Gerard Deledalle
LE NEO-PRAGMATISME
De la philosophie analytique qui laissait de cote l'engagement
social, je n'avais retenu dans la premiere edition du present
ouvrage, que ce qu'elle avait emprunte a l'esprit americain en
debarquant outre-Atlantique: le "tour pragmatique", pour utiliser
une expression devenue depuis a la mode. De fait, la philosophie
analytique etait si peu americaine qu'il n'en reste pratiquement
plus rien aujourd'hui - et que tous ceux qui comptaient alors dans
le mouvement analytique, et pas seulement Quine et Wilfrid Sellars
dont j'ai parle, ont rejoint, a leur suite, le pragmatisme. Deux
types de ralliement me semblent devoir etre signales. L'un qui
fit beaucoup de bruit et que je qualifierai de "pragmatisme a contre-coeur", se reclame de Dewey tout en lui reprochant de
n'etre paspasse par le positivisme logique (ce qu'effectivement
Dewey aurait pu faire), c'est celui de Richard Rorty. L'autre qui,
sans negliger Dewey, est plus proche ·de Peirce, c'est celui ou se
sont retrouves tout recemment Nelson Goodman et Hilary Putnam.
A. Richard Rorty: Pragmatisme a contre-coeur ou pragmatisme du
monde global de demain1 ?
En 1967, Richard Rorty etait un "analyste" convaincu de l'espece
"linguistique". "Par philosophie linguistique, ecrivait-il dans
The Linguistic Turn. j'entendrai la conception selon laquelle les
problemes philosophiques sont des problemes que l'on peut resoudre
(ou dissoudre) soit en reformant le langage, soit en etudiant
davantage le langage que nous utilisons aujourd'hui." 2 Dans
Consequences of Pragmatism, le "tour" est joue: "Selon moi, James
et Dewey [ ... ] attendaient au bout de la raute dialectique que la
philosophie analytique parcourait"3 , avec l'"esperance sociale".
Le pragmatisme apporte a Rorty ce a quoi, phiJosophe americain,
il aspirait et que la philosophie analytique ne pouvait pas lui
donner: la dimension ethique de l'engagement philosophique dans la
"reconstruction de l'experience" contre la Philosophie.
118
Ce "tour pragmatique" tient plus en fait epistemologiquement· du
pragmatisme "magique" de William James - mais Rorty s'en defendrait
- que du pragmatisme "logique" de Dewey, Rorty n'a pas de mots
assez durs pour condamner la logique de Dewey, comme s'il voulait,
ce faisant, pouvoir exalter, sans arriere-pensee, l'"esprit d'
esperance sociale" de, l'auteur de Logique: la theorie de 1 'enquete.
Ce que Rorty ne voit pas ou ne veut pas voir est que la logique
est, pour Dewey, le moyen de la realisation de cette esperance.
C'est pourquoi je qualifie le pragmatisme de Rorty de "pragmatisme
a contre-coeur", et cela pour deux raisons. La premiere est qu'il
est "dualiste" de coeur: la logique, necessairement formelle, d'un
cote, et donc toujours analytique, et le social, de l'autre, qui
est de l'ordre de l'epanchement irraisonne, voire irrationel,
simple "volonte de croire". La deuxieme raison est que Rorty con
tinue a donner la primaute au langage sur l'experience, comme si
le langage n'etait pas une experience.
Que Rorty ait commis un contresens majeur concernant la pensee de
Dewey ne semble pas, quand on lui en fait la remarque, ebranler
ses convictions. 11 avoue ne pas avoir relu Dewey avec beaucoup
de soin, espere le faire un jour, reconnait avoir admire James et
fort peu Dewey4 , mais s'en tient a ce qu'il a dit, a savoir que
si "Dewey fut une force morale tres puissante dans la vie ameri
caine pendant plusieurs decades", ce ne fut pas "parce qu'il fut
pousse par une nouvelle dynamique philosophique, ni parce qu'il
possedait un gadget methodologique". C'etait simplement qu'il
"avait le nez pour sentir ce qui se passait et le genie pour le
decrire en' termes qui faisaient eclater le "bloc des conventions" 5".
