La pluie, le rendement et lâassurance.
Les risques climatiques en agriculture au Sénégal
Sara Angeli Aguiton
Introduction
Les problĂšmes qui prĂ©occupent historiquement les agences dâaide au dĂ©veloppement lorsquâelles
conçoivent des programmes pour les pays du Sud sont variés: politiques et économiques,
dâinfrastructure et dâamĂ©nagement, sanitaires et sociaux, agricoles et alimentaires, etc. Ces derniĂšres
années, ces agences se sont saisies de la montée des questions environnementales et climatiques
pour remodeler leurs maniĂšres de gouverner les objets qui se trouvent traditionnellement dans leur
pĂ©rimĂštre dâintervention. Câest ainsi quâau SĂ©nĂ©gal, les « risques climatiques en agriculture » ont
rĂ©cemment Ă©tĂ© mis Ă lâagenda des institutions, de lâexpertise internationale et des entreprises qui
Ćuvrent Ă la modernisation agricole, et qui leurs ont adossĂ© une solution, lâassurance indicielle.
Cette innovation est ainsi devenue un nouvel instrument de lâaide au dĂ©veloppement, tout en
renforçant le cadrage lĂ©gitime de lâaction publique globale : lâadaptation de touâteâs au changement
climatique (Felli, 2016). Les agences dâaide au dĂ©veloppement voient dĂšs lors lâassurance indicielle
comme un instrument dâadaptation, mais aussi comme un moyen dâaccompagner lâindustrie
assurantielle sur des territoires jusque-là en dehors de ses marchés, car jugés trop peu rentables,
trop risqués ou simplement inassurables.
Lâassurance indicielle est un produit destinĂ© Ă des populations considĂ©rĂ©es comme vulnĂ©rables,
dont les agences de développement veulent « sécuriser » les activités productives. Les
anthropologues nomment ce genre dâoutils des « modĂšles voyageurs » (Olivier de Sardan et al.,
2017) : des solutions conçues pour ĂȘtre transposables dans de nombreux contextes, dissĂ©minĂ©es
par des rĂ©seaux dâexpertâeâs liĂ©s aux institutions internationales. Dans ce contexte de fortes attentes
institutionnelles, par sa technicité économique et agronomique, et par son déploiement encore trÚs
expĂ©rimental, lâassurance indicielle pour lâagriculture a principalement Ă©tĂ© Ă©tudiĂ©e par les
chercheurâseâs qui contribuent Ă la mettre en Ćuvre : Ă©conomistes, gestionnaires, chercheurâseâs
impliquĂ©âeâs dans lâaide au dĂ©veloppement (Ricome et al., 2017). Cet article, tout comme des
analyses récemment proposées par des travaux de géographie critique (Johnson, 2013 ; Kneale et
Rendalls, 2014), assume une position plus extĂ©rieure au monde de lâassurance comme aux objectifs
de lâaide au dĂ©veloppement. Il sâagit pour moi de documenter ce que cet instrument technique et
financier nous dit dâun mode actuel de gouvernement des Ă©conomies rurales et des environnements
au Sénégal.
La Banque Mondiale a Ă©tĂ© Ă lâorigine de la premiĂšre initiative dâassurance indicielle en 2011, via un
projet pilote visant Ă assurer les productions dâarachide et de maĂŻs contre le manque dâeau. Elle a
Ă©tĂ© suivie par un projet de lâUnited States Agency for International Development (USAID, la
coopĂ©ration Ă©tats-unienne) concernant le maĂŻs, le mil et le riz. Câest ensuite le Programme
Alimentaire Mondial (PAM), lâorgane onusien de lâaide alimentaire internationale, qui a lancĂ© un
projet dâassurance sur plusieurs cĂ©rĂ©ales en 2014. LâUnion EuropĂ©enne a contribuĂ© Ă lâexpansion
de ce marché en 2017, avec une assurance sur cinq céréales (mil, niébé, sorgho, riz et maïs). La
Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) a lancé un projet sur le maïs et le coton en
2017. Cette mĂȘme annĂ©e, les diffĂ©rents bailleurs ont crĂ©Ă© une structure, le ComitĂ© de
DĂ©veloppement et de Promotion de lâAssurance Indicielle, par laquelle ils coordonnent leurs
efforts en relation avec les institutions sénégalaises, afin de transformer leur intervention
expérimentale en dynamique pérenne. Ces différents projets sont tous des pilotes et ne couvrent
pas lâintĂ©gralitĂ© de la population agricole sĂ©nĂ©galaise (la population rurale, qui vit Ă 95% dâactivitĂ©s
agricoles, a été estimée à plus de 7 millions de personnes par le recensement de 2014, soit prÚs de
55% de la population du pays). Ces projets sont néanmoins ambitieux dans leur volonté de saisir
la diversité des situations. Ensemble, ils concernent la plupart des zones productives du pays : le
sud tropical, le nord irriguĂ©, et le centre, oĂč la pluviomĂ©trie est la plus variable ; ils assurent la
plupart des cultures cĂ©rĂ©aliĂšres ; et ciblent diffĂ©rents profils dâagriculteurâriceâs : producteurâriceâs
de semences, de cĂ©rĂ©ales consommables ou pour la transformation (huile dâarachide), opĂ©rant en
agriculture Ă vocation commerciale ou en agriculture dâautosubsistance. Un tel dispositif
dâassurance est alors totalement inĂ©dit au SĂ©nĂ©gal, en particulier pour le monde rural qui nâa jamais
été concerné par ce type de service financier et, plus généralement, par toute mesure de protection
sociale1. La multiplication des projets pilotes indique ainsi quâĂ la fn des annĂ©es 2000, tout Ă©tait Ă
faire, lâĂ©difice assurantiel Ă construire.
Les rapports de domination et les profits privés qui se construisent dans ces assemblages globaux
sont massifs, mais les promesses qui sây dĂ©ploient ne doivent toutefois pas nous aveugler sur le fait
que lâassurance indicielle rencontre de nombreuses difficultĂ©s, au SĂ©nĂ©gal comme ailleurs. Elle
ressemble en cela à de nombreux outils de développement qui, sur le terrain socio-économique, de
lâenvironnement ou encore de la santĂ©, sont souvent prĂ©sentĂ©s comme des solutions miracles avant
dâĂ©chouer, voire le sont encore tandis quâils Ă©chouent2. Pour documenter ces tensions, je propose
de suivre lâingĂ©nierie assurantielle, politique, Ă©conomique, climato-agronomique et de
dĂ©veloppement qui a Ă©tĂ© nĂ©cessaire au marchĂ© de lâassurance indicielle pour lâagriculture au SĂ©nĂ©gal.
Comment rend-on un risque climatique assurable dans un contexte dâaide au dĂ©veloppement ?
Quâest ce qui est « mis en Ă©conomie » dans ce processus ? Et quelles formes de gouvernement des
Ă©conomies rurales sĂ©nĂ©galaises sây adossent ?
Presque tous les projets pilotes conduits au SĂ©nĂ©gal se fĂ©dĂšrent dans un mĂȘme produit dâassurance
opĂ©rĂ© par un couple dâacteurs : lâassureur sĂ©nĂ©galais, la Compagnie Nationale dâAssurance Agricole
du Sénégal (la CNAAS), et une startup de microassurance, Planet Guarantee. Ce produit étant
standardisĂ©, le risque quâil cherche Ă couvrir est techniquement restreint Ă une seule dimension : la
sĂ©cheresse, ou « dĂ©ficit pluviomĂ©trique » dans le langage technique de ces acteurâriceâs. Mais ce
produit met en mouvement dâautres prĂ©occupations de lâaide au dĂ©veloppement, qui ne concernent
pas premiĂšrement lâenvironnement ou la vulnĂ©rabilitĂ© des agriculteurâriceâs face aux alĂ©as
météorologiques, mais les rendements agricoles jugés trop bas.
