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359 Revue économique – vol. 59, N° 2, mars 2008, p. 359-366 Le libéralisme, deus ex machina de l’économie du bien-être 1 Philippe Mongin* Cette note critique la justification que Wolfelsperger a proposée de l’économie du bien-être parétienne en s’appuyant sur le libéralisme philosophique. CAN LIBERAL PHILOSOPHY SALVAGE PARETIANISM ? This note critically discusses the justification of Paretian welfare economics that Wolfelsperger has offered by relying on philosophical liberalism. Classification JEL : A13, D 60 Dans un article solidement charpenté d’économie normative fondamentale, Alain Wolfelsperger [2001] propose une réinterprétation inattendue des concepts parétiens qui dirigent l’économie du bien-être telle qu’on la pratique habituel- lement. Sa réinterprétation a le mérite considérable d’offrir un champ d’action bien défini à une entreprise aujourd’hui mal jugée, voire déconsidérée, alors même que les économistes ne savent pas mieux qu’hier se détacher du réflexe acquis des « comparaisons de bien-être ». À deux reprises, l’argumentation de Wolfelsperger invoque le libéralisme – entendu comme une thèse philosophique générale – pour clore le système normatif inabouti qu’il désigne comme paré- tianisme. La première liaison nous est offerte en réponse au problème dont les philosophes se sont faits les interprètes avant que certains économistes en pren- nent enfin la mesure : les concepts de la préférence et du bien-être individuels ne sont pas en rapport simple, ce qui prive l’usage évaluatif de l’optimum de Pareto de sa force irrésistible prétendue. Quant à la seconde liaison, elle renforcerait le système prescriptif du parétianisme, alors que, dans l’interprétation courante, il ne comporte qu’une simple mise en garde contre les états inefficaces. La note reconsi- dère ces deux arguments tour à tour ; elle montrera qu’en dépit de leur séduisante nouveauté, aucun des deux n’aboutit, ce qui laisse entière la question de savoir comment justifier l’emploi des notions parétiennes en économie normative. Ce que l’auteur nomme parétianisme correspond aux partis pris généraux de la nouvelle économie du bien-être, new welfare economics, et il aurait peut-être mieux valu qu’il retînt cette appellation, même si le passage des années la rend * Centre National de la Recherche Scientifique et École des Hautes Études Commerciales. Correspondance : EHEC, 1 rue de la Libération, F-78350 Jouy-en-Josas. Courriel : [email protected] L’auteur remercie pour leurs lectures attentives et critiques Alain Boyer, Bernard Manin et un rapporteur anonyme de la Revue économique.

Wolfelsperger a. Comment Peut-On Être Parétien

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    Revue conomique vol. 59, N 2, mars 2008, p. 359-366

    Le libralisme, deus ex machina de lconomie du bien-tre

    1Philippe Mongin*

    Cette note critique la justification que Wolfelsperger a propose de lconomie du bien-tre partienne en sappuyant sur le libralisme philosophique.

    CAN LIBERAL PHILOSOPHY SALVAGE PARETIANISM ?

    This note critically discusses the justification of Paretian welfare economics that Wolfelsperger has offered by relying on philosophical liberalism.

    Classification JEL : A13, D 60

    Dans un article solidement charpent dconomie normative fondamentale, Alain Wolfelsperger [2001] propose une rinterprtation inattendue des concepts partiens qui dirigent lconomie du bien-tre telle quon la pratique habituel-lement. Sa rinterprtation a le mrite considrable doffrir un champ daction bien dfini une entreprise aujourdhui mal juge, voire dconsidre, alors mme que les conomistes ne savent pas mieux quhier se dtacher du rflexe acquis des comparaisons de bien-tre . deux reprises, largumentation de Wolfelsperger invoque le libralisme entendu comme une thse philosophique gnrale pour clore le systme normatif inabouti quil dsigne comme par-tianisme. La premire liaison nous est offerte en rponse au problme dont les philosophes se sont faits les interprtes avant que certains conomistes en pren-nent enfin la mesure : les concepts de la prfrence et du bien-tre individuels ne sont pas en rapport simple, ce qui prive lusage valuatif de loptimum de Pareto de sa force irrsistible prtendue. Quant la seconde liaison, elle renforcerait le systme prescriptif du partianisme, alors que, dans linterprtation courante, il ne comporte quune simple mise en garde contre les tats inefficaces. La note reconsi-dre ces deux arguments tour tour ; elle montrera quen dpit de leur sduisante nouveaut, aucun des deux naboutit, ce qui laisse entire la question de savoir comment justifier lemploi des notions partiennes en conomie normative.

