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William Marx - Le temps des crises

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William Marx - Le temps des crises

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  • K L I N C K S I E C K

    Pguy au cur :de George Sand Jean Giono

    Mlanges en lhonneur de Julie Sabiani

    sous la direction deDenis Pernot

  • Pguy au cur

    De George Sand Jean Giono

    Mlanges en lhonneurde Madame Julie Sabiani

    sous la direction deDenis Pernot

    Klincksieck

  • Ouvrage publi avec le soutiende la Ville dOrlans

    Klincksieck, 2011isbn : 978-2-252-03792-8

    Collection Circaredirige par Pierre Brunel et Bernard Ribmont

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    dj parus :(Re)lire Andersen. Modernit de luvre, sous la direction de Marc AuchetCrimes et chtiments dans la chanson de geste, sous la direction de Bernard

    RibmontFigures du tyran antique au Moyen ge et la Renaissance. Caligula, Nron et les

    autres, sous la direction de Denis Bja et Silvre MenegaldoQuatre potes de lEurope monde. Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Mrton Kalsz,

    Wulf Kirsten, sous la direction de Stphane MichaudLes entre-mondes. Les vivants, les morts, sous la direction de Karin Ueltschi et

    Myriam White-Le Go Redcouvrir Nisard (1806-1888). Un critique humaniste dans la tourmente

    romantique, sous la direction de Mariane BuryLa Renaissance ? Des Renaissances ? (VIIIe-XVIe sicles), prsentation de Marie-

    Sophie Masse, introduction de Michel PaoliLes Vux du Paon de Jacques de Longuyon : originalit et rayonnement, sous

    la direction de Catherine Gaullier-Bougassas

  • Mot du Maire

    Je suis particulirement heureux de cet hommage rendu Mme Julie Sabiani loccasion de son dpart la retraite. Cette initiative voit le jour grce M. Denis Pernot, son successeur luniversit dOrlans, soutenu par danciens collgues, doctorants et universitaires de renom. Quils en soient ici remercis.

    En tant que maire dOrlans, je tiens saluer le travail exemplaire ralis par Mme Sabiani, de 1984 2008 prs dun quart de sicle ! au Centre Charles Pguy dOrlans.

    Cette personnalit universitaire de haut vol a, en effet, facilit laccs des chercheurs luvre du fondateur des Cahiers de la Quinzaine par une remarquable politique dachat et dimportants travaux de classement et de catalogage. Elle a ainsi appel lattention sur des aspects mconnus de luvre de Charles Pguy, ses crits potiques, sa correspondance, dont certaines ditions enrichissent la comprhension.

    Mme Sabiani a, en outre, consacr une large part de ses travaux la lit-trature du tournant du XIXe et du XXe sicles qui lont amene sintres-ser lensemble de la vie culturelle de la Belle poque, et dans lOrlanais.

    En parallle de ses apports inestimables, je la remercie chaleureuse-ment pour les cafs littraires qui me tenaient cur et quelle a mis en place avec talent.

    Pour lensemble de sa contribution au rayonnement universitaire et culturel dOrlans, la Ville et moi-mme lui sommes trs reconnaissants.

    Serge GrouardMaire dOrlans

    Dput du Loiret

  • Le Temps des crises : arrire-gardes et avant-gardes

    La priode inscrite entre les deux sicles, le XIXe et le XXe, a t dcrite comme celle de crises diverses : du roman, de lhumanisme, des valeurs symbolistes, de la pense franaise crivent trs justement Graldi Leroy et Julie Bertrand-Sabiani dans La Vie littraire la Belle poque. Et ils ajoutent un peu plus loin, avec non moins de pertinence :

    Une ligne de partage subsiste cependant la veille de la Grande Guerre entre les tenants dune renaissance classique voire dun classicisme moderne et ceux de la modernit qui saventurent en des directions diverses : futurisme, simultanisme, dramatisme, orphisme, art crbriste, etc., autant de chapelles opposes les unes aux autres par de frquentes polmiques. 1

    Crise, donc, et ligne de partage : on se propose ici de mettre en rapport lun avec lautre ces deux constats fondamentaux et de montrer comment il revint la crise elle-mme de produire cette bipolarit de larrire-garde et de lavant-garde. Peut-on en effet penser les avant-gardes europennes du dbut du XXe sicle sans les relier une crise plus gnrale que tra-versait lpoque la littrature ? Le terme de crise est employ pendant toute la priode, depuis 1897, anne de la crise de vers 2 annonce par Stphane Mallarm, jusqu 1924, quand Jacques Rivire proclame la

    1. G. Leroy et J. Bertrand-Sabiani, La Vie littraire la Belle poque, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 233-235

    2. S. Mallarm, Crise de vers (Divagations, 1897), uvres compltes, t. II, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 2003, p. 204-213.