Le risque est au cĆur de ces opĂ©rations, car les populations ciblĂ©es sont Ă la fois considĂ©rĂ©es en
fonction de leur capacitĂ© Ă prendre des risques dans le but de sâenrichir (le risque est alors une
compétence, elles sont « risk capable », dans le vocabulaire de Randy Martin (2006)) et de leur
potentiel « à risque » (le risque est alors une menace, elles sont « at risk »). Leigh Johnson identifie
les modes de subjectivation qui sâattachent Ă lâassurance indicielle: le risque environnemental est le
risque face auquel les agriculteurâriceâs sont dits vulnĂ©rables, en Ă©tant toutefois encouragĂ©âeâs Ă
prendre des risques financiers prudents pour augmenter le rendement de leur production (via la
souscription Ă des prĂȘts bancaires et microcrĂ©dits), et qui sont pour cela sĂ©curisĂ©âeâs grĂące lâindustrie
de lâassurance, une technologie grĂące Ă laquelle, contre le paiement dâune prime, le risque peut ĂȘtre
1 La protection sociale au SĂ©nĂ©gal est un systĂšme de droits branchĂ© sur lâĂ©conomie formelle qui concerne les salariĂ©âeâs et fonctionnaires. En sont excluâeâs les mĂ©nages agricoles et autres travailleurâseâs de lâĂ©conomie informelle qui reprĂ©sentent une majoritĂ© de la population. 2 Le statut de lâĂ©chec a une longue histoire dans les Ă©tudes sur le dĂ©veloppement, voir en particulier (Lachenal, 2010 ; Lavigne Delville, 2011 ; Viard-Cretat et Buffet, 2017).
dĂ©tachĂ© des agriculteurâriceâs et transfĂ©rĂ© vers lâindustrie privĂ©e (Johnson, 2013 :2667). Cette
superposition a pour effet un encastrement de lâassurance indicielle dans dâautres dispositifs de
gouvernement, en particulier du micro-crédit destiné à la production agricole, contribuant à une
financiarisation « par le bas », comme la qualifient Isabelle Guérin et ses collÚgues3.
Ce chapitre suit la mise en Ćuvre de diffĂ©rents projets dâassurance des risques climatiques pour
lâagriculture, et sâintĂ©resse dans une premiĂšre partie aux politiques dâaide au dĂ©veloppement, en
particulier Ă celles de la Banque Mondiale et de lâUSAID, centrales dans les transformations
politiques nĂ©cessaires au dĂ©ploiement de lâassurance. La deuxiĂšme partie dĂ©crit lâinfrastructure
scientifique nĂ©cessaire Ă la construction du produit dâassurance, dont le fonctionnement rĂ©clame
un zonage particulier des terres agricoles du pays. La troisiÚme partie documente le rÎle donné aux
organisations paysannes, cooptĂ©es pour assurer le succĂšs du dispositif, ainsi quâau dispositif
dâĂ©ducation Ă lâassurance Ă destination des agriculteurâriceâs. Ainsi, en prenant pour objet
lâĂ©laboration dâun systĂšme dâassurance agricole au SĂ©nĂ©gal, nous verrons que sa mise en Ćuvre
repose sur trois opĂ©rations : lâinstauration dâun Ă©difice assurantiel dans les institutions sĂ©nĂ©galaises,
un travail scientifique de production dâinfrastructure de connaissances sur les risques climatiques,
et un travail social de construction des assurĂ©âeâs.
Lâassurance agricole indicielle au SĂ©nĂ©gal Lâassurance indicielle est un produit dâassurance rĂ©cent, souvent dĂ©veloppĂ© Ă destination des marchĂ©s des pays du Sud sous la forme de micro-assurance4. Il consiste Ă affranchir lâassurance des mĂ©canismes de dĂ©claration de pertes par lâassurĂ©âe et du constat du sinistre par unâe expertâe en recourant Ă un indice de rĂ©fĂ©rence, mesurĂ© par un dispositif mĂ©trologique, sur la base duquel la perte sera automatiquement attestĂ©e. Au SĂ©nĂ©gal, lâindice est le dĂ©ficit pluviomĂ©trique et ses effets sur le rendement moyen des cultures : lâassurance couvre le risque dâune pluviomĂ©trie trop faible Ă diffĂ©rentes Ă©tapes de la croissance dâune culture donnĂ©e. Lâindice matĂ©rialise le risque en fixant des seuils pluviomĂ©triques conventionnels au-dessous desquels les agronomes considĂšrent quâune culture nâest pas en mesure de se dĂ©velopper. Ces seuils ont Ă©galement pour fonction de dĂ©terminer, dans des zones territoriales prĂ©cisĂ©ment dĂ©limitĂ©es et avant la survenue du sinistre, le montant exact de lâindemnisation et les fenĂȘtres temporelles au sein desquelles le risque est couvert. Par exemple, si le pluviomĂštre de rĂ©fĂ©rence mesure moins de 20 millimĂštres de pluie tombĂ©e dans la zone oĂč est situĂ© lâhectare dâarachide assurĂ© pendant la pĂ©riode des semis (le premier mois de croissance des plantes environ), lâindemnisation se dĂ©clenche automatiquement et lâagriculteurârice est remboursĂ©âe de 30% du montant de la prime. Le dommage ne nĂ©cessite pas de dĂ©claration de perte, lâinstitution nationale de mĂ©tĂ©orologie du SĂ©nĂ©gal, lâANACIM, fournit directement Ă lâassureur les donnĂ©es qui permettent de savoir si lâindice est « dĂ©clenchĂ© » ou non, et dâindemniser lâassurĂ©âe en consĂ©quence.
3 Voir le sĂ©minaire « Financiarisation par le bas » organisĂ© Ă lâEHESS depuis 2016. Disponible sur:https://enseignements-2018.ehess.fr/2018/ue/1685/[ConsultĂ© le 03/10/2018]. 4 Câest-Ă -dire, des services dâassurance visant des personnes Ă faibles revenus ou Ă©voluant dans lâĂ©conomie informelle (hors du salariat et de la bancarisation), traditionnellement non couvertes par les offres classiques dâassurance.
Aux origines de lâassurance, lâaide au dĂ©veloppement
Les politiques dâajustement structurel pour le secteur agricole5 imposĂ©es par la Banque Mondiale
dans les annĂ©es 1980 et 1990 ont gĂ©nĂ©rĂ© dâimportants dĂ©gĂąts : la paupĂ©risation des populations
rurales, une crise de la production agricole et le démantÚlement massif des institutions publiques
opĂ©rant en milieu rural depuis lâindĂ©pendance (Faye, 2005). Au dĂ©but des annĂ©es 2000, toutes les
institutions avouent lâĂ©chec de ces politiques nĂ©olibĂ©rales â dont la Banque Mondiale et le Fonds
MonĂ©taire International qui les ont mises en Ćuvre â et contribuent Ă dessiner une nouvelle
politique publique qui place lâagriculture au cĆur du projet de croissance Ă©conomique du SĂ©nĂ©gal.
