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LA TENTATION DE LA GNOSE

Couverture : Cette peinture de JĂ©rĂŽme Bosch reprĂ©-sente la montĂ©e des Ăąmes au Paradis. En fait, elleexprime assez bien une caractĂ©ristique essentielle de ladĂ©marche gnostique : le dĂ©sir Ă©perdu d’échapper aumonde mauvais de la matiĂšre pour accĂ©der Ă  l’autremonde immatĂ©riel et lumineux.

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C O M M U N I OR E V U E C AT H O L I Q U E I N T E R N AT I O N A L E

LA TENTATION DE LA GNOSE

« L’amour divin seul octroie les clefs de la science. »Arthur Rimbaud, Une saison en enfer.

« Qu’aucun de nous ne prĂ©tende avoir dĂ©jĂ  dĂ©couvertla vĂ©ritĂ© : cherchons-la ensemble comme quelque chosequi n’est encore connu ni des uns ni des autres. Si nousn’avons pas l’audacieuse prĂ©tention de l’avoir dĂ©jĂ dĂ©couverte, et de la possĂ©der, c’est alors seulement quenous pourrons la chercher avec amour et avec sĂ©rĂ©nitĂ©. »

Saint Augustin, Contre la lettre des Manichéens 3.

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Sommaire

ÉDITORIAL ––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Jean-Robert ARMOGATHE : Les enjeux doctrinaux de la gnose chrétienne

La gnose fut d’abord la connaissance de Dieu retrouvĂ©e dans les Écritures. Maisce mot devint trompeur lorsqu’il fut utilisĂ© pour dissimuler des propos aventureuxpervertissant la connaissance de Dieu en son mystĂšre. Face Ă  ces dĂ©rives d’hier etd’aujourd’hui, il revient au christianisme de revendiquer l’honneur de la raison.

VRAIE ET FAUSSE GNOSE ––––––––––––––––––––––––––––––

Ysabel de ANDIA : La gnose au nom menteur : séduction et divisions

Si la vraie gnose est lĂ©gitime, la « pseudo-gnose » se dĂ©finit comme une« connaissance qui apporte le salut », pervertie par la prĂ©tention humaine d’exer-cer un pouvoir sur l’Esprit. L’article emprunte Ă  IrĂ©nĂ©e de Lyon trois figuressignificatives des dĂ©rives gnostiques, montrant que, dans le recours Ă  l’hermĂ©-neutique, aux pratiques magiques d’une culture, elles dĂ©truisent l’unitĂ© quifonde la foi trinitaire de l’Église.

Guy STROUMSA : La proximitĂ© cachĂ©e. Rabbins du Talmud etPĂšres de l’Église dans la gnose

À la fin de l’AntiquitĂ©, le judaĂŻsme et le christianisme sont affrontĂ©s Ă  des pro-blĂšmes thĂ©ologiques qui sont souvent les mĂȘmes. Si l’ñpretĂ© du dĂ©bat entre lesreligions masque cette « proximitĂ© », il n’en reste pas moins qu’en face du paga-nisme, les grands penseurs chrĂ©tiens, tel OrigĂšne, laissent voir ce qu’ils ont decommun avec le judaĂŻsme, en particulier dans l’exĂ©gĂšse des Écritures.

LA TENTATION GNOSTIQUE ––––––––––––––––––––––––––––

Joaquim CARREIRA das NEVES : La séduction actuelle de la gnose

La séduction actuelle de la gnose tient à une expérience immédiate de laconscience cosmique et divine, à une illumination subjective sans dogmes nicommandements, à la conviction que nous sommes étrangers au monde parceque nous sommes les élus de Dieu. Il demeure fondamental de savoir distinguerentre la foi et la science, entre le Créateur et les créatures.

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Jacques ARNOULD : Gnose et Ă©cologieLes progrĂšs de la science contemporaine ne cessent d’interroger la foi chrĂ©tiennesur le mystĂšre du monde : comprĂ©hension de l’univers, de la vie, de l’hommedans sa relation Ă  la nature. Autant de questions qui suscitent les rĂ©ponses decourants de pensĂ©e assimilables Ă  la gnose par les voies de salut qu’ils proposent.

PROBLÉMATIQUE ACTUELLE –––––––––––––––––––––––––

MichaĂ«l FIGURA : L’Église face au dĂ©fi renouvelĂ© de la gnoseet du gnosticisme

Face au dĂ©fi toujours actuel (y compris dans l’Église) de la gnose, l’Église doitmĂ©diter, de maniĂšre encore plus vive, l’humanitĂ© du Christ en croix et la rĂ©a-litĂ© des souffrances, vĂ©cues pour nous, du Fils incarnĂ©. Seule l’unicitĂ© del’Incarnation rĂ©duit Ă  nĂ©ant toute vellĂ©itĂ© de croire en de multiples rĂ©incarna-tions des existences.

SIGNETS –––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––––

Joseph RATZINGER : LibertĂ© et VĂ©ritĂ©La libertĂ© qui serait pure disparition des normes conduit Ă  l’autodestruction. Elledoit s’orienter vers la vĂ©ritĂ©, vers ce que nous sommes et qui correspond au plusintime de notre ĂȘtre. La raison humaine ne peut renoncer Ă  l’idĂ©e de Dieu : seulela vĂ©ritĂ© rend libre.

Olegario GONZALES DE CARDEDAL : Au cƓur duChristianisme

Communio publie les bonnes feuilles du prologue du CƓur du christianisme, duP. GonzĂĄlez de Cardedal. Cet Ă©minent thĂ©ologien encore trop peu connu enFrance expose une approche existentielle et radicale du christianisme et de l’ĂȘtrechrĂ©tien.

Georges CHANTRAINE : L’actualitĂ© de l’Ɠuvre du CardinalHenri de Lubac

La publication des ƒuvres complĂštes du Cardinal de Lubac, que viennentd’inaugurer les Éditions du Cerf, fournit l’occasion Ă  Communio de rappeler, parla voix du P. Chantraine, l’orientation et les principales Ă©tapes de la vie et del’Ɠuvre du grand thĂ©ologien.

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« LA gnose au nom menteur » : lorsque saint IrĂ©nĂ©e, auIIe siĂšcle, Ă©crit « contre les hĂ©rĂ©sies », il prend biensoin de prĂ©ciser qu’il attaque une rĂ©alitĂ© qui porte un

nom d’emprunt, contradictoire avec la rĂ©alitĂ© 1. Tandis que « gnose »veut dire « connaissance », « science vĂ©ritable », des hĂ©rĂ©tiquess’avançaient masquĂ©s, qui proposaient une pseudo-science, uneignorance divagante. Le terme est restĂ© marquĂ© par cet usage illĂ©gi-time, et les gnoses ont mauvaise presse aux yeux des orthodoxies.Pire encore, le « gnosticisme » dĂ©signe la mise en systĂšme de prin-cipes Ă©trangers Ă  l’orthodoxie chrĂ©tienne.

La prĂ©paration du prĂ©sent cahier a connu cette difficultĂ© : une pre-miĂšre tentative avait Ă©tĂ© faite en 1988 pour publier un thĂšme inter-national sur les gnoses modernes, sous le titre « les religions desubstitution ». L’édition francophone avait alors offert Ă  ses lecteursun cahier sur « les religions orientales » qui n’abordait que margina-lement le thĂšme international. Dix ans plus tard, l’édition de langueallemande a proposĂ© de coordonner un cahier sur ce thĂšme 2, et la

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Communio, n° XXIV, 2 – mars-avril 1999

Jean-Robert ARMOGATHE

Éditorial

Les enjeux doctrinauxde la gnose chrétienne

1. Voir ci-aprĂšs l’article d’Y. de Andia. L’ouvrage de rĂ©fĂ©rence est en alle-mand : K. Rudolph, Die Gnosis. Wesen und Geschichte einer spĂ€tantiken Reli-gion (UTB 1577) Göttingen, 31990 (1977). Sur la christologie des gnostiqueshĂ©rĂ©tiques, l’ouvrage majeur reste A. Orbe, Cristologia Gnostica, B.A.C.,2 vol., Madrid, 1976. 2. Voir ici la contribution de M. Figura.

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question nous a semblĂ© d’autant plus importante que le terme« gnose » est perçu de maniĂšre diffĂ©rente selon les langues et lescultures.

Pour le comprendre, il faut remonter au grec, Ă  la traductiongrecque de l’Ancien Testament par les Juifs d’Alexandrie connuscomme les Septante, ainsi qu’à la liturgie juive traduite en grecd’Alexandrie (d’oĂč la liturgie chrĂ©tienne, aussi bien romainequ’alexandrine, est sortie). Il convient de souligner qu’il s’agit bienlĂ  d’un vocable authentiquement chrĂ©tien 3. Dans la premiĂšre lettreĂ  TimothĂ©e (6, 20) 4, le disciple est mis en garde contre la fausse« gnose » :

« ĂŽ TimothĂ©e, garde le dĂ©pĂŽt ! Évite les discours creux et impies,les objections d’une pseudo-science 5. Pour l’avoir professĂ©e, certainsse sont Ă©cartĂ©s de la foi ».

Les textes orthodoxes les plus anciens ne permettent aucundoute : le mot grec gnĂŽsis est employĂ© sans hĂ©sitation pour dĂ©signerla connaissance de Dieu trouvĂ©e dans les Écritures, Ă  partir des pro-phĂštes jusqu’aux Évangiles de JĂ©sus. Le terme « gnose » contientcependant une Ă©quivoque, entre « vraie gnose » et « fausse gnose ».Dans GnĂŽsis : la connaissance de Dieu dans l’Écriture (1988), leP. Bouyer a expliquĂ© cette apparente contradiction par la continuitĂ©directe de la filiation, « de la Synagogue Ă  l’Église », attestĂ©e parl’emploi du mot dans deux sens spĂ©cialisĂ©s :

a – Le sens rabbinique, mais d’origine sacerdotale, des prĂ©ceptesmoraux extraits de l’Écriture (« gnose » dĂ©signe alors ce qu’onappelle la halakah).

b – Le sens rĂ©pandu par les apocalypses, qui s’applique aux mys-tĂšres eschatologiques, aux voies par lesquelles Dieu nous conduit ausalut (c’est-Ă -dire quand « gnose » dĂ©signe le foyer de la haggadah).

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3. R.P Casey « The Study of Gnosticism » Journal of Theological Studies 36,1935 p. 45 s. ; Louis Bouyer, GnĂŽsis : la connaissance de Dieu dans l’ÉcritureParis 1988. Le point le plus rĂ©cent est fait par Martin Hengel « Die Ursprungeder Gnosis und das Christentum » in J. Adna, S. F. Hademann et O. Hofius(Ă©d.), Evangelium-Schriftauflegung-Kirche, Göttingen, 1997, p. 190-223. 4. Sur la gnose dans les ÉpĂźtres pastorales, Jacques Dupont Gnosis, la connais-sance religieuse d’aprĂšs saint Paul, Louvain 1949 ; E. Schlarb, Die gesundeLehre. HĂ€resie und Wahrheit im Spiegel der Pastoralbriefe, Marbourg, 1990. 5. La Bible de JĂ©rusalem traduit ainsi hĂš pseudĂŽnumos gnĂŽsis, qui est l’exacteexpression qu’utilisera IrĂ©nĂ©e : « la gnose au nom menteur ».

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Chez saint Paul, le premier sens est appliquĂ© au problĂšme desviandes immolĂ©es aux idoles (1 Corinthiens 8, 1) : les chrĂ©tiens pou-vaient-ils avoir part Ă  leur consommation ? « Nous avons tous lascience (gnĂŽsis), c’est entendu, mais la science (gnĂŽsis) enfle, lacharitĂ© Ă©difie ». Cette gnose-lĂ  renvoie Ă  la connaissance juridique etaux prĂ©ceptes de la Loi. Mais la charitĂ© est ici introduite par Paulcomme un nouveau concept, proprement chrĂ©tien : il l’oppose Ă  lascience de la halakah. La charitĂ© est elle-mĂȘme une gnose, « quidĂ©passe toute connaissance » (ÉphĂ©siens 3, 19), l’authentique gnĂŽsischrĂ©tienne.

Les ÉpĂźtres de la captivitĂ© (ÉphĂ©siens, Colossiens) utilisent plutĂŽtle deuxiĂšme sens : la connaissance est rĂ©vĂ©lation (on utilise ici lemot grec epignĂŽsis) de la croix salvifique du Christ.

Dans les deux cas, et dans les développements que ces sens reçoi-vent dans la littérature orthodoxe ultérieure, le concept de gnoseapparaßt comme essentiel au christianisme ; au deuxiÚme sens, il estcentral dans la Révélation. Deux formules eucharistiques conservéespar la DidachÚ, un texte daté du milieu du second siÚcle, en portenttémoignage :

« Nous te rendons grùce, Î notre pÚre, pour la gnose que tu nousas fait connaßtre par Jésus ton Serviteur » (IX, 3).

« Nous te rendons grĂące, ĂŽ pĂšre saint, pour ton saint Nom que tuas fait habiter en nos cƓurs, pour la gnose, la foi et l’immortalitĂ© quetu nous as fait connaĂźtre par JĂ©sus ton serviteur » (X, 2).

Cette connaissance est le mode opĂ©ratoire de la prĂ©dication Ă©van-gĂ©lique. Elle est mĂȘme, fort exactement, ce qui rend possible le pas-sage des Gentils, des non-Juifs, Ă  la foi. Elle Ă©claire par la raison lemystĂšre chrĂ©tien, elle est connaissance, apprentissage des vĂ©ritĂ©srĂ©vĂ©lĂ©es. On naĂźt juif, on devient chrĂ©tien, surtout lorsqu’il s’agit dupassage du paganisme au christianisme. Texte aprĂšs texte 6, les pre-miĂšres gĂ©nĂ©rations chrĂ©tiennes ont parlĂ© de la gnose qui faitconnaĂźtre Dieu en son mystĂšre. Saint Ignace d’Antioche, dans salettre aux ÉphĂ©siens (18, 2) parle de « la gnose de Dieu, qui est JĂ©susChrist ». Ce n’est que plus tard, lorsque des Ă©crivains proposĂšrent desinterprĂ©tations sectaires, rejetĂ©es comme hĂ©rĂ©tiques par la GrandeÉglise, qu’ils tentĂšrent de dissimuler le caractĂšre aventureux de leurs

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6. On trouvera le dossier patristique dans le livre cité du P. Louis Bouyer,p. 155-168.

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propos sous le voile de la « gnose ». C’est ce « nom trompeur »qu’IrĂ©nĂ©e a dĂ©noncĂ©.

M.-J. Le Guillou 7 a montrĂ© la continuitĂ© structurelle des rĂ©sur-gences du gnosticisme Ă  diffĂ©rentes Ă©poques : dans le monde hellĂ©-nistique des second et troisiĂšme siĂšcles, au XIIIe siĂšcle, avec Joachimde Flore et avec les Cathares, aux dix-neuviĂšme et vingtiĂšme siĂšclesenfin. À chaque fois, il s’est agi de proposer une interprĂ©tation cultu-relle, sociologique du dogme chrĂ©tien, Ă©trangĂšre Ă  celle dont l’Égliseapostolique vit depuis les origines. En ce sens, non seulementla fausse gnose a constituĂ© une tentation permanente de la foi chrĂ©-tienne, une sorte de maladie de la RĂ©vĂ©lation, mais elle existeencore aujourd’hui, sous des formes Ă©tonnamment diverses, quicontiennent les mĂȘmes dĂ©nominateurs communs : un dualismeopposant la matiĂšre et l’esprit, l’autorĂ©demption par la connais-sance, une pensĂ©e mythologique.

On peut relever aujourd’hui trois formes de (fausse) gnose. Enpremier lieu, la tentation la plus grossiĂšre consiste dans l’impuis-sance Ă  interprĂ©ter les Écritures, dans leur lecture matĂ©rielle, littĂ©-rale. On refuse, par consĂ©quent, l’autoritĂ© mĂȘme de la RĂ©vĂ©lation,au profit de motifs de crĂ©dibilitĂ© Ă©noncĂ©s pour une culture donnĂ©e,ce que M.-J. Le Guillou appelait justement « hĂ©tĂ©ro-interprĂ©tation » :pour comprendre l’Écriture, le sens de l’Écriture n’a aucune auto-ritĂ©. Il ne s’agit plus alors d’interprĂ©ter l’Écriture, mais d’y releverdes messages occultĂ©s : l’article du R.P. Carreira das Neves en donnedeux exemples contemporains. La doctrine catholique en devientinsignifiante, car son contenu dogmatique est asservi Ă  une culture,voire Ă  une simple « mentalitĂ© ».

Une forme plus Ă©laborĂ©e se prĂ©sente comme une transcendanceabsolutisĂ©e, totalement coupĂ©e du monde. Il s’agit d’un refus de lathĂ©ologie biblique de la CrĂ©ation Ce refus conduit Ă  proclamerinutile (voire gĂȘnante) la lente pĂ©dagogie divine, qui prĂ©pare l’Incar-nation au long de l’Ancien Testament (on se souvient que les hĂ©rĂ©-sies gnostiques diminuaient ou supprimaient la fonction de cestextes, au profit d’un corpus nĂ©o-testamentaire lui-mĂȘme Ă©ventuel-lement rĂ©duit et mutilĂ©). On trouve souvent, dans les dĂ©rives gnos-tiques anciennes et modernes, ce courant qui va contre l’histoire etla Providence.

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7. (Avec Alain Besançon, Jean-Miguel Garrigues et Paul Toinet) Le mystÚre duPÚre, Paris, Fayard 1971.

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Enfin, la derniĂšre composante, plus subtile, du comportementgnostique revient Ă  identifier l’ĂȘtre au devenir de la conscience : Ă  cemoment-lĂ , la signification des termes mĂ©taphysiques fondamen-taux (ĂȘtre, essence...) se prend en fonction de cette Ă©quivalence, ouse confond mĂȘme parfois avec elle. Il s’agit lĂ  d’une position anti-mĂ©taphysique que l’on trouve frĂ©quemment dans certaines formesde l’idĂ©alisme allemand 8 et dont un avatar vulgaire est l’actuel pri-mat du subjectivisme (chaque conscience devient pour elle-mĂȘmel’absolu et donc la norme de sa foi).

Les hĂ©rĂ©sies gnostiques, « la gnose au nom trompeur », sont laperversion, la maladie de la connaissance de Dieu en son mystĂšre.Cette pathologie semble aujourd’hui florissante 9 : nous assistons aureflux des assauts menĂ©s contre le mystĂšre chrĂ©tien au nom de la rai-son, dont les LumiĂšres du dix-huitiĂšme siĂšcle français sont commele symbole et le modĂšle. Ce dĂ©litement de la raison s’effectue auprofit des mythes, des tentations qu’offre une transcendance coupĂ©edu monde. Les aspirations religieuses reviennent en force et s’en-gouffrent dans une connaissance d’autant moins critiquable ou rĂ©fu-table qu’elle n’offre pas de prise Ă  l’analyse et Ă  la critique. Cetteattitude s’appuie sur les Ă©checs de la politique moderne Ă  transformerle monde, sur l’expĂ©rience que la science fait de ses propres limites,et flirte avec l’idĂ©al d’une nature rĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e (Ă©cologisme radical 10).

Face Ă  cette dĂ©rive, l’orthodoxie a maintenu la confession apos-tolique de l’Église, le tĂ©moignage trinitaire, l’activitĂ© opĂ©ratoire dela priĂšre. Le credo contient les antidotes Ă  la dĂ©rive gnostique : l’in-terprĂ©tation interne que la foi propose engage profondĂ©ment la ratio-nalitĂ© humaine. Car il convient d’insister sur ce point : la gnose estla vraie connaissance de la rĂ©vĂ©lation divine. La formation philoso-phique du pape actuel le rend particuliĂšrement attentif Ă  ces risques.Dans plusieurs de ses enseignements, et en particulier dans les deuxlettres encycliques Veritatis Splendor (1993) et Fides et ratio(1998), il a affirmĂ© comme une nĂ©cessitĂ© intrinsĂšque du mystĂšrechrĂ©tien l’accĂšs rationnel aux vĂ©ritĂ©s de foi. En 1992, le centiĂšme

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8. Voir Henri de Lubac, La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Paris-Namur 1978, t. 1, chap. VIII et IX. 9. Peter H. van Ness (éd.) Spirituality and the Secular Quest (« World Spiri-

tuality », vol. 22), New York, Crossroad, 1996 et Ewert H. Cousins, Christ ofthe 21st Century, Rockport, Mass.-Shaftesbury-Brisbane, ÉlĂ©ment B, 1992. 10. Voir plus bas l’article de Jacques Arnould.

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cahier de cette revue se donnait pour thĂšme : « Sauver la raison » 11.Le Dieu qui se rĂ©vĂšle est la raison en personne. Devant la crise desidĂ©ologies et la montĂ©e des gnoses rampantes, il revient au christia-nisme de revendiquer l’honneur de la raison.

Jean-Robert Armogathe, nĂ© en 1947 Ă  Marseille, prĂȘtre (Paris), aumĂŽnierd’étudiants, confĂ©rencier de CarĂȘme Ă  Notre-Dame de Paris, il est aussi directeurd’études Ă  l’École pratique des hautes Ă©tudes (sciences religieuses, Sorbonne).Appartient depuis l’origine au comitĂ© de rĂ©daction francophone de Communio.

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11. Communio XVII, 2-3 mars-juin 1992. Bien des articles de ce numérocomplÚtent le présent cahier.

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GNÔSIS 1, en grec, signifie la connaissance et ce terme, dans leNouveau Testament, est riche de sens : chez saint Jean (3-9),la connaissance est source de lumiĂšre – car « celui qui fait la

vĂ©ritĂ© vient Ă  la lumiĂšre » –, et source de vie, car « la vie Ă©ternelle »c’est de connaĂźtre (Dieu) et son « envoyĂ© JĂ©sus-Christ » (Jean 7-3).Elle est insĂ©parable de l’amour et vĂ©rifiĂ©e par l’amour : « celui quin’aime pas n’a pas connu Dieu car Dieu est amour » (4, 8). Chezsaint Paul, la connaissance, enracinĂ©e dans la PĂąque du Christ, estconnaissance de la « Sagesse crucifiĂ©e », de la « folie » (1 Corin-thiens 1, 21-25) de la croix, don de l’Esprit qui s’épanouit en cha-rismes, elle est la connaissance de « la largeur, de la hauteur et de laprofondeur » de l’amour de Dieu dans le Christ (ÉphĂ©siens 3, 18), etdu Christ pour son Église (ÉphĂ©siens 5, 25, 27-32).

Telle est la vraie connaissance, la connaissance de Dieu dans leChrist, transmise dans l’Église par la tradition apostolique, et IrĂ©nĂ©ede Lyon 2 a raison de dĂ©finir, face Ă  la « pseudo-gnose » des gnos-tiques, la « vraie gnose » :

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Communio, n° XXIV, 2 – mars-avril 1999

Ysabel DE ANDIA

La gnose au nom menteur :séduction et divisions

1. Sur la Gnose, voir A. ORBE, Estudios valentinianos I-V, Roma 1956 - 1966et M. TARDIEU et J.-N. DUBOIS, Introduction Ă  la littĂ©rature gnostique, Pressesdu CNRS, Paris, 1986. 2. Dans cette prĂ©sentation de trois « figures » de la gnose, j’ai pris comme rĂ©fĂ©-rence principale la DĂ©nonciation et rĂ©futation de la gnose au nom menteur

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« C’est une connaissance vraie, comportant : l’enseignement desapĂŽtres ; l’organisme originel de l’Église rĂ©pandu Ă  travers le mondeentier ; la marque distinctive du Corps du Christ, consistant dans lasuccession des Ă©vĂȘques auxquels les apĂŽtres remirent chaque Égliselocale ; parvenue jusqu’à nous, une conservation immuable des Écri-tures, impliquant trois choses : un compte intĂ©gral, sans addition nisoustraction, une lecture exempte de fraude et, en accord avec cesÉcritures, une interprĂ©tation lĂ©gitime, appropriĂ©e, exempte de dangeret de blasphĂšme ; enfin, le don surĂ©minent de l’amour, plus prĂ©cieuxque la connaissance, plus glorieux que la prophĂ©tie, supĂ©rieur Ă  tousles autres charismes 3 » (AH III, 33, 8).

La vraie gnose est dĂ©finie par la tradition apostolique, la catholi-citĂ© de l’Église, la succession apostolique, gardienne de l’Écriture etde la tradition, et enfin le don surĂ©minent de la charitĂ©.

Quelle est alors cette « pseudo-gnose » ou « gnose au nommenteur » ?

IrĂ©nĂ©e la dĂ©finit comme ProtĂ©e aux multiples aspects, comme unloup ou un renard qui se cache dans son fourrĂ© pour ne pas ĂȘtre vu.

« Lorsqu’une bĂȘte sauvage est cachĂ©e dans une forĂȘt, d’oĂč elle faitdes sorties et cause de grands ravages, si quelqu’un vient Ă  Ă©carter lesbranches et dĂ©couvrir les taillis et rĂ©ussit Ă  apercevoir l’animal, pointne sera besoin dĂ©sormais de grands efforts pour s’en emparer : onverra Ă  quelle bĂȘte on a affaire ; il sera possible de la voir, de se gar-der de ses attaques, de la frapper de toutes parts, de la blesser, de tuercette bĂȘte dĂ©vastatrice. Ainsi en va-t-il pour nous, qui venons de pro-duire au grand jour leurs « mystĂšres cachĂ©s et enveloppĂ©s », chez eux,« de silence » : nous n’avons plus besoin de longs discours pouranĂ©antir leur doctrine » (AH I, 31, 4).

La pseudo-gnose change au grĂ© des circonstances et rĂšgne dansl’ombre. Et l’unique « dĂ©nonciation et rĂ©futation de la pseudo-gnose » consiste Ă  faire venir Ă  la lumiĂšre cet animal malfaisant pourmontrer ce qu’il est. C’est l’unique jugement de ceux qui prĂ©fĂšrentdemeurer dans les tĂ©nĂšbres (Jean 3), et la vĂ©ritĂ© est sa proprepreuve. IrĂ©nĂ©e de Lyon veut passer au crible leurs doctrines et opĂ©-rer un discernement entre la lumiĂšre et les tĂ©nĂšbres, la gnose et la« pseudo-gnose », la vĂ©ritĂ© et l’hĂ©rĂ©sie.

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VRAIE ET FAUSSE GNOSE --------------------------------------------- Ysabel de Andia

d’IrĂ©nĂ©e de Lyon, que l’on cite sous son titre latin Adversus haereses (= AH),consciente de cette limitation volontaire. Je cite la traduction française de DomAdelin Rousseau, Éd. du Cerf, Paris 1984.3. Cf. 1 Coritnthiens 12, 31.

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Faute de s’appuyer sur le roc de la vĂ©ritĂ©, elle est aussi comme« l’eau fĂ©tide » qui remplit, les « citernes crevassĂ©es » (JĂ©rĂ©mie 2,13),par opposition Ă  l’Église qui est le « vase » qui contient l’eau vive del’Esprit.

« ... De cet Esprit s’excluent donc tous ceux qui, refusant d’accou-rir Ă  l’Église, se privent eux-mĂȘmes de la vie par leurs doctrinesfausses et leurs actions dĂ©pravĂ©es. Car lĂ  oĂč est l’Église, lĂ  est aussil’Esprit de Dieu, lĂ  est l’Église et toute grĂące. Et l’Esprit est vĂ©ritĂ©.C’est pourquoi ceux qui s’excluent de lui ne se nourrissent pas nonplus aux mamelles de leur mĂšre en vue de la vie et n’ont point partĂ  la source limpide qui coule du corps du Christ, mais « ils se creusentdes citernes crevassĂ©es », faites de trous de terre et boivent l’eau fĂ©tided’un bourbier : ils fuient la foi de l’Église de crainte d’ĂȘtre dĂ©mas-quĂ©s, et ils rejettent l’Esprit pour ne pas ĂȘtre instruits » (AH III, 24,1).

Ou encore comme du « sable » : « Devenus Ă©trangers Ă  la vĂ©ritĂ©, il est fatal qu’ils roulent dans

toute erreur et soient ballottĂ©s par elle, qu’ils pensent diversementsur les mĂȘmes sujets suivant les moments et n’aient jamais de doc-trine fermement Ă©tablie, puisqu’ils veulent ĂȘtre sophistes de motsplutĂŽt que disciples de la vĂ©ritĂ©. Car ils ne sont pas fondĂ©s sur le Rocunique, mais sur le sable, un sable qui renferme des pierres mul-tiples » (AH III, 24,1).

Son origine est diabolique : c’est « l’homicide » ou le « pĂšre dumensonge » (Jean 8,44) qui, dĂšs le dĂ©but, a Ă©tĂ© « jaloux » del’homme et l’a tentĂ© en lui offrant le fruit de l’arbre de la connais-sance du bien et du mal. La pseudo-gnose est, en elle-mĂȘme, unerĂ©pĂ©tition de l’acte du tentateur qui offre Ă  l’homme le fruit d’uneconnaissance qui le divinise sans la grĂące de Dieu.

La gnose se dĂ©finit comme une connaissance qui apporte le salut 4.C’est une connaissance qui est relative Ă  la nature de ceux qui lareçoivent ou ne peuvent la recevoir. La doctrine gnostique des troisnatures – pneumatique ou spirituelle, psychique ou animale et matĂ©-rielle (hylique) ou charnelle –, dĂ©termine leur capacitĂ© Ă  recevoir lagnose et Ă  ĂȘtre sauvĂ©s : les spirituels ou gnostiques portent en euxcette connaissance spirituelle et sont destinĂ©s Ă  ĂȘtre sauvĂ©s par la

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4. H.-C. PUECH, En quĂȘte de la Gnose, t. I. La Gnose et le Temps, Paris, 1978,p. 236 : « La gnose (du grec gnĂŽsis, « connaissance ») est une connaissanceabsolue qui sauve par elle-mĂȘme et le gnosticisme est la thĂ©orie de l’obtentiondu salut par la connaissance ».

