8
max beerbohm zuleika dobson une histoire d’amour à oxford oman Traduction de Philippe Néel, entièrement révisée par Anne-Sylvie Homassel Monsieur Toussaint Louverture

Zuleika Dobson

Embed Size (px)

DESCRIPTION

Zuleika Dobson de Max Beerbohm

Citation preview

Page 1: Zuleika Dobson

m a x b e e r b o h m

z u l e i k a d o b s o nu n e h i s t o i r e d ’ a m o u r à o x f o r d

�oman

Traduction de Philippe Néel, entièrement révisée par Anne-Sylvie Homassel

Monsieur Toussaint Louverture

Zuleika BAT_Litt MTL 12/04/10 17:24 Page5

Page 2: Zuleika Dobson

[ 9 ]

c h a p i t r e i

Cette vieille cloche, présage d’un train, venait de retentirdans la gare d’Oxford, et les étudiants sur le quai,joyeuses silhouettes de tweed ou de flanelle, s’avancèrentd’un pas pour jeter sur la voie un regard nonchalant.Jeunes et insouciants, dans la douce lumière du soleil de l’après-midi, ils formaient un contraste incongru avec le plancher vermoulu, avec les signaux pâlis par le tempset les éternels murs grisâtres de cette antique station, qui, pour insignifiante et familière qu’elle parût à leursyeux, ne rappelle pas moins aux touristes les derniersenchantements du Moyen Âge.À la porte de la salle d’attente de première classe, se

dressait, vénérable et solitaire, le Recteur de Judas. Unpilier d’ébène de la tradition, telle était son apparence,revêtu qu’il était de son antique toge. Très haut, entre lebord large de son chapeau de soie et la blanche expansion

Zuleika BAT_Litt MTL 12/04/10 17:24 Page9

Page 3: Zuleika Dobson

[ 10 ]

de son plastron de chemise, saillaient ces yeux enviés parles faucons, ce nez jalousé par les aigles. Il soutenait sesans sur une canne d’ébène. Lui seul était digne du décor.Un coup de sifflet retentit dans le lointain. L’avant

d’une locomotive se dessina, puis il y eut derrière elle unlong train qui s’incurvait sous un panache de fumée. Il grossissait d’instant en instant. Sans cesse accru, sonvacarme le précédait. Bientôt ce fut un monstre énormeet furieux devant lequel un mouvement ins tinctif fitreculer tous les jeunes gens. (Et pourtant, à leur insu, ce convoi recelait en son flanc un danger bien plus re-doutable.) Il entra en gare, dans une confusion de bruit et de vapeur. Avant même l’arrêt, la porte d’une voitures’ouvrit pour livrer passage à une svelte et radieusecréature, en costume de voyage blanc et toque étince-lant de magnifiques diamants, laquelle sauta, agile, sur le quai.

Zuleika BAT_Litt MTL 12/04/10 17:24 Page10

Page 4: Zuleika Dobson

[ 11 ]

Un éblouissement, à coup sûr ! Cent yeux la dévi sagè-rent, et la moitié autant de cœurs lui furent désormaisacquis. Le Recteur de Judas lui-même avait chaussé sonnez d’une paire de lunettes à monture noire. L’aperce-vant, la nymphe courut à lui. La foule s’écarta sur sonpassage. Elle fut bientôt à son côté.«Grand-papa ! » cria-t-elle en l’embrassant sur les deux

joues. (Il n’y avait pas un seul des jeunes gens présents qui n’eût, pour cette accolade, sacrifié cinquante ans de sa vie.)«Ma chère Zuleika, fit-il, sois la bienvenue à Oxford.

N’as-tu donc pas de bagages ?— Oh ! si, une quantité, répondit-elle. Et une femme

de chambre qui va s’en charger.— Alors, dit le Recteur, allons droit au Collège. »

Il lui offrit le bras, et ils se dirigèrent lentement vers lasortie. La jeune fille bavardait avec animation, sans rougir

Zuleika BAT_Litt MTL 12/04/10 17:24 Page11

Page 5: Zuleika Dobson

[ 12 ]

une seule fois dans l’avenue de regards qui la dévo raientau passage. Les étudiants ensorcelés avaient tous oubliéceux ou celles qu’ils étaient venus cher cher. Ces parents,sœurs, cousines que l’on n’avait pas réclamés, couraientsur le quai. Infidèles au devoir, les jeunes déserteursconstituèrent un cortège compact à leur enchanteresse.Ils la suivirent en silence. Ils la virent sauter dans lelandau du Recteur qui s’assit à sa gauche. Et ce futseulement quand le landau eut disparu qu’ils se retour-nèrent — avec quelle lenteur et quelle mauvaise grâce ! —pour s’occuper des leurs.Le landau roula vers Judas, traversant ces quartiers