La Loi dâOrientation Agro-Sylvo Pastorale de 2004 formalise cette politique, et institue pour la
premiĂšre fois dans lâhistoire du pays un rĂ©gime de protection sociale pour les agriculteurâriceâs,
incluant une couverture dâassurance-maladie, mais aussi un volet dâassurance contre les calamitĂ©s
naturelles qui est progressivement incarnĂ© par le programme dâassurance indicielle. LâingĂ©nierie
assurantielle Ă lâĆuvre nâest toutefois pas principalement le fait de lâĂtat sĂ©nĂ©galais. Loin dâavoir Ă©tĂ©
Ă©cartĂ©s aprĂšs lâĂ©chec des politiques dâajustement structurel, les grands bailleurs internationaux sont
toujours présents pour dicter les orientations politiques et économiques et faire circuler les outils
pour les mettre en Ćuvre. Lâassurance indicielle agricole est poussĂ©e en particulier par la Banque
Mondiale et lâUSAID, sur lesquelles je propose de mâarrĂȘter plus spĂ©cifiquement pour Ă©clairer leur
rĂŽle structurant.
Depuis le début des années 2000, la Banque Mondiale encourage le développement de marchés
dâassurance et de services financiers pour les populations rurales africaines (Banque Mondiale,
1998), une ambition dâabord formulĂ©e dans le vocable de lâ« empowerment » des communautĂ©s
locales puis de lâadaptation aux risques climatiques. Pour mettre en place cette politique, la Banque
Mondiale opĂšre Ă travers deux instances : le Disaster Risk Financing and Insurance Program
(DRFI)et le Global Index Insurance Facility (GIIF), qui travaillent de concert, bien que le premier
soit un dĂ©partement de la Banque tandis que le second est un fonds dâinvestissement dotĂ© dâune
enveloppe autonome et levant des capitaux auprĂšs dâautres bailleurs6. Ces programmes ciblent le
SĂ©nĂ©gal et importent le modĂšle de lâassurance indicielle :
« La Banque Mondiale avait déjà une expérience en Inde, en Asie, au Mexique et en Amérique
Latine sur des projets dâassurance indicielle, elle a donc proposĂ© dâaccompagner le
gouvernement [sĂ©nĂ©galais] dans le dĂ©veloppement de ce projet dâassurance agricole. Avant
mĂȘme que la Banque ne commence son projet dâassurance indicielle au SĂ©nĂ©gal en 2012, il y
a eu une Ă©tude visant la mise en place dâune sociĂ©tĂ© dâassurance qui est la Compagnie
Nationale dâAssurance Agricole, et donc câest la Banque Mondiale qui a accompagnĂ© toute
la mise en place de cette compagnie par des Ă©tudes de faisabilitĂ©, donc câest une Ă©quipe de la
Banque qui a fait une étude dont les conclusions ont servi au gouvernement pour créer la
compagnie. Donc, câest pour vous dire que lâaccompagnement de la Banque Mondiale sâest
fait bien avant mĂȘme que les pilotes commencent sur lâassurance indicielle. »
Expert financier pour la Banque Mondiale, entretien du 29/09/2017.
Bien en amont du premier projet pilote, la Banque Mondiale a ainsi tenu un rĂŽle structurant dans
la construction des institutions assurantielles sénégalaises. Elle recommande la création de la
5 Politiques publiques consistant Ă dĂ©sengager lâĂtat, Ă privatiser ou Ă restructurer les entreprises publiques, Ă libĂ©raliser les prix et les marchĂ©s et Ă inciter Ă lâinvestissement privĂ© dans lâĂ©conomie agricole. 6 En particulier, lâUnion EuropĂ©enne, le Japon, la Hollande et le groupe des Ătats dâAfrique, des CaraĂŻbes et du Pacifique.
Compagnie Nationale dâAssurance Agricole du SĂ©nĂ©gal (CNAAS), inaugurĂ©e en 2008 sous la forme
dâun partenariat public privĂ© dans lequel sont investis lâĂtat sĂ©nĂ©galais (Ă hauteur de 36%), des
assureurs et rĂ©assureurs africains et europĂ©ens7. En lâabsence dâautres assureurs concurrents, la
CNAAS est aujourdâhui en situation de monopole (de fait, non de droit) sur le marchĂ© de
lâassurance agricole. La Banque Mondiale a Ă©galement obtenu que lâĂtat sĂ©nĂ©galais subventionne
les souscriptions dâassurance Ă hauteur de 50% de la prime et quâil exonĂšre ce produit de la TVA,
afin de baisser fortement le prix de lâassurance en vue du dĂ©veloppement rapide du marchĂ©. La
Banque Mondiale a également mené un travail important de « sensibilisation des autorités de
tutelle » et de « renforcement de capacitĂ© au niveau de lâoffre »8, autrement dit, de formation des
professionnelâleâs de la CNAAS et des institutions sĂ©nĂ©galaises concernĂ©es(ministĂšres de
lâAgriculture, des Finances, de la PĂȘche, des ForĂȘts, des Transports) au fonctionnement de
lâassurance indicielle.
La Banque Mondiale intervient Ă©galement Ă lâĂ©chelle rĂ©gionale, notamment via la ConfĂ©rence
Interafricaine des MarchĂ©s dâAssurance (CIMA) qui organise le marchĂ© de lâassurance dans
plusieurs pays africains (réglementation de la « Zone CIMA »). La Banque Mondiale y mÚne au
milieu des annĂ©es 2000 un important lobbying pour faire autoriser la micro-assurance et lâassurance
indicielle pour lâagriculture, afin que ces marchĂ©s puissent se diffuser sur tout le continent. Car, si
le SĂ©nĂ©gal est un pays oĂč lâassurance indicielle est particuliĂšrement dĂ©veloppĂ©e, il est loin dâĂȘtre le
seul en Afrique, et nombre des bailleurs précédemment cités conduisent des projets semblables
dans dâautres pays. Lâintervention de la Banque auprĂšs de la CIMA conduit Ă la rĂ©forme du Code
de la CIMA (lâintroduction dâun Livre 7 sur la microassurance et lâassurance indicielle), la
ratification de nouvelles réglementations dans la zone du Franc CFA et la reconnaissance du
SĂ©nĂ©gal (et du BĂ©nin) comme pays pilote pour la mise en Ćuvre de ces rĂ©glementations.
La Banque Mondiale construit ainsi le cadre institutionnel et réglementaire permettant le
dĂ©ploiement de lâassurance indicielle en Afrique. Par ailleurs, son projet pilote lancĂ© en 2012 dans
le bassin arachidier fixe trois modalitĂ©s dâintervention que presque tous les autres bailleurs ont suivi
par la suite: la Banque Mondiale est la premiĂšre Ă recourir au courtier Planet Guarantee comme
opĂ©rateur du produit dâassurance indicielle, Ă installer des pluviomĂštres dans les zones rurales pour
construire la base de donnĂ©es qui alimente lâindice, et Ă coopter les organisations paysannes pour
leur faire tenir le rĂŽle dâintermĂ©diaires dans la distribution des produits dâassurance. Je reviendrai
sur ces points par la suite, gardons pour lâinstant Ă lâesprit que câest la Banque Mondiale qui inaugure
le dispositif et fonde le standard, plusieurs annĂ©es avant les autres agences dâaide au dĂ©veloppement.