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connaissance de leur propre nature spirituelle de mĂȘme nature quele PlĂ©rĂŽme divin, les psychiques sont les seuls Ă  avoir une libertĂ© dechoix face Ă  cette connaissance qui leur est proposĂ©e par les spiri-tuels, s’ils l’acceptent ils suivront les spirituels dans leur ascensionvers le PlĂ©rĂŽme, s’ils se tournent, au contraire, vers le monde matĂ©-riel et charnel, ils seront dĂ©truits, comme les charnels, Ă  la fin dumonde. Quant aux matĂ©riels et charnels, ils n’ont aucune libertĂ© dechoix et, par nature, ils sont destinĂ©s Ă  ĂȘtre dĂ©truits, portant en euxles germes de corruption et de mort.

Ainsi la gnose rĂ©pond Ă  la question rapportĂ©e par ClĂ©mentd’Alexandrie, dans les Extraits de ThĂ©odote (78) : « Qui Ă©tions-nous ? Que sommes-nous devenus ? OĂč Ă©tions-nous ? OĂč avons-nous Ă©tĂ© jetĂ©s ? Vers quel but nous hĂątons-nous ? », la question del’origine, de la fin et de la nature de l’homme. L’homme se l’est tou-jours posĂ©e et se la posera toujours, mais ce qui distingue la philo-sophie de la gnose, c’est l’aspect sotĂ©riologique : la gnose est moinsprĂ©occupĂ©e de la contemplation de l’ĂȘtre en tant qu’ĂȘtre que du salutde cette part spirituelle de l’homme, Ă©tincelle divine incorruptible,Ă©chappĂ©e du PlĂ©rĂŽme divin et plongĂ©e dans la chair corruptible,comme la pĂ©pite d’or dans la boue.

Il y a derriĂšre la question de la gnose cette « anxiĂ©tĂ© » de l’Anti-quitĂ© tardive, Ă  la recherche de nouvelles religions 5. À Rome,c’étaient les religions Ă  mystĂšres venues d’Orient, de nos joursl’Occident se tourne vers l’Inde et l’ExtrĂȘme-Orient, l’hindouismeou le bouddhisme.

Mais, si le monde grĂ©co-romain s’ouvrait aux religions orientales,le christianisme, de son cĂŽtĂ©, s’ouvrait Ă  la culture grĂ©co-latine etl’on a dit que la gnose Ă©tait le triomphe de l’hellĂ©nisme sur le chris-tianisme. Peut-ĂȘtre faut-il voir lĂ  une dĂ©ception des courants messia-nistes, qui, aprĂšs la chute du Temple de JĂ©rusalem, ne voyant pasleurs espĂ©rances se rĂ©aliser dans l’histoire, ont transposĂ© leur concep-tion de l’histoire en une vision du PlĂ©rĂŽme. Le passage des apoca-lypses aux diffĂ©rentes gnoses se fait dans ce monde judĂ©o-chrĂ©tien,dont tĂ©moignent les ÉpĂźtres aux Colossiens et aux Corinthiens 6, et

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5. Cf. DODDS, Pagan and Christians in an Age of Anxiety, 1965, trad. fran-çaise : PaĂŻens et chrĂ©tiens dans un Ăąge d’anxiĂ©tĂ©, Paris, 1979. F. CUMONT, Lesreligions orientales dans le paganisme romain.6. Cf. 1 Corinthiens 3,18. Voir W. SCHMITHALS, Die Gnosis im Corinth, etR. MCL. WILSON, 2. « Le gnosticisme dans le Nouveau Testament, in : Gnoseet Nouveau Testament, Paris, 1969, p. 67-112.

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l’Apocalypse qui parle de la prĂ©sence de gnostiques, les « Nico-laĂŻtes », au sein de la communautĂ© chrĂ©tienne.

Je voudrais prendre ici plusieurs figures emblĂ©matiques de lagnose, Simon le Mage, le « pĂšre » de la gnose et, Ă  sa suite, Marc leMage, en second lieu PtolĂ©mĂ©e, « la fleur de l’école de Valentin »(AH Pr. 2), et enfin Marcion, pour montrer Ă  chaque fois la tentationet la dĂ©rive que leurs doctrines suscitent et entraĂźnent.

I. Simon le Mage et la possession de l’Esprit.

L’objet de la tentation, dans le rĂ©cit de la GenĂšse, est la posses-sion d’un pouvoir qui n’est pas donnĂ© par Dieu : Le diable suggĂšreĂ  Adam et Ève : si vous mangez du fruit dĂ©fendu, « vous serezcomme des dieux » (GenĂšse 3,5). Devenir dieu sans Dieu, telle estla plus haute tentation qui s’insinue dans le cƓur de l’homme,l’exaltation de soi que les anciens nomment la superbe ou l’orgueil.Tentation de s’emparer du fruit qui donne, au dire de l’ange, cepouvoir.

1. Simon le Mage 7

Or cette mĂȘme tentation se retrouve dans l’histoire de Simon leMage, au chapitre 8 (v. 9-24) des Actes des ApĂŽtres : « Simon, quifaisait profession de magie et tenait dans l’émerveillement la popu-lation de Samarie », se faisait appeler « la Puissance de Dieu, cellequi s’appelle la Grande ». Il captivait les Samaritains « par ses sor-tilĂšges ». « Lorsque Philippe annonça la bonne nouvelle du RĂšgnede Dieu et du nom de JĂ©sus », il crut et reçut le baptĂȘme comme lesautres Samaritains.

Mais « quand il vit que l’Esprit Saint Ă©tait donnĂ© par l’impositiondes mains des apĂŽtres, il leur proposa de l’argent : “Accordez-moi,leur dit-il, Ă  moi aussi ce pouvoir, afin que ceux Ă  qui j’imposerai lesmains reçoivent l’Esprit Saint”. Mais Pierre lui rĂ©pliqua : “PĂ©risseton argent et toi avec lui, pour avoir cru que tu pouvais acheter, avecde l’argent, le don gratuit de Dieu” » (v. 18-20).

Pierre transmet « le don gratuit de Dieu » qu’il a reçu, Simon veuts’emparer de ce don de Dieu, l’Esprit, sans le recevoir de Dieu ou

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7. Sur Simon le Mage, voir K. BEYSCHLAG, « Zur Simon-Magus-Frage », ZKT68 (1971) 399.

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encore il veut s’approprier avec de l’argent les dons et les charismesde l’Esprit sans se laisser dĂ©possĂ©der et conduire par lui. Le face Ă face de Simon Pierre et de Simon le Mage est apparu, aux commen-tateurs anciens, comme le face Ă  face du prince des apĂŽtres et duprince des gnostiques, et IrĂ©nĂ©e de Lyon comme Hippolyte de RomeconsidĂšrent Simon comme le chef et le pĂšre de tous les gnostiques :

« Nous avons relevĂ© leurs divergences, leurs Ă©coles et leurs filia-tions, dĂ©crit toutes les sectes fondĂ©es par eux et montrĂ© que c’est entirant leur origine de Simon que tous les hĂ©rĂ©tiques ont introduit en cemonde leurs doctrines impies et nĂ©gatrices de Dieu » (AH II, Pr. 1).

Dans cette gĂ©nĂ©alogie de la Gnose qui remonterait Ă  Simon leMage, il y a une volontĂ© de la systĂ©matiser, plus apparente encorechez Hippolyte de Rome que chez IrĂ©nĂ©e de Lyon, mais l’écartentre le Simon des Actes des ApĂŽtres et celui des hĂ©rĂ©siologues estmanifeste.

Dans le premier livre de l’Adversus haereses, IrĂ©nĂ©e prĂ©senteSimon le Mage et MĂ©nandre, son successeur, comme les ancĂȘtresdes Valentiniens. Simon de Samarie Ă©difia sa secte sur une doctrinede rĂ©demption transposĂ©e de sa propre vie :

« ayant achetĂ© Ă  Tyr, en PhĂ©nicie, une certaine HĂ©lĂšne qui exerçait lemĂ©tier de prostituĂ©e, il se mit Ă  parcourir le pays en disant qu’elleĂ©tait sa PensĂ©e premiĂšre, la MĂšre de toutes choses, tombĂ©e sous ladomination des Puissances angĂ©liques malĂ©fiques, et qu’il vint pourla dĂ©livrer se rendant semblable aux PrincipautĂ©s aux Puissances etaux Anges et se montrant Ă©galement parmi les hommes comme unhomme, quoique n’étant pas un homme, et qu’il parut souffrir enJudĂ©e sans souffrir rĂ©ellement » (AH I, 23, 2-3).

Simon se prĂ©sente comme le Sauveur de l’humanitĂ© ou de lafemme dĂ©chue ; il apporte Ă  la fois le salut et la libertĂ© :

« Aussi les fidĂšles de Simon et d’HĂ©lĂšne ne devaient-ils plus sesoucier d’eux, mais en hommes libres faire tout ce qu’ils voulaient :ce qui sauvait les hommes, c’était la grĂące de Simon, non les Ɠuvresjustes, car il n’y a point d’Ɠuvres justes par nature, mais seulementpar convention » (AH I, 23, 3).

Il y a deux propositions ici : c’est la foi ou la grĂące qui justifie etnon les Ɠuvres et il n’y a point d’Ɠuvre juste par nature, mais parconvention. Nous retrouverons chez la plupart des gnostiques, et enparticulier dans la Lettre Ă  Flora 8 de PtolĂ©mĂ©e, cette opposition de

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8. PTOLÉMÉE, Lettre à Flora, SC 24 bis, Paris, 1966.

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la Loi et de l’Esprit, parallĂšle Ă  celle des deux Testaments, alorsqu’IrĂ©nĂ©e dĂ©fend la loi qui « a appris, par avance, Ă  l’homme Ă suivre le Christ » (AH IV,12,5).

Si la morale est affaire de convention, la libertĂ© de mƓurs estacquise :

« Leurs mystagogues vivent donc dans la dĂ©bauche, et, d’autrepart, s’adonnent Ă  la magie, chacun autant qu’il peut. Ils possĂšdentune icĂŽne de Simon reprĂ©sentĂ© sous les traits de Zeus et une icĂŽned’HĂ©lĂšne, sous ceux d’AthĂ©na, et ils les adorent. Ils portent aussi unnom dĂ©rivĂ© de Simon, l’initiateur de leur doctrine impie, puisqu’ilssont appelĂ©s Simoniens, et c’est d’eux que tire son origine la gnoseau nom menteur, ainsi qu’il est loisible de l’apprendre par leursdĂ©clarations mĂȘmes » (AH I, 23, 4).

La premiĂšre tentation de la Gnose est la magie et c’est pourquoila connaissance n’est pas purement intellectuelle, mais elle s’ac-compagne de pratiques et de rites qu’IrĂ©nĂ©e n’hĂ©site pas Ă  appeler,par dĂ©rision, des « mystagogies », c’est-Ă -dire des initiations Ă  « leurssoi-disant mystĂšres ». La magie devient alors un substitut du sacre-ment et Marc le Mage n’hĂ©sitera pas Ă  cĂ©lĂ©brer une eucharistie.

2. Marc le Mage

Irénée connaßt particuliÚrement bien les pratiques magiques et lesdébauches de Marc le Magicien qui a séduit, dit-il, « un grand nombrede femmes jusque dans nos contrées du RhÎne » (AH I,13,7) :

« TrĂšs habile en jongleries magiques, il a trompĂ© par elles beau-coup d’hommes et une quantitĂ© peu banale de femmes, les faisants’attacher Ă  lui comme au “gnostique” et au “parfait” par excellenceet comme au dĂ©tenteur de la SuprĂȘme Puissance venue des lieux invi-sibles et innommables... Feignant d’“eucharistier” une coupe mĂȘlĂ©ede vin et prolongeant considĂ©rablement la parole de l’invocation, ilfait en sorte que cette coupe apparaisse pourpre ou rouge... Ou bienencore, prĂ©sentant Ă  une femme une coupe mĂȘlĂ©e, il lui ordonne del’“eucharistier” en sa prĂ©sence... Il semble qu’il ait mĂȘme un dĂ©monassistant, grĂące auquel il se donne l’apparence de prophĂ©tiser lui-mĂȘme et fait prophĂ©tiser les femmes qu’il juge dignes de participer Ă sa GrĂące » [AH I, 13,1-3].

Marc le Mage fait participer les femmes au culte eucharistique etĂ  la prophĂ©tie, pour les corrompre : la « femme qui se prend pourune prophĂ©tesse » « s’applique Ă  le rĂ©tribuer, non seulement en luidonnant ses biens, mais en lui livrant son corps » (13,3). La magiede Marc, comme celle de Simon, apparaĂźt donc comme une volontĂ©

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de s’emparer de l’Esprit. Et cette magie sĂ©duit surtout les femmes Ă qui est confĂ©rĂ© un pouvoir ecclĂ©siastique, cultuel ou prophĂ©tique.Mais ce pouvoir est de source purement humaine.

L’autre aspect de la doctrine gnostique de Marc le Magicien estl’explication des noms des Éons du PlĂ©rĂŽme par la grammatologieet l’arithmologie. Le corps de la VĂ©ritĂ© se prĂ©sente comme le corpsd’une femme nue dont les parties sont autant de lettres de l’alpha-bet grec avec leur Ă©quivalent numĂ©rique et leur valeur significative.Ainsi JĂ©sus, IĂ©sous, le « fruit » commun du PlĂ©rĂŽme, « selon lesnombres correspondant aux diffĂ©rentes lettres, Ă©quivaut Ă  888 »(= 8 + 80 + 800) (15,2).

Ces explications arithmologiques Ă©tranges dĂ©chaĂźnent l’ironied’IrĂ©nĂ©e :

« Qui ne haĂŻrait, en effet, le dĂ©plorable fabricant de pareils men-songes, en voyant la VĂ©ritĂ© travestie en idole par Marc, et une idolemarquĂ©e au fer rouge des lettres de l’alphabet ? » (AH I, 15,4).

En opposition Ă  cette reprĂ©sentation de la VĂ©ritĂ© par Marc leMage, IrĂ©nĂ©e prĂ©sente la regula veritatis (AH I,10,1-3), confessionbaptismale de la foi de l’Église catholique :

« Ainsi en va-t-il de celui qui garde en soi, sans l’inflĂ©chir, la rĂšglede vĂ©ritĂ© qu’il a reçue par son baptĂȘme : il pourra reconnaĂźtre lesnoms, les phrases et les paraboles provenant des Écritures, il nereconnaĂźtra pas le systĂšme blasphĂ©matoire inventĂ© par ces gens-lĂ .Il reconnaĂźtra les pierres de la mosaĂŻque, mais il ne prendra pas la sil-houette du renard pour le portrait du Roi. En replaçant chacune desparoles dans son contexte et en l’ajustant au corps de vĂ©ritĂ©, il met-tra Ă  nu leur fiction et en dĂ©montrera l’inconsistance » (AH I,9,4).

Comme les mosaĂŻstes se servent des pierres de la mosaĂŻque duRoi pour en faire une autre avec la silhouette d’un renard, les gnos-tiques se servent des mots de l’Écriture Sainte pour Ă©crire un nouveautexte qui n’est plus une parole de Dieu. Il y a donc une dĂ©composi-tion et une recomposition du texte de l’Écriture par la gnose en vuede la dĂ©monstration de ses propres doctrines.

IrĂ©nĂ©e reprendra l’analyse des exĂ©gĂšses marcosiennes au secondlivre de l’Adversus haereses (AH II, 24,1-6) pour conclure sur l’or-gueil gnostique et la supĂ©rioritĂ© de l’amour sur la gnose (AH II,25,1 – 28,9).

« Il est meilleur et plus utile d’ĂȘtre ignorant ou de peu savoir et des’approcher de Dieu par l’amour, que de se croire savant et habile etde se trouver blasphĂ©mateur Ă  l’égard de son Seigneur pour avoirimaginĂ© un autre Dieu et PĂšre que lui. C’est pourquoi Paul s’est

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Ă©criĂ© : “La science enfle, tandis que la charitĂ© Ă©difie” (1 Corinthiens8,1) » (AH II, 26,2).

Il y a deux critĂšres de discernement du blasphĂšme de la gnose : lavĂ©ritĂ© et la charitĂ©. Pour IrĂ©nĂ©e de Lyon comme pour ClĂ©mentd’Alexandrie, la vĂ©ritable gnose est insĂ©parable de la charitĂ© dont letĂ©moignage ultime est le martyre.

II. PtolĂ©mĂ©e et l’opposition de la chair et de l’Esprit.

Le systĂšme de PtolĂ©mĂ©e apparaĂźt comme la doctrine gnostique laplus Ă©laborĂ©e. Il vise Ă  expliquer non seulement la constitution duPlĂ©rĂŽme divin par la gĂ©nĂ©alogie des trente Éons qui le constituent, Ă partir du Pro-PĂšre ou Pro-Principe, mais aussi la genĂšse du mondepsychique et matĂ©riel par le mythe de la Sagesse crucifiĂ©e, SophiaAchamot, expulsĂ©e puis rĂ©intĂ©grĂ©e dans le PlĂ©rĂŽme grĂące au Sau-veur. C’est Ă  la fois une cosmologie et une sotĂ©riologie. C’est aussiune exĂ©gĂšse des textes nĂ©otestamentaires, comme le Prologueauquel les noms des Éons – PĂšre, MonogĂšne et Christ, Logos et Vie,GrĂące et VĂ©ritĂ© –, sont empruntĂ©s, ou la Ire ÉpĂźtre aux Corinthienssur la Sagesse crucifiĂ©e.

De ce systùme, on retiendra deux aspects, la christologie et l’an-thropologie 9.

1. La Christologie gnostique

La gnose ne peut penser l’unitĂ© du Christ ou l’unitĂ© de l’homme.Elle conçoit une unitĂ© comme composition. Ainsi, JĂ©sus, le tren-tiĂšme Éon, est le « Fruit parfait » du PlĂ©rĂŽme, « qui s’appelle aussiSauveur, et encore Christ et Logos » (AH I, 2, 5). Et le Christ ouSauveur, qui vient dans le monde pour sauver l’élĂ©ment pneuma-tique, comme l’élĂ©ment psychique, est lui-mĂȘme composĂ© d’unChrist pneumatique, l’Éon du PlĂ©rĂŽme, et d’un Christ psychique,celui qui se manifeste au monde :

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9. Pour cette partie, c’est toute l’Ɠuvre d’ANTONIO ORBE qui est sous-entendueet, en particulier, ses livres sur La cristologĂ­a gnostica, BAC 384-385, Madrid1976, et L’antropologĂ­a de san Ireneo, BAC 286, Madrid 1969. Sur la christo-logie, voir aussi A. HOUSSIAU, La christologie de S. IrĂ©nĂ©e, Louvain-Gem-bloux, 1955, et sur l’anthropologie, Y. DE ANDIA, Homo vivens. IncorruptibilitĂ©et divinisation de l’homme chez saint IrĂ©nĂ©e de Lyon, Études Augustiniennes,Paris 1976.

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Le Sauveur « a pris les prĂ©misses de ce qu’il devait sauver : d’Acha-mot, il a reçu l’élĂ©ment pneumatique ; par le DĂ©miurge, il a Ă©tĂ© revĂȘtudu Christ psychique ; enfin, du fait de lâ€™â€œĂ©conomie”, il s’est vu entou-rer d’un corps qui a une substance psychique, mais organisĂ© avec unart inexprimable de maniĂšre Ă  ĂȘtre palpable, visible et passible ; quantĂ  la substance hylique, il n’en a pas pris la moindre parcelle, disent-ils,car la matiĂšre n’est pas capable de salut » (AH I, 6, 1).

Seul le semblable connaĂźt le semblable, disent les philosophes, etles gnostiques ajoutent : seul le semblable peut sauver le semblable.Le Sauveur est formĂ© d’un Ă©lĂ©ment spirituel ou pneumatique, poursauver les spirituels ou gnostiques, et d’un corps psychique, pour sau-ver les psychiques. Mais la matiĂšre ou la chair, qui n’est pas capablede salut ne peut ĂȘtre attribuĂ©e au Sauveur. La consĂ©quence de cettedoctrine est la nĂ©gation de l’incarnation du Verbe et de la rĂ©sur-rection de la chair. Les gnostiques ne nient pas la divinitĂ© du Christ,mais la caro Christi « chair du Christ ». C’est l’incarnation du Verbequi est et demeure le grand scandale, la pierre d’achoppement, de laraison.

Les gnostiques adoptent, vis-Ă -vis du Christ, l’attitude des DocĂštes,qui pensent que le Christ est seulement apparu (dokein, signifie engrec, sembler, apparaĂźtre) dans la chair, mais qu’il ne s’est pas faitvĂ©ritablement chair. Il est passĂ© « Ă  travers Marie », comme « l’eau Ă travers un tube », sans rien prendre « de Marie » (AH I, 7, 2-V 1,2) :

« Ils confessent ainsi de bouche, dit IrĂ©nĂ©e en parlant des gnos-tiques, un seul Christ JĂ©sus, mais ils le divisent en pensĂ©e : car,d’aprĂšs leur systĂšme, ainsi que nous l’avons dĂ©jĂ  dit, autre estle Christ qui fut Ă©mis par le MonogĂšne pour le redressement du PlĂ©rĂŽme, autre le Sauveur, qui fut Ă©mis pour la glorification du PĂšre,et autre enfin le JĂ©sus de l’économie, qu’ils disent avoir soufferttandis que remontait dans le PlĂ©rĂŽme le Sauveur portant le Christ »(AH III, 16, 1).

C’est toujours l’unitĂ© du Christ qui est confessĂ©e par la foi del’Église, dans la formule christologique du Concile de ChalcĂ©doine,est rĂ©pĂ©tĂ©e l’expression « C’est un seul et le mĂȘme qui... », tandisque l’hĂ©rĂ©sie divise le Christ : autre est le Christ, autre est le Sauveur,autre est le JĂ©sus de l’économie. Et de mĂȘme que la gnose nie l’incar-nation du Verbe, elle nie sa Passion et sa RĂ©surrection dans la chair :c’est un autre, le JĂ©sus de l’économie, qui a souffert. Mais alors,demande IrĂ©nĂ©e,

« s’il s’agissait d’un Christ qui ne devait pas souffrir, mais s’envolerde JĂ©sus, de quel droit exhortait-il ses disciples Ă  porter leur croix et

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Ă  le suivre, alors que lui-mĂȘme, d’aprĂšs les hĂ©rĂ©tiques, n’allait pasporter cette croix, mais dĂ©serter “l’économie” de la Passion ? »(AH III, 18, 5).

Mais le Christ s’est fait vraiment homme, nouvel Adam nĂ© de laVierge, afin que « le pĂ©chĂ© fĂ»t tuĂ© par un homme et que l’hommesortĂźt ainsi de la mort ».

« Si, sans s’ĂȘtre fait chair, il n’avait pris que l’apparence de lachair, son Ɠuvre n’eĂ»t pas Ă©tĂ© vraie. Mais ce qu’il paraissait ĂȘtre, ill’était rĂ©ellement, Ă  savoir Dieu rĂ©capitulant en lui-mĂȘme cet antiqueouvrage modelĂ© qu’était l’homme, afin de tuer le pĂ©chĂ©, de dĂ©truirela mort et de vivifier l’homme : c’est pourquoi ses Ɠuvres Ă©taientvraies » (AH III, 18, 7).

L’unitĂ© du Christ, vere homo, vere Deus, fonde la rĂ©capitulationde Tout en lui, comme en tĂ©moigne la doctrine paulinienne : « rĂ©unirl’univers entier sous un seul chef, le Christ, ce qui est dans les cieuxet ce qui est dans la terre » (ÉphĂ©siens 1,10), et du Christ tĂȘte ducorps, qui est l’Église :

« Tout est crĂ©Ă© par lui et pour lui, et il est, lui, par devant tout ; toutest maintenu en lui, et il est, lui, la tĂȘte du corps qui est l’Église. Il estle commencement, premier-nĂ© d’entre les morts, afin de tenir en tout,lui, le premier rang. Car il a plu Ă  Dieu de faire habiter, en lui, toutela plĂ©nitude et de tout rĂ©concilier par lui et pour lui, et sur la terre etdans les cieux » (Colossiens 1, 16-20).

Le « plĂ©rĂŽme », c’est la « plĂ©nitude » qui habite dans le Christ,vrai Dieu et vrai homme.

2. L’anthropologie

Comme IrĂ©nĂ©e a dĂ©fendu les mystĂšres de la caro Christi, de sonincarnation aux souffrances de sa Passion et Ă  sa RĂ©surrection dans lachair, il va dĂ©fendre, pour l’homme, le salus carnis (salut de la chair).

Le livre V de l’Adversus haereses comporte un petit traitĂ© de larĂ©surrection de la chair (AH V, 1,1 -14,4) divisĂ© en trois parties :1. la rĂ©surrection de la chair postulĂ©e par l’incarnation qui rĂ©duitĂ  nĂ©ant tous les hĂ©rĂ©tiques, DocĂštes et Valentiniens, Ébionites etMarcionites, et par l’eucharistie, 2. la rĂ©surrection de la chair Ɠuvrede la puissance de Dieu. Dieu n’est pas un dieu impuissant, aucontraire, Dieu peut vivifier la chair et la chair peut ĂȘtre vivifiĂ©e parDieu : « La chair n’est donc pas exclue de l’art, de la sagesse et dela puissance de Dieu, mais la puissance de Dieu, qui procure la vie,se dĂ©ploie dans la faiblesse, c’est-Ă -dire la chair » (AH V, 3,2). Car

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le prĂ©tendu PĂšre, imaginĂ© par les hĂ©rĂ©tiques, n’est qu’un impuissant,incapable de ressusciter la chair, ou qu’un envieux. De nombreuxexemples bibliques illustrent la puissance vivifiante de Dieu : l’ascen-sion d’Énoch ou d’Élie, les trois enfants, Ananias, Azarias etMisaĂ«l, jetĂ©s dans la fournaise ardente sans qu’il leur soit fait aucunmal, 3. enfin les textes pauliniens attestant la rĂ©surrection de lachair. D’aprĂšs la doxologie de 1 Thessaloniciens 5, 23, l’hommeparfait est constituĂ© d’un corps et d’une Ăąme, auxquels se jointl’Esprit.

« Sont donc parfaits ceux qui, tout Ă  la fois, possĂšdent l’Esprit deDieu demeurant toujours avec eux et se maintiennent toujours quantĂ  leurs Ăąmes et quant Ă  leurs corps, c’est-Ă -dire conservent la foienvers Dieu et gardent la justice envers le prochain » (AH V, 6,1).

Or l’Esprit est donnĂ© dĂšs ici-bas aux croyants comme arrhes de larĂ©surrection finale.

« Ceux qui donc possĂšdent les arrhes de l’Esprit et qui, loin des’asservir aux convoitises de la chair, se soumettent Ă  l’Esprit etvivent en tout selon la raison, l’ApĂŽtre les nomme Ă  bon droit “spiri-tuels”, puisque l’Esprit de Dieu habite en eux. Car des esprits sanscorps ne seront jamais des hommes spirituels ; mais c’est notre sub-stance – c’est-Ă -dire le composĂ© d’ñme et de chair – qui, en recevantl’Esprit de Dieu, constitue l’homme spirituel » (AH V, 8,2).

IrĂ©nĂ©e s’attaque ici Ă  la thĂ©orie gnostique des trois natures : la« substance » de l’homme n’est pas psychique ou charnelle, mais lecomposĂ© de ces deux Ă©lĂ©ments qui, « en recevant l’Esprit de Dieuconstitue l’homme spirituel ». Le pneumatique, bien loin d’ĂȘtre unesubstance Ă  part, est le don de l’Esprit de Dieu, ou, en termes postĂ©-rieurs, de la grĂące, qui s’unit au composĂ© des deux autres Ă©lĂ©ments.Il n’y a pas d’homme spirituel qui ne soit en mĂȘme temps charnel.

Ce don de l’Esprit est ce qui fait l’homme semblable Ă  Dieu. CrĂ©Ă©par Dieu « Ă  son image et Ă  sa ressemblance » (GenĂšse 1,26),l’homme a perdu, par le pĂ©chĂ©, l’Esprit Saint et la ressemblance.Mais le Christ, Image de Dieu (Colossiens 1,15), a restaurĂ© l’imagede Dieu en l’homme et lui a rendu sa ressemblance Ă  Dieu, par ledon de l’Esprit. Les gnostiques, au contraire,

qui, « Ă  cause de leur incrĂ©dulitĂ© ou de leurs dĂ©rĂšglements n’obtien-nent pas le divin Esprit, qui, par des caractĂšres divergents rejettentloin d’eux le Verbe vivifiant, qui vivent au grĂ© de leurs convoitisesd’une maniĂšre contraire Ă  la raison, – ces gens-lĂ , c’est Ă  juste titreque l’ApĂŽtre les a nommĂ©s charnels et psychiques » (AH V, 8,3).

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IrĂ©nĂ©e a renversĂ© le discours des gnostiques : eux qui se nommentpneumatiques ou spirituels ne sont, en vĂ©ritĂ©, que des charnels carils ont rejetĂ© l’Esprit de Dieu et sa puissance.

3. La résurrection de la chair

a) La chair possĂ©dĂ©e en hĂ©ritage par l’Esprit

Les hĂ©rĂ©tiques « allĂšguent le texte de 1 Corinthiens (15,50) dansleur folie » pour « prouver qu’il n’y a pas de salut pour l’ouvragemodelĂ© par Dieu ».