Que Rorty ait tort historiquement est indeniable. Le Dewey qu'il
nous presente n'est pas celui dont l'esperance sociale reposait
sur la logique de la transaction. Faut-il a tout prix revenir au
Dewey historique? Que le Dewey historique transcende l'histoire
est un point de vue que je partage avec d'autres 6 . Mais la philo
sophie globale de demain, pour pragmatique, experimentale et demo
cratique, qu'elle ne puisse manquer d'etre, doit-elle s'incarner
dans ce pragmatisme-la? Rorty ne le pense pas et son argumentation
ne manque pas de force, meme si elle peut ne pas convaincre. La
creativite n'est pas affaire de methode: ni Galilee, ni Darwin, ni
119
Martin Luther King, n'eurent recours a une methode eprouvee et
"authentique" pour faire ce qu'ils firent. En appeler a la methode
de Dewey, c'est en appeler a un autre "bloc de conventions", ce
bloc en quoi elle s'est figee en impregnant l'esprit americain,
"taute la lie de la pensee deweyenne - tout ce fatras concernant
la methode scientifique" 7 , Rorty dixit.
Pour creer la philosophie de demain, il faut prendre exemple sur
Dewey et, comme lui, faire eclater le "bloc des conventions", fut
ce contre lui-meme, car il est devenu la nouvelle tradition, la
nouvelle Philosophie. La science d'aujourd'hui n'est plus la
"science unifiee" d'hier. L'idee d'une science "naturelle", la
nature se prolongerait-elle en culture, comme le veut Dewey, n'est
plus de mise. Cette epistemologie positiviste, "maintenant que les
positivistes plient bagages et filent a l'anglaise, on devrait les
encourager a l'emporter avec eux" 8 . L'Amerique pourrait alors,
avec son neo-pragmatisme, asseoir sur une base critique dont Rorty
chercherait volontiers le modele chez Foucault et Habe~mas, l'espe
rance sociale du monde global de demain.
B. Le pragmatisme epistemologique: Nelson Goodman et Hilary Putnam
Le souhait de Rorty va dans le sens du pragmatisme traditionnel,
dont il exaspere l'un des traits: le pluralisme que confortent les
prises de position epistemologiques de Thomas Kuhn et de Paul
Feyerabend et, pour celui-ci, jusqu'a l'absurde. Si le debat est
ouvert, le principe est assure. Des autres traits du pragmatisme,
celui que ne semble pas partager Rorty, a savoir le realisme,
qu'il soit experimental a la Dewey ou "quasi-ontologique" a la
Peirce, a trouve une autre expression chez deux epistemologues
americains: Nelson Goodman et Hilary Putnam. La question centrale
est celle des fondements: la science et, partant, la philosophie
sont elles nominalistes ou realistes? Le positivisme logique et
la philosophie analytique etaient nominalistes. Ce qu'il en reste
chez Rorty le pose en antifondamentaliste 9 . Mais Peirce et Dewey
l'etaient aussi, puisque la realite n'est pas deja-la: elle est
a faire.
120
1
La conversion de Nelson Goodrnan au pragrnatisrne le conduit a se
poser la question et a tenter de repondre a la question en des
terrnes que Peirce ne desavouerait pas. D'une part, parce que,
cornrne Peirce, Goodrnan s'attaque a la vieille enigrne de l'induction
qui reduisit Hurne au scepticisrne; d'autre part, parce que sa SO
lution qui ressernble fort a celle de Peirce, le sauva, cornrne elle
sauva Peirce, du scepticisrne, par le biais d'un pluralisrne garanti
par la cornrnunaute des chercheurs. 10 Que Goodrnan se dise "relati
viste" et "irrealiste", s'explique par son passage par la philo
sophie linguistique. 11 ne faut pas y voir une profession de foi
forrnaliste. Seule la forrnalisation qui paie en dividendes pra
tiques trouve rnaintenant grace aux yeux de Goodrnan.
