à Paris, à Toulouse et ailleurs, même au conseil du roi, où une de ces causes fut portée ; mais la défaite de Servan fut une victoire, et il attacha dès lors avec beaucoup d’honneur, son nom glorieux à une des équitables réformes que l’éloquence et que la rai-son obtinrent ensuite de l’autorité. S’il eût triomphé alors devant son parlement 104, cette décision serait probablement demeurée ensevelie dans la poussière de ses greffes, et son influence ne se serait pas éten-due au-delà des limites de la province ; mais en méconnaissant les lois de la nature, le Parlement de Grenoble soumit cette cause au tribunal de l’opinion ; et celui-ci imprima à son arrêt un éclat et une célébrité que celui de Grenoble n’eût pas obtenu, même en reconnaissant les

l'exercice de ces droits est la première et la plus précieuse de toutes les propriétés. De telle sorte qu'en respectant et en maintenant l'institution sacrée du jury, on conserve à de simples juges le pouvoir aussi redoutable de prononcer sans eux sur la fortune, sur la liberté, sur les droits politiques et civils de tous les sujets du royaume…

Espérons qu'avec le concours de quelques voix courageuses et éloquentes, comme il en est tant parmi nous, de pareils abus seront corrigés. Les vieilles routines, les vieilles erreurs, et les funestes habitudes des cours souveraines d'autrefois, n'existent plus pour les défendre. La Charte offre maintenant des moyens faciles et certains pour améliorer, sans commotion et sans secousses, notre organisation intérieure administrative et judiciaire ; et le gouvernement représentatif est essentiellement réparateur : les vieux usages ne lui en imposent pas, les faux préjugés encore moins ; et ce n'est jamais vainement que l'intérêt public se fait entendre, et que la justice expose ses droits.

104 Le Parlement de Grenoble fut longtemps extrêmement persécuteur, et le plus persécuteur de tous ; je possède un grand nombre de ses arrêts qui condamnent à la peine de mort des pasteurs pour avoir prêché l'Évangile, et des citoyens en grand nombre aux galères perpétuelles ou à la prison, pour les avoir écoutés ; ces arrêts sont du milieu du dernier siècle ; mais il avait changé de principe, et quand la révolution arriva, elle le trouva disposé à favoriser les changements que la justice et que la raison réclamaient avec tant de force.

Page 353: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 353

lois saintes sur lesquels il aurait dû le fonder. On sentit dès lors la jus-tice et la vérité des principes sur lesquels se fonda depuis la liberté des cultes ; on reconnut généralement surtout que la loi des mariages, qui peut seule garantir le maintien des mœurs, ne devait pas être subor-donnée aux formes religieuses d’un autre culte, et on proclama partout dès lors l’institution de ces principes sacrés, que Malesherbes et Louis XVI n’eurent pourtant la gloire de mettre en pratique et en ac-tions que plus de vingt années après.

À ces travaux il en joignit d’autres plus littéraires et non moins philosophiques. Il traça d’une plume rapide, dans un discours à l’aca-démie de Lyon, les progrès de l’esprit humain durant le siècle auquel il appartenait. Il démontra combien ce dix-huitième siècle, consé-quence inévitable du dix-septième, était digne des hommages et du respect de la postérité ; moins par l’étendue peut-être des créations du génie qui le consacrèrent, que par la direction que lui-même sut leur imprimer en les produisant, et par le nombre et la variété des carrières qu’il sut parcourir.

Lorsque la Révolution arriva, Servan s’empressa de favoriser l’im-pulsion qui l’avait créée ; il combattit dans un écrit véhément l’oligar-chie des états de Languedoc, qui formaient, comme les autres institu-tions du même genre, une puissance particulière au milieu de la puis-sance publique, opposaient quelquefois une utile résistance aux volon-tés despotiques des ministres ; mais le plus souvent encore étaient for-cés de reculer devant elles, et ne rachetaient ainsi par aucun avantage l’autorité particulière qu’elles savaient s’attribuer. Il ne d–issimula point, car il était juste, les biens réels que, sous le point de vue d’une administration éclairée, quoique le plus souvent trop somptueuse, ces états présentaient au peuple ; mais il proposa d’équitables réformes dans leur organisation gothique, si contraire, comme on ne peut le

Page 354: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 354

nier, à tout système de représentation 105, et même à la plupart des pri-vilèges de ceux même qui en faisait partie.

Servan fut d’abord heureux, comme bien d’autres, de voir exécuter ce qu’il avait désiré et même réclamé avec éloquence ; mais, comme bien d’autres aussi, il s’affligea bientôt douloureusement, quand il vit d’immenses destructions amonceler leurs vastes débris autour de cet édifice social qu’il aurait voulu réparer et non renverser, améliorer et non reconstruire. Il crut voir la France prête à s’engloutir sous cet ef-frayant amas de ruines, et il désavoua non ses opinions, mais les conséquences fausses qu’il crut qu’on leur voulait tirer. Il se hâta sur-tout de manifester son horreur pour les crimes dont la Révolution ne tarda pas à être souillée ; il réclama le retour vers l’ordre, comme il avait réclamé jadis le redressement des anciens abus, dans le temps où ils étaient redoutables ; il publia une adresse aux amis de la paix, pleine de raison et de sagesse, et surtout de modération dans le style et dans les pensées, bien différent en cela de tant de prétendus amis de la paix, qui la prêchaient du ton le plus propre à provoquer partout la guerre. Mais que pouvaient la raison, la modération et la sagesse, au milieu d’une foule d’hommes entraînés par l’esprit de parti, dont les uns voulaient tout abattre, dont les autres voulaient tout conserver, et dont l’exagération était la même ! Son ouvrage n’eut aucun succès et ne produisit aucun bien, la Révolution n’en continua pas moins à suivre, avec une effrayante rapidité, la marche qu’elle se traçait à elle-même, en se fortifiant de tous les obstacles qu’on lui opposait vaine-ment.

Servant, aigri non moins qu’affligé par l’inutilité de ses efforts, publia quelques autres écrits qui ne réussirent pas mieux, mais dans le

105 Les états du Languedoc étaient composés des vingt-trois évêques de la province, et présidés de droit par l'archevêque de Narbonne ; il représentait le clergé de vingt-trois barons, dont plusieurs étaient appelés à tour de rôle ; ils représentaient la noblesse ; mais, ainsi que les évêques, leur droit ne tenait ni à une élection ni à leur nom, mais à leur seigneurie : quand ils la vendaient ou la donnaient, ce droit la suivait dans la main du nouveau propriétaire ; il appartenait au château et non à la personne ou à la famille.

Enfin, le tiers État y était représenté par quarante-six maires de villes, ordinairement nommés par le Roi ; quelquefois élus par un corps municipal, suivant le privilège de la commune ; quelques-uns de ces maires étaient appelés tous les ans ; d'autres, ainsi que quelques barons, ne l'étaient qu'à tour de rôle…

Page 355: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 355

langage desquels on ne retrouvait pas, à beaucoup près, la modération du précédent. Il quitta la France comme si elle avait cessé d’être sa patrie, et il se retira à Lausanne, où, je ne sais pour quel motif, il s’était fait domicilier quelques années auparavant. Cependant il revint quelquefois dans sa patrie, et je le rencontrai, à la fin de 1792, à Lyon, déjà troublé par de grands désordres, et où la Convention, qui venait d’ouvrir ses séances, et qui n’obéissait pas encore aux factieux qui la subjuguèrent bientôt, m’avait inutilement envoyé, investi de grands pouvoirs, pour rétablir le bon ordre et la tranquillité publique. Je le vis souvent ; nous pensions de même, nous nous le dîmes avec franchise, et nous nous séparâmes bientôt, pleins d’une estime réciproque et pé-nétrés d’une douleur profonde… Mais que notre sort était différent !… Il allait retourner à Lausanne hors de la région des tempêtes, et je rentrais dans la Convention, qui, pendant mon éloignement, avait déjà fait comparaître le Roi, et entendu son défenseur… Vous verrez qu’il ne m’oublia point ; et quand, au bout de près de deux ans, il me fut possible de faire entendre ma voix et de parler le langage de la jus-tice ; quand j’eus attaqué le premier cet odieux système des confisca-tions qu’on a essayé de défendre de nos jours au mépris même de la Charte et de la volonté du Roi ; quand j’eus réclamé avec quelque suc-cès, et peut-être avec quelque honneur, la restitution des biens des condamnés par les tribunaux révolutionnaires, il m’écrivit, pour m’en remercier, la lettre que vous allez lire, et il m’envoya en même temps un écrit qu’il avait publié sur le même sujet, et sur la dépréciation des assignats, dont il liait avec raison le crédit à d’autres actes de justice qu’il réclamait pareillement, et que malheureusement la Convention, qui gouvernait alors, n’était pas disposée à accorder : mais son écrit était un de ceux qui formaient l’opinion publique ; et qui, quoique in-utiles en apparence, n’en était pas moins, sous ce rapport, extrême-ment avantageux ; car il faut le dire, il n’y a jamais qu’un très grand bien à faire entendre la voix de la justice, même quand elle n’est pas écoutée ; elle-même prépare son triomphe, et son règne arrive tôt ou tard.

Il rentra quelque temps après dans sa patrie, et il alla mourir dans sa terre, auprès de Saint-Rémi en Provence. Il avait refusé d’être membre d’une assemblée législative, où ses concitoyens l’avaient ap-pelé.

Page 356: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 356

On ne peut pas le considérer comme un de nos bons écrivains, son style était plein de métaphores, trop souvent dénuées de goût ; mais il avait des idées fortes et assez généralement élevées. Souvent après quelques phrases d’une diction fausse et bizarre, dont je pourrais citer beaucoup d’exemples, il s’énonçait avec pureté. Il avait de la chaleur et souvent même de l’entraînement, et une logique assez pressante ; mais il visait trop à l’effet, et alors il passait le but.

Il fut entraîné dans le parti du magnétisme ; je dis parti, car s’en était en, comme peu de temps auparavant les discussions sur la mu-sique, et il publia plusieurs écrits sur cette doctrine, où l’on ne recon-nut ni le talent ni la raison de son auteur.

On peut dire que ce fut un homme de bien, véritablement ami de son pays ; et de quelque manière qu’on envisage ses opinions et leur influence, on est forcé d’honorer sa mémoire et de révérer sa vertu.

L’académie de Nîmes a proposé son éloge au concours, il y a quelques années, ainsi que celui de Malesherbes ; mais aucun de ces deux sujets n’a été traité suivant ses désirs, et elle n’a pas décerné de prix.

Page 357: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 357

Lettre de M. Servan,

Retour à la table des matières

À M. Boissy-D’AnglasAlors Député de la Convention.

Lausanne, par Pontarlier,le 9 avril 1795.

L’ouvrage que je prends la liberté de vous présenter, Monsieur, était sous presse quand on me fit lire votre excellent discours 106 sur, ou plutôt contre, la confiscation des biens des condamnés aux tribunaux de l’inquisition de Robespierre ; et je vous avoue que ce fut pour moi un sensible plaisir de me rencontrer avec vous sur ce point, ou toutes les âmes honnêtes se sont unies pour gémir. Vous verrez à la fin de ce faible ouvrage, que je suis même allé un peu plus loin ; j’ai suivi l’impulsion de mon cœur, et je suis bien convaincu que le vôtre ne vous a pas laissé en si bon chemin ; mais je conviens que toutes les vérités ne peuvent monter tout à la fois à votre tribune. L’à-propos est une échelle, et chaque vérité, chaque vertu mène à son échelon, dont elle ne doit pas s’écarter. Quoi qu’il en soit, Monsieur, je vous dois, moi, cette vérité que vous pouvez et devez entendre, c’est que votre discours, même en terre étrangère, a été lu avec transport ; tant le vrai, le bon, le beau, l’utile ont de puissance partout ! Jouissez, Monsieur, dans votre propre conscience, du plaisir de votre succès et de l’honneur de votre vertueux courage. Cette récompense vous suffirait sans doute ; il est doux d’y joindre encore celle de l’applaudissement public. Après vous, Monsieur, me permettrez-vous de vous parler un peu de moi° ? Je crains bien de vous envoyer un rêve, mais enfin c’est le rêve que peut susciter un cœur français ; et si cet ouvrage, comme je le soupçonne, n’est qu’une chimère, peut-être aurais-je l’avantage de réveiller les hommes éclairés qui semblent oublier le danger épouvantable du papier-monnaie, et dorment au branle du vaisseau prêt à être abîmé par l’orage. Qu’importe, après tout, que je dise la vérité, ou que j’excite les autres à la dire° ? Mon véritable but est rempli, si le papier-monnaie trouve un mode équitable de liquidation.

Au reste, Monsieur, pour effacer à vos yeux toute empreinte d’intérêt particulier, je dois vous dire qu’étant établi et naturalisé en Suisse avant le premier juillet 1787, je jouis à ce titre du peu de fortune que les autres événemens m’ont laissé. Je ne suis ni émigré ni séquestré, et tout ce que j’ai dit sur les confiscations à la fin de cette brochure, est un cri de mon

106 C’est le discours imprimé à la suite de cette lettre.

Page 358: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 358

cœur, et non de mon intérêt. Ce cri de mon cœur sera entendu par le vôtre ; et ce que j’espère, c’est qu’il sera répété avec l’éloquence que je n’ai pas su lui donner.

Agréez, Monsieur l’assurance des sentimens d’estime profonde que je vous avais vouée longtemps avant que la France entière m’imitât.

Servan l’aîné.

Page 359: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 359

Discours de Boissy-D’Anglas

Sur la nécessité d’annuler ou de réviser les jugements rendus par les tribunaux révolutionnaires, et de rendre aux familles des condamnés les biens confisqués par ces jugements.

Conforme à l’exemplaire imprimé par ordre de la Convention.

Retour à la table des matières

Séance du 30 ventôse an III (20 mars 1795).

Citoyens,

Le jour où nous avons précipité de cette tribune le tyran qui déshonorait le temple de la liberté, nous avons contracté, à la face de l’univers, l’engagement sacré d’être justes, de sécher les pleurs, d’adoucir les maux, de guérir les blessures des victimes infortunées de la tyrannie. L’Europe entière a les yeux fixés sur nous, incertaine encore si elle doit nous accuser d’avoir souffert tant de forfaits, ou nous plaindre d’avoir été si violemment et si longuement opprimés. Elle suspend son jugement et attend en silence les décrets que va prononcer une assemblée rendue à la liberté, et dont les majestueuses et tranquilles délibérations sont enfin dégagées de l’influence empoisonnée du crime. Rappelons-nous sans cesse, citoyens, une grande et terrible vérité ; c’est que si les hommes justes de tous les pays ne nous ont point attribué les emprisonnemens, les spoliations, les massacres sans nombre, et toutes les injustices dont nous avons été, pendant dix-huit mois, les témoins et les victimes, c’est parce qu’ils ont senti que l’hypocrisie de Robespierre et de ses complices, l’égarement d’une partie nombreuse de la nation, la force d’une commune perfide, et l’audace de ses satellites qui tenaient le poignard levé sur nous, ne nous ont laissé, pendant longtemps, aucun moyen de résistance. Mais le temps de cette indulgence est passé, le 9 thermidor en a été le terme ; et à compter de ce jour mémorable, notre responsabilité devient entière. Oui, citoyens, depuis le 9 thermidor la Convention nationale ne peut rien rejeter sur personne ; tout est maintenant à elle ; gloire, faiblesse, erreur, vertu, tout lui appartient. Tout doit être rigoureusement balancé, pesé, jugé. La France, l’Europe et la postérité nous demanderont le compte le plus sévère de tout le mal que nous n’aurons pas empêché, de tout le bien que nous n’aurons pas fait. Si après avoir détruit les tyrans, nous laissons exister un seul vestige de la tyrannie ; si après avoir puni les assassins, nous laissons

Page 360: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 360

sans consolation une seule de leurs victimes ; si après avoir immolé les brigands, nous gardons une seule des dépouilles enlevées par eux à l’innocence, l’inflexible postérité nous confondra impitoyablement avec les scélérats dont la mémoire a été si justement exécrée.

Loin de nous, citoyens, ces sordides calculs, ces pusillanimes considérations, ces machiavéliques raisonnemens qui voudraient nous arrêter dans la noble carrière qui nous est tracée : nous ne sommes pas dignes de renverser les tyrans, si nous les imitons ; nous ne sommes pas dignes de combattre les principes du despotisme, si nous admettons sa politique fallacieuse ; nous ne sommes pas dignes de fonder la liberté d’un grand peuple, si nous osons voiler la statue de la justice. La justice, citoyens ! Voilà notre devoir, le mobile invariable de nos actions ; voilà notre but, notre égide ; voilà notre force : si nous quittons cette base solide, l’édifice que nous voulons construire pour les siècles et pour l’univers, s’ébranlera, nous entraînera dans sa chute, nous ensevelira sous ses décombres, et ne le sera, comme nous, qu’un souvenir digne de mépris. Sans justice, il n’est point de patrie, point de liberté, point de bonheur, point de véritable gloire. Les siècles passent et s’anéantissent dans l’éternelle nuit de l’oubli ; la justice seule demeure, et survit à toutes les révolutions. Ne vous laissez plus tromper par cette expression tant profanée de salut du peuple : jamais un peuple n’a pu devoir son salut à une injustice, à la violation d’un principe. S’il achète par elle le succès honteux d’un moment, ouvrez les pages de l’histoire, et voyez quelles en sont les suites fatales. Un peuple injuste perd au-dedans son union, au-dehors son crédit ; ses lois sont sans exécution, ses traités sans effet, ses conquêtes sans solidité ; ses alliés se méfient de lui, ses ennemis le méprisent, ses voisins le détestent, ses agens le trahissent, sa mauvaise foi passe en proverbe comme celle de Carthage ; les orages se rassemblent autour de lui, des convulsions intérieures le tourmentent, des factions le divisent ; il cède enfin, se déchire, succombe, et ne laisse plus à l’univers que le triste souvenir de sa honte, et l’effrayant spectacle de ses débris.

Je veux, sans ménagement, prononcer ici une forte, une effrayante vérité. Que chacun de nous descende au fond de sa conscience, et il l’y verra gravée : elle pèse sur mon cœur, et je m’acquitte d’un devoir sacré en la versant dans votre sein.

Nous avons tous reconnus que le tribunal révolutionnaire établi par nos derniers tyrans, était un tribunal inique, un tribunal de sang ; nous avons tous reconnu que ses jugements ont été des assassinats juridiques ; nous avons tous reconnu que ses arrêts sanglans, l’opprobre de la nation française, la honte du XVIIIe siècle, méritaient une juste et éclatante vengeance, une authentique réparation ; tous nous poursuivons les monstres qui les dictèrent, les vils scélérats qui les prononcèrent, les traîtres qui les provoquèrent, et nous les envoyons à l’échafaud : nous savons tous que les confiscations qui ont été la suite de ces jugements

Page 361: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 361

monstrueux, sont des vols, et que ces vols ont plongé dans la misère cent mille familles innocentes. Le cri de ces familles frappe sans cesse nos oreilles ; leurs deuils attristent nos regards, leurs larmes pénètrent dans nos âmes. Des écrivains vertueux et énergiques rappellent sans cesse à nos esprits leur infortune, leurs droits et nos devoirs ; plusieurs de nos collègues s’en occupent et nous en parlent ; et nous n’avons pas encore réparé tant d’injustices ! Et nous nous bornons à prononcer des renvois des comités, des ajournemens, à faire espérer des réparations partielles ! Citoyens, l’atmosphère infectée par nos tyrans nous enveloppe-t-il encore° ? Jusques à quand paralysera-t-il nos cœurs° ? jusques à quand nos mains, qui exterminent les brigands, paraîtront-elles les complices de leur vols° ? jusques à quand suivrons nous cette marche lente et graduelle du crime à la vertu° ? Ah ! Franchissons ce honteux intervalle. Législateurs, faisons notre devoir ; nous ne pouvons rendre la vie à ceux que le crime a frappés, mais consolons du moins leurs mânes qui, dans cet instant, nous suivent, nous environnent, nous pressent, et planent dans cette enceinte : ils nous demandent de rendre à leurs veuves, à leurs frères, à leurs enfants, le bien qui leur appartient. Serons-nous sourds à leurs plaintes, et insensibles à leurs gémissemens, inaccessibles à leurs reproches° ? … On ose dire que ces biens sont nécessaires au peuple. Peuple français, lève-toi tout entier avec indignation ! Repousse avec horreur ces dépouilles sanglantes ! rejette ce honteux tribut ; il est indigne de toi ; il doit te faire frémir ; il te rendrait le complice des monstres que tu poursuis, des assassins que tu détestes, des voleurs dont tu ordonnes le supplice. J’ai entendu, je l’avoue avec douleur, dire à des orateurs dont j’estime le caractère, que, dans le torrent des événemens, il est impossible que quelques familles ne soient pas froissées par le char de la révolution, qu’elles doivent à la patrie le sacrifice de leur perte, et qu’il faut qu’elles se contentent de réclamer des indemnités.

Ah° ? citoyens, se peut-il que l’effet de nos malheurs passés soit de dessécher ainsi nos âmes, de nous faire envisager d’un œil sec le déchirement, la ruine entière, le désespoir de tant de familles, et de nous porter à affaiblir ce douloureux et effrayant spectacle par des expressions fausses, si froides et si dures° ? Nos pénibles souffrances, nos angoisses mortelles n’auraient-elles pas dû au contraire redoubler cette sensibilité qui, loin d’être une faiblesse, est la vertu véritable° ? et le sublime amour de l’humanité n’aurait-il pas dû nous porter à effacer avec enthousiasme, à casser ces affreux jugements qui souillent les pages de nos annales° ?

Mais puisqu’on veut enfin, en glaçant les sentimens généreux d’une grande nation, les soumettre aux dissertations de l’esprit, au compas de la raison, au calcul de l’intérêt, aux combinaisons de la politique, je vais tenter cette épreuve : vous verrez bientôt, citoyens, combien les obstacles qu’on vous oppose sont frivoles, et je vous convaincrai que la restitution dont la justice vous fait aujourd’hui un devoir sacré, loin d’être

Page 362: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 362

préjudiciable à l’intérêt public, vous est au contraire dictée par ce même intérêt ; que la raison le veut, que la politique le demande, et que le crédit public l’exige. Je serais court : l’évidence combat le sophisme en peu de mots, et les ombres de l’erreur s’évanouissent aux premiers rayons de la vérité.

On croit qu’il est contre l’intérêt public de restituer la totalité de leurs biens aux familles qui en ont été dépouillées ; que c’est atténuer la richesse publique. D’abord, je ne sais pas ce qu’on veut dire en parlant d’une richesse publique bâtie sur la pauvreté des particuliers ; c’est un sophisme barbare, créé dans l’antre féroce des Jacobins : mais ce que je sais, c’est que si vous ôtez de la valeur de ces biens les dettes qu’il faudra que vous payez, les sommes qu’il faudra que vous donniez, de manière ou d’autre, aux veuves, aux enfants, aux domestiques, aux pensionnaires, aux ouvriers que faisaient vivre les propriétaires de ces fortunes, et tous les frais de leur administration, il faudra alors en retrancher près des deux tiers. Et s’il est vrai, comme je le crois, que, malgré tous les efforts de Robespierre et de ses complices, la valeur totale de ces biens ne s’élève pas à plus de trois ou quatre cents millions, s’il est vrai du moins que les opinions les plus exagérées ne la portent pas au double de cet aperçu ; voyez, citoyens, quelle est la modique somme qui vous restera pour l’opposer aux cris de la justice : et jugez si, dans cette étrange compensation, on vous donne assez d’argent pour vous dédommager de l’infamie d’un pareil impôt, pour racheter la démoralisation complète où vous précipitez la nation, en engageant les particuliers à acquérir le résultat d’un vol manifeste et le fruit d’un assassinat publiquement reconnu.

On prétend qu’il est impolitique de rétrograder. Justes Dieux ! quelles maximes et quelle politique délirante !.. et où nous aurait-elle conduits, si nous n’avions pas eu déjà le courage de rétrograder en ouvrant les prisons, en annulant les déportations injustes, en ordonnant la levée du séquestre des biens des citoyens rendus à la liberté, en réparant, avec tant d’empressement, un si grand nombre de calamités dont la tyrannie de Robespierre avait inondé la France !… Ah ! Si jamais ces maximes étranges étaient adoptées, que deviendrait le genre humain° ? Les pas des tyrans seraient donc ineffaçables : dès qu’un crime serait commis, tout espoir de justice serait donc perdu sans retour. La morale des peuples libres se réduirait donc à blâmer les maximes des oppresseurs de l’humanité, en consacrant leur brigandage ! Le Sénat de Rome aurait donc manqué aux lois de la politique en restituant à Cicéron sa maison, dont l’infâme Clodius l’avait fait dépouiller° ? Collègues, ma politique, je l’avoue, est bien différente. Je crois que le seul moyen d’ôter tout espoir aux tyrans à venir, c’est de montrer aux tyrans passés que non seulement ils ne peuvent espérer l’impunité, mais qu’aucune de leur confiscation ne peut être solide. Si on avait puni Sylla, César n’aurait pas existé ; si les

Page 363: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 363

familles proscrites par Sylla avaient retrouvé leurs biens, les agens d’Antoine, d’Octave et de Lépide ne les auraient pas servis dans leurs proscriptions. Voulez-vous mettre la liberté à l’abri des atteintes de la tyrannie et de la cupidité, asseyez-la sur l’autel de la justice, et placez-la sous la sauvegarde de la vertu.

On nous dit enfin, et c’est là l’argument le plus répété, que cette restitution prématurée affaiblirait la confiance due aux assignats en diminuant leur hypothèque ; et moi, appuyé sur le témoignage des hommes probes de tous les temps, je soutiens que ces propriétés, qu’une avarice sanglante s’obstine à arracher à l’innocence malheureuse, loin d’augmenter la solidité de notre monnaie, la discrédite, lui enlève toute confiance et l’annule entièrement. Je soutiens que le retard que vous mettez à être justes envers les familles des condamnés, est une des principales causes du discrédit de vos assignats, et par suite, de la hausse de tous les prix. Vos assignats sont des billets dont la garantie est votre loyauté. Il repose sur le crédit que vous avez droit d’obtenir, bien plus que sur tout autre base. Leur valeur est subordonnée à la stabilité de vos lois, à la pureté de vos principes. En offrant à vos créanciers, pour garantie, des propriétés qu’ils sentent bien que vous n’avez pas le droit d’hypothéquer, vous atténuez l’effet de la garantie incontestable, et plus que suffisante, qui résulte des autres biens nationaux. La bonne foi, voilà la base du crédit : si nous volons le bien des particuliers, de quel droit exigerons-nous qu’on prenne confiance en notre monnaie° ? quel sera le garant de nos promesses° ? qui voudra se reposer sur la foi de nos engagemens° ? quel est l’homme qui pourra compter sur la loyauté d’un gouvernement qui ne saura pas être juste, qui préférera l’argent à l’honneur° ? quel est le français qui ne cherchera pas à placer ses fonds dans des mains plus pures° ? quel est l’étranger qui voudra acheter ces terres, la véritable hypothèque de nos assignats, lorsqu’il apprendra qu’il s’établit dans une malheureuse contrée où sa famille perdrait ses biens s’il était immolé par un tyran, quoique la nation entière pleurât sa mort, honorât sa mémoire et punît son meurtrier.

Enfin on établit en principe que la conscience des jurés n’étant éclairée que par les débats, aucune trace suffisante ne subsiste pour réviser de semblables jugemens. Ah ! la France entière peut servir de témoins, de juges, de jurés ; elle peut attester que parmi cette foule innombrable de morts, pris le plus souvent dans la classe la plus laborieuse et la plus vertueuse du peuple, il existe bien peu de coupables. J’en appelle à vous, citoyens d’Orange, de Nîmes, de Paris, qui avez vu avec tant d’horreur traîner au supplice ceux de vos concitoyens que vous étiez accoutumés à chérir et à honorer le plus. J’en appelle à vous, représentans qui m’entendez, et qui tous avez à regretter les vertus et la mémoire de plus d’un ami. J’en appelle aux citoyens de la France qui, maintenant que la tyrannie est passée, calculent douloureusement les pertes qu’ils lui

Page 364: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 364

doivent. Et sans se donner la peine de remonter au détail de ces prétendus débats, ne sait-on pas que les accusés étaient menés en foule au tribunal ; qu’on rassemblait des personnes qui ne s’étaient jamais vues ; qu’on les enveloppait dans des conspirations imaginaires ; que souvent leur nom n’était pas bien désigné, que leur défense n’était pas entendue, et que leur arrêt était dicté d’avance° ? Vous faites un crime aux hommes que vous accusez d’avoir contribué à l’infâme loi du 22 prairial : vous mettez au rang des plus grands forfaits de Robespierre et de Couthon la proposition de cette infâme loi ; et vous laisseriez subsister des jugements qui ont été rendus d’après ces formes ! Les condamnations prononcées sans qu’il y ait un acte de procédure, celles qui ont été motivées par des délits, effacées par des amnisties postérieures, ne sont-elles pas la honte de l’humanité et le renversement de toute justice° ?

Les condamnations portées contre des protestations anciennes qu’aucune loi antérieure n’avait menacées d’aucune peine capitale, pouvaient-elles faire subir la mort° ? Cette mort infligée à des magistrats qui avaient refusé de signer ces protestations n’est-elle pas la plus atroce des barbaries° ? Peut-on laisser subsister ces jugements de cannibales, rendu contre des femmes vertueuses, vieilles, infirmes, absurdement accusées de conspiration ; dont le sexe, l’âge et les infirmités étaient insultés par les railleries féroces de ces juges bourreaux° ? Enfin, si, dans cette foule sans exemple d’innocentes victimes, une restitution, qui n’est qu’une simple expiation, rendrait par hasard aux familles de quelques coupables leur fortune, ose-t-on dire que ce serait un malheur° ? Quoi ! leurs femmes, leurs enfants les ont vu périr, et depuis un an sont baignés de larmes, plongés dans la plus affreuse misère, et leur douleur ne nous désarmerait pas° ? Ah ! prétendez-vous donc que la liberté soit comme ces dieux barbares qui ne voulaient d’autre holocauste que la fumée des victimes humaines…

Citoyens, ne prolongeons pas plus longtemps ces débats, abjurons à jamais ces principes féroces : ils ne sont pas faits pour nous, pour nous les fondateurs de la prospérité d’un grand peuple. L’humanité, la raison, la politique sont d’accord avec l’équité ; elles vous parlent par ma voix, elles retentissent dans vos âmes comme au fond de mon cœur ; nous commandent impérieusement d’éteindre le flambeau de la vengeance, de rallumer celui de la vérité, de redresser la balance de la justice, et d’arracher à la liberté ces voiles sanglans, ces dépouilles criminelles qui la souillent.

Soyons aussi vertueux que les usurpateurs ont été coupables, aussi justes qu’ils ont été iniques, aussi humains qu’ils ont été barbares. Nous avons assez conquis de provinces, il faut actuellement conquérir l’estime de tous les peuples. Voilà les conquêtes pures, solides, dignes de nous ; les unes sont la sauvegarde des autres. Voilà les conquêtes que le hasard ne dirige pas, que l’envie ne suit jamais, et qu’aucun revers ne fait perdre.

Page 365: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 365

Elles soumettent les cœurs, désarment les ennemis, multiplient les alliés, affermissent le crédit, et conduisent à une éternelle gloire.

Je me sens plus que jamais aujourd’hui le représentant du peuple français, en vous invitant à ce grand, à cet indispensable acte de justice, qu’il ordonnerait lui-même s’il était assemblé. Citoyens, abjurons tout esprit de parti, toute politique de circonstance : bannissons toutes les haines, étouffons toutes les semences de discorde : anéantissons-les dans un même sentiment, celui de l’équité. Soyons dignes de nous estimer les uns les autres : marchons ensemble et d’un pas égal à l’affermissement du gouvernement républicain ; et ne perdons jamais de vue que l’Europe nous observe, que le ciel nous juge, et que la postérité nous attend.

Je demande que la Convention décrète : I°. Que tous les jugements rendus par les tribunaux révolutionnaires, depuis le 22 prairial, sont déclarées nuls, ainsi que les confiscations qui en ont été l’effet.

2°. Que le comité soit chargé de présenter, dans une décade, un projet de décret pour annuler l’effet des jugements rendus par les tribunaux révolutionnaires, contre les accusés de conspiration des prisons, et contre ceux accusés de délits abolis par des amnisties postérieures.

3°. Que le comité de législation soit chargé de présenter un mode pour réviser tous les autres jugemens, antérieurement rendus par les tribunaux révolutionnaires depuis leur institution.

4°. Que l’assemblée décrète, dès cet instant, que les ventes des biens fonciers et mobiliers des condamnés par les tribunaux révolutionnaires, depuis leur institution, seront suspendues.

5°. Que les ventes faites jusqu’ici ne pouvant être annulées, le comité de législation soit chargé, en outre, de présenter, dans le délai ci-dessus fixé, un mode d’indemnisation pour rendre aux héritiers des condamnés, dont le jugement est annulé, une valeur égale à celle de la partie desdits biens qui pourraient avoir été vendue jusqu’à ce jour 107

107 Il ne fut pas possible de faire accueillir sur le champ des demandes aussi justes, et j'ose dire aussi raisonnables ; cependant, en les renvoyant à des comités, on en préparera le succès. On ordonna d'ailleurs dès ce moment la suspension de toutes les ventes des biens confisqués, et on les conserva, par ce moyen, pour le temps plus heureux et peu éloigné où leur restitution devait avoir lieu. Elle fut effectivement ordonnée au bout de quelques mois, cette restitution, après une discussion solennelle, que je provoquais souvent par mes demandes, et à laquelle je participai quand elle arriva, mais qui fut remarquable par des discours pleins d'éloquence et de logique, surtout M. de Pontécoulant, lequel, après avoir mérité beaucoup d'estime par son courage et ses principes, dans plusieurs circonstances difficiles, contribua puissamment dans celle-ci, à la justice qui fut rendue à tant d'infortunées victimes de la tyrannie de quatre-vingt-treize.

Page 366: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 366

Affaire Monnérat.

Retour à la table des matières

L’affaire Monnérat est une affaire judiciaire de la seconde moitié du XVIIIe siècle qui tient son nom de Guillaume Monnérat, forain, accusé de contrebande, à tort. Par ses développements politiques cette erreur judiciaire participa à l'évolution des pratiques judiciaires de l'Ancien Régime mais contribua à la disgrâce de Malesherbes.

Un particulier nommé Monnérat, dit Comtois ou La Feuillade était soupçonné de contrebande par les fermiers généraux. Il fut privé de liberté sur base d'une lettre de cachet. Il resta vingt mois en prison à Bicêtre dans des conditions indignes. Finalement innocenté, il est libé-ré : il avait manifestement été confondu avec une personne lui ressem-blant physiquement. Il s'adresse à la Cour des aides, qui entend sa plainte et condamne les fermiers généraux à une rétractation solen-nelle et à 50 000 livres de dommages-intérêts. Marrières et Laroche, directeurs de la ferme du tabac, furent en outre décrétés d'ajournement personnel et leur procès fut instruit dans les règles.

Sur base d'un rapport de Terray, le Roi cassa l'arrêt de la cour des aides, trop défavorable aux fermiers généraux et défendit de donner aucune suite à la procédure. Cette cassation fut suivie d'un édit qui ordonnait de cesser toute poursuite. Malesherbes est convoqué chez le Roi à Compiègne et y confirme l'allégeance de la Cour des aides au roi.

Mais, préoccupé par l'opacité et les iniquités du système judiciaire, Malesherbes s'obstine et adresse au Roi une série de remontrances - dont celle du 14 août 1770 -, où il dénonce en particulier les lettres de cachet et le sentiment général d'oppression.

À travers cette affaire, la Cour des aides et Malesherbes non seule-ment attaquent le système judiciaire de l'Ancien régime, font condam-ner des fermiers généraux et partant remettent en cause l'autorité royale. Ces événements sont amplifiés par la tension à cette époque entre le Roi et les parlemens. Le lit de justice de décembre 1770 n'en sera que l'aboutissement. Il suscita de nouvelles remontrances de Ma-

Page 367: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 367

lesherbes qui se vit cette fois condamné à l'exil par lettre de cachet le 8 avril 1771.

Note Supplémentaire.

Retour à la table des matières

Page 183, ligne 16, de la première Partie. L'impression de ce dernier volume était presque entièrement termi-

née, lorsqu'il m'a été fait, par un homme en place, qui aura nécessaire-ment beaucoup d'influence sur la détermination qui sera prise à ce su-jet, une objection contre la proposition d'attribuer au jury ordinaire la connaissance des délits commis par l'usage de la presse ; et il m'est impossible de ne pas y répondre, pendant que je tiens encore la plume.

On dit que parmi les jurés nommés par le sort, ainsi que nous le demandons, et choisis sur le tableau des citoyens appelés à former les assemblées électorales, on obtiendra difficilement une réunion d'hommes assez instruits pour reconnaître et apprécier la culpabilité d'un livre, et qu'alors le jury ne prononcera qu'aveuglément sur les questions qui lui seront soumises à cet égard.

Mais en supposant qu'on fasse désigner par le sort et par le tribu-nal, sous les yeux du public, un nombre de soixante personnes aptes à exercer les fonctions de jurés, comme il a été dit, lesquelles, par les récusations réciproques et libres de la partie adverse ou publique, et de l'accusé, seraient réduites à douze, il est certain qu'on aura une collec-tion de citoyens au choix de laquelle l'autorité n'aura eu qu'une in-fluence très-légale, et dont l'indépendance et l'impartialité ne sauraient être mises en doute ; mais les récusations qui auront opéré la réduction de soixante à douze, en auront écarté tous les hommes notoirement dépourvus des lumières nécessaires pour prononcer avec connaissance de cause, sur les questions qu'ils auront à décider ; et par conséquent le jury, tel qu'il sera définitivement formé, ne sera pas, comme on af-fecte de le dire, le produit du hasard seul, mais aussi celui d'un choix fait par les parties intéressées : et si l'on veut bien remarquer que les soixante individus choisis par le sort, auront été pris parmi les élec-teurs, c'est-à-dire parmi des hommes payant au moins trois cents francs de contribution ; ce qui, dans les départemens surtout, suppose

Page 368: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 368

une fortune aisée, et ce qui garantit en général une éducation un peu soignée, de l'instruction et des lumières, on sera certain, ou du moins on aura une probabilité si voisine de la certitude, qu'elle lui ressemble-ra beaucoup, que lorsque le jury sera ainsi réduit au nombre fixé, il offrira toutes les garanties qu'on peut désirer, tant du côté des lumières et du discernement, que de la droiture et de l'impartialité.

On peut même dire que, si en suivant ce mode on n'obtenait pas un pareil résultat, il faudrait désespérer de pouvoir conserver le jury en France pour tel genre d'affaires que ce prit être.

Mais d'ailleurs quelles seront les fonctions du jury prononçant sur les délits de la presse ? Voyons si elles seront au-dessus du jugement et de l'habileté de ceux même qui composeraient la classe ordinaire du peuple, c'est-à-dire du commun des hommes.

Le jury certainement ne sera point appelé à prononcer sur le plus ou moins de mérite scientifique ou littéraire de l'ouvrage qui lui sera déféré ; car si cela était ainsi, je ne pense pas que l'Institut lui-même fût toujours capable de le faire avec une infaillibilité absolue. Il y au-rait du moins diverses branches des connaissances humaines, telles que l'administration, l'économie politique, la philosophie et la morale, pour lesquelles on ne trouverait que par occasion, dans les quatre classes prises collectivement ou séparément, des hommes capables d'en apprécier les théories.

Mais la seule chose qu'auront à faire les jurés, ce sera de décider si l'ouvrage soumis à leur examen, soit qu'il soit bon, soit qu'il soit mau-vais, soit qu'il soit le produit d'une imagination frivole, ou la création du génie le plus élevé, est repréhensible dans son contenu ; or, sur quoi peut-on fonder le moindre doute qu'ils ne le puissent ?

On doit envisager sous quatre aspects différens, et placer dans quatre catégories diverses, dit M. de Malesherbes * dans les endroits que j'ai cités de ses mémoires sur la librairie et sur la presse, les ou-vrages qu'on croit susceptibles de répression.

Ou ils contiennent des provocations au crime, ou ils blessent les mœurs et la religion, ou ils portent atteinte à l'honneur des citoyens, ou enfin ils attaquent le gouvernement.

Je ne rechercherai pas avec lui, ou après lui, jusque à quel point il est politique, il est sage, il est juste même, de poursuivre aujourd'hui

Page 369: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 369

de pareils, actes : je suppose que la législation a ordonné qu'ils le se-raient rigoureusement, et que la connaissance et la conviction en sont renvoyées aux jurés. Or, je dis que dans ce cas il n'est rien de trop dif-ficile pour eux, dans l'examen qu'ils doivent faire et dans les déclara-tions qu'ils doivent donner.

J'examine d'abord le premier cas ; et je demande s'il est un seul homme parmi eux, je ne dis pas éclairé, mais pourvu du simple bon sens, qui puisse ne pas reconnaître si, dans un écrit, quel qu'il soit, il y a ou non provocation au crime : car, de deux choses l'une, ou la pro-vocation est claire, et alors elle est facilement aperçue, ou elle ne l'est pas, et alors on ne peut pas dire qu'elle existe, ou du moins qu'elle est criminelle. Si les expressions de l'auteur sont tellement obscures que l'on ne puisse les comprendre, leur obscurité doit l'absoudre : c'est par la possibilité de son effet sur la multitude que le provocateur au crime est coupable ; mais quel effet peut produire une provocation que l'élite de cette même multitude ne peut ni comprendre ni apercevoir ? Il n'y a pas de délit sans effet ; or l'effet ici où se trouve-t-il, où peut-il même se trouver ? N'est-ce pas comme si on accusait un homme d'avoir vou-lu en assassiner un autre parce qu'on l'aurait vu armé d'un roseau ?

Dans les délits commis par la presse, et peut-être aussi dans quelques autres, on ne peut voir le crime dans l'intention, et même dans ceux où la tentative est considérée comme criminelle, il faut qu'elle soit de nature à produire quelque résultat ; or il ne peut y en avoir à une provocation qui n'est comprise de personne. Ce n'est qu'à cause de la lésion qu'elle reçoit de l'écrivain que la société a droit de le punir pour la manifestation de ses pensées, et de porter ainsi atteinte à une faculté sacrée la plus précieuse de toutes ; or, quelle lésion a-t-elle reçue d'une provocation qui a été renfermée dans la pensée de son au-teur ? Ce n'est pas la faute de l'intelligence des jurés, si l'on n'a pas compris ce qu'il a dit ; c'est par son propre fait ; et comme il n'eût tenu qu'à lui d'être plus intelligible et plus clair, il est certain que c'est sa volonté seule qui l'a empêché de l'être, et que c'est par conséquent à lui seul qu'il faut attribuer le défaut d'exécution du projet qu'il a pu concevoir.