« Ils ne comprennent pas que trois choses constituent l’hommeparfait : la chair, l’ñme et l’Esprit. L’une d’elles sauve et forme, Ă savoir l’Esprit, une autre est sauvĂ©e et formĂ©e, Ă  savoir la chair, uneautre enfin se trouve entre celles-ci, Ă  savoir l’ñme, qui tantĂŽt suitl’Esprit... tantĂŽt se laisse persuader par la chair et tombe dans desconvoitises terrestres... Ceux-lĂ  sont et se verront appeler Ă  bon droit“sang et chair” » (AH V, 9,1).

Les gnostiques n’ont pas compris la diffĂ©rence entre la chair, quisera sauvĂ©e par l’Esprit, et ceux qui sont « sang et chair » ou encore« morts », car « ils n’ont pas l’Esprit qui vivifie l’homme ». Aucontraire sont nommĂ©s « purs » ou « spirituels », ceux qui vivent del’Esprit de Dieu. Car si « la chair est faible », « l’Esprit est prompt »(Matthieu 26-41) et Sa promptitude l’emporte sur la faiblesse de lachair :

« Car la faiblesse de la chair, ainsi absorbĂ©e, fait Ă©clater la puis-sance de l’Esprit ; l’Esprit, de son cĂŽtĂ©, en absorbant la faiblesse,reçoit en lui-mĂȘme la chair en hĂ©ritage. Et c’est de ces deux chosesqu’est fait l’homme vivant : vivant grĂące Ă  la participation de l’Esprit,homme par la substance de la chair » (AH V, 9,2).

Cette force de l’Esprit se manifeste chez les martyrs, qui sont lesvrais spirituels, et c’est encore elle qui triomphera au moment de larĂ©surrection de la chair. Donc « sans l’Esprit de Dieu, la chair estmorte, privĂ©e de vie, incapable d’hĂ©riter du royaume de Dieu, lesang est Ă©tranger Ă  la raison, pareil Ă  une eau que l’on aurait rĂ©pan-due Ă  terre » (9,3) et les gnostiques ont raison.

« Mais, lĂ  oĂč est l’Esprit du PĂšre, lĂ  est l’homme vivant : le sang,animĂ© par la raison, est gardĂ© par Dieu en vue de la vengeance ; lachair, possĂ©dĂ©e en hĂ©ritage par l’Esprit, oublie ce qu’elle est pouracquĂ©rir la qualitĂ© de l’Esprit et devenir conforme au Verbe de Dieu »(AH V, 9,3).

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Si « la chair est possĂ©dĂ©e en hĂ©ritage par l’Esprit » et si elleacquiert la « qualitĂ© de l’Esprit », alors les gnostiques ont tort de direque le verset de 1 Corinthiens 15,50 nie la rĂ©surrection de la chair.

VoilĂ  un bel exemple de l’exĂ©gĂšse gnostique et de l’exĂ©gĂšseirĂ©nĂ©enne : dans la premiĂšre, la « chair » a un sens univoque opposĂ©Ă  l’Esprit, dans la seconde, elle a un sens Ă©quivoque, relatif Ă  la prĂ©-sence ou Ă  l’absence de l’Esprit. L’exĂ©gĂšse gnostique s’appuie sursa thĂ©orie des « natures », celle d’IrĂ©nĂ©e sur la regula veritatis quiconfesse la rĂ©surrection de la chair, mais aussi sur l’unitĂ© du texte del’Écriture qu’il ne faut pas interprĂ©ter en sĂ©parant une partie du tout,le « corps de vĂ©ritĂ© », mais en comprenant cette partie, ou cemembre, par rapport au tout.

« Ainsi en va-t-il des hĂ©rĂ©tiques Ă  propos de la phrase : “La chairet le sang ne peuvent hĂ©riter du royaume de Dieu”. En prenant Ă  Paulces deux vocables, ils n’ont ni perçu la pensĂ©e de l’ApĂŽtre ni cherchĂ©Ă  comprendre la portĂ©e de ses paroles ; cramponnĂ©s Ă  de simples motssans plus, ils meurent contre ceux-ci, ruinant, autant qu’il est en leurpouvoir, toute lâ€™â€œĂ©conomie” de Dieu » (AH V, 13,2).

III. Marcion et la lettre sans Esprit.

Irénée rattache la doctrine de Marcion à Simon le Mage, à traversCerdon :

« Un certain Cerdon, prit, lui aussi, comme point de dĂ©part la doc-trine des gens de l’entourage de Simon, et enseigna que le DieuannoncĂ© par la Loi et les prophĂštes n’est pas le PĂšre de Notre SeigneurJĂ©sus-Christ : car le premier a Ă©tĂ© connu et le second est inconnais-sable, l’un est juste et l’autre est bon.

Il eut pour successeur Marcion, originaire du Pont, qui développason école en blasphémant avec impudence le Dieu annoncé par laLoi et les prophÚtes... » (AH I, 27, 1-2).

Ce serait donc Cerdon qui serait Ă  l’origine de cette thĂšse fonda-mentale du gnosticisme, Ă  savoir la distinction de deux dieux,YahvĂ©, le Dieu crĂ©ateur de l’Ancien Testament, et le PĂšre de JĂ©sus-Christ, rĂ©vĂ©lĂ© par lui dans le Nouveau Testament ; l’un est connu,l’autre inconnaissable, l’un, juste, l’autre, bon.

Nous avons dĂ©jĂ  vu, dans le systĂšme valentinien, la distinctionentre le PĂšre, premier des Éons du PlĂ©rĂŽme, l’origine abyssale dumonde spirituel :

« Il existait, disent-ils, dans les hauteurs invisibles et innom-mables, un Éon parfait, antĂ©rieur Ă  tout. Cet Éon, ils l’appellent Pro-

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Principe, Pro-PÚre et Abßme. Incompréhensible et invisible, éternel etinengendré, il fut en profond repos et tranquillité durant une infinitéde siÚcles... » (AH I, 1,1).

et le DĂ©miurge, de nature psychique et non pneumatique, « PĂšre etDieu des ĂȘtres extĂ©rieurs au PlĂ©rĂŽme, puisqu’il Ă©tait l’Auteur de tousles ĂȘtres psychiques et hyliques » (AH I,5,2).

1. Marcion 10. Écriture et tradition

Le PĂšre est le Principe du monde spirituel et le DĂ©miurge, celuidu monde psychique et hylique. Mais ce que Cerdon et Marcion, Ă sa suite, ajoutent, c’est l’identification du DĂ©miurge et du Dieu del’Ancien Testament. La dualitĂ© des dieux, supĂ©rieur et infĂ©rieur,implique la dualitĂ© des mondes, l’un cosmique et l’autre, le PlĂ©rĂŽmeau-delĂ  du cosmos, et la dualitĂ© des temps de l’Ancien et du NouveauTestament. Division qui entraĂźne Marcion Ă  supprimer du NouveauTestament tous les textes qui affirment que le PĂšre de JĂ©sus-Christest en mĂȘme temps le Dieu crĂ©ateur :

« Marcion mutile l’évangile selon Luc, Ă©liminant de celui-ci toutce qui est relatif Ă  la naissance du Seigneur, retranchant aussi nombrede passages des enseignements du Seigneur, ceux prĂ©cisĂ©ment oĂčcelui-ci confesse de la façon la plus claire que le CrĂ©ateur de cemonde est son PĂšre. Par lĂ  Marcion a fait croire Ă  ses disciples qu’ilest plus vĂ©ridique que les apĂŽtres qui ont transmis l’Évangile, alorsqu’il met entre leurs mains non pas l’Évangile, mais une simple par-celle de cet Évangile. Il mutile de mĂȘme les Ă©pĂźtres de l’apĂŽtre Paul,supprimant tous les textes oĂč l’ApĂŽtre affirme de façon manifesteque le Dieu qui a fait le monde est le PĂšre de JĂ©sus-Christ, ainsi quetous les passages oĂč l’ApĂŽtre fait mention de prophĂ©ties annonçantpar avance la venue du Seigneur » (AH I, 27,2).

La premiĂšre consĂ©quence du marcionisme est la mutilation desÉcritures, ce qui posera la question de la canonicitĂ© des Écritures ;et la premiĂšre tĂąche de l’Église, en ce deuxiĂšme siĂšcle, sera d’éta-blir le canon des Écritures en relation avec la tradition apostolique.C’est bien l’Écriture et la Tradition qui sont au cƓur du dĂ©bat avecle marcionisme. Les hĂ©rĂ©tiques, dit IrĂ©nĂ©e, « ne s’accordent plus ni

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10. Sur Marcion voir également TERTULLIEN, Contra Marcionem ; B. ALAND,« Marcion. Versuch einer neuen Interpretation », ZTK 70 (1973) 420-447 etH. VON CAMPENHAUSEN, « Marcion et les origines du canon néo-testamentaire »,RHPR 465 (1966) 213-226.

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avec l’Écriture, ni avec la Tradition » (AH III, 2,2). Inversementl’Église conserve l’Écriture dans la Tradition. D’oĂč la dĂ©finition, citĂ©eplus haut, de la « vraie gnose », par IrĂ©nĂ©e de Lyon, (AH III, 33,8).

Si l’Écriture est transmise par la tradition apostolique, elle doitĂȘtre Ă©galement interprĂ©tĂ©e dans cette tradition. L’Écriture, dit IrĂ©nĂ©e,doit ĂȘtre lue « auprĂšs des presbytres » (AH IV, 26,2), les vrais spiri-tuels qui, d’aprĂšs l’apĂŽtre Paul « jugent de tout et ne sont jugĂ©s parpersonne » (1 Corinthiens 2,15).

2. Ancien et Nouveau Testament

AprĂšs avoir montrĂ©, au livre III de l’Adversus haereses, commentla tradition apostolique se fonde sur la succession apostolique, enparticulier celle de l’Église de Rome, IrĂ©nĂ©e donne des exemples delecture ecclĂ©siale des Écritures, au livre IV, Ă  propos de l’AncienTestament, prophĂ©tie du Nouveau. Contre la gnose qui divise Dieuen deux dieux et sĂ©pare les Testaments, IrĂ©nĂ©e, va montrer l’unitĂ© deDieu, CrĂ©ateur et PĂšre de JĂ©sus-Christ, auteur des deux Testaments.De mĂȘme que Dieu a tout crĂ©Ă© par son Verbe et son Esprit, c’est parson Verbe et son Esprit qu’il se manifeste Ă  sa crĂ©ature,

« vu autrefois, selon le mode de l’Esprit, selon le mode prophĂ©tique,puis vu par l’entremise du Fils, selon l’adoption, il sera vu encore,dans le royaume des cieux selon la paternitĂ© : l’Esprit prĂ©parantd’avance l’homme pour le Fils de Dieu, le Fils le conduisant au PĂšre,et le PĂšre lui donnant l’incorruptibilitĂ© et la vie Ă©ternelle, qui rĂ©sul-tent de la vie de Dieu pour ceux qui le voient » (AH IV, 20,5).

De mĂȘme qu’il y a une dimension trinitaire de la crĂ©ation, il y aun dynamisme trinitaire de l’économie du salut, l’Esprit conduisantl’homme au Fils, Ă  travers les prophĂ©ties de l’Ancien Testament, leFils le conduisant au PĂšre par la grĂące de l’adoption filiale, et lePĂšre lui donnant l’incorruptibilitĂ© dans la vision de gloire qui rendl’homme vivant. C’est cette vision trinitaire de l’ensemble de l’éco-nomie du salut qui fonde l’unitĂ© des Testaments.

Le Christ est au centre, Nouvel Adam, rĂ©capitulant en lui l’ori-gine, Ă  savoir le premier Adam, Bon Pasteur, portant sur ses Ă©paulesla brebis Ă©garĂ©e, l’humanitĂ©, et la conduisant aux gras pĂąturages dela vie Ă©ternelle. Il est le Verbe, semĂ© dans le champ de l’Ancien Testa-ment avant d’ĂȘtre moissonnĂ© dans le Nouveau, car « autre est lesemeur et autre le moissonneur » (Jean 4,35), les patriarches et lesprophĂštes ont semĂ© la semence, mais c’est l’Église qui a rĂ©coltĂ©la moisson :

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... « Autre est le » peuple “qui sĂšme et autre celui qui moissonne”(Jean 4,37), mais unique est le Dieu qui fournit Ă  chacun ce qui luiconvient, au semeur la semence, au moissonneur le pain pour la nour-riture, tout comme autre est celui qui plante et autre celui qui arrose,mais unique est le Dieu qui fait croĂźtre. Patriarches et prophĂštes ontsemĂ© la parole concernant le Christ, et l’Église a moissonnĂ©, c’est-Ă -dire recueilli le fruit » (AH IV, 23,1 et 25,3).

Autres sont les Testaments comme autres le semeur et le mois-sonneur, mais unique est le Dieu qui dispense Ă  chacun, dans cetteunique Ă©conomie du salut, ce qui lui convient. L’unicitĂ© de Dieu etl’unitĂ© de l’économie du salut fondent l’unitĂ© des Écritures.

Le Christ est le « Verbe, semĂ© dans le champ des Écritures »(IV, 26,1), et il ouvre, par sa passion et sa croix, le sens des Écri-tures, comme il l’a expliquĂ© aux disciples d’EmmaĂŒs :

« Il fallait que le Christ souffrĂźt et entrĂąt dans sa gloire » (Luc 24,26-46, 47), « et qu’en son nom la rĂ©mission des pĂ©chĂ©s fĂ»t prĂȘchĂ©e ».

Les nova et vetera des Testaments sont un seul « trĂ©sor » dispensĂ©par l’unique MaĂźtre de maison qui est Ă  la fois l’Auteur de l’écono-mie du salut et l’InterprĂšte des Écritures qui parlent de lui. Et cetunique trĂ©sor, c’est le Verbe, qui s’est entretenu avec Abraham etMoĂŻse avant de se faire lui-mĂȘme connaĂźtre :

« Ces deux Testaments, un seul et mĂȘme MaĂźtre de maison les aextraits de son trĂ©sor, le Verbe de Dieu JĂ©sus-Christ : c’est lui quis’est entretenu avec Abraham et avec MoĂŻse, et c’est Ă©galement luiqui nous a rendu la libertĂ© dans la nouveautĂ© » (AH IV, 9,1).

Or l’exĂ©gĂšse des Écritures faite par le Christ Ă  ses disciples a Ă©tĂ©transmise, par ces mĂȘmes disciples, Ă  l’Église : l’exĂ©gĂšse christolo-gique se transmet dans l’exĂ©gĂšse ecclĂ©siale. C’est pourquoi IrĂ©nĂ©eajoute que l’Écriture doit ĂȘtre lue « auprĂšs des presbytres » (AH IV,26,2). Ils sont comme l’homme spirituel, dont parle Paul, « qui jugede tout et n’est jugĂ© par personne » (1 Corinthiens 2,15). Cet hommevĂ©ritablement spirituel ou pneumatique, qui ayant reçu l’Esprit peutjuger la lettre de l’Écriture qu’il lit dans l’Esprit, juge tous les hĂ©rĂ©-tiques qui ont lu la lettre de l’Écriture sans l’Esprit et tout d’abordMarcion (AH IV, 33,2) :

« Il juge aussi la doctrine de Marcion. Comment peut-il y avoir deuxdieux sĂ©parĂ©s l’un de l’autre par une distance infinie ? Ou commentsera-t-il bon, celui qui, alors qu’ils relĂšvent d’un autre, dĂ©tourne leshommes de leur CrĂ©ateur et les convie dans son propre royaume ?Pourquoi sa bontĂ© fait-elle dĂ©faut en ne les sauvant pas tous ? Pour-quoi, tout en paraissant bon envers les hommes, est-il souverainement

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injuste envers leur CrĂ©ateur, qu’il dĂ©pouille de son bien ? Comment,si le Seigneur Ă©tait issu d’un autre PĂšre, pouvait-il dĂ©clarer sans injus-tice que le pain appartenant Ă  la crĂ©ation Ă©tait son corps et affirmerque le mĂ©lange de la coupe Ă©tait son sang ? Pourquoi se dĂ©clarait-ilFils de l’Homme, s’il n’avait pas subi la naissance humaine ? Commentpouvait-il nous remettre des pĂ©chĂ©s qui faisaient de nous des dĂ©bi-teurs de notre CrĂ©ateur et Dieu ? Et, s’il n’était pas chair, mais n’avaitque l’apparence d’un homme, comment put-il ĂȘtre crucifiĂ©, commentdu sang et de l’eau purent-ils sortir de son cĂŽtĂ© transpercĂ© ? Quel Ă©taitle corps qu’embaumĂšrent les embaumeurs, et quel Ă©tait celui qui res-suscita d’entre les morts ? » (AH IV, 33,2).

IrĂ©nĂ©e envisage ici les consĂ©quences absurdes de la doctrine deMarcion concernant le salut des hommes et l’eucharistie, sans rela-tion Ă  la crĂ©ation, la rĂ©mission des pĂ©chĂ©s, la rĂ©alitĂ© de la Passion etde la RĂ©surrection : comme il n’y a pas de dualitĂ© substantielle entrele pain consacrĂ© et le corps du Christ, il n’y a pas deux corps duChrist, l’un mort et l’autre ressuscitĂ©, mais un seul et mĂȘme Christqui est mort et ressuscitĂ©. « Ce » JĂ©sus que vous avez crucifiĂ©, ditPierre aux Juifs, dans le discours de la PentecĂŽte, c’est lui qui estressuscitĂ©... (Actes 2, 23-24). La rĂ©alitĂ© de l’incarnation du Verbe etl’identitĂ© de son corps transpercĂ© et ressuscitĂ©, comme celle de soncorps ressuscitĂ© et du pain eucharistique, fondent la vĂ©ritĂ© de notrerĂ©demption et nous donne les prĂ©misses de la rĂ©surrection.

Le spirituel juge ensuite Valentin, les Ébionites, les DocĂštes, lesfaux prophĂštes et les « fauteurs de schismes... ». « Il juge enfin tousceux qui sont en dehors de la vĂ©ritĂ©, c’est-Ă -dire ceux qui sont endehors de l’Église ». Le spirituel lui-mĂȘme n’est jugĂ© par personne.Il interprĂšte les prophĂ©ties des Écritures, tandis que les hĂ©rĂ©tiques,Marcionites ou Valentiniens les ont mĂ©connues.

« Nous dirons donc Ă  l’adresse de tous les hĂ©rĂ©tiques, et d’aborddes disciples de Marcion et de ceux qui comme eux prĂ©tendent queles prophĂštes relevaient d’un autre Dieu : Lisez avec attention l’Évan-gile qui nous a Ă©tĂ© donnĂ© par les apĂŽtres, lisez aussi avec attention lesprophĂ©ties, et vous constaterez que toute l’Ɠuvre, toute la doctrine ettoute la Passion de notre Seigneur y ont Ă©tĂ© prĂ©dites. – Mais alors,penserez-vous peut-ĂȘtre, qu’est-ce que le Seigneur a apportĂ© de nou-veau par sa venue ? – Eh bien, sachez qu’il a apportĂ© toute nouveautĂ©,en apportant sa propre personne annoncĂ©e par avance : car ce quiĂ©tait annoncĂ© par avance, c’était prĂ©cisĂ©ment que la nouveautĂ© vien-drait renouveler et vivifier l’homme » (AH IV, 34,1).

La nouveautĂ© du Nouveau Testament n’est pas due au fait qu’ilparle d’un Dieu autre que celui de l’Ancien, mais Ă  la venue du Roi

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dans son royaume qui « a apportĂ© sa propre personne et fait don auxhommes des biens annoncĂ©s par avance (1 P 1,12) » (34,1). La Nou-veautĂ© du Nouveau Testament, c’est la venue dans la chair du Verbe.

« Tout cela, conclut IrĂ©nĂ©e, vaut contre ceux qui prĂ©tendentqu’autre est le Dieu des prophĂštes et autre le PĂšre de notre Seigneur,pourvu toutefois qu’ils renoncent Ă  une telle dĂ©raison. Car, si nousnous Ă©vertuons Ă  fournir des preuves tirĂ©es des Écritures 11, c’est afinde les confondre par les textes eux-mĂȘmes, autant qu’il est en notrepouvoir, et pour les dĂ©tourner de ce blasphĂšme Ă©norme et de cetteextravagante fabrication de deux Dieux » (AH IV, 34,5).

Le blasphĂšme diabolique de la crĂ©ature vis-Ă -vis de son CrĂ©ateurest au fond de l’« extravagante fabrication de deux Dieux » et de lasĂ©paration des Testaments.

3. L’attitude gnostique vis-à-vis de l’Ancien Testament

Simone PĂ©trement 12, l’amie de Simone Weil, considĂšre la divi-sion de deux dieux comme une doctrine fondamentale du gnosti-cisme. Quant Ă  la distinction des deux Testaments qui en est laconsĂ©quence, elle indique que la gnose se situe Ă  l’intĂ©rieur duchristianisme dans son rapport au JudaĂŻsme. Elle fait valoir cet argu-ment pour montrer, contre ceux qui soutiennent l’origine extra-chrĂ©tienne de la gnose, l’importance du dĂ©bat exĂ©gĂ©tique qui lasous-tend.

Il y a une maniĂšre gnostique de considĂ©rer le rapport de l’Ancienau Nouveau Testament en dĂ©valuant l’importance de l’Ancien Testa-ment, sous prĂ©texte qu’il a Ă©tĂ© dĂ©passĂ© par le Nouveau, et en lisantle Nouveau sans se rĂ©fĂ©rer Ă  l’Ancien dont il est l’accomplissement.L’oubli de l’Ancien Testament ou sa mise Ă  l’écart peut se transfor-mer en opposition de l’Ancien et du Nouveau Testament, parallĂšleĂ  l’opposition entre le JudaĂŻsme et le Christianisme. Cette tendance oucette tentation marcionite dans la lecture des Écritures s’accompagne

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11. AprĂšs la regula veritatis, la « preuve tirĂ©e de l’Écriture » est la secondemĂ©thode de rĂ©futation de la gnose, insĂ©parable de la premiĂšre. Cf. Y. DE ANDIA,« L’hĂ©rĂ©sie et sa rĂ©futation selon IrĂ©nĂ©e de Lyon », Eresia ed Eresiologia nellachiesa antica, (Roma, Maggio 1984), Augustinianum, 25 (1985) 609-644.12. S. PÉTREMENT, Le Dieu sĂ©parĂ©. Les origines du gnosticisme, Paris, 1984.Voir aussi sa thĂšse : Le dualisme chez Platon, les gnostiques et les manichĂ©ens,Paris 1947.

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d’un mĂ©pris du JudaĂŻsme et, en ce sens, le marcionisme est unesource de l’antisĂ©mitisme. Adolph Harnack 13 a placĂ© la figure deMarcion au dĂ©but de ce siĂšcle qui a amplement dĂ©montrĂ© que lemarcionisme n’était pas mort. Et, si l’on constate la reviviscencede la gnose dans l’émergence de sectes multiples, on pense moins Ă son influence souterraine dans l’attitude gnostique vis-Ă -vis duJudaĂŻsme. Cette attitude est intĂ©rieure au Christianisme et c’est surnotre maniĂšre de lire « l’un et l’autre Testament » 14 que nous devonsnous interroger.

Conclusion.

Avec les trois figures de Simon, PtolĂ©mĂ©e et Marcion, nous avonsvu trois tentations de la gnose, contre l’Esprit, contre la chair etcontre l’Ancien Testament.

La gnose est la perte de l’unitĂ© 15 : l’unitĂ© de Dieu, qui est Ă  lafois CrĂ©ateur du ciel et de la terre et PĂšre de JĂ©sus-Christ, l’unitĂ© duChrist, vrai Dieu et vrai homme, Fils unique de Dieu, selon unegĂ©nĂ©ration ineffable, et Fils de la Vierge Marie, selon une naissanceĂ©clatante, Premier-nĂ© d’entre les morts et Premier-nĂ© de la Vierge,l’unitĂ© de l’Esprit qui procĂšde du PĂšre, le mĂȘme qui a inspirĂ© lesprophĂštes de l’Ancien Testament et a reposĂ© sur le Christ lors de sonbaptĂȘme au Jourdain, et a Ă©tĂ© rĂ©pandu sur l’Église Ă  la PentecĂŽte,l’unitĂ© des Testaments qui sont comme les nova et vetera que leMaĂźtre de maison dispense dans l’unique Ă©conomie du salut, l’unitĂ©de l’homme, composĂ© d’une Ăąme et d’un corps auquel s’unit l’Esprit,prĂ©misses de la rĂ©surrection de la chair, l’unitĂ© de l’Église, ce grandcorps glorieux du Christ que la gnose a dĂ©chirĂ©.

Elle est un blasphĂšme contre le CrĂ©ateur, dont l’Ɠuvre est« bonne » et pas seulement « juste », contre le PĂšre, qui n’est pas unDieu impuissant, mais le Tout-Puissant qui a fait le ciel et la terreet ressuscitĂ© le Christ d’entre les morts, contre le Verbe fait chair etcontre l’Esprit de vĂ©ritĂ© qui est lĂ  oĂč est l’Église, comme l’Église est

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13. A. VON HARNACK, Marcion : Das Evangelium von fremden Gott, TU 45,Leipzig, 1924.14. Cf. P. BEAUCHAMP, L’un et l’autre Testament, t. I, Paris 1977, t. II, Paris1990. 15. Cf. Y. DE ANDIA, « IrĂ©nĂ©e, thĂ©ologien de l’unitĂ© », NRT 109 (1987) 31-48.

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lĂ  oĂč est l’Esprit. La gnose, principe de dualitĂ©, est un blasphĂšmecontre la TrinitĂ©. Et ce blasphĂšme est la perte de l’unitĂ© ; car le prin-cipe de l’unitĂ©, c’est la TrinitĂ© qui fonde l’unitĂ© de l’économie dusalut et des Testaments.

« Car, au-dessus de toutes choses, il y a le PĂšre, et c’est lui la tĂȘtedu Christ ; Ă  travers toutes choses, il y a le Christ, et c’est lui la tĂȘtede l’Église ; en nous tous, il y a l’Esprit, et c’est lui l’Eau viveoctroyĂ©e par le Seigneur Ă  ceux qui croient en lui avec rectitude, quil’aiment et qui savent qu’il n’y a qu’“un seul Dieu PĂšre, qui est au-dessus de toutes choses, Ă  travers toutes choses et en nous tous”(ÉphĂ©siens 4,6) » (AH V,18,2).

La gnose dĂ©truit l’unitĂ© de la foi de l’Église, affirmĂ©e dans la regulaveritatis, car la foi, comme la tradition, est « une et identique » :

« ayant reçu cette prĂ©dication et cette foi, l’Église, bien que dispersĂ©edans le monde entier, les garde avec soin, comme n’habitant qu’uneseule maison, elle y croit d’une maniĂšre identique, comme n’ayantqu’une seule Ăąme et qu’un mĂȘme cƓur, et elle les prĂȘche, les enseigneet les transmet d’une voix unanime comme ne possĂ©dant qu’une seulebouche » (AH I, 10,2).

À cette unitĂ© catholique de la foi de l’Église s’oppose la multi-plicitĂ© instable des doctrines des maĂźtres gnostiques.

Enfin la gnose dĂ©truit l’unitĂ© de l’homme divisĂ© en trois « sub-stances », pneumatique, psychique et hylique : non seulement lesalut de la chair est niĂ©, mais le rĂŽle de la raison est diminuĂ© si cen’est anĂ©anti. Dans cette conception pneumatique de la connais-sance, l’Esprit se substitue au logos et l’on passe de l’inconnaissancedu Dieu inconnu ou mĂȘme inconnaissable Ă  la gnose secrĂšte, sansmĂ©diation rationnelle. Ce passage de l’agnosticisme au gnosticismese rĂ©pĂšte de nouveau Ă  notre Ă©poque qui, lassĂ©e du scepticisme d’unrationalisme sans Esprit, se tourne vers un spiritualisme oĂč la raisonn’a plus sa place. C’est encore une destruction de l’homme qui,selon Athanase d’Alexandrie, est raisonnable, logikos, car il est Ă l’image et Ă  la ressemblance du Verbe, le Logos. L’homme est Ă  lafois spiritualisĂ©, dans le composĂ© de son Ăąme et de son corps, parl’Esprit et « verbifiĂ© » par le Verbe.

Si la gnose est le principe multiplicateur de toutes les hĂ©rĂ©sies, audĂ©but du Christianisme, c’est qu’elle est l’éclatement de l’unitĂ© vĂ©ri-table et originelle de Dieu et de l’homme. La « gnose orgueilleuse »est semblable au fruit de l’arbre de la connaissance du bien et dumal, celui qui le goĂ»te est expulsĂ© de l’Église qui est le vrai paradisde la vie :

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------------------------------------- La gnose au nom menteur : séduction et divisions

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« L’Église a Ă©tĂ© plantĂ©e comme un paradis dans le monde.“Tu mangeras de tous les arbres du paradis” (GenĂšse 2-16), ditl’Esprit de Dieu. Ce qui veut dire : Mange de toute Écriture du Seigneur, mais ne goĂ»te pas Ă  l’orgueil et n’aie nul contact avec ladissension des hĂ©rĂ©tiques. Car eux-mĂȘmes avouent possĂ©derla connaissance du bien et du mal, et ils lancent leurs pensĂ©es au-dessus du Dieu qui les a crĂ©Ă©s. Ils Ă©lĂšvent ainsi leur pensĂ©e au-delĂ de la mesure permise. C’est pourquoi l’ApĂŽtre dit : “N’ayez pas despensĂ©es plus Ă©levĂ©es qu’il ne convient, mais que vos pensĂ©es soientempreintes de modĂ©ration” (Romains 12-3), de peur que, goĂ»tantĂ  leur gnose orgueilleuse, nous ne soyons expulsĂ©s du paradis de lavie » (AH V, 20,2).