Le rĂŽle de lâUSAID est Ă©galement structurant, mais procĂšde dâune autre dynamique. Depuis 2009
et le lancement de son Projet Croissance Ăconomique, lâagence Ă©tatsunienne cherche Ă moderniser
les « chaßnes de valeurs » agricoles au Sénégal autour des filiÚres de production de certaines cultures
(maĂŻs, riz et mil). Lâapproche par les chaĂźnes de valeurs consiste Ă structurer et professionnaliser les
filiĂšres, Ă renforcer les organisations paysannes, Ă encourager lâusage de semences certifiĂ©es,
dâengrais, de pesticides et dâautres intrants chimiques, Ă distribuer du matĂ©riel agricole et des
machines, des outils informatiques et des formations en gestion Ă destination des organisations
paysannes, ou encore Ă encourager lâendettement au profit de lâinvestissement. Bref, câest un projet
de modernisation agricole qui cible les organisations de base, et câest Ă ce projet global de
modernisation que lâassurance indicielle est progressivement venue se greffer.
7 Ces réassureurs sont Swiss Re, Sen-Ré, Aveni-Ré, Cica-Ré, Africa-Ré. 8 Entretien du 29/09/2017 avec un expert financier pour la Banque Mondiale.
« Ăa câest une action pilote qui avait Ă©tĂ© lancĂ©e par la Banque Mondiale et le projet GIIF (âŠ)
et il y avait toute sorte de gens qui regardaient lâassurance et tout ça. Nous, on est arrivĂ©s et
ce quâon sâest dit câest ââoui, ça vaut la peine, faisons-le passer Ă une autre Ă©chelleââ. Mais en
mĂȘme temps, en lâorientant tout en le faisant passer Ă lâĂ©chelle : ça nâest pas juste poser des
pluviomĂštres, mais travailler avec Planet Guarantee en leur donnant un mandat trĂšs clair de
dĂ©velopper un systĂšme dâassurance et de rĂ©assurance autoporteur et qui graduellement
sâintĂšgre comme systĂšme de collatĂ©ral du crĂ©dit, qui va en mĂȘme temps contribuer Ă sĂ©curiser
les producteurs qui dĂ©cident dâinvestir dans lâadoption de nouvelles technologies, comme un
paquet avec des semences, de lâengrais et autres⊠Cela a lâair basique, mais dans le sud
Saloum, quâun producteur mette de lâengrais et achĂšte des semences de qualitĂ©, câest un risque
financier majeur. »
Directeur du projet pour lâUSAID, entretien du 26/09/2017.
La contribution principale de lâUSAID a Ă©tĂ© de dĂ©terminer la fonction quâa progressivement prise
lâassurance : un collatĂ©ral du crĂ©dit auquel cherche Ă accĂ©der une petite partie du monde agricole.
Autrement dit, par lâintervention de lâUSAID, lâassurance agricole est greffĂ©e aux micro-crĂ©dits
contractĂ©s par les producteurâriceâs opĂ©rant en agriculture commerciale pour investir dans leur
production. Cesproducteurâriceâs intĂ©ressent lâUSAID car ce sont les usagerâeâs potentielâleâs
dâintrants et de semences certifiĂ©es qui sont au cĆur du modĂšle agricole portĂ© par le bailleur Ă©tats-
unien. Ces intrants et semences pouvant seulement ĂȘtre achetĂ©s Ă crĂ©dit, faire de lâassurance le
collatĂ©ral permet de sĂ©curiser lâaccĂšs aux intrants annĂ©e aprĂšs annĂ©e. Il faut noter le caractĂšre inĂ©dit
de cette « collatĂ©ralisation ». Au SĂ©nĂ©gal, comme en France dâailleurs, les crĂ©dits bancaires et les
microcrĂ©dits sont systĂ©matiquement assurĂ©s contre le risque de mortalitĂ© de lâemprunteurâse. Cette
collatĂ©ralisationâ Ă©galement expĂ©rimentĂ©e dans dâautres contextes â change la donne car la
sécurisation du crédit ne porte plus sur ce risque de mortalité, mais sur un risque climatique pouvant
affecter le rendement et donc la capacitĂ© de remboursement du prĂȘt par lâagriculteurârice. Ainsi, la
collatĂ©ralisation des crĂ©dits par lâassurance indicielle encastre un mĂ©canisme de rĂ©duction des
dangers environnementaux (ceux face auxquels les agriculeurâriceâs sont « at risk ») dans le but
dâaugmenter la prise de risque dans un objectif productif (pour que les agriculteurâriceâs soient «
risk capable »). Au cĆur de ce processus, lâassurance est la technologie qui permet de rendre le
danger abstrait et transférable, circulant grùce à la division du travail des institutions financiÚres.
Lâobjectif politique est alors de gĂ©nĂ©raliser les capacitĂ©s dâendettement du monde agricole pour
quâil augmente sa productivitĂ© grĂące Ă cette sĂ©curisation inĂ©dite. Cette opĂ©ration donne une
nouvelle fonction financiĂšre Ă lâassurance agricole, qui en ciblant un alĂ©a mĂ©tĂ©orologique, couvre
dĂšs lors un risque bien plus commun que le dĂ©cĂšs de lâemprunteurâse. Le lien entre assurance et
crĂ©dit sâest raffermi dâannĂ©e en annĂ©e, les institutions de microfinance devenant progressivement
des partenaires systĂ©matiques des projets pilotes dâassuranceagricole. La forte prĂ©sence des agences
de dĂ©veloppement attire en creux notre attention sur lâabsence des assureurs privĂ©s sur ce marchĂ©
Ă©mergent. Cette situation sâexplique, Ă dire dâacteurâriceâs, par deux facteurs. Le premier concerne
la taille encore restreinte du marchĂ© des souscriptions dâassurance agricole, qui rĂ©clame aussi un
intense travail pour que les souscriptions soient reconduites dâannĂ©e en annĂ©e. Le marchĂ© est Ă la
fois trop petit et trop dĂ©pendant de lâintermĂ©diation des « courtiers en dĂ©veloppement » (Blundo,
1995 ; Bierschenk, Chauveau et Olivier de Sardan, 2000), ce qui fait peur Ă lâindustrie de lâassurance.
« MĂȘme si eux aussi [Swiss Re Corporate Solutions], avaient un optimisme de dĂ©part trĂšs
important. Ils avaient calculĂ© quâil fallait 200 000 assurĂ©s dans chaque pays pour que ce soit
un peu viable Ă©conomiquement. Et quand tu regardes en 2009, tu te dis : 80% de la
population fait de lâagriculture, ils sont 15 millions, on va bien pouvoir trouver 200 000 gars
Ă assurer. Dans lâesprit de Swiss Re, ââça va allerââ, et câest ça qui nâa pas du tout Ă©tĂ©, parce que
les rĂ©sultats⊠(âŠ) VoilĂ , au SĂ©nĂ©gal, cette annĂ©e, tous projets confondus, on a couvert 17
000 personnes, ou 16 000 personnes. Donc bien sûr, il manque un zéro ! »
Directeur de Planet Guarantee, entretien du 23/09/2017.
Le deuxiĂšme facteur qui Ă©claire lâabsence de lâindustrie de lâassurance tient aux exigences attendues
par les rĂ©assureurs, qui ont dĂšs le dĂ©but posĂ© problĂšme Ă Planet Guarantee dans le contexte dâun
marché émergent.