Et remarquez qu'il s'agit ici non d'une interprétation métaphysique, non d'un défaut de preuve seulement, mais d'une vérification essen-tielle, d'après laquelle le fait lui-même est mis à la place de la pré-somption, et soumis, si je peux parler ainsi, à une épreuve matérielle.

Page 370: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 370

Un jury, composé des hommes les plus éclairés de la terre, aurait pu reconnaître, par le raisonnement, que la prétendue provocation n'exis-tait pas faute d'avoir été intelligible à tout le monde ; ici c'est une por-tion de la multitude qui reconnaît elle-même, par le fait, qu'elle n'a pu apercevoir, dans ce qu'on lui a adressé, rien qui contînt une provoca-tion dangereuse.

Et qu'on ne dise pas que le jury n'a pas été averti de la phrase pré-sumée criminelle sur les expressions de laquelle il a dû faire porter son jugement ; car on met non - seulement sous ses yeux le livre où l'on prétend trouver un délit, mais encore le plaidoyer qui en expose l'interprétation. On ne néglige rien sans doute pour éclairer son intelli-gence et diriger son jugement : on n'abandonne pas à sa raison et à sa perspicacité le soin de découvrir dans l'écrit dénoncé, tout ce qu'il peut y avoir de dangereux et de coupable ; on le lui montre : et s'il se trou-vait même par impossible, un officier du ministère public qui oubliât à ce point le noble caractère de ses belles fonctions ; il pourrait, en tor-dant le sens des mots, et en y appliquant tous les moyens d'une so-phistique logique, donner à chaque phrase et à chaque expression même, l'interprétation la plus défavorable à l'accusé, et développer le talent, s'il l'avait, avec lequel, au dire même je crois d'un Père de l'Eglise, on pourrait trouver des erreurs dans le pater et dans le credo. Mais dans ce cas-là même il y aurait au moins cet avantage, que, pro-nonçant en même temps et sur le texte du livre et sur les allégations de la partie publique, les jurés seraient principalement guidés par l'autori-té d'une simple raison, et n'auraient pas assez d'esprit pour être abusés par des sophismes.

Je sais bien, et je l'ai déjà dit, qu'ils seront moins disposés que les juges, à chercher des coupables ; mais ils le seront davantage à trouver des innocens là où il y en aura, et dans une jurisprudence qui s'ap-plique à tant de faits souvent fort peu graves, souvent susceptibles de beaucoup d'indulgence, souvent excusés par beaucoup de motifs, il faut avouer que l'un vaut beaucoup mieux que l'autre, et que quand on stipule dans la création des lois pour la garantie de la société en géné-ral, il est juste de stipuler aussi pour celle des individus en particulier, dont l'ensemble forme cette société, qu'on veut préserver et défendre. Cependant il ne faut pas croire que les jurés, tels qu'ils seront nom-més, soient trop disposés à cette indulgence qui devient faiblesse : ils seront choisis, comme je l'ai dit, non parmi des prolétaires pour qui le

Page 371: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 371

maintien de l'ordre public peut n'être pas un besoin réel ; mais parmi des propriétaires, des commerçans, des hommes industrieux, à qui la tranquillité publique est d'une nécessité absolue pour la jouissance et la conservation de leurs biens, ou le développement de leur industrie.

Il en sera de même dans les écrits contre les mœurs ; certes, l'écri-vain hardi dont les jurés ne comprendront pas la dépravation, aura pris un si grand soin de la déguiser, qu'elle ne saurait être dangereuse ; et qu'elle ne sortira guère du genre de celle dont la bonne compagnie elle-même, aujourd'hui si scrupuleuse sur la pureté des discours, ne repousse pas l'expression.

Dans cette matière, c'est le scandale qu'il faut réprimer ; c'est la provocation au dérèglement qu'il faut prévenir ; c'est la pudeur qu'il faut préserver de la licence condamnable de quelques écrivains crimi-nels : mais si les auteurs ne se rendent pas intelligibles, si leur délit n'est pas aperçu, il n'y a ni scandale, ni provocation au libertinage, ni outrage fait à la pudeur ; il n'y a point de crime à reconnaître, et consé-quemment point de châtiment à appliquer. Le scandale public, l'ou-trage fait à la pudeur, la provocation au libertinage seraient bien plutôt dans les efforts que ferait le plaignant pour lever le voile dont l'auteur se serait couvert, et pour faire comprendre à des jurés naïfs et simples, et conséquemment à la multitude, le crime du livre déféré à la justice et au public.

Il en est de même des attaques faites à la religion, qu'on a voulu l'année dernière, séparer de celles faites aux bonnes mœurs pour les classer en particulier.

Toutes les observations que je viens de faire leur sont tellement applicables, que je me dispense de les répéter. Seulement je dirai de plus, que s'il s'agit du dogme et des atteintes qu'on peut porter à sa pu-reté, je ne vois personne sur la terre qui raisonnablement puisse en connaître, pas plus les juges que les jurés, pas plus les théologiens que les juges, et que le moyen le plus certain de faire mal juger ces sortes d'affaires, serait de les renvoyer à l'examen d'un jury spécial, qui se-rait, quoique l'on pût faire, composé d'hommes nécessairement dirigés par l'esprit departi, lesquels absoudraient ou condamneraient, non pas suivant que l'on aurait tort, mais suivant qu'on serait ou qu'on ne serait pas de leur opinion ou de leur secte. Aussi j'espère bien que le temps est passé où l'on pourrait être recherché pour la manifestation de ses

Page 372: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 372

opi nions religieuses, quelle qu'elles fussent. Le dogme, aussi sacré que tous les autres, puisqu'il est aussi dans l'Evangile, de la tolérance illimitée des opinions, le défend impérativement, non moins que la charte ; et la philosophie et la raison, la saine politique et la morale, le défendent de la même manière.

Quant à ce qui regarde les injures, le jury, tel qu'il sera composé si nos opinions sont adoptées, sera plus que suffisant sans doute, et plus que dans toute autre occasion, pour prononcer avec connaissance de cause. Le sentiment de l'injure, en effet, est dans le cœur de tous les hommes, même de ceux le moins civilisés : il ne tient pas aux lu-mières et à l'instruction, mais à l'instinct ; et le jury qui prononcera sur l'accusation d'un pareil délit, n'aura qu'à se mettre à la place du plai-gnant même ; s'il trouve qu'il n'aurait pas été injurié par les choses que l'accusé s'est permises, il aura raison de le déclarer absous, puisque l'injure ne sera pas réelle. Il est bien évident en effet que lorsque douze individus, tous propriétaires ou commerçans, tenant à l'honneur et aux avantages d'une réputation sans tache, qui souvent est le fonde-ment de leur fortune, qui toujours est celui de leurs plus pures jouis-sances, auront trouvé qu'ils n'auraient pas été injuriés par les alléga-tions d'un écrivain plus ou moins hardi, il n'y aura pas eu d'injure. Re-marquez que je dis injure, et non pas seulement calomnie ; car je vais plus loin que la plupart des criminalistes, et je ne pense pas que l'im-putation d'un fait criminel, même quand il serait vrai, puisse n'être pas un délit : quand l'inculpation est fausse, le délit est sans doute plus grave ; mais dans tous les cas, un écrivain n'a pas le droit de porter le flambeau de ses recherches dans la conduite privée de ses semblables. S'il en est de criminels parmi eux, il faut qu'il les dénonce aux magis-trats chargés de la poursuite des crimes, et non qu'il essaie de les flé-trir d'avance lui-même, avec sa plume ou son imprimerie, car les ci-toyens ne sont pas justiciables les uns des autres. Ils r e le sont que de la loi et des tribunaux institués par elle ; mais pour que l'injure doive être punie, il faut qu'elle existe, et, de toutes les manières de la recon-naître, celle d'en soumettre l'examen à la décision d'un jury, est la plus juste comme la plus sûre, la plus politique comme la plus libérale.

Je passe aux attaques contre le gouvernement : tout ce que j'ai dit jusques ici pourrait me dispenser d'aller plus loin, car cette classe de délits ne me semble pas devoir en faire une particulière. Ceux qui ne sont coupables en effet ni de provocation au crime, ce qui comprend

Page 373: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 373

les provocations à la révolte et à la désobéissance aux lois, ni d'injures personnelles, ce qui comprend aussi les outrages faits à la personne royale, et aux dépositaires d'une portion plus ou moins étendue de l'autorité qu'elle confère, ne sortent, pas dans ce qu'ils peuvent écrire encore, des bornes de cette censure que tout citoyen a le droit d'exer-cer sur les opérations du gouvernement, et qu'il est si utile au mo-narque d'encourager plutôt que d'anéantir ; aussi ne me permets-je d'en parler que pour faire sentir de plus en plus, que l'un des plus grands avantages de la juridiction du jury sur les accusations relatives à la presse, c'est la garantie qu'elle assure à tout écrivain contre les abus de la puissance, et les erreurs même de la justice, alors que, sans calomnier les intentions du gouvernement, que sans exciter à la résis-tance contre ses volontés légales, il osera blâmer ce qu'il fera ou or-donnera de blâmable.

On aura contre lui sans doute la ressource de la réfutation  ; car si le gouvernement est blâmé injustement, qui peut douter que mille voix ne prennent aussitôt sa défense ? On le défendrait quand il aurait tort, à plus forte raison quand il s'agira d'une inculpation hasardée ou fausse ; et de ce choc des opinions, de cette controverse si utile, de ce débat légitime et public, naîtront de précieuses lumières, aussi avanta-geuses, quoi qu'on en puisse dire, au gouvernement qu'au peuple en-tier.

Mais cet ordre de choses ne peut s'établir et subsister qu'avec l'in-dépendance du jury dans sa formation, dans ses attributions, dans sa marche, dans ses résultats, et dans son application exclusive à tous les, délits de la presse…

Page 374: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 374

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

Volume IIIRetour à la table des matières

Page 375: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 375

Page 376: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 376

ESSAI sur

LA VIE, LES ÉCRITS ET LES OPINIONSDE M. DE MALESHERBES,ADRESSÉ À MES ENFANTS

SUPPLÉMENT,CONTENANT UNE RÉPONSE

À LA BIOGRAPHIE UNIVERSELLE.

J’ai écrit deux volumes sur M. de Malesherbes, et je n'y ai rien ou-blié de ce que j'ai cru propre, je ne dis pas à honorer sa mémoire, elle n'avait pas besoin de mes discours, mais à offrir un exemple utile aux citoyens de toutes les classes, aux individus de tous les rangs, j'oserai dire aux hommes de tous les pays ; et quelque imparfait que soit mon ouvrage, le motif qui l'a dicté, les hautes vertus, les belles actions qu'il rappelle, les admirables écrits dont j'ai présenté l'analyse, l'ont rehaus-sé aux yeux du public, et son suffrage a récompensé mes efforts. Une réclamation, il est vrai, s'est élevée contre l'hommage que j'avais été si heureux de rendre à cet homme si recommandable à tant de titres. Hé-las ! elle est sortie d'une bouche de laquelle on n'aurait pas dû l'at-tendre : tout offensante qu'elle ait pu être pour moi, le respect que je dois aux dernières affections du grand homme qui m'a honoré d'une bienveillance si flatteuse, m'a prescrit de mettre dans ma réplique au-tant de modération que de brièveté. Je n'ai jamais cessé, en l'écrivant, de songer que c'était au petit-fils de Malesherbes que j'avais à ré-pondre, et j'ai mieux aimé qu'on m'accusât de faiblesse que d'ingrati-tude.

Toutefois l'esprit de parti s'est emparé de cette réclamation, qu'il avait aussi provoquée ; et il vient d'en reproduire l'attaque dans un livre qui, quoique rempli de jugemens hasardés, de notions fausses ou incomplètes, de choses inutiles et contradictoires, et d'incohérences dans les opinions et dans le style, n'en offre pas moins quelquefois des renseignemens précieux, et est assez répandu à cause de cela, pour faciliter à l'erreur qui s'y mêle si souvent avec la vérité, les moyens de se propager d'une manière funeste.

C'est la Biographie universelle qui s'imprime chez les frères Mi-chaud, et se rédige sous leur direction.

Page 377: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 377

On trouve dans le vingt-sixième volume de cet ouvrage, un article sur M. de Malesherbes, amené par l'ordre alphabétique, dans lequel l'auteur se permet, avec une persévérance étrange, la censure la plus inconvenante et la plus injuste de la vie presque entière de ce grand et immortel citoyen.

En attendant que sa famille, dont il est si facile d'exciter le mécon-tentement par des louanges, fasse voir qu'elle n'est pas moins suscep-tible d'être irritée par des injures, je crois devoir m'élever de nouveau contre les faux jugemens dont cet article est rempli.

J'aurai peu de choses nouvelles à opposer au détracteur que je vais combattre ; il suffira, le plus souvent, d'expliquer ce qu'il dit et de rap-peler ses propres paroles ; la France entière fera le reste : je n'aurai sans doute qu'à répéter ce que j'ai dit d'avance, dans l'ouvrage dont j'ai parlé en commençant, et où l'auteur aurait pu examiner, ce me semble, non pas mes allégations seulement, car je trouve simple qu'elles fassent peu d'impression sur lui, mais les paroles même de M. de Ma-lesherbes, sur lesquelles je me suis fondé dans beaucoup des choses que j'ai dites : elles sont assez respectables sans doute, pour que celui qui se permet de juger la conduite d'un homme si digne de vénération, doive y attacher quelque importance.

L'auteur dont j'examine l'article, commence par qualifier d’erreurs les actes les plus honorables et les plus courageux de la vie de M. de Malesherbes : il le montre comme dupe des philosophes du dernier siècle : il le peint devenant leur complice, dans le projet qu'ils avaient conçu, dit-il, de détruire l'autorité royale. S'il le fait voir repoussant, par ses remontrances, l'établissement de nouveaux impôts, il ne manque pas de dire que ses efforts seraient dignes d'éloges, si la chaleur de son zèle ne l'avait emporté au-delà des bornes, et si, par une telle conduite, il n'eût pas secondé les attaques d'un parti qui dès lors cherchait à ébranler le trône, et qui plus tard est parvenu à le renverser ; et après avoir cité quelques phrases de ces éloquentes re-montrances, l'un des plus beaux titres de gloire, et du corps de magis-trature dont elles remplirent le devoir, et de l'illustre orateur dont elles furent l'immortel ouvrage, il ajoute, dans le même esprit, qu'il est difficile de ne pas s'affliger des écarts où un homme de bien peut être conduit. Ainsi, suivant cet auteur, l'opposition très-constitutionnelle de M. de Malesherbes et de sa compagnie, à l'établissement de nou-veaux impôts sur un peuple déjà surchargé de tant d'excessives contri-

Page 378: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 378

butions, de tant de vexations impunément commises dans leur réparti-tion et leur recouvrement, n'était qu'un appui donné à ceux qui dès lors ébranlaient le trône, et sont parvenus à le renverser ; n'était que des erreurs et des écarts : ainsi M. de Malesherbes, l'un des plus illustres martyrs de la fidélité au monarque et à la monarchie, a pourtant com-mencé, selon lui, par se placer parmi ceux qui ont amené le renverse-ment de l'une et l'assassinat de l'autre…. Ainsi ces actes de courage que l'Europe entière a admirés avec tant de persévérance, dont le sa-laire ne fut qu'une longue persécution, le prix qu'un exil, la récom-pense qu'une destitution, ne sont que des torts qu'on peut tout au plus excuser, en faveur, comme on le verra bientôt, du grand repentir qui les expia : ainsi ces discours pleins d'énergie et de talent, qui por-tèrent, avec tant de gloire pour leur auteur, la vérité jusqu'au pied du trône, qui, inspirés par une éloquence si pressante et si forte, et par un patriotisme si généreux, rappellent les vertus antiques les plus constamment admirées, ne sont que les erreurs d'un homme de bien, ne sont que des écarts dont il faut s'affliger. Ainsi plus tard M. de Ma-lesherbes, défendant son Roi, non pas comme tant d'autres, dans sa toute-puissance, avec l'espoir presque toujours assuré d'en obtenir des faveurs, mais dans son extrême infortune, avec la certitude que sa ré-compense ne serait que la gloire de mourir sur le même échafaud que lui, n'aurait donc fait que racheter ses premières erreurs, qu'expier ses nombreux écarts !

Si le même-auteur fait mention des remontrances adressées à Louis XV en 1771, sur la destruction de la magistrature, ce grand at-tentat national, dont les funestes conséquences, jointes aux nom-breuses lettres de cachet distribuées pendant ce règne, n'ont pas peu contribué aux malheurs du règne suivant, c'est pour les attaquer comme une violation des droits du Roi ; c'est pour reprocher en quelque sorte, à celui dont elles furent l'ouvrage, d'avoir troublé la paix et la félicité de la France, sous un règne qui, s'il n'est pas, dit-il, le plus glorieux de notre histoire, est du moins celui où nos pères ont joui du bonheur le plus long et le moins interrompu ; c'est pour le blâ-mer encore une fois d'y avoir fait retrouver quelques-uns des principes, et jusqu'aux expressions que proclamèrent plus tard les destructeurs de la monarchie….

De sorte que dans l'opinion de cet écrivain, il aurait fallu, pour remplir ses devoirs de fidèle sujet du Roi, que M. de Malesherbes a

Page 379: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 379

méconnus selon lui, ne jamais réclamer, quoique ce fût le devoir de sa place, contre les abus les plus dangereux de l'autorité la plus arbitraire, ne pas faire entendre la moindre opposition à l'établissement de nou-veaux impôts, dont la nécessité même n'était pas démontrée, et ne ja-mais surtout venir au secours des citoyens les plus innocens, lorsqu'ils gémissaient sous l'oppression des ministres ou de leurs commis…. C'est beaucoup sans doute, et beaucoup plus qu'on ne pouvait attendre de M. de Malesherbes.

Parle-t-il un peu plus loin du rétablissement des cours souveraines, qui fut un grand triomphe pour celui qui les avait si glorieusement dé-fendues, c'est pour lui reprocher l'enivrement où le jeta la popularité qu'il obtint alors, comme si ce mot pouvait s'appliquer au caractère si simple et si modéré de M. de Malesherbes ; et pour dire qu'excité par cette faveur publique, excessive, selon lui, il reprit avec un nouveau zèle son système de réforme et de résistance au pouvoir royal, en confondant encore une fois le despotisme des ministres, que M. de Malesherbes s'est toujours fait gloire d'avoir courageusement combat-tu, avec le pouvoir royal qu'il a si constamment su défendre.

Il rappelle les remontrances de 1774 sur les impôts levés sur le peuple ; mais il se trompe sur leur date, tant il met peu d'exactitude dans ses recherches : car elles sont du mois de mai 1775 : mais, ce qui est bien plus important, il se plaint de ce que M. de Malesherbes y met sous les yeux du Roi un tableau trop rembruni du royaume, lequel, dit-il, n'a peut-être jamais été aussi florissant. Or l'objet de ces remon-trances n'était pas de peindre seulement l'état du royaume, c'était sur-tout de faire connaître la plus grande partie des abus et des injustices qui souillaient la législation des impôts, les vexations que se permet-taient les agens chargés de les percevoir, et l'horrible arbitraire qui en dirigeait l'établissement et la répartition ; et je suis tenté de croire que l'auteur de l'article en a parlé sans les avoir lues, ou au moins sans avoir la moindre idée des choses dont il y est fait mention. Le tableau que l'on trouve dans ces circonstances de la situation de la France, quant à la levée des contributions, est d'une terrible exactitude ; et si on croyait M. de Malesherbes capable, lui, le plus véridique des hommes, d'avoir exagéré la vérité pour produire un plus grand effet, sans crainte de se voir démenti ; si l'on pouvait penser, d'un autre côté, que le premier président de la Cour, uniquement chargée de ce qui avait rapport à l'impôt, eût pu ignorer les faits qu'il rapporte, j'en ap-

Page 380: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 380

pellerais aux contemporains, dont plusieurs existent encore, et je les sommerais de prononcer entre M. de Malesherbes et son injuste dé-tracteur…. Il poursuit ses odieux et injustes reproches ; et il cite en-suite, en les altérant, les propres paroles de M. de Malesherbes au Roi, pour lui déclarer positivement que le moyen le plus sûr, le plus naturel et le plus conforme à la constitution, était d'entendre la nation elle-même….

Je ne crois pas avoir besoin de justifier M. de Malesherbes d'avoir désiré la convocation d'une assemblée nationale ; la démarche qu'il fit en la demandant, est, quoi qu'en dise l'auteur de l'article, une de ses plus belles actions ; et il s'en honorait lui-même beaucoup, vers la fin de sa glorieuse vie, en regardant comme la principale cause de la popularité qu'il avait obtenue, d'avoir eu le bonheur de parler au nom d'une cour qui, bien longtemps avant les autres, avait demandé au Roi d'entendre la nation elle-même sur ses plus grands intérêts ; et il me l'écrivait ainsi et dans les mêmes termes, le 22 novembre 1790. Mais comment ose-t-on lui faire un crime de cette demande, quand on vit sous le gouvernement d'un prince qui a voulu aussi que la nation fût consultée tous les ans, et qui a fait de cette obligation tutélaire un des articles les plus importans de la loi fondamentale de l'état !

Toutefois cette demande solennelle et véritablement nationale eut lieu principalement, et pour la première fois, sous le règne de Louis XV, au moment où l'on retirait aux cours de magistrature le droit qu'elles avaient reçu de la nation elle-même, de vérifier les édits du Roi, principalement en matière d'impôts, et où par conséquent on portait atteinte à l'une des lois constitutives du royaume. Sans doute au premier coup d'œil il paraît importer peu à la gloire de M. de Male-sherbes, d'avoir présenté cette demande à un Roi plutôt qu'à un autre : dans quelque circonstance qu'il l'ait faite, elle n'en a pas moins été sage, utile et patriotique ; mais elle était bien plus courageuse, mais elle était bien plus remarquable sous Louis XV que sous Louis XVI, au moment où le despotisme appesantissait son sceptre de fer sur la nation mécontente et infortunée, et menaçait de toute sa colère ceux qui oseraient leur résister, que sous un Roi paternel, qui écoutait avec intérêt et bienveillance les avis de ses conseillers, et allait lui-même au-devant des réclamations de son peuple. Il faut donc, pour être juste, la reporter à sa véritable époque, quand ce ne serait que pour faire voir

Page 381: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 381

le peu d'exactitude que met dans l'exposé des faits qu'il raconte, un écrivain qui, pour en faire un sujet d'attaque, se permet de les altérer.

Cette première demande, donc, se trouve dans les célèbres remon-trances de 1771, ce véritable titre d'honneur, comme je l'ai dit plus haut, et pour celui qui les écrivit, et pour la Cour des aides qui les adopta.

Plus tard., il est vrai, M. de Malesherbes parla au roi Louis XVI de la nécessité ou des avantages qu'il y aurait de consulter la nation, soit dans une assemblée générale, soit dans des assemblées provinciales : la première fois c'était une réclamation solennelle et périlleuse ; celle-ci, ce n'était qu'un conseil, et même avec une alternative ; mais ce conseil était si sage, qu'au lieu de blâmer M. de Malesherbes de l'avoir donné, comme le fait l'auteur de l'article, il faut en ressentir pour lui une nouvelle reconnaissance, et s'affliger, dans notre intérêt, de ce qu'il ne fut pas écouté.

J'ai exposé dans mon Essai sur la Vie de M. de Malesherbes, tome Ier, pages 342 et suivantes, les véritables expressions dont cet homme illustre se servit dans cette circonstance, et fait connaître, d'après lui, les motifs sur lesquels il fondait ses mémorables et utiles avis. C'est en rappelant ses actions, c'est en rappelant ses paroles, que l'on peut ré-pondre le mieux à ceux qui osent se permettre d'attaquer encore sa mémoire : et l'on ne peut jamais le citer sans éprouver de plus en plus le besoin de l'honorer et de le chérir ; sans reconnaître toujours davan-tage combien était courageux et noble le grand caractère de cet homme illustre, combien son esprit était sage et profond, sa raison éclairée et ferme, ses démarches désintéressées et pures, et quelle élo-quence sa haute vertu inspirait à ses phrases les moins étendues.

Après avoir relevé quelques-uns des nombreux abus de tous genres qui pesaient alors sur la France, principalement en matière d'impôt, et dont l'auteur de l'article lui reproche si faussement d'avoir offert un tableau trop rembruni, M. de Malesherbes fait sentir au Roi la néces-sité de les connaître pour les corriger, en échappant aux rapports infi-dèles que peuvent lui en offrir ses ministres 108 et les courtisans qui

108 Une grande preuve que M. de Malesherbes ne cédait à aucune prévention d'intérêt personnel et d'amitié, qu'il ne considérait que l'intérêt du Roi et celui de la nation, qu'il n'envisageait les choses qu'en elles-mêmes, c'est que lorsqu'il faisait sentir à Louis XVI la nécessité de ne pas s'en rapporter aux

Page 382: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 382

l'entouraient, également intéressés à les lui cacher et à les défendre ; et il ne voit d'autre moyen pour cela que de consulter la nation, qui souffre de leur existence

« Sur tous ces objets, dit-il, il existe nécessairement deux partis dans le royaume ; d'un côté, ceux qui approchent du souverain ; de l'autre, tout le reste de la nation. Il faut donc qu'un roi qui veut être juste puise ses sentimens dans son propre cœur, et ses lumières dans celles de la nation….

Mais comment établir une relation entre le Roi et la nation, qui ne soit pas interceptée par tous ceux qui entourent le Roi ?

Nous ne devons point vous le dissimuler, sire ; le moyen le plus simple, le plus naturel, le plus conforme à la constitution, c'est d'entendre la nation elle-même assemblée. (Voilà la phrase que cite l'auteur de l'article, et voici ce qu'il en retranche :) « Ou du moins de permettre des assemblées de chaque province, et personne ne doit avoir la lâcheté de vous tenir un autre langage ; personne ne doit vous laisser ignorer que le vœu de la nation est d'obtenir ou des états généraux, ou au moins des états-provinciaux…

Il est aisé de voir maintenant qu'en tronquant les paroles de M. de Malesherbes, en ne faisant aucune mention de l'alternative qu'elles contiennent, l'auteur de l'article a dénaturé complètement la proposi-tion, qui se borne, en dernière analyse, à demander au Roi des assem-blées provinciales telles qu'en demandèrent par la suite MM. Turgot et Necker, et même M. de Calonne, et telles que le Roi les avait déjà éta-blies dans plusieurs endroits, quand d'autres événemens donnèrent à ses pensées une direction différente. Mais il fallait à l'auteur de l'ar-ticle un sujet de reproche que beaucoup d'individus aujourd'hui pussent adopter ; et la demande des états-généraux d'une manière ab-solue, après les événemens qui ont été la suite plus que le résultat de leur convocation, lui a paru plus propre à le fournir, surtout quand cette demande était faite à une époque où, à ce qu'il dit, le royaume n'avait peut-être jamais été plus florissant.

Après avoir cité isolément les phrases de M. de Malesherbes, dont j'ai rétabli la suite, l'auteur de l'article s'écrie :… et c’était à l'occasion

seuls rapports de ses ministres, M. Turgot, pour lequel il avait autant de vénération que d'amitié, venait d'entrer au ministère des finances, après avoir été chargé, pendant quelques instans, de celui de la marine.

Page 383: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 383

d'un faible déficit que Malesherbes s'exprimait ainsi ! Sa cour (la Cour des aides) se refusait aux moyens de le combler ! et les embarras du monarque, qui ne voulait pas user de violence, ne firent qu’augmenter par ce refus..

Ne semble-t-il pas, d'après cette exclamation, que M. de Male-sherbes profitait de la déclaration du déficit pour arracher à la fai-blesse du Roi, qui ne voulait pas user de violence, la convocation des états-généraux, tandis que la cour dont il était le chef, et habituelle-ment l'éloquent organe, se refusait à adopter les moyens de venir au secours du Roi, afin d'augmenter ses embarras, et le forcer à adopter une mesure qui devait le perdre

Mais quand M. de Malesherbes proposait au Roi de consulter la nation, soit dans une assemblée nationale, soit dans des assemblées provinciales, n'était-ce pas uniquement pour que la vérité que le prince, au premier moment de son règne, avait annoncé l'ardent désir de connaître, et dont tant de gens ont intérêt d'empêcher l'accès auprès du trône, pût parvenir jusqu'à lui ? n'était-ce pas pour qu'il sentît la nécessité de réformer la législation si cruellement oppressive des im-pôts, de diminuer les dépenses si épouvantablement accrues sous le règne précédent, de mettre un terme à l'arbitraire des ministres, dont toutes les parties du gouvernement et de l'administration publique étaient infectées ; de cet arbitraire funeste avec lequel on atteignait les libertés des citoyens par des lettres de cachet, leurs propriétés par des contributions excessives, illégalement établies, et plus illégalement réparties, et par des arrêts d'évocation qui paralysaient l'action protec-trice des tribunaux ; toutes choses dont le souvenir rembrunit un peu celui de ces temps heureux, où la France n'avait peut-être jamais été dans une situation aussi florissante. Mais ces réformes n'étaient-elles pas de nature à diminuer les embarras du gouvernement, en lui don-nant l'amour des peuples pour auxiliaire, et à remédier à ce désordre dans les finances, qui plus tard s'est fait connaître d'une manière si terrible ?

Quant au déficit, il n'en était pas du tout question : l'auteur de l'ar-ticle se trompe en en faisant mention à cette époque ; et l'on peut s'étonner à bon droit de ce qu'un écrivain qui s'avise de nous parler de l'histoire de ce temps, si voisin du nôtre, et de s'en servir pour dénigrer les noms les plus honorables, parmi ceux qu'elle doit consacrera la

Page 384: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 384

vénération des siècles, est si mal instruit des faits qu'il raconte et de la véritable situation des choses….

Alors l'état des finances était ignoré de tout le monde ; on se mo-quait des économistes, qui offraient quelquefois de fort bonnes pen-sées, mais avec trop peu de clarté, sur la théorie de l'impôt. On ne dé-mêlait l'embarras souvent extrême du gouvernement, qu'en voyant paraître avec profusion ces édits appelés bursaux, qui venaient aug-menter arbitrairement les tarifs déjà trop forts, de quelques imposi-tions désastreuses ; autoriser des emprunts faits pour son compte par les corps intermédiaires, ou ordonner des retenues sur des dettes an-ciennes et sacrées. Personne ne savait ni ne pouvait savoir, ni même ne cherchait à savoir, s'il y avait un juste équilibre entre les dépenses et les recettes, si les ressources ordinaires étaient suffisantes, si les moyens extraordinaires étaient possibles, et si l'on était à la veille ou non d'une épouvantable catastrophe. Quand un contrôleur général de ce temps heureux, si parfaitement florissant, pouvait, avec ses exten-sions illégales, ses anticipations, ses retenues, ses vingtièmes, ses sous pour livre, ses emprunts usuraires et ruineux, faire marcher le service, comme on le disait alors, même en tarissant pour jamais quelques sources de l'industrie nationale, il n'en demandait pas davantage, et il se plaçait, dans son imagination, bien au-dessus des Colbert et des Sully.

M. Necker fut le premier qui, quelques années après l'époque dont il s'agit ici, attira les regards de la nation sur cette position inconce-vable, par la publication de son Compte rendu, par ses retranchemens, ses économies, ses nouvelles combinaisons financières, la proposition de ses nouveaux projets, et aussi en intéressant, par ses emprunts, toutes les fortunes particulières à l'examen de celle de l'état et de son administration. Mais il se garda bien de tout dire : il ne parla point du déficit, dont il était impossible qu'il n'aperçût pas quelques symp-tômes ; et le véritable bilan de la France ne fut pas assez tôt connu, pour qu'il fût possible de remédier à ce qu'il offrait de funeste. Les réticences de M. Necker, dans son fameux Compte, ont plus contribué peut-être à la révolution de 1789, que les systèmes dont on l'accuse, et que les déterminations qu'on lui reproche d'avoir fait adopter au Roi, quand il était si difficile d'en prendre d'autres.

La manifestation du déficit sur laquelle l'auteur de l'article se fonde, afin d'ajouter au blâme dont il veut accabler M. de Male-

Page 385: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 385

sherbes, pour avoir demandé au Roi, en 1775, la convocation des états-généraux, déjà demandés en 1771, n'eut lieu que douze ans après cette époque, en 1787, lorsque M. de Calonne, par une imprévoyance inconcevable, fit assembler les notables du royaume pour leur dévoiler ce grand secret, dont la publication imprévue était un signal de dé-tresse, et ne pouvait être que celui d'une terrible révolution. Mais alors M. de Malesherbes, éloigné depuis dix ans des affaires publiques, vi-vait dans son heureuse retraite, uniquement occupé des sciences qu'il chérissait, et des correspondances qu'il entretenait avec la plupart des savans naturalistes de l'Europe. N'étant plus ni ministre, ni magistrat, il n'exerçait plus aucune influence ni sur les résolutions des cours sou-veraines auxquelles il n'appartenait plus, ni sur les décisions du conseil du Roi auquel il n'était point appelé. Il n'est donc pas vrai de dire qu'en même temps que M. de Malesherbes demandait les états-généraux pour remédier au déficit, sa cour refusait au Roi tout secours pour le combler, afin d'augmenter ses embarras, et le forcer par là d'accepter la proposition qui lui était faite.

C'est aussi à la suite de la déclaration du déficit, que l'auteur de l'article semble placer la nomination de M. de Malesherbes au minis-tère de la maison du Roi, puisqu'il affirme que les cours souveraines acquirent une grande popularité en refusant de consentir aux mesures proposées pour le remplir, et que cette popularité, ce qui est étonnant, était un moyen de parvenir au ministère. Mais, je le répète, la procla-mation du déficit à cette époque, et son influence sur la nomination de M. de Malesherbes, sont autant de fables qui ne font que constater de plus en plus, la mauvaise foi de celui qui se permet de les affirmer comme des vérités, ou tout au moins son ignorance.

Toutefois l'auteur de l'article ne s'en tient pas là, et il ne pardonne pas facilement le choix de MM. Turgot et de Malesherbes ; il y trouve la preuve de l'état d'asservissement où était le Roi, et de son aveugle-ment sur ses intérêts.

« Louis XVI était comme Malesherbes, dit-il, possédé de l'amour du bien public ; et comme lui se livrant à de trompeuses illusions, il ne pensait qu'à affaiblir son pouvoir quand il aurait dû le rendre plus fort, et à faire des concessions volontaires quand on voulait tout lui enlever par la violence » et l'usurpation.. Déjà il n'était plus le maître des choix de ses ministres ; Turgot et Malesherbes lui furent indiqués par l'opinion

Page 386: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 386

publique, et il les accepta l'un et l'autre comme un gage de réconciliation. »

Il n'y a dans tout ce paragraphe que des déclamations et des er-reurs ; l'auteur confond toujours les époques et les circonstances : il parait ignorer complètement ce qui se passait au temps dont il parle ; et il attribue à un ordre de choses ce qui n'a pu appartenir qu'à un autre : il a dit plus haut que le seul moyen de popularité qu'eussent alors les cours souveraines, c'était de refuser au Roi les secours dont il avait besoin pour combler le déficit (qu'on a soupçonné que douze ans après), en augmentant ses embarras ; et que ce qui est étonnant, c'est que c'était aussi le moyen de parvenir au ministère….

D'abord, ce reproche ne peut pas même s'appliquer à M. Turgot, dont l'auteur fait ici mention, en même temps que de M. de Male-sherbes ; car lorsqu'il fut nommé ministre, un an avant M. de Male-sherbes, les parlemens étaient encore exilés, ainsi que la Cour des aides et son illustre chef ; ils ne furent rappelés qu'environ quatre mois après, et rien ne garantissait alors qu'ils dussent jamais l'être ; ce ne fut donc pas leur opposition aux mesures nécessaires pour combler le dé-ficit, dont personne n'avait connaissance, ni la popularité qu'ils avaient acquise par là, qui furent la cause de la nomination de M. Turgot. Quant à M. de Malesherbes, il faut aussi chercher un autre motif ; car aucun impôt ne fut proposé sous le règne de Louis XVI pendant qu'il fut premier président de la Cour des aides ; ainsi, ni lui, ni sa cour ne purent acquérir, par leur opposition aux mesures proposées par le Roi, cette popularité qui faisait parvenir au ministère. L'auteur de l'article se trompe donc encore une fois dans son allégation irréfléchie.

Sans doute Louis XVI était possédé de l'amour du bien : à cet âge où toutes les passions sont pures, où tous les sentimens sont généreux, il éprouvait à un très-haut degré le besoin de rendre son peuple heu-reux, et s'il cédait à quelques illusions, elles ne pouvaient avoir leur source que dans le désir de se faire aimer : mais était-ce donc une illu-sion que la confiance honorable qu'il accordait à M. de Malesherbes, et son estime pour sa vertu ? S'était-il trompé en le considérant comme l'un de ses sujets les plus dévoués et les plus fidèles ; et n'a-t-il pas dû, vingt ans après, reconnaître à une terrible épreuve combien ce premier sentiment avait été juste ?... En quoi donc Louis XVI montrait-il qu'il ne pensât qu'à affaiblir son pouvoir ? quelle preuve en donnait-il à

Page 387: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 387

cette époque ? Est-ce le rappel des parlemens ? car je ne vois pas par quelle autre chose on pourrait appuyer ce reproche ; mais je crois avoir démontré, dans un autre endroit, qu'il était impossible au Roi de ne pas consentir à ce rappel : il fallait, pour le refuser, se résoudre, non pas à régner avec fermeté, mais à régner despotiquement, sans lois et sans autre règle que sa volonté absolue, en opposition formelle et directe avec toutes les habitudes fondamentales de la monarchie, et avec le vœu national, clairement et hautement expliqué de mille et mille manières ; s'élever au-dessus de toutes les réclamations ; fermer l'oreille à toutes les plaintes ; renoncer à l'amour de ses sujets ; et peut-être aussi se livrer à toutes les chances possibles d'un méconten-tement général Cela est bien aisé à dire à un écrivain paisible et obs-cur, qui n'a rien à faire dans toutes ces choses, qu'à raisonner bien ou mal, la plume à la main, sur ce qu'il croit ou ne croit pas qu'il soit convenable de déterminer.

Il n'est pas vrai qu'à cette époque on ait voulu tout arracher au Roi par la violence ou l’usurpation ; on recevait tout avec reconnaissance et respect, de la bonté même d'un monarque qui comblait les vœux de la nation, et dont on attendait, sans le demander, le redressement de toutes les injustices. Serait-ce M. de Malesherbes, par aventure, qui serait accusé de violence, par ces expressions hasardées et fausses, ou de favoriser l'usurpation ? Sur quels faits, sur quels actes séditieux pourrait-on appuyer cette accusation ? Il y a eu à la vérité un peu plus tard une révolte assez grande, dirigée contre les plans de M. Turgot, et dans le but d'empêcher, en lui faisant ôter le ministère, les heureux changemens qu'il méditait ; mais l'auteur de l'article me permettra bien de ne pas y voir le témoignage de la violence et de l'usurpation dont il parle, surtout de ne pas en faire un reproche au vertueux et sage Male-sherbes.

Enfin, comment l'auteur de l'article a-t-il pu dire que Louis XVI avait besoin de se réconcilier avec l'opinion publique et ceux qui pou-vaient en être les régulateurs et les organes ? Elle n'avait jamais été aussi favorable à un autre prince qu'elle l'était alors à Louis XVI, cette opinion, que l'auteur de l'article veut nous faire considérer comme violente et oppressive : jamais aucun règne n'avait commencé sous de plus heureux auspices, et ne promit un plus précieux avenir, tant pour le Roi que pour le peuple. S'il n'est pas vrai que la France fut dans l'état le plus florissant, comme l'auteur de l'article ledit ailleurs, il est

Page 388: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 388

certain toutefois que c'était, du moins par les espérances qu'il était possible de concevoir, l'un des temps les plus heureux de la monar-chie : la probité du Roi, l'amour qu'il manifestait pour ses sujets, son attachement à ses devoirs, l'austère équité qui dirigeait toutes ses ac-tions, les bonnes mœurs dont toute sa cour donnait l'exemple, ainsi que lui ; les charmes de la Reine et l'attrait qu'elle excitait dans tous les cœurs, son empressement à aller au-devant de tout ce qui pouvait plaire, de tout ce qui pouvait obtenir l'affection du peuple ; deux princes placés à côté du trône pour en augmenter l'éclat et en garantir la stabilité, dont l'un était déjà remarquable par l'étendue de ses connaissances, les lumières de son esprit et la solidité de sa raison ; dont l'autre brillait, surtout par les grâces de ses manières, par sa pré-venance aimable, par la noblesse de ses discours, donnaient un nouvel éclat à la majesté royale, et rattachaient au gouvernement tous les sen-timens et tous les cœurs. On rentrait sous l'empire des lois ; les abus d'autorité, si nombreux sous le dernier règne, se réparaient d'une ma-nière éclatante et rapide ; les erreurs de l'administration étaient recon-nues et allaient se corriger aussi ; enfin, des ministres, chargés de la haine publique, avaient été promptement éloignés, aux acclamations de la France entière, et tout annonçait que leurs successeurs seraient dignes des hautes fonctions que la sagesse du Roi leur confiait. Quel sujet de mécontentement aurait-on pu apercevoir encore ? quel genre de réparation Louis XVI pouvait-il avoir besoin de donner à la France, et avec quelle portion de ses sujets avait-il à se réconcilier ? Mais il n’était déjà plus libre dans le choix de ses ministres ; l'opinion lui désignait Turgot et Malesherbes, et ce fut d'elle qu'il les accepta. Ah ! sans doute, heureux le monarque dont l'opinion publique prépare ainsi les choix ! Hélas ! ceux du malheureux Louis XVI ne furent pas tou-jours en harmonie avec elle ; et il ne s'était pas écoulé un an, quand ceux-ci furent révoqués contre le gré de cette opinion dont l'auteur de l'article se plaint avec une injustice si condamnable. Mais quoi ! Louis XVI n'était pas libre quand il nomma MM. Turgot et de Male-sherbes ! Il ne fallait donc pas les nommer, malgré leurs lumières et leurs vertus, parce que l'opinion publique les désignait ? Il fallait donc laisser en place cet immoral abbé Terrai, plutôt que d'obéir à l'opinion, en le remplaçant par Turgot, et ce tyrannique La Vrillière, plutôt que d'appeler à sa place le sage et vertueux Malesherbes ! Quoi ! parce que l'un des deux avait montré de grands talens dans l'administration d'une province, dont il avait fait le bonheur, et que l'autre était devenu

Page 389: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 389

l'idole du peuple par ses hautes vertus, son grand courage, son élo-quence et ses lumières, en sacrifiant tout à ses devoirs ; il fallait donc les repousser, puisque l'opinion publique les désignait, de peur de ne pas se trouver assez libre dans ses choix ? Mais Louis XVI aurait il été plus libre, si, comme cela n'est que trop souvent arrivé depuis, au lieu d'être guidé par l'opinion de la nation entière, il n'avait cédé qu'aux insinuations des favoris, qu'aux intrigues des courtisans, et qu'à la fai-blesse de M. de Maurepas ? Nous aurions eu quelques mois plus tôt Amelot au lieu de Malesherbes, et Cluni au lieu de Turgot ; et l'auteur de l'article croit-il que la France en eût été plus heureuse et le mo-narque plus puissant ? Je lui laisse le soin de répondre, et je passe à un autre objet.