    William MarxUniversit Paris Ouest Nanterre La DfenseInstitut universitaire de France

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    crise du concept de littrature 3. Mais il faudrait citer aussi La Crise de la critique 4 de Gaston Sauvebois en 1911 et la crise de lesprit 5 dplore par Paul Valry en 1919. Les potes, les critiques, les crivains ont donc longtemps chant le temps des crises.

    Une anne en particulier fut critique entre toutes : 1909. Ce fut, bien entendu, lanne du Manifeste du futurisme , publi par Marinetti dans le Figaro. Mais ce fut aussi, si lon se rfre au tmoignage des contem-porains, une anne qui retentit tout entire des polmiques engages autour des thses noclassiques 6. En effet, aprs lenqute de Georges Le Cardonnel et Charles Vellay sur la littrature contemporaine 7 en 1905, aprs ltude de Pierre Lasserre sur le romantisme franais 8 en 1907, aprs lenqute dHenri Clouard sur la littrature nationale 9 en 1908, deux revues furent fondes avec la mission de dfendre la renais-sance classique : la Revue critique des ides et des livres (1908), puis Les Gupes (1909). Une promotion aussi nergique du noclassicisme devait fatalement susciter des rsistances : 1909 fut lanne de la raction anti-noclassique. Dans La Nouvelle Revue franaise et dans LOccident, Francis Viel-Griffi n, Andr Gide, Henri Ghon et Adrien Mithouard lancrent, chacun sa manire, une attaque gnrale contre le nationalisme lit-traire, la tradition du XVIIe sicle et lHumanisme grco-latin pour reprendre les termes dun militant du noclassicisme 10.

    La naissance des avant-gardes fut ainsi strictement contemporaine de la polmique autour du noclassicisme, et cette concidence ne doit rien au hasard. Car si la crise littraire du dbut du XXe sicle eut de multiples

    3. J. Rivire, La Crise du concept de littrature (fvrier 1924), Nouvelles tudes, Paris, Gallimard, 1947, p. 311-321.

    4. G. Sauvebois, La Crise de la critique , La Critique indpendante (thtres, concerts, arts, littrature) : organe de la dfense des intrts et des droits du public, fvrier 1911.

    5. P. Valry, La Crise de lesprit (1919), uvres, t. I, Paris, Gallimard, Bibliothque de la Pliade , 1957, p. 988-1000.

    6. Note de lditeur (peut-tre H. Clouard ou H. Martineau), J.-M. Bernard, uvres, t. II, Paris, Le Divan, 1923, p. 210.

    7. G. Le Cardonnel et C. Vellay, La Littrature contemporaine : opinions des crivains de ce temps, Paris, Mercure de France, 1905.

    8. P. Lasserre, Le Romantisme franais : essai sur la rvolution dans les sentiments et dans les ides au XIX e sicle, Paris, Mercure de France, 1907.

    9. Dans La Phalange.10. Note de lditeur, J.-M. Bernard, uvres, t. II, d. cit., p. 210.

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    symptmes, de non moins multiples et diverses rponses lui furent appor-tes. Lmergence des avant-gardes fait videmment partie de ces rponses la crise. Mais il ne faudrait pas pour autant ngliger le rle crucial des mouvements darrire-garde et, en particulier, de la Renaissance classique. De manire assez paradoxale, en effet, les arrire-gardes tentrent de rsoudre les mmes problmes que les avant-gardes, mme si leurs solu-tions ne furent pas semblables. Arrire-garde et avant-garde ne furent peut-tre que deux aspects complmentaires dun mme trouble de la lit-trature, qui se manifesta essentiellement dans le sentiment dtre parvenu une impasse historique. Aprs avoir prsent les solutions qui furent inventes pour sortir de cette impasse, on verra combien la question du rapport au symbolisme fut alors dterminante.

    Un nouveau rapport au temps

    Un bref prambule historique se rvle ici indispensable. La cration du concept moderne de littrature, la charnire des XVIIIe et XIXe sicles, stait accompagne dune transformation radicale du rapport au temps. Les anciennes belles-lettres taient fondes sur la perptuation sinon relle, du moins affi che et, en tout cas, objet dune large crance, dun modle classique directement hrit de lAntiquit, et dont la prminence ntait conteste qu la marge. Ce quavec le romantisme on nomma dsormais littrature fonctionna sur un mode diffrent : le rapport la tradition sef-faa au profi t dune affi rmation de lindividu. Luvre devint lexpression du gnie, et le gnie lui-mme nexistait et ne se mesurait que par rapport la masse de ses contemporains et des hommes qui lavaient prcd et dont il se distinguait.