Le livre de Goodrnan sur l'induction: Fact, Fiction and Forecast
qui parut en 1954, est devenu un classique conternporain, cornrne
le dit Hilary Putnarn dans la Preface11 a la quatrierne edition
qui date de . 1983. Goodrnan rnodifia son texte a chaque edition,
pour repondre aux questions nornbreuses que sa theorie soulevait.
Hurne se dernandait de quel droit pretendre que ce que nous in
ferons a partir de cas observes continuera a etre vrai dans des
cas non encore observes. Goodrnan repond que tout ce que l'on peut
dire d'evenernents non encore observes en se fondant sur quelque
ensernble d'observations que ce soit, est egalernent justifie.
Le problerne de la justification de l'induction consiste a deter
rniner les inferences qui sont valides et celles qui ne le sont
pas. 11 ne differe pas de celui de la deduction: la validite se
justifie par la conforrnite aux regles. Cornrnent cela se passe-il
pour l'induction dont les regles doivent payer en dividendes
pratiques? Goodrnan illustre sa position en proposant ce qu'il
appelle le g r u e p a r a d o x que nous traduirons par le
"paradoxe du veu". Soit un nouveau predicat "veu" defini cornrne
s'appliquant "a toutes les choses exarninees avant! seulernent dans
le cas ou elles sont vertes et aux autres choses seulernent dans
le cas ou elles sont bleues". "Vert" et "bleu" sont absolurnent
interdefinissables avec "veu" et "blert" (bleu avant ! ou vert
apres). Ainsi "vert" est tout ce qui est "veu" avant ! et "blert"
apres. Le problerne est que, si certaines erneraudes sont exarninees
avant !. elles sont a la fois "vertes" et "veues". Pourquoi
121
choisir 1 1 hypothese: "Toutes les emeraudes sont vertes", plutot
que 1 1 hypothese: "Toutes les emeraudes sont veues" (et par conse
quent bleues)? Les deux predications ne pouvant pas etre correctes
en meme temps, pourquoi l 1 une est-elle consideree comme une quasi
loi et 1 1 autre non; pourquoi 1 1 une est-elle "projectible" et
1 1 autre non?
On ne peut echapper au paradoxe, dit Goodman, que si l 1 on dis
tingue les hypotheses qui sont des quasi-lois des autres, parce
que seules les hypotheses qui sont des quasi-lois sont confirmees
par leurs instances positives et justifient par consequent qU 1 0n
les projette.
Pour definir le caractere quasi-legal de l 1 hypothese et apporter
une reponse a la nouvelle enigme, Goodman propose sa theorie de
1 1 "implantation". Unehypothese est projetee si elle est adoptee
apres determination de la verite de quelques-unes de ses instances,
les autres etant encore a determiner. Les instances positives
constituent la classe evidente, les instances indet~rminees, la
classe projetee. Quand une hypothese a plusieurs instances posi
tives, elle est "supportee"; plusieurs instances negatives,
"violees"; quand elle n 1 a aucune instance indeterminee, elle
est "epuisee". L 1 adoption d 1 une hypothese est une projection
"reelle" (a c t u a 1), si 1 1 hypothese est supportee, inviolee
et inepuisee.
Que se passe-t-il si deux hypotheses sont dans ce cas et sont par
consequent conflictuelles, comme C1 est le cas pour "Tciutes les
emeraudes sont vertes" et "Toutes les emeraudes sont veues"-?
11 faut, suggere Goodman, projeter l 1 hypothese dont les predicats
sont les mieux "implantes" : "vert" est mieux implante que "veu".