Lorsque Malesherbes fut ministre, dit plus loin l'auteur de l'article, on ne le vit occupé, comme on avait dû s'y attendre, que de tempérer les rigueurs du pouvoir, et même trop souvent d'en affaiblir les ressorts nécessaires.

Il semble que le reproche contenu dans la dernière partie de cette phrase devrait être fondé sur quelques faits particuliers, et non sur une inculpation vague et générale. En quoi, pourrait-on demander à l'au-teur de l'article, M. de Malesherbes, dans les neuf mois qu'a duré l'ac-tivité de son ministère, s'est-il attaché à affaiblir les ressorts nécessaires du gouvernement ? Certes il serait bien embarrassé, non pas de répondre, le reste de son article prouve assez qu'il est capable de répondre toujours, mais d'articuler avec précision une accusation juste et raisonnable. Il paraît néanmoins que c'est pour avoir, sinon aboli l'usage des lettres de cachet, du moins révoqué toutes celles qui existaient alors, et renoncé à en donner aucune. Mais en rappelant les parlemens, le Roi lui-même avait annoncé qu'il ne se permettrait plus, à l'avenir, d'user de mesures arbitraires ; et d'ailleurs il n'est pas dé-montré, je crois, que les lettres de cachet soient un ressort nécessaire des gouvernemens, et même un ressort efficace. Du reste, la nation entière a répondu sur ce point, elle qui, treize ans plus tard, lorsqu'elle put s'expliquer légalement sur ses demandes, réclama, dans presque tous les cahiers des bailliages, l'abolition des lettres de cachet ; dans tous ceux du tiers-état, dans la presque totalité de ceux de la noblesse, et dans le plus grand nombre de ceux du clergé. Toutefois écoutons

Page 390: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 390

M. de Malesherbes lui-même, non que son opinion puisse être déci-sive aux yeux de l'auteur de l'article, puisque c'est lui qui l'accuse, et qu'il ne paraît pas d'ailleurs très-disposé à renoncer facilement aux avantages de l'arbitraire, mais parce qu'il vaut beaucoup mieux en-tendre sur toutes ces matières les déclarations de M. de Malesherbes que les déclamations de son détracteur. Or voici comment il s'expri-mait avec moi sur sa conduite pendant son ministère, dans la lettre qu'il m'écrivait vingt-cinq ans après, le 22 novembre 1790. J'ai sou-vent cité cette lettre, et je la citerai souvent encore ; elle nous fait voir quelle opinion ce grand et vertueux citoyen avait conservé de lui-même, l'honorable prix qu'il était heureux d'avoir reçu de la conduite de toute sa vie, et sa persévérance dans les principes qu'il se glorifiait d'avoir professés….

« Lorsque des circonstances singulières, dit-il, m'ont fait parvenir au ministère, on m'a su gré de n'avoir pas changé de principe en changeant d'état, et de ce que, après avoir dénoncé les lettres de cachet comme le plus grand abus du pouvoir arbitraire, j'ai cherché à y mettre ordre dans la portion de pouvoir qui m'était confiée...»

Et c'était ainsi qu'il avait été occupé à affaiblir les ressorts nécessaires de l'autorité...

« J'avais dit aussi, comme citoyen, poursuit-il, que la justice est la vraie bienfaisance des rois : devenu ministre, j'ai insisté auprès du Roi pour que sa bienfaisance fût soumise aux règles de la justice ; et quand, après plusieurs années, j'ai été appelé une seconde fois au conseil, non seulement j'y ai dit, mais j'ai consigné dans un Mémoire qui existe, que les dépenses occasionnées par la bonté du Roi étant payées du produit des impositions, la nation était en droit de demander au Roi de mettre des bornes à sa bienfaisance...

Était-ce par là qu'il affaiblissait le pouvoir royal ; était-ce par là qu'il entretenait le Roi dans de funestes illusions ? Il se peut et il est même probable que certaines personnes intéressées à ce que le Roi ne mette point de bornes à sa bienfaisance, le pensent ainsi ; mais la na-tion en a pensé autrement, et la postérité fera de même.

Page 391: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 391

L'auteur de l'article parle ensuite des précieux et nombreux Mé-moires que M. de Malesherbes a laissés sur plusieurs parties impor-tantes de l'administration générale et particulière de l'état, et qui, s'ils étaient recueillis, formeraient, avec ses belles remontrances, l'un des plus beaux monumens que le génie et que la vertu aient pu consacrer au bonheur des hommes ; et, comme on s'y attend bien, en les louant sous le point de vue le moins important, sous celui des avantages du style, de la clarté, de la variété des connaissances, et même de la pure-té des vues, il les déprime sous celui qui a dû les faire envisager non-seulement comme de beaux écrits, mais encore comme de nobles et de magnifiques actions, et qui leur mérite, sous ce rapport, la reconnais-sance du peuple entier Ils sont tous, dit-il, également empreints de cette manie de l’innovation, de ce délire du perfectionnement qui fut la maladie de cette époque…. La plupart de ces Mémoires, et j'y re-viendrai, étaient inspirés par les circonstances ; et les innovations qu'ils demandaient, étaient le plus souvent commandées par elles : et comment, par quelle autorité supérieure l'auteur de l'article peut-il dé-cider que les innovations que proposait M. de Malesherbes, pour le salut de l'état, ou pour le bonheur de la France, étaient inspirées par une manie, au lieu de l'être par les hautes vues d'un de nos plus grands hommes d'état ? Qui est-ce qui lui a donné le droit de prononcer ma-gistralement que M. de Malesherbes, dont la raison était si puissante, dont la sagesse était si calme et si constante, dont les vues étaient si pures, dont l'attachement au Roi était si certain, était entraîné par le délire, quand il proposait ces améliorations, hélas ! trop nécessaires et trop retardées, que tant de lumières lui avaient inspirées il y avait longtemps ? C'est encore là où il faudrait particulariser et démontrer, s'il n'était pas plus aisé d'offrir des déclamations que des preuves, et si, quand il s'agit de M. de Malesherbes, il ne faudrait pas, si, par impos-sible, on croyait être certain de tenir la démonstration de quelqu'une de ses erreurs, hésiter encore avant de la faire connaître….

« Le plus important de ces Mémoires, dit-il, est celui sur la nécessité de diminuer les dépenses ; mais, comme dans tous les autres, il y revient sans cesse à des réformes dangereuses et à des suppressions impossibles ». C'était le temps où ce déficit, dont l'au-teur de l'article nous a parlé plus haut, était avoué, et où il fallait, pour le combler, de nouvelles ressources, qu'on ne trouvait pas, que les par-lemens refusaient d'admettre quand elles leur étaient proposées, et que

Page 392: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 392

la nation repoussait aussi avec une force de mécontentement insur-montable, tristes et funestes présages des événemens qui allaient suivre… Y avait-il donc, dans une telle crise, des suppressions impossibles, des réformes dangereuses ; et les courtisans qui les com-battaient donnaient-ils, dans un si grand et si pressant danger, plus de preuves de leur attachement au Roi, que M, de Malesherbes qui les réclamait, avec l'ascendant de ses lumières et le courage de la ver-tu ?... C'était là, c'était dans ce Mémoire où M. de Malesherbes pres-sait aussi le Roi de mettre des bornes à sa bienfaisance… c'était là qu'après avoir attiré ses regards sur le désordre des finances, et sur la nécessité d'y porter remède, il ajoutait que les impôts ne sont justes que jusqu'à la somme absolument nécessaire après la suppression des dépenses qui ne le sont pas, et qu'il n'est pas tolérable de prendre sur la subsistance du peuple pour subvenir à des dépenses inutiles…. Bien différent en cela de la Sorbonne qui, consultée par Louis XIV pour savoir jusqu'à quel point il pouvait imposer la nation, répondit qu'il ne devait connaître d'autre bornes que sa volonté, puisqu'il était le propriétaire de tous les biens de ses sujets….

Mais, dit l'auteur de l'article, les suppressions que projetait M. de Malesherbes étaient impossibles et les réformes dangereuses. M. de Malesherbes en pensait autrement : Commencez, disait-il au Roi, par les réformes qui peuvent s'effectuer sans danger et sans précaution ; car il savait aussi que le bien ne doit souvent s'opérer qu'avec pru-dence et modération ; commencez par porter la réforme sur les dépenses de la maison du Roi, et sur celles des bâtimens qui en font partie ; car, dans tout état de cause, elles doivent être diminuées. Le Roi n'en serait que plus grand si, avec une cour moins splendide, il avait quelques vaisseaux et quelques régimens de plus….

Est-ce là le langage d'un homme qui veut diminuer l'autorité royale et affaiblir les ressorts du pouvoir ? est-ce là la manie des innovations ? est-ce le délire du perfectionnement qui ont inspiré ces sages paroles ?

Ah ! quels regrets tous les bons Français, les vrais amis de la na-tion, des véritables intérêts du trône et de la stabilité de la monarchie, ne doivent-ils pas éprouver de ce que les avis de ce grand citoyen, les seuls capables de sauver la France, n'ont pas même été entendus ; de ce qu'il s'est trouvé alors, comme aujourd'hui, de ces hommes ennemis de tout ce qui est bien, qui n'ont pas craint de provoquer la défaveur

Page 393: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 393

du monarque contre le seul moyen de salut que la sagesse et que les lumières pussent lui offrir dans ces périlleuses circonstances ! Hélas ! ce n'est pas à M. de Malesherbes qu'ils ont causé le plus de mal, en parvenant, comme le voudrait aussi l'auteur de l'article, à persuader que ses plans et ses opinions étaient peu propres à tirer Louis XVI des embarras où l'avaient plongé ses incertitudes, et en forçant, pour ainsi dire, ce malheureux prince à rejeter ses salutaires conseils ; c'est à la nation, c'est à son Roi, c'est à l'humanité tout entière, que rien ne doit consoler de tant de malheurs, qu'ils ont fait le plus notable préju-dice….

C'est dans ce Mémoire, qui doit être de 1787 ou de 1788, et qui n'embrasse pas seulement les économies et l'ordre à mettre dans les finances, au milieu de la pénurie et du discrédit occasionnés par tant de causes, mais encore toutes les parties de l'administration et du gou-vernement, que M. de Malesherbes dit au Roi tout ce qui pouvait en-core l'éclairer sur les dangers de sa position, et l'arracher à sa desti-née : il lui fait entrevoir, avec autant de profondeur que de vérité, la situation des esprits en Europe, son influence sur celle de la France, et la nécessité de se mettre en harmonie avec elle, en devançant par des institutions salutaires et par des concessions équitables, le résultat, peut-être dangereux pour lui, du grand mouvement qui se préparait partout. Et c'est, sans aucune espèce de doute, l'ouvrage le plus impor-tant et le plus digne d'éloges, qu'ait produit l'habile et vertueuse plume à qui l'on ose en faire un reproche….

L'auteur de l'article applique à ce Mémoire ce qu'a dit La Harpe d'un autre ouvrage du même magistrat, que c'était un modèle de bon goût dans un siècle de phrases, comme un monument de vertu dans un siècle de corruption ; mais c'est au discours prononcé à la rentrée de la Cour des aides, en 1774 109 et non pas au Mémoire dont il s'agit maintenant, que La Harpe rendait cette justice. Sans doute l'erreur est peu importante ; mais il est évident toutefois, par ce qui suit, que ce n'est pas sans dessein que l'auteur de l'article se l'est permise : il avait besoin de rappeler la prétendue conversion de La Harpe, afin de pou-voir dire, comme il le fait ensuite, que le même La Harpe, ainsi que M. de Malesherbes, ce qui n'est pas vrai, du moins pour ce dernier,

109 Je n'ai pas sous les yeux le journal où La Harpe dit ces paroles, mais je peux citer le tome VI de ses Œuvres complètes, imprimées en 1778, où il les répète en en rappelant le sujet.

Page 394: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 394

avaient reconnu plus tard combien ces monumens de vertu pouvaient produire de fâcheux résultats ; et il met en caractères italiques, monument de vertu ; ce qui donne à cette répétition un air de dérision et d'ironie qui, s'appliquant à M. de Malesherbes, est le dernier terme de l'inconvenance….

C'est à l'occasion de cet admirable et judicieux Mémoire, dont la composition et la remise à Louis XVI dans sa puissance, furent l'une des plus grandes preuves de la sagesse, du courage et du dévouement de M. de Malesherbes pour sa patrie et pour son Roi, que l'auteur de l'article nie, sans autre preuve que sa dénégation, l'anecdote si tou-chante que rapporte M. Dubois, et que j'ai répétée d'après lui, la com-munication donnée au Roi, dans sa prison, de ce même Mémoire si lumineux et si inutile.

Après avoir reproché à M. Dubois, et sans doute à ceux qui l'ont copié, d'avoir imputé à M. de Malesherbes des faits qui, s'ils étaient vrais, ne pourraient que dégrader un aussi beau caractère, il poursuit ainsi :

« Peut-on croire, par exemple, qu'il ait (M. de Malesherbes) poussé l'aveuglement jusqu'à remettre à Louis XVI, dans le mois de décembre i792, à la prison du Temple, un Mémoire dont la lecture n'aurait causé à ce malheureux prince qu'un repentir inutile ? Comment, en de telles circonstances, aurait-il osé blâmer le monarque de n'avoir pas fait assez de concessions, de n'être pas allé assez franchement au-devant des vœux de la nation, en se hâtant de convoquer une assemblée la plus nationale qui ait jamais existé, en lui donnant une constitution, enfin en renonçant à son pouvoir absolu, afin d'avoir, aux yeux de l'Europe et de la postérité, tout le mérite du sacrifice….

« S'il était permis de supposer, continue-t-il, qu'au moment où Malesherbes voyait la France accablée par la chute du pouvoir royal, au moment où Louis XVI allait monter sur l’échafaud pour s'être livré sans défense à ses ennemis ; si l'on pouvait, dis-je, supposer que même alors le bandeau qui avait couvert ses yeux n'était pas encore déchiré, comment admettre que celui qui chérissait Louis XVI au point de lui sacrifier sa vie, n'eût pas craint de l'affliger par des regrets inutiles ? Comment croire que le bon, le sensible Malesherbes fût capable d'une telle inconvenance ? Ne voit-on pas, au contraire, que dans leur plaidoyer les défenseurs insistèrent

Page 395: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 395

principalement sur l'empressement avec lequel Louis avait fait, dès le commencement de son règne, le sacrifice de son autorité… »

Voilà bien le talent perfide de mêler le vrai et le faux, pour en im-poser à ses lecteurs ; voilà bien l'art de donner aux choses les plus simples une physionomie inexacte, et de dénaturer les faits les plus innocens en les présentant sous un aspect trompeur. Mais cette décla-mation pèche également contre la logique et la bonne foi : d'abord, il est fort indifférent, pour la vérité de ce récit, que les éloquens et cou-rageux défenseurs de Louis XVI aient donné à leur défense un carac-tère plutôt qu'un autre. Qu'a de commun le système qu'ils adoptèrent et une conversation particulière de M. de Malesherbes et du Roi ? Où l'auteur de l'article a-t-il pris que les conseils donnés par un homme d'état à un prince encore sur le trône, doivent avoir les mêmes prin-cipes et réclament les mêmes précautions qu'un plaidoyer prononcé devant des hommes dont il fallait redouter la partialité et ménager les préjugés, pour leur arracher le glaive des mains... Ensuite, puisqu'on reprochait à la fois à Dubois et à M. de Malesherbes, à l'un un fait s'il était vrai, et à l'autre un mensonge s'il ne l'était pas, ne fallait-il pas l'exposer, comme l'accusé l'avait exposé lui-même, au lieu de le déna-turer pour le condamner plus aisément ? La manière dont M. Dubois a exprimé l'anecdote qu'il raconte est-elle celle qu'on lui impute, et n'est-ce pas M. Dubois qui peut se plaindre de ce qu'on a cité ce qu'il n'a pas dit, pour dégrader son caractère ?... Certes si M. de Male-sherbes, en entrant dans la prison de Louis XVI, avait, par un premier mouvement, reproché au Roi, dans son infortune, de n'avoir pas suivi ses conseils, ou eût imputé ses malheurs aux refus constans de les écouter, et pour s'en glorifier davantage, eût en quelque sorte forcé ce prince d'entendre la lecture du dernier et inutile Mémoire où il les avait rassemblés, je suis forcé de l'avouer, je dirais, comme l'auteur de l'article, qu'il aurait cherché à dégrader ce grand et noble caractère qu'il a eu le grand honneur de développer au plus haut point…. Je me croirais douloureusement obligé de trouver un tort au grand homme qui, selon moi, n'en eut jamais Mais heureusement il n'en est rien : le reproche est tout entier dans l'imagination de son auteur, pour ne pas en dire davantage.

Voici comment s'exprime M. Dubois, et voici comment je l'ai co-pié, pages 108 et 109 du tome second de mon Essai sur Malesherbes.

Page 396: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 396

« Le Roi, qui pourtant avait ouï parler de ce Mémoire, et qui peut-être se ressouvenait qu'il avait été mis inutilement sous ses yeux, en dit quelques mots à M. de Malesherbes, pendant qu'il était au Temple, et lui témoigna le désir de le connaître. M. de Malesherbes, qui prévoyait tous les regrets que cette lecture allait lui causer, s'efforça de le détourner de cette idée. Le Roi répondit à toutes ses objections, et insista avec tant de force sur sa demande, qu'il devint impossible de ne pas y déférer. Revenu chez lui, M. de Malesherbes employa plusieurs secrétaires à copier cet ouvrage, pendant la nuit, sur la minute qui lui en était restée ; et le lendemain il porta cette copie à l'infortuné monarque, qui l'avait si ardemment désirée. A la première visite que M. de Malesherbes lui fit quelques jours après, la Roi le contempla quelque temps avec attendrissement, sans lui rien dire, ferma la porte du cabinet où il le recevait, et se jeta dans ses bras et presque à ses pieds, en le mouillant de ses larmes. Cette scène touchante, si honorable pour l'un et pour l'autre de ceux qui en furent les acteurs, affecta tellement M. de Malesherbes, que sa santé en souffrit pendant quelques jours, et qu'il ne la racontait jamais qu'en sanglottant. »

J'ajouterai que ce fait, extrêmement vraisemblable, et qui n'est pas de nature à être inventé, me paraît certain d'après le récit de M. Du-bois, sous les yeux duquel il a presque dû se passer. M. Dubois, en effet, honoré de la confiance de M. de Malesherbes, avait été choisi par lui pour diriger l'éducation de M. de Rozanbo, son petit-fils ; il habitait depuis lors dans la maison de cette honorable famille : il était à Malesherbes lorsque celui qui a rendu ce lieu si célèbre y fut arrêté, et il le fut en même temps que lui ; aussi n'ai-je point balancé à me fonder sur son témoignage toutes les fois que j'en ai trouvé l'occa-sion….

Mais l'auteur de l'article a été animé par un esprit de dénigrement qui se manifeste à chacune des lignes qu'il écrit, dans les petites choses comme dans les grandes.

Outre les erreurs, les écarts, les illusions, le délire et l’aveuglement dont il accuse successivement M. de Malesherbes, ainsi qu'on l'a vu dans les phrases que j'ai citées, il cherche à atténuer presque toujours la louange à laquelle il a droit, lorsqu'il lui serait im-possible de la changer entièrement en reproche.

Page 397: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 397

Parle-t-il de l'affaire de Monnerat, qui fut pour M. de Malesherbes l'occasion d'écrire de si éloquentes remontrances, de déployer un si grand courage, et de manifester tant de générosité, tant de compassion pour le malheur ; il se borne à dire en deux mots que cet infortuné était la victime d'une erreur : sans doute c'était par erreur qu'on avait frappé cet individu, pauvre, obscur et sans appui, d'une de ces lettres de cachet dont on était alors si prodigue ; mais cette erreur, qui n'avait pas même un prétexte, était un grand crime, qui n'aurait pas dû rester impuni ; et ce fut pour en obtenir la réparation, que M. de Male-sherbes en porta ses plaintes jusqu'au pied du trône, sans pouvoir ob-tenir la plus légère indemnité pour celui qui en avait été la victime. Cependant cet infortuné Monnerat, arrêté comme contrebandier, d'après une dénonciation fausse, avait été retenu près de deux ans dans les souterrains de Bicêtre, six mois sans être interrogé, six semaines dans l'obscurité la plus profonde, fixé contre le mur de son cachot par une chaîne de fer du poids de cinquante livres, qui lui interdisait tout mouvement, sans communication avec qui que ce soit, et au secret le plus rigoureux ; car le secret existait aussi en même temps que les autres abus d'autorité que M. de Malesherbes osait combattre, sous ce règne, dit l'auteur de l'article, qui, s'il n'est pas le plus glorieux de notre histoire, est du moins celui sous lequel nos pères ont joui du bonheur le plus long et le moins interrompu, et sous cette administration (celle des lettres de cachet), la plus douce et la plus tolérante que nous ayons eue….

Si l'auteur de l'article fait une mention plus particulière et plus di-recte des lettres de cachet, dont M. de Malesherbes fut le plus constant et le plus courageux adversaire, c'est pour diminuer, autant qu'il le peut, le sentiment de gratitude que mérite la bienfaisance et l'humanité de ce grand homme, en cherchant à nous persuader, d'une part, que les révoquer et en proscrire l'odieux usage, c'était affaiblir les ressorts du pouvoir, et de l'autre, que ce n'était faire que peu de bien, même à leurs victimes, puisque parmi les détenus que M. de Malesherbes fit mettre en liberté, quand il fut ministre, il ne s'en trouva qu'un petit nombre qui fussent emprisonnés injustement, le reste n'étant composé que d'insensés et que de misérables qui ne pouvaient pas exister ailleurs ; mais ces misérables, s'ils étaient coupables, appartenaient aux tribunaux, à qui rien ne pouvait les arracher, et ces insensés ne

Page 398: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 398

l'étaient devenus, pour la plupart, que par les horribles effets d'une détention aussi cruelle.

Il ne passe point sous silence la nomination de M. de Malesherbes à l'Académie Française, qui fut une récompense nationale non moins qu'un honneur littéraire, et qui, sous l'un et sous l'autre aspect, fut un grand acte de justice ; mais c'est pour faire observer que M. de Malesherbes pourtant n'avait rien produit de purement littéraire ; comme si ses belles remontrances et ses admirables discours à la Cour des aides, dont la diction est si noble, le style si pur et l'éloquence si brillante, au dire même de La Harpe, le moins indulgent de nos cri-tiques, n'étaient pas des titres suffisans pour être admis dans une com-pagnie dont l'éloquence est le domaine, et la pureté du style le but. Mais il ne s'en tient pas à cette insinuation, il blâme M. de Male-sherbes de n'avoir rien dit, dans son Discours de réception, à la louange de l'abbé de Radonvilliers, qui le recevait, et qui, bien des années auparavant, sous le nom de père Radonvilliers, et sous l'habit de jésuite, avait été son maître d'études ; et il trouve le motif de cette prétendue inconvenance, qu'il relève sans beaucoup de nécessité, dans l'éloignement que professait cet abbé courtisan, pour ses opinions et sa conduite dans la révolution de 1771, étant, dit-il, du petit nombre de gens sensés qui reconnaissaient le danger des opinions philosophiques….

Mais l'un des objets sur lesquels l'auteur de l'article s'arrête avec le plus de complaisance, c'est la conduite de M. de Malesherbes, comme directeur de la librairie ; on voit qu'il hait presque autant la liberté de la presse que celle des personnes ; et qu'il n'approuve guère moins la censure que l'usage des lettres de cachet. Il est vrai que ces deux insti-tutions, si je peux appliquer ce terme à ces deux funestes erreurs du pouvoir suprême, sont ordinairement parallèles, et que celui qui dé-fend l'une est bien digne de défendre l'autre.

Il cherche d'abord à mettre M. de Malesherbes en contradiction avec lui-même, en opposant sa conduite, dans la direction de la librai-rie, à celle qu'il tint comme premier président de la Cour des aides, dans ses poursuites contre ce greffier des États de Bourgogne, qu'il appelle le malheureux Varennes, et qui perdit sa place, dit-il, pour avoir publié une brochure contre le parlement, bien que son ouvrage n'eût paru que sous la protection de Roi.

Page 399: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 399

Je sens combien l'auteur de l'article serait satisfait, s'il parvenait à persuader que M. de Malesherbes aussi pouvait être l'homme des cir-constances ; il lui serait ensuite plus aisé de conclure de cette aberra-tion de principes, que cet homme admirable sous tant de rapports, a pu, sur la fin de sa vie, ainsi que c'est la prétention des gens d'un cer-tain parti, se repentir de ces belles et admirables actions, qui l'ont si fort honoré, en les désavouant solennellement, et après avoir défendu si glorieusement la cause du Roi, s'affliger d'avoir aussi défendu la cause du peuple. Mais le détracteur de ce grand et immortel citoyen doit renoncer à un succès que l'on pourrait appeler impie, puisqu'il tendrait à dégrader une des plus parfaites création de l'Être suprême. Il restera toujours certain, aux yeux des hommes raisonnables et impar-tiaux, que l'un des plus beaux titres de M. de Malesherbes à la vénéra-tion des siècles, est d'avoir été toujours conséquent à lui-même ; de n'avoir jamais reculé par faiblesse dans la route qu'il s'était tracée, et qui était celle d'un homme de bien ; d'avoir toujours déployé le même caractère et la même équité, quelles que fussent les circonstances où il était appelé à le faire ; d'avoir fait, dans toutes les occasions de sa vie, tout ce qu'il y avait de mieux ; d'avoir montré sans cesse, dans toutes ses actions publiques et privées, autant de justice que de courage, de discernement que de fermeté ; enfin, d'avoir sacrifié constamment et sans hésitation tous les intérêts de sa personne à ceux de ses devoirs. C'est ainsi qu'il a honoré l'espèce humaine, par la pratique non inter-rompue de toutes ces vertus célestes qui sont si fort au-dessus d'elle, et dont l'ensemble et la continuité ne se rencontrent plus au même point nulle part. C'est ainsi qu'il a mérité, après avoir servi d'exemple aux gens de bien et de consolation à l'infortune, que sur la liste nombreuse, non pas seulement française, mais européenne, de ceux qui ont voulu depuis peu consacrer à sa mémoire un monument digne d'elle, se soient inscrits avec le même empressement, le pauvre et le riche, l'ha-bitant de la chaumière et celui des plus riches palais, les rois eux-mêmes les plus puissans de la terre, à côté de ceux de leurs sujets que dérobe le plus constamment à leurs regards l'obscurité de leurs profes-sions….

Voici comment l'auteur de l'article s'exprime sur ce nouveau re-proche :

« L'une des affaires les plus remarquables qui sont rapportées dans ce recueil (les Mémoires de la Cour des aides), est celle du

Page 400: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 400

malheureux Varennes, qui perdit sa charge de greffier des États de Bourgogne pour avoir publié une brochure contre le parlement (Voy. Varennes) ; c'était dans le temps même où Malesherbes, comme président de la Cour des aides, poursuivait avec une extrême chaleur cet auteur d'un écrit fait sous la protection du Roi, qu'en sa qualité de directeur de la librairie il laissait publier, et protégeait même de son autorité et de ses conseils, les ouvrages les plus contraires à la religion et à l'autorité royale. Les louanges que lui ont prodiguées Rousseau, Voltaire, Grimm, et tous les chefs du parti philosophique, ne laissent aucun doute sur ce point. Il favorisait, dit ce dernier, avec la plus grande indulgence, l'impression et le débit des ouvrages les plus dangereux : sans lui l'Encyclopédie n'eût vraisemblablement jamais osé paraître. Si l'on en croit Delille de Sales, il prenait lui-même la peine d'indiquer aux philosophes les moyens d'éluder la rigueur des lois. Ce qu'il y a de sûr, c'est que ce fut par lui que les libraires firent entrer en France une foule de livres qui n'avaient été imprimés dans l'étranger, que parce que la censure n'avait pas permis qu'ils le fussent dans le royaume. Malesherbes conserva cette direction jusqu'en 1768, etc.  ; c'est-à-dire, pendant près de vingt années… »

Je ne connais pas assez l'affaire de Varennes, dont je n'ai jamais vu la brochure, pour pouvoir juger jusqu'à quel point la Cour des aides fut trop rigoureuse à son égard. En général, je ne suis pas plus disposé qu'un autre à approuver les abus d'autorité que se permettaient trop souvent les corps judiciaires contre les particuliers, et je n'aimais pas mieux leur despotisme que celui du gouvernement des ministres. Ce-pendant il résulte ici des pièces du procès que cette brochure, provo-quée par le ministère, qui luttait sans cesse avec les cours de justice, non quand elles pouvaient opprimer les citoyens, mais quand elles voulaient les défendre, était un véritable libelle contre la personne de plusieurs magistrats, contraire au respect dû aux lois alors en vigueur, et aux cours souveraines qui en étaient les dépositaires et devaient en assurer l'exécution ; que cet écrit, publié d'abord sous le voile de l'ano-nyme, fut distribué clandestinement avec une profusion hors des moyens d'un simple particulier ; que l'auteur, fier du succès de son ouvrage, le fit réimprimer sous son nom, et le fit vendre publiquement jusque dans l'enceinte même où la Cour des aides tenait ses séances, ce qui rendit inévitables les poursuites judiciaires dont l'auteur de l'ar-

Page 401: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 401

ticle se plaint. Je sais aussi que dans cette affaire, qui en devint une de parti les ministres qui avaient provoqué l'ouvrage, en soutinrent l'au-teur avec force, lui firent donner le cordon de Saint-Michel par le Roi, sans aucune espèce de motif ; voulurent, par des arrêts du conseil, en-lever à la Cour des aides, à qui elle appartenait par ses attributions, la connaissance de la procédure déjà commencée, imposer silence à ses magistrats, et arrêter ainsi- le cours d'une information criminelle, ce qu’aucune compagnie souveraine n’aurait souffert dans ce temps-là ; qu'ainsi M. de Malesherbes, en s'opposant, au nom de sa Cour, à cet abus d'autorité, en réclamant l'exécution des lois qu'on voulait en-freindre, et en poursuivant légalement l'accusé qu'on voulait arracher à ses juges, ne fit que remplir honorablement et avec autant d'équité que de courage, le devoir le plus rigoureux de sa place…. Je ne sais pas ce qu'en pourra dire l'auteur de l'article dans celui de Varennes qu'il nous promet ; mais je doute qu'il ose y continuer de dénigrer M. de Male-sherbes, comme il l'a fait dans celui-ci.

Quant à sa conduite comme directeur de la librairie, je pense aussi qu'elle est irréprochable ; mais il faut l'examiner d'une manière moins rapide.

Lorsque, vers 1750, M. de Malesherbes fut chargé, fort jeune en-core, de cette portion importante de l'administration publique, un grand mouvement agitait les esprits ; toutes les pensées, tous les tra-vaux littéraires ou scientifiques étaient dirigés vers l'accroissement des lumières et vers le perfectionnement de 1'intelligence humaine : aux brillantes créations de l'imagination et des arts, qui avaient mar-qué si glorieusement le grand siècle de Louis XIV, avaient succédé les méditations plus approfondies de la raison et de la.sagesse : le-génie et le talent dirigeaient leurs forces, avant tout, vers un but utile ; ils cherchaient à éclairer plus qu'à émouvoir, à former l'esprit plutôt qu'à toucher le cœur ; ils s'attachaient à rendre l'homme meilleur et plus constamment heureux, au lieu de se borner à lui procurer des jouis-sances et des plaisirs. L’art d’écrire n'était pas seulement celui de for-mer de belles périodes, ou d'exprimer de beaux sentimens, c'était en-core, et surtout, celui de consacrer de grandes et utiles vérités, de conduire l'esprit humain à leur découverte, et d'en tracer le développe-ment et l'application. Les premières années du règne de Louis XV avaient paru n'offrir que des imitations faibles et décolorées des chefs-d'œuvre du règne précédent ; mais l'impossibilité d'atteindre à leur

Page 402: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 402

perfection avait fait briguer un autre genre de gloire, et bientôt l'esprit humain avait paru prendre une direction plus salutaire, et s'élever à une maturité plus réelle.

Fontenelle, bel esprit, sans couleur et sans originalité du temps de Corneille et de Racine, dont il s'était efforcé vainement de partager les succès et la gloire, avait changé d'existence et de caractère en chan-geant de siècle : l'auteur d’Aspar et des Lettres galantes était devenu l'interprète des sciences et le brillant historien de leur académie : et malgré sa timide circonspection, il avait aidé puissamment à éclairer le monde, et à donner au nouveau siècle, où il était venu se placer avec honneur, une salutaire impulsion.

Voltaire, doué d'un génie plus vaste, d'un esprit plus brillant et plus varié, d'une imagination plus vive et d'un caractère plus hardi, sem-blait être né pour instruire les rois et les peuples, et pour porter la lu-mière dans les contrées les plus obscures, en faisant aimer à la fois l'instruction et la vérité. A tous les agrémens de l'esprit et à l'étendue du génie, il joignait au plus haut degré la tolérance et la philanthropie, la haine de l'injustice et la générosité courageuse qui porte à combattre l'oppression sous quelque forme qu'elle se présente et sur quelques individus qu'elle frappe. Il porta le premier au théâtre les leçons de la bienfaisance et la haine du fanatisme ; le pouvoir de la raison et de la vertu fut pour lui ce qu'était chez les Grecs la fatalité, le grand ressort de l'art tragique ; et si jamais le spectateur sortit meilleur d'une repré-sentation théâtrale, ce fut après avoir assisté à celle de ses tragédies…. L'histoire, sous sa plume, fut véritablement la leçon des rois, et il plai-da la cause des peuples en peignant les maux que la tyrannie fait éprouver, surtout à ceux qui l’exercent, et les catastrophes qu'elle pré-pare. Il n’y a pas jusqu'à ses pièces fugitives en vers et en prose, si pleines de grâce et d'originalité, qui n'offrent les préceptes les plus précieux de la philosophie et de la sagesse, dans le langage le plus propre à les faire chérir et adopter.

Il commença par être imitateur, et bientôt il fut imité. Il prit d'abord l'esprit de son siècle, et il finit, en se l'appropriant et en lui prêtant son éclat et sa séduction, par en consolider l'influence, et en fortifier la marche.

Il était dans toute la splendeur de sa renommée lorsque M. de Ma-lesherbes fut chargé des fonctions importantes dont on lui reproche si

Page 403: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 403

faussement d'avoir abusé : toutefois, quoique ce fût le temps de ses plus brillantes productions et de la plus grande force de son talent, il n'exerçait pas encore complètement cette dictature du génie, dont le siège ne fut qu'à Ferney.

Buffon et Montesquieu venaient d'élever à la gloire du genre hu-main les deux plus beaux monumens que l'esprit de l'homme eût pu concevoir : l'un en traçant dans un style majestueux, comme son sujet, l'immense et sublime tableau de la nature, de ses phénomènes, de ses richesses, la théorie de ses lois, et de l'ordre merveilleux et éternel qui les dirige ; l'autre, en découvrant et faisant connaître l'esprit et le ca-ractère des diverses institutions sociales, des différentes combinaisons qui distinguent les gouvernemens ; la législation particulière qui en dérive, celle plus générale qui les précède et les établit ; en exposant à grands traits, mais avec autant de profondeur que de justesse et de pré-cision, leurs différences et leurs résultats ; en portant dans les archives de la civilisation le même flambeau, le même génie, le même talent d'observer que Buffon dans les archives de la nature, et faisant ainsi de son immortel ouvrage, la conséquence, en quelque sorte, et le sup-plément de celui de son admirable contemporain.

D'autres savans plus nombreux, non moins profonds, et d'un ordre supérieur aussi élevé, avaient recueilli la plus vaste idée qui se fût en-core offerte aux hommes, celle de réunir dans le même livre l'im-mense dépôt de toutes les connaissances, en présentant ainsi à l'uni-vers et à la postérité le bilan, si je peux parler ainsi, du savoir de l'homme, de sa grandeur, et des résultats de son intelligence ; cette idée, dont l'habile et judicieux d'Aguesseau avait senti la magnificence et l'utilité, qu'il avait protégée tout à la fois par son ascendant person-nel et par l'autorité de sa place ; à l'application et au développement de laquelle Turgot avait offert avec empressement ses lumières et ses tra-vaux, et qui fut enfin réalisée par la création de l’Encyclopédie….

Mais le gouvernement s'opposait à cette marche des esprits ; il semblait vouloir arrêter l'impulsion donnée par le génie à l'opinion nationale, et ce développement si salutaire des lumières et de la rai-son. Il s'abandonnait à je ne sais quelles théories dont l'histoire des derniers règnes et les leçons d'une saine politique auraient dû lui faire apercevoir le danger. Il contrariait ce qu'il aurait dû encourager ; il combattait ce qu'il aurait dû soutenir : mais il cédait fréquemment à la plus légère opposition, et tolérait par faiblesse ce qu'il aurait dû autori-

Page 404: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 404

ser par sagacité ; il finissait par se laisser arracher ce qu'il avait re-poussé d'abord au lieu de l'accorder avec reconnaissance. Chaque suc-cès que remportait ainsi l'opinion avait l'air pour lui d'une défaite, et donnait la mesure de ses forces ; et le bien qui devait lui revenir comme chef suprême de la nation, de ce qu'elle s'éclairait, était com-pensé par la déconsidération que les progrès qu'il voulait en vain em-pêcher, attiraient nécessairement sur lui.

Le despotisme de Louis XIV avait cessé ; mais sa législation lui avait survécu ; et les lois étaient en opposition constante avec l'opi-nion et avec les mœurs : ainsi celles sur la presse étaient barbares et tyranniques ; et elles le devenaient tous les jours davantage. La loi de 1728 condamnait à des peines afflictives extrêmement graves les au-teurs et les imprimeurs pour de certaines contraventions ; mais celle de 1757, rendue à l'occasion de l'attentat de Damiens, sous prétexte que c'étaient les mauvais écrits, et, comme on a dit de nos jours, les fausses doctrines qui avaient mis le poignard à la main de cet exé-crable scélérat, y substitua la peine de mort.

Ainsi l'oppression était dans les lois, ainsi le despotisme avait revê-tu d'une forme légale ses actes les plus arbitraires, et avait pris les tri-bunaux pour ses agens ; ainsi ces institutions mêmes destinées à ga-rantir la sûreté et la liberté des citoyens, étaient dirigées vers leur op-pression, et la rendaient plus insupportable encore : car, il faut le dire, si le despotisme d'un seul est funeste, celui des corps revêtus de l'auto-rité judiciaire l'est bien davantage ; il n'y a point d'asile contre ses ef-fets, et on ne peut fléchir d'aucune manière la cruauté de ceux qui l'exercent ; il se lie dans eux à tous les préjugés du fanatisme et de l'esprit de parti, et il s'appuie sur l'idée séduisante et respectable de l'accomplissement d'un grand devoir ; il va même jusqu'à s'applaudir de son insensibilité, et jusqu'à se glorifier du grand nombre de ses vic-times.

Mais il y avait, relativement à la presse, ces deux espèces de tyran-nie, qui, quoique en opposition l'une avec l'autre, s'accordaient en-semble dans leur système d'oppression : le parlement poursuivait avec sévérité, mais d'une manière juridique, les écrivains qui contrariaient ses opinions ; et le gouvernement, de son côté, frappait arbitrairement ceux qui pouvaient blesser les siennes : l'un faisait, avec des lettres de cachet, ce que l'autre faisait plus rigoureusement peut-être, avec des

Page 405: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 405

décrets de prise de corps ; de sorte que, dans quelque esprit que l'on écrivît, il était impossible d'échapper à une persécution ou à une autre.

Il arrivait même très-souvent que dans des discussions polémiques, politiques ou littéraires, ces deux autorités se prononçant chacune dans un sens opposé, c'était entre elles que s'établissait la lutte  ; et au lieu, pour chacune d'elles, de se borner à réprimer ou à protéger les écrits nouveaux suivant leur intérêt ou leur opinion, elles se combat-taient l'une l'autre, en troublant ainsi la tranquillité du royaume, pour de vaines querelles de préjugés ou d'amour-propre, que dans un temps plus éclairé on doit rougir d'avoir soutenues. Ainsi, par exemple, dans ces ridicules discussions du jansénisme et de la Bulle, qui, après avoir déshonoré la fin du règne précédent, recommencèrent de nouveau à agiter le royaume au commencement de celui de Louis XV, et en oc-cupèrent ensuite tout le reste, on vit souvent la puissance parlemen-taire aux prises avec l'autorité royale, la France entière prendre parti pour l'un et pour l'autre de ces pouvoirs, et le royaume à la veille de se déchirer de la manière la plus funeste, parce qu'un vicaire de paroisse avait refusé les derniers sacremens à la faiblesse d'un moribond.

Mais à ces obstacles, opposés tout à la fois par l'autorité simultanée du gouvernement et des cours de justice, à l'exercice, j'oserai dire sa-cré de la liberté de penser et d'écrire, venait s'en joindre un autre non moins puissant et non moins funeste, c'était celui d'une censure préa-lable, presque aussi despotique et aussi partiale que celle qui nous a été imposée depuis par une fausse politique, toutefois plus dangereuse encore, puisqu'elle s'appliquait d'une manière plus étendue à tout ce que produisait la presse, et qu'aucun écrit ne lui échappait. Elle était constamment occupée à arrêter l'essor du génie et le développement des lumières. Buffon, dont j'ai déjà rappelé les travaux et la gloire, n'avait pu obtenir son approbation nécessaire, et surtout échapper aux dangers de la persécution théologique dont la Sorbonne le menaçait, qu'en consentant à sacrifier quelques peintures brillantes et quelques pensées profondes, qui n'avaient pas paru assez orthodoxes à la régu-larité des censeurs. Montesquieu, déjà persécuté pour les Lettres Per-sanes, avait voulu rendre au genre humain, en publiant l'Esprit des Lois, ses titres cachés sous les ténèbres de l'erreur et de l'ignorance ; mais la censure s'y était opposée ; et il n'avait pu trouver qu'à Genève, dans la ville même où Servet avait été brûlé pour ses livres, et où Rousseau devait être proscrit pour les siens, un imprimeur qui osât

Page 406: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 406

livrera la postérité l'un des plus admirables écrits dont notre langue puisse s'honorer. C'était ainsi que quelques années auparavant, la Hen-riade et le Télémaque n'avaient été offerts à notre admiration que par le secours des presses étrangères, et que quelques années après, Condillac devait rencontrer les mêmes obstacles, pour des traités né-cessaires autant que profonds, également précieux aux lettres et à la philosophie.