    Ce que lauteur nomme partianisme correspond aux partis pris gnraux de la nouvelle conomie du bien-tre, new welfare economics, et il aurait peut-tre mieux valu quil retnt cette appellation, mme si le passage des annes la rend

    * Centre National de la Recherche Scientifique et cole des Hautes tudes Commerciales. Correspondance : EHEC, 1 rue de la Libration, F-78350 Jouy-en-Josas. Courriel : [email protected]

    Lauteur remercie pour leurs lectures attentives et critiques Alain Boyer, Bernard Manin et un rapporteur anonyme de la Revue conomique.

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    invitablement bizarre. Mais le vocable nimporte pas ds lors que les contenus thoriques sont dgags, ce qui est le cas. Le partianisme de Wolfelsperger requiert, dune part, que lapprciation des politiques dpende seulement des consquences quelles ont sur le bien-tre des individus, dautre part, que ce bien-tre sapprcie exclusivement au travers des prfrences de ces individus. La note soccupera de ces deux postulats seulement, quelle dsignera comme le consquentialisme en bien-tre et le prfrentialisme en bien-tre (ce nest pas tout fait la terminologie de lauteur). Le postulat complmentaire de rv-lation des prfrences les prfrences des individus se manifesteraient par les choix quils effectuent nimporte pas essentiellement pour ce qui suit. On lais-sera entirement de ct la conception ordinale et non comparative des utilits individuelles qui a rendu clbre la new welfare economics1.

    Ce que Wolfelsperger nomme libralisme est beaucoup moins dtermin, en dehors de lvidence quil ne sagit pas de la doctrine conomique du libre-change, puisque celle-ci trouverait sa place du ct des consquences, et non pas des fondements ventuels, du partianisme. Le libralisme plus abstrait, vritable-ment philosophique, dont lauteur entend se prvaloir est sans doute ce principe trs commun, mais rarement formul avec prcision, daprs lequel chacun doit pouvoir mener son existence comme il lentend, pour autant quen agissant ainsi, il ne compromette pas lexercice du mme droit par son voisin. Des auteurs aussi diffrents que Locke, Mill, Hayek, Aron, Rawls, Nozick, ont envisag, souvent pour lapprouver, un tel principe. Wolfesperger le module de deux manires qui le prcisent, mais pas au point de rtablir une symtrie de dfinition avec le partia-nisme, beaucoup mieux camp. Dune part, le libralisme implique une forme de neutralit lgard des fins individuelles, et notamment des conceptions du bien (p. 13, 17-18). On sent pointer Rawls et Aron derrire cette prcision. Dautre part, le libralisme revendique la libert de passer des contrats (p. 9), confre aux individus des droits lgitimes (sous-dfinis par lauteur en dehors de la capacit prcdente, p. 25, 27), fait de lexercice de la libert individuelle un critre de lvaluation morale des tats sociaux (p. 23). On sent pointer Hayek et Nozick, plus lointainement Locke et Mill, derrire ces nouvelles indications.

    Pour quil napparaisse de malentendu ni sur la dmarche de Wolfelsperger, ni sur les objections qui vont suivre, il faut souligner que les deux concepts que celle-l prtend raccorder navaient pas tre compltement identifis au dpart. Comme il sagit, prcisment, dune rinterprtation, lauteur devait se laisser de la marge smantique. Mais, curieusement, il a choisi de dtailler mieux le par-tianisme, qui est linconnue dterminer, que le libralisme, qui est le paramtre de la rsolution.