L 1 implantation n'a rien a voir avec la verite. On ne choisit pas
la proposition: "Toutes les emeraudes sont vertes", parce qu 1 elle
est vraie, alors que la proposition: "Toutes les emeraudes sont
veues", serait fausse. Si l 1 on emet une hypo~hese, C1 est juste
ment parce qu 1 on ne sait pas si elle est vraie ou fausse. Si on
1 e savai t, on n 1 aurai t pas besoin d 1 hypothese et 1 1 in.duction
n 1 aurait pas de raison d 1 etre. L 1 implantation n 1 est pas une affaire
122
de verite, mais de pratique linguistique.
Ce que decrit Goodman est ce que Peirce appelait l'abduction,
premiere etape de l'inference linguistique qui en camporte trois.
L'abduction propose une hypothese que la deduction formelle deve
loppe et que l'induccion experimentale meta l'epreuve. Si
l'epreuve est concluante, l'hypothese est justifiee pour la
communaute des chercheurs, son "assertibilite [est] garantie",
disait Dewey, son "implantation" est assuree, nous dit Goodman.
La pratique linguistique n'est donc pas suffisante. L'irrealiste
pourra peut-etre s'arreter la, parce qu'au stade de l'abduction
il ne s'agit que du choix d'une hypothese. Mais quand on en vient
a sa ve~ification, l'irrealisme n'est plus tenable. Pour qu'une
hypothese "projetee" s'implante, il faut d'abord que la communaute
des chercheurs la mette a l'epreuve. Mais l'implantation n'est pas
synonyme de fondement. On peut etre antifondamentaliste et
"relativiste" e t realiste. L'implantation nous renvoie au
principe du pragmatisme, a la fixation de la croyance et a l'habi
tude. Pourquoi preferer la proposition: "Toutes les emeraudes
sont vertes", a la proposition: "Toutes les emeraudes sont veues"?
Certainement pas pour des raisons formelles, fussent-elles con
formes aux principes et aux lois de l'induction, mais tout simple
ment par habitude ou "implantation". Les habitudes changent, dira
t-on? Eh oui! Et c'est pour cela qu'il faut distinguer l'abduction
de l'induction. On ne projette plus aujourd'hui les memes hypo
theses qu'hier, parce que nous avons d'autres habitudes: les "im
plantations" ont change. Peirce ecrivait:
Un chimiste remarque un phenomene surprenant. S'il professe une grande admiration pour la Logique de Mill, comme beaucoup de chimistes, il se rappellera que Mill leur dit qu'il doit travailler en se fondant sur le principe que, dans des conditions exactement les memes, des phenomenes semblables se produiront. Pourquoi donc ne note-t-il pas que ce phenomene s'est produit tel jour de la semaine, que les planetes presentaient telle configuration, que sa fille portait une robe bleue, qu'il avait reve d'un cheval blanc la nuit precedente, et ainsi de suite? La reponse sera qu'effectivement au debut les chimistes tenaient campte de conditions de ce genre, mais qu'ils ont fai~ des progres. ( Collected Papers, 5.591)
Le progres consiste bien dans la mis~ a l'epreuve des consequences
123
que le savant deduit des hypotheses projetees et se fait donc par
induction, mais l'induction en tant que telle ne peut verifier
que ce qui lui est soumis - et ce qui lui est soumis ne peut
l'@tre que par abduction dans · les limites (que l'induction con
tribue a elargir progressivement) des croyances et des habitudes
implantees. 12 D'ou la parfaite compatibilite de l'antifondamenta
lisme, du relativisme et du realisme, tout au moins du "realisme
pragmaticiste" de Peirce. 13
Hilary Putnam, dans la Preface au livre de Goodman, accentue le
"tour pragmatique" de la pensee de Goodman a laquelle il se rallie.
Il confirme implicitement la constatation que faisait Rorty de la
"pragmatisation" de la philosophie americaine, mais il n'y voit
pas, comme Rorty, la fin de la Philosophie avec une majuscule.