« Le problĂšme de ça, câest que Swiss Re est arrivĂ© avec des standards internationaux sur des
marchĂ©s extrĂȘmement peu dĂ©veloppĂ©s. Donc, super, câest vrai quâencore une fois, ça a tirĂ© le
truc vers le haut, mais⊠câest-Ă -dire que dans les dĂ©lais de reporting, dans la tarification des
produits⊠ça nâest mĂȘme pas la vĂ©rification de la virgule, câest la vĂ©rification Ă 10 chiffres
aprÚs la virgule, et puis avec les plus gros cerveaux de la Suisse⊠Un manque de flexibilité
et un prix vraiment trop cher. »
Directeur de Planet Guarantee, entretien du 23/09/2017.
Le niveau de souscription encore trÚs limité et la faible standardisation des pratiques de gestion ont
ainsi freinĂ© lâentrĂ©e des acteurs traditionnels de lâindustrie de lâassurance. Cette absence explique
aussi lâĂ©tat de perfusion Ă©conomique du marchĂ© par les bailleurs internationaux sans lesquels il ne
serait pas viable. Ceci ne concerne pas seulement les subventions aux souscriptions des
agriculteurâriceâs, mais aussi le financement de toutes les institutions qui permettent Ă lâassurance
indicielle de fonctionner (courtage, agence météorologique, CNAAS, primes de réassurance). Ceci
Ă©claire Ă©galement la place centrale dâassureurs au profil nouveau, assez petits et peu expĂ©rimentĂ©s :
la startup de micro-assurance Planet Guarantee et la CNAAS aux compétences internes encore
faibles. Ces deux instances, qui mettent en Ćuvre lâassurance agricole, sont le produit du systĂšme
Ă©conomique mis en place par les bailleurs. Peu rentables, elles sont elles-mĂȘmes sous perfusion.
Rendre le déficit pluviométrique assurable
Parce quâelle cible un risque climatique pour lâagriculture, lâassurance indicielle est un artefact
technico-financier rĂ©clamant un ensemble de savoirs, dâinstruments et de donnĂ©es en agronomie,
climatologie et météorologie.
Câest alors quâil faut dire un mot des fameux indices, dont le format a Ă©tĂ© Ă©tabli sous la tutelle de la
Banque Mondiale Ă partir de 2007-2008, lorsquâelle a missionnĂ© un agro-climatologue du centre de
Coopération Internationale pour la Recherche Agronomique pour le Développement (CIRAD)
pour construire les indices dĂ©diĂ©s au produit dâassurance sĂ©nĂ©galais. Quelles que soient les cultures,
ces indices reposent sur le découpage de la croissance de la plante en différentes phases (semis,
phase végétative, phase de floraison, développement de la graine), auxquelles sont adossés des
besoins minimaux en eau nĂ©cessaires Ă chaque phase. Les niveaux dâindemnisation de lâassurance
sont construits relativement à ces différents seuils de pluviométrie, en fonction de différentes zones
géographiques. Ainsi, le montant de la prime dépend à la fois du type de culture (arachide, maïs ou
riz), de semences (variété à cycle court ou à cycle long) ainsi que de sa localisation géographique
(plus lâassurĂ©âe vit dans une zone sĂšche, plus la prime sera Ă©levĂ©e). Est Ă©galement pris en compte le
montant Ă la hauteur duquel lâagriculteurârice souhaite assurer son hectare (de 25 000 Ă 200 000
FCFA, soit de 38 Ă 300 euros). Joue enfin sur le prix la variation annuelle de lâindice, car celui-ci
est rĂ©actualisĂ© chaque annĂ©e Ă lâaune des nouvelles donnĂ©es pluviomĂ©triques entrĂ©es dans la base
de données globale (les bonnes années font baisser les primes, les mauvaises les font augmenter).
Toutes ces variables ont Ă©tĂ© dĂ©finies, arrĂȘtĂ©es et spĂ©cifiĂ©es par type de cultures, de semences et par
village, un travail mĂ©ticuleux qui Ă©tait au cĆur de la mission de lâagroclimatologue du CIRAD puis
dâun autre expert missionnĂ© par la Banque Mondiale. Ces variables sont compilĂ©es dans un tableur
numérique, également fourni par la Banque Mondiale au courtier Planet Guarantee, et sont re-
calibrées dans le cadre de chaque nouveau projet (pour chaque nouvelle région et chaque nouvelle
culture, les variables sont actualisées). Depuis le premier pilote de 2012, et malgré quelques
transformations du produit, la logique globale change peu. Les infrastructures météorologiques
constituent une technologie sans laquelle un tel dispositif ne peut pas fonctionner. La plupart des
projets dâassurance indicielle mis en place dans le monde fonctionnent grĂące Ă des donnĂ©es issues
de lâimagerie satellitaire, sur la base desquelles trois grandes familles dâindices ont Ă©tĂ© construites9.
Cette prĂ©pondĂ©rance de la tĂ©lĂ©dĂ©tection sâexplique par le coĂ»t assez bas â parfois gratuit â des
donnĂ©es satellitaires, et la familiaritĂ© avec laquelle lâindustrie de lâassurance les utilise. Mais les
satellites restent un outil de « mesure indirecte », fonctionnant par proxy, au sens oĂč ils nâoffrent
quâune interprĂ©tation « vue du ciel » de la pluviomĂ©trie dâune zone donnĂ©e. Pour obtenir une mesure
directe de la pluie tombĂ©e, lâassurance indicielle au SĂ©nĂ©gal utilise des pluviomĂštres au sol, dont
lâimplantation tĂ©moigne de la dĂ©mesure du projet assurantiel.
« Ce qui est plus compliquĂ©, câest toute la logistique, câest-Ă -dire gĂ©rer les donnĂ©es. Parce que ça
implique des stations pluviomĂ©triques automatiques (âŠ) Pourquoi automatique ? Parce que câest
la demande implicite des assureurs : qui dit automatique dit âpas de fraudeâ, en thĂ©orie en tout cas,
donc voilĂ . Donc, cette logistique-lĂ , câest le maillon faible, câest le point difficile du systĂšme, parce
que ça nĂ©cessite de lâinvestissement, et ça nĂ©cessite des coĂ»ts de fonctionnement, de maintenance
et dâorganisation, de gestion, de supervision. (âŠ) Alors, heureusement, câest les bailleurs qui ont
payĂ© ces investissements (âŠ) Ă©galement pour la maintenance. Ils ont mĂȘme pas mal payĂ© pour la
gestion des donnĂ©es, tout ça ayant Ă©tĂ© confiĂ© Ă lâANACIM, la mĂ©trologie nationale du SĂ©nĂ©gal ».
Agro-climatologue du CIRAD, entretien du 07/03/2017.
Les premiers pluviomÚtres ont été installés par la Banque Mondiale dans le Siné Saloum, puis
chaque projet de développement a apporté sa contribution en investissant à nouveau dans des
pluviomĂštres, Ă©largissant progressivement la couverture progressive des zones productives du pays.