Ysabel de Andia, agrĂ©gĂ©e de philosophie. Directeur de recherche au CNRS enphilosophie antique, thĂšse de thĂ©ologie : IncorruptibilitĂ© et divinisation del’homme chez IrĂ©nĂ©e de Lyon, Études Augustiniennes, Paris 1976 ; thĂšse dephilosophie : Henosis. L’union Ă  Dieu chez Denys l’ArĂ©opagite, Brill, Leiden,1996. Publication rĂ©cente : Denys l’ArĂ©opagite et sa postĂ©ritĂ© en Orient et enOccident, Actes du Colloque international, Paris 21-24 septembre 1994,Études Augustiniennes, Paris, 1997.

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CELA fait dĂ©jĂ  plus d’un siĂšcle que l’on Ă©tudie la littĂ©raturechrĂ©tienne des premiers siĂšcles aussi d’un point de vue juif,c’est-Ă -dire qu’on se demande ce que les PĂšres de l’Église

peuvent nous apprendre, d’une part, sur les Juifs de leur Ă©poque, etd’autre part, sur les traditions juives qui leur Ă©taient connues. Nom-breux sont les domaines dans lesquels cette recherche a dĂ©jĂ  contri-buĂ© – et il se peut qu’elle contribue encore dans le futur – Ă  prĂ©cisernos connaissances sur les Juifs et le judaĂŻsme des premiers siĂšcles,depuis la musique hĂ©braĂŻque, la situation sociale ou lĂ©gale des Juifs,jusqu’aux restrictions imposĂ©es Ă  la lecture du Cantique des cantiqueset de certains autres passages bibliques dans l’éducation juive 1.Cependant, il semble qu’il n’y ait pas de domaine qui ait mĂ©ritĂ© uneattention aussi grande que les traditions aggadiques qui sont entre-mĂȘlĂ©es dans les Ă©crits des PĂšres de l’Église 2.

Cependant, c’est bien naturel, la grande majoritĂ© des chercheursqui se sont consacrĂ©s Ă  des recherches de ce genre Ă©taient et sontencore des Juifs, qui s’intĂ©ressent avant tout au judaĂŻsme, et pas prĂ©-cisĂ©ment au contexte et Ă  la signification qu’ont ces renseignements

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Communio, n° XXIV, 2 – mars-avril 1999

Guy STROUMSA

La proximitĂ© cachĂ©eRabbins du Talmud et PĂšres de l’Église contre la gnose

1. Voir G. Scholem, « The age of Shiur Komah speculation and a passage inOrigen », Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism and Talmudic Tradition,New York, 1965 (2e Ă©d.), p. 36-42.2. Voir E. Lamirande, « Étude bibliographique sur les PĂšres de l’Église etl’Aggadah », Vigiliae Christianae, 21, 1967, 1-11.

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dans la production et dans le monde des PĂšres de l’Église, et ce,bien qu’il soit Ă©vident que le rapport aux Juifs et au judaĂŻsme occupeune place centrale dans la thĂ©ologie de tout penseur chrĂ©tien 3.

Cela vaut pour tous les Ă©crits des PĂšres de l’Église (exĂ©gĂšse,essais thĂ©ologiques, apologies contre le paganisme, polĂ©miquesentre Églises), et pas seulement quant aux textes de polĂ©miquecontre les Juifs. Il est bien connu que ces derniers Ă©crits ne brillentpas par leur profondeur, leur loyautĂ© et leur originalitĂ©, et le plus intĂ©-ressant de tous reste, sans nul doute, le premier de ceux-ci Ă  nousĂȘtre parvenu : le Dialogue avec Tryphon de Justin 4.

Parmi tous les PĂšres de l’Église, OrigĂšne est celui dont les rap-ports avec le judaĂŻsme et les Juifs sont les plus curieux. Avant tout,il s’agit du penseur le plus indĂ©pendant et hardi qui ait surgi dansl’Église des premiers siĂšcles, un penseur dont la bizarrerie et l’éten-due des Ă©crits Ă©taient dĂ©jĂ  proverbiaux Ă  son Ă©poque. Comme hĂ©ri-tier spirituel de ClĂ©ment dans l’Église d’Alexandrie, OrigĂšne est« grec » Ă  l’excĂšs dans sa mĂ©thode de pensĂ©e et dans son universconceptuel. MĂȘme si, de temps en temps, il Ă©met des rĂ©serves, aunom du christianisme, Ă  l’égard des Ă©coles du paganisme, son mondeest aussi celui des philosophes du Moyen-platonisme 5. OrigĂšne qui,toute sa vie, n’a jamais cessĂ© de s’intĂ©resser de façon centrale Ă l’Écriture sainte, a dĂ©veloppĂ© une mĂ©thode d’exĂ©gĂšse essentielle-ment allĂ©gorique et qui, Ă  premiĂšre vue, ne s’attache pas sĂ©rieuse-ment au sens littĂ©ral de l’Écriture. Cette qualitĂ© est caractĂ©ristique,aprĂšs lui, de l’école exĂ©gĂ©tique d’Alexandrie, Ă  la diffĂ©rence del’école d’Antioche, qui est plus « historique », et dont on connaĂźt les

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3. On a un exemple rĂ©cent, et navrant, de cette façon de voir dans le travail deJ. Braverman, JĂ©rome’s Commentary on Daniel : a study of comparativeJewish and Christian interpretations of the Hebrew Bible, Washington, 1978.MalgrĂ© le titre de l’ouvrage, on ne sent pas que Braverman se soit le moins dumonde intĂ©ressĂ© Ă  l’exĂ©gĂšse de JĂ©rĂŽme pour elle-mĂȘme, mais seulement auxtraditions juives qu’il connaissait.4. On peut trouver un exemple saillant de cette argumentation dans les Ă©critsde Tertullien. Son traitĂ© Contre les Juifs n’est pas l’endroit oĂč l’on trouve lesremarques les plus intĂ©ressantes sur le judaĂŻsme et les Juifs : celles-ci sont dis-persĂ©es dans une grande partie de ses Ă©crits. Voir Ă  ce sujet le livre de C. Aziza,Tertullien et le judaĂŻsme, Paris, 1977.5. Voir surtout A. Miura-Stange, Celsus und Origenes : das Gemeinsame ihrerWeltanschauung, Giessen, 1926 ; H. Koch, Pronoia und Paideusis. StudienĂŒber Origenes und sein VerhĂ€ltnis zum Platonismus, Berlin et Leipzig, 1932.

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liens avec l’exĂ©gĂšse syriaque, laquelle rĂ©vĂšle aussi, sur beaucoup depoints, des influences juives.

Cependant, ce mĂȘme OrigĂšne est aussi, de façon surprenante, trĂšsproche du judaĂŻsme et des Juifs. Bien qu’il n’ait pas parlĂ©, comme l’afait JĂ©rĂŽme, de l’hebraica veritas, il se donna la peine d’apprendrel’hĂ©breu 6, mĂȘme si, apparemment, ses connaissances dans cettelangue ne furent pas vraiment solides, afin de se mesurer au texte ori-ginal de la Bible, qu’il traduisit, Ă  cĂŽtĂ© d’une transcription en carac-tĂšres grecs et de divers targums, dans ses cĂ©lĂšbres Hexaples. DemĂȘme, il avait un grand intĂ©rĂȘt pour les interprĂ©tations juives de cer-tains versets ou passages. Le fait qu’il vĂ©cut pendant de nombreusesannĂ©es Ă  CĂ©sarĂ©e de Palestine, pendant la premiĂšre moitiĂ© duIIIe siĂšcle, l’amena Ă  avoir des contacts personnels avec plusieursJuifs, y compris des rabbins. Bien qu’il ne nous livre guĂšre de ren-seignements prĂ©cis sur ces contacts, et bien que les rabbins du Talmudaient Ă©tĂ© encore plus discrets que lui quant Ă  leurs contacts avec desnon-Juifs, il est clair que ces liens ne pouvaient pas rester Ă  sensunique, et que leur influence dans le dialogue a dĂ» laisser des tracesdans la littĂ©rature talmudique elle aussi 7. Plusieurs aspects des liensd’OrigĂšne avec le judaĂŻsme et les Juifs ont Ă©tĂ© eux aussi dans le passĂ©l’objet de plusieurs recherches, mais pas d’un traitement systĂ©matiqueet unifiĂ©. C’est un traitement de ce genre qu’essaie de fournir – avecsuccĂšs – Nicolas De Lange dans son livre OrigĂšne et les Juifs 8.

Dans le cadre de dix chapitres, l’auteur examine les sourcesd’OrigĂšne, les Juifs et le judaĂŻsme dans ses Ă©crits, l’Écriture, le cher-cheur et ses exĂ©gĂšses, la polĂ©mique avec le philosophe paĂŻen Celse,l’Église et les Juifs, et la Aggadah. Ces recherches ne prĂ©tendent pasĂȘtre exhaustives, mais, malgrĂ© cela, il semble qu’elles contiennent laplupart de l’information, et qu’elles organisent les recherches dĂ©jĂ effectuĂ©es de façon englobante, utile et agrĂ©able Ă  lire. Le jugementĂ©quilibrĂ© de l’auteur et son approche mĂ©thodique prudente et critiquel’empĂȘchent de commettre la mĂȘme erreur que les autres, Ă  savoird’identifier comme juives des traditions qui ne le sont pas vraiment.

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6. Voir EusĂšbe, Histoire ecclĂ©siastique, VI, 16, 1.7. Voir par exemple l’article de E. Urbach, « Les explications des rabbins duTalmud, les commentaires d’OrigĂšne au Cantique des cantiques, et le dĂ©batjudĂ©o-chrĂ©tien », [hĂ©breu]. Tarbiz, 30, 1961, p. 148-170.8. N. R. M. De Lange, Origen and the Jews : Studies in Jewish Christian rela-tions in the third century Palestine, Cambridge, 1976

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D’un autre cĂŽtĂ©, cette prudence l’empĂȘche parfois de s’attacher Ă une information extrĂȘmement intĂ©ressante que nous transmet OrigĂšne.De Lange, par exemple, a tendance Ă  ne pas attacher d’importanceparticuliĂšre Ă  l’attaque d’OrigĂšne contre l’anthropomorphisme juif,du fait que cette critique se trouve dĂ©jĂ  chez Justin 9. De Lange sup-pose qu’il s’agit lĂ  d’une attaque gĂ©nĂ©rale stĂ©rĂ©otypĂ©e, sur la façonlittĂ©rale qu’ont les Juifs de lire l’Écriture sainte 10. Il me semble que,si l’auteur avait reconnu l’étendue et la force des conceptions anthro-pomorphiques chez les Juifs, il se serait attachĂ© Ă  cette remarqued’OrigĂšne avec plus de sĂ©rieux 11. Mais on du mal Ă  en vouloir Ă  unauteur d’avoir Ă©tĂ© trop prudent. Et le cadre du dĂ©bat qu’il s’est fixĂ©Ă  lui-mĂȘme, « OrigĂšne et les Juifs », et non « OrigĂšne et le judaĂŻsme »,est ce qui l’a entraĂźnĂ© Ă  cette prudence. Il essaie au fond d’étudierles liens d’OrigĂšne avec les rabbins de Palestine, c’est-Ă -dire queson intĂ©rĂȘt se concentre sur la pĂ©riode pendant laquelle OrigĂšne avĂ©cu Ă  CĂ©sarĂ©e. Cette approche est, bien entendu, tout Ă  fait lĂ©gi-time, mais il me semble que, si l’auteur s’était attachĂ© avec autantd’attention Ă  la pĂ©riode d’Alexandrie, il aurait pu nous prĂ©senter danstoute son Ă©tendue le parallĂ©lisme entre l’enseignement d’OrigĂšne etles idĂ©es et traditions juives (ce sont dans une large mesure cellesqui se font jour dans les Ă©crits de Philon), et le tableau aurait Ă©tĂ© pluscomplet. Il est vrai que, en ce qui concerne Philon en particulier, leproblĂšme se pose de savoir par quels canaux ses paroles ont pu par-venir Ă  OrigĂšne. Dans tous les cas oĂč il y a parallĂ©lisme, on peut sedemander si OrigĂšne a reçu ce qu’il dit directement de Philon, ou parle truchement de ClĂ©ment et de la tradition chrĂ©tienne d’Alexandrie.Mais, mĂȘme si cette question est importante pour une comprĂ©hen-sion gĂ©nĂ©tique des influences qui se sont exercĂ©es sur la pensĂ©ed’OrigĂšne, elle n’est pas significative du point de vue d’une comprĂ©-hension structurale des ressemblances et des diffĂ©rences entre lui etPhilon ou d’autres traditions juives.

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9. De Lange, op. cit., p. 44.10. Et ce, en dĂ©pit du fait que, ailleurs, il souligne avec raison qu’OrigĂšnesavait trĂšs bien que les Juifs ne lisent pas l’Écriture uniquement selon son senslittĂ©ral, et que ses attaques contre « la comprĂ©hension selon la chair » des Juifsne se rapporte qu’à leur refus de voir dans les prophĂ©ties des annonces de lafigure et de l’apparition de JĂ©sus-Christ.11. Il me semble, par exemple, que De Lange ne connaĂźt pas le travail deG. Scholem mentionnĂ© plus haut, n. 1.

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Selon l’approche qu’a choisie De Lange, il semble qu’il a visĂ© Ă organiser ce que nous savions dĂ©jĂ  plutĂŽt qu’à innover. On s’atten-dait, de plus, Ă  ce que l’auteur prĂ©sente ses paroles comme une syn-thĂšse venant de lui, c’est-Ă -dire comme une façon nouvelle de voirles choses qui donne une image d’ensemble des relations d’OrigĂšneet des Juifs. L’absence d’une telle synthĂšse a pour consĂ©quence que,au bout du compte, il n’y a pas dans le livre de thĂšse ou d’idĂ©e cen-trale, ce que l’on peut regretter. Il est souhaitable, et mĂȘme possible,d’aborder ces questions sous une autre forme, Ă  savoir : de quellenature est cet hĂ©ritage historique qu’OrigĂšne reçoit de façonconsciente et volontaire, et comment cet hĂ©ritage se combine-t-ilavec la pensĂ©e qui agit dans une large mesure au moyen de catĂ©go-ries de la pensĂ©e philosophique grecque ?

Pour rĂ©pondre Ă  ces questions, il nous faut revenir au conceptd’exĂ©gĂšse. L’exĂ©gĂšse des Écritures saintes est un point controversĂ©entre judaĂŻsme et christianisme, mais elle est aussi leur commundĂ©nominateur. OrigĂšne dĂ©ploie et Ă©largit l’usage de l’allĂ©gorie dansl’exĂ©gĂšse de l’Écriture sainte 12. (Et, dans l’attaque cinglante qu’illance contre lui, Porphyre lui reproche d’avoir volĂ© le procĂ©dĂ© direc-tement aux exĂ©gĂštes des textes homĂ©riques.) Sur ce point, OrigĂšnesoutient sans Ă©quivoque, au moins en thĂ©orie, le principe exĂ©gĂ©tiquejuif selon lequel aucun texte biblique ne sort de son sens littĂ©ral. Surce point, la polĂ©mique qui l’oppose Ă  Celse est trĂšs instructive.Celse reconnaĂźt que les ChrĂ©tiens qui se servent de l’allĂ©gorie pourinterprĂ©ter l’Écriture sainte sont plus raisonnables que ceux qui lalisent selon son sens littĂ©ral. Mais malgrĂ© cela, objecte le penseurpaĂŻen, ils ne peuvent pas convaincre, parce qu’ils appliquent desmoyens Ă©prouvĂ©s pour l’exĂ©gĂšse des mythes Ă  un texte qui n’a riende mythique, mais qui est historique et juridique ; or, un texte de cegenre se prĂȘte naturellement Ă  une comprĂ©hension littĂ©rale. OrigĂšnelui rĂ©pond que le fait que les Écritures saintes aient aussi un sensclair selon la lettre est ce qui permet aux gens simples de comprendrel’enseignement moral et religieux qui s’y trouve ; et c’est justementce fait, qui dĂ©montre leur vĂ©ritĂ©, qui permet qu’on en donne uneinterprĂ©tation allĂ©gorique sublime, alors qu’appliquer une exĂ©gĂšsede ce genre aux textes mythiques grecs ou barbares, qui, si on lescomprend littĂ©ralement, sont choquants du point de vue de la

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12. P. 112-113, De Lange dĂ©signe la parabole comme correspondant Ă  l’allĂ©-gorie dans la langue du Talmud.

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morale, est une tromperie 13. L’attitude ambivalente d’OrigĂšne Ă l’égard du judaĂŻsme est parallĂšle, en fait, Ă  son attitude envers laphilosophie grecque : l’une comme l’autre, et de façons diffĂ©rentes,expriment la vĂ©ritĂ© de maniĂšre partielle, et le thĂ©ologien chrĂ©tien,dans sa tentative pour comprendre et reprĂ©senter la vĂ©ritĂ© totale,peut sans hĂ©sitation s’appuyer sur d’autres pensĂ©es, que ceux qui lesexpriment soient des philosophes ou qu’ils soient des Juifs.

Les grands problĂšmes philosophiques prĂ©occupent OrigĂšne dupoint de vue de leurs aspects religieux. Ils ont occupĂ© aussi les pen-seurs du judaĂŻsme, pas moins que les PĂšres de l’Église, mĂȘme s’ilsles ont exprimĂ©s sous des formes trĂšs diffĂ©rentes. Dans le cadre desa grande discussion sur la libertĂ© de la volontĂ© 14, OrigĂšne consacreun examen particulier et dĂ©taillĂ© au passage sur l’endurcissement ducƓur du pharaon (Exode 9, 12.35 ; 10, 20.27). Dans cet examen,OrigĂšne polĂ©mique contre les exĂ©gĂšses de diffĂ©rents gnostiques, quise servent des versets en question pour accuser le CrĂ©ateur dumonde d’ĂȘtre mĂ©chant (Marcionites), ou pour soutenir qu’il n’y apas de volontĂ© libre, mais une dĂ©termination Ă©ternelle conforme Ă la nature de chacun (Valentiniens). Un contemporain d’OrigĂšne,Rabbi Yohanan, s’attache Ă  ce genre d’objections : « Rabbi Yohanan<bar Nappaha> a dit : « Pourquoi a-t-on donnĂ© un bon prĂ©texte (litt.:ouvert la bouche) aux hĂ©rĂ©tiques (minim) en disant : “il ne dĂ©pendaitpas du pharaon de se repentir”? » [...] Rabbi SimĂ©on Ben Laqish luidit : « Que l’on ferme la bouche aux hĂ©rĂ©tiques. [...] Si le pharaon neretourne pas vers Dieu, c’est Dieu qui ferme le cƓur du pharaonau repentir, afin de le punir de son pĂ©chĂ© 15 ». De Lange estconscient de ce parallĂ©lisme, mais il ne lui attribue pas d’importanceparticuliĂšre 16.

Mais en fait, nous avons lĂ  un tĂ©moignage trĂšs prĂ©cieux de ce quele mĂȘme problĂšme, liĂ© Ă  ces versets, occupait aussi bien les gnostiquesqui combattaient de l’intĂ©rieur de la foi chrĂ©tienne, et les hĂ©rĂ©tiquesque connaissaient les Rabbins du Talmud 17. Cette connaissance est

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13. OrigĂšne, Contre Celse, I, 17-18 (SC n° 132, p. 120-123).14. OrigĂšne, Des principes (PeriarchĂŽn), III, 1 (§ 7s. ; Ă©d. Görgemans-Karpp,p. 480s.).15. Grand Midrash sur l’Exode, 13, 3. Je remercie le Dr. A. Sinan qui s’estdonnĂ© la peine d’examiner le manuscrit pour moi.16. De Lange, op. cit., p. 45 et n. 38.17. Voir par exemple le tĂ©moignage central de Tertullien, pour lequel on peuttrouver aussi chez les Juifs des Marcionites : « Parmi les hĂ©breux, tu trouveras

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extrĂȘmement importante pour comprendre que ce n’est pas seule-ment contre les paĂŻens, mais aussi contre les tentations de contesterla foi monothĂ©iste venues de l’intĂ©rieur, qu’OrigĂšne et les Rabbinsdu Talmud se trouvaient du mĂȘme cĂŽtĂ© de la barricade, et que, faceĂ  ces contestations, leurs rĂ©pliques Ă©taient tout Ă  fait semblables.Il me semble qu’il y a lieu de souligner ces choses dans un livre surOrigĂšne et les Juifs.

De ce point de vue, je vais fournir un autre exemple qui pourraitconcrĂ©tiser ce que je dis, et qui n’est pas mentionnĂ© chez De Lange.Quand OrigĂšne se met Ă  expliquer le verset « YHWH m’a sĂ©duit etje me suis laissĂ© sĂ©duire » (JĂ©rĂ©mie 5, 7) dans son recueil d’homĂ©-lies sur le livre de JĂ©rĂ©mie, il utilise sans aucune rĂ©ticence une tra-dition hĂ©braĂŻque (hebraikĂš paradosis) qui, Ă  ce qu’il dit, lui a Ă©tĂ©transmise par un juif renĂ©gat arrivĂ© Ă  Alexandrie (et qui, semble-t-il, venait de Palestine) 18. Cette tradition, Ă  savoir ce midrash (onpeut la comprendre comme un mythe, ou comme une introductionau verset, explique OrigĂšne) entend effectivement enseigner queDieu n’est pas un tyran (ou turannei), mais qu’il rĂšgne sanscontraindre les hommes : il essaie de les convaincre et veut que sessujets acceptent spontanĂ©ment sa domination, afin que le bien del’homme ne se rĂ©alise pas par nĂ©cessitĂ© (kata anankĂšn), mais selonsa volontĂ© libre (kata to hekousion autou). Selon cette tradition,poursuit OrigĂšne, Dieu envoie le prophĂšte avec « une coupe de vinbouillant » (JĂ©rĂ©mie 25, 15) pour en faire boire toutes les nations, etpas seulement le peuple d’IsraĂ«l. De la sorte, il l’induit en erreurafin de lui rendre plus lĂ©gĂšre la peine qu’implique sa mission. La

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des chrĂ©tiens, et mĂȘme des marcionites » (Contre Marcion III, 12 [PL 2,337a]).18. HomĂ©lies sur JĂ©rĂ©mie, XX, 2. Le dernier Ă©diteur de ce texte, le professeurPaul Nautin, pense, sans justification suffisante, qu’il s’agit du fils d’un rabbinpalestinien. Voir P. Nautin, HomĂ©lies sur JĂ©rĂ©mie, Ă©d. Sources chrĂ©tiennes,n° 238, Paris, 1977, p. 256, n. 1. OrigĂšne mentionne dans plusieurs de sesĂ©crits l’« hĂ©breu » (ho hebraios), il ne fait aucun doute qu’il s’agit lĂ  d’un juifchrĂ©tien. Dans le Des Principes, IV, 3, 14 (Ă©d. Görgemanns-Karpp, p. 776s.),le hebraeus doctor identifie les deux sĂ©raphins (IsaĂŻe 6, 2-3) avec JĂ©sus-Christet l’Esprit Saint. Je ne vois pas clairement pourquoi De Lange doute de l’au-thenticitĂ© d’une tradition aussi claire (p. 25, n. 38 et p. 171). On peut trouverla mĂȘme exĂ©gĂšse chez JĂ©rĂŽme, Sur JĂ©rĂ©mie. Voir G. Bardy, « Les traditionsjuives dans l’Ɠuvre d’OrigĂšne », Revue Biblique, 34, 1925, p. 239-240.

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tradition interprĂšte de la mĂȘme façon IsaĂŻe 6, 8-10 : Dieu induit leprophĂšte en erreur en ce qu’il ne lui explique pas d’emblĂ©e la signi-fication de sa mission et l’amertume qu’elle comporte.

Je ne suis pas parvenu Ă  trouver dans la littĂ©rature rabbinique uncorrespondant exact du midrash citĂ© par OrigĂšne 19. Mais il n’y apas lĂ  de quoi diminuer notre confiance Ă  un midrash des Rabbinsdu Talmud, qui s’est perdu, et dont OrigĂšne nous restitue le contenu.Mais l’importance rĂ©elle des paroles d’OrigĂšne tient Ă  ce qu’il sou-ligne la signification thĂ©ologique du midrash en termes philoso-phiques. Pour le transmetteur du midrash comme pour OrigĂšne, ilest clair que les rabbins du Talmud se sont attaquĂ©s, dans leur exĂ©-gĂšse, au problĂšme thĂ©ologique de la contradiction apparente quiexiste entre la providence du Dieu tout-puissant et la libre volontĂ©de l’homme. Il est donc possible de traduire le midrash dans lalangue des concepts philosophiques grecs, de façon naturelle et sansaucune difficultĂ©. Cet exemple montre effectivement Ă  quel point,par-delĂ  les diffĂ©rences Ă©videntes entre les formes littĂ©raires et lesmĂ©thodes et instruments de pensĂ©e, les thĂ©ologiens chrĂ©tiens etles rabbins du Talmud s’occupent des mĂȘmes questions, et sousdes formes semblables, voire parfois identiques 20.

Pour le dire en un mot : Ă  la fin de l’AntiquitĂ©, le judaĂŻsme et lechristianisme sont affrontĂ©s Ă  des grands problĂšmes thĂ©ologiquesqui sont, dans une large mesure, les mĂȘmes. Le degrĂ© de cette proxi-mitĂ© est parfois cachĂ© au regard, Ă  cause de l’ñpretĂ© du dĂ©bat entreles deux religions. Mais, dans l’affrontement avec le paganisme, lesgrands penseurs chrĂ©tiens laissent voir trĂšs vite ce qu’ils ont encommun avec le judaĂŻsme. Chez OrigĂšne, cela se manifeste avanttout, bien entendu, dans son livre Contre Celse. Dans ce livre, ilprend plusieurs fois la dĂ©fense du judaĂŻsme attaquĂ©, et il souligneque l’unique erreur des Juifs est leur refus d’écouter les prophĂštes

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19. Il est douteux qu’il faille attribuer la mĂȘme signification qu’à la dĂ©clarationd’OrigĂšne Ă  la formule attribuĂ©e Ă  Rabbi Yehoshua ben Levi : « Le Saint n’usepas de tyrannie (terÂșnyĂŠ = tyrannis) envers ses crĂ©atures » (Talmud de Babylone,Avodah Zarah, 2a).20. Sur les liens entre les rabbins du Talmud et la philosophie, voir les parolesde Z. Harvey, Ă  paraĂźtre dans les actes du congrĂšs, Philosophy and Religion inLate Antiquity, organisĂ© par l’AcadĂ©mie des Sciences, JĂ©rusalem, 16-18 mars1981.

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au sujet de JĂ©sus 21. OrigĂšne rejette d’emblĂ©e l’accusation de Celsecontre la magie juive, de mĂȘme que le juif Tryphon rejette les calom-nies paĂŻennes contre les chrĂ©tiens 22. Comme Justin, OrigĂšne saitencore tout ce qu’il y a de commun entre le judaĂŻsme et le christia-nisme. Ce n’est qu’au IVe siĂšcle que cette conscience claire commençaĂ  s’obscurcir ; il devint alors possible de soutenir que le christianismeest intermĂ©diaire entre le judaĂŻsme et le paganisme 23.

Afin de comprendre plus prĂ©cisĂ©ment oĂč passe la frontiĂšre entreles deux religions, et quelle est la nature de la ressemblance entreleurs visions du monde, on pourrait peut-ĂȘtre mener des recherchescomparĂ©es par thĂšmes, par exemple l’anthropologie (l’homme crĂ©Ă©Ă  l’image de Dieu), le rĂŽle de l’homme dans le monde, la RĂ©demp-tion comme but de l’histoire, la morale (ascĂ©tisme, morale conjugale,jeĂ»nes, etc.), ou sur la priĂšre et le culte (OrigĂšne a Ă©crit un De lapriĂšre aprĂšs la persĂ©cution de Septime SĂ©vĂšre en l’an 201, sur laconversion vers le judaĂŻsme ou le christianisme). En d’autres termes,

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21. Voir par exemple I, (26 p. 144-147).22. Tertullien lui aussi dĂ©fend le judaĂŻsme contre le milieu paĂŻen. Voir Apolo-gĂ©tique, XXI, 15-16 (dans le livre d’Aziza citĂ© plus haut, n. 4, p. 77). Il me fautsignaler ici que mon collĂšgue le Dr. David RokĂ©ah Ă©value d’une façon diffĂ©-rente les Ă©loges du judaĂŻsme contenus dans les Ă©crits apologĂ©tiques des PĂšresde l’Église. Voir par exemple « Les PĂšres de l’Église et les Juifs dans les trai-tĂ©s adextra et adintra », dans S. Almog (dir.), La haine d’IsraĂ«l Ă  travers lesĂąges [hĂ©breu], JĂ©rusalem, 1980, p. 55-87. Selon lui, ces paroles Ă©logieuses nesont prononcĂ©es que pour les besoins de l’opposition chrĂ©tienne au paganisme,et ne reflĂštent pas le rapport authentique des PĂšres de l’Église au judaĂŻsme,lequel se manifeste dans leurs autres traitĂ©s, toute la littĂ©rature Adversusjudaeos. Il est clair que dans la polĂ©mique contre le judaĂŻsme et contre les ten-tations internes, en vue d’une dĂ©finition de soi, les penseurs chrĂ©tiens ont ten-dance Ă  souligner les diffĂ©rences, et pas prĂ©cisĂ©ment les Ă©lĂ©ments communs,entre christianisme et judaĂŻsme. Il me semble pourtant que l’argument le plusfort en faveur d’une apprĂ©ciation thĂ©ologique sĂ©rieuse des dĂ©clarations posi-tives des PĂšres de l’Église sur le judaĂŻsme est la guerre totale que mĂšnent lesPĂšres de l’Église, entre le IIe et le IVe siĂšcle, contre toutes les variĂ©tĂ©s du dua-lisme gnostique, y compris le marcionisme et le manichĂ©isme, qui visent Ă rompre le lien entre judaĂŻsme et christianisme.23. Comme l’exprime, par exemple, GrĂ©goire de Nysse dans son DiscourscatĂ©chĂ©tique, III (2-3 ; Ă©d. MĂ©ridier, p. 18-21). Voir une expression trĂšs tardivede cette idĂ©e, citĂ©e dans P. Crone, « Islam, Judaeo-Christianity and ByzantineIconoclasm », Jerusalem Studies in Arabie and Islam, 2, 1980, p. 63, n. 14.