    Le premier problme qui embarrasse lconomie du bien-tre et que, selon Wolfelsperger, le libralisme aiderait dpasser tient au concept de prfren-ces individuelles que cette discipline doit retenir pour son travail, tant valuatif que prescriptif. En premire analyse, les conomistes du bien-tre ne devraient pas sarrter aux prfrences brutes de lindividu, comme notamment les choix observables peuvent donner les connatre, parce que, sil est ainsi dtermin, le concept de prfrence ne prsente aucune liaison gnrale, ni analytique, ni mme empirique, avec celui de bien-tre. Ce que je prfre ne va pas ncessaire-ment, ni mme gnralement, dans le sens de mon plus grand bien-tre. Rappele par les philosophes ds lpoque o fleurissait la nouvelle conomie du bien-tre,

    1. Cet aspect fait lobjet dune tude spcifique chez Fleurbaey et Mongin [2005].

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    cette objection trs simple a suscit le concept des prfrences idales de lindi-vidu. Si lon ne suppose pas que celui-ci est rationnel et parfaitement inform, il ny a pas de raison de conclure que son bien-tre se ralise en mme temps quil satisfait sa prfrence ; lexemple banal du drogu illustre la double condition ncessaire. Certains ajoutent la condition plus discutable du centrage individuel, au motif que lexternalit de prfrence ouvre une autre brche entre le bien-tre et la satisfaction lexemple banal tant ici le jaloux qui prfre chouer avec son rival plutt que de russir en mme temps que lui, mais moins bien. Les prfren-ces idales tant ainsi partiellement caractrises, certains conomistes1 en ont adopt le concept pour rformer lanalyse du bien-tre : celle-ci devrait formuler ses valuations et recommandations partir des prfrences idales prises comme donnes. Wolfelsperger fait tat de ces dveloppements, mais ne les retient pas. Dans la reconstruction quil propose de lconomie du bien-tre, celle-ci ne soccupe jamais que des prfrences effectives des individus, et non pas des prfrences quun observateur philosophique leur attribue hypothtiquement.

    Il faudrait ce point cerner mieux le contraste de ces deux classes en distin-guant, parmi les prfrences effectives, celles qui sont brutes et celles qui sont labores les premires tant immdiates, alors que les secondes font lobjet dune rflexion et peut-tre dune rvision par lindividu. Avec cet claircisse-ment, le clivage ne tient plus la prsence ou non dune activit rflexive, mais la question de savoir qui la mne, lobservateur philosophique ou son individu-objet. Sans faire de distinctions internes, Wolfelsperger conseille lconomie du bien-tre de sen tenir aux prfrences effectives. Car, nave en apparence uniquement, lorthodoxie de la new welfare economics repose sur un matre argument : Lindividu est le moins mauvais juge de son propre bien-tre. (P. 16.) On rencontre parfois cette thse ou des variantes approches dans la tradition conomique, notamment utilitariste, mais Wolfelsperger en dplace la signification commune. Il nie en effet que la concidence du bien-tre avec les prfrences constitue un fait, quil soit rel ou hypothtique. Plus correctement formul(e), (la thse dit) que lindividu doit tre considr comme le seul juge de son propre bien-tre. (P. 17.) Ainsi, le verbe est devient doit , et le quali-ficatif moins mauvais devient seul . En tirant une vrit suppose propos des individus vers une obligation qui simpose lobservateur, on donne la thse, daprs Wolfelsperger, une porte de philosophie librale. Simultanment, ajoute-t-il, on parvient lier les prfrences et le bien-tre dune manire toute diffrente de celle envisage par les philosophes. La formule rvise implique de localiser le bien-tre dans les prfrences effectives de lindividu, et non pas dans ces prfrences extrieurement reconstruites dont il tait question plus haut. Telle est la premire liaison que lauteur effectue entre la doctrine philosophique fondatrice et la thorie conomique en mal de justification.