Tout au contraire, la "pragmatisation" est, pour lui, l'expression
d'une "reflexion philosophique sur la pratique de notre communau
te". Non, la philosophie n'est pas finie, dit-il, car "rien n'est
d,.' 1' [ ] ' f . " 14 Q. 11 "11 . eJa a, ... tout est a a1re . ue e me1 eure express1on
de la profession de foi pragmatiste pourrait-on pr~poser?
Il y a, selon Hilary Putnam, deux conceptions de la rationalite,
qui correspondent a deux points de vue philosophiques: l'externa
lisme et l'internalisme. Les mots sont malheureux peut-@tre, car
ils nous reportent a un dualisme que Putnam rejette. Ceci dit,
l'externalisme est le point de vue de Dieu, l'internalisme sou
tient que la question "ne quels objets le monde est-il fait"
"n'a de sens que dans une theorie ou une description". Mais "il y
a plus d'une theorie ou description vraie" du monde. La "verite"
est pour l'internalisme une sorte d'acceptabilite rationnelle (idea
lisee) - une sorte de coherence ideale de nos croyances entre
elles et avec nos experiences telles qu'elles sont representees
dans notre systeme de croyances - et non une correspondance avec
des "etats de choses" independants de l'esprit ou du discours. 15
Goodman et Peirce avant lui ne disent pas autre chose. Le "Prag
matisme", precise Putnam, est l'un "des noms que l'on donne au
point de vue internaliste"16 . Un pragmatisme .qui se reclamerait
plus volontiers de Peirce puisqu'il s'inspire de Kant.
L'analyse des deux conceptions de la rationalite correspondantes
124
conduit Putnam a justifier l'abandon du positivisme logique et le
recours au pragmatisme. L'argument contre le positivisme logique
consiste a montrer que le positivisme logique contient en lui
meme sa propre refutation.
Pour le positivisme ~ögique les methodes de "justification ration
nelle" sont donnees par une liste ou un canon qui decrit d'une
maniere exhaustive la methode scientifique. La 11methode scienti
fique" epuisant la rationalite, et la verifiabilite par cette
methode epuisant la signification, la liste ou le canon determine 11 tOut ce qui est et ce qui n'est pas un enonce ayant une signifi-
. • • 1117 11 , cat~on cogn~t~ve . Une reponse evidente, poursuit Putnam, etait
de faire remarquer que le critere de signification des positi
vistes etait auto-refutant car le critere lui-meme n'est ni (a) 11. 1 • II [ ] • (b) • • , • f • bl 1118 ana yt~que .. . n~ emp~r~quement ver~ ~a e.
L'argument ne vaut pas seulement pour le positivisme logique, mais
pour toute theorie dont la signification formelle n'a de formel
que le nom, parce que 11 les formes de verification [ ... ] ont ete .L 1 •' ' [ ] 1119 c • 1 ins ti t uti onnalisr:::es par a soc~ete . . . . e qu~ n est pas
malgre les apparences une critique qui atteindrait le pragmatisme
plutot que le positivisme logique, mais, au contraire, une denon
ciation de l'illusion formaliste, que l'on retrouve dans toute
position anarchiste et, s'agissant d'epistemologie, tout particu
lierement dans la theorie de .l' incommensurabilite de Kuhn et de
Feyerabend. 11Dire que Galilee avait des notions 11 incommensurables 11
avec les notres pour les decrire ensuite dans le detail, c'est
etre totalement incoherent. 112° Ce n'est pas la relativite des
discours scientifiques (ou autres) qui est mise en cause, mais
l'illusion d'y echapper en la justifiant. Dans On Certainty qui
est son livre le plus proehe de la pensee pragmatiste de Peirce,
Wittgenstein remarque, dit Putnam,
que les philosophes peuvent trauver cent justifications epistemologiques differentes de l'enonce 11 Les chats ne poussent pas sur les arbres 11 - mais aucune de ces 11 justifications 11 n'a pour point de depart quelque chose qui soit plus 11 certain11 (au sens institutionnel de 11 certain11 precisement) que les chats ne poussent pas sur les arbres.21
125
L'argument de Putnam est, dit-il lui-meme, un "gambit gagnant"
qui "porte en lui une le~on sur le Positivisme Logique" 22 . De
1 'avoir neglige a conduit a l'anarchie, non seulement en epistemo
logie, mais en morale. Rien n'est plus frappant en ce domaine que
le debat entre Robert Nozick et John Rawls concernant la justice
et plus particulierement la justice sociale. Rappelans les faits.