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bien que les concepts Ă©pistĂ©mologiques des PĂšres de l’Église aientĂ©tĂ© influencĂ©s de façon dĂ©cisive par l’univers intellectuel de la philo-sophie grecque, leur intĂ©rĂȘt sotĂ©riologique (qui est central en ce quiles concerne) reste tout Ă  fait juif.

En outre, une mĂ©thode thĂ©matique de ce genre doit ĂȘtre plusfĂ©conde qu’un aperçu direct de plus sur les points qui opposent lesdeux religions. De par la nature des choses, l’intĂ©rĂȘt du christianismepour le judaĂŻsme Ă©tait plus grand que dans l’autre sens. Mais le faitque la littĂ©rature rabbinique est pauvre Ă  ce point en mentions et enjugements sur toutes les diffĂ©rentes sortes d’hĂ©rĂ©sie, et en particuliersur le christianisme, a peut-ĂȘtre amenĂ© une aggravation de la rupturequi se dessinait entre judaĂŻsme et christianisme ; il n’y a pourtant pasde raison de supposer que cette aggravation reflĂšte la rĂ©alitĂ© dansses justes proportions. En tout cas, une recherche par thĂšmes estsusceptible de montrer que, au IIIe siĂšcle, les « deux types de foi »,pour me servir de la formule de Martin Buber 24, sont encoreproches l’un de l’autre.

(Traduit de l’hĂ©breu par RĂ©mi Brague.)

Guy Stroumsa, nĂ© en 1948, mariĂ©, deux enfants. Études en France, puis Ă JĂ©rusalem, enfin PhD Ă  Harvard. Titulaire de la chaire Martin Buber de Reli-gion comparĂ©e Ă  l’UniversitĂ© HĂ©braĂŻque de JĂ©rusalem. Publications : AnotherSeed, Studies in Gnosticism Mythology, Brill, Leyde, 1984 ; Savoir et salut,Paris, Éd. du Cerf, 1992 ; Hidden Wisdom. Esoterie Traditions and the Rootsof Christian Mysticism Leyde, Brill, 1996. Le prĂ©sent article a Ă©tĂ© publiĂ© dansMehqarey Yerushalayim be-Makhsheveth Israel, 2, 1982, 170-175.

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24. Allusion au livre de Martin Buber (1878-1965), Zwei Glaubensweisen(1950) (N.d.T.).

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DANS Christi Fideles LaĂŻci, Jean-Paul II affirme que nousvivons, Ă  l’aube du troisiĂšme millĂ©naire, « une heure magni-fique et dramatique de l’histoire » au cours de laquelle le

monde exprime « de maniĂšre toujours plus vive et plus ample sonaspiration Ă  une vision spirituelle et transcendante de la vie, auretour de la quĂȘte du religieux, au sens du sacrĂ© et Ă  la priĂšre ». Enoutre il affirme que « de nos jours l’homme ignore trĂšs frĂ©quem-ment ce qu’il porte en lui-mĂȘme, au plus profond de son esprit et deson cƓur ». C’est prĂ©cisĂ©ment ce mystĂšre, dont on cherche le sens,qui est au cƓur du dĂ©bat actuel entre d’une part les systĂšmes religieuxclassiques judĂ©o-chrĂ©tiens et d’autre part les systĂšmes modernes defacture Ă©sotĂ©rique et gnostique qui ressuscitent d’antiques croyancesantĂ©rieures ou postĂ©rieures au Christ.

Afin de comprendre l’attrait qu’exerce actuellement la gnosenous prĂ©senterons les gnoses rĂ©centes, qui mĂ©tamorphosent cellesdes premiers siĂšcles du christianisme – que ce soit sous la forme dela nouvelle somme thĂ©ologique du New-Age intitulĂ©e A Course InMiracles (Un enseignement des miracles) ou sous la forme durĂ©cent Code of the Bible (Code de la Bible) – puis nous tenterons decomprendre les raisons qui expliquent l’engouement actuel dont lagnose fait l’objet.

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Communio, n° XXIV, 2 – mars-avril 1999

Joaquim CARREIRA DAS NEVES

La séduction actuellede la gnose

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I. Une interprétation sans limites.

L’essayiste et sĂ©mioticien italien Umberto Eco, auteur du Pen-dule de Foucault, a prononcĂ© en 1988 Ă  la fondation Gulbenkian, Ă Lisbonne, une confĂ©rence intitulĂ©e L’irrationnel, le mystĂšre, lesecret. Il a citĂ© d’abord la cĂ©lĂšbre phrase de Chesterton : « Quand leshommes cessent de croire en Dieu, cela ne signifie pas qu’ils necroient plus en rien ; ils croient en tout ». Glosant cette maxime, ilajoutait : « Quand les jeunes gens ne croient ni en la rĂ©volution, nien la raison hĂ©gĂ©lienne et marxiste, cela ne signifie pas qu’ils croienten la raison capitaliste et dans la logique formelle : ils croient enle mystĂšre ». Par consĂ©quent, « il est frĂ©quent de rencontrer desquadragĂ©naires, qui en 1968 croyaient changer la sociĂ©tĂ©, et quiaujourd’hui militent dans des groupes nĂ©o-bouddhistes, des sectescharismatiques, des cĂ©nacles nĂ©o-traditionalistes ». Dans les librai-ries italiennes, celles-lĂ  mĂȘmes qui Ă©taient connues il y a peucomme « de gauche », dans les prĂ©sentoirs oĂč l’on trouvait naguĂšreles textes de LĂ©nine et de Mao, « apparaissent maintenant les textesdes maisons d’édition spĂ©cialisĂ©es dans l’hermĂ©tisme, la cabale, lestarots, le spiritisme » 1.

Pour pouvoir discerner la vĂ©ritĂ© des manifestations religieusesdu supermarchĂ© religieux actuel, nous aurions besoin, comme ditUmberto Eco, d’une « rĂ©vĂ©lation au-delĂ  des discours humains, quinous arrive Ă  travers une annonce de la divinitĂ© mĂȘme, par lesmodes de la vision, du songe et de l’oracle. Mais une rĂ©vĂ©lationinĂ©dite, jamais entendue auparavant, devrait parler d’un Dieu encoreinconnu et d’une rĂ©vĂ©lation encore secrĂšte. Une sagesse secrĂšte estune sagesse profonde. [...] Ainsi la vĂ©ritĂ© s’identifie avec ce quin’est pas dit, ou qui est dit de maniĂšre obscure, et qui doit ĂȘtrecompris au-delĂ  de l’apparence de la lettre. Les dieux parlent (nousdirions aujourd’hui : l’ĂȘtre parle) Ă  travers des messages hiĂ©rogly-phiques et Ă©nigmatiques ». Et c’est « en vĂ©ritĂ© quelque chose Ă  cĂŽtĂ©de quoi nous habitons depuis les commencements du temps, maisque nous manquons. Si nous le manquons, quelqu’un doit l’avoirconservĂ© pour nous, et nous ne sommes pas capables de comprendreses paroles. Cette sagesse doit ĂȘtre exotique ». Et il conclut : « Si,pour le rationalisme grec, Ă©tait vrai ce qui pouvait ĂȘtre expliquĂ©,

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1. La confĂ©rence d’U. Eco nous a Ă©tĂ© aimablement fournie par la prĂ©sidence dela RĂ©publique portugaise.

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maintenant est vrai ce qui ne peut pas ĂȘtre expliquĂ© ». [...] « Chaqueobjet, mondain ou cĂ©leste, cache un secret initiatique. Mais commel’affirmait au XIXe siĂšcle SĂąr Peladan, un secret initiatique rĂ©vĂ©lĂ© nesert Ă  rien. À chaque fois que nous croyons avoir dĂ©couvert unsecret, nous cherchons Ă  voir un autre secret, dans un mouvementprogressif vers un secret final ». Mais il ne peut y avoir un secretfinal. Le secret final de l’initiation hermĂ©tique est que tout estsecret. « Le secret hermĂ©tique doit ĂȘtre un secret vide, parce quecelui qui prĂ©tend rĂ©vĂ©ler un secret quelconque n’est pas un initiĂ©,puisqu’il s’est fixĂ© Ă  un niveau superficiel de conscience du mystĂšrecosmique ».

Ainsi s’explique l’Ɠuvre d’Umberto Eco, Le Pendule de Foucault.Les derniers mots du Pendule se rĂ©fĂšrent Ă  Malkhut, c’est-Ă -dire auRoyaume de Dieu de la maniĂšre suivante : « Que j’aie Ă©crit ou non,ça ne fait pas de diffĂ©rence. Ils chercheraient toujours un autre sens,mĂȘme dans mon silence. Ils sont faits comme ça. Ils sont aveuglesĂ  la rĂ©vĂ©lation. Malkhut est Malkhut et c’est tout. Mais allez le leurdire. Ils n’ont pas de foi. 2 »

Dans ces derniers mots se trouve la clĂ© de la pensĂ©e d’UmbertoEco. Au long de toutes ces pages, il nous a prĂ©sentĂ© un amas dedonnĂ©es sur la pensĂ©e hermĂ©tique, se servant des personnagescomme prĂȘte-noms. Fait-il siennes les idĂ©es de ses personnages ?Veut-il rĂ©duire Ă  nĂ©ant l’épistĂ©mologie de cette pensĂ©e hermĂ©tique etĂ©sotĂ©rique, si envahissante Ă  la fin du XXe siĂšcle ? Quant il affirme Ă la fin de son Ɠuvre que toute la pensĂ©e Ă©sotĂ©rique est « aveugle Ă  larĂ©vĂ©lation » parce que « Malkhut est Malkhut et c’est tout », queveut-il indiquer ? Je pense que Eco se rĂ©fĂšre Ă  Malkhut, c’est-Ă -direau Royaume de Dieu annoncĂ© et rĂ©vĂ©lĂ© par JĂ©sus de Nazareth, quiachĂšve toute rĂ©vĂ©lation. Umberto Eco prend Malkhut dans sa puretĂ©de signe ouvert, polysĂ©mique, irrĂ©ductible. À ses yeux, la pensĂ©egnostique la met dans des cadres initiatiques et l’Église dans descadres dogmatiques qui sont tous deux rĂ©ducteurs. L’ésotĂ©rismecomme la systĂ©matisation idĂ©ologique des Églises lui paraissentcontraires Ă  la rĂ©vĂ©lation, et c’est pourquoi il affirme clairement :« Ils sont aveugles Ă  la rĂ©vĂ©lation ».

Cette fin du Pendule laisse le lecteur perplexe. Jusqu’à la derniĂšrepage, l’auteur apparaĂźt comme l’expression de l’ésotĂ©risme actuel,mais avec la reconnaissance de l’énorme erreur d’interprĂ©tation sur

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2. Trad. fr. Paris, 1990, p. 651.

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laquelle l’intrigue repose, comme avec cette conclusion, il montrequ’il n’est pas dupe. On peut alors relire le Pendule comme une cri-tique radicale de l’interprĂ©tation Ă©sotĂ©rique du monde. DepuisValentin et Marcion, par-delĂ  les diffĂ©rentes maniĂšres de voir larĂ©demption des Ăąmes prisonniĂšres des tĂ©nĂšbres qu’adoptent les cou-rants gnostiques, il y a toujours un dĂ©nominateur commun : enaucun cas la foi ne sauve ni ne rachĂšte. Ce rĂŽle est exclusivementdĂ©volu Ă  la gnose, c’est-Ă -dire Ă  la connaissance. Quant au proces-sus initiatique et gnostique il s’agit d’un secret connu seulementd’un petit groupe d’élus qui ne sont justifiĂ©s que par la grĂące de leurgnose. C’est cet univers qu’Umberto Eco dĂ©peint.

II. Les formes contemporaines de la gnose.

Comme l’a remarquĂ© Umberto Eco, les rayons des librairies ita-liennes, qui, il y a vingt ou trente ans, Ă©taient pleins de livres surles thĂ©ologies juive, catholique, protestante et sur l’histoire desgrandes religions, sont aujourd’hui pleins de littĂ©rature sur l’ésotĂ©-risme, l’astrologie, la voyance, les gourous, les mĂ©diums, le para-normal et la gnose. Le plus cĂ©lĂšbre, surtout aux États-Unis, est uneƓuvre en trois gros volumes, qui gĂ©nĂ©ralement ne manque pas dansces prĂ©sentoirs : il s’appelle The Course in Miracles.

The Course in Miracles ou la somme théologique du gnosticisme

The Course in Miracles se prĂ©sente comme un manuel demiracles d’un type particulier puisque le terme miracle ne dĂ©signepas le sens classique que nous lui connaissons mais la lumiĂšre libĂ©-ratrice que reçoivent ceux qui Ă©tudient ce manuel, rĂ©alisĂ© en 1965par deux psychologues de New York, Helen Schucman et WilliamThetford. Cette Ɠuvre est le fruit d’une sĂ©rie de visions, de songeset d’expĂ©riences psychiques qu’eut Helen Schucman, suivies plustard d’auditions de JĂ©sus qui aurait fini par lui dicter les troisvolumes qui servent de textes pour les Ă©lĂšves et les professeurs. LadictĂ©e fut achevĂ©e en 1975 et le livre fut publiĂ© en 1976.

La thĂšse fondamentale repose sur la fĂ©licitĂ© complĂšte avec Dieuet avec nous-mĂȘmes. Pourtant, partant du principe que nous avonstous des failles et des besoins de pardon, le Manuel enseigne commentacquĂ©rir ce pardon Ă  travers un processus de gnose et de sagesse ; ilnous conduit Ă  retourner Ă  l’unitĂ© primordiale avec l’Autre, qui est

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notre Être propre, et avec Dieu qui nous a crĂ©Ă©s. Le manuel a despoints de vues communs avec la gnose des premiers siĂšcles aprĂšsJĂ©sus-Christ, et des points de divergence.

Il s’agit d’une vision holiste (unifiante) et non d’une vision dua-liste de la rĂ©alitĂ©, mais cette unitĂ© holiste part du principe que lemonde et le corps n’ont pas Ă©tĂ© crĂ©Ă©s par Dieu mais qu’ils sont uneprojection selon laquelle nous pouvons nous sĂ©parer de Dieu. CettesĂ©paration rĂ©side dans notre « Ego », celui-ci est notre faux « Soi »comme il arrive dans les spiritualitĂ©s orientales. Le monde protĂšgele systĂšme de l’Ego, il entretient notre sĂ©paration vis-Ă -vis de Dieuet nous incite Ă  le considĂ©rer comme notre ennemi. De ce point devue, la non-dualitĂ© entre notre Ego et Dieu est, pour une fois, unedualitĂ©. Mais il ne l’est qu’apparemment, puisque notre monde(corps et histoire) comme expĂ©rience psychologique de l’Ego, estune pure illusion, un songe, que nous transformons en rĂ©alitĂ© parceque nous y croyons.

En quoi consiste la rĂ©demption et le salut ? Elle consiste Ă  ĂȘtreattentif Ă  la voix de l’Esprit Saint – qui nous rĂ©veille du songe de lasĂ©paration et nous enseigne comment atteindre l’unitĂ© universelle,fraternelle et cosmique, Ă  travers le pardon. Plus qu’une doctrinereligieuse, c’est une doctrine gnostique de la psychologie des pro-fondeurs. La rĂ©demption, le salut et l’expiation consistent dans ladĂ©couverte que la sĂ©paration entre l’Ego et Dieu n’a jamais existĂ©.Il n’y a pas de Dieu crĂ©ateur, d’un cĂŽtĂ©, ni de crĂ©ation, tant cos-mique qu’humaine, de l’autre. Mais si le monde est une illusion,cela ne signifie pas que nous sommes hors de ce que nous rejetonscomme un mal. Ce qui importe est que l’Esprit saint – qui n’a rienĂ  voir avec l’Esprit saint du dogme chrĂ©tien – avec son enseigne-ment (gnosis) nous conduit Ă  la comprĂ©hension gnostique que lemonde n’existe pas. Nous fonctionnons au niveau de la dualitĂ© et dela faute (pĂ©chĂ©), mais le Saint-Esprit nous enseigne que la vĂ©ritĂ©rĂ©side dans la non-dualitĂ©, Ă  partir de laquelle nous nous intĂ©gronsdans l’unitĂ© cosmique par l’action du pardon ou de la rĂ©conciliationavec le Soi cosmique. On passe de l’expĂ©rience de la dualitĂ© Ă  cellede l’unitĂ©.

À la fin comme au commencement, le manuel A course inMiracles veut rĂ©pondre aux vieux problĂšmes sur la crĂ©ation et sur lemal. Si Dieu est bon et saint, comment le mal est-il apparu dans sacrĂ©ation ? Si Dieu est l’Un, pourquoi y a-t-il le multiple, l’éternitĂ©et le temps ? Ce nouveau systĂšme de connaissance affirme que tout

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se rĂ©sout si nous concluons qu’il n’y a pas d’un cĂŽtĂ© le ciel, et del’autre la terre (corps, histoire), parce que le corps et l’histoire sontune illusion de notre Ego. Et c’est notre Ego qui nous condamne.Pour rĂ©soudre cette condamnation de notre Ego, l’Esprit Saint nousenseigne le chemin du pardon. Le monde matĂ©riel comme illusion– et non comme mal – est l’instrument dont se sert l’Esprit Saintpour que nous comprenions qu’un tel monde est illusion. Plus nousnous sauvons de notre Ă©tat d’illusion par l’Ɠuvre de la grĂące duSaint-Esprit, plus nous sommes des « Fils de Dieu ». Entre le monded’en haut et celui d’en bas, celui de l’invisible et celui du visible, dusaint et du pĂ©cheur, il n’y a pas de fossĂ© insurmontable, parce quenous atteignons la connaissance psychologique, mĂ©taphysique etspirituelle de notre unitĂ© et de notre pardon Ă  mesure que nousdĂ©couvrons la rĂ©vĂ©lation ultime sur l’illusion du monde et du corps.C’est notre Ego qui nous trompe sur la rĂ©alitĂ© corporelle et mon-daine de la rĂ©alitĂ© du corps. Depuis que cette nouvelle « rĂ©vĂ©lation »nous conduit Ă  la conclusion que Dieu n’a pas crĂ©Ă© l’univers corpo-rel, mais que celui-ci fait partie de la guerre dĂ©fensive de notre Egocontre Dieu, les dualitĂ©s se dissolvent ; nous entrons dans l’unitĂ©rĂ©demptrice de nous-mĂȘmes.

Le manuel A Course in Miracles utilise le langage judĂ©o-chrĂ©-tien : il parle de Dieu, de JĂ©sus, du Christ, de l’Esprit Saint aussibien que du Fils de Dieu. Mais c’est dans un sens trĂšs diffĂ©rent decelui de toute la tradition biblique, puisque Dieu n’est pas considĂ©rĂ©comme une personne et que le Fils de Dieu n’est pas le SeigneurJĂ©sus de la foi chrĂ©tienne. Il est en effet notre ĂȘtre spirituel, crĂ©Ă© parDieu. Notre ĂȘtre (ou notre Ego) sĂ©parĂ© qui dort dans le songe etl’illusion de ce monde a besoin d’ĂȘtre Ă©veillĂ© pour accĂ©der Ă  sapleine unitĂ©.

Cette nouvelle gnose, qui a fait plusieurs centaines de milliersd’adeptes et fait partie du mouvement envahissant du New-Age,s’oppose en plusieurs points Ă  la foi chrĂ©tienne. Une de ses finalitĂ©sest, en premier lieu, de dĂ©sacraliser la crĂ©ation comme Ɠuvre deDieu. C’est ainsi que le Cantique des CrĂ©atures de saint Françoisd’Assise perd son caractĂšre sacrĂ© du seul fait qu’il n’a pas Dieupour point de dĂ©part. En second lieu, ce mouvement s’oppose Ă  larĂ©demption chrĂ©tienne qui s’opĂšre par le mystĂšre pascal. En troi-siĂšme lieu, parce qu’il rejette le dogme chrĂ©tien de la divinitĂ© deJĂ©sus. Enfin, parce qu’il conteste la place privilĂ©giĂ©e que Juifs etChrĂ©tiens accordent aux Saintes Écritures et Ă  l’Église dans le plan

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de salut divin. Dans ce sens, cette nouvelle gnose veut se substituerĂ  la tradition biblique et n’hĂ©site pas Ă  se livrer Ă  un rĂ©visionnismetotal envers les Écritures. Il est facile de percevoir l’homologie entrecette nouvelle gnose et celle des premiers siĂšcles, comme avec laphilosophie platonicienne et nĂ©o-platonicienne de l’Ego 3. L’Espritde Sagesse nous enseigne comment notre aliĂ©nation en ce mondepeut ĂȘtre intĂ©grĂ©e dans l’unitĂ© divine Ă  travers les Ă©tapes ascension-nelles d’initiation gnostique, par l’expĂ©rience du Manuel A Coursein Miracles, la Bible nouvelle et dĂ©finitive, ou la rĂ©vĂ©lation divinenouvelle et dĂ©finitive. Dans tout cela se trouve un syncrĂ©tisme dephilosophie platonicienne, de psychologie des profondeurs et degnose classique teintĂ© de culture biblique.

Le Code de la Bible

PrĂ©sentĂ© en 1997 par MichaĂ«l Drosnin, le Code de la Bible devaitconnaĂźtre rapidement un succĂšs inouĂŻ, garanti par des traductionsdans les langues principales et par des prĂ©sentations dans des revuesde grande diffusion (Time, Paris-Match, Newsweek, etc.) et desĂ©missions de grande audience. La thĂšse fondamentale consiste dansl’affirmation et la dĂ©monstration que la Bible de l’Ancien Testamentenferme un enseignement occulte sur tous les Ă©vĂ©nements de l’his-toire moderne qui est maintenant rĂ©vĂ©lĂ© par l’ordinateur. Cela veutdire que la rĂ©vĂ©lation divine de la Torah a Ă©tĂ© cachĂ©e durant tous cessiĂšcles jusqu’à nos jours, et que l’agent dĂ©terminant de cette rĂ©vĂ©la-tion est l’ordinateur, car c’est l’ordinateur, Ă  travers une program-mation adĂ©quate, oĂč entrent la mathĂ©matique et la physique la plusavancĂ©e, qui nous prĂ©sente finalement, la volontĂ© de Dieu pournotre temps, pour l’IsraĂ«l d’aujourd’hui.

Les lecteurs doivent se demander : qu’est-ce que ceci a Ă  voiravec la « sĂ©duction actuelle de la gnose » ? D’abord, mĂȘme s’il nes’agit pas d’un ouvrage de gnose stricto sensu, il s’agit d’un ouvrageoĂč le mystĂšre, la cabale et la connaissance scientifique dĂ©terminent

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3. La gnose est-elle nĂ©e de la mĂ©taphysique de Platon et des mythes grecscomme le soutiennent H. Leisegang (o.c p. 15s.) et J. Doresse (cf. l’article « laGnose » de l’EncyclopĂ©die de la PlĂ©iade, Paris 1972) ou du monde mĂ©sopota-mien et de Babylone, qui influença la gnose judaĂŻque et, par ricochet, la gnosechrĂ©tienne comme le soutient C. V. Manzanares (Los Evangelios Gnosticos,Barcelona, 1991, p. 24s.) ?

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le sens vĂ©ritable et l’exĂ©gĂšse vĂ©ritable de la Bible. On peut dire, paranalogie, que si la gnose se prĂ©sente comme un syncrĂ©tisme de phi-losophie platonicienne et de religion judĂ©o-chrĂ©tienne, A course inMiracles rĂ©alise un syncrĂ©tisme entre ce syncrĂ©tisme, les religionsorientales et la psychologie ; et le Code de la Bible apparaĂźt davan-tage comme un syncrĂ©tisme qui, Ă  la Bible, mĂȘlerait les mathĂ©ma-tiques et la physique moderne. Bien plus : Dieu a attendu qu’arrivel’ùre des ordinateurs pour rĂ©vĂ©ler son code biblique secret.

En effet, ce livre affirme et prĂ©tend dĂ©montrer que la Bible, prin-cipalement la Torah (ou Pentateuque) contient un code cachĂ© que lesordinateurs n’auraient percĂ© que trĂšs rĂ©cemment et qui permettraitde lire l’annonce d’évĂ©nements contemporains. Cette position partdu postulat que, durant tous les siĂšcles qui prĂ©cĂ©dĂšrent le nĂŽtre, laRĂ©vĂ©lation divine que contenait la Torah aurait Ă©tĂ© mĂ©connue et quec’est seulement par la grĂące de l’ordinateur que nous pouvonsprendre connaissance du dessein de Dieu pour nous aujourd’hui. Etde fait, Ă  l’aide de ce code, on trouve toutes les donnĂ©es relatives Ă l’IsraĂ«l d’aujourd’hui et Ă  quelques Ă©vĂ©nements, gĂ©nĂ©ralement tra-giques, qui concernent notre sociĂ©tĂ©. L’assassinat d’Yitzak Rabin yfigure, de mĂȘme que le nom de son assassin, Ygal Amin, tout commeceux de Netanyahou, Saddam Hussein, John et Robert Kennedy,Khaddafi, Anouar el Sadate, Bill Clinton, Gandhi, Arafat, et NeilArmstrong. On y trouve Ă©galement mention d’Oklahoma City,du tremblement de terre d’Okushiri au Japon, de l’holocausted’Auschwitz, de l’attaque au gaz sarin perpĂ©trĂ©e Ă  Tokyo par lasecte Shoko Asahara, de prophĂ©ties sur les deux derniĂšres guerresmondiales et sur Hiroshima... De la seule Ă©numĂ©ration de ces nomset de ces Ă©vĂ©nements, on en conclut qu’il s’agit d’un code bibliqueun peu apocalyptique quant au prĂ©sent de l’humanitĂ©. En fait, l’au-teur n’aboutit Ă  aucune datation en ce qui concerne la fin du monde,mais il se contente de rappeler que celle-ci pourrait bien arriver siIsraĂ«l et les grandes puissances n’étaient pas vigilants. Du point devue politique, la question est presque toujours la mĂȘme : il s’agit dupĂ©ril que reprĂ©senterait l’attaque atomique que des fondamentalistesarabes pourraient lancer contre IsraĂ«l et qui pourrait prĂ©cipiter l’hu-manitĂ© entiĂšre dans une troisiĂšme guerre mondiale.

Mais tout cet habillage politique n’est que l’accomplissementvisible et historique de la rĂ©vĂ©lation du Code biblique. L’erreur prin-cipale de ce livre rĂ©side dans le prĂ©supposĂ© historiciste et fonda-mentaliste que la Torah fut dictĂ©e directement par Dieu Ă  MoĂŻse au

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XIIIe siĂšcle avant J.-C. pour n’ĂȘtre rĂ©vĂ©lĂ©e qu’aujourd’hui. Or lesĂ©tudes bibliques ont dĂ©montrĂ© qu’elle avait connu plusieurs siĂšclesde tradition et de catĂ©chĂšses orales avant d’ĂȘtre couchĂ©e par Ă©crit.Cela signifie qu’avant sa transmission Ă©crite, la Torah a d’abord Ă©tĂ©vie de foi, catĂ©chĂšse et liturgie, qu’elle a Ă©tĂ© en lien constant avecles vicissitudes que connurent les communautĂ©s juives et qui firentleur histoire. Cette tradition de vie et de foi ne passa par Ă©crit queprogressivement, Ă  partir de la pĂ©riode prĂ©cĂ©dant l’exil babylonien.La Torah ne fut donc pas Ă©crite afin de rester cachĂ©e pendant dessiĂšcles dans l’attente que des ordinateurs rĂ©vĂšlent sa signification,mais afin d’ĂȘtre la parole de Dieu qui nourrit le peuple biblique,d’abord sous forme orale puis sous forme Ă©crite.

Ainsi, le Code de la Bible s’inscrit dans le contexte millĂ©naristequi imprĂšgne notre Ă©poque. Bien qu’il ne soit pas gnostique en sonfondement, il est Ă©sotĂ©rique et, de ce fait, dangereux. L’auteuraccorde beaucoup d’importance Ă  l’aspect mystĂ©rieux de la Torah etde la Bible en gĂ©nĂ©ral, comme un livre scellĂ© et qui, aujourd’huiseulement, est descellĂ© et redĂ©couvert. Pour appuyer sa thĂšse il citele Livre de Daniel dans lequel Dieu s’adresse au ProphĂšte en cestermes : « Et toi, Daniel, garde ceci en secret et conserve scellĂ© celivre jusqu’à la fin des temps » (Daniel 12, 9). Il n’hĂ©site pas parailleurs Ă  citer l’Apocalypse pour conforter sa thĂšse en Ă©voquant le« livre scellĂ© de sept sceaux » (Apocalypse 5, 1). Il n’y a plus alorsqu’à dĂ©duire que ce livre scellĂ© et cachĂ© par la volontĂ© expresse deDieu, destinĂ© Ă  n’ĂȘtre redĂ©couvert et compris qu’à la fin des tempsest le Code de la Bible.

Mais cette conclusion repose sur plusieurs erreurs. C’est ainsi quel’Apocalypse de Daniel dĂ©signe en fait une pĂ©riode prĂ©cise, compriseentre les annĂ©e 167 et 164 avant J.-C., qui correspond Ă  la persĂ©-cution lancĂ©e par Antiochos Épiphane contre les Juifs. Dans cecontexte, « l’idole abominable » (Daniel 12, 11) ne dĂ©signe pas autrechose que la tĂȘte du Zeus olympien qu’Antiochos avait fait placersur l’autel du temple de JĂ©rusalem. Quant Ă  la « la fin des temps »,il ne s’agit que d’une erreur qui incombe au traducteur du Code dela Bible, puisque l’expression hĂ©braĂŻque « aharit hayamim » 4 nesignifie pas, dans ce contexte, la fin chronologique des temps mais

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4. Qui apparaßt aussi en GenÚse 49, 1-2 ; Nombres 24, 14 ; Deutéronome 4, 30 ;31, 29.