    Cette liaison dpend malheureusement dune formule qui reste quivoque : la thse librale fait obligation de considrer que lindividu est seul juge de son propre bien-tre. Or ce dernier membre de phrase peut signifier deux proposi-tions distinctes : 1) lindividu est seul juge de ce qui constitue son bien-tre, et 2) lindividu est seul juge de lopportunit de raliser son bien-tre par ses actions. Sagissant du drogu, par exemple, on peut avoir en tte ou bien la proposition suivant laquelle celui-ci juge que son bien-tre, et non pas seulement

    1. Wolfelsperger signale par exemple dAspremont, Fleurbaey et Mongin. La liste est bien sr plus large et commence avec un matre du domaine, qui est Harsanyi.

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    sa prfrence, crot avec la consommation de drogues, ou bien la proposition toute diffrente voulant quil ait opt pour la consommation de drogues, quoi quil pense par ailleurs de leffet produit sur son bien-tre (par exemple en pleine connaissance de cause). Une fois clarifie la distinction de sens, on se convaincra sans trop de peine que 2) est la seule proposition qui puisse importer au libralisme. Dune part, il serait trange que cette doctrine oblige accepter une proposition fausse, et cest prcisment le cas de 1) au niveau de gnralit o elle snonce : sil est patent que je ne suis pas toujours en mesure de juger du bien-tre de mon voisin, il est aussi vrai que je le suis quelquefois. Mde-cin ou psychothrapeute, je reois en consultation ; je ne prtends pas que je connatrais le bien-tre de mes clients mieux queux-mmes ; je me contente de penser que je suis capable aussi de porter un jugement comptent. Dautre part, le concept de libert joue un rle nul ou obscur dans 1), alors quil est pleine-ment activ dans 2). la lumire de cette dernire proposition, le libralisme apparat comme la doctrine qui laisse libre cours aux individus pour tout ce qui les regarde exclusivement, sans conditionner sa permission au fait quils pour-suivraient leur avantage. On aurait souhait que Wolfelsperger analyst plus avant sa formule cl. Au lieu de quoi, il a dissmin lquivoque : (lindividu) est la seule autorit comptente pour dterminer les fins quil doit poursuivre (ibid.). Mais quest-ce dire prcisment ? Que lindividu est le seul qui sache en quoi consistent ses fins, ou quil est libre dagir en conformit ou non avec les fins qui sont les siennes ? nouveau, le libralisme tire puissamment dans le sens de la dernire interprtation1.

    Puisque la proposition 2) lude la question du bien-tre individuel, on ne voit pas comment elle consoliderait le partianisme dans la dfinition quen donne Wolfelsperger. En tant que libral, je considre que le drogu juge de ce quil fait en consommant du cannabis ; il est oiseux que je me demande sil croit ainsi amliorer son bien-tre. La leon porte au-del de lnonc particulier retenu pour la proposition 2). Une conomie du bien-tre qui ne sappuie pas nomi-nalement, mais rellement, sur ce concept, ne doit pas attendre du libralisme la rsolution de ses difficults smantiques.

    Mme si elle entrait dans largumentation, la proposition 1) ne remplirait son office que si on la sollicitait beaucoup. Il faudrait lui faire dire non seulement que lindividu juge de son bien-tre, mais que son jugement se traduit dans ses prfrences, voire dans ses choix manifestes. En labsence de cette prcision, le non sequitur de la prfrence au bien-tre est manifeste ; ainsi, le drogu peut croire que le cannabis lui nuit, tout en continuant le prfrer. Il se peut que certains conomistes aient envisag 1) dans cette acception tendue, malgr lidalisation presque forcene quelle implique2.