    Autrement dit, lesthtique plus individualiste qui commena alors prvaloir fi t apparatre des contrastes nouveaux parmi les uvres littraires, contrastes qui se manifestaient en synchronie comme en diachronie. Non que ces contrastes et ces diffrences neussent pas exist auparavant, au temps des belles-lettres, mais lon ny prtait pas attention. La critique ne pouvait alors valuer que la plus ou moins grande distance de telle uvre ou de telle poque par rapport aux modles antiques. Les reliefs taient crass, le paysage nivel.

    Avec la cration de lide moderne de littrature, cest lhistoire de la littrature qui devient enfi n possible. Alors que les belles-lettres fonction-naient sur un mode paradigmatique, rcrivant sans cesse le mme texte en

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    une sorte dinfi ni palimpseste des uvres classiques, la littrature nouvelle-ment ne choisit le mode syntagmatique : au lieu de rcrire sur le mme rouleau, elle le droule et en accroche dautres la suite. La naissance de la littrature est insparable de lide que cette littrature a une histoire, quelle suit un dveloppement, quelle participe au progrs de lesprit humain.

    Or, dune certaine manire, la charnire du XIXe et du XXe sicle, cest cette croyance-l qui seffondre. Le symbolisme avait en effet reprsent le dveloppement le plus complet de lidal romantique de la littrature : le langage potique y oprait une scission radicale avec la langue commune, luvre permettait de pntrer les secrets les plus intimes de lunivers, le crateur sexilait de la socit 11. Mais, en portant son plus haut niveau le projet romantique, en laccomplissant, le symbolisme mettait un terme au processus qui avait t engag un sicle plus tt.

    Peu exprimrent aussi bien que Valry cette conscience de lachvement dun cycle. Son ide est la suivante : quavec le symbolisme lvolution lit-traire vers la fi n du XIXe sicle aboutit logiquement, et pour la premire fois, une mise en vidence de la nature propre de la posie. Il crit en 1920 : On voit enfi n, vers le milieu du XIXe sicle, se prononcer dans notre littrature une volont remarquable disoler dfi nitivement la Posie de toute autre essence quelle-mme. 12 Et encore : nous touchions par notre dsir lessence mme de notre art, [] nous avions vritablement dchiffr la signifi cation densemble des labeurs de nos anctres []. 13 La posie symboliste avait su manifester lessence mme de toute posie, jusqualors mle des scories qui en dissimulaient le vrai principe. Valry ne propose ainsi ni plus ni moins quune lecture proprement hglienne de lhistoire littraire : avec le symbolisme, labsolu sincarne dans lhisto-rique. LHistoire lhistoire de la littrature, sentend est enfi n dpasse.

    Mais la fi n de lhistoire de la littrature a deux consquences. Tout dabord, elle rend possible, dans un suprme dpassement, la conscience de cette mme histoire : ayant t vcus, le processus historique et la ra-lit qui en est rsulte peuvent prsent tre penss ; un nouveau discours critique est en mesure dapparatre, qui dpassera lapproche individuelle

    11. Au dbut du XXe sicle, en France, il ne fait de doute pour personne que le symbo-lisme se situe exactement dans la ligne issue du romantisme. Voir, par exemple, J.-M. Bernard, Discours sur le symbolisme , uvres, t. II, d. cit., p. 191-209.

    12. P. Valry, Avant-propos Connaissance de la desse (1920), uvres, t. I, d. cit., p. 1270.

    13. Ibid., p. 1275.

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    des uvres et des auteurs pour proposer une vision gnrale du dve-loppement de la littrature, do se dgagera fi nalement son essence. Lincroyable dveloppement de lhistoire littraire au dbut du XXe sicle naurait pu avoir lieu si navait prvalu le sentiment quun point de vue panoramique et surplombant tait dsormais possible.

    Mais ce qui rend possible un discours spcifi que sur lessence de la littrature rend aussi plus incertaine, ipso facto, lexistence mme de la lit-trature. Selon le principe daprs lequel cest seulement dans la maison en fl ammes que devient visible pour la premire fois le problme archi-tectural des fondations, crit Giorgio Agamben, ainsi lart, parvenu au point extrme de sa destine, rend visible son projet dorigine. 14 Cest le mme Valry qui se permet de dfi nir les proprits essentielles de luvre littraire et qui, quelques dcennies plus tt, avait dcid de se murer dans un silence potique presque complet, dont il faillit ne jamais sortir. Plus gnralement, la fi n du symbolisme fi t mesurer concrtement les limites du projet littraire dont les grandes lignes avaient t fi xes avec le roman-tisme : avec leffacement du symbolisme, cest la littrature mme qui disparat vaguement de lhorizon. Quelque chose, ici, se termine. Est-il vraiment possible, dans ces conditions, de continuer sur la mme lance et de poursuivre comme si de rien ntait une voie dj explore tout entire ?