sordides qui unissent Oxford au monde. Il rencontrapeu d’étudiants, car la plupart — on était au lundi de la Semaine des Huit —, avaient couru à la rivière pourencourager leurs équipes. Il croisa pourtant un splendidejouvenceau monté sur un poney de polo. Son chapeau de paille s’ornait d’un ruban blanc et bleu, et il le soulevadevant le Recteur.« C’est, expliqua le Recteur, le Duc de Dorset, un

membre de mon collège. Il dîne à ma table ce soir. »Zuleika, se retournant pour regarder sa Grâce, vit que

le Duc n’avait pas ralenti son allure, et qu’il ne jetait pasmême un coup d’œil par-dessus son épaule. Elle eut unfrisson de consternation, mais à peine ses lèvres avaient-elles esquissé une moue qu’elles s’incurvèrent bientôt enun sourire sans méchanceté.Dans The Corn, l’avenue où le landau venait de dé -

boucher, un second étudiant, à pied celui-là, et toutdifférent du premier, salua le Recteur. Il portait un vestonnoir, élimé et informe. Il était aussi courtaud que son

Zuleika BAT_Litt MTL 12/04/10 17:24 Page12

Page 6: Zuleika Dobson

[ 13 ]

pantalon : presque un nain. Son visage manquait autantde charme que son allure de distinction. Il louchaitderrière une paire de bésicles.« Et celui-là, qui est-ce ? » s’informa Zuleika.Une rougeur intense colora les joues du Recteur.« C’est un autre élève de Judas, répondit-il. Un certain

Noaks, je crois.— Il dîne aussi avec nous, ce soir ?— Certainement pas ! protesta le Recteur. C’est hors

de question. »À l’inverse du Duc, Noaks s’était retourné pour lancer

derrière lui un ardent regard. Il attendit que le landau

Zuleika BAT_Litt MTL 12/04/10 17:25 Page13

Page 7: Zuleika Dobson

fût sorti du champ rétréci de ses yeux myopes, pourreprendre, avec un soupir, sa promenade solitaire.Le landau roulait maintenant sur le Cours, à l’en droit

que noircirent les fagots du bûcher de Latimer et deRidley. Il passa devant les portes de Balliol et de Trinity,ainsi que devant l’Ashmolean. Du haut de leur piédestal,entre les barreaux des grilles du Sheldonian Theatre, lesbustes sévères des empereurs romains considérèrentl’équipage de la belle étrangère. Zuleika leur réponditd’un regard indifférent. Les choses inanimées avaientpeu de charme à ses yeux.Un instant après, un vieux professeur sortait de chez

Blackwell où il venait d’acheter des livres. Il vit avecstupeur, de l’autre côté du Cours, de grosses gouttes desueur briller sur le front des Empereurs. Il pressa le pas,tout tremblant. Ce soir-là, dans la salle des professeurs, il en fit part à ses collègues. Il eut beau n’obtenir quesourires sceptiques et polis, il refusa mordicus de croirequ’il avait été victime d’une hallucination consécutive à la lecture assidue de Mommsen. Il se déclara certain dece qu’il avait vu. Il fallut attendre deux jours pour quel’on commence à accorder quelque créance à ses dires.Oui, au passage du landau, la sueur perla bien au front

des Empereurs. Ils comprenaient bien, eux, le dangerqui menaçait Oxford et l’annonçaient du mieux qu’ils le pouvaient. Que cela soit porté à leur crédit. Et consi-dérons-les donc désormais avec plus de mansuétude. De leur vivant, nous le savons, certains d’entre eux furentinfâmes — nihil non commiserunt stupri, sævitiæ, impie-tatis !Ne sont-ils pas assez punis pourtant ? Éternellementet inexorablement exposés à la chaleur et au froid

[ 14 ]

Zuleika BAT_Litt MTL 12/04/10 17:25 Page14

Page 8: Zuleika Dobson

d’Oxford, aux quatre vents qui les cinglent et à la pluiequi les ronge, ils expient en effigie les abominations de leur orgueil, de leur cruauté et de leur luxure. Lesdébauchés sont sans corps ; les tyrans ne sont plus cou-ronnés que de neige ; ceux qui s’estimaient les égaux desdieux sont souvent confon dus avec les Douze Apôtrespar les touristes américains. C’est à quelques pas d’euxque les deux Évêques succombèrent pour leur foi, etaujourd’hui encore, nul ne passe en ce lieu sans verser une larme. Pourtant leur mort sur le bûcher fut prompteà venir ! À ces Empereurs que personne ne pleure, letemps n’accordera pas de répit. C’est bien sûrement chezeux le signe de quelques grâces que de ne s’être pas, en cebel après-midi, félicités du fléau qui allait s’abattre sur le lieu de leur servitude.

Zuleika BAT_Litt MTL 12/04/10 17:25 Page15