    1. Voici une indication textuelle prise entre beaucoup dautres. Dans un passage de lEssai sur les liberts, Aron distingue trois concepts de la libert pertinents chez un libral : La participation lordre politique ou, plus prcisment, le choix des gouvernants par la procdure lectorale, lind-pendance dune population gouverne par des hommes de sa propre race ou nationalit, qui rejette des matres trangers, la puissance de lindividu ou de la collectivit, capable de satisfaire ses dsirs ou datteindre ses fins propres. (Dans Manent [1986], 2, p. 468.) Le passage claire utilement le libralisme philosophique ; celui dont il sagit maintenant se rapproche du dernier sens, mis en italiques ; or il est remarquable quAron ne renvoie ni au bien-tre, ni ses corrlats divers. Il choisit en connaissance de cause dsirs et fins propres ; il aurait pu ajouter prfrences , mais naurait sans doute pas crit bien , bien-tre , ou intrt . Il conserve ainsi au libralisme la possibilit davaliser des actions libres qui heurtent lintrt propre.

    2. On peut lire dans ce sens les indications sommaires de Boadway et Bruce ([1984], p. 8).

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    Wolfelsperger fait intervenir le libralisme loccasion dun autre problme classique de lconomie du bien-tre : les noncs relatifs loptimalit par-tienne livrent-ils ou non des prescriptions ? La rponse courante est rserve en raison de largument suivant, qui est lui-mme classique1. Toute amlioration partienne de ltat x par ltat y nest pas bonne raliser, car il peut se trouver des amliorations partiennes de x par z qui sont plus considrables encore, et de plus, il peut se trouver des tats ralisables z qui, non comparables x au sens de Pareto, constituent des amliorations au sens dautres critres norma-tifs, par exemple de justice distributive. Il dcoule de cet argument que la force prescriptive du partianisme est, dans le meilleur des cas, troitement limite. Si lon pose quaucune dtrioration partienne de x par y ne doit tre ralise, on formule simplement une interdiction ; si lon ajoute quil ne faille pas se contenter dun tat x domin au sens de Pareto, on formule une autre interdiction, toujours sans parvenir enchaner une recommandation positive en faveur dun tat. Mme ces maximes ngatives ont t battues en brche : on ne voit pas pourquoi on devrait en toute circonstance carter une dtrioration partienne ou quitter un tat domin si lon ne donnait pas au critre de Pareto une priorit lexicographique sur tous les autres. Si les mots ont un sens, le slogan de l arbi-trage entre justice et efficacit signifie quil sera quelquefois ncessaire de sloigner de lidal partien pour se rapprocher dun idal distributif.

    Selon Wolfelsperger, en acceptant de limiter de ces diffrentes manires le contenu prescriptif du partianisme, les conomistes lui ont fait perdre sa quali-fication de thorie morale : La thorie ne peut pas servir de guide lagent moral, ce qui signifie quelle est incapable datteindre lobjectif pour lequel elle a t conue. (P. 24.) Refusant cette consquence, lauteur ne propose pas moins que dinterdire les changements Pareto-indtermins , cest--dire ceux qui font passer de x y quand les deux tats sont incomparables. Convoqu une nouvelle fois, le libralisme justifierait ce renforcement prescriptif grce largu-mentation qui suit. Dun point de vue libral, un changement est inacceptable ds lors quil comporte la violation du droit dun individu. Or tel serait juste-ment le cas du changement de x en y quand ces deux tats sont incomparables au sens de Pareto. Si lon comprend bien le passage explicatif, qui est ici trs succinct, Wolfelsperger suppose que (i) chaque individu dispose dun droit sur les ressources que lui attribue lallocation initiale x. Faisant maintenant lhypo-thse que x et y sont incomparables, cest--dire que le remplacement de x y entranerait une moindre satisfaction pour un individu au moins, Wolfelsperger conclut que (ii) le changement de x en y comporte la violation du droit dun individu au moins.

    Lconomie du bien-tre ne mentionne pas expressment les droits de proprit, ce qui rend particulirement hasardeuse la prmisse (i). Wolfelsperger reconnat la difficult, mais ne sy arrte pas, parce que lconomie du bien-tre, dit-il, ne peut jouer son rle qu la condition quune situation de rfrence du point de vue de la rpartition des ressources entre les agents ait t bien dfinie, (et) cette exigence revient la spcification de fait dun systme de droits individuels sur ces ressources (p. 25). Lextrapolation smantique est douteuse. On sest servi

    1. Voir notamment Fleurbaey ([1995], p. 37-40). La new welfare economics acceptait largu-ment tout en croyant possible de le contrer par un autre le principe de compensation que lon considre aujourdhui comme invalide (ce principe repose sur des amliorations partiennes qui sont uniquement virtuelles).