    Avant-gardes et arrire-gardes en lutte contre lhistoire

    Le sentiment dune fi n de lhistoire oblige des retournements dra-matiques : cest tout le rapport de la littrature au temps qui en fut bou-levers au dbut du XXe sicle, et le sicle qui souvrit alors fut marqu tout entier par ce profond traumatisme. Grosso modo, deux positions radi-cales saffrontrent. Deux, car, parvenu au fond dune impasse, il ne reste gure dautre alternative que de reculer ou bien de sauter. Les arrire-gardes fi rent le premier choix : si le symbolisme tait un chec, il fallait rebrousser chemin et retourner au point prcdant la bifurcation fatale, celle qui avait men, prcisment, au symbolisme. Or, avant la bifurca-tion romantique, il ny avait que le classicisme, dans lopposition auquel le romantisme stait lorigine dtermin. Le nouveau courant sera donc noclassique, forcment.

    14. G. Agamben, LUomo senza contenuto, Milan, Rizzoli, 1970, p. 176.

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    Pierre Lasserre met le feu aux poudres en 1907 avec sa thse de doc-torat sur le romantisme franais 15, o il rsume tous les griefs accumuls antrieurement contre ce mouvement, en particulier par Charles Maurras. Puis la contestation est trs rapidement relaye par diverses revues : Les Marges dEugne Montfort, Le Divan dHenri Martineau, et surtout, comme on a vu prcdemment, La Revue critique des ides et des livres ainsi que Les Gupes.

    Ce mouvement de renaissance classique , tel quil aime parfois sintituler, na rien dune cole unifi e, avec des matres et une doctrine dtermins. Dans la ralit, comme la multiplicit des revues concernes le montre bien, il sagit plutt dune nbuleuse o la polmique interne prend souvent le pas sur laction commune. Nanmoins, les mots dordre gnraux du mouvement se laissent rsumer assez facilement : promo-tion dune littrature dinspiration nationale et provinciale ; retour la tradition classique du XVIIe sicle, aux formes potiques rgulires, la clart ; antisymbolisme de principe. Sil est vrai quen tant que mouve-ment la renaissance classique disparatra peu ou prou dans les remous de la premire guerre mondiale, on en retrouve nanmoins les chos travers une grande partie du sicle, de Charles Pguy Albert Camus, de Jacques Rivire Jean Paulhan, en passant par Valry, Jean Cocteau ou Jean Giraudoux.

    Or, ce nest pas un hasard si, au moment mme o apparat la renais-sance classique, surgit le mouvement antagoniste, qui choisit de sauter lobstacle plutt que de reculer : lavant-garde est lautre solution, exac-tement symtrique, au problme pos par la fi n de lhistoire de la litt-rature. Le Manifeste du futurisme , tel quil parat dans le Figaro du 20 fvrier 1909, dfi nit trs clairement les enjeux du dbat. Dune part, limpasse historique est totale sur ce point, les arrire-gardes tombe-raient daccord :

    Nous sommes sur le promontoire des sicles ! quoi bon regarder der-rire nous, du moment quil nous faut dfoncer les vantaux mystrieux de lImpossible ? Le Temps et lEspace sont morts hier. 16

    15. P. Lasserre, Le Romantisme franais : essai sur la rvolution dans les sentiments et dans les ides au XIX e sicle, Paris, Mercure de France, 1907.

    16. F. T. Marinetti, Le Futurisme, d. G. Lista, Lausanne, Lge dHomme, 1979, p. 52-53 ( Manifeste du futurisme , 1909).

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    Dautre part, et cest ici que sexprime la principale diffrence avec les arrire-gardes , tout recul est impossible ; le pass ne saurait en aucun cas servir de recours : Nous voulons dmolir les muses, les bibliothques []. [] nous voulons dlivrer lItalie de sa gangrne de professeurs, darchologues, de cicrones et dantiquaires. 17 Marinetti ne publie pas son manifeste Paris par hasard : si la littrature ne avec le romantisme a obtenu son plus haut achvement en France, cest de France que doit venir la solution.