La publication de l'Encyclopédie était arrêtée ; et ses volumes, déjà imprimés, arrachés à leurs propriétaires, étaient enfermés par ordre du gouvernement dans ces nombreux appartemens de la Bastille, qui, pour le bonheur de l'humanité, n'étaient pas alors tous remplis de vic-times humaines….

Pendant ce temps, la nation s'éclairait, et l'esprit humain marchait à grands pas vers les lumières de la raison sous l'égide des mœurs plutôt que des lois ; et les principes des améliorations que l'on combattait vainement, germaient et fructifiaient partout ; l'empire de la philoso-phie, soutenu par les plus grands écrivains, s'élevait avec rapidité, malgré les obstacles par lesquels on s'efforçait de ralentir ses progrès : elle méritait déjà qu'on appliquât à ses détracteurs la belle comparai-son de Pompignan dans l'Ode sur la mort du poète Rousseau. La France paraissait, à la vérité, divisée en deux peuples, dont l'un sem-blait être, quant aux lumières, à plusieurs siècles de l'autre ; mais ce-lui-là était le plus faible, en nombre, en pouvoir, en volonté, en lu-mières, en patriotisme et en talens ; l'esprit humain ne pouvait rétro-grader ni seulement demeurer stationnaire, et tout conspirait à accélé-rer sa marche. Les individus même qui faisaient partie des corpora-tions les plus attachées à maintenir la domination de l'ignorance et de l'erreur, combattaient personnellement contre leurs propres efforts pour y parvenir. Il n'y avait presque personne, ni à la cour, ni dans les parlemens, ni dans le haut clergé, qui ne voulût se procurer à tout prix, qui ne lût avec avidité les ouvrages qu'il avait contribué à proscrire par des arrêts, des lettres de cachet ou des mandemens, et qui n'applaudît aux efforts mêmes qu'il regardait comme son devoir de combattre. Il nous en avait coûté la dépravation de la régence pour effacer les traces funestes de la vieillesse de Louis XIV, et il n'était plus possible de re-nouer les chaînes rompues et dispersées de la superstition et du fana-tisme. Les mœurs s'étaient épurées sans doute, depuis que l'exemple de tous les vices ne venait plus des dépositaires du pouvoir ; mais ce

Page 407: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 407

n'était pas pour revenir à des habitudes non moins funestes : on vou-lait garder un juste milieu, et l'opinion était arrivée heureusement à ce point, de repousser également les principes du père La Chaise et les exemples du cardinal Dubois. Une grande liberté d'opinion régnait déjà dans tous les esprits ; le temps était passé où nul magistrat, nul courtisan, nul écrivain n'osaient avertir le gouvernement de ses fautes, où le grand Racine était mort de douleur d'avoir osé faire connaître au Roi une partie des calamités qui accablaient son malheureux peuple, et où la révocation de l'édit de Nantes elle-même, cette plaie inguéris-sable faite à l'état, était le sujet de toutes les louanges et des panégy-riques les plus répétés de l'éloquence et de la poésie. Rien de ce qui pouvait éclairer la souveraine puissance n'était oublié ou méconnu, et elle était forcée, malgré elle, de suivre quelquefois les conseils de la sagesse et de la raison.

Telle était la situation des choses relativement à la librairie, lorsque M. de Malesherbes accepta la direction importante dont le chancelier de France, qui était son père, avait cru devoir le charger, et qu'il exer-ça pendant près de vingt ans : il fallait la connaître pour pouvoir ap-précier la conduite qu'il y tint, les grands services qu'il y rendit, et les obstacles qu'il y rencontra. Il dut se placer entre les écrivains dont le but était d'éclairer le monde et de perfectionner l'intelligence humaine, pour les encourager et pour les défendre, et ceux qu'un esprit de li-cence et d'erreur pouvait porter à attaquer les garanties sociales, les bases fondamentales de l'autorité du gouvernement et la morale pu-blique, son plus précieux auxiliaire, pour les réprimer et les contenir ; et c'est ce qu'il fit constamment avec autant d'impartialité que de rai-son, avec autant d'habileté que de courage, avec autant de fermeté que de sagesse. Il tint la balance entre eux avec une équité digne des plus grands éloges ; et il eut, ce qui n'arrive que rarement à ceux que la même impartialité dirige, le grand art d'imposer à l'ambition des par-tis, et de faire révérer à tout le monde ses principes et sa conduite ; ce n'est même que depuis qu'il a cessé de vivre qu'on a osé l'attaquer et l'accuser, quoique sa mort elle-même et la glorieuse action qui la pré-céda, eussent dû ajouter encore à la défense de toute sa vie et au pro-fond respect dû à sa mémoire.

L'auteur de l'article semble méconnaître tout ce qu'il a fait d'utile et de précieux dans cette administration difficile ; je n'en suis point sur-pris : il l'attaque avec autant d'injustice que d'inconvenance ; rien n'est

Page 408: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 408

plus simple : avec les principes qu'il professe depuis le commence-ment jusqu'à la fin de sa diatribe, il est naturel qu'il sache peu de gré à celui qui a contribué si puissamment aux progrès des lumières et de la raison, à la gloire des lettres et de la philosophie, dans ce temps où l'impulsion donnée à l'esprit humain n'avait besoin que de n'être pas arrêtée.

La sagesse et l'équité de M. de Malesherbes, dans la direction de la librairie, suffiraient, quoi qu'en puisse dire son détracteur, pour fonder à un très haut degré la réputation glorieuse d'un autre homme ; mais ce grand et vertueux citoyen, cet orateur éloquent, ce magistrat probe et courageux, cet homme d'état habile et profond, ce sujet fidèle jusqu'à la mort, et dévoué jusqu'au sublime, a été pour lui-même le rival de gloire le plus redoutable ; il nous a conduit, par ses grandes actions si multipliées, à ne considérer en lui que ce qui doit obtenir l'admiration des siècles, en nous forçant presque d'oublier ce qui ne mérite que leur reconnaissance.

Toutefois, dans les reproches que lui fait l'auteur de l'article, les uns portent sur des choses dont il faut remercier sa mémoire, et les autres sur des actions qui, condamnables sans doute si elles étaient vraies, sont par bonheur absolument fausses

Dans les premières, j'aime à le louer d'avoir senti que le plus grand bienfait que le ciel, en les créant, eût pu accorder aux hommes, était cette intelligence sublime qui les rapproche de la Divinité, et la faculté de la perfectionner et de l'étendre par l'instruction et par l'étude ; et au lieu de favoriser l'opinion de ceux qui soutiennent, avec tant d'absurdi-té, que l'ignorance des peuples est la garantie du pouvoir et de la sécu-rité des rois, d'avoir pensé que le bonheur et la sûreté des uns et des autres, comme leur gloire et leur prospérité, résultent principalement du développement de la pensée et du progrès des lumières et de la rai-son. Il s'empressa, dès qu'il fut en place, de protéger et de rassurer Buffon, quoiqu'il eût trouvé, comme savant, quelques erreurs dans son ouvrage ; de faciliter l'introduction en France de l'Esprit des Lois, quoiqu'il n'adoptât pas, comme publiciste, toutes les idées de son illustre auteur ; et portant partout l'impartialité d'un esprit supérieur et indépendant, il en autorisa promptement la réimpression dans le royaume.

Page 409: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 409

L'auteur de l'article prend acte d'un aveu de Grimm, relatif à l'En-cyclopédie, pour lui reprocher aussi d'avoir favorisé parmi nous la pu-blication de ce vaste ouvrage, qui, malgré quelques erreurs insépa-rables de son étendue et de l'universalité des matières qui y sont trai-tées, n'en est pas moins le dépôt le plus complet qu'il y ait eu chez au-cun peuple, de toutes les connaissances humaines, et par conséquent l'un des livres les plus utiles qui soient sortis de la main des hommes. Oui, sans doute, M. de Malesherbes en encouragea l'achèvement, et y contribua plus qu'aucun autre, et je suis bien loin d'en disconvenir ; oui, sans doute, il fit cesser la persécution, tout à la fois impolitique et ridicule, dirigée contre cet ouvrage, par la sottise et le fanatisme ; grâces lui en soient rendues à jamais pour l'honneur de la France même, et pour le bien de l'humanité….

Il protégea sans doute aussi beaucoup d'autres livres inspirés par le même esprit, et dirigés vers le même but, celui d'instruire et d'éclairer les hommes.

Il avait senti que le moyen le plus sûr de distinguer la vérité de l'er-reur, et de la faire triompher, était, non pas d'en livrer l'examen et le jugement à quelques individus appelés Censeurs, plus ou moins rem-plis de prévention et de préjugés, sans indépendance personnelle et procédant avec privilège, sans en être plus infaillibles pour cela ; mais d'appeler, sur toutes les opinions, la discussion la plus libre et la plus étendue, persuadé qu'on réfuterait victorieusement celles qui seraient fausses, et que la vérité seule qu'il importe si fort aux hommes de connaître, ne tarderait pas à l'emporter sur l'ignorance et sur l'erreur. Porta-t-il trop loin l'application de ce principe et la tolérance qui en dérive ? Qui pourrait le croire et oserait le dire, quand on voit le parle-ment et le gouvernement à la fois, si éloignés d'adopter les lois d'une liberté trop étendue, ne jamais désapprouver sa conduite, quoiqu'ils déployassent en même temps la surveillance la plus sévère et les ri-gueurs souvent excessives de leur autorité souveraine, contre les écrits qui pouvaient blesser leurs préjugés et leurs intérêts ? Qui oserait au-jourd'hui récuser ce témoignage décisif, après un espace de temps de plus d'un demi-siècle ? qui oserait surtout se permettre de blâmer, sans de grands motifs, les déterminations d'un homme aussi constamment pénétré que M. de Malesherbes de toutes les idées sages et lumi-neuses, et dont la raison et l'amour de l'ordre ont dirigé toute la vie ? qui est-ce qui oserait porter la présomption jusqu'à mettre son juge-

Page 410: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 410

ment en opposition avec celui d'un pareil homme, et croire qu'il aurait mieux fait que lui ? Je le demande à l'auteur de l'article lui-même, où a-t-il puisé assez de lumières pour être en état de resserrer ou d'étendre le cercle au dedans duquel M. de Malesherbes a dû se placer, pour prononcer sur des matières aussi importantes que la liberté de la pen-sée et que sa publication ? Aurait-il, dans cette circonstance, une assez bonne opinion de son discernement et de son impartialité, pour se croire en droit de dire à M. de Malesherbes, en examinant son admi-nistration de vingt années : Voici la ligne que vous n'auriez pas du franchir ; il fallait venir jusque-là, mais vous ne deviez pas aller plus loin.

Toutefois ce n'est pas même là que s'arrête l'auteur de l'article ; il ne se borne pas, comme il l'a fait plus haut, à reprocher à M. de Male-sherbes des erreurs et des écarts ; c'est d'une véritable prévarication qu'il l'accuse, dans l'exercice de ses importantes fonctions, prévarica-tion qui, si elle eût été dénoncée soixante ou soixante-dix ans plus tôt, pendant qu'il était en place, et si elle eût été prouvée, aurait bien pu suffire pour motiver sa destitution, et peut-être même aussi pour le faire persécuter plus cruellement encore, comme complice de conspi-ration contre l'état et contre les mœurs... En effet, n'a-t-il pas dit, ainsi que je l'ai rappelé plus haut, qu'en sa qualité de directeur de la librairie, il laissait publier et protégeait même de son autorité et de ses conseils, les ouvrages les plus contraires à la religion et à l'autorité royale…. et que ce qu'il y a de sûr, c'est que ce fut par lui que les libraires firent entrer en France une foule de livres qui n'avaient été imprimés dans l'étranger 110 que parce que la censure n’avait pas permis qu'ils le fussent en France….

Je n'entreprendrai pas de justifier moi-même M. de Malesherbes de ces reproches : dans toute occasion, c'est à l'accusateur à établir ses preuves, et je défie l'auteur de l'article de le faire ; mais si, d'après une dénégation aussi absolue plus que suffisante, je n'ai personnellement plus rien à dire sur ce point, je peux encore faire parler M. de Male-sherbes lui-même, et je m'empresse de le faire, car l'on est trop heu-reux quand, pour justifier ce grand citoyen, on peut citer ses propres paroles.

110 Je l'ai déjà dit, l'un de ces ouvrages était l'Esprit des Lois.

Page 411: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 411

Parmi les ouvrages qui sont sortis de sa plume, et qu'on a recueillis après sa mort, se trouvent deux Mémoires, l'un sur l'administration de la librairie, l'autre sur la liberté de la presse, telle que M. de Male-sherbes l'envisageait. Le premier était l'exposé de ses principes et de sa conduite durant sa direction ; l'autre avait été rédigé au moment où allait s'ouvrir l'assemblée des états-généraux, et était celui de ses opi-nions : il avait écrit le premier pour M. le Dauphin, père du Roi actuel, et il fut mis sous les yeux de ce prince : le rang auguste qui lui était destiné, le grand respect que M. de Malesherbes avait pour ses quali-tés personnelles, seraient une garantie certaine de la franchise et de la sincérité de son exposé, si un tel homme avait besoin d'autre garantie que son nom.

Dans ce Mémoire, dis-je, après avoir fait connaître les principes généraux qu'il a toujours suivis dans son administration, il explique particulièrement les règles qu'il s'est prescrites relativement aux écrits sur la politique et la religion, celles qu'il faut imposer aux censeurs dans les ouvrages de cette nature. « L'objet le plus important, dit-il, est d'empêcher de paraître tous les écrits où l'on ose soumettre à l'examen l'autorité royale…. Il faut tout arrêter sur cette matière… » ajoute-t-il plus haut. Il développe cette décision de manière à faire sentir la nécessité de sa rigoureuse application à la surveillance des livres, et il le fait avec la logique et la sagesse qui le caractérisent si bien…. Il ne croit pas, il est vrai, qu'il faille défendre les écrits où l'on fait sentir les abus et les erreurs des actes administratifs ; il distingue, comme il l'a toujours fait, l'intérêt du Roi, qui est de connaître ces abus et ces vices, qui ne sont pas son ouvrage, et de les réprimer ; de celui des ministres, qui est d'empêcher qu'on ne les publie, et ensuite qu'on ne les corrige. Il conclut qu'on doit être libre d'en parler, encore plus dans l'intérêt du Roi que dans celui du peuple ; et c'est réduire la liberté de la presse, en matière de gouvernement, à ses principes les plus raisonnables, lorsqu'elle n'est pas entière, en lui ôtant ce qu'elle peut avoir de nuisible, pour lui laisser ce qu'elle peut avoir de plus avantageux.

Il n'est donc pas vrai de dire que M. de Malesherbes ait favorisé la publication et le débit des ouvrages contraires à l'autorité royale ; il ne voulait pas, il est vrai, la clandestinité dans les actes de l'administra-tion ; il s'est élevé contre elle dans ses belles remontrances sur les im-pôts, que j'ai si souvent rappelées, et dans plusieurs autres Mémoires,

Page 412: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 412

dont nous n'avons connu que des fragmens ; mais il regardait cette clandestinité comme également contraire à l'intérêt du Roi lui-même et à celui de la nation, et il donnait, en la combattant dans cette opi-nion si raisonnable, un nouveau témoignage de force et d'attachement à l'autorité royale, et de sa fidélité au Roi, dont il a donné depuis une si éclatante preuve.

Il s'exprime d'une manière aussi satisfaisante et aussi précise relati-vement aux écrits qui attaquent la religion et les mœurs.

« Les ouvrages anti-religieux, dit-il, qui sapent les fondemens de la morale, ne peuvent être tolérés dans aucun pays. »

Il ne les tolérait donc pas dans le sien, quoi qu'en dise l'auteur de l'article ; car les discours de M. de Malesherbes n'ont jamais été diffé-rens de ses actions ; et les principes qu'il a proclamés n'ont jamais ces-sé un seul instant d'être la règle de sa conduite.

« Mais ces ouvrages véritablement condamnables, ajoute-t-il, ne paraissent que dans les ténèbres, et ils échappent le plus souvent à l'œil perçant de la police. »

Ce n'est donc pas à M. de Malesherbes qu'il faut attribuer leur in-troduction en France, et leur débit pendant le temps de sa direction ; c'est aux agens de cette police, toujours plus effrayante qu'efficace, et plus oppressive qu'utile. Et quelle solidarité peut-il y avoir entre cette institution et ce grand homme ? On-a cité mille exemples de l'insuffi-sance de ses moyens et de l'inutilité de ses résultats : je ne les répéte-rai point ici ; mais M. de Malesherbes ne peut pas être blâmé d'une impuissance qui n'était pas de son fait, et qui, comme on vient de le voir, était entièrement contraire à ses principes.

Toutefois il est loin de vouloir que l'esprit de parti soit le maître de faire regarder comme criminels les ouvrages qu'il n'approuve pas, et comme légitimes ceux qu'il inspire : et c'est là que l'on retrouve la sa-gesse de ce grand administrateur, l'équité de ce grand magistrat, qu'au-cun intérêt personnel, qu'aucun sentiment particulier ne peuvent arra-cher à l'exercice rigoureux de ses devoirs : et par exemple, il ne veut pas que, dans les querelles des jansénistes et des molinistes, qui exer-çaient une si grande influence sur la tranquillité du royaume ; il ne veut pas, dis-je, qu'on prohibe les écrits des uns si l'on favorise les écrits des autres ; il veut que la liberté de parler et d'écrire soit égale

Page 413: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 413

pour tous, quelle que soit l'opinion de chacun, et il répond, en le décla-rant ainsi, à ceux qui ont osé dire qu'il permettait que l'on attaquât l'autorité royale et la religion, et non qu'on prît la plume pour les dé-fendre.

Il discute ensuite les inconvéniens de la censure, dont le plus grave est de repousser les vérités que les censeurs ne veulent pas qu'on ré-pande, d'empêcher qu'on ne puisse combattre les erreurs que les cen-seurs ont quelque intérêt à maintenir, et de livrer encore les pensées et les conceptions du génie aux petites vues d'individus, souvent d'un esprit fort médiocre, que le peu d'importance de leur emploi et de leur personne force de ramper aux pieds du pouvoir, et de lui sacrifier leur conscience, pour devenir souvent les instrumens coupables de ses pas-sions les plus injustes ; et tout ce qu'il dit dans ce passage est, comme cela lui arrive si souvent dans ses Mémoires et dans ces remontrances, la réfutation approfondie, non-seulement (lu présent et du passé, mais même de l'avenir….

Il résulte de ce que je viens de dire, d'après les écrits mêmes de M. de Malesherbes, que sa conduite, comme directeur de la librairie, fut toujours raisonnable et mesurée, qu'il sut déployer tour à tour, et avec une exacte justice, la tolérance et la sévérité, marcher à une égale dis-tance et de ceux qui voulaient tout prohiber, et de ceux qui voulaient tout encourager ; que tout livre utile trouva toujours un appui certain dans son autorité bienfaisante ; que tout livre pernicieux ou nuisible fut constamment réprimé par elle, et qu'il favorisa tout à la fois et le développement des lumières et le maintien de l'ordre public ; que, dans l'exercice important de cette partie si délicate de l'administration générale, il ne cessa jamais d'être ce qu'il a été dans le reste de sa vie, l'un des meilleurs citoyens du royaume et l'un des plus fidèles sujets du Roi.

L'esprit de parti sans doute n'en fut pas plus satisfait alors qu'au-jourd'hui, et l'attaque qu'après sa mort, et au bout de près d'un demi-siècle, on vient, sans preuve comme sans motif, de diriger contre sa mémoire, en est la démonstration évidente : mais cette attaque ne peut faire tort qu'à celui qui se l'est permise ; et le nom de M. de Male-sherbes est si beau, et sa vie a été si remplie de belles, de magnifiques actions, et sa mémoire est si vénérée, que tous les traits qu'on oserait lancer contre lui viendront tomber au pied de l'immortelle statue que la reconnaissance de l'univers lui décerne de toutes parts.

Page 414: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 414

Mais ce n'est pas seulement dans ce moment-ci que la gloire de M. de Malesherbes a paru importuner ceux qui ne sauraient y atteindre, et qu'il s'est trouvé des gens qui ont cru s'élever eux-mêmes, en s'effor-çant d'affaiblir l'éclat de cette grande et éternelle renommée, qui les blesse et qui les condamne : l'auteur de l'article dont il s'agit n'est pas le seul, n'est pas le premier qui se soit rendu coupable de ce délit anti-français : un certain abbé Barruel, qui vient de mourir, et dont on a dit dans je ne sais quel journal, en informant le public de sa mort, qu'il avait composé plusieurs ouvrages utiles, a fait imprimer, il y a quelques années, le livre le plus furieux et le plus calomniateur qui, je crois, ait jamais paru dans notre langue, sous le titre d’Histoire du Jacobinisme 111. Ce n'est point ici le lieu de combattre les erreurs qui servent de base au système qu'il y développe ; les faits mensongers sur lesquels il s'appuie, et les allégations outrageantes qu'il se permet à chaque page, contre ce qu'il y a eu de plus respectable en France par le rang, le génie et la vertu ; mais il faut au moins faire connaître une partie de ses extravagances et de ses injures….

Il prétend qu'une conspiration a été ourdie pendant le dix-huitième siècle contre le trône et la religion, il en place le principal foyer dans les associations maçonniques et dans celles des illuminés, qu'il orga-nise suivant le gré de sa fantastique imagination ; et il n'y a eu per-sonne de célèbre en Europe, depuis le milieu du dernier siècle, qui ne soit signalé par lui, comme l'un des membres plus ou moins actifs de cette conspiration ténébreuse. Des monarques, même des papes sont inscrits sur la longue liste de ceux qu'il veut nous faire considérer comme les ennemis de tous les trônes et de toutes les religions. L'im-pératrice de Russie, Catherine, s'y trouve à côté du pape Ganganelli ; le grand roi de Prusse, Frédéric, auprès du roi de Suède, Gustave ; Po-niatowski, près de Stanislas et de Joseph II, et le faible et insouciant Louis XV, sur la même ligne que le précédent duc d'Orléans, et que l'infortuné Louis XVI. On y lit surtout les noms des plus grands per-sonnages de la France et de l'Allemagne, sans ordre, sans choix, et sans qu'il soit possible de supposer le moindre accord entre ceux qui les ont portés. Le duc de Choiseul et le chancelier Maupeou, Voltaire et l'abbé Terray ; M. Necker, M. Turgot, madame de Pompadour, y sont présentés successivement à la haine et à l'animadversion pu-

111 Il en a été récompensé depuis par le titre de chanoine honoraire de Notre-Dame, qu'il a conservé dix ans et jusqu'à sa mort.

Page 415: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 415

blique, ainsi que tant d'autres qui ne seraient pas moins étonnés de se voir accusés d'un crime commun que ne l'étaient ordinairement les victimes innocentes de la tyrannie de 1793, lorsqu'elles montaient en-semble sur le même échafaud, après avoir été comprises dans le même acte d'accusation, et paru simultanément devant les mêmes juges-bourreaux.

Mais celui qui est le plus violemment et le plus criminellement outragé dans le libelle en cinq volumes, c'est M. de Malesherbes. Je souffre à rappeler ces coupables injures, si humiliantes pour celui qui a osé les écrire, si outrageantes pour la France entière ; et c'est sans doute le même sentiment que j'éprouve à cet égard, qui a fait que, depuis vingt-cinq ans que le livre qui les renferme est public, personne n'a encore pris la plume pour les vouer à l'opprobre qu'elles méritent….

J'atteindrai ce but en les énonçant ici ; car c'est les réfuter suffisam-ment que de les transcrire, et le calomniateur doit paraître assez puni quand on a cité, en le nommant, ce qu'il a osé dire contre Male-sherbes…. Voici donc comment cet abbé Barruel s'exprime dans un de ces livres utiles, dont, au dire de certaines gens, il faut féliciter sa mémoire. 112

« De semblables ministres se succèdent les uns aux autres (c'est de MM. de Choiseul et d'Argenson qu'il parle d'abord), et préparent de loin, de tout leur pouvoir, la ruine du trône et des autels…. Mais celui de tous à qui elle dut le plus, à qui tous les impies et les chefs des impies payèrent aussi le plus assidûment le tribut de leurs éloges, fut précisément celui qui devait voir un jour de plus près toutes les horreurs de cette révolution, et se croire le moins étonné d'en être la victime. Ce protecteur de la conjuration contre le Christ, fut Malesherbes. Je sais bien que le nom de cet homme rappelle quelques vertus morales… ; mais je sais que la France lui doit plus qu'à tout autre la perte de ses temples, et que jamais ministre n'abusa davantage de son pouvoir, pour établir en France le règne de l'impiété… »

Il poursuit quelques pages plus loin.112 Histoire du Jacobinisme, tome I, pages 183 et, suiv., édition de Hambourg,

1803. II y a une édition faite à Londres en 1798. On y trouve les mêmes outrages, mais à des pages différentes.

Page 416: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 416

« Malesherbes voyant la révolution se consommer par la mort de Louis XVI, montra enfin une sensibilité tardive... Son zèle en ce moment n'empêcha pas qu'on ne puisse lui dire  : Officieux défenseur, il n'est plus temps de plaider pour ce Roi que vous avez vous-même trahi. Cessez de vous en prendre à cette légion de régicides qui demandent sa tête. Ce n'est pas Robespierre qui est son premier bourreau ; c'est vous : c'est vous qui prépariez de loin son échafaud, lorsque vous laissiez étaler jusque sous le vestibule de son palais, toutes les productions qui invitaient le peuple à démolir l'autel et le trône. »

On retrouve fréquemment de pareilles déclamations et de sem-blables outrages dans la suite du même livre, et je pourrais en citer plusieurs autres passages non moins étranges que celui-ci ; c'est tou-jours M. de Malesherbes autorisant le débit des livres impies, provo-quant le renversement des autels, tolérant ainsi la publication de ceux qui attaquent l'autorité royale et préparent la destruction de la monar-chie, protégeant l'Encyclopédie et tous les écrits des philosophes, permettant l'attaque et prohibant la défense, ne souffrant jamais qu'on puisse imprimer les livres qui auraient éclairé le peuple et repoussé de criminelles doctrines ; mais favorisant de tout son pouvoir tous ceux qui pouvaient l'égarer. C'est toujours lui qu'on ne rougit pas de dénon-cer à cette France, qui lui a voué tant d'admiration, de reconnaissance et de respect, comme ayant abusé sans cesse de la portion de pouvoir qui lui était confiée, pour saper les antiques fondemens du trône et de la morale publique, et appeler au milieu de nous tous les maux de cette révolution dont il a été l'une des plus illustres victimes. Ce n'a pas été sans dégoût que je me suis arrêté sur un livre dont je n'avais pas entrepris la réfutation ; mais l'auteur de l'article que je combats, en adoucissant la forme et le style de ses reproches, lui a cependant em-prunté trop d'idées, pour qu'il n'ait pas été convenable de faire voir que l'esprit de l'un n'est pas très éloigné de l'esprit de l'autre, et que celui qui reproche des écarts et des erreurs à M. de Malesherbes, n'a pas un but bien différent de celui qui, pour les mêmes faits, ose aller jusqu'à lui reprocher et des trahisons et des crimes.

Je l'ai dit ailleurs, je l'ai dit souvent et je m'arrête pour le répéter ici, car je ne puis trop le redire : la vie de M. de Malesherbes a été belle dans toute sa durée ; toutes ses actions ont été produites par les mêmes sentimens, l'amour de la justice et de la patrie, le besoin de ve-

Page 417: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 417

nir au secours du faible et de défendre l'opprimé ; ce noble et géné-reux principe a inspiré la même conduite dans les diverses positions où il s'est trouvé, et il a montré la même vertu, soit qu'à la tête de la Cour des aides il ait bravé et subi les persécutions et l'exil pour dé-fendre la cause du peuple, soit qu'à la barre de la convention, en se livrant volontairement à de plus terribles dangers, il ait donné, pour venir au secours du Roi, la plus grande preuve de dévouement et de courage dont un homme puisse être capable. Pourquoi donc, quand il en est ainsi, séparer, dans la vénération et dans les louanges, des ac-tions si constamment belles ? pourquoi ne voir qu'un seul fait dans la vie d'un aussi grand homme, ne faire commencer qu'à l'âge de soixante-onze ans une carrière aussi brillante, déjà si magnifique alors et si pleine de splendeur et de gloire, et n'appeler tout ce qui précède cette époque, qu'une suite erreurs et d'écarts, quand on doit n'y voir qu'un enchaînement d'actes de vertus et de grandes actions ? pourquoi retrancher de sa noble histoire cette continuité de faits et d'événemens qui l’avaient rendue si recommandable, avant même que l'on pût ad-mirer le grand sacrifice qui la termine. C'est à l'esprit de parti à nous l'apprendre mais on peut conclure sans doute, de toutes les choses que j'ai citées, que sans la dernière action de M. de Malesherbes, il aurait été placé pour tout le reste de sa vie, par ce même esprit de parti si déraisonnable et si funeste, au rang de ces jacobins forcenés, dont l'horreur publique a fait justice…. Que dis-je ! l'excuse même de cette glorieuse action ne suffit pas aux yeux de certaines gens, pour lui faire accorder le pardon de toutes les autres ; et les odieuses paroles qu'on vient de lire de son plus criminel détracteur, et que personne encore n'a combattues, que personne même n'a désavouées, ne laissent aucun doute à cet égard…. Sans aller, du moins dans ses expressions, aussi loin que son prédécesseur, ne voit-on pas que l'auteur de l'article dont je parle ne nous présente pas une seule de ces actions antérieures à la dernière, sans la frapper de quelque blâme, sans en dénaturer le prin-cipe, et sans en empoisonner le motif ?

N'est-il pas d'accord avec ses calomniateurs pour flétrir son immor-telle mémoire, en lui prêtant des torts qu'il n'a pas, en soutenant qu'il s'est repenti de tout le bien qu'il a su faire, comme d'une suite de fautes ; et qu'il a lui-même reconnu les écarts de ses opinions et les erreurs de sa conduite ?...

Page 418: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 418

Ah ! laissez-lui, laissez-lui toute sa gloire, et prosternez-vous de-vant elle dans le silence et le respect ; il n'y a rien de commun entre elle et vous : elle est grande, elle est pure, elle est irréprochable, cette gloire, et elle ne vous appartient pas, ni à personne exclusivement : elle est le patrimoine sacré de la France entière, qu'elle honore, des gens de bien à qui elle doit servir d'encouragement, de l'espèce hu-maine tout entière, qu'elle doit consoler et soutenir ; et c'est un sacri-lège sans doute que d'oser y porter la main. Ce repentir supposé de M. de Malesherbes, ce désaveu qui n'existe pas, sont de véritables calom-nies inventées par ceux qu'humilie sa haute vertu, que découragent ses nobles actions, que condamnent ses sublimes exemples…. Et de quoi se serait-il repenti, cet homme si recommandable à tant de titres ? De cette noble et brillante conduite à laquelle l'admiration ne peut at-teindre ? De son courage, de son invariable équité, de l'heureux em-ploi de ses hautes lumières, de son désintéressement à toute épreuve, de sa constance inébranlable à remplir les plus saints devoirs, de sa fidélité envers son Roi, de son dévouement à la cause du peuple ? Non, non, pour l'honneur de l'humanité, jamais, jamais il ne s'est re-penti du noble emploi de ses glorieuses années ; et si son âme, en montant vers les cieux, heureuse de son sublime sacrifice, a jeté un dernier regard sur cette terre qu'elle venait de quitter, elle a éprouvé une douce consolation en songeant à tous les bienfaits qu'il avait ré-pandus sur elle... Mais examinons sur quels prétextes, ou, si l'on veut, sur quelle présomption, l'auteur de l'article dont il s'agit a cru pouvoir faire adopter une assertion aussi téméraire.

Après l'avoir répétée avec assurance, comme pour lui donner plus de poids, il invoque à son appui le témoignage des individus, en petit nombre, dit-il, qui l'ont entendu dans les derniers temps de sa vie ; toutefois il en excepte M. Dubois, qui ne parle point, dit-il, de cette rétractation, quoique M. Dubois, honoré au plus haut degré de sa confiance, ait été auprès de sa personne jusqu'au dernier jour de sa liberté, ait consacré depuis sa mort, à sa glorieuse mémoire, l'écrit le plus propre à la faire chérir et vénérer de plus en plus, et nous ait fait connaître, avec la plus grande exactitude, tous ceux de ses ouvrages, toutes celles de ses pensées qu'il a pu recueillir pour sa gloire : il le récuse donc à cause de cela ; et par une manière de raisonner assez étrange, il trouve dans ce silence de M. Dubois, sur cette rétractation

Page 419: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 419

supposée, même en le récusant, une preuve qu'elle est véritable. On sent combien tout cela est vague et peu concluant.

Il cite à la vérité M. Edgeworth, cet homme courageux et respec-table, qui partage avec M. de Malesherbes la gloire d'avoir consolé, avec le même péril et le même dévouement, les derniers momens de Louis XVI. Sans doute j'aime à le reconnaître, la postérité ne séparera pas plus que le temps présent, dans sa vénération et dans ses hom-mages, M. Edgeworth de M. de Malesherbes ; ils ont rempli l'un et l'autre, dans cette horrible circonstance, les devoirs qu'impose la vertu, et ils méritent toute la reconnaissance des cœurs généreux et sen-sibles ; et quant à moi, je suis bien loin d'accuser la véracité de ce prêtre si recommandable ; j'honore sa piété et son courage autant et peut-être plus réellement que l'auteur de l’article, du moins d'une ma-nière plus impartiale. Mais que nous apprend cet homme de bien en rendant compte uniquement de la conversation que M. de Malesherbes eut avec lui, au moment où venait de s'accomplir le grand malheur qui les accablait ? Que M. de Malesherbes était au désespoir ; hélas ! qui pourrait en douter ? et que par conséquent il était impossible qu'il eût le cœur assez libre et l'âme assez calme, pour examiner et juger lui-même la conduite de sa vie entière : il était, et je l'ai dit ailleurs, dans cette position terrible, où, après avoir éprouvé un malheur immense, on ne sait à qui le reprocher, et où on est disposé, dans l'excès de la douleur, à en accuser tout ce qui nous frappe, même sa propre conduite, sans examiner si cela est juste

L'auteur de l'article cite ensuite la lettre de M. de Malesherbes à M. le président Rolland, que j'ai publiée le premier, après l'avoir décou-verte dans les archives judiciaires où l'original se trouve encore : elle est de peu d'importance ; et ce que l'auteur de l'article en veut conclure est sans avantage, même pour son opinion. Cependant j'examinerai bientôt les conséquences qu'il en tire ; mais je crois devoir m'étonner ici de ce que, puisqu'à côté de cette même lettre il en trouvait une autre dans le même livre 113, bien plus précieuse sans doute, bien plus développée, bien plus applicable à la question dont il s'agit, bien plus propre à faire connaître les véritables opinions de son auteur, il n'en a fait aucune mention, et l'a passée entièrement sous silence. N'était-ce pas là toutefois, n'était-ce pas dans cette lettre où M. de Malesherbes annonce, en commençant, qu'il va examiner quels sont ses véritables 113 Essai sur la vie de M. de Malesherbes, p. an, t II

Page 420: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 420

titres à l'estime publique, que l'auteur de l'article aurait dû chercher les preuves du fait important qu'il voulait établir ? et puisque c'était M. de Malesherbes qui allait parler de lui-même, existait-il un autre écrit plus propre à nous faire connaître s'il était disposé ou non à condam-ner ses premiers principes et à renoncer à ses erreurs ? La réticence de l'auteur de l'article à cet égard n'est-elle pas le résultat de la mauvaise foi la plus évidente ? n'offre-t-elle pas le procédé d'un homme qui ne veut pas qu'on l'instruise, afin de pouvoir persister à son gré dans l'er-reur qui lui est agréable ?

Dans la lettre au président Rolland, M. de Malesherbes se défend de publier des Mémoires qu'il avait faits autrefois contre la vénalité des charges, dont il s'agissait alors de prononcer la suppression, et qu'on abolit presqu'au même temps…. Son motif est qu'il n'était pas satisfait de la manière dont tout se fesait alors, et qu’il craignait de nuire à la raison en la présentant dans un temps peu favorable…. Et l'auteur de l'article conclut de ce qu'il n'aimait pas la manière dont l'as-semblée se conduisait dans ses délibérations et dans ses actes, qu'il devait se repentir et de ses belles remontrances d'autrefois, de sa haine pour les actes arbitraires, et de son admirable conduite comme mi-nistre et comme magistrat…. C'était ainsi que tout à l'heure il regar-dait comme certaine la rétractation de M. de Malesherbes, parce que M. Dubois, qui ne l'avait pas quitté, n'en avait rien dit. Je pense qu'on pourrait désirer des démonstrations plus pressantes, et une logique moins bizarre. Après avoir usé de celle-là, il poursuit et assure qu'on trouve encore dans différens écrits d'autres preuves que M. de Malesherbes avait reconnu ses erreurs…. Si ces autres preuves qu'il annonce sont de la même force que celle-ci, je ne pense pas qu'il soit raisonnable de faire un grand fond sur leur validité ; et l'auteur fait fort prudemment de ne pas les soumettre à notre examen.

Cette lettre au président Rolland, et le refus de M. de Malesherbes de communiquer ses Mémoires, de peur d'en compromettre l'effet, prouve, si l'on veut, qu'il n'approuvait pas la manière dont les affaires se traitaient alors ; mais ne prouve pas, je le répète, qu'il ait changé de principes et d'opinion relativement à sa propre conduite. Je vais établir le contraire d'une manière bien plus réelle, en citant ses propres paroles…. Il faut pour cela que je revienne sur cette lettre dont j'ai dé-jà fait mention dans cet écrit, et que j'ai transcrite en entier dans mon précédent ouvrage, pages 211 et suivantes du tome II de mon Essai.

Page 421: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 421

Elle m'a été écrite quelques mois après celle au président Rolland, et plus de dix-huit mois après l'ouverture des états-généraux. Elle est sous la date du 22 novembre 1790, tandis que l'autre est du 24 juillet de la même année ; et comme chacun peut la lire dans le livre où je l'ai insérée, je me crois dis pensé de la reproduire ici dans son entier. Cependant je ne peux me refuser à en rapporter les passages qui font le mieux connaître ce que M. de Malesherbes pensait de lui-même, et s'il persévérait ou non dans les sentimens de sa noble vie.

Cette lettre, j'ose le dire, est presque le testament de ce grand homme ; et puisqu'il n'en existe pas d'autre, je ne vois pas ce que l'on pourrait dire pour en contester l'autorité :

« Je suis très-flatté, monsieur, du prix que vous mettez à ma façon de penser (me dit-il), et comme j'en mets beaucoup à la vôtre, j'ai à cœur de vous faire voir que la mienne est la conséquence de celle que j'ai toujours eue, et par laquelle j'avais obtenu quelque part dans votre estime et dans celle de vos amis »

Il n'avait donc pas changé d'opinion le 22 novembre 1790, dix-huit mois après l'ouverture de l'assemblée constituante ; il ne s'était donc pas repenti de sa conduite passée, de cette conduite qui lui avait fait obtenir quelque part dans mon estime et dans celle de mes amis : nous verrons plus loin quelle était cette façon de penser qu'il avait toujours eue, et dont celle qu'il conservait alors n'était que la conséquence….

« Pour cela (continue-t-il), il faut exposer quelle a été ma conduite depuis que j'existe ; il faut entreprendre d'évaluer moi-même à quels titres et jusqu'à quel point j'ai pu me rendre digne de la faveur publique, dont j'ai reçu quelquefois des témoignages assez flatteurs…

…Ce n'est pas mon éloge pour le passé que j'entreprends, c'est la justification de mes sentimens actuels, et je crois me la devoir..

Il croit devoir se justifier contre l'idée qu'il a pu changer de façon de penser et de sentimens, évaluer jusqu'à quel point sa conduite pas-sée, effets de ces sentimens, a pu le rendre digne de la faveur publique de cette faveur dont les témoignages lui paraissent flatteurs.

Page 422: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 422

Il repousse ouvertement, plus loin, avec son extrême modestie, les éloges qu'il dit qu'on lui a prodigués, parce qu'il les trouve exagérés ; mais il n'en désavoue pas les motifs : il ne croit pas que le courage que lui et ses confrères ont déployé contre les actes du despotisme, puisse être comparé à celui de deux ou trois cent mille soldats, dont l'état est de sacrifier leur vie pour la défense de la patrie ; mais pourtant il ne renonce pas à l'estime qu'il a pu lui faire obtenir : il pense aussi que les louanges données aux talens des magistrats étaient bien au-dessus de leur mérite, et que ces talens qui brillaient beaucoup sur leurs théâtres où ils étaient les seuls, seraient inférieurs à bien d'autres quand ils auraient pour concurrens tous les citoyens qui seraient admis comme eux à PLAIDER LA CAUSE DU PEUPLE. Mais il ne dit pas que c'est un mauvais emploi des talens que d'en faire un pareil usage.

« Je déclare donc, poursuit-il, que je renonce sans regret aux éloges excessifs dont on nous a comblés, et que je me restreins à ce que je crois qui m'est dû. »

Il croit donc qu'il lui est dû des éloges pour sa conduite passée ; il ne se repent donc pas de actes de cette conduite, qui, à ses propres yeux, ont mérité ces éloges. Il sait toutefois se défendre de cet enivrement auquel l'auteur de l'article lui reproche d'avoir cédé, et il explique lui-même quels sont les actes de sa vie dont le souvenir lui est agréable.

« Si j'ai quelques droits à l'estime publique, dit-il, c'est pour avoir été le défenseur des droits du peuple, dans le temps où ce rôle ne conduisait pas, comme aujourd'hui, à devenir une des puissances de l'état ; c'est pour avoir combattu le despotisme ministériel, lorsque, par ma position, je pouvais aspirer aux faveurs du Roi promises par les ministres. » C'est-à-dire obtenir, par leur entremise, la création pour lui de quelque place extraordinaire et inutile, le don de quelques régimens pour ses parens ou pour ses amis ; celui de quelque forte somme, sous prétexte de payer ses dettes, de quelque intérêt caché dans les affaires de l'état, de quelque décoration brillante, de quelque titre pompeux, etc. ; toutes choses que les ministres promettaient alors et accordaient facilement à ceux qui, dans la position de M. de Male-sherbes, voulaient bien ne pas contrarier leurs vues en combattant leur despotisme et en défendant les droits du peuple ; toutes choses enfin auxquelles M. de Malesherbes n'a jamais aspiré, qu'il aurait repous-

Page 423: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 423

sées avec indignation si on les lui eût offertes, et à l'occasion des-quelles il déclare qu'il s'est toujours conduit avec franchise, et n'a jamais mêlé aux attaques publiques des négociations secrètes.

Voilà donc les actions blâmables que l'auteur de l'article appelle des écarts et des erreurs ; et qu'il soutient que M. de Malesherbes dé-plorait avec amertume dans la franchise de son caractère.