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    du modle des conomies dchange pour tudier le cours des cigarettes dans les camps de prisonniers, on peut aussi bien lappliquer la dtermination du prix des contrats chez les tueurs de la camorra. Si Wolfelsperger rpond que, mme dans ces exemples, le modle prsuppose un genre de droit acquis sur les ressour-ces, on le concdera, mais en soulignant quun tel droit na peut-tre pas la force normative quil recherche pour convertir le partianisme en thorie morale . Si, plus raisonnablement, il carte les exemples au motif quils ne satisfont pas son ide de situation de rfrence , on lui demandera quelle est cette ide, et si elle nimporte pas des considrations morales subreptices quil sera trop facile, par la suite, de redcouvrir dans le partianisme1. Quoi quil en soit, lentre en scne mal justifie des droits nest pas la seule faiblesse du raisonnement, car mme si on la tolre, il reste une difficult plus subtile, qui est labsence de lien logique entre (i) et (ii).

    coup sr, il manque une proposition intermdiaire comme celle-ci : (i) un droit sur les ressources autorise celui qui en dispose les conserver sil nest pas satisfait des perspectives que lui offre une nouvelle allocation. La transi-tion de (i) (ii) passe en effet par lide que lindividu que dsavantagerait un changement peut sy opposer au nom du droit quil aurait maintenir sa part du statu quo. Tel est le droit individuel que le changement de i en y est cens violer quand ces tats sont incomparables. Mais largument renforc par (i) nest pas encore logiquement correct, parce que lindividu qui dispose dun droit au statu quo peut trs bien ne pas en faire usage. Il se peut quil laisse accomplir y alors mme quil peut lui opposer son veto lgal. Il faut donc cette nouvelle propo-sition intermdiaire : (i) celui qui dispose dun droit lexerce chaque fois que cela est son avantage.

    O intervient le libralisme philosophique dans cette liste largie de prmis-ses (i), (i), (i) ? Il inspire (i) et (i) pour autant quon spcifie le sens de lexpres-sion droit sur les ressources de la manire approprie cest la difficult smantique prcdente, maintenant tenue lcart de la discussion. En revanche, la prmisse (i) sort du champ thorique de la doctrine. On a soulign quelle se dsintressait de la question de savoir si les individus ralisaient ou non leurs intrts. Sa valeur inspiratrice est la libert dagir prise en elle-mme, et non pas lavantage qui rsulte ventuellement des actions individuelles une fois quon instaure la libert. Sans formuler carrment la proposition (i), Wolfelsperger peroit llment disparate quelle introduit dans sa justification : dun point de vue libral, il ny a pas de raison de supposer le plein exercice des droits. La solu-tion quil propose alors est de tenir pour acquise la maximisation du bien-tre , parce que, dit-il, cest lhypothse de rationalit caractristique de la thorie conomique positive (p. 27). Cette rponse est illusoire pour deux raisons au

    1. Cf. Ltat (initial) de la rpartition des resssources (doit tre) conforme au systme des droits lgitimes dun point de vue libral (p. 25-26). Cette phrase donne penser que Wolfelsperger veut restreindre les situations de rfrence aux tats initiaux de rpartition des ressources qui sont lgitimes du point de vue libral. Il faut comprendre par l des tats qui, par des intermdiaires histo-riques ventuellement nombreux, dcoulent dun premier accord libre des individus, par exemple sur le mode contractuel. Dans cette interprtation, le libralisme influencerait le partianisme au travers de la qualification normative quil propose des tats de la socit. Le projet de Wolfelsperger devient alors cohrent, mais il se rend aussi dpendant dun critre dvaluation fragile. Celui-ci donne en effet lieu une problmatique rgression vers le pass : si un tat x comporte un systme de droits lgitime au point de vue libral, il faut quil rsulte, par accord libre, dun tat prcdent xl qui comportait lui-mme un systme de droits lgitime au point de vue libral. Trouvera-t-on jamais un point darrt et tous les intermdiaires seront-ils bien conformes au critre de lgitimit ?