    Les avant-gardes qui succderont au futurisme Dada, le surralisme ne divergeront pas fondamentalement sur les solutions apporter : toutes confrent le primat la praxis vitale (Lebenspraxis) par rapport la sphre artistique, pour reprendre lexpression de Peter Brger 18, de manire renverser compltement lchelle des valeurs poses par le romantisme, selon lequel lordre de lesprit et de la cration devrait dicter sa loi aux forces de vie et la matrialit de lexistence. La rupture invoque est brutale. Il nest pas indiffrent, de ce point de vue, que le surralisme se soit impos en promouvant comme fi gure de rfrence le coq--lne ou lincongruit, lesquels constituent la structure mme de lhistoire telle que la dsirent et la provoquent les mouvements davant-garde, cest--dire une histoire qui, avanant par ruptures, mnagerait aussi peu de points communs entre linstant t et linstant t + 1 quentre une machine coudre et un parapluie sur une table de dissection : il lui faut rompre lenchane-ment drisoire des faits 19. lui seul, lloge surraliste du hasard et de la non prmditation implique labolition de toute histoire littraire conue comme une chane syntagmatique cohrente.

    Ainsi, malgr les apparences, avant-gardes et arrire-gardes poursui-vent un mme combat contre le cours normal de lhistoire de la littrature, suppos avoir abouti un chec, et se proposent dinfl chir cette histoire dans des directions inattendues.

    La littrature du XXe sicle : entre rsultat et dpassement

    Cest pourquoi le rapport au pass na jamais t vcu avec plus dan-goisse que dans la littrature du XXe sicle, o le problme de la mmoire

    17. Ibid., p. 153.18. P. Brger, Theorie der Avantgarde, Francfort, Suhrkamp, 1974, p. 67.19. La Rvolution dabord et toujours !

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    et de la transmission se pose en des termes particulirement diffi ciles, et non sans pril. En effet, luvre littraire qui succde la fi n suppose de la littrature doit manifester quelle a pris en compte cette fi n. Dune manire ou dune autre, elle doit se proposer visiblement la fois comme le rsultat et comme le dpassement de toute lhistoire de la littrature. Le rsultat, parce quelle ne peut pas ne pas sinscrire, en tant quuvre littraire, dans le mcanisme volutif de la littrature initi partir de la priode romantique. Le dpassement, parce quelle ne doit pas moins dclarer le refus de cette histoire dsormais close. Rsultat et dpassement sont donc antinomiques et crent une tension qui est source danxit non moins que dnergie cratrice. La rsolution apparente de cette tension passe par un stratagme dordre esthtique : en pratique, les uvres ten-dent accentuer lune de ces deux fonctions, rsultat ou dpassement, et mettre en veilleuse lautre. Mais le dsquilibre guette

    Cest ainsi quarrire-gardes et avant-gardes prennent ostensiblement les unes comme les autres le parti du dpassement, les premires en pro-mouvant lesthtique antrieure lapparition mme de la littrature, les secondes en faisant exploser lordre littraire tabli et en essayant dinven-ter un avenir radicalement imprvisible. Les unes comme les autres ne font, en somme, que refuser lhistoire dont elles sont issues. Cest en quoi prcisment elles sont caractristiques dune littrature du XXe sicle qui, ayant perdu tous ses repres temporels, est force den crer dautres, arti-fi ciels, pour remdier cette perte. La chose est suffi samment claire pour les arrire-gardes, qui bouleversent le cours normal de lhistoire. Mais elle ne lest pas moins pour les avant-gardes, car linvention de la ten-sion avant-gardiste, tension aussi bien politique questhtique, na pas eu dautre fonction que dimposer une orientation puissante, mais en partie fi ctive, une histoire qui semblait tomber en panne de sens. Lavant-garde force le passage vers lavenir : elle cherche sortir de la crise par lavant ou, tout bonnement, sortir de lHistoire. Vincent Kaufmann le dit sa manire : les auteurs davant-garde ne se sont jamais mesurs autre chose qu un projet de livre total : au Livre en tant quil reprsente la fi n du livre, dans tous les sens du terme 20.

    Les esthtiques du dpassement, quelles soient darrire-garde ou davant-garde, sont beaucoup plus radicales que celles du rsultat. Elles

    20. V. Kaufmann, Potique des groupes littraires (avant-gardes 1920-1970), Paris, Presses universitaires de France, 1997, p. 11.

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    sont aussi beaucoup plus faciles tenir et dune cohrence bien plus vi-dente, mme si leur radicalit les coupe forcment dune grande partie du public et tend les mettre en marge du champ littraire.