Cet effort rappelle les techniques de gouvernement analysées par James Scott (1998): le maillage
du territoire sénégalais par un réseau de pluviomÚtres est une entreprise à la fois artificielle, sans
visée réaliste et exhaustive, mais néanmoins performative, contribuant à fabriquer le « déficit
pluviométrique » comme phénomÚne à gouverner. Cet « insurance-craft » consiste à simplifier les
phénomÚnes climatiques, en les réduisant à une variable précisément mesurable qui les rend lisibles,
calculables, corrélables au rendement des cultures et finalement assurables. Cette ambivalence entre
la dĂ©mesure de lâinfrastructure assurancielle et son rĂ©ductionnisme est explicitĂ©e par le courtier
dâassurance en entretien :
« Le Sénégal va devenir le pays avec la plus forte densité de pluviomÚtres automatiques du
monde, en tout cas de lâAfrique ça câest clair, mais Ă©ventuellement du monde, parce quâen
fait, du point de vue recherche, et du point de vue agro, ça nâa pas tellement de sens une telle
densité de pluviomÚtres ».
Directeur de Planet Guarantee, entretien du 23/09/2017.
9 Le Normalized Difference Vegetation Index (ou NDVI, qui sâintĂ©resse au tissu vĂ©gĂ©tal), lâĂ©vapotranspiration (qui mesure la quantitĂ© dâeau qui sâĂ©vapore du sol, et en dĂ©duit lâeau prĂ©sente dans le sol) et le Rainfall Estimate (qui sâintĂ©resse aux pluies tombĂ©es).
Les projets dâassurance indicielle sont la seule justification de ce maillage pluviomĂ©trique.
LâANACIM, lâagence mĂ©tĂ©orologique nationale, ne disposait dâailleurs dâaucun pluviomĂštre
automatique avant le lancement de ces projets. Depuis lâinstallation des premiers pluviomĂštres, la
gestion du parc lui ayant Ă©tĂ© confiĂ©e, lâANACIM est devenue un maillon de la chaĂźne de lâassurance,
rĂ©coltant les donnĂ©es et les transfĂ©rant Ă lâassureur pour calculer les indemnisations. La course aux
donnĂ©es pluviomĂ©triques Ă©tait loin dâĂȘtre terminĂ©e au moment de mon enquĂȘte en 2017, le
Directeur du projet Naatal Mbay (projet USAID) venait alors dâobtenir de la CoopĂ©ration
canadienne le financement de prÚs de 200 pluviomÚtres supplémentaires pour couvrir tout le sud
du pays.
« Finalement, avec une carte, on a Ă©tabli des petites pastilles de 5 km de rayon, et on sâest
rendu compte quâen les centrant sur les zones de production que lâon connaĂźt (âŠ) Et bien
pour couvrir lâessentiel du maĂŻs, du riz pluvial, de lâarachide et tout ça (âŠ) on avait besoin
dâau total Ă peu prĂšs 280 pluviomĂštres. Et nous, on avait dĂ©jĂ appuyĂ© une zone pilote avec la
Banque Mondiale qui en couvrait déjà une soixantaine, sinon plus, donc on avait besoin de
200 pluviomĂštres de plus pour couvrir lâintĂ©gralitĂ© du sud du SĂ©nĂ©gal. Donc, on a simplement
fait un peu de lobbying, et le Canada a acceptĂ© de payer. Mais, câest un don de 1 million de
dollars, câest moins dâ1 million dâeuros. »
Directeur du projet pour lâUSAID, entretien du 26/09/2017.
Ainsi, le zonage du territoire par les instruments de mesure est une condition infrastructurelle
nĂ©cessaire pour la progression de lâassurance indicielle agricole, un enjeu pris trĂšs au sĂ©rieux par les
bailleurs. Lâusage concret de ces instruments est nĂ©anmoins bien plus compliquĂ© quâil nây paraĂźt :
la récolte des données, la maintenance des appareils et la lenteur de la circulation des informations
entre acteurâriceâs sont des problĂšmes rĂ©currents que je laisserai de cĂŽtĂ© ici. Ce qui mâintĂ©resse est
dâĂ©clairer la façon dont une entreprise de production de connaissances sur un risque contribue Ă
produire ce qui compte pour « environnement ». Lâenvironnement fabriquĂ© par cette infrastructure
consiste donc en des espaces productifs trÚs strictement délimités et soumis au risque de déficit de
pluie. Les géographes utilisent le terme « riskscape » (Muller-Mahn, 2013) pour parler de la
spatialisation des risques, un concept qui éclaire ici aussi la façon dont un territoire est découpé,
zoné, dans le but de rendre la confluence entre un phénomÚne environnemental (la pluie) et une
activité productive (les récoltes) saisissable par la rationalité actuarielle.
La fabrique du marchĂ© et des assurĂ©âeâs
Les infrastructures de quantification sont nécessaires à la production des « grands nombres » dont
a besoin lâassurance, mais celle-ci rĂ©clame Ă©galement un travail de nature sociale et relationnelle
conduit auprĂšs des populations ciblĂ©es par les projets pilotes. La « rationalitĂ© » de lâassurance
(Ewald, 1991) (câest-Ă -dire sa maniĂšre de traduire des dangers en risques abstraits et calculables par
les probabilitĂ©s) a besoin dâĂȘtre portĂ©e village aprĂšs village, saison aprĂšs saison, expliquĂ©e, illustrĂ©e,
dĂ©fendue par les acteurâriceâs de lâaide au dĂ©veloppement et leurs partenaires locaux. Dans ces
efforts dâĂ©ducation financiĂšre, sont en jeu des formes de subjectivation des agriculteurâriceâs afin
quâilsâelles comprennent et sâapproprient une pensĂ©e en termes de risques, changent leur
comportement et adoptent lâassurance. Dans ces rencontres locales entre les porteurâseâs de
lâassurance et les agriculteurâriceâs se joue aussi la confrontation entre « lâhomme modĂšle de
lâĂ©conomie du dĂ©veloppement » (Traugh, 2017) idĂ©alisĂ© par les porteurâseâs de projet et les
complexitĂ©s du monde social. La paysannerie sĂ©nĂ©galaise est donc Ă la fois la cible dâun effort
dâenrĂŽlement et lâĂ©preuve rencontrĂ©e par le dispositif dâassurance qui immanquablement loupe
cette cible, car celle-ci est une fiction. En effet, alors que lâassurance privĂ©e repose nĂ©cessairement
sur le consentement des assurĂ©âeâs, celui-ci est souvent loin dâĂȘtre gagnĂ©.
Le premier pilote mis en place par la Banque Mondiale a construit une recette trĂšs efficace pour
assurer lâinscription sociale de lâassurance : le recours aux organisations paysannes comme rĂ©seau
de distribution10 contre rémunération par un pourcentage des contrats vendus à leurs membres. Il
faut ici rappeler que lâagriculture sĂ©nĂ©galaise est extrĂȘmement encadrĂ©e par un dense rĂ©seau
dâorganisations, les services dĂ©concentrĂ©s de lâĂtat et les structures paysannes (organisations
paysannes, coopĂ©ratives, organisations faĂźtiĂšres, etc.), oĂč travaillent des technicienâneâs agricoles et
des agronomes. Les organisations paysannes ont joué un rÎle trÚs important suite aux politiques
dâajustement structurel des annĂ©es 1980 et 1990 : lâĂtat se dĂ©sinvestissant du monde rural aprĂšs
avoir Ă©tĂ© fortement prĂ©sent depuis lâindĂ©pendance, elles ont occupĂ© lâespace vacant. Ainsi, les
projets de développement profitent de cet encadrement des activités agricoles pour diffuser
lâassurance.