Heureusement ce grand citoyen n'en a pas pensé ainsi, et loin de les considérer comme des écarts et des erreurs qu'il aurait fallu déplorer, il les considère et les rappelle comme les principaux fonde-mens de cette estime publique, à laquelle il se croyait quelques droits.

« On m'a su gré, dit-il plus bas, de ce qu'étant magistrat je n'ai jamais réclamé pour la magistrature aucune prérogative qui pût faire ombrage aux autres citoyens ; de ce que je n'ai insisté pour l'inamovibilité des charges des juges, pour leur faire conserver l'intégrité de leurs fonctions et la liberté de leurs suffrages, que parce que je les regardais et que la nation les regardait aussi comme la sauvegarde des propriétés et de la vie des citoyens ; de ce qu'en revendiquant pour les cours de justice la prérogative de porter au souverain les plaintes du peuple, j'ai toujours observé que cette fonction n'était réservée aux magistrats que parce que la nation n'avait pas de représentans choisis par elle »

Il reconnaissait donc, et il osait dire que les magistrats n'étaient les défenseurs des droits de la nation que parce qu'elle n'avait pas de représentans choisis par elle ; il voulait donc qu'elle pût en choisir, et les nommer avec liberté, d'une manière véritablement nationale. Nous verrons plus loin qu'il ne voulait pas que ce fût en suivant la distinc-tion des ordres, afin d'éviter les mauvais effets de cette aristocratie nobiliaire à laquelle pourtant il appartenait par sa famille et par lui-même. Il n'était donc point l'homme de la cour qui aurait voulu conti-nuer à éloigner tout système de représentation publique ; il n'était point l'homme des parlemens, qui n'aspiraient alors qu'à se faire consi-dérer comme les seuls représentans légitimes du peuple ; il n'était point l'homme des ordres privilégiés, qui auraient voulu exercer prin-cipalement la grande fonction de la représentation nationale ; il était l'homme de la nation, l'homme de la nation tout entière, et non celui de quelques corporations, de quelques classes, de quelques pouvoirs,

Page 424: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 424

de quelques individus ; et voilà ce qui le caractérise si honorablement et à jamais.

Sans doute, au dire et suivant l'opinion de l'auteur de l'article dont je m'occupe, c'étaient là de grandes erreurs, de grands écarts d'imagi-nation et de conduite ; mais la nation et la postérité en ont pensé bien autrement, et le jugement de son détracteur ne peut l'emporter sur un suffrage aussi général.

« Enfin, poursuit-il, la popularité que j'ai pu acquérir pendant cette période de ma vie, est venue surtout de ce que j'ai eu le bonheur de parler au nom d'une cour qui, bien longtemps avant toutes les autres, a demandé au Roi d'entendre la nation elle-même sur ses plus grands intérêts. »

Il ne se repentait donc pas d'avoir demandé la convocation d'une assemblée nationale, même lorsqu'il s'était écoulé dix-huit mois de-puis l'ouverture de celle qui existait alors, même quand il n'était pas toujours satisfait de la manière dont s'y traitaient les affaires, puisqu'il regardait comme un bonheur d'avoir été l'organe de la cour qui l'avait demandée longtemps avant toutes les autres.

Hélas ! il n'avait qu'un regret, et j'ai eu le bonheur de le lui en-tendre dire à lui-même, c'était qu'une assemblée nationale n'eût pas été accordée beaucoup plus tôt que ne le fut celle-ci, à une époque plus favorable ; et quand la nation et son auguste chef n'auraient eu qu'à s'occuper paisiblement de l'établissement d'un ordre de choses conforme aux droits et aux intérêts de tous ; mais il ne se reprochait pas pour cela de l'avoir réclamée quand il le fit….

« Lorsque des circonstances singulières, continue-t-il, m'ont fait parvenir au ministère, on m'a su gré de n'avoir pas changé de principes en changeant d'état. »

Que de ministres avant et depuis, n'auraient pas pu dire la même chose ! Que sa persévérance dans les principes sacrés de la justice est admirable et digne de respect, et qu'elle est loin de cette repentance qu'on lui impute !

« De ce qu'après avoir dénoncé les lettres de cachet comme le plus grand abus du pouvoir arbitraire, j'ai cherché d'y mettre ordre dans la portion de pouvoir qui m'était confiée. »

Page 425: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 425

Il ne croyait donc pas alors devoir se reprocher d'avoir, en atta-quant les abus du pouvoir arbitraire et le despotisme ministériel, af-faibli les ressorts nécessaires du gouvernement, comme l'en accuse l'auteur de l'article, et il était bien loin de s'en repentir...

Il rappelle ensuite qu'il a dit que la justice est la vraie bienfaisance des rois, et que dans plusieurs occasions de sa vie, comme citoyen, comme magistrat, comme ministre, comme membre du conseil du Roi, il a écrit, dit, consigné dans des Mémoires, fait entendre dans des remontrances, que les dépenses occasionnées par la bonté du Roi, étant payées du produit des impositions, la nation était en droit de demander au Roi de mettre des bornes à sa bienfaisance.

Il rappelle aussi tous les Mémoires qu'il a composés et remis au Roi, sur les diverses parties de l'administration, sur les circonstances difficiles où la nation se trouvait alors, (en. 1787 et 1788), sur les abus d'autorité, qui ont indisposé la nation, et il s'en glorifie trop hautement pour qu'il soit possible de croire qu'il ait pu s'en repentir bientôt après…. Enfin, il rappelle surtout que c'est dans ces Mémoires mêmes, qu'ayant reconnu qu'il allait y avoir une convocation d'états généraux, il a averti le Roi que l'ancienne forme des états ne devait pas subsister, parce qu’elle introduirait une aristocratie également funeste au Roi et à la nation.

« J'ai averti », poursuit-il un peu plus bas, après avoir parlé de l'aristocratie des parlemens, « que notre ancienne constitution des états-généraux introduirait une autre aristocratie beaucoup plus dangereuse encore, celle de la noblesse et celle du clergé, qui au fond sont le même corps, puisque le haut clergé est principalement composé de la haute noblesse. »

Et il observe, comme je l'ai dit plus haut, qu'en attaquant toutes ces aristocraties, il pouvait avoir des préjugés d'état et de naissance, et des intérêts personnels pour désirer qu'elles subsistassent. Il finit cet expo-sé de ses principes et de sa conduite par ces paroles remarquables :

« Après le compte que je viens de vous rendre, monsieur, de ma vie passée, il ne me reste qu'à être le même tant que je vivrai.

Je n'aspire point à la gloire d'être le législateur, le réformateur, le restaurateur de ma patrie.

Page 426: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 426

Je m'en tiens au mérite que je crois avoir, de ne m'être jamais écarté de la route que doit suivre un homme de bien ; et dans cette route, de n'avoir jamais reculé par faiblesse… »

Que pourrais-je maintenant ajouter à cette admirable déclaration, à cette précieuse lettre, dont toutes les paroles annoncent cette constance d'opinion et de principes, qui caractérise si éminemment le grand homme qui l'écrivit ? Rien sans doute ; et il doit suffire à ceux qui voudront prononcer entre l'auteur de l'article et moi, d'en peser toutes les expressions, et d'en rappeler l'époque, pour reconnaître et pour affirmer qu'il est impossible qu'un peu plus tard, M. de Male-sherbes ait renoncé à ce qu'il considérait comme le fondement d'une véritable gloire ; et regardé comme des erreurs les principes qui avaient dirigé sa vie, les actions qui, durant près d'un demi-siècle, en avaient fondé la renommée, les actes qui, à ses propres yeux, lui sem-blaient avoir mérité l'estime de la nation, ainsi que cette faveur pu-blique dont il avait reçu, dit-il, des témoignages assez flatteurs…. Mais qu'il me soit permis, encore une fois, de m'étonner du silence profond que l’auteur de l'article a gardé sur cet écrit, qui l'aurait éclai-ré, pour peu qu'il eût désiré de l'être.

Quoiqu'il en soit, j'ai encore un mot à dire pour combattre cette opinion du prétendu repentir de M. de Malesherbes, qu'on n'a cherché à établir que pour repousser l'autorité qui doit résulter nécessairement des opinions et des actes inspirés par une si haute vertu, par une raison si profonde et par une sagesse si supérieure.

Je vais le puiser dans les derniers faits de sa vie, et encore dans ses propres paroles.

On a publié des notes qu'on assure qu'il a laissées sur ses derniers entretiens avec Louis XVI, dans l'affreux séjour de la Tour du Temple ; il y rappelle que le Roi le chargea d'aller lui-même prévenir le confesseur dont il avait fait choix, de l'auguste fonction qu'il devait remplir, et de le lui amener lui-même.

C'est une étrange mission pour un philosophe, lui dit le Roi, en lui donnant ce dernier ordre ; car je n'ignore pas que vous l'êtes…. M. de Malesherbes ne réclame pas contre cette qualification méritée, qui devenait même, par rapport à lui, une sorte de reproche dans la bouche du prince infortuné qui s'en servait dans cette occasion. Or, peut-on

Page 427: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 427

penser que si ses opinions anciennes lui eussent paru des erreurs, il ne se serait pas défendu de les avoir conservées ? N'aurait-il pas, s'il avait pu croire que les actions de sa vie eussent été la cause des malheurs qui se réunissaient alors sur la France, annoncé au Roi, dès ses pre-mières visites, ce repentir qu'on nous donne comme son plus grand mérite ; et alors ce prince lui aurait-il parlé de cette philosophie qu'il aurait déjà désavouée, en s'exposant ainsi à affliger un vieillard si plein de dévouement pour lui, dans sa terrible infortune ? Il me semble, d'après cela, qu'au moins, à cette époque bien rapprochée de sa fin, M. de Malesherbes n'avait rétracté ni ses opinions, ni sa conduite, et qu'il était encore ce qu'il avait été toute sa vie.

Toutefois, je dois le répéter quoique je l'aie déjà dit ailleurs 114, on ne saurait penser que M. de Malesherbes ait désiré une révolution, c'est-à-dire un changement fait avec violence, par le peuple, dans nos institutions et dans nos lois, ni qu'il l'ait provoquée par ses actes et par ses discours. Des personnes moins exigeantes que nos adversaires, plus véritablement attachées qu'elles ne le sont, à la gloire de M. de Malesherbes, seraient satisfaites de cette concession de ma part ; mais j'ajouterai, ce qui pourra leur déplaire, qu'il n'en désirait pas moins de grandes améliorations dans l'organisation et la législation du royaume, et dans les principes du gouvernement, voulant seulement qu'elles fussent le résultat de la volonté du monarque, le fruit de ses médita-tions et de sa justice, et non l'effet d'une insurrection populaire ; et il les demandait au Roi avec une courageuse persévérance, non moins dans son intérêt propre que dans celui de la nation. Lorsque M. de Ro-sanbo l'a déclaré, en s'élevant contre le livre qui avait eu la gloire de son aïeul pour objet, il a oublié que, dans ce même livre, je l'avais dé-claré d'une manière positive, à la page 360 du premier volume. Loin de moi l'idée de prêter à M. de Malesherbes des sentimens que je sais n'avoir pas été les siens ; cette politique n'est pas à mon usage, je la laisse à ceux qui sont en possession d'inventer des rétractations et des désaveux, pour corroborer leur opinion, et qui n'ont pas craint, par exemple, de nous montrer Diderot comme mourant en bon catholique, et d'Alembert en homme dévot.

Dans les concessions que M. de Malesherbes demandait au Roi, il voyait non-seulement l'avantage du peuple, non-seulement celui du monarque, mais encore les moyens de prévenir un mouvement qui 114 Essai sur la vie de M. de Malesherbes.

Page 428: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 428

l'effrayait, et dont il annonçait inutilement le danger à l'infortuné Louis XVI, dans ces Mémoires si précieux, que l'auteur de l'article veut nous faire considérer comme empreints de cette manie du changement qui était, dit-il, la maladie de ce temps-là... Il s'en fallait bien qu'il voulût tout enlever au Roi par la force et par la violence, comme le dit encore l'auteur de l'article ; il voulait prévenir les mal-heurs qu'il ne prévoyait que trop, et rendre le peuple plus heureux, en le soumettant à des lois plus justes. Il voulait rendre la monarchie plus stable en la rappelant à ses vrais principes, et en la fondant sur ses vé-ritables bases. Il était fortement attaché au maintien de l'autorité royale ; et il l'a prouvé par la conduite de toute sa vie, même par une grande partie de la lettre que j'ai citée. Il était non moins dévoué à la personne du monarque ; et il l'a prouvé par l'action qui a causé sa mort. Mais, il faut le dire, il repoussait également, comme contraire aux vrais intérêts du peuple et du Roi, tous les genres de despotisme, tous les genres d'aristocratie. Il se glorifiait, comme on l'a vu, d'avoir combattu constamment ces deux usurpations du pouvoir légitime, quoiqu'il eût pu avoir des raisons de position et de famille, de favori-ser l'une et l'autre. L'histoire de M. de Malesherbes est tout entière dans ces paroles, ainsi que celle des attaques dont il est l'objet ; et si j'y ajoute que dans cette lutte de toute sa vie, personne, comme il l'a dit lui-même, n'a pu lui reprocher d'avoir reculé par faiblesse dans la route qu'il s'était tracée, et qui était celle d'un homme de bien, j'aurai donné le dernier trait au panégyrique de ce grand homme, et fait connaître le vrai motif de ceux qui osent attaquer encore sa mémoire.

FIN.

Page 429: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 429

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

Bibliographie

Retour à la table des matières

*LE BOZEC Christine, Boissy d’Anglas Un grand notable libéral (Thèse) Préface de Maurice Agulhon, Fédération des Œuvres Laïques de l’Ardèche, 1995.

* Les idées politiques de Boissy d'Anglas dans  La Constitution de l'an III   (1999) ,

* AULARD A., Historique politique de la Révolution française, Paris, A. Colin, 1901.

* AULARD A., Société des Jacobins.* AULARD A., Lettres des représentants en mission.* AU LARD A., Personnels du Comité de Salut Public.* BAILLEUL, Histoire des Pairs et des pairies.* de BARANTE A., Souvenirs du Baron de Barante, Paris, 1890* BAYLOT J., La voie substituée, Liège, 1968.* BENEZIT, Dictionnaire des peintres, sculpteurs, dessinateurs.* BLANQUI, Portraits révolutionnaires.* BODOT M.A., Notes historiques sur la Convention Nationale,

Genève, 1974.* BOISSY d'ANGLAS F.A. discours, décrets, notes, rapports, opi-

nions, écrits, lettres, inédits...* BOISSY d'ANGLAS F.A. Etudes littéraires et poétiques d'un

vieillard, Paris, 1925.

Page 430: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 430

* BOISSY d'ANGLAS F.A. Les régicides, Annonay, 1905.* BOISSY d'ANGLAS J.G. Vie et Œuvres de Boissy d'Anglas.* BORDONOVE G., Les Rois qui ont fait la France, Pygmalion.* BOUILLER F. Centenaire de l'Institut.* BOURNAUD F., Le 9 Thermidor, Michaud, 1908.* BRUGAL S., Jacquerie en Vivarais.* CHATEAUBRIAND, Mémoires d'outre-tombe.* CLEMENT J.P., Boissy d'Anglas, Daunou, Lanjuinais.* COMBES L., Boissy d'Anglas et la tête de Féraud, 1833.* CONAC G. & MACHELON J.P., La constitution et la naissance

du libéralisme Constitutionnel. Puf, 1999.* DAVID M., Fraternité et Révolution Française, Aubier, 1987.* DELOLME J., Correspondance avec Boissy d'Anglas.* DOULCET de PONTECOULANT L., Souvenirs historiques et

parlementaires, Paris, 1861.* DUBOIS CRANCE, Portraits de nos législateurs.* EMERY, Le dictionnaire des girouettes.* FABRE, Œuvres et études, Nîmes.* FURET F., Dictionnaire critique de la Révolution Française, Pa-

ris, Flammarion, 1988.* GA VIGNAUD G. & LAURENT R., La Révolution française

dans le Languedoc Méditerranéen, Privat, 1987.* HINDIE-LEMAY E., La vie quotidienne des députés aux États

Généraux..* HOURTOULLE F.G, Franc-Maçonnerie et Révolution, Carrère.* KUSCINSKI A., Dictionnaire des Conventionnels, Paris, 1973* LABORDE, Inscriptions et Belles-Lettres.* LAMARQUE P., Les FM aux États Généraux de 1789 et à l'As-

semblée Nationale, 1981.

Page 431: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 431

* LA REVELLIERE-LEPEAUX Paris, 1895. L.M., Mémoires de la Réveillère.

* LEFRANC J., Deux onces de pains ou les crimes de Boissy.* LE LABOUREUR, Histoire de la Pairie.* LIEVYNS, Biographie de la Légion d'Honneur.* MATHIEZ A,. Histoire de la Révolution française, la réaction

Thermidorienne, Colin.* NAUDON P., Histoire générale de la Franc-Maçonnerie, Puf,

1981.* PLANCHARD de CUSSAC B. Boissy d'Anglas et la Révolution.

Mémoire, 1973.* PONTEIL F., La chute de Napoléon 1er et la Crise française

1814/1815. Paris. 274* RION A., Biographie nouvelle et complète des Pairs. Paris.

* SERBANESCO, Histoire de la Franc-Maçonnerie universelle, Paris, 1963.

* SIEVES E., Qu'est-ce que le Tiers État ?, Paris, 1789.* SOBOUL A. Histoire de la Révolution française.* SOBOUL A., Le Procès de Louis XVI, Julliard, 1966.* SOPRANI A., La Révolution et les femmes, Paris, 1988.* Madame de STAEL., Considérations sur les principaux événe-

ments de la Révolution française. Paris, Delaunay, 1818.* THIBAUDEAU A., Mémoires sur la Convention et le Directoire,

Paris, 1824.* de TOQUEVILLE A., L'Ancien Régime et la Révolution.* TULARD J., Histoire et doctrine de la Révolution française, Pa-

ris, 1987.* TULARD J., Histoire et Dictionnaire de la Révolution française. * VILLA TL., La Révolution et l'Empire, Paris, Clio, 1936. * Dans la plupart des textes cités ou des lettres mentionnées, l'or-

thographe a été respectée.

Page 432: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 432

François-Antoine comte de BOISSY D'ANGLAS. http   ://www. - medarus.org/Ardeche/07celebr/07celTex/boissy_danglas.html

Page 433: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 433

De Malherbes à Boissy d’Anglaset de Boissy à Tocqueville.

Remerciements

Retour à la table des matières

Nous tenons à remercier Jean-Guillaume et Stéphanie de Tocque-ville qui nous ont permis de préparer cette édition à partir de l’une de celles du livre de Boissy appartenant à la bibliothèque du château, qui, de plus, s’est révélée contenir deux notes manuscrites d’Alexis sur deux petits feuillets et qui ont été reproduites dans Tocqueville et les siens, aux Éditions Tocquevilliennes. Nous remercions également Ni-cole Fréret pour la réalisation de la couverture et sa participation à la relecture de l’introduction, ainsi que Monique Delbos pour sa partici-pation à la même tâche.

Christian et Marish LippiJean-Louis Benoît.

Fin du texte

Page 434: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

De Malherbes à Boissy d’Anglas et de Boissy à Tocqueville. (2019) 434

Notes en fin de texte

Retour à la table des matières

Page 435: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

i Lorsqu'il mourut, j'étais déporté à l’île d’Oléron ; je ne crus pas que la position malheureuse où je me trouvais dût me défendre de payer à sa mémoire un juste tribut de reconnaissance et de regrets, et je fis parvenir au journal de Paris une lettre sur sa mort, qui fut insérée. Je la rapporterai à la fin de cet écrit.

ii Madame du Deffand en parle dans ses Lettres, comme étant de sa société particulière.

iii J’avais été nommé procureur-général syndic.

iv Il y avait une de ces lois bien barbare, et bien contraire aux mœurs du dernier siècle et au carac-tère national. C’est l’arrêt du conseil du 4 septembre 1684, antérieur, par conséquent, à la révocation de l’édit de Nantes, lequel fait inhibitions et défenses à tous particuliers, de quelque qualité et condition qu’ils soient, de retirer dans leur maison aucun malade de la religion prétendue réformée, sous pré-texte de charité.

v Qui est-ce qui peut méconnaître aujourd’hui l’extrême influence qu’eut M. de Voltaire sur cette marche de l’opinion, et le grand mérite qu’il eut de la diriger vers la destruction du fanatisme, et l’éta-blissement de la tolérance° ? Qui est-ce qui peut avoir oublié l’empressement avec lequel ses écrits les moins importants étaient accueillis du public, et ignorer le succès éclatant que viennent d’obtenir tout récemment encore, malgré nos dissensions politiques et nos malheurs de tous les genres, les nombreux ouvrages sortis de sa plume, recueillis de nouveau dans cinq éditions volumineuses, publiées simulta-nément et à l’envi par cinq libraires de la capitale° ?… Mais ce que tout le monde ne sait pas, c’est qu’en exerçant d’une manière générale, et pour ainsi dire universelle, cette dictature du génie, comme l’a si bien dit un de ses plus éloquents panégyristes, cet homme extraordinaire ne négligeait aucun moyen particulier pour intéresser le dépositaire de l’autorité publique, au succès de ce que lui prescri-vait cet amour ardent pour l’humanité, qui respire dans tous ses écrits. Sa nombreuse correspondance, dont une grande partie est encore inédite, en fait foi. Je ne peux m’empêcher de citer ici ce qu’il écri -vait, en 1772, au maréchal de Richelieu, dont il était le contemporain ; dont, pendant la longue et brillante carrière de l’un et de l’autre, il avait été soixante années le panégyriste et l’ami ; et qui, après avoir déployé beaucoup de tolérance et de modération dans le difficile commandement du Languedoc, faisait révérer les mêmes principes dans le gouvernement non moins important de la Guyenne. Il ne se borne pas à développer avec lui les grands préceptes de la tolérance, que l’on retrouve sous mille formes dans ses immortelles productions ; il les particularise, et les applique à la législation du mo-ment ; il s’adresse à l’homme d’État et à l’homme puissant, après avoir si fréquemment parlé à l’homme bienfaisant et au philosophe : dans cette lettre, dis-je, il traite la question de la légitimité des mariages des protestants, et on croit entendre M. de Malesherbes lui-même.

« Mon héros est bien tyran, lui écrit-il… Ce qu’il daigne me dire sur les mariages des protestants me touche d’autant plus, qu’il n’y a pas de semaine où je ne voie des suites funestes de la proscription de ses alliances. Je suis certainement plus intéressé que personne à voir cessé cette horrible contradic-tion dans nos lois, puisque j’ai peuplé mon petit pays de protestants. Certainement l’ancien comman-dant du Languedoc, le gouverneur de la Guyenne, et l’homme de France le plus instruit des inconvé-nients attachés à cette loi, dont les catholiques se plaignent aujourd’hui aussi hautement que les hu-guenots ; et Monseigneur le maréchal de Richelieu, qui a rendu de si grands services à l’État, et peut-être aujourd’hui le seul homme capable de fermer les plaies de la révocation de l’édit de Nantes. Il sent bien que la faute de Louis XIV et de s’être cru assez puissant pour convertir les calvinistes, et de ne s’être pas cru assez fort pour les contenir…

Page 436: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Vous connaissez très bien nos ridicules, mais jugez qu’il y en a un plus grand que celui de refuser un état à des familles que l’on veut conserver en France, où qu’on serait bien aise d’y rappeler…

Puisque vous poussez la bonté et la condescendance jusqu’à vouloir qu’un homme aussi obscur que moi vous dise ce qu’il pense sur un objet si important et si délicat, permettez-moi de vous deman-der s’il ne serait pas possible de remettre en vigueur, et même d’étendre l’arrêt du conseil, signé par Louis XIV lui-même, le 15 septembre 1685, par lequel les protestants pouvaient se marier devant un officier de justice° ? Leurs mariages n’avaient pas la dignité d’un sacrement comme les nôtres, mais ils étaient valides : les enfants étaient légitimes, les familles n’étaient point troublées. On crut, en ré-voquant cet arrêt, forcer les huguenots à rentrer dans le sein de la religion dominante  : on se trompa. Pourquoi ne pas revenir sur ses pas, lorsqu’on s’est trompé° ? Pourquoi ne pas rétablir l’ordre, lorsque le désordre était si pernicieux, et lorsqu’il est si facile de donner un état à cent mille familles sans le moindre risque, sans le moindre embarras, sans exciter le plus léger murmure° ? J’ose croire que si vous êtes l’ami de M. le chancelier, vous lui proposerez un moyen qui paraît si facile ; j’ose vous assurer que vous seriez l’un et l’autre bénis de la nation…

Mettez-vous, Monseigneur, à la tête de nos honnêtes gens ; protégez le bon goût ; faites comme Gustave III, qui vient de réunir les chapeaux et les bonnets, et qui couvre toutes les têtes de lauriers… »

vi Ce fut pourtant en 1756 que furent arrêtés auprès de Nîmes, au moment où elle revenait d’une de ces assemblées, plusieurs personnes protestantes, de l’un et de l’autre sexe, et condamnées ensuite à diverses peines. C’était parmi elles que se trouvait le nommé Fabre, négociant, dont le fils, devenu cé-lèbre par ce dévouement sublime, demanda, et ce qu’il y a de plus étonnant, obtint la faveur de prendre sa place ; fut ensuite condamné aux galères perpétuelles, comme coupable d’un délit qu’il n’avait pas commis, et resta huit années au bagne de Toulon, sans qu’il fût possible d’obtenir sa grâce plus tôt, même en faisant valoir, comme elle le méritait, l’action qui causait sa captivité. Cela était affreux, sans doute ; mais il faut le dire, cela n’était rien auprès de ce qui s’était passé dans les mêmes lieux un demi-siècle auparavant. Voici ce que raconte l’historien de Nîmes, Meynard, membre de l’Académie royale des Inscriptions et Belles Lettres, dans le VIème volume de son histoire, page 388, et ce qu’il croit pou-voir excuser :

« Ils osèrent (les protestants) faire une assemblée d’environ cent cinquante personnes, le 1er avril 1703, dans un moulin hors de la ville (de Nîmes), près de la porte des Carmes : là, un prédicant fit les exercices de la religion prétendue réformée… On s’en aperçut, et l’on fut en donner avis au maréchal de Montrevel, qui faisait sa principale résidence à Nîmes. Il a couru incontinent avec un détachement de dragons… ordonna au sieur de Préfossé, major-général, d’investir ce moulin… Au bruit de son arrivée, le prédicant s’échappa avec quelques autres par une fenêtre ; mais les dragons les poursui-virent, et les tuèrent à coups de fusil… Le maréchal resta un quart d’heure indéterminé, flottant entre la clémence et la rigueur ; mais voyant qu’il fallait un exemple, il se détermina à châtier ceux qui s’étaient livrés aussi audacieusement à la rébellion. Il fit mettre le feu au moulin, en prenant des pré-cautions pour que les environs ne fussent pas endommagés. Tout ce qui se trouva dans le moulin périt par les flammes, ou par la main des dragons, qui avaient ordre de faire main basse sur ceux qui échapperaient. Il y périt quatre-vingts personnes, qui étaient toutes de la lie du peuple. Tous les biens de ceux qui s’étaient trouvés à cette assemblée furent confisqués par un jugement du présidial, confor-mément à une ordonnance du Roi…

Page 437: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Ce châtiment rigoureux était nécessaire, continue Meynard ; et la cour approuva la conduite du Maréchal. »

Après vous avoir cité le trait horrible qu’on vient de lire, il est heureux de pouvoir, sur la foi du même historien, en rapporter un autre aussi consolant que celui-là est triste.

Lors du massacre de la Saint-Barthélemi, des ordres pour l’effectuer aussi dans les provinces furent expédiés fort rapidement. On sait que, dans plusieurs villes, ces ordres sanguinaires rencontrèrent d’ho-norables oppositions, et l’histoire a consacré à cet égard de précieux souvenirs, dont le temps n’affaibli-ra point la gloire.

Ces ordres arrivèrent à Nîmes le 29 août au soir ; l’administration municipale y était confiée à des consuls dont le premier remplissait les fonctions attribuées de nos jours aux maires ; celui d’alors était un avocat nommé Guillaume Villar, dont il est fâcheux de ne pas retrouver la postérité. Dès qu’il eut connaissance de ces ordres, il ordonna qu’on fermât les portes de la ville, afin qu’aucun étranger ne put s’y introduire ; il en confia la garde à deux citoyens forts considérés, dont l’un était protestant et l’autre catholique ; et il convoqua sur-le-champ une assemblée extraordinaire, composée d’un très grand nombre d’habitants pris indifféremment dans les deux religions. Là, dit Meynard, dans le tome 5 de son Histoire, il prononça un discours très éloquent, avec la ferveur d’un citoyen zélé, pour faire sentir la nécessité de ne pas se désunir dans les circonstances terribles où l’on se trouvait. Il demanda que, pour s’assurer les uns des autres, et maintenir le bon ordre, chacun jurât, d’une manière solennelle, de ne point s’offenser mutuellement, de ne point permettre (ce sont les propres termes de la délibération qui fut prise à ce sujet, et qui est rapporté textuellement par le même historien dans les preuves de ce vo-lume) de ne point permettre, dis-je, que contre aulcun des habitants de la ville, il fut usé d’aulcune violence et force, à laquelle tous seront tenus de s’opposer de tout leur pouvoir, se prenant pour ce, en protection réciproque et sauvegarde, sans distinction de religion, etc.

Il faut ajouter à ce récit que le serment fut unanimement prêté par tous les assistants, et que l’acte qui le consacra fut porté le jour même, par deux députés, l’un protestant et l’autre catholique, au vi-comte de Joyeuse, qui commandait alors pour le Roi dans la province de Languedoc, lequel promit d’en assurer l’effet par tous les moyens qui dépendaient de lui…

M. de Malesherbes aimait à entendre répéter ce trait historique : c’était moi qui le lui avait raconté le premier : il me demanda un jour si, à l’époque dont il s’agissait, les catholiques formaient la majorité des habitants de Nîmes. Je ne le savais pas… Cela ne fait rien, poursuivit-il, il y a toujours dans cette affaire un parti dont il faut honorer la conduite  ; il importe peu que ce soit l’un ou l’autre. Si les ca-tholiques étaient les plus forts, il faut leur rendre grâce de ne pas avoir imité l’affreux exemple qu’on venait de leur donner à Paris : si c’était les protestants, il faut leur savoir beaucoup de gré de n’avoir pas voulu venger le sang de leurs frères, versé d’une manière si horrible… Il me semble que voilà bien le langage d’un honnête homme, qui n’est dirigé que par la justice, qui n’est inspiré que par l’humanité. On ne peut redire la moindre parole de M. de Malesherbes, sans y retrouver sa grande vertu…

vii M. de Malesherbes rapporte cet arrêt dans ses Mémoires sur l’État civil des protestants. Il fut condamné pour avoir résidé en France malgré les déclarations du Roi, du 1er juillet 1686 et 24 mai 1724, et pour y avoir fait les fonctions de ministre de la religion protestante ; prêché, baptisé, fait la Cène et des mariages, dans les assemblées désignées du nom de Désert ! Trois gentilshommes verriers, nommés Grenier, dont le plus âgé n’avait que vingt-deux ans, furent mis en jugement pour avoir essayé de le délivrer, et exécutés à mort en même temps que lui.

Page 438: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

viii Ce fut à M. le Prince de Beauvau, dont j’aime à rappeler la haute noblesse du cœur, la dignité de l’âme, le grand et généreux caractère, que l’on dut la délivrance des prisonnières de la tour de Constance, à Aigues-Mortes. Ces prisonnières étaient des femmes protestantes, arrêtées les unes pour avoir assisté au prêche, les autres pour avoir reçu chez elle des pasteurs fugitifs et sans asile ; celles-ci, pour avoir dérobé leurs enfants à l’instruction de la foi catholique ; celles-là, pour les avoir fait bapti-ser suivant les rites de leur religion, etc. : Toutes condamnées sans forme ni figure de procès, par les commandants et les intendants, qui en usaient ainsi d’après l’arrêt du conseil du 12 mars 1680, contre ceux qu’on pouvait savoir s’être rendu coupable de ces délits.

Voici comment le chevalier de Boufflers, prononçant à l’Académie française l’éloge du Maréchal de Beauvau, son oncle, raconte cette action mémorable :

« Je suivais M. de Beauvau, dit-il, dans une reconnaissance qu’il faisait sur les côtes du Langue-doc… Nous arrivons à Aigues-Mortes, au pied de la tour de Constance ; nous trouvons à l’entrée un concierge empressé, qui, après nous avoir conduits par des escaliers obscurs et tortueux nous ouvre à grand bruit une effroyable porte, sur laquelle on croyait lire l’inscription du Dante… Les couleurs me manquent pour peindre l’horreur d’un aspect auquel nos regards étaient si peu accoutumés : tableau hideux et touchant tout à la fois, ou le dégoût ajoutait encore à l’intérêt ! Nous voyons une grande salle ronde, privée d’air et de jour ; quatorze femmes y languissaient dans la misère, l’infection et les larmes. Le commandant eut peine à contenir son émotion ; et, pour la première fois sans doute, ces infortunées aperçurent la compassion sur un visage. Je les vois encore à cette apparition subite, tom-bée toutes à la fois à ses pieds, les inonder de pleurs, essayer des paroles, ne trouver que les sanglots  ; puis, enhardies par nos consolations, raconter toutes ensemble leurs communes douleurs. Hélas  ! Tout leur crime était d’avoir été élevées dans la même religion que Henri IV. La plus jeune de ces martyrs était âgée de plus de cinquante ans ; elle en avait huit lorsqu’on l'avait arrêtée, allant au prêche avec sa mère, et la punition durait encore.

Dirai-je le reste° ? M. de Beauvau avait obtenu, comme une grâce singulière, avant de quitter Ver-sailles, la permission de délivrer trois ou quatre de ces victimes ; il en délivra quatorze, c’est-à-dire toutes ; crime énorme selon certaines jurisprudences ; et voici le compte qu’il rendit au ministre : « La justice et l’humanité parlaient également pour ces infortunées ; je ne me suis pas permis de choisir entre elles, et après leur sortie de la tour je l’ai fait fermer, dans l’espérance qu’elle ne s’ouvrirait plus pour une pareille cause ». Le ministre blâma cette conduite, qu’il traitait d’abus de confiance, et rejoi-gnit au commandant de réparer aussitôt le bien qu’il venait de faire, faute de quoi il ne lui répondait pas de la conservation de sa place. La réponse du commandant fut que le Roi était le maître de lui ôter le commandement, que Sa Majesté avait bien voulu lui donner, mais non de l’empêcher d’en remplir les devoirs suivant sa conscience et son humanité  ; et les choses en restèrent là. »

J’ai vu aussi cette tour de Constance, qui ne peut que vous inspirer un double intérêt, puisque la bisaïeule de votre mère y ayant été renfermée étant grosse, comme accusée d’avoir était au prêche, y donna le jour à une fille de laquelle vous descendez. J’avoue que je n’ai rien vu de si propre à inspirer de longs souvenirs ; c’était vers 1763, cinq ou six années avant le fait, rapporté par M. de Boufflers et si glorieux à M. de Beauvau. Je n’avais pas encore sept ans ; ma mère m’avait amené chez un de nos parents qui demeurait à une lieue d’Aigues-Mortes ; elle voulut aller visiter les malheureuses victimes d’une religion qui était la nôtre, et elle m’y conduisit avec elle : il y avait alors plus de vingt-cinq pri-sonnières ; et ce que dit M. de Boufflers, de la position affreuse où elles étaient, n’est malheureusement que trop exact ; seulement au lieu d’être sous la garde d’un simple concierge, elles étaient sous l’autori-té d’un lieutenant de Roi, qui seul permettait d’ouvrir la tour, et conséquemment d’y entrer. La prison

Page 439: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

était composée de deux grandes salles rondes qui en occupaient la totalité, et qui étaient l’une au-dessus de l’autre ; celle d’en bas recevait le jour de celle d’en haut, par un trou rond d’environ six pieds de diamètre, lequel servait aussi à y faire monter la fumée ; et celle d’en haut, d’un trou pareil, fait à la terrasse qui ont formé le toit… Beaucoup de lits étaient placés à la circonférence de chacune des deux pièces, et c’était ceux des prisonnières ; le feu se faisait au centre, la fumée ne pouvait s’échapper que par les mêmes ouvertures qui servaient à faire entrer l’air, la lumière, et malheureusement aussi la pluie et le vent.

J’ai vu cette prisonnière enfermée depuis l’âge de huit ans ; il y en avait trente-deux lorsqu’elle y était quand je la vis ; elle y en avait resté trente-huit lorsqu’elle en sortit ; sa mère y était morte dans ses bras, au bout de quelques années de captivité : elle se nommait Mademoiselle Durand ; elle était sœur d’un ministre du Vivarais, arrêté vers 1730, et tué à coups de fusil par les soldats qui le conduisaient, sous le prétexte faux qu’il voulait s’échapper. On arrêta sa mère et sa sœur ; l’une et l’autre furent ren-fermés dans la tour de Constance, sans forme ni figure de procès. Mademoiselle Durand n’avait absolu-ment rien, mais le gouvernement Hollandais et les Cantons Suisses, protestants, lui faisaient passer des secours annuels, ainsi qu’aux autres prisonnières. Ces bienfaits la suivirent hors de sa prison, et elle en jouissait encore lorsqu’elle mourut huit ou dix ans après sa libération, ordonnée par M. de Beauvau. C'était une personne extrêmement pieuse, pleine de raison et de lumières, et pour laquelle les autres prisonnières avaient une grande considération, quoique plusieurs fussent plus âgées qu'elle, et que la différence d'âge fut la seule chose qui rompit l'égalité dans ce lieu terrible.

Je ne sais pas si votre bisaïeule et sa mère restèrent longtemps dans cette horrible prison, ni com-ment elles en sortirent ; je n’y ai pas entendu parler d’elles, mais je ne pense pas que leur captivité fut bien longue, du moins celle de votre bisaïeule, puisqu’elle était libre lorsqu’elle se maria à Anduse, où elle est morte plus qu’octogénaire. Je ne l’ai jamais vue, quoique étant devenue son petit-fils d’alliance.

ix Il y avait à la vérité des parlements qui, se fondant sur une loi romaine qui consacre, en fait de mariage et de paternité, la possession d’état par cinq ans de jouissance paisible, repoussaient, après cet espace de temps, les demandes en nullité formées par des collatéraux avides contre des mariages célé-brés suivant le rite protestant ; il y avait même une consultation des avocats du Parlement de Provence, ouvrage du célèbre Portalis, qui établissait cette doctrine ; mais il fallait cette possession de cinq années sans trouble, et qu’on avouât jamais, dans le cours de la contestation, qu’on s’était uni suivant sa croyance, d’ailleurs, ce n’était là qu’un indigne subterfuge, qui souvent même ne réussissait pas.

x « Nous touchons au moment fatal, disait le clergé en 1765, où la librairie perdra l’église et l’État… Il serait juste et sage que la librairie fut soumise à notre inspection, et que nous fussions appe-lés à une administration dont nous avons un si grand intérêt à empêcher les abus…

Les mesures contre la librairie, disait-il encore dans les mêmes remontrances, sont dans les édits de 1542, 1547, 1551… Ils condamnent à des peines sévères les auteurs, les libraires, et ceux qui achètent ou possèdent des livres coupables ; la voie des monitoires est employée contre ceux qui s’obstinent à les garder. »

xi Peut-être aurait-on pu ajouter…

Si la saint Barthelemi eût été mieux faite

xii Cette déclaration de 1724 forme la réunion de toutes les dispositions pénales éparses dans les lois de Louis XIV, et aggrave même plusieurs de leurs dispositions.

Page 440: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

xiii Oui, mais elles étaient réprouvées par les tribunaux, les enfants qui en naissaient étaient réputés bâtards.

xiv C’est-à-dire que les pères de famille protestants refusaient d'envoyer leurs enfants aux écoles catholiques, et je dois avouer que plusieurs d'entre eux les reprenaient de force, quand on les leur enle-vait de cette manière.

xv Les cérémonies du culte protestant ne sont pas bruyantes, elles ne sont jamais extérieures.

xvi On ne porte jamais la cène aux malades ; ce sacrement ne peut avoir lieu que dans une réunion de fidèles.

xvii Oui, Rabaud père publia une lettre pastorale fort touchante, sur l'assassinat de Louis XV, par Damiens ; et son fils, Rabaud-Saint-Étienne, prononça un discours fort remarquable et rempli des meilleurs principes, à l'occasion du sacre du Roi.

xviii La production d'un acte de mariage signé d'un pasteur, suffisait pour en établir la nullité.

xix Ces contributions étaient fort modiques, et d'ailleurs elles étaient volontaires.

xx M. le marquis de Lafayette, dont la vie a été si glorieuse, et le caractère si noble et si élevé, étant membre de la première assemblée des notables, attira le premier l’attention de son bureau, présidé par Monseigneur le comte d’Artois, sur l’état des protestants en France. Je ne tairai point, sans ingratitude, que M. l’évêque de Langres, neveu de M. de Malesherbes, aujourd’hui le cardinal de la Luzerne, qui était membre du même bureau, développa, à cette occasion, les principes de tolérance et de charité qui furent ceux de l’immortel Fénelon, et qui doivent être avoués par tous les ministres de l’Évangile. En-fin, il faut rappeler aussi que M. Robert de Saint-Vincent, qui montra beaucoup de zèle pour la même cause, et qui, dans un discours très éloquent et fort étendu, prononcé aux chambres assemblées le 9 février 1787, au moment de la convocation des notables, attira, avec un grand succès, la tension de sa compagnie sur les lois relatives aux protestants, et obtint qu’elle arrêta de s’en occuper.

xxi J’ai ouï raconter dans ma famille qu’un de mes pères, qui était à Paris lors de la Saint-Barthéle-mi, avait péri dans cette affreuse journée : plus récemment encore, mon bisaïeul paternel, réduit à s’ex-patrier pour échapper à la persécution, après la révocation de l’édit de Nantes, en abandonnant ses biens, son fils unique et sa jeune épouse, fut assassiné à l’âge de vingt-six ans, par les soldats qui gar-daient le poste, au moment où, vers les frontières de la Savoie, il allait mettre le pied sur le territoire étranger. Ma famille n’obtint la possession de ces biens qu’en prouvant qu’il avait été tué sur le terri -toire français.

xxii. Cet ouvrage est intitulé : Discours à lire au conseil, en présence du Roi, par un ministre pa-triote, etc. Il est peu d’écrits où la perfidie ou la mauvaise foi se montre plus constamment. Si, par exemple, l’auteur est forcé d’y parler de la Saint-Barthélemi, il soutient que les protestants avaient ren-du cet événement nécessaire et qu’il a coûté la vie à fort peu de monde… C’est ce qu’avait dit avant lui l’abbé de Caveyrac, dans un ouvrage justement méprisé, et dont l’esprit de parti vient tout à l’heure d’essayer la justification… Du reste, cet écrit de l’abbé l’Enfant fut, dès son apparition, dénoncé au Parlement par un de ses membres, et l’examen en fut ordonné.--

xxiii La vérité m’oblige de noter ici que, tandis que M. de Baville exécutait rigoureusement, dans son intendance, les ordres les plus rigoureux, il cherchait à donner à la cour des sentiments plus hu-

Page 441: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

mains. Sans renoncer à la conversion de ce qu’il nomme les hérétiques, il annonçait que le moyen d’at-teindre plus facilement ce but, n’était pas, comme on l’avait cru jusqu’alors, d’employer des moyens violents, mais de recourir à des moyens persuasifs ; la violence, disait-il ne faisant qu’exciter le fana-tisme et l’opposition, et étant contraire au véritable esprit de l’église chrétienne, il faut lire à cet égard ses Mémoires rédigés en 1697 ; non pas ceux qui ont été imprimés furtivement sur des copies tron-quées, mais ceux qui sont restés manuscrits, et dont plusieurs personnes possèdent des exemplaires.

xxiv Un digne émule de ces écrivains distingués, vient de publier, sur le même sujet, un écrit rempli de mérite, et pour le style et pour la pensée. Il faut le féliciter du noble usage qu’il fait de son talent, au lieu de le décourager par de fausses ou de minutieuses critiques ; au lieu, surtout, de lui reprocher l’in-utilité de son ouvrage : car, une preuve qu’il n’était pas inutile, c’est l’empressement avec lequel on veut persuader qu’il l’était. L’histoire sera toujours, quoi qu’on puisse dire, la meilleure conseillère des Rois et des peuples ; et les grandes leçons qu’elles donnent ne seront jamais sans avantages ni pour les uns ni pour les autres. Plus nous sommes éloignés des temps funestes qu’elle nous décrit, et des erreurs qu’elle nous retrace, moins il y a d’inconvéniens à les rappeler.