    Le rapport ambigu au symbolisme

    Les esthtiques du rsultat, quant elles, si elles veulent aussi marquer un effort de dpassement, se trouvent dans un quilibre plus instable. Cette instabilit se manifeste en particulier, au dbut du XXe sicle, au sujet de la mmoire du symbolisme. Le rapport ce mouvement est lun des enjeux les plus forts autour desquels tourne alors la vie littraire. Le problme se pose en ces termes : le fait de revendiquer lhritage du symbolisme empche-t-il den proposer le dpassement ? Linstabilit est fl agrante dans le cas de Jean Moras : il revint en effet lauteur du premier manifeste du symbolisme de se prsenter en peine quelques annes comme le prin-cipal modle du noclassicisme, en fondant lcole romane, comme le rappellent avec justesse Graldi Leroy et Julie Bertrand-Sabiani 21. Une palinodie aussi rapide, entre 1886 et 1891, illustre bien les perturbations alors traverses par le concept mme de littrature.

    Lhistoire se reproduisit prs dune vingtaine dannes plus tard, dune manire beaucoup plus dramatique : deux opinions divergentes non plus dans le mme homme quelques annes dintervalle, mais dans la mme revue, au mme moment. Cest la fameuse anecdote du faux dpart de La Nouvelle Revue franaise. Dans le premier numro de novembre 1908, Lon Bocquet proposait le compte rendu trs positif dune attaque de Jean-Marc Bernard contre Mallarm, parue dans La Socit nouvelle quelques mois auparavant : un travail de dmolition entrepris, selon Bocquet, avec beaucoup de rserve et dhabilet 22.

    Bernard lui-mme tait un partisan du noclassicisme du ct, donc, des arrire-gardes. Pour lui, il tait clair que Parnassiens et Symbolistes ne sont que la queue du Romantisme et nont fait quexagrer, et par consquent dformer, des procds existants 23 : avec le symbolisme,

    21. G. Leroy et J. Bertrand-Sabiani, La Vie littraire la Belle poque, d. cit., p. 235.

    22. L. Bocquet, Les Revues , Nouvelle Revue franaise, n 1, novembre 1908, p. 78.23. J.-M. Bernard, Stphane Mallarm et lIde dimpuissance , La Socit nouvelle,

    14e anne, 2e srie, n 2, aot 1908, p. 191.

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    cest non seulement le XIXe sicle tout entier qui est rcus, mais surtout lide moderne de littrature. Dfi nissant, contre Albert Mockel, lart de Mallarm comme lantithse du classicisme 24, Bernard ny allait pas de main morte, concluant ainsi son article :

    Que Mallarm, dsormais, vive dans lesprit, le cur et les uvres des disciples aims, je le veux bien, et cest tant mieux pour lui ! Quil soit destin devenir un nouvel accoucheur desprits, cest fort possible. Mais que lon naille pas oublier cependant que Socrate, trs prudemment, na jamais rien crit. Il se contenta dtre un enchanteur du verbe et de lintel-ligence. Malheureusement pour Stphane Mallarm, nous possdons encore ses Posies et ses Divagations. 25

    En visant la fois Mallarm et le fait quil ait des disciples (ladversaire dclar, dans larticle, tait Jean Royre), larticle remettait donc en cause la postrit mme du symbolisme et sa place dans lhistoire. Il prenait rsolument le parti du dpassement plutt que du rsultat.

    La recension favorable propose par Bocquet dplut tellement Andr Gide et Jean Schlumberger quils rompirent avec lautre clan fondateur de La Nouvelle Revue franaise, celui que formaient Eugne Montfort et ses amis 26. La NRF ne renatrait pour de bon, cette fois quen fvrier 1909 avec un nouveau premier numro, qui annulait en quelque sorte le prcdent. Or, la comparaison des ditoriaux des deux premiers num-ros est fort instructive. Lavertissement liminaire non sign de novembre 1908 prenait acte, avec beaucoup dinsistance, de la fi n du mouvement symboliste :

    Les crivains que runit aujourdhui la Nouvelle Revue Franaise appartiennent la gnration qui dans la chronologie littraire suivit immdiatement le symbolisme.[]En rapprochant les nergies prcdemment parses des romanciers et des potes ayant dbut depuis dix ou douze ans, cest lespoir des fondateurs

    24. Ibid., p. 192.25. Ibid., p. 195.26. Voir A. Angls, Andr Gide et le premier groupe de La Nouvelle Revue Franaise ,

    t. I : La formation du groupe et les annes dapprentissage (1890-1910), Paris, Gallimard, 1978, p. 120 sq.