« Nos réseaux de distribution au Sénégal, ce sont des organisations de producteurs. Donc,
en fait, on fait dâeux des distributeurs. Et nous on met en capacitĂ© les distributeurs de faire
les programmes de sensibilisation, de marketing et de formation Ă leurs clients. Câest donc
vraiment des mĂ©thodologies de formation de formateurs et dâappui technique Ă la mise en
place dâactivitĂ©s terrain. »
Directeur de Planet Guarantee, entretien du 23/09/2017.
Aujourdâhui, trois modalitĂ©s de distribution par les organisations paysannes coexistent : 1) certaines
organisations paysannes obligent les producteurâriceâs Ă sâassurer (câest le cas des producteurs de
semences dâarachide rĂ©unis au sein du Cadre de Concertation des Producteurs dâArachide (CCPA),
2) dâautres obligent les producteurâriceâs Ă sâassurer dans le cadre de leur demande de crĂ©dit aux
banques (câest ce que fait la FĂ©dĂ©ration des Producteurs de MaĂŻs du SinĂ© Saloum), 3) dâautres enfin
incitent les producteurâriceâs Ă sâassurer, sans les y contraindre (câest le cas de lâassurance de
lâarachide pour huilerie au sein du CCPA). Le recours Ă ces organisations paysannes a un autre
avantage essentiel pour lâassurance indicielle : ces organisations Ă©tant chargĂ©es du contrĂŽle des
bonnes pratiques agricoles, elles veillent Ă ce que les Ă©tapes sur lesquelles sâadosse lâassurance soient
respectĂ©es par les agriculteurâriceâs. Ainsi, comme le risque dâĂ©chec de semis par dĂ©ficit
pluviométrique sur une période temporelle trÚs spécifique est ce qui est assurable, il faut que
quelquâun sâassure que les semis sont bien rĂ©alisĂ©s dans le respect dâun calendrier prĂ©cis
(gĂ©nĂ©ralement au mois de juillet), aprĂšs quâun certain niveau de pluie est tombĂ© (variable en
fonction des cultures et des variétés). Le contrÎle des activités productives est ainsi nécessaire au
bon fonctionnement de lâassurance, et les organisations paysannes sont en charge de ces deux
activités.
Lâassureur confie donc la distribution et le contrĂŽle des pratiques Ă des acteurâriceâs du monde
paysan. En parallĂšle dâautres acteurâriceâs mĂšnent des activitĂ©s de financial litteracy sur lâassurance. Ce
travail de sensibilisation suit toujours la mĂȘme recette, Ă©laborĂ©e par le courtier Planet Guarantee,
qui a standardisĂ© ses formations. Lors dâateliers rĂ©guliers et annuels, Planet Guarantee forme les
directeurâriceâs dâagences de lâassureur CNAAS, les techniciens des organisations paysannes, mais
aussi les salariĂ©âeâs des banques qui souhaitent distribuer lâassurance, pour leur apprendre Ă mener
ce travail de sensibilisation des agriculteurâriceâs. Pour la seule annĂ©e 2017, Planet Guarantee a
formĂ© 266 formateurâriceâs. La dĂ©marche change peu : il sâagit dâabord de sensibiliser les leaders
10 Une stratégie commune des projets de développement.
paysans (les « intellectuels » alphabĂ©tisĂ©s, comme ils sont souvent qualifiĂ©s), dĂ©tenteurs dâun pouvoir
dâorganisation et de conviction sur les agriculteurâriceâs. Les Ă©quipes de sensibilisation (souvent
composĂ©es de technicienâneâs agricoles des coopĂ©ratives locales, des animateurâriceâs des projets de
dĂ©veloppement, de lâassureur et du courtier) passent ensuite des journĂ©es entiĂšres dans les villages,
paient le repas du midi, organisent des « causeries » sous lâ« arbre Ă palabre ». Câest la « phase de
communication directe ». Puis, lorsque les agriculteurâriceâs se sont familiarisĂ©âeâs avec lâassurance,
lâanimation de terrain sâarrĂȘte et le dispositif sâappuie alors sur les radios communautaires en
dialecte local dans le cadre de spots publicitaires ou dâĂ©missions entiĂšrement dĂ©diĂ©es Ă lâassurance
(câest la « phase de communication indirecte »).
« Ce qui me prenait le plus de temps Ă expliquer, bizarrement, on pourrait penser que câest
lâassurance, mais câest plutĂŽt la notion de risque assurable. Parce que pour un producteur,
sâassurer, câest se couvrir contre tous les risques possibles, alors que lâassurance indicielle
vient couvrir un risque spécifique. Et le fait de leur expliquer le risque spécifique qui est
couvert (âŠ) câest ça qui Ă©tait le plus difficile. Parce quâils vont vouloir automatiquement que
lâassurance couvre tous les risques liĂ©s Ă lâactivitĂ© agricole par exemple. Et le fait que
lâassurance ne prenne pas en charge tous les risques leur pose souvent un problĂšme :
pourquoi uniquement le dĂ©ficit pluviomĂ©trique ? Pourquoi pas les autres ? Ăa câĂ©tait un peu
plus difficile, enfin, pas difficile Ă expliquer, mais qui prenait beaucoup plus de temps et qui
alimentait beaucoup plus les discussions. »
Ancienne chargée de marketing et de communication pour Planet Guarantee, entretien du
02/10/2017.
La construction scientifique du risque de dĂ©ficit pluviomĂ©trique sâaccompagne donc dâun important
travail social consistant Ă expliquer la rationalitĂ© de lâassurance aux producteurâriceâs : ses
mĂ©canismes et ses conventions, comme par exemple, le fait que la prime nâest pas remboursĂ©e si
le sinistre nâa pas lieu. Il sâagit de transmettre lâĂ©difice cognitif du produit : la notion de risque
assurable, les seuils pluviométriques, le recours aux pluviomÚtres comme technique « neutre » de
mesure des sinistres, etc. Un grand nombre de pluviomĂštres manuels a dâailleurs Ă©tĂ© distribuĂ© aux
paysans dans lâobjectif de leur faire comprendre et accepter la mĂ©trique sur laquelle lâassurance
indicielle est basĂ©e. Lâassureur ne relĂšve pas les donnĂ©es produites par ces « pluviomĂštres paysans
», car ils ont surtout une vocation dâacceptabilitĂ© sociale. Autrement dit, le pluviomĂštre automatique
est une technologie de quantification tandis que le pluviomĂštre manuel est une technologie de
conviction.
« En fait, ces pluviomÚtres manuels, le problÚme est que ce sont des pluviomÚtres qui ne sont pas
normĂ©s. Si vous les regardez bien, câest des pluviomĂštres artisanaux, câest une petite Ă©prouvette, je
crois que les pluviomÚtres manuels coûtent 3 000 FCF [4,5 euros], ceux pour les paysans. Avec la
tige, ça doit coĂ»ter 10000 FCF [15 euros]. Alors quâun pluviomĂštre GPRS [les pluviomĂštres
automatiques Ă transmission GPRS, utilisĂ©s pour lâassurance], câest 1 million ou 2 millions [1 500/3
000 euros] ! Câest beaucoup plus cher et beaucoup plus sophistiquĂ©. »
Climatologue pour Planet Guarantee, entretien du 12/10/2017.
Dans le village de Nâdoffane, pluviomĂštres manuel (Ă gauche) et automatique (Ă droite)
Ce travail social de construction dâune clientĂšle pour lâassurance des risques climatiques a enfin ses
rituels. Ce sont les moments oĂč les bailleurs mettent Ă lâĂ©preuve lâĂ©difice assurantiel auquel ils
travaillent depuis des annĂ©es. Câest notamment le cas de lâindemnisation, qui donne lieu Ă de
véritables cérémonies.