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simplement le futur, l’avenir dans son sens le plus indĂ©terminĂ©.Enfin, l’auteur devrait savoir que, si l’Apocalypse de saint Jean faitbien mention de sceaux (« qui est digne d’ouvrir le livre et d’enbriser les sceaux ? » (Apocalypse 5, 2), ceux-ci seront descellĂ©s parl’Agneau au chapitre suivant (6, 1 : « L’agneau brisa le premier dessept sceaux » ; cf. 6. 3. 12 ; 8, 1).

Ce livre entre dans le contexte millĂ©nariste d’une certaine culturereligieuse actuelle, qui, mĂȘme si elle n’est pas strictement gnostique,Ă©sotĂ©rique et cabalistique, est trĂšs dangereuse pour la stabilitĂ© psy-chologique des personnes concernĂ©es.

III. La séduction actuelle de la Gnose.

Il ne fait aucun doute que la gnose fait de nos jours un retour enforce dans le monde culturel religieux contemporain, qui peut ĂȘtrechiffrĂ© par la sociologie. Elle fut le grand dĂ©fi de l’Église des pre-miers siĂšcles et elle est de nouveau celui de l’Église d’aujourd’hui.Mais les principes de la gnose n’ont pas changĂ© et elle attire aujour-d’hui de nombreux adeptes pour les mĂȘmes raisons qu’hier.

Les gnostiques sont ceux qui connaissent et qui sont sauvĂ©s, nonpas par le mystĂšre pascal de la mort et de la rĂ©surrection du Christ,mais par leur propre connaissance gnostique. Ce n’est pas la foi nila grĂące qui fondent le salut, mais la connaissance initiatique. En cesens, le spiritisme d’Allan Kardec (1804-1869), l’occultisme d’EliphasLevi (1810-1875), le thĂ©osophisme d’Helena P. Blavatsky (1831-1891), comme beaucoup d’autres mouvements (Rose-Croix, Frater-nitĂ© Blanche universelle, Ordre martiniste traditionnel, NouvelleAcropole, Atlantis, Metanoia, PensĂ©e nouvelle, École de l’arcane,Nouvel Age du Poisson ou New-Age) sont tous dĂ©biteurs directe-ment ou indirectement aux principes structurels de la gnose.

Selon Jean Vernette, spécialiste des nouveaux mouvements reli-gieux, un Européen sur cinq croit à la réincarnation 5 ; en 1986 il yavait en France 200 groupes et écoles initiatiques, 500 au Canada ;deux Français sur trois consultent chaque jour leur horoscope. Larevue Science et vie, en août 1997, à propos du phénomÚne du para-normal, indique les chiffres suivants : en France, 33 % des cadres

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5. Article « Gnosticisme » in Paul Poupard, Dictionnaire des Religions I(Paris,1984) 762-781, surtout 776 s.

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supĂ©rieurs croient aux phĂ©nomĂšnes paranormaux, 34 % de per-sonnes ayant fait des Ă©tudes supĂ©rieures scientifiques Ă©galement ;actuellement, 50.000 astrologues et voyants exercent en France ; ily a 400.000 personnes affiliĂ©es Ă  des sectes, qui, en majoritĂ©, se rap-prochent du New-Age, 10 millions de Français consultent un horo-scope ou une voyante, 10 % des recettes de l’édition proviennent delivres du New Age, 71 % des Français croient Ă  la transmissionde pensĂ©e ; 60 % croient Ă  l’astrologie ; 46 % aux prĂ©visions desvoyants.

Toutes ces nouvelles gnoses affirment dĂ©pendre du grand courantde la Sagesse primordiale et intemporelle, oĂč rĂ©side la source de lavĂ©ritĂ©, corrompue ensuite par les Églises. Elles ne retiennent desÉvangiles canoniques et de la figure de JĂ©sus que quelques textesreliĂ©s Ă  l’ésotĂ©risme, susceptibles d’ĂȘtre interprĂ©tĂ©s Ă  leur maniĂšre.Par exemple, Marc 4, 11-12 : « Ă  vous il fut donnĂ© de connaĂźtre lesmystĂšres du Royaume de Dieu mais Ă  ceux-lĂ  qui sont dehors toutarrive en paraboles », ou Jean 9, 14. 16, que les gnostiques interprĂš-tent comme si le monde n’était qu’une illusion. La Bible est consi-dĂ©rĂ©e comme exclusivement symbolique et secrĂšte, et c’est seulementpar cette symbolique qu’on peut atteindre les strates inconnues ets’identifier Ă  l’unitĂ© cosmique (ou PlĂ©rĂŽme cosmique) qui seconfond avec Dieu lui-mĂȘme. Enfin, l’époque de cette RĂ©vĂ©lationcorrespond Ă  celle du nouveau millĂ©naire (ou du cinquiĂšme Évan-gile), Ăšre qui commence avec la dĂ©couverte Ă  Nag Hammadi desÉvangiles gnostiques, qui sont les seuls authentiques parce que lesseuls spirituels.

Ce qui attire beaucoup de nos contemporains dans les groupesnĂ©ognostiques, c’est cette expĂ©rience directe et immĂ©diate de laconscience cosmique et divine, qui se confond avec Dieu, avec lePlĂ©rĂŽme et avec la RĂ©demption. C’est cette illumination person-nelle, subjective, mystĂ©rieuse, qui ne part pas de dogmes, de comman-dements ou de catĂ©chĂšses venues du dehors. C’est la convictionque nous sommes des Ă©tincelles divines Ă©garĂ©es dans les tĂ©nĂšbres– c’est-Ă -dire le monde et le corps –, et que nous sommes Ă©trangersau monde parce que nous sommes les Ă©lus de Dieu. C’est la dĂ©cou-verte de notre Soi le plus profond, le Soi divin qui parcourt lemonde hylique (matĂ©riel) et psychique pour s’arrĂȘter au mondepneumatique ou spirituel. C’est la pensĂ©e qu’entre l’homme et ledivin, la terre et les cieux, le microcosme et le macrocosme, il existeune unitĂ© ontologique et divine. C’est cette libertĂ© des fils de Dieu

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qui est la seule norme, comme expĂ©rience intĂ©rieure qui nous Ă©lĂšveaux Ă©tats supĂ©rieurs de la conscience cosmique (ou Christ cosmique),et que l’on peut atteindre au moyen de la mĂ©ditation transcendantale(yoga, zen), ou grĂące Ă  la contemplation du potentiel divin existantdans la nature toute entiĂšre.

Les formes, les Ă©coles, les mouvements peuvent ĂȘtre diffĂ©rents,mais la nouvelle gnose, de nos jours, la vĂ©ritĂ© divine de la personneest toujours intĂ©rieure, subjective, relative Ă  l’espace et au temps,libre de tout dogme, commandement ou morale. C’est l’expĂ©riencede l’Esprit dĂ©couvert dans la matiĂšre comme Ă©nergie divine, qui setrouve aussi bien dans les plantes que dans l’homme ou dans toutl’univers.

La seule innovation de la nouvelle gnose vient du New-Age.C’est la rĂ©cupĂ©ration de la physique quantique et du principe dedualitĂ© onde/corpuscule Ă©noncĂ© par le physicien Louis de Broglie,qu’ils interprĂštent ainsi : « la matiĂšre qui nous entoure n’est riend’autre qu’un mĂ©lange d’ondes d’énergie dont la substance est lamĂȘme que celle de l’esprit, donc immatĂ©rielle (...). L’univers avecses galaxies, ses planĂštes et ses ĂȘtres vivants serait une onde d’éner-gie immense et cohĂ©rente » 6. Mais les vrais physiciens, toutes ten-dances confondues s’accordent tous Ă  penser que « rien n’est enmesure d’indiquer que l’esprit, dont nous ne possĂ©dons mĂȘme pasune dĂ©finition claire, appartient au domaine de la physique quan-tique » 7. Savoir distinguer entre la foi et la science, entre le CrĂ©ateuret les crĂ©atures, demeure absolument fondamental tant pour la foique pour la science. Le contraire ne peut qu’engendrer confusionĂ©sotĂ©rique et gnostique.

(Traduit et adapté par Denys Marion et Olivier Boulnois.)

Joaquim Carreira das Neves est nĂ© en 1934 au Portugal. Franciscain, il a obtenuson doctorat de thĂ©ologie biblique Ă  l’universitĂ© pontificale de Salamanque en1967 avec une thĂšse intitulĂ©e : A teologia da traduçao grega dos LXX no livrode Isaias (CoĂŻmbra, 1973). Il est professeur de Nouveau Testament Ă  la facultĂ©de ThĂ©ologie de l’universitĂ© catholique du Portugal.

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6. Science et vie, Août 1997, « Le paranormal », p. 66.7. Ibid.

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La gnose Ă  grands traits.

De la gnose, HĂ©raclĂ©on donne la dĂ©finition suivante : « Ce n’estpas seulement le baptĂȘme qui est libĂ©rateur, mais c’est aussi lagnose : Qui Ă©tions-nous ? Que sommes-nous devenus ? OĂč Ă©tions-nous ? OĂč avons-nous Ă©tĂ© jetĂ©s ? Vers quel but nous hĂątons-nous ?D’oĂč sommes-nous rachetĂ©s ? Qu’est-ce que la gĂ©nĂ©ration ? Et larĂ©gĂ©nĂ©ration ? » La gnose, nous apprend ainsi ce gnostique, est uneconnaissance salvatrice qui rĂ©vĂšle Ă  l’homme son origine (une gĂ©nĂ©-ration, une descente ici-bas) et sa destinĂ©e possible (une rĂ©gĂ©nĂ©ra-tion, un retour Ă  l’origine). Origine et destinĂ©e : les deux termesd’une seule et mĂȘme interrogation, auxquels il convient toutefoisd’ajouter d’autres traits pour lui donner toute son originalitĂ©. LeurcaractĂšre Ă©sotĂ©rique en est probablement un, tellement communcependant qu’il ne permet pas de distinguer les Ă©coles appartenantĂ  l’orthodoxie chrĂ©tienne (on parle ainsi d’une gnose chrĂ©tienne, Ă propos des Ă©crits de ClĂ©ment d’Alexandrie, voire d’OrigĂšne) decelles qui ont Ă©tĂ© dĂ©clarĂ©es hĂ©tĂ©rodoxes et auxquelles est habituel-lement confĂ©rĂ© le nom de gnosticisme. Un autre critĂšre mĂ©rite d’ĂȘtreutilisĂ©, parce que plus discriminant, celui du rapport de la gnose Ă  lamorale. La pensĂ©e gnostique prĂ©tend en effet ruiner la nĂ©cessitĂ©d’une morale, qu’elle soit celle des chrĂ©tiens ou celle des philo-sophes : si nous ne sommes que des pantins entre les mains des forcessurnaturelles, si nous sommes, bien malgrĂ© nous, les prisonniers

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Jacques ARNOULD

Gnose et Ă©cologie

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d’une Puissance mauvaise, celle-lĂ  mĂȘme qui a crĂ©Ă© le monde sen-sible, quelle part de responsabilitĂ© morale portons-nous rĂ©ellement ?Dans le systĂšme gnostique, la gĂ©nĂ©ration comme la rĂ©gĂ©nĂ©ration del’ĂȘtre humain apparaissent extĂ©rieures Ă  ce dernier, Ă  sa volontĂ© et Ă sa libertĂ©, relevant plutĂŽt d’un conflit entre deux divinitĂ©s, unDĂ©miurge qui a crĂ©Ă© le monde sensible et un Dieu transcendant dontĂ©mane le monde intelligible. DĂšs lors, ajoutent les gnostiques hĂ©tĂ©-rodoxes, mieux vaut prendre partie pour le Serpent du rĂ©cit de laGenĂšse, autrement dit pour celui qui invite et conduit Ă  la connais-sance (la gnose) du bien et du mal, et ce, contre le DĂ©miurge, jalouxde son pouvoir jusqu’à interdire prĂ©cisĂ©ment Ă  Adam et Ă  Ève l’accĂšsĂ  cette connaissance. Est-il besoin d’ajouter qu’une telle morale (ouplutĂŽt une absence de morale, diraient les opposants au gnosticisme)s’accompagne d’un dĂ©dain pour le monde sensible, d’un pessi-misme Ă  son endroit qui reflĂšte une pensĂ©e fortement dualiste : legnostique se considĂšre avant tout comme Ă©tranger au monde sen-sible, son Ăąme (son moi) est prisonniĂšre de son corps, sa seulesource d’optimisme est d’espĂ©rer profiter du triomphe final sur cetterĂ©alitĂ© d’un Dieu qui en est lui aussi totalement Ă©tranger.

De ces quelques traits bien connus de la gnose, comprise dansson acception la plus large et intégrant par conséquent le gnosti-cisme, je retiendrai avant tout les points suivants :

1. la gnose s’inscrit au sein de la problĂ©matique de l’origine ou,en termes gnostiques, de la gĂ©nĂ©ration de la rĂ©alitĂ©, qu’elle soit cos-mique, biologique ou humaine. Ce faisant, elle prĂ©cise nĂ©cessaire-ment la place et le rĂŽle de l’espĂšce humaine au sein de cette rĂ©alitĂ© ;

2. la gnose offre Ă©galement une rĂ©ponse Ă  la question de la desti-nĂ©e de ce monde : le salut pour les Ăąmes initiĂ©es, la dĂ©gradation pourcelles qui ne l’ont pas Ă©tĂ© Ă  l’instar de la matiĂšre sensible ;

3. la gnose propose ainsi une solution de type dualiste aux diffi-cultĂ©s propres Ă  toute doctrine crĂ©ationniste, avant tout celles liĂ©es Ă l’existence du mal et du dĂ©sordre au sein de la rĂ©alitĂ© sensible : unesĂ©paration stricte entre la divinitĂ© crĂ©atrice, le DĂ©miurge, et la divi-nitĂ© rĂ©demptrice, le Dieu tout-puissant et omniscient ;

4. la connaissance ne se limite pas Ă  l’observation. À la fois rĂ©vĂ©-lation et participation, elle est un moyen, voire mĂȘme une forme desalut.

Le rappel de ces quelques traits des courants gnostiques ayant Ă©tĂ©fait, deux questions mĂ©ritent d’ĂȘtre posĂ©es ici. La premiĂšre concerne

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l’actualitĂ© de ces idĂ©es ; la seconde leur lien avec les mouvementsdits Ă©cologistes. De fait, dans le cadre de cet article, je serai contraintde rĂ©pondre Ă  ces deux questions de maniĂšre conjointe. Il se trouveen effet que la deuxiĂšme moitiĂ© du XXe siĂšcle a vu apparaĂźtre descourants de pensĂ©e non dĂ©nuĂ©s de ressemblance avec la gnose. Jeme propose, dans un premier temps, de faire la prĂ©sentation et l’ana-lyse de quelques-uns d’entre eux, d’en prĂ©ciser le caractĂšre gnos-tique, avant d’introduire, dans un second temps, une problĂ©matiquethĂ©ologique.

Je ferai ainsi appel Ă  trois auteurs, chacun correspondant Ă  unequestion ou Ă  un courant spĂ©cifique : Raymond Ruyer et la questiond’une religion « nĂ©e » de la science, Hans Jonas et le lien entre fina-lisme et Ă©thique, Arne Naess et le courant de l’écologie profonde.

Raymond Ruyer et la religion de la science moderne.

La Gnose de Princeton. Des savants Ă  la recherche d’une reli-gion, publiĂ© en 1974, est le titre du plus cĂ©lĂšbre des ouvrages du phi-losophe Raymond Ruyer. Titre trompeur, prĂ©cise Jean Borella.« Ceux qui ont connu Ruyer, qu’ils aient Ă©tĂ© ses Ă©tudiants, ses col-lĂšgues ou ses amis, ou les trois, en Ă©taient informĂ©s dĂšs le dĂ©but.Ruyer n’avait pas cachĂ© qu’il cherchait une affabulation, susceptiblede frapper le public, et d’attirer son attention sur des thĂšses qu’ilexposait depuis fort longtemps, depuis La Conscience et le corps etles ÉlĂ©ments de psychobiologie, et qui ont trouvĂ© leur expression laplus accomplie, Ă  notre avis, dans NĂ©ofinalisme, sans obtenir dela part des scientifiques et mĂȘme des philosophes, autre chose qu’unsuccĂšs d’estime 1. » Titre trompeur, donc, quant Ă  l’existence dumouvement que ce livre est censĂ© prĂ©senter ; mais titre Ă©galementsurprenant : quel rapport existe-t-il, relĂšve Borella, entre la « cosmo-lĂątrie » prĂ©sentĂ©e par Ruyer dans son ouvrage et la « misocosmie » dugnosticisme ? C’est la premiĂšre question Ă  laquelle nous devonsnous confronter en rapprochant gnose et Ă©cologie.

Ruyer n’a pas ignorĂ© cette opposition vĂ©hiculĂ©e par le titre deson ouvrage et son contenu. Mais il porte son intĂ©rĂȘt ailleurs, en

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1. Jean BORELLA, « La gnose ruyĂ©rienne, religion de l’ñge scientifique », dansLouis VAX et Jean-Jacques WUNENBERGER, Raymond Ruyer. De la science Ă  lathĂ©ologie, Paris, Éditions KimĂ©, 1995, p. 223.

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l’occurrence et avant tout, sur la question de la connaissance et sur lamaniĂšre dont s’est progressivement constituĂ©e, au cours du XXe siĂšcle,une interface entre la science, la philosophie et la religion. Autre-ment dit, s’inscrivant dans une lecture historique qui remonte Ă  laRenaissance, Ruyer choisit le terme de gnose non pour sa dimensiondualiste et anticosmique, mais pour dĂ©signer une doctrine qui voitdans la connaissance un moyen d’atteindre un salut, voire mĂȘmeune forme en soi de salut ; cette connaissance est acquise dans unedoctrine particuliĂšre, Ă©ventuellement Ă©sotĂ©rique. « La Gnose, Ă©crit-il dans l’introduction de son livre, est la connaissance de la rĂ©alitĂ©suprasensible, invisiblement visible dans un Ă©ternel mystĂšre. LeSuprasensible constitue, au cƓur et au-delĂ  du monde sensible,l’énergie motrice de toute forme d’existence. » Et, en accord avecle rappel qui prĂ©cĂšde, il ajoute : « La Gnose nous rĂ©vĂšle ce que noussommes, ce que nous sommes devenus, le lieu d’oĂč nous venons etcelui dans lequel nous sommes tombĂ©s, le but vers lequel nous noushĂątons 2 ». Mais ce versant, traditionnel pourrait-on dire, de la gnosene paraĂźt pas prĂ©pondĂ©rant aux yeux de Ruyer.

Dans La Gnose de Princeton, le philosophe nancĂ©ien ne dĂ©niepas l’importance de la science du vivant (il est devenu lui-mĂȘme unautodidacte compĂ©tent en ce domaine), mais il reconnaĂźt que « c’estla physique qui pose les questions les plus radicales en ce quiconcerne le monde dans sa subsistance propre et sa nature d’uni-vers, c’est-Ă -dire dans sa rĂ©alitĂ© de totalisation englobante 3 ». IdĂ©eimportante lorsque l’on connaĂźt la maniĂšre dont Ruyer conçoit ladĂ©marche scientifique qui consiste Ă  s’informer de la rĂ©alitĂ©. « Il y adeux maniĂšres d’ĂȘtre informĂ© », Ă©crit-il : « par observation et parparticipation » (p. 181). Or prĂ©cisĂ©ment, « la Gnose consiste Ă  vou-loir faire entrer les participables et la participation dans la sciencecomme dans la philosophie religieuse, par la grande porte, non parla petite porte d’une psychologie suspecte, Ă  peine scientifique etvaguement occultiste » (p. 191). Ce faisant, insiste-t-il, « la Gnoseprend le contre-pied du scientifisme matĂ©rialiste. Tous les ĂȘtres sontconscients, signifiants – ou plus exactement pleins de sens –, infor-mants et s’informant » (p. 60). « Il pense dans l’univers » (p. 67),

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2. Raymond RUYER, La Gnose de Princeton. Des savants Ă  la recherche d’unereligion, coll. « Pluriel », Paris, Fayard, 1977, p. 27. Les rĂ©fĂ©rences de pagesdonnĂ©es entre parenthĂšses dans cette partie renvoient Ă  La Gnose de Princeton.3. J. BORELLA, op. cit., p. 231.

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lance Ruyer ; et pas seulement Ă  cause de la prĂ©sence de l’espĂšcehumaine : tous les ĂȘtres sont Ă©galement intelligents. Seulement, dansun univers comparable Ă  un immeuble Ă  plusieurs Ă©tages, commu-niquer avec les locataires d’un Ă©tage diffĂ©rent du nĂŽtre (voire sim-plement du mĂȘme palier) n’est pas toujours aisĂ©. Il est pourtantpossible, Ă  force d’attention et d’exercice, de s’ouvrir aux autresformes d’intelligence, de passer d’une simple observation Ă  une vĂ©ri-table participation Ă  ce qu’il convient d’appeler une « Consciencecosmique ». La sagesse gnostique, telle que l’entend Ruyer, unittous les domaines de la pensĂ©e humaine, scientifique, philosophiqueet religieux, pour ouvrir une nouvelle voie vers le divin.

La gnose dĂ©crite par Ruyer est en effet dĂ©iste. Dieu « est un Parti-cipable plutĂŽt qu’un Observable » (p. 189). Au sein d’un cosmosmarquĂ© par le hasard, il est l’Esprit qui fait l’unitĂ©, la PensĂ©e dont lemonde est le cerveau, l’Anti-hasard, l’Actualisateur de chaque ĂȘtre.Autant de termes pour qualifier le divin, auquel il convient d’ajou-ter celui de « Nature-se-faisant » (p. 248). Cosmocentrique ou thĂ©o-centrique : il n’y a, en fait, aucune diffĂ©rence fondamentale, tant quetoute forme d’anthropocentrisme ou d’humanisme reste exclue :« l’homme doit garder dans le monde sa place modeste de Simienqui a momentanĂ©ment rĂ©ussi » (p. 33).

Tout compte fait, Ruyer a raison de parler de « Nouvelle Gnose » :son systĂšme prĂ©sente quelques diffĂ©rences notoires avec les courantsgnostiques du passĂ©. Ainsi, la place accordĂ©e aux figures et auxrĂ©cits mythiques est-elle bien plus modeste ; de mĂȘme, les marquesd’un dualisme sont-elles moins Ă©videntes, sans pour autant ĂȘtre tota-lement inexistantes. L’univers n’est-il pas Ă  la recherche de lalumiĂšre, autrement dit de l’émergence ou de la rĂ©alisation d’uneConscience cosmique toujours plus rĂ©elle ? Plus gĂ©nĂ©ralement,« l’Esprit domine le MatĂ©riel. Le sens l’emporte sur les moyenstechniques, la conscience sur ses organes » (p. 412). Ce mystĂšre esten mĂȘme temps une clĂ© qui ouvre Ă  un Absolu transcendant. Quoi-qu’il en soit, on comprend la remarque de Borella : mĂȘme si leterme de cosmolĂątrie est certainement excessif en ce qui concerneRuyer, il n’y a pas chez lui de mĂ©pris pour la rĂ©alitĂ© naturelle. Elleest le lieu oĂč s’exercent des forces cosmiques et organiques, sous ladirection d’une Conscience. Par contre, rien n’est dit d’un quel-conque choix Ă©thique qui soit en accord avec la Nouvelle Gnose :est-ce Ă  cause d’un dĂ©terminisme global, comme dans les anciennes

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gnoses ? Ruyer ne donne guĂšre de prĂ©cisions sur ce point. Ce n’estpas le cas de Jonas.

Hans Jonas et l’éthique nĂ©ofinaliste.

Deux raisons, Ă  premiĂšre vue indĂ©pendantes, invitent Ă  Ă©voquermaintenant la figure et la pensĂ©e de Hans Jonas : son travail sur lesorigines du gnosticisme 4 d’une part ; la rĂ©flexion Ă©thique qu’il livredans son Principe ResponsabilitĂ©, publiĂ© en 1979, d’autre part 5.Dans cet ouvrage, Jonas mĂšne une critique sĂ©vĂšre du rĂŽle dessciences et des techniques, au sein des sociĂ©tĂ©s occidentalescontemporaines. Si, par le passĂ©, avait pu ĂȘtre Ă©laborĂ©e une vĂ©ritableutopie technique, fondĂ©e sur la conviction que la maĂźtrise de la naturepar l’humanitĂ© conduirait cette derniĂšre Ă  son plein accomplisse-ment, cette espĂ©rance doit dĂ©sormais ĂȘtre abandonnĂ©e : la dyna-mique du progrĂšs par accumulation du savoir, de l’industrie, de laconsommation s’est en fait rĂ©vĂ©lĂ©e destructrice et suicidaire. DĂ©sor-mais, le chƓur de l’Antigone de Sophocle est loin, lui qui affirmaitde l’homme que « bien armĂ© contre tout, il n’est dĂ©sarmĂ© contre riende ce que lui peut offrir l’avenir » (p. 18). L’avenir doit au contraireĂȘtre apprĂ©hendĂ© comme une rĂ©alitĂ© fragile, sans cesse mise en dan-ger par les actes humains. Autrement dit, et c’est lĂ  l’une des leçonsessentielles du Principe ResponsabilitĂ©, le pouvoir de l’humanitĂ©doit dĂ©sormais intĂ©grer une responsabilitĂ© nouvelle, celle du soucipour les gĂ©nĂ©rations futures et l’avenir de la Terre. « Agis, Ă©critJonas en forme d’impĂ©ratif catĂ©gorique, de façon que les effets deton action soient compatibles avec la permanence d’une vie authen-tiquement humaine sur terre [...]. Agis de façon que les effets de tonaction ne soient pas destructeurs pour la possibilitĂ© future d’unetelle vie » (p. 30-31). Ou encore : « L’avenir de l’humanitĂ© est la pre-miĂšre obligation du comportement » (p. 187).

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4. Voir, en langue française, La Religion gnostique. Le message du DieuÉtranger et les dĂ©buts du christianisme, coll. « IdĂ©es et recherches », Paris,Flammarion, 1978.5. Voir Le Principe ResponsabilitĂ©. Une Ă©thique pour la civilisation technolo-gique, coll. Passages, Paris, Éd. du Cerf, 1990. Les rĂ©fĂ©rences de pages don-nĂ©es entre parenthĂšses dans cette partie renvoient au livre Le PrincipeResponsabilitĂ©.

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Apparemment, la pensĂ©e de Jonas est fortement teintĂ©e d’anthro-pocentrisme : le souci pour l’intĂ©gritĂ© de l’environnement semblemotivĂ© par celui de conserver Ă  l’humanitĂ© des conditions suffi-santes de survie. Et, de fait, Jonas n’est pas de ceux qui revendi-quent pour la nature des droits lĂ©gaux : « La nature n’est pas un sujetde droits. N’ayant pas d’obligations Ă  notre Ă©gard, la nature n’a pasnon plus de droits au sens d’un sujet de droits 6 ». Cette positionexplique, pour une part, l’intĂ©rĂȘt mitigĂ© des milieux Ă©cologistes lesplus virulents (comme les GrĂŒnen) pour la pensĂ©e du philosopheallemand, alors qu’elle a joui d’un vĂ©ritable engouement au sein dela classe politique allemande et de la littĂ©rature environnementalisteanglo-saxonne plus soft. Quel en est en effet le fondement majeur ?La position sommitale occupĂ©e par l’humanitĂ©, au sein de l’évolu-tion de la nature.

Parce qu’elle correspond Ă  la rĂ©alisation complĂšte d’une volontĂ©finalisatrice, l’humanitĂ© n’a plus Ă  Ă©voluer, affirme Jonas. D’unetelle volontĂ©, les traces sont visibles dĂšs l’émergence des premiĂšresformes organiques et le sont encore dans les plus Ă©lĂ©mentaires. PourJonas, « une philosophie de la vie comprend une philosophie de l’or-ganisme et une philosophie de l’esprit. C’est mĂȘme lĂ  une premiĂšreproposition de la philosophie de la vie, en fait l’hypothĂšse qu’elledoit honorer au cours de sa mise en pratique. Car la dĂ©finition de saportĂ©e, comme sa contestation, exprime le fait que l’organique,mĂȘme dans ses formes les plus infĂ©rieures, prĂ©figure l’esprit et quel’esprit, mĂȘme lorsqu’il atteint des sommets, reste une partie de l’or-ganique 7 ». Jonas s’oppose ainsi clairement Ă  ceux qui nient l’exis-tence d’une substance spirituelle au sein de la nature ou rĂ©duisentl’homme Ă  la nature. De fait, les sciences modernes (en particulier,celles de l’évolution biologique) ont enlevĂ© Ă  l’humanitĂ© une grandepartie de sa prĂ©Ă©minence en mettant en Ă©vidence son appartenanceaux processus Ă©volutifs ; cette perte, selon Jonas, n’est acceptableque dans la mesure oĂč elle s’accompagne d’un gain de dignitĂ© de lanature elle-mĂȘme, celle de possĂ©der une finalitĂ© propre. Jonas cri-tique ainsi un savoir trop soucieux de pouvoir-faire, une techniquetrop attirĂ©e Ă  la performance, au point d’avoir exclu cette finalitĂ© et

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6. CitĂ© dans Dominique BOURG, Les ScĂ©narios de l’écologie, coll. « Questionsde sociĂ©tĂ© », Paris, Hachette, 1996, p. 67.7. Hans JONAS, The Phenomenon of Life. Toward a Philosophical Biology,New York, Harper & Row, 1966, p. 1.