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    de cette revue quils aideront se dgager plus tt, tant leurs propres yeux qu ceux de la critique, lapport nouveau qui doit distinguer les crivains daujourdhui de ceux dhier.Si cette revue, on le voit, nest pas prcisment une revue de jeunes , elle nen est pas moins une jeune revue ds prsent ouverte la gnration qui slve. 27

    Il sagissait donc, clairement, de se dmarquer de la gnration symbo-liste. Bien quaucun jugement explicite, positif ou ngatif, ne ft port sur le symbolisme, on se situait plutt du ct du dpassement. Dans le numro de fvrier 1909, Schlumberger sattacherait manifestement rquilibrer le poids respectif du dpassement et du rsultat, affi rmant dabord lindfec-tible rapport fi lial unissant la revue avec les matres les plus rcents (le nom de Mallarm nest pas cit, mais il sagit videmment de lui) :

    [] ce nest qu lgard des uvres signi catives et le plus souvent de celles du pass que les amitis sont intransigeantes. Les prfrences res-tent libres, mais point la qualit de ladmiration, non plus quun certain sentiment, si lon peut dire, de dpendance liale. 28

    Surtout, Schlumberger prenait ses distances avec larrire-garde no-classicisante, qualifi e de raction rtrograde :

    Sil faut se rjouir dun lan toujours plus marqu vers nos dix-septime et dix-huitime sicles, ce nest quaprs rserves faites. Ce mouvement nest, chez un trop grand nombre, quune marque de vertige et de roi. Que les uns renient par systme toute notre littrature romantique, ou que les autres, par ignorance, ngligent tout ce que la n du dix-neuvime sicle nous a laiss de fort et dexquis, chez tous cest lanxit de se sentir per-dus, spars par un gou re vide, des sres gloires de la culture franaise. 29

    Bref, pour la Nouvelle Revue franaise de 1909, le dpassement ne doit pas lemporter sur le rsultat : il faut accepter lhritage du romantisme et du symbolisme pour pouvoir prtendre le dpasser. L anxit caract-ristique des esthtiques du pur dpassement est condamne.

    27. [Anonyme], Nouvelle Revue franaise, n 1, novembre 1908, p. 1.28. J. Schlumberger, Considrations , Nouvelle Revue franaise, n 1, fvrier 1909,

    p. 6.29. Ibid., p. 10.

  • PGUY AU CUR

    160

    Ainsi, entre les deux premiers numros de la NRF, le rapport au sym-bolisme sest-il quasiment invers : on ne saurait trouver de signe plus fort de linstabilit de la mmoire littraire au tout dbut du XXe sicle et de la relation ambivalente que la littrature de ce sicle entretient avec son histoire. Sans doute les deux ditoriaux contradictoires ont-ils t signs de deux mains diffrentes. Mais il nempche que la question du rapport Mallarm et, plus gnralement, au symbolisme avait pu tre laisse suffi samment dans le vague dans les conversations entre le clan gidien et celui de Montfort, lors de la fondation de la NRF, pour que la publication de textes aussi ouvertement antisymbolistes pt avoir lieu dans le numro de novembre 1908, sans scrupules particuliers de la part de leurs auteurs.

    En fi n de compte, lorsque la revue prendra un nouveau dpart en 1909, la question aura t rsolue : le classicisme complexe et ambigu dfendu par la NRF verra dans le symbolisme une exprience utile qui valait la peine dtre tente et dont il fallait prsent tirer la leon. Telle sera la position dAlbert Thibaudet ou de Paul Valry. De lautre ct, lultraclassicisme dfendu par les noclassiques, et qui connatra son ge dor entre 1908 et 1914, ce classicisme-l se fondera sur un seul constat : lchec du symbolisme. Mais que le symbolisme ait chou, pour les uns, ou quil ait laiss un hritage valable, pour les autres, cela nempche pas la NRF et les noclassiques de communier dans une seule exigence : dpasser le moment symboliste et profi ter de lopportunit historique, de la junc-tura rerum 30, pour proposer une autre manire de faire de la littrature, une littrature qui, la NRF comme chez les noclassiques, relve dune certaine rforme intellectuelle allie la contrainte formelle et qui, dans un cas comme dans lautre, sloigne nettement de bien des aspirations du symbolisme.

    *

    On voit ici combien la question fondamentale pour la littrature, au dbut du XXe sicle, et en 1909 en particulier, fut celle du postsymbolisme. On pourrait la formuler ainsi, trs brutalement : qui allait pouvoir appa-ratre comme le fossoyeur le plus effi cace du symbolisme ? Sur ce point,

    30. Charles Maurras parle de la junctura rerum, le joint o flchit lossa-ture, qui partout ailleurs est rigide, la place o le ressort de laction va jouer ( Mademoiselle Monk ou la gnration des vnements , LAvenir de lintelli-gence, Paris, Fontemoing, 1905, p. 285).