Parmi les critiques fausses que l’on a dirigées contre M. Aignan, car c’est de son ouvrage sur l’état actuel des protestans, que je parle, il en est une surtout qu’il faut dénoncer à la bonne foi de celui-là même qui se l’est permise.

M. Aignan avait reproché à Henri II le meurtre juridique d’Anne Dubourg [né à Riom en 1521, mort à Paris le 23 décembre 1559, est un magistrat français protestant, condamné à mort pour fait de religion], dont les suites furent si déplorables ; et le critique ne manque pas d’observer que Henri II étais mort lors de l’exécution d’Anne Dubourg, et que par conséquent il n’était pour rien dans cet acte de barbarie. Il n’est pas question ici du fait en lui-même, mais de la cause ; car l’auteur sait très bien que Henri II, dont les bûchers de tant de calvinistes, allumés par ses ordres et en sa présence, n’attestent que trop l’inhumanité, mourut au mois de juillet 1559, et que le supplice du conseiller Anne Dubourg n’eut lieu qu’au mois de décembre suivant ; mais, 1°. ce supplice fut ordonné en exécution de l’édit de Henri II, donné à écoulement au mois de juin de la même année, qui condamne à la peine de mort tous les luthériens, sans que cette peine puisse être diminuée par aucun juge ; 2°. Il n’est personne d’un peu instruit qui ne sache que Henri II, informé des progrès que les nouvelles opinions faisaient dans le par-lement de Paris, et d’un avis d’absolution ouvert par quelques conseillers en faveur d’un luthérien que l’on jugeait, se rendit, sans être annoncé, à une séance de cette cour, y mit en délibération ce qu’il convenait de faire contre les fauteurs de nouvelle doctrine, et fut si mécontent de la hardiesse avec la-quelle plusieurs opinants, parmi lesquels était Anne Dubourg, s’expliquèrent sur les dérèglemens du clergé, principale cause de la réforme de Luther et de celle de Calvin, que, par un acte arbitraire de sa puissance, il les fit arrêter sur-le-champ, et ordonna qu’ils seraient jugés. Anne Dubourg, qui était dans les ordres, le fut par la puissance ecclésiastique, laquelle le déclara convaincu d’hérésie, et le livra au bras séculier, non pour le juger de nouveau, mais pour le punir. Or, cette première décision était rendue lorsque Henri II trouva la mort dans les divertissements d’une fête, et il ne restait plus qu’à en faire l’application ; ce qui fut fait. Les autres conseillers, qui n’étaient pas prêtres, et dont pourtant l’un d’entre eux n’avait pas parlé dans la séance royale avec moins de hardiesse qu’Anne Dubourg, ne furent condamnés qu’à des peines moins graves.

xxv Ce n'était pas l'évêque actuel, vieillard respectable sous tous les rapports, possédant au plus haut degré toutes les vertus épiscopales, surtout la tolérance et la charité chrétienne, et étant également révé-ré des protestants, dont son diocèse abonde, et des catholiques. Il se nomme Paillou : il est inutile de rechercher le nom de l'autre.

Page 442: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

xxvi Le procureur du Roi à la sénéchaussée de la Rochelle, dénonça cet acte séditieux à son tribunal, par un réquisitoire qui fut imprimé ; mais l'affaire n'alla pas plus loin : l'évêque oublia son amendement et le magistrat sa plainte.

xxvii L’esprit révolutionnaire était si peu unanime chez les protestants, qu'à l'assemblée constituante deux protestants signèrent, avec le côté droit, une protestation contre divers décrets, et notamment contre le refus de l'assemblée, de déclarer que la religion catholique était la religion catholique de l’État.

xxviii Paul Rabaut était un homme d’un caractère extrêmement ferme et courageux ; il avait un grand sens naturel, et il avait acquis par lui-même une grande facilité d’élocution ; son langage n’était pas sans une sorte d’éloquence simple et naturelle, plus onctueuse que forte, plus pathétique que régu-lièrement ordonné…

C’était un homme fort remarquable, et que quelques faits feront mieux connaître.

Dans un moment où la persécution recommencée en Languedoc, il vint à Paris pour tâcher d’éclai-rer le ministre sur les fausses idées qui le dirigeaient. Il parvint à être présenté à un homme d’un très haut rang, que je crois inutile de chercher à faire connaître, quoiqu’il soit mort depuis beaucoup d’an-nées. Il en fut bien accueilli ; mais il en essuya tant de questions sur les forces que les protestants pou-vaient réunir s’ils voulaient former un parti, et sur les moyens qu’on pourrait employer pour les rallier sous la direction d’un chef, qu’il en fut effrayé lui-même. Il demanda un délai fort court, afin d’y ré-pondre exactement ; et renonçant à l’appui d’un tel protecteur, dont les vues ne lui paraissaient pas as-sez pures, il quitta Paris à l’instant même, pour s’en retourner dans sa province, de laquelle il ne sortit plus, malgré les dangers qu’il y courrait…

À une autre époque, peut-être à la même, vers 1752, quelques évêques de France, particulièrement ceux du Languedoc, avaient décidé que les baptêmes faits par les ministres protestants ne valaient rien, quoique les anciens canons de l’église catholique approuvassent ceux faits par les hérétiques eux-mêmes, quand il l’avait été au nom du père, du fils et du Saint Esprit… ; Mais ils soutenaient dans ce cas-ci, ce qui était faux, que les baptêmes des protestants étaient faits au nom de la très Sainte Trinité ; et quoique ce fût la même chose au fonds, ils les frappaient de nullité, attendu qu’on ne doit pas s’écar-ter des paroles sacramentales. De plus, l’abbé l’Enfant nous l’apprend dans le livre dont j’ai déjà parlé. On avait découvert, dans les environs de Sainte, qui ministre faisait ses baptêmes par aspersion, en baptisant plusieurs enfants à la fois, ce qui, continue l’abbé L’Enfant, car je ne suis pas assez versé dans la théologie pour me passer de son autorité, était une véritable profanation du premier et du plus essentiel des sacrements, puisqu’il peut arriver que quelques-uns des enfants à qui ont le confère, ne reçoivent pas une lotion suffisante pour sa validité…

Quoi qu’il en soit, les évêques obtinrent du gouvernement l’autorisation nécessaire, pour faire re-baptiser de force les enfants protestants, qui ne l’avaient pas été par des prêtres catholiques. Des troupes furent chargées d’aller dans toutes les maisons protestantes, prendre tous les enfants que l’on pouvait saisir, pour les porter à l’église, et les y baptiser de nouveau ; l’âge n’y faisait rien, et l’on re-baptisait des adultes, des gens mariés même, qui s’en défendaient de toutes leurs forces, comme d’une opération déplaisante…

On sent que ce procédé eût été le comble du ridicule, sans les conséquences fâcheuses qu’il était impossible qu’il n’eût pas… Il en eut effectivement de funestes : les protestants dérobaient leurs en-fants aux recherches des gens de guerre, provoqués par les gens d’église ; souvent ils opposaient la

Page 443: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

résistance à ces imprudentes attaques. Ce fut dans une de ces occasions qu’un curé des environs de Nîmes, plus acharné que les autres, fut assassiné par des protestants ; ce fut un grand crime, sans doute, et que rien ne peut absoudre ; mais le gouvernement, qui l’avait provoqué par ces imprudentes mesures, ne mérite-t-il aucun blâme° ?… Heureusement il ne tarda pas à être éclairé sur tout ce qui se passait, et il fit cesser un pareil scandale. Voici comment il fut averti… Le marquis de Paulmy d’Argenson, alors ministre de la guerre, par adjonction avec son oncle, fit une tournée dans le royaume, et traversa le Lan-guedoc. Paul Rabaut, qui en fut instruit, résolut de lui présenter un mémoire sur la persécution dont je viens de parler, et de réclamer son appui. Il se rendit sur la grande route que ce ministre devait parcou-rir, entre Montpellier et Nîmes, dans un lieu éloigné de toute habitation, accompagné d’un seul ami… Le ministre parut en effet, mais entouré d’un nombreux cortège de maréchaussée et d’autres troupes ; cet obstacle n’en fut pas un pour Rabaut ; il s’élança au-devant de la voiture du ministre, en tenant son mémoire à la main, et en poussant des cris qui parvinrent jusqu’à lui. M. de Paulmy fit arrêter son car-rosse et prit le mémoire des mains de Paul Rabaut. Qui êtes-vous° ? Lui dit-il – je suis Paul Rabaut. – Vous êtes bien imprudent. – Non, Monseigneur ; je n’ai rien à craindre quand je me confie à un homme tel que vous. – M. de Paulmy le salua très gracieusement, et il se retira ; bientôt après la persé-cution cessa, et le calme fut rétabli.

xxix Un jour Madame de Pompadour crut avoir à se plaindre d’un ouvrage qui venait de paraître avec une permission tacite, c’est-à-dire, sous l’indication d’une ville étrangère, et sans que l’approba-tion fut imprimée avec l’ouvrage ; conséquemment, sans que le censeur qui l’avait approuvé fut dési-gné. Elle voulut connaître cet approbateur, et elle demanda son nom à M. de Malesherbes ; il refusa de le nommer : elle insista très vivement ; M. de Malesherbes lui observa qu’il était d’usage, dans son administration, de ne jamais faire connaître les censeurs qui avaient donné d’approbation appelée ta-cites. Elle insista plus vivement encore. Je ne vous le dirai pas, Madame, répliqua M. de Malesherbes, d’un ton assuré ; le censeur dont il s’agit n’a eu aucun tort, et je ne consentirai jamais à l’exposé à votre ressentiment. Madame de Pompadour ne lui pardonna jamais ce refus.

xxx Voyez l'histoire du jacobinisme, en cinq vol. in-8°, où Monsieur de Malesherbes est outragé de la manière la plus scandaleuse.

xxxi On connaît peu M. de Lamoignon de Blanc-Mesnil, père de M. de Malesherbes ; il paraît que c’était un magistrat très instruit, mais étranger à ce qui se passait hors du cercle de ses attributions et de ses devoirs ; cependant, on peut citer deux traits de lui, qui honorèrent son caractère, et qui prouvent qu’il fut digne de son fils.

La place de chancelier de France était inamovible ; on ne pouvait le destituer qu’en lui faisant faire son procès. Quand le chancelier perdait la confiance du Roi, il ne lui ôtait pas son titre, mais il l’exilait hors de sa présence ; et il transmettait le ministère de la justice, avec eux le sceau de l’État, à un autre magistrat qu’on nommait vice-chancelier, au Garde des Sceaux. Le chancelier en titre aurait pu facile-ment acheter sa liberté, en donnant sa démission ; mais cela n’arrivait pas, parce qu’il y avait une sorte de honte à la donner, et qu’en France on n’acceptait pas facilement sa propre honte. Cependant, le nou-veau ministre, qui aurait été probablement chancelier, et qui aurait été conséquemment inamovible, si son prédécesseur avait voulu abandonner son titre, n’épargnait rien pour l’y déterminer, en y employant tour à tour et les menaces et les promesses, et tous les genres de séductions qui pouvait dépendre de la place dont il venait d’être investi.

M. de Blanc-Mesnil était exilé à Malesherbes, où il était avec toute sa famille, composée de plu-sieurs filles et d’un fils, il était impossible qu’il n’y fut pas très heureux dans cette vie patriarcale, en-

Page 444: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

touré de ces personnes si recommandables à tant de titres, et dont les soins ne pouvaient manquer de lui être bien précieux et bien chers, M. de Maupeou, depuis si fameux, profita de cette occasion pour l’en-gager à se démettre de sa place, sûr, comme il l’était, de lui succéder. Un homme de la cour, très consi -dérable par son nom et par son rang, voulait bien se charger de cette négociation. Il vint à Malesherbes, comme par hasard, et après s’être extasié sur le bonheur dont jouissait monsieur le chancelier, il osa lui faire entendre que la durée n’en était que précaire ; que le Roi allait exiger sa démission, que s’il ne la donnait pas de plein gré, on lui assignerait pour lieu d’exil un séjour fort triste et fort éloigné, ou proba-blement il serait forcé de vivre seul ; qu’il serait possible même que le Roi séquestrât ses rentes et lui retirât ses pensions, ce qui formait sa seule fortune. M. de Blanc-Mesnil commença par lui faire avouer qu’il était venu à l’instigation de M. de Maupeou ; et après lui avoir répondu qu’il ne pouvait pas s’ex-pliquer qu’en présence de ses enfants, il les fit appeler. – Mes enfants, leur dit-il, voilà monsieur qui me demande ma démission, dont M. de Maupeou a besoin pour être nommé chancelier : pensez-vous que je doive la donner° ? Non, mon père, répondit l’un d’eux pour les autres ; quand on est chancelier de France, et qu’on n’a rien à se reprocher, on meurt avec ce titre. – Mais il ajoute que le Roi ne me lais-sera pas à Malesherbes, et qu’on renverra dans quelque lieu fort éloigné, où je serai seul. – Mon père, nous vous suivrons tous, et partout où nous serons avec vous, nous vous ferons trouver Malesherbes. – Il dit encore qu’on séquestrera mes rentes, qu’on me retirera mes pensions, et qu’alors je n’aurai plus de quoi subsister. – Ah ! Mon père, dirent-ils tous ensemble, en se précipitant dans ses bras, tout ce que nous avons n’est-il pas votre bien° ?… – Vous le voyez, monsieur, en s’adressant à l’émissaire titré, qui paraissait un peu confus du rôle qu’il jouait ; il n’y a aucun motif pour que je donne ma dé-mission, vous pouvez le dire à M. de Maupeou ; mais veuillez en même temps lui exprimer toute ma reconnaissance, pour la vive satisfaction qu’il me fait éprouver en ce moment…

L’autre fait est celui-ci : le maréchal de Belle-Île étant ministre, avait proposé au conseil de pronon-cer la peine de mort contre les auteurs, vendeurs et colporteurs d’ouvrages réputés mauvais et dange-reux ; mais M. de Blanc-Mesnil s’y opposa vivement, et termina la discussion, dit M. Gaillard, qui le rapporte, en s’écriant d’un ton ferme et élevé : Non, monsieur on ne joue point ainsi de la vie des hommes ; apprenons à mieux proportionner les peines à la nature et à la gravité des délits.

Mais ce courage ne fut pas toujours triomphant. En 1757, Messieurs de Maupeou, père et fils, l’un premier président, et l’autre président à mortier de ce Parlement de Paris, que le dernier devait dis-soudre, sollicitèrent et obtinrent, malgré les efforts du chancelier, une loi qui prononçait la peine de mort pour des délits d’imprimerie, sous prétexte que les écrits séditieux avaient pu provoquer l’assassi-nat de Louis XV par Damiens, arrivé le 5 janvier de la même année, je parlerai de cette loi et de ce qu’en disait M. le Malesherbes, en vous faisant connaître les Mémoires de celui-ci sur la librairie et sur la liberté de la presse.

xxxii Ce même Rousseau avait déjà donné à M. de Malesherbes une grande preuve de son estime, et même de sa vénération, en lui adressant les quatre lettres aussi remarquables que nous n’avons connues qu’après sa mort, dans lesquels il lui dévoile avec tant de confiance et de charme, le caractère de son âme et la bizarrerie de son esprit, bien mieux sans doute que dans ses Confessions. On voit qu’en écri-vant ces lettres il n’a jamais perdu de vue le désir, et même l’espoir de mériter le suffrage de celui à qui il s’adresse, et c’est pour cela qu’il ne se sépare point d’une sorte de parure qu’il croit nécessaire à son succès, tandis que dans ses Confessions, il a cédé principalement au désir de paraître un homme diffé-rent des autres et qu’alors il a pu se montrer à ses lecteurs dans une entière nudité.

xxxiii Il paraît que ses mémoires, qui n'ont été imprimées que longtemps après la mort de M. de Ma-lesherbes, mais qui avaient été mis sous les yeux du Roi plusieurs années avant la révolution, avait fait

Page 445: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

une grande impression sur son esprit naturellement juste, et accessible à toutes les lumières.

On a trouvé dans les papiers de ce prince, après la catastrophe du 10 août, l'apostille suivante, écrite de sa main, au dos d'un Mémoire où le clergé lui demandait des lois sévères contre la liberté d'écrire et d'imprimer :

« M. de Malesherbes assure que la rigueur relative aux impressions obligeait les écrivains à recourir aux presses étrangères, et que quand l'ouvrage était bon ou malin, il était toujours réimprimé en France. »

En effet, M. le Malesherbes a dit à peu près la même chose dans les mémoires dont je parle.

xxxiv Cette part n’a jamais été faite, et la compétence de Parlement sur ce point n’avait pas été mieux fixée que sur beaucoup d’autres ; M. de Malesherbes n’en disconvient pas. J’ai sous les yeux plus de cent arrêts du Parlement de Paris, rendu depuis 1500 jusqu’à 1650, et je pourrais en trouver beaucoup d’autres plus modernes, qui accordent des permissions pour imprimer tel ou tel ouvrage, qui défendent l’impression de tels ou tels autres, qui chargent des commissaires de lire et d’examiner divers manuscrits, dont on lui demandait d’autoriser la publication ; enfin, il en existe plusieurs qui défendent l’impression des ouvrages théologiques qui ne seraient pas revêtus de l’approbation de la faculté de théologie, et celle des ouvrages de médecine que la faculté de médecine n’aurait pas approuvés. Cer-tains almanachs même ne pouvaient paraître sans l’autorisation de ces deux facultés réunies, par ce qu’il y avait des prédictions et des recettes médicinales ; on ne pouvait guère pousser les précautions plus loin.

xxxv Cette pratique nous vient des Romains. On sait que Tibère en donna le premier exemple ; tou-tefois, elle fut renouvelée sous les empereurs qui lui succédèrent. Je n’ai point besoin de citer ici ce qu’en dit Tacite dans la Vie d’Agricola.

xxxvi. Il existe dans les registres du Parlement, un arrêt du 4 janvier 1575, qui fait mieux connaître que tout ce qu’on pourrait dire, l’esprit et le caractère de ce temps-là ; il décrète, sur la plainte du pro-cureur général, un imprimeur, nommé Delatre, pour avoir imprimé et débité un quatrain jugé répréhen-sible. Je n’ai pas trouvé le réquisitoire du procureur général, ni l’arrêt définitif  ; mais voici le quatrain tel que le greffier nous l’a conservé : on voit que c’est une prédiction dans le genre de celle de Nostra-damus :

Les plus hardis et guerriers généreux,

Les mieux-disants, les plus gentilles dames,

Mourront ce mois : et Paris plantureux

Sera détruit par la fureur des armes

xxxvii Les psaumes de Marot avaient eu un si grand succès à la cour de François Ier, que tous les seigneurs et dames qui la composaient, les y chantaient, malgré la défense du Roi, sur des airs connus très profanes ; de là, sans doute, le nom de chansons, que le parlement leur donna dans son arrêt.

xxxviii On ne sait presque plus aujourd’hui ce que c’est que les arrêts de règlemens, puisque les cours de justice n’ont plus le droit d’en faire. Il faut l’expliquer : c’étaient des actes de l’autorité judi-

Page 446: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

ciaire qui, à l’occasion de quelques jugements particuliers, ou même sans cette occasion, prononçaient pour l’avenir des règles générales, lesquelles obligeaient tous les citoyens. Ils étaient peu différents des lois par leurs dispositions et par leurs effets, et leur autorité n’était contestée de personne.

Les Parlements exerçaient encore la haute police, qui est une émanation de la puissance exécutrice, et étendaient leur surveillance, au moyen de cela, sur tout ce qui pouvait intéresser la tranquillité inté-rieure.

Enfin, ils jugeaient eux-mêmes les cas d’infraction à leurs actes ; ils prononçaient les dispositions pénales relatives à ces infractions, et ils les appliquaient suivant leur gré.

Ils avaient le droit de veto sur les lois qui émanaient du monarque, puisqu’elles n’étaient exécu-toires que lorsqu’elles avaient été enregistrées par eux, et qu’ils pouvaient ne pas les enregistrer ; d’où il résultait que si un Parlement enregistrait un édit, et qu’un autre le refusât, la loi était obligatoire dans un ressort, et ne l’était pas dans un autre… ; et c’est pourtant cette confusion épouvantable que des gens regrettent encore, et qu’ils voudraient nous restituer ! On cherche les causes de la révolution ; il me semble qu’on peut en trouver une dans cette anarchie autorisée.

xxxix Nous avons eu de nos jours une discussion très solennelle et assez longue, dont la ressem-blance ou la différence des mots, prévenir et réprimer, a fait la base et le motif.

xl Aujourd’hui que la censure est abolie, ainsi que la nécessité des permissions, il ne suit pas de là les imprimeurs soient plus responsables qu’autrefois : ils avaient alors pour garantie l’autorité qui per-mettait l’impression ; ils ont aujourd’hui pour garant l’auteur qui les en charge. La seule obligation que la loi peut leur imposer, c’est celle de s’assurer du nom de l’auteur, et de le faire connaître à l’autorité si son ouvrage est reconnu criminel. Les imprimeurs et les libraires sont les instruments des auteurs et non leurs associés, et ils ne peuvent être leurs complices. L’auteur est responsable de la manifestation de sa pensée ; l’imprimeur ne peut juger si cette manifestation est ou non coupable ; un tel examen passe sa portée : il n’en est responsable qu’autant qu’il ne fait pas connaître celui pour le compte du-quel il a agi ; et s’il l’est alors, c’est parce qu’il est réputé l’auteur, c’est-à-dire, le vrai coupable. Sans cette jurisprudence, la censure préalable serait rétablie ; seulement elle serait confiée aux imprimeurs, qui seraient forcés, pour échapper au danger d’être poursuivis, de soumettre le manuscrit qu’on leur confierait à un examen fort rigoureux, avant d’en commencer l’impression.

xli Oui, tant que la loi prescrit la nécessité d'une permission, et il faut espérer que cela n'arrivera plus.

xlii M. de Malesherbes aurait pu dire plus tard, que lorsque les administrateurs de l’opéra eurent enlevé à Jean-Jacques Rousseau les entrées qu’il avait à ce spectacle, comme ayant donné le Devin du Village, à cause de ce qu’il avait écrit contre la musique française, des partisans de cette musique furent sur le point d’obtenir que le gouvernement considérerait son opinion comme un délit national, et sévi-rait contre lui.

xliii Sans doute ; mais pour que cela soit, il ne faut pas laisser passer en principe, que censurer les actes des tribunaux, c'est manquer de respect au Roi, qui les a nommés ; et que blâmer les opérations des ministres, c'est porter atteinte à l'autorité royale, dont ils sont les dépositaires.

xliv Lorsque la liberté de la presse est la loi de l’État, le gouvernement n’est point responsable des abus qui peuvent en résulter, puisqu’il n’a ni le droit ni les moyens de les prévenir  : ce n’est donc pas à

Page 447: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

lui qu’il faut s’en prendre de ces abus ; c’est aux tribunaux chargés spécialement de les réprimer ; mais il n’en est pas de même là où cette liberté n’existe pas, puisque le gouvernement a dans sa main les moyens d’empêcher ou de punir les délits que les écrivains peuvent se permettre, soit contre les puis-sances étrangères, soit contre les particuliers du pays, et qu’on peut alors exiger de lui qui le fasse. Par-mi les grands avantages qu’offre la liberté de la presse, l’un des moindres n’est pas, sans doute, pour les gouvernements qui la maintiennent, celui de les affranchir de toute responsabilité pour ce que les auteurs peuvent écrire.

M. de Malesherbes aimait à raconter l'anecdote suivante, et c'est de lui que je l'ai apprise : elle a été insérée dans plusieurs recueils.

Au commencement du dernier siècle, un journaliste de Londres avait imprimé que le Roi de Dane-mark était un despote. L’ambassadeur de ce prince s’en plaignit au ministre anglais, et demanda la pu-nition du journaliste. – Je ne peux pas l’ordonner, répondit ce ministre ; vous savez qu’ici la presse est libre. – Si un journaliste de Copenhague en avait dit autant du Roi votre maître, et qu’il s’en plaignit, le mien vous enverrait sa tête. – Nous n’avons pas autant de pouvoir, mais je peux néanmoins, si vous le désirez, engager l’auteur dont vous vous plaignez à insérer notre conversation dans le prochain numéro de son journal.

xlv M. de Malesherbes remarque très bien que le parlement, en faisant cette demande Roi, ne propo-sait pas de rien abandonner de son autorité ni de ses usages. En ajoutant la réserve de la responsabilité des auteurs à la demande de la liberté d’imprimer, il ne faisait que rendre son action sur eux plus puis-sante. Sa surveillance allait rester seule, elle n’allait plus être partagée avec la surveillance préalable du gouvernement : les auteurs, affranchis de la censure administrative, allaient se trouver comprimés aussi fortement que jamais, par la censure judiciaire, bien plus redoutable que l’autre, puisqu’elle devait émaner d’une puissance qui ne rencontrait point d’obstacles dans l’exécution de ses décisions, et que des formes tutélaires ne garantissaient pas encore contre ses préventions et ses erreurs.

Aucune liberté, il faut le dire, ne pouvait se concilier avec l’existence des parlements, et notre juris-prudence criminelle d’alors semblait n’avoir été établie que pour transporter entre leurs mains le despo-tisme qui pouvait se trouver ailleurs, en en rendant le fardeau plus lourd, et l’usage plus formidable.

xlvi Voilà ce que disent aussi tous ceux parmi lesquels j’ose me placer, qui réclament la liberté de la presse : seulement, et c’est peut-être là toute la difficulté, en convenant que tous les auteurs d’écrits coupables doivent être punis, nous demandons que les délits punissables soient précisés d’avance ; et qu’on établisse des formes tellement protectrices, que les innocents ne soient pas confondus avec les coupables ; sans cela, on est sous l’empire de l’arbitraire, et de l’arbitraire juridique, le plus redoutable de tous.

xlvii En 1788, on se rappelle l'arrêt du conseil, provoqué par le cardinal de Loménie, qui invitait tous les auteurs à écrire sur les matières politiques.

xlviii Louis XIV, vainqueur de l’Europe, ne pouvait forcer au silence le gazetier de Hollande, ni les réfugiés français, dont on imprimait les libelles à Cologne, chez Pierre Marteau : nous avons des re-cueils de chansons satiriques contre ce prince, composées à Paris et à Versailles, dans le temps de sa plus grande gloire ; et dont on chantait encore les couplets, en suivant son convoi funèbre.

xlix Tout ce que M. de Malesherbes dit dans cet endroit, est le meilleur raisonnement qu’on puisse faire en faveur de la liberté et de l’indépendance des journaux, qui forment, à proprement parler, le

Page 448: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

moyen le plus certain et le plus facile de correspondance, qui puisse exister entre les députés du peuple et leurs commettants ; aussi les journaux sont-ils indépendants et libres, partout où il y a un gouverne-ment représentatif établi. Voyez l’Angleterre et les États-Unis.

On lit dans un ouvrage sur la révolution, qui a été imprimé il y a quelques années (en 1808), et qui, comme de raison, a été rigoureusement prohibé par le chef du gouvernement d’alors :

« Un grand exemple a été récemment donné par le président des États-Unis. Jefferson a sollicité de l’autorité législative, pour les journaux, l’affranchissement de tout impôt, afin, dit cet illustre magistrat, que la presse et la censure jouissent de toute leur indépendance, et qu’aucun rayon de cette lumière qui circule par la voie des papiers publics, ne soit perdu pour le gouvernement, afin que la faveur accordée à l’imprimerie serve aux progrès de la science administrative ».

l Croyez-vous que si la liberté de la presse, dont on proclamait faussement le principe sous le règne de la Convention, eut été suffisamment garantie, l’horrible empire de la terreur se fut étendu sur la France entière° ? Était-il permis alors d’écrire dans un autre sens que celui de l’affreux parti qui domi-nait° ? Ne brisait-on pas les presses de ceux qui osaient avertir la nation de la tyrannie qui l’accablait° ? Ne mettait-on pas à mort ceux qui professaient dans leurs écrits quelques principes d’humanité° ? Et en fructidor enfin n’a-t-on pas déporté aussi, par une mesure soi-disant législative, les journalistes qui avaient osé réclamer les principes avoués et consacrés par la constitution d’alors ; et cela n'a-t-il pas rendu possible la nouvelle tyrannie qui s’est organisée° ?… On peut le dire pour ces temps-là, comme M. de Malesherbes le dit pour ceux dont il parle ; si la nation avait pu être instruite, elle aurait échappé encore ces différentes fois à tous les maux qui ont pesé sur elle…

li Il faut donc que la discussion en soit publique, et que tous les citoyens y prennent part, ce qui ne peut se faire que par la liberté de la presse, et par la libre circulation de tous les écrits, sous quelque format et de quelque manière qu’ils se débitent.

lii Voilà pourquoi on a si bien défini la loi l’expression de la volonté générale : l’autorité supérieure ne fait, en effet que déclarer cette volonté, quand elle promulgue une loi ; et quand elle la déclare faus-sement, par erreur ou par quelques autres motifs, ce qu’elle appelle alors loi, et qu’elle fait exécuter sous ce titre, et si promptement en contradiction avec les besoins généraux, les mœurs et les intérêts de la masse du peuple, même avec son intérêt particulier, qu’elle est obligée incessamment de la considé-rée comme nulle. Sans doute la force peut pendant un temps en obtenir l’exécution ; mais la force n’est pas longtemps forte contre la volonté de tout le monde.

liii Le Parlement de Paris décréta Rousseau de prise de corps pour avoir imprimé son Émile  ; eh ! Qui sait à quelle peine grave il l’eût condamné s’il eût eu le malheur d’empêcher sa fuite ! Cependant quel est l’homme instruit qui ne lit pas l’Émile° ? Quel est le libraire qui ne le vend pas° ? Quelle est la mère de famille qui n’a pas puisé dans ce livre de salutaires conseils et de précieuses leçons° ?

liv Page 122, ligne 17, après gloire, lisez :

M. de Buffon, par exemple, qui aima mieux modifier quelque passages de son magnifique ouvrage que d’être censuré par la Sorbonne, et qui perdit à cette négociation bizarre je ne sais combien de temps qu’il eut pu beaucoup mieux employer.

lv J’ai dit dans un discours public sur la législation des cultes : Le cœur de l’homme est un sanc-tuaire où l’œil du gouvernement ne doit point descendre : j’ose croire que M. de Malesherbes aurait

Page 449: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

approuvé ces paroles, ainsi que leur application à la liberté des consciences.

lvi Voilà pourquoi l'autorisation et la censure des journaux, réservées au gouvernement, est une concession impolitique et dangereuse pour lui, puisqu'elle le rend responsable non seulement de ce qu'ils disent, mais même de ceux qui se taisent.

lvii En 1788.

lviii Qu'aurait-il dit s'il avait vu ce qui est arrivé en France un peu plus tard° ?

lix Le nombre des plus vivants aujourd'hui ; les auteurs ne peuvent plus être dénoncés et poursuivis que par les procureurs généraux, leurs substituts, les avocats généraux, les procureurs du Roi, les avo-cats du Roi et les substituts près les tribunaux de première instance ; et cela ne fait guère, pour tout le royaume, que 1000 à 1200 personnes tout au plus ; il est vrai que, d'après la jurisprudence adoptée en dernier lieu par le tribunal civil de Rennes, ils deviennent simultanément, pour le même livre, les justi-ciables de tous les tribunaux de première instance et de police correctionnelle, pour souveraine et cour d'assises du royaume, ce qui ne laisse pas que de faire un assez grand nombre de juges.

lx Il le peut aujourd'hui, pourvu qu'il fasse avec précaution. Du reste, c'est à ceux qui ont suivi plus exactement que je ne l'ai fait la marche des procédures de ce genre, à dire jusqu'à quel point la défense des accusés devient efficace, et même si quelquefois elle ne leur devient pas funeste.

lxi Celui de la convocation des États généraux.

lxii Ils l’étaient du moins du temps des parlements, qui est celui où écrivait Monsieur de Male-sherbes, ou, ce qui est la même chose pour ce cas-ci, ils en avaient la prétention, et se conduisaient en conséquence.

lxiii Heureusement elle ne subsiste plus ; mais pourquoi ne pas faire profiter les accusés des délits de la presse, de tous les avantages de ce changement° ?

lxiv Et j'ajouterai : ou par des tribunaux permanents.

lxv Il pensait apparemment que lorsqu'on se permet de critiquer les jugements des tribunaux, dont les membres sont nommés par le Roi, on manque de respect au Roi, et l'on se rend criminel de lèse-ma-jesté.

lxvi Il faut le redire sans cesse et dans toutes les occasions : il ne peut y avoir de gouvernement stable, il ne peut y avoir de peuples heureux il ne peut y avoir d'états à l'abri de ces révolutions qui les renversent ou les détruisent, là où l'arbitraire, sous quelque forme que ce soit, exerce son odieux et fu-neste empire, et où l'on peut apercevoir la puissance et la volonté de l'homme, à la place de la puissance et de la volonté de la loi. Il est fâcheux qu'on ne puisse plus environner la loi de cette vénération qui s'attache à une origine surnaturelle, et qu'au lieu de la faire descendre des cieux au milieu de l'éclatant appareil de la majesté divine, on soit forcé de convenir qu'elle est quelquefois l'ouvrage des hommes, et d'apercevoir qu'elle n'est pas toujours celui des hommes les plus éclairés ; mais enfin, telle qu'elle est, c'est dans son exécution textuelle qu'est notre unique sauvegarde. Le peuple le plus heureux et le plus libre, m'a dit souvent M. de Malesherbes, n'est pas celui qui possède les meilleures lois, mais celui où elles sont le plus exactement et le plus constamment exécutées. Ce qui rend la situation du peuple an-glais, relativement à son organisation intérieure, si digne d'envie, c'est moins cette balance des pouvoirs

Page 450: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

et les autres parties de cette belle constitution, si justement admirée du plus grand de nos écrivains poli-tiques, que le respect sacré pour la loi, qui s'y montre partout, que l'autorité qui lui est accordée, et qui fait qu'il n'existe personne, parmi ceux qui lui sont soumis, qui puisse suppléer à ce qu'elle ne dit pas, ni désobéir à ce qu'elle commande.

Aussi M. de Malesherbes, qui chérissait tous ces avantages, était-il le plus fortement et le plus constamment prononcé contre l'arbitraire qui les détruit, et a-t-il lutté sans réserve contre sa puissance ennemie, dans quelque situation où il ait été, soit quand il a été chargé de l'un des ministères les plus importans, soit quand il a été le chef de l'une des cours du royaume ; car il ne le redoutait pas moins dans l'exercice de la justice, que dans l'administration du gouvernement, parce que, disait-il, on ne peut avoir aucun recours contre lui, quand ce sont les cours qui en sont coupables ; tandis que quand c'est le gouvernement, on peut quelquefois se faire entendre, et qu'il n'est pas sans exemple qu'un ministre ait reconnu son tort et l’ait réparé ; au lieu qu'une cour ne l'a jamais fait, et que le mal qui en est résulté a toujours été sans remède. Il disait aussi que le plus grand malheur était quand l'arbitraire se trouvait dans la législation elle-même, parce que alors on était opprimé par les institutions salutaires établies contre l'oppression : aussi ne cessait-t-il de blâmer cet usage, qu'il qualifiait de barbare, et qui faisait que, lorsqu'il s'agissait de fixer des peines contre des crimes et des délits, après les avoir désignées, on ne manquait pas d'ajouter et autres arbitraires, ce qui autoriserait les juges à punir les coupables sui-vant leur sentiment, au lieu de le faire suivant la volonté des législateurs. Il disait encore, et j'aime à le répéter, quoi que cela se lie moins à ce que je viens de dire, qu'il n'y avait point de constitution, là où les lois pouvaient être enfreintes, sous quelque prétexte que ce fût, même sous celui de l'intérêt public , ce qui prouve de plus en plus son attachement à l'ordre légal, et son éloignement pour l'arbitraire.

lxvii Le sommes-nous moins aujourd'hui, que les grands principes de l'organisation des sociétés et de la liberté des peuples ont été reconnus et proclamés° ? Je laisse aux hommes sages et impartiaux à prononcer sur cette question que j'ose leur faire.

lxviii D'excellents écrits publiés depuis peu sur notre législation criminelle, et particulièrement sur le jury, présentent les mêmes idées que moi sur cette matière importante. Ce n'est pas un motif suffisant pour que je supprime ces observations. Il m'est flatteur de me rencontrer avec MM. Béranger, Ricard d’Allauch et quelques autres publicistes d'un mérite aussi distingué : je tiens bien davantage à mon opi-nion depuis que j'ai reconnu qu'elle était aussi la leur ; toutefois je leur restitue volontiers l'honneur qui leur appartient de l'avoir publié les premiers, et je me borne à retenir pour moi celui de l'avoir adopté avec empressement.

lxix Voir chapitre Note supplémentaire en fin de Volume I

lxx C'était un de ces colporteurs ou marchands forains, qu'on appelle aussi porte-balles.

lxxi Ce principe reçoit encore son implication de nos jours. Pour demander justice devant les tribu-naux de quelque vexation ou de quelque outrage commis par un adjoint de maire, par un receveur des droits réunis dans l'exercice de leurs fonctions, même par un garde champêtre, il faut l'autorisation du conseil d'État : calculez le nombre des municipalités du royaume, le nombre de ses fonctionnaires dans chacune d'elles ; et dites si vous n'êtes pas effrayé de cette immensité de privilégiés modernes.

lxxii Ces paroles ont été souvent citées.

lxxiii États généraux.

Page 451: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

lxxiv Les pairs

lxxv. Monsieur de Richelieu éleva beaucoup de prétentions sur le cérémonial et les formes de la séance ; il arriva vers la fin une difficulté sur laquelle il aurait fallu un ordre du Roi : voyons vos ordres, lui dit le magistrat qui présidait la cour (ce n'était pas Monsieur de Malesherbes, il était exilé depuis deux jours). Mes ordres sont mes soldats, répondit Monsieur de Richelieu ; et il fit entrer une partie du régiment qui environnait le palais, ce qui termina la discussion.

lxxvi Si j'écrivais cette histoire, j'aimerais à rappeler que c'est dans son sein, que l'un des hommes d'État les plus honorables des temps difficiles qui ont succédé à cette époque, Monsieur le marquis de Pastoret, pair de France, a paru pour la première fois dans l'ordre de la magistrature, et montré ce qu'il pouvait être, et ce qu'il a été depuis, d'une manière si glorieuse.

lxxvii Hélas ! Il termina glorieusement sa carrière, en plaidant la cause du Roi au tribunal de son peuple.

lxxviii. C'est moins dans les remontrances de la Cour des aides et dans sa conduite, que dans la conduite et les remontrances du Parlement, dont l'objet était plus étendu, qu'on peut apercevoir com-bien ce qu'on appelle aujourd'hui l'ancienne constitution française était peu fixée et peu reconnue : sans parler des dissentiments qui existaient entre le monarque et ceux qui stipulaient au nom du peuple, il faut examiner les prétentions vacillantes des corps.

Par exemple, les Parlements avaient reçu, disaient-il, des États-généraux, le droit de vérifier, enre-gistrer et consentir les lois présentées par le monarque ; ils étaient selon eux une émanation des États généraux, en un mot, les États généraux au petit pied.

En 1614, ils refusent, ainsi que la Cour des aides de participer à la nomination des députés, parce que leur fonction doit être, disent-ils, de vérifier les lois qui seront faites par le Roi, sur la demande desdits états… Ils sont donc supérieurs à ces états de qui ils ont reçu leur mission et qu’ils remplacent.

En 1787, autre système : ils ne peuvent point, disent-ils, enregistrer les lois établissant des impôts, c'est aux seuls États généraux à le faire : ils ne sont plus alors ni les États généraux au petit pied, ni les représentants des états, ni leurs supérieurs ou contrôleurs ; ils ne sont rien.

lxxix Les fermiers généraux, dit le Persan de Montesquieu, perçoivent les impôts que paye le peuple ; ils en rendent quelque chose au Roi.

lxxx On avait établi sur le titre de chaque fermier général, ce qu’on appelait des croupes : c'était une portion de ses profits, telle qu'un cinquième, un vingtième, etc., qu'on donnait à des personnes favori-sées. On a publié dans le temps la liste de ceux qui les recevaient ; elle était véritablement scandaleuse : on y voyait que cette dilapidation criminelle le devenait encore plus par son emploi ; elle était presque toujours le salaire des mauvaises mœurs et de la bassesse…

lxxxi Il paraît que ces lois pénales et les formes arbitraires d'après lesquelles on les appliquait, furent l'ouvrage de Colbert. Les hommes chargés de régler la destinée des empires, ne pensent pas assez que l'influence de leurs dispositions se perpétue au-delà de leur vie et de leur puissance, et qu'elle contribue souvent à flétrir la gloire qu'ils ont pu acquérir d'ailleurs.