En 1971, John Rawls expose une conception de la justice (A Theory
of Justice23
> a laquelle Robert Nozick en oppose une autre en
1974 (Anarchy, State and Utopia24 ). John Rawls est un positiviste
logique qui abandonna l'analyse semantique du discours moral et
politique, non pour le pragmatisme, mais pour la grande tradition
morale europeenne. Son ouvrage prend la suite de ceux des grands
theoriciens anglais: John Locke, Thomas Hobbes, John Stuart Mill,
H. Sidgwick. A Theory of Jus ti ce n' est pas un ouvrage polemique.
Certes il s'oppose a l'utilitarisme, maisfort civilement. 11 ne
rejette pas entierement l'intuitionnisme. Il se presente comme un
"intuitionnisme modere". Sa theorie est liberale. Ellepropose une
sorte de cantrat social a la societe d'aujourd'hui ~elle qu'elle
est, mais a laquelle il demande d'etre coherente sans etre in
transigeante. La societe doit garantir l'egalite pour tous, mais
tolerer l'inegalite pourvu qu'elle ne lese pas les plus demunis.
C'est la justice du "gentleman", du "bon joueur" britannique, dont
Rawls pense qu'elle peut s'adapter aussi bien au socialisme qu'au
capitalisme. Theorie contractuelle, sa seule justification ex
plicite repose sur le cantrat de l'auteur avec son lecteur: "En
ce qui concerne ce livre, les conceptions du lecteur et de l'au-
1 1 . "25 R 1 . . A , d teur sont es seu es qul comptent. aw s lmaglne etre passe e
l'analyse linguistique a la constatation empirique des faits,
alors qu'il s'agit simplement de l'accord d'opinions sur les faits.
Comme l'ecrit R.M. Rare, s'il "trouve beaucoup de lecteurs qui
partagent avec lui une confortable unanimite dans leurs jugements
reflechis, lui et eux penseront qu'ils representent "les gens en
general" et se feliciteront d'etre parvenus a la verite. C'est
ainsi que des expressions comme "raisonnable et generalement
acceptable" [ ... ] sont souvent utilises par les philosophes en
guise d'argument" 26 . Ce qui nous ramene a la critique de Putnam:
"La reconnaissance publique du statut d'une "theorie scientifique
hautement feconde", de sa justesse probable, illustre, celebre et
renforce les images du savoir et les normes de la rationalite
126
entretenues par notre culture."27
Pour Nozick, si l'on est coherent, il faut soutenir le liberalisme
a fond. Il n'est pas juste d'imposer a ceux qui ont accede a la
propriete une limite a leur droit a la propriete pour redistribuer
leurs richesses selon un plan etabli par l'Etat. L'egalite pour
tous n'est possible que si l'Etat s'abstient de toute interven
tions. Seul unEtat minimal est compatible avec la justice. Rien
n'empeche les travailleurs de se saisir des moyens de production
et de devenir capitalistes, pourvu qu'ils en prennent la responsa
bilite et les risques, sans l'aide d'un Etat qui garantirait leur
accession a la propriete. La theorie anarchiste de la justice de
Nozick ~e resiste pas non plus au "gambit" de Putnam: elle est
"auto-refutante". Elle ne se justifie pas plus que celle de Rawls,
sauf a considerer que les aspirations de classe soient des justi
fications suffisantes. Ce qui manque en definitive a ces deux
theories qui ne sont pas aussi differentes l'une de l'autre qu'il
n'y parait, est une philosophie de l'"esperance sociale"- non
pas cette philosophie de "boutiquiers" qu'ils nous proposent, mais
cette philosophie pragmatique de la democratie qu'un John Dewey
a elaboree, ou la fin ne justifie pas les moyens, mais ou les
moyens produisent des fins qui les mettent a l'epreuve.