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    moins. Dune part, la thorie conomique positive prend comme hypothse de rationalit la maximisation des prfrences effectives, et non pas celle du bien-tre ; or, daprs ce que cette note a montr en premier lieu, Wolfelsperger ne peut pas se prvaloir de lquivalence des deux concepts (et dailleurs, il ne le veut pas, ce quil parat avoir oubli ce point). Dautre part et surtout, la maximisation du bien-tre individuel est factuellement douteuse et, de ce fait, on ne peut pas lajouter au systme de justification libral sans risquer de dtruire la capacit justificative de ce systme. Wolfelsperger donne penser quil est possible dajouter une proposition factuelle un systme normatif simplement parce quelle est factuelle, alors que, bien entendu, cette facult ne concerne que les propositions factuelles vraies.

    Le but de largumentation tait de conclure linterdiction des change-ments Pareto-indtermins , ce qui aurait eu pour consquence de valider lallo-cation de statu quo chaque fois quelle est un optimum. Quand bien mme la dmarche aboutirait, le partianisme ne deviendrait pas entirement prescriptif pour autant ; il reste en effet tous les cas o lallocation de statu quo est domi-ne. Comment dcider entre les amliorations partiennes de x quand elles sont multiples ? supposer quon exclue les amliorations de x par un y domin, il reste la multiplicit toujours possible des optima qui dominent x. On ne voit pas comment le raisonnement prcdent rpond ce problme, ni plus gnralement, comment le libralisme philosophique aide le rsoudre.

    Si Wolfelsperger ne parvient pas raccorder lconomie du bien-tre cette doctrine, il ouvre, par son chec mme, de trs intressantes perspectives. Pour faire aboutir, sinon une justification, du moins une interprtation cohrente, de lconomie du bien-tre partienne par le libralisme, il fallait sans doute commencer par dfinir autrement la premire. Les adjonctions discutables et, finalement, les distorsions que Wolfelsperger impose au second trahissent peut-tre le choix dun mauvais point de dpart.

    Les deux postulats du consquentialisme en bien-tre et du prfrentialisme en bien-tre ont pour effet damarrer le partianisme aux doctrines tlologiques, comme lutilitarisme, qui sappuient directement sur un concept de ce qui est bon pour la socit. Du coup, ils compliquent extraordinairement la lecture propose par le libralisme ou par toute autre doctrine dontologique, cest--dire fonde comme lui sur les concepts de libert, de contrainte, de droits et de devoirs. Ces philosophies ne dfinissent loptimalit que par drivation partir de leurs prin-cipes, et elles lui confrent alors une toute autre signification que leurs rivales tlologiques. Wolfelsperger nenvisage le conflit des deux familles doctrinales qu la fin de son article ; encore nen dcrit-il quassez faiblement lintensit. Pour ne pas en devenir la victime, il lui tait loisible de ne pas reproduire linter-prtation, effectivement tlologique, mais contestable et date, que le partia-nisme reoit dans la new welfare economics. Il tait concevable de partir non pas de loptimum, mais du principe de Pareto, en considrant celui-ci comme direc-tement porteur dun sens dontologique. De fait, comme par exemple Hausman et MacPherson [2006] le soulignent, il est logiquement possible de linvoquer en raison du genre de libert qui accompagne la satisfaction des prfrences, que celle-ci ralise ou non le plus grand bien-tre de lindividu. Une fois cern le sens dontologique du principe de Pareto, on peut tenter de comprendre lave-nant loptimum du mme nom, en larrachant aux significations tlologiques dominantes, puis dorganiser autour de ce concept un systme prescriptif plus

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    contraignant que celui de lconomie du bien-tre actuelle. La tentative mrite dtre faite avant quon puisse conclure lchec dfinitif du rapprochement souhait par Wolfelsperger.

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