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d’avoir Ă©cartĂ© de la civilisation technologique le souci d’ĂȘtre « cos-mopolite ». Au sens oĂč, selon la dĂ©finition proposĂ©e par Jonas dansLa Religion gnostique, ĂȘtre cosmopolite signifie ĂȘtre un bon citoyendu cosmos.

Que possĂšdent ces idĂ©es en commun avec les courants gnos-tiques ? La rĂ©ponse est plus dĂ©licate Ă  Ă©laborer qu’il n’y paraĂźt aupremier abord. Il ne suffit pas en effet de mettre en avant des impĂ©-ratifs catĂ©goriques et des exhortations dĂ©ontologiques soucieux dela qualitĂ© de l’environnement naturel, pour Ă©carter des propos deJonas tout caractĂšre gnostique. À mieux y regarder, on peut consta-ter que « d’une part, il fait de l’homme un produit immanent de et Ă l’évolution, le produit le plus achevĂ©, valorisĂ© comme tel par le pro-cessus final qui l’a engendrĂ©. Mais en mĂȘme temps, il absolutisecette valeur, la rend transcendante, c’est-Ă -dire l’arrache au proces-sus Ă©volutionnaire auquel l’humanitĂ© ne pourrait prendre part, alorsmĂȘme qu’elle commence Ă  s’en donner les moyens. Le dĂ©compte decette opĂ©ration contradictoire laisse une puissance infinie interdited’usage : toute cette durĂ©e cosmique Ă  venir ouverte Ă  la libertĂ©humaine qui ne peut s’en saisir 8 ». Ne retrouverait-on pas, si l’on encroit Hottois, le double caractĂšre de l’ĂȘtre humain, Ă  l’origine Ă  lafois mondaine et outremondaine ? Dans quelle mesure l’univers duPrincipe ResponsabilitĂ© est-il vraiment diffĂ©rent de celui desanciens gnostiques, autrement dit « une vaste prison dont le cachotle plus profond est la terre 9 » ? Enfin, la terreur qui marque la visiongnostique du temps et de l’espace ne rĂ©apparaĂźt-elle pas, quoiqu’at-tĂ©nuĂ©e, dans la peur dont Jonas souligne l’utilitĂ© pour la quĂȘte dubien et la prise au sĂ©rieux de ses nouveaux impĂ©ratifs ? Bref, mĂȘmesi une vision aussi achevĂ©e de l’histoire que celle proposĂ©e par lephilosophe allemand ne permet probablement pas d’élaborer unevĂ©ritable perspective sotĂ©riologique (un Ă©lĂ©ment important des cou-rants gnostiques), il n’en existe pas moins, me semble-t-il, unerĂ©elle consonance entre plusieurs traits du gnosticisme ancien et lapensĂ©e de Jonas.

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8. Gilbert HOTTOIS, « Une analyse critique du néo-finalisme dans la philoso-phie de H. Jonas », Laval théologique et philosophique, 50 (1994) 1, p. 105.9. H. JONAS, La Religion gnostique, p. 65.

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Au terme de cette prĂ©sentation succincte de la pensĂ©e de RaymondRuyer et de Hans Jonas, on peut lĂ©gitimement s’interroger sur l’op-portunitĂ© de les rapprocher des courants gnostiques ; certes, la placeaccordĂ©e et reconnue au savoir et au pouvoir qu’il confĂšre, l’affir-mation de l’existence d’une Conscience cosmique ou encore le fina-lisme, sous quelque forme que ce soit, peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©scomme appartenant aux champs de pensĂ©e qui constituent habituel-lement la gnose. Toutefois, quand bien mĂȘme l’on pourrait parlerd’une idĂ©ologie pour dĂ©signer les propos de Ruyer ou de Jonas,force est bien de reconnaĂźtre que celle-ci n’est probablement pasaussi radicale que les principaux courants du gnosticisme. Ce sontplutĂŽt des orientations gĂ©nĂ©rales qui s’articulent et s’accordent avecd’autres opinions des sociĂ©tĂ©s contemporaines. Tel n’est pas le casdu troisiĂšme courant que je voudrais Ă©voquer ici, celui de l’écologieradicale.

Arne Naess et l’écologie radicale.

Il serait erronĂ© de « rĂ©duire » l’écologie radicale (appelĂ©e encoreĂ©cologie profonde, en anglais deep ecology) au seul Arne Naess ; jeme suis toutefois permis ce raccourci dans la mesure oĂč l’expressionelle-mĂȘme a Ă©tĂ© proposĂ©e par ce philosophe norvĂ©gien dans unarticle intitulĂ© : « The Shallow and the Deep. Long-Range EcologyMovement. A Summary » 10. Dans ce texte, l’auteur distingue uneĂ©cologie dite « superficielle », uniquement prĂ©occupĂ©e par la luttecontre la pollution ou l’exploitation excessive des ressources ter-restres, et une Ă©cologie dite « radicale », ainsi dĂ©nommĂ©e Ă  cause deson souci pour des intĂ©rĂȘts plus fondamentaux. À cette derniĂšre estliĂ©e une rĂ©flexion de type philosophique ou Ă©cosophie, « une philo-sophie de l’harmonie et de l’équilibre Ă©cologique 11 ».

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10. Dans Inquiry, 16 (1973) 1, p. 95-100. Je m’appuie, pour cette partie, surl’analyse de Giovanni FILORAMO, « MĂ©tamorphoses d’HermĂšs. Le sacrĂ© Ă©sotĂ©-rique d’Écologie profonde », publiĂ©e dans DaniĂšle HERVIEU-LÉGER (dir.), Reli-gion et Écologie, coll. « Sciences humaines et religions », Paris, Éd. du Cerf,1993, p. 137-150.11. A. NAESS, op. cit., p. 99.

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Cette philosophie prĂ©sente des traits communs avec les courantsauxquels on peut rattacher Ruyer ou Jonas. Ainsi, pour ce qui est dela connaissance scientifique, l’écosophie est fondĂ©e sur une concep-tion de la science qui Ă©carte l’atomisme, le rĂ©ductionnisme ouencore l’instrumentalisme de la science dite traditionnelle, pour pri-vilĂ©gier une approche holistique et symbiotique, intuitive et vision-naire, enfin finaliste. La communautĂ© de pensĂ©e avec Ruyer estassez Ă©vidente, de mĂȘme que la dette envers les travaux d’un FritjofCapra ou d’un David Bohm, qu’ils relĂšvent de la physique ou de lamĂ©taphysique ; de mĂȘme, le finalisme de la deep ecology n’est-il passans ressemblance avec celui de Jonas, dans une commune rĂ©fĂ©-rence Ă  une vision organiciste du monde. Mais, ce qui caractĂ©risel’écosophie et l’écologie profonde, c’est une sorte d’intensification,de radicalisation de ces diffĂ©rents aspects, en particulier dans leurdimension religieuse. En d’autres termes, il n’est pas exagĂ©rĂ© deparler d’un vĂ©ritable processus de sacralisation du monde.

Qui dit sacralisation, ne dit pas nĂ©cessairement ou uniquementretour, au sein des cultures occidentales, des anciens rites religieux« naturels », cosmolĂątriques ou non. Sans doute, Naess et ses amisn’hĂ©sitent pas Ă  faire appel aux traditions cultuelles africaines ouamĂ©rindiennes, non pour revenir Ă  l’ñge de pierre, mais pour y trou-ver une source d’inspiration. Avec le chef Seattle, ils rĂ©affirmentque « la terre n’est pas faite pour l’homme, mais l’homme est faitpour la terre ». Comme dans l’apprĂ©hension magique de la naturequi Ă©tait celle de nos ancĂȘtres oĂč le numineux prenait une si grandeplace (pour reprendre les conclusions de Rudolf Otto), l’écosophiey voit un surdĂ©terminisme normatif : « il y a un ordre inhĂ©rent Ă  lanature qui, bien que ne venant pas de nous, ne s’impose pas moinsĂ  nous 12 ». Ce faisant, la nature se voit confĂ©rer une valeur intrin-sĂšque et tous les ĂȘtres le statut de sujet de droit : le principe Ă©thiquede l’écologie radicale est avant tout un Ă©galitarisme biocentrique etholistique. Nul besoin de commenter longuement le rejet de touteforme d’anthropocentrisme qui est rattachĂ© Ă  une telle idĂ©ologie.

Cette sacralisation possĂšde un autre aspect, plus esthĂ©tique pour-rait-on dire ; elle doit en effet conduire Ă  une sorte de rĂ©enchante-ment de la rĂ©alitĂ©. Comme Ruyer, les « Ă©cosophes » voient en effetdans l’observation et la contemplation de la nature une maniĂšre, une

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12. D. BOURG, op. cit., p. 34.

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voie de participation : l’auteur du Printemps silencieux, RachelCarson, parle ailleurs du « sens de l’émerveillement », tandis queJohn Seed invite Ă  « penser comme une montagne ». C’est Ă  un vĂ©ri-table cheminement de croissance et de maturation spirituelle qu’in-vite la deep ecology, de l’individu comme de la sociĂ©tĂ©, au-delĂ  d’unsentimentalisme superficiel. Naess l’avait Ă©voquĂ© dans son articlede 1973, mais Bill Devall et George Sessions l’ont abondammentcommentĂ© : le principe de rĂ©alisation de soi, d’épanouissement per-sonnel 13 occupe dĂ©sormais une place centrale, en Ă©cosophie ; il doittoutefois ĂȘtre correctement interprĂ©tĂ©. « Le vĂ©ritable travail, Ă©criventDevall et Sessions, peut ĂȘtre symboliquement rĂ©sumĂ© par la rĂ©alisa-tion du « soi-dans-le-Soi » oĂč « le-Soi » correspond Ă  la totalitĂ© orga-nique » (p. 67), au fondement universel. Autrement dit, se rĂ©alisern’a pas de sens pour l’ego isolĂ©, mais seulement au sein d’une iden-tification croissante et maximale du soi personnel avec ce « quelquechose qui est plus grand que leur ego » (p. 76), un Soi aux dimen-sions « ocĂ©aniques » (p. 76), cosmiques. Arne Naess prĂ©cise : « Entant qu’écologistes radicaux, nous Ă©prouvons un plaisir naturel dansla diversitĂ©, aussi longtemps qu’elle ne contient pas de formes intru-sives, comme la culture nazie, qui dĂ©truisent les autres » (p. 76).

Avec l’écologie profonde, retrouve-t-on tous les accents de lagnose ancienne ? Certes non. Quoi de commun, en effet, entre uneapparente sagesse de l’harmonie et de l’équilibre Ă©cologiques et undualisme entre l’homme et le monde ? Comment accorder une placeĂ  la faute ou Ă  la chute, au rachat ou Ă  la rĂ©demption, dans unevision essentiellement continue (pour reprendre l’expression decreatio continua) du monde et de son histoire ? Pourtant, remarqueGiovanni Filoramo, l’écosophie n’est pas sans retrouver les Ă©chosd’une « perspective hermĂ©tique qui relie l’élĂ©ment divin prĂ©sentdans l’homme Ă  l’élĂ©ment divin prĂ©sent dans la Nature 14 » : qu’ils’agisse d’une Conscience cosmique ou d’un Soi total, place estfaite Ă  autre chose qu’au seul ego humain. Une place tellementimportante qu’elle finit par l’emporter sur les images d’harmonie et

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13. Voir le livre de Bill DEVALL et George SESSIONS, Deep Ecology, Salt LakeCity, Peregrine Smith Books, 1985. Les références de pages données entreparenthÚses dans cette partie renvoient au livre Deep Ecology.14. G. FILORAMO, op. cit., p. 138.

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d’équilibre : l’ontologie non anthropocentrĂ©e de l’écologie radicaledevient aisĂ©ment un antihumanisme pratique. Il y a de fait un dua-lisme entre l’homme et le monde, mais, cette fois, au profit dumonde, dans ce qu’il possĂšde de « globalement » divin. Quitte Ă  userd’une expression comme « nouvelle gnose », il n’est donc pas erronĂ©de parler d’élĂ©ments gnostiques Ă  propos de l’écologie radicale.

Qu’en est-il, alors, de la thĂ©ologie, face Ă  ces courants liĂ©s Ă  lafois Ă  la gnose et Ă  l’écologie ?

La théologie de la création en question.

Un constat immĂ©diat s’impose : « Peu d’aspects de la foi chrĂ©-tienne, remarque Christoph ThĂ©obald, ont Ă©tĂ©, ces derniĂšres annĂ©es,autant interrogĂ©s que le « mystĂšre du monde », peu de parties de ladogmatique autant rĂ©amĂ©nagĂ©es que le traitĂ© de la crĂ©ation 15. » Lesraisons en sont multiples ; j’en retiendrai deux. La premiĂšre tient auprogrĂšs opĂ©rĂ© par les sciences contemporaines dans la comprĂ©hen-sion de l’univers, de la vie et, enfin, de l’ĂȘtre humain ; on se souvientque Freud a parlĂ© de trois rĂ©volutions successives, cosmologique,biologique et anthropologique, qui ont bouleversĂ© la conception queles sociĂ©tĂ©s et les personnes humaines avaient d’elles-mĂȘmes. Plusque jamais, la science, dans sa dĂ©marche comme dans ses rĂ©sultats,interroge les conceptions du monde et de son origine hĂ©ritĂ©es desgĂ©nĂ©rations antĂ©rieures, tant scientifiques que philosophiques etthĂ©ologiques, au point que sont apparus, au cours de la deuxiĂšmemoitiĂ© du XIXe siĂšcle, des mouvements dits crĂ©ationnistes, farou-chement opposĂ©s aux thĂšses Ă©volutionnistes et attachĂ©s Ă  une lectureconcordiste de la Bible. Une deuxiĂšme raison tient Ă  ce que l’ondĂ©signe dĂ©sormais par les expressions de « crise Ă©cologique » ou de« prise de conscience Ă©cologique ». Quelles que soient les diffĂ©-rences entre les cultures dans leur apprĂ©hension de la nature, ellessont toutes confrontĂ©es aujourd’hui Ă  une remise en cause de leursrelations avec l’environnement. C’est souvent par le biais de cetteproblĂ©matique que bon nombre de thĂ©ologiens contemporains en

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15. Christoph THÉOBALD, « La thĂ©ologie de la crĂ©ation en question. Un Ă©tat deslieux », RSR, 81 (1993) 4, p. 613.

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sont venus Ă  « rĂ©amĂ©nager » le discours chrĂ©tien sur la crĂ©ation(voir, par exemple, JĂŒrgen Moltmann ou Alexandre Ganoczy).

Leur tĂąche est loin d’ĂȘtre pour autant achevĂ©e. Si l’on s’en tientau seul domaine de l’écologie, les Églises, si elles ont su se rĂ©unir Ă plusieurs reprises (BĂąle, SĂ©oul) sur le thĂšme de l’écologie sontencore dans l’incapacitĂ© d’offrir un message qui efface entiĂšrementles critiques lancĂ©es, il y a prĂšs de trente ans dĂ©jĂ , Ă  l’encontre de latradition chrĂ©tienne et de son anthropocentrisme. Il en est de mĂȘme,du moins en partie, en ce qui concerne la prise en compte des thĂ©o-ries du big bang, de l’évolution ou de la conscience, dans l’enjeu dela thĂ©ologie contemporaine qui est de « dire la crĂ©ation » : la ques-tion de l’origine (Ă  favoriser vis-Ă -vis de celle de commencement,les dĂ©bats autour de l’historicitĂ© des sept jours de la GenĂšse oud’Adam et d’Ève n’ayant en fait qu’un intĂ©rĂȘt second), celles de lafinalitĂ© ou encore du hasard restent largement ouvertes 16.

Gnose, écologie et foi chrétienne.

Ce qui prĂ©cĂšde ne permet Ă©videmment pas de bĂątir une thĂ©ologiede la crĂ©ation entiĂšrement nouvelle et « adaptĂ©e » aux propos de lascience contemporaine ; faut-il d’ailleurs attendre cela d’un discoursthĂ©ologique ? Mais la lecture religieuse des propos Ă©cologiques ouconnexes, sur les rapports entre l’ĂȘtre humain et la rĂ©alitĂ© qui l’en-vironne et qu’il observe peut permettre de souligner ou de rappelerquelques caractĂ©ristiques propres Ă  la foi chrĂ©tienne, Ă  l’égard del’idĂ©e de crĂ©ation.

La premiĂšre concerne la juste comprĂ©hension de cette idĂ©e elle-mĂȘme. Pour la tradition judĂ©o-chrĂ©tienne, et contrairement auxthĂšmes de la procession, de l’émanation ou de la transformation 17,la crĂ©ation dĂ©signe le pouvoir absolu par lequel Dieu promeut Ă 

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16. Voir Jacques ARNOULD, La ThĂ©ologie aprĂšs Darwin, coll. « ThĂ©ologies »,Paris, Éd. du Cerf, 1998.17. Il y a Ă©manation lorsqu’un ĂȘtre tire de sa propre substance, Ă  titre de rĂ©alitĂ©sĂ©parĂ©e, une substance semblable ou analogue, ou encore lorsque cet ĂȘtre pro-duit en lui-mĂȘme une nouvelle maniĂšre d’ĂȘtre, Ă  la fois distincte de lui-mĂȘme(il peut ĂȘtre sans elle) et indistincte (elle ne peut ĂȘtre supportĂ©e que par lui).Il y a transformation lorsqu’un agent extĂ©rieur intervient pour changer l’étatd’un ĂȘtre.

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l’existence et en dehors de lui, une rĂ©alitĂ© qui ne prĂ©existait enaucune maniĂšre. Relation singuliĂšre et, en mĂȘme temps, sĂ©parationstricte entre le CrĂ©ateur et chacune de ses crĂ©atures, qui est marquĂ©eau commencement par une crĂ©ation ex nihilo. Quand bien mĂȘme ilexisterait une forme de Conscience cosmique, universellementrĂ©pandue, elle ne saurait ĂȘtre assimilĂ©e au Dieu crĂ©ateur. Les anciensgnostiques l’avaient compris, eux qui croyaient en un Dieu trans-cendant qui sauverait l’Ɠuvre imparfaite d’un DĂ©miurge. Telle n’estpas la tradition chrĂ©tienne : c’est le mĂȘme Dieu qui est crĂ©ateuret sauveur.

DĂšs lors, le salut ne peut pas correspondre Ă  une fuite de la matĂ©-rialitĂ© ou encore Ă  une fusion dans le Grand Tout : le salut« n’échappe » pas Ă  la matiĂšre, elle aussi crĂ©ature de Dieu. Pour userd’un autre registre, le Christ ne sauve pas en sĂ©parant mais plutĂŽt enrĂ©capitulant. Les courants Ă©cologiques contemporains sont loind’avoir intĂ©grĂ© la richesse du thĂšme du Christ cosmique, tel que leXXe siĂšcle l’a redĂ©couvert 18.

Quant Ă  la question de la finalitĂ©, face au nĂ©ofinalisme de HansJonas ou au dĂ©terminisme « biocentrique » de l’écologie profonde,la foi chrĂ©tienne place le sens de la rĂ©alitĂ© en Dieu seul ; selon lestermes de Jean LadriĂšre, il « introduit dans la nature non pas de nou-velles lois mais un sens que par elle-mĂȘme et en vertu de ses propreslois la nature n’avait pas 19 ». Ce qui, dans l’expĂ©rience immĂ©diatedes choses et du temps laisse une place importante Ă  l’évĂ©nement,ce « surgissement toujours advenant du monde, cette sorte de pulsa-tion instauratrice 20 » et, pourrait-on ajouter, Ă  sa maniĂšre crĂ©atrice.

Vient enfin, et c’est par lĂ  que je conclurai ces lignes, la questiondu statut de l’humanitĂ©. Ce statut est largement discutĂ© par les cou-rants tant gnostiques qu’écologiques, pour ĂȘtre souvent dĂ©valorisĂ©,au nom de l’appartenance au monde spirituel ou Ă  la communautĂ©des ĂȘtres qui composent la biosphĂšre. Sans doute, la tradition chrĂ©-tienne a-t-elle par le passĂ© trop facilement confondu singularitĂ© etdomination, oubliant par ailleurs que l’une comme l’autre n’avaient

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LA TENTATION GNOSTIQUE --------------------------------------- Jacques Arnould

18. Voir Jacques ARNOULD, « Les derniers avatars du Christ cosmique », Trans-versalitĂ©s, 63 (1997), p. 229-245.19. Jean LADRIÈRE, « Le rĂŽle de la notion de finalitĂ© dans une cosmologiephilosophique », Revue Philosophique de Louvain, 67 (1969), p. 180.20. Jean LADRIÈRE, L’Articulation du sens. II. Les langages de la foi, coll.« Cogitatio Fidei » n° 125, Paris, Éd. du Cerf, 1984, p. 298.

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de fondement que dans la toute-puissance crĂ©atrice et rĂ©demptricede Dieu. Sans doute aussi convient-il d’abandonner toute formed’anthropocentrisme spĂ©culatif pour prendre au sĂ©rieux l’anthro-pocentrisme pratique dont nous avons hĂ©ritĂ© de quatre siĂšcles deprogrĂšs 21. Nous n’avons pas Ă  choisir entre la connaissance (techno-scientifique) et la contemplation (Ă©cologique) : le salut de l’humanitĂ©n’est plus Ă  acquĂ©rir par un surcroĂźt de maĂźtrise de la rĂ©alitĂ© ou parson abandon gĂ©nĂ©ralisĂ©. Il consiste plutĂŽt, pour le croyant, Ă  faireconverger vers le Christ « les dĂ©sirs de l’histoire et de la civilisation,le centre du genre humain, la joie de tous les cƓurs et la plĂ©nitudede leurs aspirations 22 ». Alors, au terme de l’histoire, Dieu sera touten tous, la rĂ©demption de l’humanitĂ© s’intĂ©grant Ă  l’accomplisse-ment de la crĂ©ation.

« Nous le savons en effet, toute la crĂ©ation jusqu’à ce jour gĂ©miten travail d’enfantement. Et non pas elle seule : nous-mĂȘmes quipossĂ©dons les prĂ©mices de l’Esprit, nous gĂ©missons nous aussi intĂ©-rieurement dans l’attente de la rĂ©demption de notre corps. Carnotre salut est objet d’espĂ©rance ; et voir ce qu’on espĂšre, ce n’estplus l’espĂ©rer : ce qu’on voit, comment pourrait-on l’espĂ©rerencore ? Mais espĂ©rer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendreavec constance. »

(Romains 8, 22-25)

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21. Avec Dominique BOURG (dans « Droits de l’homme et Ă©cologie », Esprit,185 (1992) 10, p. 80-94), je distingue l’anthropocentrisme spĂ©culatif (ourevendicatif, mais le plus souvent sans rĂ©el effet) de l’anthropocentrisme pra-tique qui est la reconnaissance de la responsabilitĂ© que l’humanitĂ© a acquise,au long de son histoire, vis-Ă -vis d’une biosphĂšre devenue progressivementson environnement.22. Constitution pastorale Gaudium et spes, n° 45.

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1. La situation présente.

RĂ©volution mondiale de l’ñme, tel est le titre inhabituel d’unouvrage de rĂ©fĂ©rence sur la gnose de l’AntiquitĂ© tardive Ă  nos jours 1.Les textes prĂ©sentĂ©s tĂ©moignent de ce que la gnose (savoir, connais-sance et science des secrets divins rĂ©servĂ©s Ă  une Ă©lite 2) n’est passeulement un enseignement, un mouvement de libĂ©ration religieuseou une attitude du passĂ©, mais bien quelque chose d’actuel. DĂšs lors,la question peut ĂȘtre posĂ©e de la maniĂšre suivante : comment l’Églisepeut-elle rĂ©agir Ă  ce rĂ©veil de la gnose qui se manifeste de maniĂšresi diverse ? Les peuples, ceux tout au moins d’Europe et des États-Unis d’AmĂ©rique, vivent dans une Ă©poque de rupture sociale et cultu-relle. Nous sommes passĂ©s d’une sociĂ©tĂ© industrielle Ă  une sociĂ©tĂ©de l’information et du savoir (Internet). Un chapitre de cet ouvrages’intitule : « L’autodivinisation gnostique du savoir ». La scienced’un Nouvel Age accĂšde au rang de religion nouvelle 3. Ce qui estplus prĂ©occupant encore pour l’Église, c’est cette religiositĂ© nouvelle,

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Communio, n° XXIV, 2 – mars-avril 1999

Michaël FIGURA

L’Église face au dĂ©firenouvelĂ© de la gnose

et du gnosticisme

1. Peter Sloterdijk und Thomas H. Macho (Hg), Weltrevolution der Seele. EinLese- und Arbeitsbuch der Gnosis von der SpĂ€tantike bis zur Gegenwart,ZĂŒrich, 1993.2. Voir Clemens Scholten, Gnosis II : Alte Kirche, in LThK IV, 1995, Sp. 804.3. Voir Norbert Brox, Erleuchtung und Wiedergeburt. AktualitĂ€t der Gnosis,MĂŒnchen, 1989, 7.

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non liĂ©e Ă  elle, et qui choisit, parmi les diffĂ©rentes offres du marchĂ©mondial, l’option religieuse qui rĂ©pond au goĂ»t propre de chacun.

Face Ă  ce dĂ©fi renouvelĂ© par les diffĂ©rentes tendances et courantsgnostiques de notre Ă©poque, l’Église ne part pas de zĂ©ro. DĂ©jĂ  lapremiĂšre ÉpĂźtre de Saint Jean, pour ne s’en tenir qu’à un documentclassique du Nouveau Testament, combat les hĂ©rĂ©sies docĂ©tistes etgnostiques 4. C’est au deuxiĂšme siĂšcle que le dĂ©bat du premierchristianisme avec la gnose atteint son point maximal, comme lemontre l’Ɠuvre principale d’IrĂ©nĂ©e de Lyon, Contre les hĂ©rĂ©sies.Mais ce dĂ©bat de l’Église avec les mouvements gnostiques dut sepoursuivre aussi plus tard. Elle a ainsi accumulĂ© un tel trĂ©sor de foi,de sagesse spirituelle, et de force exemplaire qu’elle peut sereine-ment rĂ©pondre au dĂ©fi renouvelĂ© de la gnose et du gnosticisme.Lorsque la jeune Église combat la gnose et le gnosticisme, elle rĂ©agitpar l’établissement du canon de l’Écriture sainte, par la regula fideiou regula veritatis, la succession apostolique dans l’Épiscopat. Cesont ces pieux profondĂ©ment plantĂ©s qui dĂ©terminent encore mainte-nant l’attitude de l’Église par rapport Ă  ce nouveau rĂ©veil de la gnose.Le dĂ©bat actuel avec la nouvelle gnose est avant tout dĂ©terminĂ© parla signification que l’on donne Ă  JĂ©sus Christ, Ă  la figure humaine duChrist, au concept de RĂ©vĂ©lation, Ă  la question des limites du savoir,au nouvel attrait de la doctrine de la rĂ©incarnation, Ă  une comprĂ©hen-sion nouvelle des relations entre mystique et mĂ©ditation. Ces champsproblĂ©matiques, dans lesquels ne s’épuise pas la nouvelle gnose, doi-vent ĂȘtre pensĂ©s comme des dĂ©fis posĂ©s Ă  l’Église de notre temps.

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PROBLÉMATIQUE ACTUELLE ----------------------------------- MichaĂ«l Figura

4. Pour rĂ©sumer, les docĂ©tistes (IIe et IIIe siĂšcles) pensaient que le Christ n’avaitqu’une apparence (dokein, sembler) humaine. La gnose est une doctrine nonspĂ©cifiquement religieuse qui propose un salut fondĂ© sur une connaissance(gnĂŽsis) Ă©sotĂ©rique rĂ©servĂ©e Ă  une Ă©lite ; ce salut ne peut ĂȘtre obtenu qu’à lacondition de fuir le monde crĂ©Ă©, car la gnose considĂšre que la crĂ©ation estl’Ɠuvre du Mal et non l’Ɠuvre de Dieu. La gnose refuse ainsi l’Incarnation, etle salut par un Christ incarnĂ©. Le gnosticisme dĂ©signe plutĂŽt les hĂ©rĂ©sies chrĂ©-tiennes issues de la gnose. Les manichĂ©ens du IIIe siĂšcle, les bogomiles balka-niques des Xe-XIIe siĂšcles ou les cathares des XIe-XIIIe siĂšcles appartiennent Ă  cemĂȘme courant. Il convient Ă©videmment de rappeler que le terme de gnosedĂ©signe historiquement la fausse connaissance sur Dieu, quand l’Église pro-pose, elle, la vĂ©ritable connaissance de Dieu par le Christ dans l’Esprit (N.d.T.).Sur l’usage de 1 Jean contre la gnose et le gnosticisme, voir Rudolf Schnac-kenburg, Die Johannesbriefe, Freiburg i. Brisgau, 1979, 15-23 ; Hans-JosephKlauck, Der erste Johannesbrief, ZĂŒrich-Neukirchen-Vluyn, 1991, 34-42.

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2. Les problÚmes posés par la gnose et le gnosti-cisme contemporains.