Que le scientisme du XIXe siecle soit perime est indiscutable. De
n'en avoir retenu que l'expression formelle, le positivisme
logique s'est brise contre le roc des realites. Est-ce une excuse
suffisante pour s'agripper aux seules realites materielles? Ne
reste-t-il pas l'esperance sociale dont la realisation- fut-elle
regionale - ne peut qu'etre confiee a la raison? A la Raison
a priori? Certainement pas, car elle est raison de classe, comme
en temoignent et l'"homme d'ordre" de Rawls et l'"anarchiste" de
Nozick. A la raison tatonnante alors, a la raison pragmatique,
experimentale et democratique, qui est methode (ni modele ideal ni
fait empirique), faillible certes, mais perseverante en marche?
Pour aller ou? Elle ne sait, mais au Service des hommes. Telle est
l'essence du pragmatisme inscrite en filigrane dans l'esprit de la
philosophie americaine.
127
NOTES
1 De Richard Rorty ont paru depuis 1976: Philosophy and the Mirror of Nature. Princeton: Princeton University Press 1979; Consequences of Pragmatism. Minneapolis: University of Minnesota Press 1982. Sur Richard Rorty, on peut lire un symposium organise par John J. McDermott, auquel participerent, outre John J. McDermott, Ralph W. Sleeper, Abraham Edel et Richard Rorty, Transactions of the Charles s. Peirce Society, Winter 1985, vol. XXI, no 1, pp. 1-48. Cf. le no. special de la Revue Francaise d'Etudes Americaines sur la philosophie americaine, novembre 1987.
2 Richard Rorty, The Linguistic Turn: Recent Essays in Philosophical Method. Chicago; The University of Chicago Press 1967, p.3.
3 Richard Rorty, Consequences of Pragmatism, op.cit., p.XVIII.
4 Richard Rorty, "Comments on Sleeper and Edel", Transactions, op.cit., p.39.
5 Ibid., p.44.
6 Voir en particulier pour ne citer que des auteurs qui participerent au symposium: John J. McDermott, The Culture of Experience: Philosophical Essays in the American Grain~ Amherst: The University of Massachusetts Press 1976 et Streams of Experience: Reflections on the History and Philosophy of American C~lture. Ibid. 1986; et Ralph W. Sleeper, The Necessity of Pragmatism: John Dewey's Conception of Philosophy. New Haven: Yale University Press 1986. Sur la question de la relation de la philosophie americaine avec la culture americaine, on peut lire la position negative de Bruce Kuklick dans Churchmen and Philosophers: From Jonathan Edwards to John Dewey. New Haven: Yale University Press 1985 et "Does American Philosophy Rest on a Mistake?" in: American Philosophy, ed. Marcus G. Singer. Garnbridge: Garnbridge University Press 1986.
7 Richard Rorty, "Comments on Sleeper and Edel", op.cit., p.44.
8 Ibid., p.45.
9 On peut lire sur la question: Joseph Margolis, Pragmatism without Foundations. Oxford: Blackwell 1986.
10 Cf. Nelson Goodman, Ways of Worldmaking. Indianapolis: Hackett 1978.
11 Hilary Putnam, Preface a Nelson Goodman, Fact, Fiction and Forecast. Cambridge, Mass.: Harvard University Press 1983, p.VII. Une traduction francaise due a Martin Abram a paru en France sous le titre Faits, fictions et predictions. Paris~ Editions de Minui t 1985. '
12 Sur tout cela, on peut lire: James F. Harris et Kevin Hoover, "Abduction and the new riddle of induction" in: The Relevance of Charles Peirce. The Monist, juillet 1980, vol.63, no. 3 et
128
notre article: "L'actualite de Peirce: abduction, induction, deduction" in Semiotica 45-3/4, 1983, pp.307-313, dont nous avons reproduit en les modifiant quelques paragraphes.