Page 452: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

lxxxii Il y avait à Paris un ancien employé des fermes ; il avait eu à se plaindre de ses chefs, il les quitta, se fit avocat, et mettant à profit les grandes connaissances qu'il avait acquises dans la législation fiscale, il se chargea de toutes les causes de ceux qui avaient des réclamations à faire contre la ferme. Il eut bientôt un nombre considérable de clients, et il fit une fortune immense : il était le seul qui connut cette législation occulte. Il est vrai qu'il fut persécuté violemment par la ferme générale ; je ne sais pas même s'il ne fut pas mis à la Bastille.

lxxxiii M. de Malesherbes aurait pu ajouter, « que le tribunal d'un seul homme, qui n'est point in-amovible, qui, lorsqu'il s'agit des intérêts fiscaux du gouvernement, est nommé ou destitué par ce gou-vernement, qui n'attend sa fortune et son avancement que du gouvernement, ce qui fait, en dernière analyse, que le gouvernement est à cet égard juge et partie. »

lxxxiv C'est-à-dire attribuées d'avance à un tribunal d'exception et particulier, qui en connaît à l'ex-clusion des tribunaux compétents.

lxxxv Le contrôleur général des finances était trop occupé pour se livrer à l'examen d'une affaire contentieuse, cela est vrai ; mais il en était de même de l'intendant des finances. Aussi ce n'était pas lui qui jugeait, c'était son premier commis, qui lui présentait l'arrêt tout dressé ; mais le premier commis faisait faire ce travail par son chef de bureau, qui s'en reposait souvent sur son inférieur. De sorte qu'en dernière analyse, un procès avec la ferme générale été jugé par un commis à dix-huit cents francs d'ap-pointements, pensionnés souvent par elle.

lxxxvi Voilà pourquoi il faut des constitutions écrites, qui rassurent et garantissent les citoyens contre les gouvernements des mauvais princes, quand l'ordre de l'hérédité en amène de tels, et un esprit public qui les défende.

lxxxvii Cette exagération dans les droits établis sur les contrats, en diminue considérablement le pro-duit fiscal, et occasionne de graves inconvénients dans l'ordre public. On supprime ou on modifie dans la rédaction d'un acte, une disposition nécessaire, parce qu'elle donnerait ouverture à un droit trop fort, qu'on veut éviter ; et on s'expose pour l'avenir à des contestations sur son véritable sens, qui donnent lieu à des procès souvent ruineux pour les contractants ou leurs héritiers. L'État n'y gagne rien, ou même il y perd, puisqu'on a échappé au paiement du droit, tandis qu'on l'aurait payé, au lieu de s'y soustraire, s'il eût été modéré ; et la paix des familles en est fréquemment troublée.

On la dit souvent : en matière d'administration financière, deux et deux ne font pas quatre.

Il y a une autre vérité, qu'on ne peut trop répéter, et que M. de Malesherbes disait souvent aussi ; c'est qu'il y a pour tout le royaume une quotité d'impôt qu'il est impossible d'excéder. On a beau en va-rier les formes, en changer les combinaisons ; il faut toujours en revenir à l'addition et au total : c'est ce qui a fait naître dans quelques esprits la chimérique idée de l'impôt unique ; mais c'est ce qui fait aussi que quand il s'agit de fixer le budget de l'État, ce ne sont pas les revenus qu'il faut élever jusqu'aux dé -penses, mais, comme le disait encore M. de Malesherbes, les dépenses qu'il faut rabaisser jusques aux revenus…

On dira que cela n’est pas neuf ; cela doit être, car il n’y a rien de moins nouveau que la vérité ; mais alors pourquoi ne le fait-on pas° ? Apparemment parce qu’on ne l’a pas encore assez dit. J’ai donc raison de le rappeler de nouveau.

Page 453: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

lxxxviii Dans un temps où les privilèges de la noblesse avaient une si grande importance, cette ma-nière arbitraire de les reconnaître ou de les enfreindre, ne pouvait être tolérée ; il est inutile d'observer que cet impôt ne subsiste plus, soit parce qu'il a été aboli par l'assemblée constituante, soit parce qu'il n'y a plus de ces biens nobles ou féodaux, que les roturiers ne pouvaient posséder… ; soit enfin parce que la noblesse n'ayant plus de privilèges, ne peut avoir plus de droits que d'autres citoyens, à la fran-chise d'une possession quelconque.

lxxxix Monsieur de Malesherbes oublie que le pouvoir arbitraire du gouvernement rendait, quand il le voulait, ce frein illusoire ; l'affaire de Monnerat aurait dû le lui rappeler.

xc Ducis a dit dans une de ces tragédies : Aux dépens de son peuple on n’est pas généreux

xci Quel admirable langage dans la bouche d'un magistrat parlant au nom du peuple, à un Roi de vingt ans qui vient de monter sur le trône ! Quelle éloquence et quelle sagesse !

xcii « Souvent une pension donnée à un seul homme, dit Monsieur Necker, absorbe la contribution d'un village entier »

xciii Il aurait été, si Malesherbes eut été là pour le leur offrir ! Mais personne n'avait le courage de leur dire ainsi la vérité : au contraire, chacun s'empressait de la leur cacher ; témoin la Sorbonne, qui, consultée par Louis XIV, pour savoir s'il pouvait, sans être coupable, continuer à charger d'impôt ses sujets, répondit que tous leurs biens appartenaient au Roi, et qu'il pouvait en user comme des siens propres.

Détestables flatteurs, présent le plus funeste

Que puisse faire au Roi la colère céleste !

xciv Autoriser !… Monsieur de Malesherbes ne croyait donc pas que les actes du gouvernement pussent être autorisés par la seule volonté du monarque.

xcv Monsieur de Malesherbes emploie souvent le mot de citoyens, dans ses mémoires et dans ses remontrances ; il pensait qu'on pouvait être un bon citoyen sous un monarque, comme dans une répu-blique ; et lui-même en était la preuve : il disait aussi qu'on pouvait se servir du mot de sujet dans les républiques, comme dans les monarchies, par ce que dans tout bon gouvernement, on était toujours sujet de la loi, et on n’était jamais sujet que d'elle.

xcvi Cela n'arrivait pas ; la justice avec ses décrets de prise de corps, avait tout autant de moyens qu'il lui en fallait pour s'assurer des coupables ; l'expédition d'un acte juridique ne coûtait pas plus de temps que celle d'un acte de gouvernement, et exigeait de moins celui qu'il fallait pour le demander et l'obtenir.

xcvii Et voilà pourquoi les subalternes sont si déchaînés contre la liberté de la presse, qui fournit ce recours à l'opinion.

xcviii M. de Malesherbes ne fut pas le seul qui la combattit avec les forces du vrai talent : on connaît les beaux vers de M. de Saint-Lambert sur la corvée, dans son poème des Saisons. M. Turgot qui l’avait abolie dans son intendance de Limoges, malgré les ordres de M. l’abbé Terrai pour la rétablir, en fit prononcer, quand il fut ministre, l’abrogation par le Roi pour tout le royaume ; on sait quels obstacles le

Page 454: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Parlement mit à l’adoption de cette loi bienfaisante, et comment M. Turgot fut disgracié, pour avoir voulu les surmonter.

xcix Il est très vrai que personne ne savait en vertu de quelles règles il devait payer la somme qu’on exigeait de lui, ni sur quelle base sa fixation était assise ; il est même certain que la dernière classe du peuple était la plus maltraitée : on n’entrait jamais en composition avec elle, tandis que les riches pro-priétaires, les grands seigneurs surtout, étaient favorisés par des abonnements faits avec d’autant plus de ménagement, que le contribuable était plus puissant et plus riche.

Il y avait dans cette perception, grâce à la clandestinité dont se plaint M. de Malesherbes, injustice de la part des ministres, qui déterminaient les abonnements, injustice de la part des préposés, qui provo-quaient de fausses décisions, et encore injustice de la part de ceux qui favorisaient leurs protégés, en faisant tomber leurs cotes sur d’autres…

c On l'a répété il y a longtemps et de bien des manières ; c'est la publicité qui est la sauvegarde des citoyens ; et voilà pourquoi la liberté de la presse, qui la procure nécessairement, est si précieuse et si salutaire : Monsieur de Malesherbes le savait bien ; il n'y a qu'à voir ce qu'il a écrit là-dessus.

ci Un arrêt du conseil était toujours intitulé au nom du Roi, et paraissait l'acte formel de la volonté du Roi lui-même.

cii Rien ne prouve mieux la nécessité d'établir la responsabilité des ministres, que tout ce que vient de dire M. de Malesherbes : elle est une conséquence inévitable du gouvernement représentatif.

ciii Cela ne ressemble-t-il pas un peu à nos centimes additionnels ajoutés au principal de la contribu-tion, par les préfets, les conseils généraux des départements et des communes, et par les maires, qui souvent doublaient la contribution de chaque particulier, sans qu’il sût pourquoi° ? Heureusement cet abus n’existera plus, grâce à la dernière loi des finances.

civ Mais elle participe, comme accessoire de la taille, aux abus relevés plus haut, parmi ceux qui appartiennent à cette contribution.

cv On payait alors deux vingtièmes et quatre sous pour livre d'augmentation sur le premier ving-tième ; ce qui faisait le neuvième, sans compter l'augmentation illégale des cotes : il y a eu pendant un temps un troisième vingtième sur quelques objets.

cvi J'ai déjà observé que lorsque ces remontrances furent présentées, M. Turgot était contrôleur des finances : quel digne magistrat, quel homme vertueux, que celui qui ne craint ni de déplaire au Roi, ni de blesser un ministre son ami, lorsqu'il s'agit de remplir son devoir ! Un jour il ne craindra pas davan-tage de se dévouer aux poignards des assassins et au glaive des bourreaux, pour remplir un autre devoir non moins sacré que celui-là. Ainsi comment le louer dignement° ? Dire sa conduite et exposer ses principes.

cvii C'est bien le caractère d'un homme de bien qui n'est jamais satisfait de lui. Ah ! Si Malesherbes avait fait partie du gouvernement actuel, qui pourrait douter qu'il n'eut repoussé avec cette même éner-gie qu'on retrouve dans ses remontrances, toutes les atteintes qu'on aurait pu essayer de porter à la li -berté individuelle, et à celle de publier sa pensée° ?

Page 455: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

cviii Le Roi ne le voulut point ; M. Turgot les avait désirées, et il fut disgracié. M. de Malesherbes ne fut pas écouté, et M. Necker éprouva le sort de M. Turgot pour avoir fait la même demande. M. de Calonne enfin ne fut pas plus heureux en associant cette idée à la convocation de ces notables ; peut-on en être surpris quand on a connaissance d'un mémoire de M. de Vergennes contre M. Necker, où on lit ces propres paroles ?

« Il n’y a plus de clergé, ni de noblesse, ni de tiers-état en France. La distinction est fictive, pure-ment représentative et sans autorité réelle. Le monarque parle, tout est peuple, et tout obéit. La France, dans cette position, n’est-elle pas l’arbitre de ses droits au dehors, et très florissante dans son intérieur  : que peut-on désirer de plus° ? »

Cependant il est permis de croire qu'une institution réclamée solennellement par M. de Male-sherbes, au nom de l'une des cours souveraines du royaume, et proposée par M. Turgot, M. Necker, et même par M. de Calonne, pouvait offrir quelques avantages.

cix Il aurait pu ajouter que tout ce qui est aujourd'hui d'un usage ancien et sacré, a été jadis une in-novation.

cx Voyez sa lettre du 12 novembre 1790, à la fin du second volume.

Il disait au prince Henri de Prusse (le frère du grand Frédéric), lequel vint le voir dans ses voyages à Paris, que la noblesse ne pouvait plus être en Europe une institution politique ; et qu'elle faisait présu-mer non pas qu'on n'avait plus d'aptitude aux emplois, mais qu'on avait été mieux élevé que d'autres ; et il ajoutait, ce qui n'est pas toujours vrai.

cxi Fénelon ose déclarer, dit M. le cardinal de Beausset, « que parvenu au point où des maux ex-trêmes exigent des remèdes extrêmes, on doit renoncer avec courage aux formes accoutumées d’un gouvernement qui ne peut plus se soutenir, ni se défendre : en un mot, il pense, il prononce que le mo-ment est venu, d’associer la nation elle-même à l’administration de l’État… »

Il se borne à une assemblée de notables, parce qu’il craignait que les États généraux, dont il désirait cependant le rétablissement, n’excitassent un mouvement trop rapide dans les esprits, et ne devinssent la cause ou le prétexte d’innovations trop brusques est trop dangereuses.

Il parle de la rupture des conférences de Gertruydenberg.

« Cette rupture, dit-il, paraîtra injuste et odieuse à beaucoup de gens, pour les deux premiers mois ; mais quand on verra le Roi accabler les peuples, ne point payer ce qu’il doit, continuer des dépenses superflues, hasarder la France sans la consulter, et ruiner le royaume pour faire mal la guerre, le peuple recommencera à crier plus haut que jamais : il est impossible que le Roi paye ses dettes, il est impossible que les peuples payent le Roi… Notre mal vient de ce que cette guerre n’a été jusqu’ici que l’affaire du Roi  : il faudrait en faire l’affaire véritable de tout le corps de la nation : elle ne l’est que trop devenue ; car la paix étant rompue, le corps de la nation se voit dans un péril pro-chain d’être subjugué… »

« Cependant la persuasion est difficile ; car il s’agit de persuader à toute la nation, qu’il faut prendre de l’argent où il en reste, et que chacun doit s’exécuter rigoureusement, pour empêcher l’in-vasion prochaine du royaume ; pour parvenir à ce point, il faudrait que le Roi entrât en matière avec un certain nombre de notables de diverses conditions, et de divers pays ; il faudrait prendre leurs

Page 456: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

conseils et leur faire chercher les moyens les moins durs de soutenir la cause commune. Il faudrait qu’il se répandit dans toute la nation une persuasion intime et constante que c’est la nation entière elle-même qui soutient pour son propre intérêt le poids de cette guerre : il faudrait que chacun crût que supposé même qu’elle ait été entreprise mal à propos, le Roi a fait dans la suite tout ce qu’il a pu pour la finir, mais qu’on ne peut plus reculer et qu’il ne s’agit de rien moins que d’empêcher une inva-sion »

« Alors chacun dirait en soi-même : il n’est plus question du passé, il s’agit de l’avenir  : c’est à la nation à se sauver ; c’est à elle à trouver des fonds partout où il y en a, pour le salut commun… Il se-rait même nécessaire que tout le monde sût à quoi l’on destinerait les fonds préparés, en sorte que chacun fût convaincu que rien n’en serait employé aux dépenses de la cour… »

Il voudrait bien les États généraux, qui seraient très nécessaires, dit-il, et qu’il serait capital de réta-blir ; mais comme la trace en est presque perdue il y craindrait de la confusion ; et c’est pour cela qu’il se borne aux notables… Il ajoute à cette considération d’autres développements plus étendus, et le conseil extrêmement pressant d’engager M. le Leduc de Bourgogne à exposer courageusement au Roi le seul parti qui lui reste à prendre, pour rendre ainsi la guerre nationale, unique et dernière ressource dans les circonstances où l’on se trouve… « Il faudrait qu’il fit sentir que tout périt si l’argent manque ; que l’argent manquera si le crédit ne se relève, et que le crédit ne peut se relever que par un changement de conduite, qui mettent tous les corps de la nation dans la persuasion que c’est à elle à soutenir la monarchie penchante à sa ruine, parce que le Roi veut agir de concert avec elle…»

cxii Du fond de sa retraite de Cambrai, Fénelon dirigeait toutes les pensées, tous les sentiments, toutes les actions du jeune prince. Les ducs de Beauvilliers et de Chevreuse lui transmettaient un récit fidèle et impartial de tout ce que la conduite du duc de Bourgogne pouvait offrir de répréhensible ou d’estimable, et c’était de Cambrai que revenaient à Versailles les encouragements, les avis, les re-proches et les instructions. Un archevêque proscrit, exilé, odieux à la cour, était l’oracle de l’héritier du trône, et Louis XIV n’avait pu qu’interdire au duc de Bourgogne la douceur de vivre avec Fénelon ; il était au-dessus de son pouvoir d’empêcher que l’âme du duc de Bourgogne fut toujours en sa présence. » (Histoire de Fénelon, par M. le cardinal de Beausset, tome III, livre VII, page 114.)

cxiii [Les traditions de l’Académie] On sait que Patru fut le premier qui prononça un discours de remerciement lors de sa réception à l'Académie française ; ce discours est d'un style forcé, plein d'en-flure, superficiel et sans idées, c'est l'ouvrage d'un rhéteur ; et je ne pense pas que l'académie en ait ja-mais entendu de plus médiocre : cependant l'on peut juger par là du goût qui régnait alors ; elle en fut si satisfaite, qu’elle décida qu'à l'avenir tous ceux qu'elle nommerait seraient obligés de l'en remercier par un discours public. Cette institution ne contribua pas peu, dans la suite, à donner de l'éclat à l'académie, qui en a répandu un si grand sur les lettres ; mais l'on est étonné que ce soit le discours de Patru qui en était à la cause, il aurait été bien plus propre à produire l'effet contraire.

Longtemps après lui toutefois, les harangues académiques furent encore remplies des défauts qu'on peut remarquer dans la sienne : elles n'offrirent guère, dans ce premier temps, que de vaines déclama-tions, pleines et d'affectation et d'enflure, ainsi que de monotones formules de remerciement et de louanges ; tant il est vrai que l'éloquence n'arrive jamais à la perfection que longtemps après la poésie, et que la simplicité dans le style est le dernier résultat de ses progrès.

L'exagération de la flatterie, et l'expression presque toujours hors de mesure de la modestie et de la reconnaissance, en formaient assez ordinairement le monotone caractère. On y louait Louis XIV et Ri-chelieu, presque toujours sans prendre la peine de varier les formes de l'adulation : on s'abaissait devant

Page 457: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

ses confrères, en s'étonnant, avec une humilité presque évangélique, de se voir assis à la même place où avait été celui que l'on venait remplacer, et parmi tant de personnages d'un mérite aussi élevé ; on ne pouvait croire toutefois des hommes doués de tant de lumière eussent accordé un aussi grand bonheur à un homme qui en eut été tout à fait indigne ; mais on repoussait bien vite cette idée comme suggéré par une fausse présentation, et on concluait ordinairement que ceux à qui on s'adressait avaient été trompés par un excès de bienveillance, pour lequel on sentait bien qu'on ne pourrait jamais avoir trop de grati-tude.

Cependant du milieu de tant de lieux communs, si propres à étouffer jusqu'au génie, jusqu'au véri-table talent, et à donner à la raison et à l'esprit une direction fausse ou incertaine, il s'élançait quelque-fois des traits lumineux et des pensées fortes et profondes, qui marquaient les premiers progrès de la philosophie et du goût, et devaient faire présumer ce que serait ces insipides harangues, quand une ima-gination mieux réglée, une raison plus constante et plus sûre parviendraient à s'en emparer. On ne tarda même pas à y trouver quelque chose de l'éloquence et de l'esprit du magnifique siècle de Louis XIV, qui paraissait alors dans tout son éclat : d'abord plus de grâce que de justesse, plus d'élévation que de raison, plus de recherches que de goût, plus de pompe dans la diction que de profondeur dans la pen-sée ; de la noblesse dans la louange, de la politesse et de l'urbanité dans l'expression ; mais une sorte d'abondance et de luxe, également éloignés de la précision philosophique et de la véritable éloquence. Bientôt une marche plus assurée, un but plus utile et mieux choisi, un ton plus assorti au sujet, plus de mesure et de variétés, plus d'art dans le choix et la liaison des idées, et quelquefois l'heureux talent de développer avec une finesse et d'une manière assez étendue, les préceptes de l'art d'écrire et les prin-cipes des Beaux-Arts.

Un des premiers orateurs qui se présente avec ce caractère et ce mérite, est un abbé de Montigny, nommé bientôt après à l'évêché de Laon, et dont la réception à l'Académie française, qui est de 1670, ne devança que d'une année celle de l'immortel Bossuet ; son discours, qui eut pour sujet l'influence de l'élocution et du langage, offre, à côté de quelques jeux de mots inspirés par l'esprit du temps, un assez grand nombre de pensées profondes et d'observations judicieuses exprimées avec élégance et clarté, et une diction brillante et facile… C'est là qu'en parlant de la langue française, l'orateur, qui en attribue le perfectionnement à Richelieu, dit : « Que sans perdre rien de sa simplicité première, elle a acquis plus de finesse ; que sans s'éloigner par l'ordre de ses expressions, de celui de nos pensées, elle s'est rendue capable d'un tour ingénieux, et que, disputant de délicatesse avec l'italienne et de majesté avec l'espa-gnole, elle s'est encore enrichie par tant de traduction, des dépouilles de ces immortelles mortes, la grecque et la latine, qui n'ont d'autres avantages sur elle que celui de leurs vénérables antiquités. »

Plus loin on doit distinguer cet autre morceau, assez remarquable par la vérité de la pensée et la justesse de l'expression, et dont plusieurs écrivains plus modernes et plus célèbres ont profité sans en avertir…

« Les hommes ne paraissent plus spirituels les uns que les autres, qu'à proportion qu’ils s’énoncent mieux. Tous sentent à peu près les mêmes mouvements ; tous pensent presque les mêmes choses  : les plus belles pensées sont même celles qui paraissent les plus faciles et les plus naturelles. Ce qui les distingue donc, ce qui les rehausse, ce n'est que la manière de les dire et le tour qu'on lui donne en les exprimant : ce sont des diamants naturellement bruts qui ne brillent qu’autant qu'ils sont polis, et qui ne doivent pas davantage leurs prix à la nature qui les forme, qu'à l'art qui les met en œuvre. Désirable et ingénieux talent, qui n'orne pas facilement l'esprit d'une infinité de grâces qui le rendent agréable aux autres, mais qu'il ennoblit même par l'alliance de toutes les vertus, qui le rendent utile à soi-même ; car il est certain que la beauté du langage et la véritable éloquence, ne peuvent pas davantage

Page 458: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

se former sans l'innocence des mœurs, qu'une fleur éclore sans l'influence de sa tige. »

Il poursuit et il affirme que cela doit être, surtout dans un royaume dont la langue a ce don particu-lier d'être si chaste et si sévère qu'elle ne peut souffrir les moindres licences dans le discours ordinaire, qui demande tant de liberté, qu'elle ne les pardonne pas même à notre poésie, qui partout ailleurs s'en donne de si grandes, qu’elle voile pour ainsi dire toutes les idées qu'elle montre au jour, et qu'enfin elle se corrompt et s'altère bientôt si elle n'est soutenue par l'honnêteté du cœur… Il y a sans doute, dit-il encore, un admirable rapport entre l'âme et les expressions : ce sont ses portraits les plus naturels ; celui des Romains qui en a le plus étudié la langue et les mœurs, a remarqué que la langue n'a été pure à Rome qu’autant que les mœurs l'ont été, et qu'on a cessé d'y bien parler que quand on s'est lassé d'y bien vivre…

L'empire des Grecs, dit-il aussi, n'a été florissant qu'autant que l'élégance attique, qui charmait jus-qu'à leurs ennemis, et que les dieux eux-mêmes, suivant leur expression, auraient empruntée s'ils avaient voulu parler, a régné parmi eux : quand c'était de l'élocution parut s'altérer, l'indépendance ab-solue dont ils étaient si jaloux commença à déchoir, et l'on vit tomber leur empire et leur éloquence.

La domination romaine n'a-t-elle pas eu le même sort que la langue latine° ? L'une et l'autre qui ne sont parvenus à toutes leurs forces que sous le règne d'Auguste, n'ont-elles pas aussi paru s'affaiblir et se corrompre sous celui de son successeur° ?

Il conclut que, sans chercher des exemples aussi loin, il est vrai de dire « que si jamais la monar-chie française n'a été dans un si haut comble de gloire que celui où son invincible monarque l’a por-tée, jamais sa langue n'est parvenue à un si haut point de perfection, que celui où l'ont mise ceux à qui il s'adresse par la délicatesse de leurs expression et par la justesse de leurs ouvrages. »

Mais après avoir offert ces observations sur la décadence des empires, comparées avec la corrup-tion du langage, il paye bientôt un tribut assez remarquable au mauvais goût qui régnait encore, et donne un exemple frappant de l'exagération et de la recherche qui caractérisait les beaux esprits de ce temps-là. Il veut faire voir quelle était l'extrême influence des travaux de ses nouveaux confrères, et il le fait dans des termes que Molière n'a pas dédaigné d'employer aussi, lorsqu'il a voulu, dans les femmes savantes, jeter du ridicule sur l'importance donnée aux grammairiens :

La grammaire qui sait régenter jusqu'aux Rois,

Et les fait à main haute obéir à ses lois.

« Je doute, dit notre orateur, que le monde ait assez compris combien il vous a fallu de peine et de talent, et combien votre emploi est laborieux et étendu… Comme il appartient à l’académicien de juger de toutes sortes de discours, il faut qu’ils soient profonds en toutes sortes de matières  ; que le Par-nasse et le lycée, la chaire et le barreau, la ville et la cour soient pour lui des pays de connaissance  ; que tantôt il rappelle l’Antiquité pour sauver certain terme qu’elle a consacré, tantôt qu’il reprenne la mode, qui parle souvent aussi facilement qu’elle agit ; en un mot, il faut qu’il acquière une érudition aussi universelle que sa juridiction ; qu’implacable aux mauvaises dictions, il aille les attaquer jusque dans leur fort ; qu’il sache et qu’il ose quelquefois réformer des arrêts rendus dans des cours souve-raines, critiquer des généraux d’armée, appeler lui-même des ordonnances du Roi, censurer même des paroles prononcées dans la chaire de vérité… Tous les tribunaux du royaume veulent bien relever du vôtre… L’usage qui possédait autrefois droit de vie ou de mort, et de résurrection, pour ainsi dire, surtout les mots, qui en ordonnait plutôt suivant le caprice du vulgaire que par l’avis des sages, écoute

Page 459: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

présentement les vôtres, et n’a jamais contesté dans le monde qu’ils ne vous consultent comme les oracles, et qu’il ne vous invoque comme ses juges… »

Des observations du même genre durent se trouver et se trouvèrent en effet dans la plupart des dis-cours de remerciements prononcés alors dans cette compagnie ; on ne considéra longtemps l’Académie française, ainsi que je l’ai dit plus haut, que comme devant être la conservatrice de la pureté du beau langage ; et peut-être même quand la créant, Richelieu ne pensa pas qu’elle due jamais acquérir un autre degré d’importance ; le siècle de Louis XV seul le lui donna.

Bossuet, peu de temps après, voulut traiter le même sujet et parler aussi de la langue française. À ce grand nom de Bossuet, à l’annonce d’un discours sorti de sa bouche, on s’attend à un ouvrage éloquent et profond, où les grands effets de l’art de bien dire sont unis au plus précieux résultat d’une imagina-tion féconde et brillante, et à l’invincible pouvoir une pressante dialectique, où une diction tout à la fois animée, pompeuse et touchante, pleine de chaleur et de force, étonne l’esprit et charme le cœur, et où l’éclat des plus belles images vient se réfléchir sur les idées les plus élevées et les plus justes, et assure encore leur empire par la parure qu’elle leur prête : mais Bossuet, parlant à l’académie et à des hommes de lettres comme lui, perdait une grande partie de ses avantages, et semblait, si je puis parler ainsi, re-mettre en question sa supériorité. Il n’était plus, comme dit La Harpe, entre la tombe du Roi et l’autel du Dieu qui les juge, dans cette chaire évangélique, où le plaçaient à une si grande hauteur, le langage sacré qu’il y faisait entendre, et le saint ministère qu’il remplissait ; où son front ridé, ses cheveux blan-chis, les différentes marques de son caractère, les augustes cérémonies qui avaient précédé ses majes-tueuses paroles, et qui devaient succéder encore au silence et au recueillement qui les avait suivies, commandaient une si grande attention et inspiraient une vénération si profonde : maintenant assis au niveau de ses auditeurs, à qui jusques alors il n’avait parlé que du haut des cieux, son ton, son langage, son élocution ne pouvaient plus être les mêmes ; il fallait s’adresser à la raison, qui juge tout ce qu’on lui expose, et non à la foi, dont le premier devoir est le silence et la soumission ; tirer tous ses argu-ments de sa propre force, sans pouvoir emprunter aucun secours de son ministère et de son rang ; cher-cher à convaincre plutôt qu’à toucher, à prouver plutôt qu’à émouvoir ; parler de la gloire du siècle et non du néant de ses grandeurs, des récompenses que donne le monde au lieu de celles que promet le ciel, et renoncer entièrement à ces mouvements impétueux et inattendus, à ces traits si vifs et si rapides, et d’un entraînement si puissant ; à ces contrastes d’un si grand bonheur est toujours d’un si grand effet, source intarissable, dans sa bouche, de pathétique et de sublime…

Mais un aussi grand orateur ne pouvait rien produire de médiocres, et son discours est encore un des meilleurs de ce siècle, il est du moins certain qu’avant lui il n’en a été prononcé aucun qui soit digne de lui être comparé.

Il considère d’abord l’établissement de l’académie comme l’une des plus grandes choses qu’ait faites le cardinal de Richelieu, dont il caractérise avec sa profondeur ordinaire le génie et la politique ; il la montre destinée à exciter dans tous les cœurs, par le prestige de l’éloquence, cet amour de la gloire, dont l’effet est de réunir dans les grandes âmes tous les sentiments généreux, et de préparer ainsi les belles actions comme les beaux ouvrages.

« Mais l’éloquence est morte, dit-il  ; toutes ses couleurs s’effacent, toutes ses grâces s’éva-nouissent, si l’on ne s’applique avec soin à fixer en quelque sorte les langues et à les rendre durables  ; car comment peut-on confier des actions immortelles à des langues toujours incertaines et toujours changeantes° ? Et la nôtre en particulier pouvait-elle ne promettre l’immortalité, elle dont nous voyons tous les jours passer les beautés, et qui devenait barbare à la France même dans le cours de

Page 460: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

peu d’années° ? Quoi donc ! La langue française ne devrait-elle jamais espérer de produire des écrits qui pussent plaire à nos descendants° ? Et pour mériter des honneurs immortels, fallait-il toujours emprunter le langage de Rome et d’Athènes° ?

Qui ne voit qu’il fallait plutôt, pour la gloire de la nation, former la langue française, afin qu’on vit prendre à nos discours un tour plus libre et plus vif, dans une phrase qui nous fut plus naturelle, et qu’affranchis de la sujétion d’être toujours de faibles copies, nous puissions enfin aspirer à la gloire et à la beauté des originaux…

L’usage, continue-t-il, et l’on peut comparer ce morceau à celui, sur le même sujet, de l’abbé de Montigny, que je viens de citer tout à l’heure, l’usage, il faut l’avouer, est appelé avec raison le père des langues. Le droit de les établir, ainsi que celui de les régler, n’a jamais été disputé à la multitude  ; mais si cette liberté ne veut pas être contrainte, elle souffre qu’on la dirige. Vous êtes, Messieurs, un conseil réglé et perpétuel, dont le crédit, établi sur l’approbation publique, peut réprimer les bizarre-ries de l’usage et tempérer les dérèglements de leur empire trop populaire…

Aussi voit-on par vos ouvrages qu’on peut, en parlant français, joindre la délicatesse et la pureté attique, à la majesté romaine ; c’est ce qui fait que toute l’Europe apprend vos écrits…

Par vos travaux et par votre exemple, les véritables beautés du style se découvrent de plus en plus dans les ouvrages français, puisqu’on y voit la hardiesse qui convient à la liberté mêlée à la retenue, qui est l’effet du jugement et du choix. La licence est restreinte par les préceptes, et toutefois vous pre-nez garde qu’une trop scrupuleuse régularité, une délicatesse trop molle n’éteigne le feu des esprits et n’affaiblisse la vigueur du style. Ainsi nous pouvons dire, Messieurs, que la justice est devenue, par vos soins, le partage de notre langue, qui ne peut plus rien endurer ni d’affecté ni de bas…

La réputation toujours florissante de vos écrits, et leur éclat toujours vif, l’empêcheront de perdre ses grâces ; et nous pouvons espérer qu’elle vivra dans l’état où vous l’avez mise, autant que durera l’empire français, et que la maison de Saint-Louis présidera à toute l’Europe. Continuez donc, Mes-sieurs, à employer une langue si majestueuse à des sujets dignes d’elle. L’éloquence, vous le savez, ne se contente pas seulement de plaire  : soit que la parole retienne la liberté naturelle dans l’étendue de la prose ; soit que, resserrée dans la mesure des vers, elle prenne un vol plus hardi dans la poésie, toujours est-il véritable que l’éloquence n’est inventée ou plutôt qu’elle n’est inspirée d’en haut, que pour enflammer les hommes à la vertu ; et ce serait, dit Saint-Augustin, la rabaisser trop indignement, que de lui faire consumer ses forces, dans le dessein de rendre agréable des choses qui sont inutiles…»

Bossuet passe ensuite, par une transition assez brusque, à l’éloge de Louis XIV. Il trace d’une ma-nière rapide l’énumération de ses qualités : il le peint également grand dans la paix et dans la guerre, au-dedans ainsi qu’au dehors, dans le particulier et dans le public. « On l’admire, dit-il, on le craint, on l’aime ; et de loin il étonne, de près il attache, industrieux par sa bonté à faire trouver mille secrets agréments dans un seul bienfait, d’un esprit vaste, pénétrant, réglé, il conçoit tout, il dit ce qu’il faut, il connaît les affaires et les hommes, il les choisit, il les forme, ils les applique dans le temps, il sait les renfermer dans leurs fonctions, il est puissant, magnifique, juste………… Il faut que tout cède à sa fer-meté et à sa rigueur invincible. »

Il ne présente ensuite à l’académie, en continuant à indiquer ce qu’il y a de louable en lui, comme le plus digne sujet de ses discours et de ses chants ; et il finit par lui annoncer que le dauphin méritera un jour de succéder à sa gloire et aux qualités de son auguste père, et de protéger, comme lui, les lettres et les sciences, portées à une si grande élévation sous son règne…

Page 461: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Je me suis arrêté longtemps sur le discours de Bossuet, parce que tout ce qui est sorti de la plume de ce grand homme, même quand il n’y est pas aussi parfait que dans ses chefs-d’œuvre, ne peut manquer d’intéresser vivement les amis éclairés des lettres, et ceux de la gloire de la France, et aussi parce que ce discours est en général fort peu connu, bien qu’il soit imprimé avec les autres ouvrages de l’auteur. Son illustre historien, M. le cardinal de Bausset, le rappelle fort succinctement : il se borne à l’indi-quer ; et je ne l’ai vu citer nulle part : ensuite par ce que j’ai été bien aise de vous faire connaître le ca-ractère des ouvrages de ce genre pendant le règne de Louis XIV, et que je ne pouvais mieux choisir que le discours du plus éloquent des orateurs de ce brillant siècle.

Deux ans après, Racine et Fléchier furent reçus le même jour, et prononcèrent leurs discours de remerciement à la même séance : on sait que celui de Racine n’eut aucun succès, et qu’il ne fut pas imprimé, tandis que celui de Fléchier obtint de grands applaudissements. On ne peut donc pas parler du premier, à moins que ce ne soit pour déplorer la perte d’un ouvrage, quel qu’il puisse être, dont un si grand écrivain fut l’auteur.

Le genre d’esprit de Fléchier le rendait bien plus propre que Bossuet à briller dans une séance aca-démique : on pourrait même dire, si on ne craignait pas de heurter l’opinion de la postérité, qui a mar-qué honorablement sa place dans une autre carrière, que c’était là son véritable théâtre. Cette élégance harmonieuse, cette pureté de style qui formaient le principal caractère de son talent, devaient être vive-ment senties dans une réunion d’hommes exercés à calculer avec justesse tous les effets de la diction, toutes les combinaisons du langage, devant des auditeurs accoutumés à saisir, d’une manière rapide, toutes les finesses de l’art de bien dire, et tous les traits du bel esprit. Ses contrastes presque toujours si heureux, soit dans la pensée, soit dans l’expression, ces oppositions si spirituelles, y promettaient en quelque sorte des succès à chaque phrase et des applaudissements à chaque période. Les défauts mêmes qu’on lui reproche, au milieu de ses qualités brillantes, était de nature à y en ajouter encore  : cette per-fection dans les petites choses, comme dit La Harpe, à laquelle il aspirait avec une prédilection trop marquée, devait nécessairement plaire à l’académie, tandis qu’elle demeurait inaperçue dans cette chaire évangélique d’où Bossuet parlait de si haut.

Il n’y avait plus de délicatesse que de profondeur dans ses idées, plus de correction que de grandeur et d’élévation dans son langage, plus de parure et de luxe dans sa composition, que de hardiesse et que de force. Sa marche était plus régulière que variée, plus uniforme que rapide ; mais le fréquent usage des mêmes figures, et l’emploi trop multiplié des mêmes formes, donnaient à ses discours sacrés une sorte de monotonie que n’interrompait point, comme dans Bossuet, l’effet imprévu d’un grand mouve-ment, où l’explosion inattendue d’une de ces hautes et magnifiques pensées, qu’on peut appeler l’éclair du génie. Il s’attache plus à parler à l’esprit. Bossuet parlait à l’âme et subjuguait l’imagination. Flé-chier avait une habileté remarquable pour choisir et arranger ces mots ; il n’employait jamais que le terme propre, et il possédait, pour le trouver, un instinct surnaturel qui semblait n’appartenir qu’à lui  : mais Bossuet se passe de cet instinct ; il ne cherche pas le terme propre, il le rencontre ; et quand il ne le trouve pas, il le crée. Il élève jusqu’à sa pensée l’expression dont il veut se servir, et elle devient ad-mirable par la place qu’il lui donne et par l’usage qu’il en fait. Les mots semblent acquérir dans sa bouche la signification qu’il lui plaît de leur attribuer ; et celui qui resterait trivial chez un autre, de-vient sublime quand il le prononce, et se grave pour l’éternité dans l’âme de chaque auditeur.

On a comparé Fléchier à Racine, et Bossuet à Corneille ; ces sortes de comparaisons flattent l’es-prit, qui aime à retrouver dans un homme ce qui l’a charmé dans un autre ; mais elles manquent presque toujours d’exactitude de justesse ; et celle-ci n’a pas plus de vérité que les autres : Bossuet ne s’élève pas aussi haut que Corneille ; mais il ne tombe pas aussi bas ; et quant à Racine, s’il est trop

Page 462: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

vrai que les défauts de Fléchier sont l’affectation et la recherche, la profusion dans les ornements, l’abus des oppositions et des antithèses, on peut affirmer qu’à cet égard Racine ne lui ressemble pas.

Toutefois Fléchier doit être placé parmi les grands écrivains du brillant siècle de Louis XIV ; mais Racine est plus qu’un grand écrivain, quoiqu’il soit le plus parfait de tous.

On ne doit pas être étonné, après tout ce que je viens de dire, que le discours de réception de Flé-chier à l’Académie française ait obtenu un aussi grand succès ; il y a de la grâce de l’élégance, et même des tournures ingénieuses et spirituelles dans ce qu’il dit pour louer l’académie, et pour arriver le plus tôt possible à l’éloge de Louis XIV, qu’on croyait alors ne pouvoir louer ni assez tôt, ni assez long-temps, et dont le portrait, comme l’a dit depuis Montesquieu dans une circonstance semblable, tous les jours commencé, mais jamais fini, devient tous les jours plus difficiles.

Il est à remarquer, à cette occasion, que les évêques comme les académiciens, les orateurs comme les poètes, les hommes d’État comme ses simples particuliers, ne louaient jamais Louis XIV que sur ses conquêtes, que sur ses victoires, que sur le gain de ses batailles, que sur la prise de ces forteresses qui faisaient la sûreté de ses voisins, que sur la gloire qu’il avait eue de châtier l’insolence de ses ennemis  ; toutes choses qu’ils appelaient les grandes merveilles de son règne, et qu’aucun ne s’avisait de l’inviter à mettre des bornes à son ambition, ou de lui peindre les maux de son peuple ou les calamités de son règne : le seul Racine osa le faire, et cette audace lui coûta la vie.

Du reste, la tyrannie éblouit toujours la faiblesse, même quand celle-ci n’est pas naturellement adu-latrice : et quand tout l’univers est subjugué, quand la servitude, comme dit Thomas, est partagée par le monde entier, un tel éblouissement peut-être excusable.

Fléchier profite de la circonstance où Louis XIV s’était déclaré le protecteur de la Compagnie à laquelle il parle, pour inviter chacun de ses membres à le célébrer à l’envi, parce que, dit-il, en louant ce héros, ils peuvent mériter aussi des louanges immortelles… Il pense que la difficulté du sujet ne doit pas les arrêter. « Il n’est rien de si difficile, il est vrai, que de faire l’éloge des princes : comme on ne trouve pas toujours en ce qu’ils font ce qu’ils doivent faire, on est souvent forcé de louer en eux, non pas ce qu’on y voit, mais ce qu’on y souhaite, et de laisser la vérité pour la bienséance… Mais ici le prince est au-dessus de sa dignité : sa vie fournit assez à son éloge, sans s’arrêter à sa fortune : comme sa naissance l’a rendu le plus grand des Rois, ses sentiments et ses actions le rendent le plus grand des hommes.

Dans les autres éloges, ajoute-t-il, les actions sont soutenues par l’éloquence ; dans celui-ci, l’élo-quence est soutenue par les actions : l’esprit sort en quelque façon de lui-même, et s’élève avec son sujet ; et sans emprunter des couleurs et des beautés étrangères, une si grande matière est lui-même son ornement.

Que si la protection du prince vous est glorieuse, j’ose vous dire, Messieurs, qu’en vous protégeant il se fait honneur à lui-même… S’il sait l’art de régner et de conquérir, vous savez l’art d’écrire son règne et de faire admirer ses conquêtes ; et où peut-il trouver que dans vos ouvrages l’immortalité que ses grandes actions lui ont méritée° ?

Les statues érigées dans les places publiques, les inscriptions gravées sur les colonnes, les trophées élevés sur les champs de bataille, les surnoms empruntés des villes et des provinces conquises, sont de glorieux monuments qui conservent la réputation et la mémoire des princes. Mais outre que ce ne sont que des éloges muets, des titres vides et des représentations imparfaites, ils ne peuvent être qu’en peu

Page 463: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

de lieux et ne durent que peu de siècles. Le temps consume les métaux les plus durs, efface les carac -tères les mieux gravés, et renverse les plus beaux trophées.

Il n’y a que les ouvrages de l’esprit qui puissent donner une véritable gloire. Ils tiennent de la na-ture et de l’excellence de leurs principes, et ils sont presque aussi vifs et aussi immortels que l’esprit même qui les a produits : il recueille tous les mouvements du cœur et de l’âme des héros : ils en forment de vives images, qui excitent partout l’estime et l’émulation ; et passant de mémoire en mé-moire jusques à la dernière postérité, ils leur font comme un triomphe perpétuel dans tous les climats et dans tous les siècles. »

L’orateur continue ; et après avoir loué avec beaucoup détendu l’héroïsme, la haute politique, l’in-satiable activité, le courage surnaturel du monarque qu’il célèbre ; après avoir parlé de ses vertus et de ses hauts faits, de ses victoires et de ses conquêtes il revient sur l’Académie et sur lui-même, et dit un seul mot de son prédécesseur, qu’il nomme à peine pour ajouter encore quelques traits assez remar-quables au brillant éloge de son héros.