  • 161

    LE TEMPS DES CRISES

    lattitude des avant-gardes et des arrire-gardes tait relativement simple : elles prnaient les unes comme les autres la voie du seul dpassement. Or, lexemple de La Nouvelle Revue franaise montre quune autre solution tait possible : en assumant ouvertement lhritage du symbolisme, la NRF entreprit en effet de concilier deux positions apparemment antithtiques, celle du rsultat non moins que celle du dpassement. Solution diffi cile, dlicate, certes, mais dont lexistence elle seule et le succs historique remettent en cause ipso facto lantagonisme apparent des avant-gardes et des arrire-gardes. Celles-ci avaient plus en commun quelles ne voulaient bien lavouer. Leur opposition ntait pour partie que de faade. bien des gards, arrire-gardes et avant-gardes constiturent donc les deux faces complmentaires dune mme rponse la crise postsymboliste.

  • Table des matires

    Mot du Maire ................................................................................ 7

    Julie Sabiani ou Pguy au cur, par Denis Pernot .......................... 9

    Julie Sabiani : travaux et activits ................................................... 13

    Grard PEYLET. ducation et marginalit dans luvre de George Sand............................................................................. 21

    Frdrique ASKLUND. Amitis littraires dans les annes 1850 : h ophile Gautier, Louis de Cormenin, Maxime Du Camp, Gustave Flaubert, Louis Bouilhet ............................................. 45

    Bndicte DIDIER. Le Bambou ddouard Guillaume .............. 63

    Yves AVRIL. Traductions de Pguy ........................................... 79

    Romain VAISSERMANN. Dans la poussire et le soleil : un quatrain dattribution inconnue .......................................... 91

    Bruno CLMENT. Clio parle................................................... 105

    Jean-Pierre SUEUR. ve, le monde moderne et lart du contre-point ........................................................................................ 123

  • 246

    PGUY AU CUR

    h anh-Vn TON-THAT. DOrlans Doncires : mtamor-phoses littraires dune ville de garnison ................................... 135

    William MARX. Le Temps des crises : arrire-gardes et avant-gardes ....................................................................................... 149

    Denis PERNOT. Fernand Vandrem et la querelle des manuels 163

    Nicole LAVAL-TURPIN. Colette et Anna de Noailles, chemins croiss ...................................................................................... 181

    Bernard RIBMONT. Anglique de Jean Giono et limaginaire mdivalisant ........................................................................... 199

    Graldi LEROY. La Rome et la Grce antiques vues par Simone Weil ......................................................................................... 217

    Jeanyves GURIN. Camus et la revue Esprit (1944-1976) ........ 231

  • Professeur luniversit dOrlans et directrice du Centre Charles Pguy dOrlans, Julie Sabiani a consacr une large part de ses travaux la littrature du tournant des XIXe et XXe sicles. Elle la envisage travers des auteurs, des uvres et des problmatiques qui lont amene, partant des crits potiques de Pguy, sintresser la vie sociale et politique, culturelle et intellectuelle de la Belle poque, priode quelle sest attache dcrire et comprendre dans les tensions entre tradition et modernit qui la caractrisent. Signes par des lves ou des doctorants quelle a forms, par des amis qui ont soutenu ses projets au fi l des ans ainsi que par plusieurs universitaires avec qui elle a eu loccasion de travailler, les quatorze contributions runies dans ce volume rendent amicalement hommage lensemble de son uvre et de ses activits.Elles soulvent en effet des questions que Julie Sabiani a places au centre de ses proccupations : celle de la transmission de la culture littraire par linstitution scolaire et de sa rappropriation par les crivains travers les usages quils en font ; celle des fonctionnements des amitis littraires en tant quelles contribuent fi xer la place que tel ou tel auteur trouve dans lhistoire littraire ; celle de la littrature dides, des liens qui associent, sous une mme plume, culture lettre, production littraire et engagement intellectuel ; celle de ces remarquables vhicules dides que sont les revues.Autant de questions que soulve, lvidence, luvre de Pguy et obligent situer celle-ci au cur dun temps qui, pour une part, demeure le ntre.

    Denis Pernot

    978-2-252-03792-8

    9 782252 037928

    33

    en couverture :Charles Pguy jeune mari (1897),Centre Charles Pguy, Orlans.

    Ouvrage publi avec le soutien de la Ville dOrlans.