13 Hilary Putnam, Preface a la 4e edition de Fact, Fiction and Forecast, p.IX.
14 I b id . , p . XV .
15 Hilary Putnam, Reason, Truth and History. Cambridge: Garnbridge University Press 1981, trad. fr. de Abel Gerschenberg: Raison, verite et Histoire. Paris: Les EditionsdeMinuit 1984. C'est a la traduction francaise que nos notes renvoient. Ici, p.61.
16
17
18
19
20
21
22
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.
Ibid.,
Ibid.,
Ibid.,
p.62.
p .121.
p.l22.
p .131.
p.123.
p .122.
23 John Raw1s, A Theory of Justice. Cambridge, Mass.: ' Harvard University Press 1971; Oxford: Oxford University Press 1972. Trad. fr. de Catherine Audard, Theorie de la justice. Paris: Le Seuil 1987. Sur Raw1s, on peut lire: Reading Rawls,Critical studies of A Theory of Justice. Norman Danie1s, ed., Oxford: Blackwell 1975.
24 Robert Nozick, Anarchy, State and Utopia. New York: Basic Books 1974. Sur Nozick, on peut lire: Reading Nozick, Essays on Anarchy, State and Utopia, Jeffrey Paul, ed., Oxford: B1ackwel1 1982.
25 John Rawls, op.cit., p.50.
26 R.M. Hare, "Rawls' Theory of Justice" in Reading Rawls, op.cit. p.82.
27 Hi1ary Putnam, op.cit., p.122.
SUMMARY
American phi1osophy is 1inked with American ideology - so that in the United States phi1osophy is not the same universal way of looking at things as phi1osophy is supposed to be in Europe; it is proper1y American: it is pragmatic. The more recent development of American philosophy is a kind of test of that which I suggest. Twenty years ago, one cou1d only note the overwhe1ming
129
influence of logical positivism in America. Today, pragmatism is back again in two forms. The firstform intends to bring back classical pragmatism - epistemology and the rest; the other form, which I would call "half-hearted pragmatism" following the paradigmatic attitude of Kuhn, intends rather to do away with the old pragmatic epistemology and keep the liberal turn of Dewey's pragmatism.
130
41i 41
Internationale Zeitschrift für Semiotik und Ästhetik 12. Jahrgang, Heft 2/3, 1987
INHALT
Gertrude Stein:
Klaus Oehler:
Max Bense:
Jorge Bogariri:
Udo Bayer:
Angelika H. Karger:
Georg Nees:
Karl Gfesser:
Ertekin Arin:
Regina Claussen:
Shutaro Mukai:
Hans Brög:
Barbara Wichelhaus:
Gerard Deledalle:
JotHle Rethore:
Pietro Emanuele:
Mattbias Götz:
"Alphabete und Geburtstage" 5
Das Parallelismusschema von Sein, Denken und Sprache in der Spekulativen Grammatik 10
Bericht V über die "Eigenrealität" von Zeichen und das Möbiussche Band 19
Semiotische Heterarchien 28
Drei Stufen des Zusammenhangs von Realität und Repräsentation 35
Repräsentationswerte bei der Matrixbelegung durch Zeichenklassen und Realitätsthematiken 43
Anima Reanimata 54
Sprache und Realität in der Physik. Eine semiotische Annäherung 67
Uber das Zeichen-Verhalten des Menschen 82
Literatur und Pragmatik -am Beispiel Baudelaires . 91
Hernage an Elisabeth Walther 100
Das eigentliche Selbstbildnis 101
Die Kinderzeichnung als Medium "ästhetischer" Kommunikation 107
Le Neo-Pragmatisme 118
Pragmatisme et Langage chez Peirce 131
Implicazioni semiotiche del concetto husserliano di motivazione 155
Zeichenskepsis 166