« Au CCPA [Cadre de Concertation des Producteurs dâArachides, organisation paysanne du
bassin arachidier], Ă lâoccasion de notre assemblĂ©e gĂ©nĂ©rale annuelle, câest Ă cette occasion
quâon invite Planet [Guarantee], quâon invite la CNAAS, et eux profitent de lâoccasion pour
nous amener les chĂšques. Et de maniĂšre officielle, devant lâensemble des producteurs du
CCPA, ils nous remettent les chĂšques, et câest important. Ăa a mĂȘme suscitĂ© un engouement
au niveau des producteurs, pour vouloir participer Ă ce programme-lĂ . Donc, câest Ă
lâoccasion de cĂ©rĂ©monies officielles, organisĂ©es pendant lâassemblĂ©e gĂ©nĂ©rale du CCPA, que
chaque année on fait la remise de chÚques. »
Technicien agricole du CCPA, entretien du 05/10/2017.
Pour les bailleurs, ces moments dâindemnisation sont des Ă©preuves cruciales car câest alors quâil est
possible de mesurer lâacceptabilitĂ© de lâassurance par les populations ciblĂ©es. Et, la meilleure
maniĂšre de tester cette acceptabilitĂ© est de se pencher sur le comportement des agriculteurâriceâs
non indemnisĂ©âeâs dans ces cĂ©rĂ©monies.
« Donc, Ă un moment donnĂ©, je ne me rappelle plus, câĂ©tait en 2013/2014 je pense, (âŠ) il y
a eu dĂ©clenchement de lâindice. Et ce qui Ă©tait intĂ©ressant, câest quâil y a eu un gros paiement,
donc la moitiĂ© des producteurs ont Ă©tĂ© indemnisĂ©s (âŠ) Donc, câĂ©tait trĂšs bien quâil y ait une
sĂ©ance de paiement, et tout le monde Ă©tait fascinĂ© quâil y ait un si gros chĂšque qui soit payĂ©
aux associations de producteurs. Ăa, ça valait dĂ©jĂ la photo. Mais la vraie photo, elle nâa pas
Ă©tĂ© prise, câest le fait que lâautre moitiĂ© des producteurs non indemnisĂ©s nâĂ©taient pas Ă
lâextĂ©rieur de la rĂ©union entrain de manifester comme quoi ils ont Ă©tĂ© fourvoyĂ©s. Tout ça,
dans un contexte de sĂ©cheresse, donc il y avait de la casse. Donc, pour moi, jâai vu quâil y
avait vraiment un potentiel quand jâai vu que la moitiĂ© qui nâavaient pas Ă©tĂ© indemnisĂ©
acceptaient leur sort. Tout ça pour dire que dans le processus dâadoption, il y a toute cette
dimension pĂ©dagogique, il y a une dimension dâappropriation pĂ©dagogique. »
Directeur du projet pour lâUSAID, entretien du 26/09/2017.
Que les agriculteurâriceâs « acceptent leur sort » lorsquâilsâelles ne sont pas indemnisĂ©âeâs est lâobjectif
des efforts de sensibilisation, preuve que la rationalité assurantielle a été comprise et intégrée. Cette
dimension dâacceptation sociale sâajoute ainsi Ă lâĂ©difice institutionnel et scientifique construit Ă
lâĂ©chelle du pays, de ses institutions et de son territoire, pour construire une agriculture sĂ©nĂ©galaise
assurable.
Conclusion : retour sur la mise en Ă©conomie par lâassurance
Quelles conclusions plus générales est-il possible de tirer de cette étude de cas particuliÚre ?
Commençons par rappeler que lâassurance relĂšve dâune rationalitĂ© de compensation des dommages
Ă©conomiques que lâenvironnement fait peser sur les activitĂ©s productives humaines. Ici, câest le
déficit pluviométrique qui a été discuté, mais les catastrophes naturelles ou les inondations sont
dâautres menaces qui peuvent faire lâobjet de tels mĂ©canismes. Cela doit nous rappeler que les
thĂ©matiques de la « protection de la nature », de la rĂ©duction dâĂ©missions de CO2ou de la
prĂ©servation de la biodiversitĂ© nâĂ©puisent pas lâintĂ©gralitĂ© des dispositifs de rĂ©gulation Ă©conomique
de lâenvironnement : lâassurance est un systĂšme de sĂ©curisation « Ă lâancienne » qui vise Ă protĂ©ger
des activitĂ©s productives. Lâenvironnement, principalement considĂ©rĂ© en tant que menace, est Ă
connaßtre, à mesurer, à construire actuariellement, mais pas à protéger.
Si lâassurance indicielle est une innovation, elle repose donc sur une rationalitĂ© trĂšs classique de
sĂ©curisation des activitĂ©s Ă©conomiques, et non de prĂ©servation de lâenvironnement. NĂ©anmoins,
parce quâelle sĂ©curise ces activitĂ©s face Ă de nouvelles menaces (ou des menaces anciennes ayant
fait lâobjet dâun intĂ©rĂȘt nouveau), elle est trĂšs explicitement conçue comme un instrument de «
facilitation » dâautres projets. Ces projets sont notamment ceux de la modernisation agricole, un
problÚme qui obsÚde les instances de développement rural depuis la période coloniale (Bonneuil,
1999) jusquâĂ aujourdâhui. Ce problĂšme historique de la productivitĂ© agricole est ainsi recodĂ© dans
le langage des prĂ©occupations climatiques et devient progressivement lâenjeu implicite â la
condition de succĂšs â de lâassurance indicielle. Lâencastrement de lâassurance dans le micro-crĂ©dit
est alors un moyen de pousser les agriculteurâriceâs Ă investir dans leur exploitation pour augmenter
les rendements, mais aussi de formaliser lâĂ©conomie de la dette en milieu rural (dont les circuits
sont aujourdâhui encore principalement informels), un autre projet sous-jacent auquel prend part
lâassurance indicielle. Ces projets de lâaide au dĂ©veloppement (modernisation agricole, formalisation
de lâĂ©conomie), concernent tout autant lâenvironnement que le « social », tentent de gouverner des
problĂšmes historiques et Ă©mergents, une complexitĂ© quâil ne faut pas appauvrir par une focalisation
unique sur la nouveauté de tels dispositifs.
Il en va de mĂȘme pour les processus de « mise en Ă©conomie ». Au sens strict, lâassurance agricole
indicielle met en Ă©conomie le dĂ©ficit pluviomĂ©trique : câest lui qui est ciblĂ© comme prioritĂ©, câest ce
qui est mesurĂ©, câest ce qui est compensĂ© Ă©conomiquement. Mais, dans un sens plus global et plus
politique, cette mise en Ă©conomie de lâenvironnement rejoint dâautres « mises en Ă©conomie », qui
concernent lâenvironnement mais ne sây limitent pas. Elles portent tant sur le rendement des
cultures agricoles, sur lâorganisation globale des marchĂ©s agraires (du commerce des intrants et des
machines agricoles aux cours mondiaux des produits), la transformation des pratiques Ă©conomiques
rurales et le développement du marché des services financiers pour les populations les plus pauvres.
Ces mises en Ă©conomie sont au cĆur des projets des bailleurs de lâaide au dĂ©veloppement, qui se
servent de lâassurance comme technologie politique (Ewald, 1991) pour les faire progresser.