« Que n’ai-je, dit-il, la délicatesse, la facilité, le tour d’esprit de celui dont j’ai l’honneur de rem-plir la place, pour décrire les marches d’armée, les prises de ville, les passages de rivière, la rapidité des victoires de ce conquérant, qui se partage et se multiplie en autant d’endroits qu’il y a d’armées différentes, et qui parcourt les provinces de ses ennemis avec tant de vitesse qu’ils ne savent presque jamais où il est, et qu’ils savent toujours qu’il vient de vaincre… »

Nous avons du même orateur d’autres harangues académiques où l’on trouve les mêmes qualités et les mêmes défauts que dans le discours dont je viens de vous entretenir : il répondit, comme directeur de l’académie, au discours de réception du savant et célèbre Huet, évêque d’Avranches, et il le fit avec beaucoup de noblesse et d’esprit ; il loue, suivant l’usage, Louis XIV, qu’il fallait toujours louer, le récipiendaire, l’académie, et même le dauphin, dont l’éducation était confiée au nouvel académicien, sous la direction de Montausier et de Bossuet ; ce qui n’empêcha pas que ce prince ne devint un homme très médiocre.

Celui qui parle au nom de l’académie ne doit pas s’exprimer comme celui qui s’adresse uniquement à elle ; il y a nécessairement dans son langage un ton de supériorité polie qui ne peut se rencontrer dans les remerciements de l’autre : la louange même, sans rien perdre de sa délicatesse et de sa grâce, y prend pourtant un autre caractère ; la modestie d’un récipiendaire et la reconnaissance d’un nouvel aca-démicien, encore enchanté de la faveur qu’il a reçue, y sont remplacées par la dignité du président d’un corps illustre : Fléchier saisit avec habilité cette nuance, qui n’a jamais été bien saisie après lui que par des académiciens grands seigneurs, dont on a pu, d’après cela, contester, au moins pour ces occasions et pour quelques autres du même genre, la grande utilité dans l’académie…

On peut observer dans cette suite de discours académiques prononcés à diverses époques, d’abord les progrès de la langue française, ensuite, quand elle fut parvenue au plus haut point de sa perfection, ses vicissitudes et ses changements ; mais c’est dans les formes du langage et dans le caractère de l’ex-pression, qu’on peut apercevoir le mieux la situation contemporaine de l’esprit humain ; ils peuvent donc, sous ce point de vue, mériter l’attention du philosophe, comme sous celui de l’art oratoire en lui-même, attire celle de l’homme de lettres.

Toutefois je ne pousserai pas plus loin cette analyse, qui pourra être reprise dans un autre lieu, et qui dans celui-ci, je dois l’avouer, peut ne paraître qu’un hors-d’œuvre. Mais j’ai voulu expliquer jus-qu’à un certain point ce que j’ai dit, en parlant de la réception de M. de Malesherbes et de l’influence et

Page 464: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

du caractère des discours prononcés dans des circonstances pareilles.

L’Académie française finit avec la monarchie ; mais elle se releva avec elle. Les lettres sont l’une des plus nobles parures du trône, et l’un des auxiliaires les plus forts de l’ordre public et de l’autorité qui doit l’établir ; et ce n’est pas à Louis XVIII qu’il faut le dire, à lui qui, simple particulier aussi bien que Roy, en eût fait ses délices et les eut honorées : Richelieu le savait bien aussi lorsqu’il s’attacha le premier à leur donner un grand éclat et à les placer parmi nos institutions : il n’est pas vrai que cette institution a préparé la destruction de toutes les autres ; ce n’est pas en éclairant les hommes qu’on les agite, ce n’est pas en offrant d’éclatantes récompenses au génie et au talent, qu’on peut déterminer l’un et l’autre à méconnaître l’autorité qui les leur décerne : la philosophie et les lettres, la liberté de penser et d’écrire, ne causèrent point les troubles qui suivirent la captivité du Roi Jean, ceux du règne de Charles VI, ceux de la Ligue et de la Fronde, et n’armèrent pas davantage les mains criminelles de Ra-vaillac et de Jacques Clément.

cxiv Il refusa trois fois sa nomination, et il ne se détermina enfin à l'accepter, que par ce qu’on l'as-sura qu'à sa place on avait nommé M. de Sartine, qui ne convenait point à M. Turgot.

Le Baron de Bezenval, dans ses Mémoires, raconte assez longuement ce fait, qui se liait d'ailleurs à une intrigue qu'il dirigeait, et à laquelle M. de Malesherbes et M. Turgot étaient également étrangers.

cxv Les commis des aides et des fermes avaient aussi des lettres de cachet à leur disposition, pour les employer à faire arrêter ceux qu’ils soupçonnaient de contrebande ou seulement de fraude ; témoins l'affaire de Monnerat dont on a parlé plus haut.

cxvi Je dis presque tous, parce qu'il s'en trouva un assez grand nombre à qui l'excès de l'infortune avait fait perdre la raison, et qu'on ne pût rendre tout à fait à la société : d'autres furent dérobés à ses recherches les plus scrupuleuses, et conséquemment à sa justice ; elle fut ce Latude, dont nous avons lu depuis l'histoire effrayante, et duquel, pendant son ministère, M. de Malesherbes n'avait pas entendu parler ; tant il est vrai que la vérité peut échapper même aux ministres qui la poursuivent avec le plus d'empressement.

cxvii Il avait été aussi en opposition avec Madame de Châteauroux, qui le traitait avec un grand mé-pris, et qui ne l'appelait que M. Faquinet. On a prétendu qu'il l'avait fait empoisonner ; mais c'est un de ces faux bruits qui ne reposent sur rien, et donc tout démontre la fausseté : la conduite ultérieure de M. de Maurepas, son caractère, qui n'était ni vindicatif, ni méchant, mais essentiellement doux et frivole, ne permettent pas de concevoir à cet égard le moindre soupçon : on peut lui faire beaucoup de re-proches, mais on ne peut pas lui faire celui-là. Les crimes de ce genre, qui heureusement sont fort rares, et ne peuvent jamais être prouvés, sont crus aisément par ceux qui aiment ce qui n'est pas ordinaire, et répétés facilement par ceux qui veulent faire croire qu'ils sont mieux instruits que les autres des choses secrètes.

Du reste, M. de Maurepas avait alors, comme dans sa vieillesse, un grand empressement à dire des choses plaisantes. On raconte qu'au moment où il partait pour son exil, un homme qui sollicitait quelque chose de son ministère, et qui ignorait sa disgrâce, ainsi que le motif de son voyage, s'approcha de lui, et lui dit : Monseigneur, permettez que je vous dise encore un mot de ma demande, au moment où vous allez vous mettre en route. – Ce n'est pas en route que je suis, M., lui dit M. de Maurepas en l'interrompant, c'est en déroute. Celui qui prend ainsi gaîment son parti dans une aussi cruelle disgrâce, peut fort bien faire de mauvais couplets contre la maîtresse du Roi ; mais il ne l'empoisonne pas.

Page 465: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

On a publié, il y a quelques années, de prétendus Mémoires de M. de Maurepas : il est évident qu'il n'y a eu aucune part ; c'est un amas d'anecdotes vraies ou fausses, recueillies, dit-on, par un de ses se-crétaires pendant son exil, et qui ne méritent aucune confiance.

cxviii Il faut voir avec quelle opiniâtreté le Parlement refusa d'enregistrer les édits rendus par le Roi sur la proposition de M. Turgot, celui qui abolissait les jurandes et les maîtrises, celui qui supprimait la corvée, celui qui débarrassait le commerce des grains des entraves dont on l’avait environné jus-qu'alors. Il faut voir par quel abus de raisonnement il s'efforça de prouver dans ses remontrances, que la classe indigente, qui, sous le règne de la corvée, était forcée de travailler sans aucun salaire à la confec-tion des grandes routes, serait beaucoup plus maltraitée après que l'établissement d'un impôt établi sur tous les propriétaires, permettrait de n'employer aux travaux publics que des ouvriers suffisamment soldés : il faut voir par quel abus de principes il s'efforça d'établir que la justice comme les lois de la monarchie et la stabilité du gouvernement, exigeaient que la noblesse et que le clergé ne payassent au-cun impôt, et que ce fut le tiers État seul qui les supportât tous : enfin il faut voir avec elle fausseté de vue il parla du crédit public et des moyens de favoriser le commerce et l'industrie…… On croit être encore au XVe siècle, quand on lit toutes ces choses, et on ne peut concevoir que ces remontrances soient contemporaines de tant d'admirables écrits, publiés alors sur les mêmes matières.

cxix On s'efforça de persuader au roi que les édits de Monsieur Turgot avaient contre eux l'opinion publique, et pour cela on multiplia les pamphlets, les épigrammes et les chansons. On excita, comme on l'a vu, la plus grande résistance des parlemens ; et enfin on assure que, pour noircir Monsieur Turgot auprès du Roi, on suppose des correspondances coupables entre lui et des étrangers, qu'on eût l'art de faire intercepter à la poste, et de mettre sous les yeux de ce prince.

cxx Ils différaient toutefois sur un point extrêmement important. M. Turgot n'aimait pas les parlemens, et il aurait voulu qu'on ne les eût pas rappelés : il considérait leur opposition, dont il contestait la légitimité, comme devant nuire également au peuple et au Roi. M. de Malesherbes, au contraire, avait trouvé leur rappel nécessaire. Il ne se dissimulait par les inconvénients qui résultaient de cette aristocratie mal organisée ; mais il croyait que, puisqu'il n'y avait pas d'autres organes de la volonté nationale, il était indispensable de conserver celui-ci, et même de respecter son autorité, sans quoi, disait-il, on serait retombé sous le despotisme ministériel, qui était ce qu'il redoutait le plus au monde. J'ai lieu de croire que, par la suite, il sentit mieux qu'il ne le faisait alors, les dangers de l'aristocratie des parlemens ; mais ce fut quand il put espérer de voir s'établir une représentation nationale plus régulière.

cxxi On peut juger de l'esprit dans lequel ce Mémoire a dû être composé, par ce que M. de Male-sherbes a dit des juifs dans ses autres ouvrages.

Dans un de ses Mémoires sur les protestants, après avoir proposé d'employer les mêmes formes pour constater les naissances et les mariages de tous ceux qui ne professent pas la religion catholique, il s'exprime ainsi au sujet des juifs :

« Il serait bien à désirer que l'horreur pour la nation juive put s'affaiblir chez les chrétiens, 1°. Parce que la tache indélébile d'être une famille originairement juive est un grand obstacle à leur conversion, rien n'étant plus fait pour redoubler leur attachement à leur religion, que de savoir que, s’ils la quittent, ils seront en horreur à toute leur nation, et éternellement méprisés parmi les chré-tiens ; 2°. Parce que se trouvant exclus presque partout de la plupart des professions, ils sont obligés de se livrer à l’agiotage et à l'usure ;3°. Parce que n'ayant nulle part l'appui des lois communes à tous les citoyens, ils sont dans la nécessité absolue de suivre les lois qui leur sont propres, et d'avoir des

Page 466: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

juges et des tribunaux de leur nation. Il en résulte que la plupart des particuliers juifs étant fort mal-heureux, la nation juive est un corps puissant, et qui fait souvent de sa puissance un abus très préjudi-ciable à la société ; j'en ai vu de cruels effets, et j'en ai vu aussi de très-cruels de la haine acharnée de quelques chrétiens contre les Juifs.

Si on voulait s'occuper de cette nation, on pourrait lui appliquer une grande partie des principes établis dans ces deux Mémoires ; car si, pendant la durée de l'édit de Nantes les M. R. étaient en France imperium in imperio, les Juifs sont, dans l'univers entier, imperium in imperiis ;

Il n'est pas dans le pouvoir des souverains de détruire en peu de temps cette horreur pour la nation juive, qui est sûrement portée trop loin ; mais je crois que l'édit qui, sans les nommer, leur permettra de procéder dans leurs actes, et de paraître dans les tribunaux sans y prendre la qualification de leur reli-gion, pourra contribuer à en rapprocher quelques-uns du christianisme. »

Du reste, c'est à l'occasion de la liberté de conscience qu'ils réclamaient pour toutes les religions, que M. de Malesherbes disait ces paroles mémorables, qui, comme toutes celles qu'il a professées, sont remplies d'un si grand sens.

« L'autorité du gouvernement sur les sectes doit se borner à empêcher qu'elles ne deviennent des parties dans l'état ; or, vous en faites des partis, toutes les fois que vous unissez par une persécution commune, leurs membres isolés jusque alors. »

cxxii Il y eut même des protestations publiques et solennelles, remises au Roi par les titulaires de quelques charges à la cour, particulièrement par ceux de la maison de la reine : ils prétendirent que faire des réductions sur les dépenses qu'il dirigeait, c'était porter atteinte au droit public de l'Europe, puisque la maison de la reine avait été organisée par son contrat de mariage, qui était un traité entre la France et l'Autriche. Le Roi aurait pu répondre que le premier des droits en France était celui de son peuple, qui prescrivait de ne pas l'imposer sans nécessité ; il ne le fit pas. M. Necker fut renvoyé, et les économies n'eurent pas lieu.

cxxiii Il paraît que Monsieur de Malesherbes n'était pas dupe des nombreux prôneurs de l'archevêque de Toulouse ; je sais qu'il lui trouvait plus d'audace que de vrai talent, plus d'ambition que de moyens, plus d'esprit d'intrigue que de caractère et de fermeté.

Voici ce qu'on lit dans les mémoires du baron de Bezenval :

« Monsieur de Malesherbes étant ministre de la maison du Roi, me dit un jour : : Mais rendez-moi donc raison de cet archevêque de Toulouse. Il n'y a pas un mariage, une tracasserie, une affaire, soit générale ; soit particulière, où il ne se trouve ; il faut que cet homme-là ait plusieurs corps pour y suffire. »

J'ai lu, je ne sais plus dans quel autre ouvrage historique, qu'il s'était constitué le conseil, et pour ainsi dire le directeur de plusieurs familles d'un très haut rang, parmi lesquels il avait une grande répu-tation de raison et d'habileté, et où il ne se faisait pas la plus petite chose du monde, même la plus étrangère à son caractère et à son état, sans qu'on alla le consulter, et qu'on ne suivit son avis.

Il avait d'ailleurs beaucoup de versatilité dans ses principes, ou plutôt il n'avait point de principes ; car comme son but unique était de parvenir n'importe à quoi, il devait nécessairement changer d'opi-nion et de conduite, suivant le temps et suivant les lieux.

Page 467: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Il n'était philosophe qu'à Paris ; car à Toulouse et à l'assemblée du clergé, il n'était pas même tolé-rant. Il portait au Roi, au nom de son ordre, des remontrances contre les protestants et les ouvrages phi-losophiques, et il publiait dans son diocèse des mandements contre l'incrédulité, qui n'était pas exempt de fanatisme.

On voit, dans les œuvres de Voltaire, qu'il persécuta et fit mourir de chagrin un abbé Audra, auteur d'une Histoire générale, dont il condamna l'ouvrage par un mandement spécial, comme étant rempli de maximes philosophiques et erronées ; ce qui n'empêche pas qu'on ne l'ait accusé longtemps d'avoir été, dans sa jeunesse, le provocateur de la fameuse thèse de l'abbé de Prades, contre laquelle le Parlement et la Sorbonne s'empressèrent à l'envi de s'élever, et qu'on ne lui est reproché depuis de s'être prononcé, dans ses derniers jours, pour les principes de 93, dont il finit par être la victime.

On sait qu'il avait été fait cardinal au moment de son éloignement du ministère ; et que quand il eut accepté la constitution du clergé, il abdiqua cette dignité ecclésiastique, en en renvoyant les marques au Pape.

Cependant il faut lui faire honneur de quelques actes dignes d'éloges : il provoqua et obtint la sup-pression de plusieurs ordres monastiques réduits à un petit nombre de membres, et de plusieurs maisons religieuses devenues presque désertes : il s'éleva le premier contre l'usage absurde et barbare d'enterrer les morts dans les églises, usage d'autant plus difficile à déraciner qu'au défaut de la religion, la super-stition et la vanité s'unissaient pour lui servir d'appui.

Enfin il est aussi le premier qui, étant devenu ministre, ait proclamé la liberté de la presse, pour les matières politiques, en faisant rendre cet arrêt du conseil qui invitait les savants et les gens de lettres à publier librement leurs opinions sur les droits et sur les fonctions des États généraux que le Roi venait de promettre, ainsi que sur la manière de les convoquer.

Mais en ma qualité de Languedocien, je ne puis pas, quoi qu’en aient pu dire ses partisans, accorder les mêmes éloges à ce qu'il a fait comme l'un des membres de l'administration du Languedoc. Il n'y a joué qu'un rôle secondaire, et la postérité sera vite trompée, si elle le juge à cet égard par les inscrip-tions fastueuses dont on a pu surcharger divers ouvrages publics construits de son temps, ou par les noms qu'on leur a donnés. Il est vrai que la première place dans nos états était remplie par l'homme, sous tous les rapports, le plus digne de l'occuper ; c'était l'archevêque de Narbonne (Dillon), le plus grand administrateur qu'il y ait eu dans cette province, dont il était en quelque sorte le vice-Roi, lequel non seulement pendant trente années en avait dirigé l'administration avec une habilité rare et un succès peu commun, mais qui encore avait, en quelque sorte, créé cette administration elle-même, dans son organisation, dans ses théories et dans ses pratiques. Homme capable sans doute de gouverner un grand royaume ; et dont le coup d'œil de génie savait saisir l'ensemble et les détails de la machine vaste et compliquée dont il était chargé d'assurer la marche. Il n'était point courtisan, point philosophe, point homme d'église ; il n'était même que par occasion membre des assemblées du clergé, dont les délibéra-tions le touchaient fort peu ; il n'aspirait point à être ministre ; il ne se piquait point d'être homme de lettres : mais il était avant tout, par-dessus tout, et j'oserais même dire uniquement, président des états de Languedoc ; et il ajoutait aux rares mérite qui le rendaient si digne de cette éminente place, celui non moins rare et non moins grand de sentir qu'il devait y rester. Il est vrai, car il faut tout dire, qu'il avait le défaut de trop compter sur sa grande aptitude au travail, et d'attendre le dernier moment pour terminer beaucoup de choses, ce qui laissait quelquefois à l'archevêque de Toulouse la possibilité de se saisir de la direction de quelques affaires, et lui donner ainsi, aux yeux du public, plus d'importance qu'il n'en avait réellement. Du reste, vous voyez que ces deux prélats, administrateurs l'un et l'autre, et adminis-

Page 468: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

trateurs du même pays, ne se ressemblaient en aucune façon ; et que quand même M. de Brienne aurait eu autant de talent pour l'administration qu'on a pu le dire, il aurait été fort mal placé pour le manifes -ter, à côté de M. Dillon.

cxxiv Il avait obtenu qu'on n'exilerait point le parlement, malgré sa protestation contre son enregistrement, ordonné au lit de justice du 7 août 1787 ; mais le parlement ayant fait de nouvelles protestations, il ne put empêcher qu'on ne le fit quelques jours après. La cour des aides et la chambre des comptes durent à sa forte opposition de n'être pas transférées, la première à Amiens, et la deuxième à Beauvais, comme les ministres le voulaient. Elles restèrent à Paris pendant que le Parlement était à Troyes, où il recevait leurs félicitations sur son courage, et leurs adhésions à ces divers actes. Jamais on ne brava plus formellement et plus impunément les entreprises du despotisme.

cxxv L’opposition fut universelle dans tout le royaume ; mais ce fut en Dauphiné qu'elle se pronon-ça de la manière la plus forte, principalement contre les édits du 8 mai 1788.

À Bordeaux, elle fut plus dans le parlement que dans le peuple, et elle ne se manifesta guère que par des refus d'enregistrer, des protestations et des remontrances : en Bretagne elle fut plus dans le tiers État ; elle fut désordonnée et presque séditieuse : elle produisit des attroupements et des voies de fait ; toutefois elle était plus inquiète que bien dirigée, elle semblait n'avoir pour but que d'exprimer le mé-contentement du moment ; mais dans ce mécontentement, il fallait compter pour beaucoup celui qu'ins-piraient les prétentions de la noblesse, laquelle formait une opposition à part, contraire, à ce qu'il pa-raissait, aux vrais intérêts des citoyens.

En Dauphiné, l'opposition éclata dans tous les ordres à la fois, et la résistance fut unanime. Elle fut dès lors plus calme et plus mesurée, et conséquemment plus alarmante : il en sortit d'éloquentes récla-mations et des actes également remplis de sagesse et de fermeté. C'était les privilèges de la province que l'on réclamait dans ce temps-là ; et les conditions de sa réunion à la France, dont on demandait l'exécution, en attendant que le moment d'en faire l'abandon à l'intérêt commun fut venu.

L'un de ces privilèges garantissait le maintien et l'intégrité des cours souveraines de la province, et le droit de ne reconnaître de lois que celles qui seraient librement enregistrée par elle. Un autre conser-vait l'existence en Dauphiné d'une administration provinciale sous le nom d'États, établis de toute an-cienneté.

Les édits du 8 mai violaient le premier de ces prêts privilèges, en créant une cour plénière chargée de la vérification des lois : le second avait été abrogé il y avait plus d'un siècle par un acte non moins arbitraire, quoiqu'environné de moins d’éclat ; et le Dauphiné était depuis lors sous le régime des inten-dants.

Toutefois la multitude s'attroupe pas pour défendre le Parlement, qu'on semblait vouloir exiler : on voulut la faire disperser par des troupes qu'on avait fait venir à Grenoble, sous le commandement d'un maréchal de France connu pour sa sévérité et par ses talents militaires ; elles refusèrent d'obéir, en dé-clarant qu’elles n’agiraient point contre les citoyens. L'autorité fut donc obligée de reculer et d'essayer d'obtenir, par une négociation, ce qu'elle avait en vain voulu prescrire : je ne sais comment elle y réus-sit ; mais dès ce moment il ne fut plus possible de substituer la force à la raison, et la puissance des armes à celle de la justice : dès lors la révolution fut acceptée par le gouvernement, et l'indépendance du peuple reconnue. Il n'y eut plus d'autorité que celle des lois, et de pouvoir que ceux émanés de la nation. Ce ne fut pas seulement pour le Dauphiné que la proclamation en fut faite, ce fut pour toute la France ; et le règne de l'arbitraire prit fin dans tout le royaume.

Page 469: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Il ne fut plus question que de régulariser les effets de cette conquête, et d'achever de triompher des entreprises inconsidérées d'un ministère prêt d'expirer. C'est ce que le Dauphiné fit avec beaucoup de sagesse.

La plupart des membres de la noblesse et du clergé même, se rassemblèrent de nouveau, tantôt dans un lieu, tantôt dans un autre, avec des membres du tiers État, députés par les diverses communes de la province : non seulement ils réclamèrent, de concert, le rétablissement de leurs anciens états ; mais ils les organisèrent eux-mêmes, et leur donnèrent une constitution nouvelle plus conforme à l'esprit du temps. Ils voulurent que tous les membres fussent librement élus, qu'aucune place, qu'aucun emploi, qu'aucun titre, qu'aucune dignité ne donnassent le droit d'en faire partie à ceux qui n'y seraient pas ap-pelés par une élection libre et légale ; et que les députés des ordres de privilégiés ensemble n'y eussent pas entrée en plus grand nombre que ceux qui représenteraient le troisième ordre : enfin, ils arrêtèrent qu'il en devrait être ainsi dans la composition des États généraux du royaume, et que les voix y seraient comptées par tête.

Le Roi approuva le rétablissement des états du Dauphiné et les formes de leur création : il les convoqua lui-même à Romans, par une ordonnance ; et il sanctionna par là les principes qui leur avaient servi de base.

Tout cela était antérieur au renouvellement du ministère et à la seconde nomination de M. Necker ; ainsi l'on peut dire que le principe de la double représentation du tiers dont on lui a fait un si grand crime, était déjà adopté par le Roi lui-même, quand le résultat du conseil le proclama.

Pendant que ces choses se passaient en Dauphiné, des réclamations du même genre s'élevaient dans beaucoup de provinces, particulièrement en Languedoc, dont une de ces subdivisions, le Vivarais, n'étant séparée du Dauphiné que par le Rhône, se trouvait plus à portée de suivre ces courageux exemples, et de les transmettre aux contrées plus éloignées.

Il s'y forma bientôt, comme en Dauphiné, des réunions composées de membres des trois ordres, qui réclamèrent au lieu de l'ancienne organisation de leurs états, une administration plus véritablement re-présentative, et formée de membres légalement élus ; les réclamations, à cet égard, furent bientôt géné-rales, et on députa même des citoyens de la province pour aller porter au gouvernement les arrêtés qui les énonçaient. Vous savez que je fus l'un de ses députés.

On a trop oublié l'histoire des deux années qui précédèrent les États généraux : on y reconnaîtrait que lorsque leur convocation eut lieu, la révolution était déjà dans toutes les têtes, même dans celles des individus qui ont eu ensuite le plus à s'en plaindre, et qui en ont combattu le plus violemment les principes et les résultats. Chacun voulait une révolution, mais chacun la voulait au gré de son intérêt personnel ; c'est pourquoi après avoir été d'accord presque partout contre les entreprises des ministres, on cessa de l'être quand on aperçut ce que chacun voulait établir à son tour.

Les choses en étaient venues au point, quand les États généraux furent convoqués, qu'on peut dire que leur assemblée fut un incident de la révolution plutôt qu'elle n'en fut la cause : et qu'au lieu de la commencer, comme on l'a dit, elle fut un moment l'un des plus sûrs moyens et même le seul de la ter-miner tout de suite : mais il fallait que la cour le voulut, et que les ministres l'osassent ; et M. de Male-sherbes, qui seul peut-être avait assez de lumière et assez d'indépendance et de courage pour cela, n'y était plus.

Page 470: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

cxxvi Ce n’était pas seulement alors que Monsieur de Malesherbes avait énoncé cette opinion ; c’était aussi en 1774 dans le temps où son exil n’était pas encore révoqué : il était question de convo-quer des états-généraux, après l’avènement de Louis XVI au trône ; Monsieur de Malesherbes qui en fut instruit, adressa, du lieu de son exil même, à M. de Maurepas, un mémoire pour le Roi, où il exami-nait la forme d’après laquelle on devait composer cette assemblée, et celle qu’on devait donner aux assemblées provinciales, dont la création devait avoir lieu en même temps.

Il commence par exposer qu’il faut des représentants à la France, et quoiqu’il tint beaucoup au par-lemens, il s’afflige de ce que les peuples n’ont pas d’autres représentants que de grands corps de magis-trats, qui ne peuvent remplir qu’imparfaitement les fonctions des assemblées nationales, et qui aiment trop à jouer un rôle. Il ne veut pas que les états-généraux, si on les assemble, soient composés comme ils l’ont été jusqu’ici : les grands de la Cour exerçaient une trop grande influence sur les nominations ; ils les feraient tomber sur eux-mêmes : on aurait des tyrans grands seigneurs, au lieu d’avoir des tyrans ministres ; et la tyrannie, ainsi fondée d’une manière légale, serait encore plus oppressive entre les mains des grands que dans celle de tous les autres.

Il parle ensuite des assemblées provinciales, qu’il voulait, comme on l’a déjà vu, continue sur le même modèle et avec les mêmes éléments et les mêmes formes.

« Un gouverneur de province conseillera au roi, dit-il, de les assimiler aux états de Bourgogne.

Un grand seigneur, riche en terres, les voudras comme ceux de Bretagne ; et s’il veut vivre dans ses terres, il sera chef de ce pays-là…

Un grand prélat voudra les constituer comme ceux de Languedoc, de Provence ou de Bigorre, tan-dis qu’il faut une constitution d’états provinciaux qui assure à tous les sujets la liberté de défendre leurs droits et de veiller à leurs affaires, sans porter atteinte à l’autorité royale, et sans qu’aucun ordre soit l’oppresseur des autres… ».

Il pense qu’il est nécessaire de donner la prépondérance au tiers État, ou plutôt au propriétaire, parce que c’est parmi eux que réside la garantie des intérêts publics.

La charte et la loi sur les élections auraient été l’une et l’autre parfaitement dans ses principes.

Il revient encore à la représentation nationale exercée par les grands corps de juridicature : il répète qu’ils ne doivent exercer que provisoirement, et tant que la nation n’a pas de représentants choisis par elle, sans quoi c’est établir ou laisser subsister une aristocratie également nuisible au prince et à la na-tion…. Il tenait beaucoup à cette idée, puisqu’il exprime dans les mémoires qu’il composa, et qu’il a rappelé dans la lettre qu’il m’a adressée, et dont j’ai fait souvent mention.

cxxvii Hélas ! Je n'oserais affirmer que les faux amis de Louis XVI n'eussent jetés dans le cœur jus-tement ulcéré de ce malheureux prince, des préventions aussi funestes qu'injustes contre M. de Male-sherbes lui-même, et que, profitant de l'un de ces moments où l'âme, oppressée sous le poids des cala-mités qui l'accablent, se laisse entraîner au-delà des limites de l'équité, ils n'eussent persuadé au Roi que c'était aux principes de philosophie et de sagesse, professés par le plus fidèle de ses sujets, que la France devait ses malheurs et le monarque son infortune, et n'eussent ainsi causé cet éloignement, qu'on ne peut autrement expliquer, et peut-être cette froideur, qui privèrent la nation et le monarque, dans les circonstances critiques où ils se rencontraient l'un et l'autre, des sages conseils qu'un homme aussi éclairé, aussi désintéressé, aussi pur, aussi impartial, aussi habile, aussi éloigné des fausses vues que

Page 471: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

suggère l'esprit de parti, aurait pu faire entendre encore, et qui aurait produit tant de bien. On sait com-bien est facile l'accès des fausses préventions et des méfiances, à l'oreille et au cœur des Rois, surtout dans les temps d'infortune. N'avait-on pas persuadé à Louis XIV, même aux jours de sa toute-puissance et de l'éclat le plus brillant de son règne, que le sage et immortel Fénelon n'était qu'un esprit chimé-rique, dont il fallait repousser les impraticables théories° ? Et aurait-on trouvé moins de facilité à profi-ter de la triste et déplorable situation où était alors Louis XVI, pour lui faire croire la même chose du sage et immortel Malesherbes° ? N'a-t-il pas fallu, depuis cette douloureuse époque, son grand et su-blime dévouement, pour imposer silence à jamais à ses injustes détracteurs° ? Et si sa mort, si glo-rieuse, n'était devenu pour tout le monde une chose véritablement sacrée, qui sait jusqu'à quel point on aurait, de nos jours, essayé de flétrir sa vie° ?

Je ne dis pas que ses conseils, alors même qu'ils eussent été suivis, eussent encore pu sauver et la monarchie et le Roi, ni qu'on ne fut pas alors arrivé à ce moment où, comme le dit le cardinal de Retz, de quelque manière que l'on se conduise, on ne peut plus faire que des fautes ; mais je dis que quand on a lu les divers écrits de M. de Malesherbes, que j'ai rapportés ou analysés, qu'on a jugé son caractère et apprécié l'étendue de ses lumières et de sa raison, qu'on a reconnu son grand et mémorable attachement à la personne même du Roi, et admiré les belles actions de sa vie, on est forcé de convenir que si quel -qu'un pouvait encore prévenir la catastrophe qui se préparait, c'était lui.

Elle arriva, cette catastrophe, bien peu de jours après le moment où eut lieu la conversation que M. de Molleville rapporte, et qui fait le sujet de cette note, cette catastrophe si terrible, que tant de circons-tances diverses paraissent avoir amenée, et à laquelle on opposa que de faux moyens. J'ai retenu ma plume, sur le point d'exposer quelques-unes de ses causes ; ce n'en est ni le moment ni le lieu : je n'en retracerai pas davantage les suites funestes ; elles appartiennent à l'histoire, qui ne les a pas toutes déve-loppées, mais qui sans doute le fera un jour ; je dirai seulement, parce que cela peut contribuer à faire connaître les dangers auxquels se livra volontairement, un peu plus tard, celui dont j'ai voulu vous en-tretenir, et le bien qu'il aurait pu opérer, que le pouvoir arraché le 10 août au monarque, ne passa pas pour cela dans l'assemblée législative, formée de tant d'éléments divers, et dont la portion la plus res-pectable fut dès lors signalée aux poignards des factieux, et abreuvée journellement d'humiliations et d'outrages : il fut la proie, du moins par le fait, de la commune de Paris, illégalement recomposée et formée de tout ce qu'il y avait d'hommes affreux dans les sections de la capitale, ou plutôt il ne se fixa nulle part. L'anarchie s'établit partout ; et je ne pense pas que la France ait jamais été dans une situation aussi déplorable. Attaquée et sur toutes ses frontières, tyrannisée dans l'intérieur, livrée à la dévastation et au pillage, à toutes les mesures oppressives, sans lois, sans force, même sans volonté déterminée. La partie saine de la nation, cédant à la puissance du crime, attendait avec effroi de connaître quel serait le joug qui bientôt s’établirait sur elle. Jusqu’alors elle ne pouvait compter sur aucune institution protec-trice, ni demander le moindre appui aux autorités préexistantes : elles étaient toutes déconsidérées et méconnues, et partout la multitude en fureur était appelée à s’armer contre elle.

Des commissaires choisis par la commune de Paris, et envoyés par le conseil exécutif, qui exerçait le nombre de pouvoirs, était la seule puissance qui se fit encore sentir dans les malheureuses provinces où elle étendait sa mission : mais ces commissaires étaient sans accord entre eux, sans subordination, sans marche réglée, sans autorité bien définie : ils semblaient n’avoir qu’un seul but, que personne ne les empêchait d’atteindre, celui de faire régner dans tous les lieux la dévastation et la mort, et d’ache-ver, par cet affreux moyen, la désorganisation du royaume. La société paraissait détruite, et la civilisa-tion avoir reculé jusqu’au temps les plus anciens et les plus affreux de la barbarie.

Page 472: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Les choses en étaient venues au point que l’ouverture de la convention, dont on ne pouvait se dissi -muler que la composition serait déplorable, paraissait un bienfait du ciel, même pour ceux qui pou-vaient le plus en redouter la tyrannie ; tant il est vrai que le plus grand des maux n’est pas la mauvaise organisation des pouvoirs publics, mais leur anéantissement absolu.

La convention fut nommée à Paris, sous l’influence épouvantable des horribles massacres de sep-tembre, et dans beaucoup de départements sous celle de la terreur, que des crimes pareils ou que le récit de ceux-là n’avaient pu manquer d’y faire naître.

Le choix néanmoins des députés ne furent pas tous également funestes : ils tombèrent, dans plu-sieurs départements, sur des hommes qui surent honorer leur mission, qui surent se montrer français et dévoués à leur pays quand les circonstances le permirent, qui ne participèrent à aucun des crimes qu’ils furent forcés de voir commettre, qui se rallièrent dès qu’ils le purent, pour arracher à la sanglante anar-chie le sceptre horrible qu’elle avait saisi, pour repousser quelques-uns des maux dont ils avaient été les témoins, et plusieurs d’entre eux les victimes, et pour réparer avec le courage les injustices malheureu-sement trop nombreuses dont ils n’avaient pu empêcher l’effet quand ils étaient eux-mêmes sous l’op-pression…

Mais qui ne s’affligerait et qu’ils ne furent pas demandés ! En songeant que les seuls conseils d’un homme de bien auraient pu éviter tant de maux, et qu’ils ne furent pas demandés ! M. de Malesherbes n’empêcha rien, et il n’en mourut pas moins sur un échafaud, victime de son courage et de sa vertu…

cxxviii L’Assemblée législative ne put ou ne voulut rien faire pour arrêter ce débordement de crimes : parmi ses membres, les uns étaient les protecteurs des assassins, les autres étaient désignés pour en être les victimes, et personne élevait la voix : un membre de l’Assemblée osa le faire ; il était du nombre de ceux qu’on désignait à la proscription ; il dénonça les crimes qui se commettaient paisi-blement, et demanda qu’on les fit cesser ; mais cette voie fut étouffée, et ce dévouement inutile. Les journaux du temps n’ont rien rapporté de ces paroles, accusatrices tout à la fois et de la faiblesse et du crime ; et ce fait est resté inconnu : je dois venger cet oubli autant qu’il dépend de moi, et honorer, en le nommant, l’homme courageux auquel il appartient : c’est Monsieur Théodore de Lameth. Cependant l’assemblée ne put se refuser, quelque temps après, envoyer des députés vers les prisons ; mais ils ne purent y parvenir, il revint sans avoir rien obtenu. Les massacres durèrent trois jours.

cxxix Voici comment s’exprime, sur ces temps affreux, M. le vicomte de Chateaubriand, qu’on n’accusera pas de trop d’indulgence envers les acteurs de la révolution, surtout envers les convention-nels, et encore moins d’avoir voulu chercher des excuses à ceux qui ont prononcé la mort du Roi.

« Transportons-nous à ces moments affreux : voyons les bourreaux, les assassins remplir les tri-bunes, entraver la Convention, montrer du doigt, désigner aux poignards quiconque refuserait de concourir à la mort de Louis XVI ; les lieux publics, les places, les carrefours, retentissant de hurle-ments et de menaces. On avait déjà eu sous les yeux l’exemple des massacres de septembre, et l’on savait à quels excès pouvait se porter une populace effrénée.

Il est certain qu’on avait fait des préparatifs pour égorger la famille royale, une partie des députés, plusieurs milliers de proscrits, dans le cas où le Roi n’aurait pas été condamné. »

cxxx En me refusant à revenir sur la plupart des circonstances douloureuses de ce terrible événe-ment, je n'ai pas voulu me priver de la satisfaction de rappeler ici quelques-unes des choses honorables, mais peu connues, qui l’accompagnèrent :

Page 473: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

Un vieillard presque octogénaire, nommé Verdolin, député des Basses-Alpes, et qui avait siégé à l'assemblée constituante, où je l'avais particulièrement connu, venait de voter pour l'appel au peuple, et se retirait dans son logement, au milieu de la nuit pendant laquelle s'était prolongée la séance ; il fut suivi par plusieurs habitués des tribunes, arrêté par près du Palais-Royal, injurié sur son vote, maltraité même, et surtout menacé de la mort s'il ne votait pas celle du Roi. Il revint le lendemain à l'assemblée, fort épouvanté de ces menaces, mais très décidé à les braver ; il les brava, en effet, en votant la déten-tion et le bannissement, quand le moment fut arrivé de le faire, et quoiqu'il eût aperçu ou cru aperce-voir, dans une tribune, ceux qui l'avaient insulté, le menaçant encore par leurs gestes, et lui rappelant ainsi ses dangers.

Cet effort était au-dessus de ses forces physiques : il persévérera toutefois jusqu'à la fin ; il vota le sursis avec le même courage ; mais ce fut son dernier acte législatif : la vive émotion qu'il avait éprou-vée lui causa une atteinte mortelle ; il mourut peu de jours après.

Deux hommes encore, étrangers à cette horrible affaire, trouvèrent aussi l'occasion de manifester un grand courage et de braver un grand péril ; l'un, l'abbé Leduc, dirigé par une piété antique, vint récla-mer le corps de Louis XVI, pour l'ensevelir, et le reconnut ainsi pour son parent, dans un temps où il n'y avait qu'un immense danger à être considéré comme tel ; l'autre, M. Marignier, homme de lettres, connu par quelques ouvrages, vint apporter une pétition pour demander la grâce du roi, après que le sursis eut été rejeté. Il ne put pas être entendu, quoiqu'il parût comme pétitionnaire, et qu'il se fût intro-duit dans le sein même de l'assemblée. Le refus du président de l'admettre et même de faire mention de sa demande, lui sauva certainement la vie. Toutefois il ne se découragea. : Il fit imprimer sa pétition peu de temps après, et la fit distribuer à la Convention, quoique malheureusement alors il ne fut plus temps de s'en occuper.

Un nommé Duchâtel, député des Deux-Sèvres, était retenu dans son lit par une maladie très sé-rieuse ; on connaissait son opinion, quoiqu'il ne l'eût pas énoncée publiquement. Trompés par un faux calcul, ceux qui la partageaient espérèrent à l'instant que la majorité serait douteuse, et crurent que sa voix, quoique seule, acquérait une grande importance : l'appel nominal allait être fini, mais il restait à en faire un second pour arrêter définitivement les votes. On envoya donc chercher Duchâtel ; il consen-tit sans peine à venir, et il se fit porter jusqu'au pied de la tribune. Il parut en vêtement de nuit, la tête enveloppée de linge, ressemblant à ces spectres funèbres qu'on nous peint errants parmi des tombeaux. Il demanda à énoncer son vote : on s'y refusa longtemps, sous prétexte que l'appel nominal était clos ; mais son dernier résultat n'avait pas été proclamé, et le décret n'était pas rendu : on consentit enfin à ce qu'il fut entendu ; il prononça le bannissement, et sortit aussitôt de l'assemblée pour n'y plus rentrer. Il fut longtemps à se rétablir ; et quand il fut convalescent, il se retira dans son département pour achever sa guérison : hélas ! Il ne peut y rester paisible : la haine des factieux l'y suivit ; on l'accusa d'entretenir des correspondances avec les chefs de la Vendée ; on rappela son empressement à venir voter en faveur du roi, et on le décréta d'accusation. Il fut traduit au tribunal révolutionnaire, et livré bientôt à la mort.

Voilà les conditions d'après lesquelles il était permis de se prononcer contre la mort du roi.

Sans doute je pourrais retracer encore beaucoup d'autres actions également honorables au courage et au talent de ceux à qui elles appartiennent, et qui signalèrent glorieusement cette époque, tout à la fois si mémorable et si douloureuse ; mais j'ai dû me borner à rappeler celles qui m'ont paru le moins connues, afin de m'efforcer de les arracher à un oubli qui serait injuste ; sans cela, je n'aurais pas man-qué de payer un juste hommage au dévouement surnaturel, à la piété véritablement sublime de cet abbé Edgeworth, dont les hommes de toutes les opinions, soit politiques, soit religieuses, se sont accordés

Page 474: classiques.uqac.caclassiques.uqac.ca/contemporains/benoit_jean_louis/... · Web viewauxquelles il conviendrait de se reporter, voire d’en écrire une nouvelle plus simplifiée et

jusqu'ici pour proclamer la haute vertu et pour révérer l'immortelle mémoire, et qui donna un si grand exemple de charité chrétienne, de fidélité, d'humilité, de courage, en bravant des dangers certains, pour porter dans la plus terrible infortune, à celui qui en était l'objet, la seule consolation qui pût en adoucir le sentiment. Mais je n'aurais fait que répéter ce que chacun a déjà senti, et je n'aurais rien ajouté à une aussi touchante renommée.