1. L’humanitĂ© et l’historicitĂ© de JĂ©sus Christ

Dans le Nouveau Testament, la signification de l’humanitĂ© et del’historicitĂ© de JĂ©sus Christ comme antidote Ă  la pensĂ©e gnostiqueest clairement perceptible dans la premiĂšre ÉpĂźtre de Saint Jean.Face aux hĂ©rĂ©sies gnostique ou docĂ©tiste, qui tiennent l’humanitĂ© deJĂ©sus pour nĂ©gligeable, ce texte nous donne des connaissanceschristologiques prĂ©cises par rapport Ă  la croissance humaine deJĂ©sus et Ă  sa mort sanglante sur la croix, afin de souligner l’huma-nitĂ© et l’historicitĂ© rĂ©elles du Christ. Le texte dĂ©cisif de ce point devue est 1 Jean, 4, 2 et suivants : « Tout esprit qui confesse JĂ©susChrist venu dans la chair est de Dieu, et tout esprit qui ne reconnaĂźtpas [ou, dans une leçon primitive, qui divise (luei)] JĂ©sus n’est pasde Dieu ». Le JĂ©sus historique est ici indissolublement compris dansla confession de foi au Christ. Les gnostiques semblent avoir aussirefusĂ© le sang rĂ©dempteur du Christ, car 1 Jean 5, 6 souligne avecinsistance que JĂ©sus Christ n’est pas venu avec l’eau seulement, maisavec l’eau et le sang. Le refus gnostique du sang du Christ JĂ©susrencontre la doctrine christique du salut, particuliĂšrement la doctrinedu pĂ©chĂ© et de l’expiation (entendue comme purification).

Ignace d’Antioche (premiĂšre moitiĂ© du second siĂšcle) combat luiaussi, dans les sept lettres qu’on lui attribue, les hĂ©rĂ©tiques docĂ©-tistes, qui ne prennent au sĂ©rieux ni l’humanitĂ© de JĂ©sus, ni sa venuedans la chair. Ils ne le reconnaissent pas comme sarcoforos, porteurde chair (Smyr, 5, 2). Ignace insiste de maniĂšre dĂ©cisive et pour desraisons sotĂ©riologiques sur la nature charnelle de la personnehumaine et divine de JĂ©sus Christ. Ce n’est qu’ainsi que noussommes dĂ©livrĂ©s. JĂ©sus Christ « fut vraiment clouĂ© pour nous danssa chair, dont il fit le fruit (dont nous sommes issus) librement offertĂ  Dieu » (Smyr, 1, 2).

Mais notre Ă©poque n’est peut-ĂȘtre plus tant marquĂ©e par unechristologie docĂ©tiste ou gnostique 5. De plus en plus, beaucoup dechrĂ©tiens et de non-chrĂ©tiens sont fascinĂ©s par le JĂ©sus terrestre,notre frĂšre et ami, par ses paroles et par ses actes, par son engage-ment en faveur des abandonnĂ©s et des exclus.

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5. Voir Ulrich MĂŒller, Die Menschwerdung des Gottessohnes. FrĂŒhchristlicheInkarnationsvorstellungen und die AnfĂ€nge des Doketismus, Stuttgart, 1990.

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Pourtant, maints phĂ©nomĂšnes Ă  l’intĂ©rieur et Ă  l’extĂ©rieur duchristianisme ecclĂ©sial semblent trahir des tendances gnostiques.Il y a une sorte de piĂ©tĂ© christique, voire de mystique chrĂ©tiennepour lesquelles le Christ est une figure du salut qui ressemble enbien des traits au sauveur gnostique 6. Ce n’est pas un hasard si lesodes de Salomon 7, d’influence gnostique, inspirent aujourd’hui lapiĂ©tĂ© de nombreux chrĂ©tiens. Ce qui engage auprĂšs de JĂ©sus etattache Ă  lui, c’est le chemin de la RĂ©demption, qui conduit Ă  l’unitĂ©de l’ñme avec Dieu. Le JĂ©sus historique et terrestre devient unsimple schĂšme. Il devient un prototype de l’ñme qui veut trouverson chemin vers le salut, un Guide vers le salut, d’oĂč affluent pourchacun lumiĂšre et force, joie et paix. Il n’y aurait rien Ă  redire si uncritĂšre de sĂ©lection typiquement gnostique ne s’y trouvait cachĂ©. DuJĂ©sus terrestre, chacun ne reconnaĂźt souvent que ce qui s’ajuste auxrails de ses propres pensĂ©es. L’autre aspect du JĂ©sus historique, sacritique d’une piĂ©tĂ© lĂ©galiste et Ă©gocentrĂ©e, tout comme ses exi-gences critiques envers la sociĂ©tĂ©, ne s’adaptent que malaisĂ©ment Ă une christologie gnostique.

L’Église est toujours tenue de se conformer Ă  l’Évangile du Christet de le rendre fĂ©cond pour le temps prĂ©sent. À cette fin, elle doitannoncer la totalitĂ© du mystĂšre du Christ, la vĂ©ritable divinitĂ© ethumanitĂ© de JĂ©sus Christ, sa souffrance, sa mort sur la croix et saRĂ©surrection. Par sa mort pour nous, il nous a libĂ©rĂ©s du pĂ©chĂ© et dela mort, et par sa RĂ©surrection, nous indique le chemin nouveau versla vie. En cherchant le sens de sa vie, le chrĂ©tien doit rencontrer leChrist intĂ©gral, tel que l’annonce l’Église 8. « En rĂ©alitĂ©, le mystĂšrede l’homme ne s’éclaire vraiment que dans le mystĂšre du VerbeincarnĂ©. (...) Nouvel Adam, le Christ, dans la rĂ©vĂ©lation mĂȘme dumystĂšre du PĂšre et de son amour, manifeste pleinement l’homme Ă lui-mĂȘme et lui dĂ©couvre la sublimitĂ© de sa vocation » (Gaudium etspes, § 22). Le difficile dĂ©fi auquel est confrontĂ©e l’Église aujour-d’hui – comme au deuxiĂšme siĂšcle – consiste Ă  se dĂ©fendre d’unechristologie sĂ©lective dans laquelle chacun n’accepte du Christ quece qui s’adapte Ă  sa propre conception de la vie. AssurĂ©ment, il y a

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6. Hans-Joseph Klauck, Die religiöse Umwelt des Urchristentums II, Stuttgart,1996, 174-180.7. Oden Salomos, ĂŒbersetzt u. eingeleitet v. Michael Lattke, Freiburg i. Brisgau,1995.8. Katechismus der Katholischen Kirche, MĂŒnchen, 1993, n° 389-682.

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pour le chrĂ©tien diffĂ©rentes voies d’accĂšs au Christ JĂ©sus et diffĂ©-rents traits de sa vie terrestre qui le touchent particuliĂšrement. Maistout doit en dernier lieu ĂȘtre situĂ© dans la totalitĂ© du mystĂšre duChrist, car ce n’est que le mystĂšre tout entier qui possĂšde une forcelibĂ©ratrice.

2. La figure humaine du Christ

On cite souvent comme dĂ©finition de la gnose la phrase de ThĂ©odoteque l’on trouve chez ClĂ©ment d’Alexandrie (vers 200 aprĂšs J.-C.)dans les Extraits de ThĂ©odote, recueil de paroles de diffĂ©rentsmaĂźtres gnostiques : « Qui Ă©tions-nous ? Que sommes-nous deve-nus ? OĂč sommes nous jetĂ©s ? Dans quelle direction nous hĂątons-nous ? De quoi sommes-nous libĂ©rĂ©s ? Qu’est-ce que naissance, etnouvelle naissance ? » 9. Ce ne sont pas ces questions en soi, maisles rĂ©ponses qui leur sont apportĂ©es, ou plutĂŽt l’état d’esprit fonda-mental qui les inspire qui dĂ©finissent la gnose. Que cet Ă©tat d’espritfondamental ne soit pas si Ă©tranger que cela Ă  l’homme d’aujour-d’hui, c’est ce que montre un aperçu d’un livre culte de la fin desannĂ©es soixante. Ernst Bloch commence son Ɠuvre majeure Le Prin-cipe espĂ©rance par les questions suivantes, semblables Ă  celles deThĂ©odote : « Qui sommes-nous ? D’oĂč venons-nous ? OĂč allons-nous ? Qu’est-ce qui nous attend ? Qu’attendons-nous ? » 10. Le sen-timent de peur, le sentiment d’ĂȘtre menacĂ© dans le monde dominedans une large mesure la gnose d’hier et d’aujourd’hui. Le mondeprĂ©sent est Ă©prouvĂ© comme un pays Ă©tranger dans lequel l’hommes’est Ă©garĂ© et dont il doit partir pour regagner l’autre monde, patriede ses origines. Le chemin qui y conduit se nomme gnose, connais-sance, comprĂ©hension du vĂ©ritable contenu des choses, de l’ĂȘtrevĂ©ritable des objets. Une comprĂ©hension nĂ©gative du monde, unrapport nĂ©gatif Ă  celui-ci tout comme l’aspiration Ă  en ĂȘtre dĂ©livrĂ©constituent les expĂ©riences fondamentales des gnostiques. L’Égliseest aujourd’hui, comme Ă  toutes les Ă©poques, mise au dĂ©fi de rĂ©pondreaux anciennes et nouvelles questions gnostiques fondamentales quiconcernent la RĂ©vĂ©lation. Il s’agit tout particuliĂšrement de restaurerla dignitĂ© de l’homme crĂ©Ă© Ă  l’image de Dieu. C’est dans cet ĂȘtre Ă l’image de Dieu que se trouve ancrĂ©e l’inviolable dignitĂ© de l’homme.

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9. Excerpta ex Theodoto, 78, 2 (GCS, 172, 131, 17-19).10. Ernst Bloch, Das Prinzip Hoffnung, Bd, 1, Frankfurt a. M., 1967, 1.

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Contre un dualisme platonicien qui dĂ©value le corps et qui estaussi prĂ©sent dans la gnose, l’Église souligne l’unitĂ© de l’homme :« Corps et Ăąme, mais vraiment un, l’homme est, dans sa conditioncorporelle mĂȘme, un rĂ©sumĂ© de l’univers des choses qui trouventainsi, en lui, leur sommet, et peuvent librement louer leur CrĂ©ateur(Daniel, 3, 57-90). Il est donc interdit Ă  l’homme de dĂ©daigner la viecorporelle. Mais, au contraire, il doit estimer et respecter son corpsqui a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par Dieu et qui doit ressusciter au dernier jour. Toute-fois, blessĂ© par le pĂ©chĂ©, il ressent en lui les rĂ©voltes du corps. C’estdonc la dignitĂ© mĂȘme de l’homme qui exige de lui qu’il glorifieDieu dans son corps, sans le laisser asservir aux mauvais penchantsde son cƓur » 11.

À partir de la RĂ©vĂ©lation, l’Église peut aussi rĂ©pondre aux ques-tions du sens de la vie humaine et de ce dont nous sommes libĂ©rĂ©s.Le sens de la vie humaine consiste en une vie humaine comblĂ©e,ancrĂ©e dĂ©jĂ  ici-bas dans une communion avec Dieu et avec leshommes. La communion avec Dieu n’est pas quelque chose qui nese produira qu’au-delĂ  de la mort ; elle est dĂ©jĂ  la rĂ©alitĂ© dĂ©termi-nante de notre vie. Par le baptĂȘme, nous participons dĂ©jĂ  Ă  cettecommunion avec Dieu par le Christ dans l’Esprit, mĂȘme si elle n’at-teindra son entiĂšre plĂ©nitude que dans la gloire cĂ©leste.

La figure humaine du Christ, que l’Église dĂ©fend contre des ten-dances gnostiques, part de JĂ©sus Christ, perfection achevĂ©e del’homme et en mĂȘme temps vrai Dieu. C’est de lui que les vieillesquestions gnostiques de l’origine et de la destinĂ©e de l’hommereçoivent une rĂ©ponse de foi. Car c’est en JĂ©sus Christ que Dieu,avant la CrĂ©ation du monde, nous a choisis et destinĂ©s Ă  la RĂ©demp-tion, qui fait de nous son bien propre (ÉphĂ©siens 1, 3-14).

3. Réincarnation et christologie chrétienne

La doctrine de la rĂ©incarnation, prĂ©sente dans l’hindouisme et lebouddhisme, mais aussi chez les Pythagoriciens, Platon, l’hellĂ©-nisme et les gnostiques (Basilide), rencontre aujourd’hui de plus enplus d’adeptes. D’oĂč vient que cette croyance, d’aprĂšs laquelle nousaurions dĂ©jĂ  vĂ©cu une ou plusieurs fois et reviendrions vivre aprĂšsla mort, attire beaucoup d’hommes de notre Ă©poque ? À la diffĂ©rencedes religions extrĂȘme-orientales, dans lesquelles il s’agit de libĂ©rer

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11. Gaudium et spes, 14.

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l’ñme du cycle des nouvelles naissances, la rĂ©incarnation est comprisepar ses adeptes europĂ©ens comme une image de l’espĂ©rance 12. EndĂ©pit de l’allongement considĂ©rable de la vie humaine, l’idĂ©e del’unicitĂ© de la vie humaine reste pourtant inacceptable pour unadepte de la rĂ©incarnation. La rĂ©incarnation offre la possibilitĂ© d’unerĂ©alisation progressive de soi et devient un chemin d’autorĂ©demp-tion graduelle. Le prĂ©sent intĂ©rĂȘt pour la rĂ©incarnation a des racinesdiverses : la rencontre des religions orientales, l’anthroposophie deRudolf Steiner (1861-1925), les rĂ©cits de personnes qui, dans un Ă©tatd’hypnose, se sont souvenues d’une vie antĂ©rieure. Les personnescliniquement mortes qui se sont rĂ©veillĂ©es Ă  la vie passent pours’ĂȘtre remĂ©morĂ© plusieurs morts, plusieurs naissances et plusieursvies antĂ©rieures 13.

Le christianisme a constamment refusĂ© l’idĂ©e de la rĂ©incarnation.Dans ce refus, c’est la figure humaine du Christ qui joua le plusgrand rĂŽle, avec aussi les paroles de saint Paul : « Et comme le sortdes hommes est de mourir une seule fois, aprĂšs quoi vient le juge-ment, ainsi le Christ fut offert une seule fois pour enlever les pĂ©chĂ©sde la multitude » (HĂ©breux, 9, 27) 14. Saint Paul Ă©tablit ici un paral-lĂšle entre l’unicitĂ© de la vie humaine et l’unicitĂ© du sacrifice duChrist. L’anthropologie, la sotĂ©riologie et l’eschatologie chrĂ©tiennessont dĂ©terminĂ©es par cet hapax (une seule fois pour toujours).

Ce refus de la rĂ©incarnation est justifiĂ© par les idĂ©es suivantes,que l’Église doit clairement mettre en Ă©vidence dans son dĂ©batactuel avec les gnostiques. D’aprĂšs la conception chrĂ©tienne,l’homme tout entier, qui est « un dans son corps et dans son Ăąme »(Gaudium et spes, 14), a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par Dieu. Dieu l’a destinĂ© Ă  la vieĂ©ternelle, maintenant dĂ©jĂ , par son Ăąme immortelle (ordre de la crĂ©a-tion), par la foi et par le baptĂȘme (ordre de la grĂące), et Ă  la fin destemps, par la rĂ©surrection de la chair et des morts, au retour duChrist. Mais puisque l’homme est, corps et Ăąme, une crĂ©ature de

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12. Christoph Schönborn, Existenz im Übergang. Pilgerschaft, Reinkarnation,Vergöttlichung, Einsiedeln/Trier, 1987, 122-127.13. Reinhart Hummel, Kult statt Kirche, Wurzeln und Erscheinungsformenneuer ReligiositĂ€t außerhalb und am Rande der Kirchen, in GĂŒnter Baadte/Anton Rauscher (Hg.), Neue ReligiositĂ€t und sĂ€kulare Kultur, Graz/Wien/Köln, 1988, 43-61 (Bibl.).14. Voir aussi Lumen Gentium, 48, 4.

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Dieu, il a aussi Ă©tĂ© voulu par Dieu comme cette personne dĂ©termi-nĂ©e, dotĂ©e de ses qualitĂ©s propres dans cette Ă©poque concrĂšte. L’uni-citĂ© de la personne contredit la pluralitĂ© des rĂ©incarnations. LamisĂšre et la grandeur de l’homme, c’est qu’il doive, dans sa vieunique, prendre une dĂ©cision dĂ©finitive : qu’il opte pour ou contreDieu qu’il rencontre dans le Christ et dans l’Église. À ceux quin’ont pas rencontrĂ© le Christ, Dieu rĂ©serve les chemins sur lesquelsson salut leur sera accordĂ© 15. La signification unique de JĂ©susChrist dans l’anthropologie, la sotĂ©riologie et l’eschatologie chrĂ©-tiennes est un Ă©lĂ©ment important dans le dĂ©bat qui les oppose Ă  ladoctrine de la rĂ©incarnation. Saint Paul rĂ©sume une expĂ©rienceimportante du christianisme dans la phrase suivante : « Car pourmoi, le Christ est la vie et mourir m’est un gain » (Philon 1, 21). Lavie est dĂ©terminĂ©e par le Christ, mais aussi la mort. Pour saint Paul,la vie et la mort ne sont pas en soi si dĂ©cisives. Ce qui est pour luidĂ©cisif, c’est de savoir pour qui nous vivons et pour qui nous mou-rons : « Nul d’entre nous ne vit pour soi-mĂȘme, comme nul ne meurtpour soi-mĂȘme ; si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, si nousmourons, nous mourons pour le Seigneur. Que nous vivions ou quenous mourions, nous appartenons au Seigneur » (Romains 14, 7-8).

La doctrine de la rĂ©incarnation n’a de ce fait aucune place dans lechristianisme, car elle contredit les convictions essentielles de la foide l’Église. Qui a trouvĂ© le Christ a aussi trouvĂ© le sens et le but desa vie. Il ne pourrait pas trouver un meilleur sens ou un meilleur butĂ  sa vie dans des rĂ©incarnations rĂ©pĂ©tĂ©es. C’est ce que garantissentau moins deux paroles de l’Évangile de saint Jean : « Celui qui vientĂ  moi, je ne le rejetterai pas » (Jean 6, 37) ; « quand j’aurai Ă©tĂ© Ă©levĂ©de terre, j’attirerai tous les hommes » (Jean 12, 32).

4. La méditation sur le Christ et la nouvelle gnose

Sous le vocable de « nouvelle gnose », on dĂ©signe des mouve-ments actuels d’ésotĂ©risme et de mysticisme de la nature que l’onpeut rassembler sous le terme plus large de « New-Age » 16. Cette

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15. Michael Figura, Außerhalb der Kirche kein Heil ?, in : ThPh 59 (1984),560-572.16 Voir Medard Kehl, Gnosis, 2, Neognosis und Christentum, in Hans Gasper/Joachim MĂŒller/Friedericke Valentin (Hg.), Lexikon der Sekten, Sondergrup-pen und Weltanschauungen, Freiburg i. Brisgau, 1990, 388-393.

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nouvelle gnose est Ă©galement dĂ©terminĂ©e par diffĂ©rents courants dela mĂ©ditation et de la mystique qui prennent leur source hors duChrist 17. Sous la forme d’une mystique panthĂ©iste de la nature oudu cosmos, par une descente dans son propre moi et par le moyende l’expĂ©rience personnelle, certains cherchent Ă  se libĂ©rer de mul-tiples expĂ©riences sociales et personnelles malheureuses. Pour lanouvelle gnose, c’est l’expĂ©rience personnelle qui est caractĂ©ris-tique. Elle va de pair avec l’expĂ©rience qui revient Ă  s’éprouverinclus dans un cosmos que l’on a divinisĂ©. À cette attitude est liĂ©un refus de la foi de l’Église, de la confiance en la parole de Dieu eten la RĂ©vĂ©lation divine par laquelle Dieu lui-mĂȘme se proclame lecentre de la vie de l’homme. Les dogmes, dans lesquels l’Église for-mule sa foi, sont aussi pour la nouvelle gnose quantitĂ© nĂ©gligeable.

La foi est liĂ©e Ă  des expĂ©riences que le croyant rencontre sur sonchemin de foi. Mais il y a aussi dans la foi un surcroĂźt d’actiondivine et de coopĂ©ration humaine qui n’est pas accessible Ă  l’expĂ©-rience, comme le fait de se trouver dans la grĂące sanctifiante.

L’Église prend au sĂ©rieux le besoin d’expĂ©rience. Elle peut indi-quer Ă  cette occasion le riche trĂ©sor de la mystique chrĂ©tiennecomme cognitio experimentalis. Mais elle doit en mĂȘme temps sou-ligner clairement que la mĂ©ditation et la mystique reprĂ©sentent unapprofondissement de la RĂ©vĂ©lation, dans laquelle Dieu ne dĂ©voilepas des vĂ©ritĂ©s individuelles, mais dans laquelle il s’annonce Lui-mĂȘme. Dieu, dans sa sagesse et sa bontĂ©, a dĂ©cidĂ© de se rĂ©vĂ©lerLui-mĂȘme et d’annoncer le mystĂšre de Sa volontĂ©. Dans cette RĂ©vĂ©-lation, le Dieu invisible, dĂ©bordant d’amour, s’adresse aux hommescomme Ă  Ses amis et converse avec eux pour les inviter Ă  entrerdans Sa communion et les y accepter.

Le texte de la CongrĂ©gation pour la doctrine de la foi, adressĂ© auxĂ©vĂȘques de l’Église catholique et portant sur quelques aspects de lamĂ©ditation chrĂ©tienne (15.10.1989), parle de quelques formes dĂ©fec-tueuses de priĂšre et nomme Ă  cette occasion la pseudognose et lemessalianisme 18.

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------------------------------------------------------- L’Église face au dĂ©fi renouvelĂ© de la gnose

17. Voir Joseph Sudbrack, Neue ReligiositĂ€t - Herausforderung fĂŒr die Christen,Mainz, 1987 ; Die vergessene Mystik und die Herausforderung des Christen-tums durch New-Age, WĂŒrzburg, 1988 ; GĂŒnther Schiwy, Der Geist des NeuenZeitalters. New-Age-SpiritualitĂ€t und Christentum, MĂŒnchen, 1987.18. Mot formĂ© Ă  partir du participe syriaque qui signifie prier. Ces prieursfurent accusĂ©s d’ĂȘtre des dĂ©bauchĂ©s, ou des agitĂ©s, ou encore des enthousiastes.On leur reprochait de s’écarter des normes sociales en permettant aux hommes

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3. Jésus Christ comme le Chemin, la Vérité et la Vie(Jean 14, 6).

La nouvelle gnose – anthroposophie, New-Age, religions extrĂȘme-orientales – constitue un dĂ©fi pour l’Église : jusqu’oĂč est-ellecapable de tirer de son dĂ©pĂŽt de foi une rĂ©ponse convaincante pourrĂ©pondre Ă  des questions nouvelles dans les domaines de la christo-logie, de l’anthropologie, de l’eschatologie, de la mystique, voire dela mĂ©ditation ? Elle ne le pourra qu’à la condition de fixer les yeuxsur JĂ©sus qui est le Chemin, la VĂ©ritĂ© et la Vie, et de se laisser indi-quer par Lui les rĂ©ponses aux questions dĂ©cisives qu’elle doit for-muler d’une maniĂšre nouvelle pour notre temps.

(Traduit de l’allemand par Nicolas Aumonier.Titre original : Erneute Herausforderung der Kirche durch Gnosis

und Gnostizismus.)

MichaĂ«l Figura est nĂ© en 1943 Ă  Glisswitz. Il a fait ses Ă©tudes de thĂ©ologie Ă Mayence, Rome et Fribourg. OrdonnĂ© prĂȘtre en 1969, il est secrĂ©taire de laCommission pour la foi au sein de la ConfĂ©rence Ă©piscopale allemande, etmembre du ComitĂ© de rĂ©daction de la Communio allemande.

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et aux femmes de vivre ensemble et de ne pas travailler. Cette hĂ©rĂ©sie, princi-palement orientale (Égypte, Antioche,...), dĂ©pourvue de chef de file, apparutdĂšs la IIe moitiĂ© du IVe siĂšcle. Elle fut condamnĂ©e en 381 par un synode tenu Ă Antioche puis au concile d’ÉphĂšse en 431 (N.d.T.).

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DANS la conscience de l’humanitĂ© d’aujourd’hui, la libertĂ©apparaĂźt comme le bien suprĂȘme, auquel tous les autres sontsubordonnĂ©s. Dans la lĂ©gislation, on a donnĂ© Ă  la libertĂ© de

crĂ©ation et Ă  la libertĂ© d’expression la prĂ©sĂ©ance sur toutes les autresvaleurs. Des valeurs qui sont en concurrence avec la libertĂ© et peu-vent nĂ©cessiter une limitation de celle-ci apparaissent comme desentraves, des « tabous », c’est-Ă -dire des reliquats d’interdits ou depeurs archaĂŻques. L’action politique se doit de toujours favoriser lalibertĂ©. La religion elle-mĂȘme ne peut se mettre en valeur qu’en tantque facteur de libĂ©ration pour l’homme et l’humanitĂ©. Sur l’échelledes valeurs, la libertĂ© apparaĂźt comme la valeur par excellence et ledroit fondamental de l’homme

Face Ă  ces prĂ©supposĂ©s, nous considĂ©rons le concept de vĂ©ritĂ©plutĂŽt avec mĂ©fiance : on se souvient que nombre de pensĂ©es et desystĂšmes ont revendiquĂ© pour eux ce concept de vĂ©ritĂ© ; trop sou-vent l’affirmation de la vĂ©ritĂ© a Ă©tĂ© un moyen pour opprimer lalibertĂ©. À cela s’ajoute le scepticisme, nourri par les sciences natu-relles, envers tout ce qui Ă©chappe Ă  l’explication ou Ă  la preuveexactes.Il semble qu’il n’y ait plus lĂ  qu’une apprĂ©ciation subjec-tive, qui ne peut plus prĂ©tendre Ă  une obligation universelle. C’est lemot de Pilate qui exprime le mieux l’attitude moderne : « qu’est-ceque la vĂ©ritĂ© ? ». Celui qui affirme ĂȘtre au service de la vĂ©ritĂ© par sesparoles et par ses actes doit s’attendre Ă  ĂȘtre traitĂ© de fou ou de fana-tique. Car « le regard vers l’au-delĂ  nous est fermĂ© ». Cette parole deGoethe, dans Faust, caractĂ©rise notre sensibilitĂ© moderne.

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Communio, n° XXIV, 2 – mars-avril 1999

Cardinal Joseph RATZINGER

Liberté et Vérité

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Qu’est-ce que la libertĂ© ?

Il y a sans aucun doute de bonnes raisons, devant toute manifes-tation d’un pathos de la vĂ©ritĂ©, de demander avec circonspection :qu’est-ce que la vĂ©ritĂ© ? Mais il existe autant de bonnes raisons dedemander : qu’est-ce que la libertĂ© ? Que pensons-nous vraimentlorsque nous glorifions la libertĂ© et que nous la plaçons au sommetde notre Ă©chelle de valeur ? Je crois que ce qui est gĂ©nĂ©ralementcontenu dans l’exigence de libertĂ© est exposĂ© de façon trĂšs juste parKarl Marx lorsqu’il exprime son rĂȘve de libertĂ©. Dans la sociĂ©tĂ©communiste, il deviendra possible de « faire ceci aujourd’hui, etcela demain, chasser le matin, pĂȘcher l’aprĂšs-midi, le soir faire del’élevage, et se livrer Ă  la critique aprĂšs le dĂźner, exactement commej’en ai envie » 1. C’est prĂ©cisĂ©ment ainsi que le sens commun non-rĂ©flĂ©chi comprend, sous le mot de libertĂ©, le droit et la possibilitĂ© defaire tout ce que nous souhaitons et de ne pas devoir faire ce quenous ne voulons pas. Autrement dit, la libertĂ© signifierait que lavolontĂ© individuelle est la seule norme de notre action, que la volontĂ©peut tout vouloir et a la possibilitĂ© de rĂ©aliser tout ce qu’elle a voulu.Ceci amĂšne d’autres questions : dans quelle mesure la volontĂ© est-elle vraiment libre ? Dans quelle mesure est-elle rationnelle ? Etpuis : une volontĂ© non rationnelle est-elle vraiment une volontĂ©libre ? Une libertĂ© non rationnelle est-elle vraiment libertĂ© ? Est-ellevraiment un bien ? La dĂ©finition de la libertĂ© comme possibilitĂ© devouloir et de faire ce qui a Ă©tĂ© voulu ne doit-elle pas ĂȘtre complĂ©tĂ©epar un rapport avec la raison, avec l’unitĂ© de la personne, pourqu’elle ne deviennent pas la tyrannie de l’irrationnel ? Il est clairque dans la question de la rationalitĂ© de la volontĂ© est dĂ©jĂ  posĂ©e laquestion de la vĂ©ritĂ©.

Ce ne sont pas seulement des considĂ©rations philosophiques abs-traites qui nous obligent Ă  nous poser de telles questions, mais notresituation sociale concrĂšte, dans laquelle, certes, l’exigence de libertĂ©reste intacte, mais dans laquelle aussi toutes les formes antĂ©rieuresdes mouvements de libĂ©ration et des systĂšmes libertaires sont misesen doute de façon radicale. N’oublions pas que le marxisme, une desgrandes forces politiques de notre siĂšcle, a prĂ©tendu conduire aumonde nouveau de la libertĂ© et de l’homme libĂ©rĂ©. C’est prĂ©cisĂ©-ment la prĂ©tention de connaĂźtre le chemin conduisant scientifique-

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SIGNETS -------------------------------------------------------------------------------------------------- Joseph Ratzinger

1. K. Marx, F. Engels, Werke, 39 volumes, Berlin 1961-71, tome III, p. 33

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ment Ă  la libertĂ© et la promesse de crĂ©er un monde nouveau qui asĂ©duit beaucoup des esprits les plus audacieux de notre Ă©poque. CesystĂšme apparu comme la force qui pouvait enfin transformer ladoctrine chrĂ©tienne du salut en une rĂ©elle action de libĂ©ration,comme la force qui pouvait ramener le rĂšgne de Dieu Ă  un vĂ©ritablerĂšgne de l’homme. L’effondrement du communisme rĂ©el dans lesÉtats est-europĂ©ens n’a pas totalement anĂ©anti de tels espoirs, quisubsistent ici et lĂ  et cherchent de nouvelles formes. Dans la mesureoĂč l’effondrement politique et Ă©conomique n’a pas Ă©tĂ© accompagnĂ©de sa liquidation intellectuelle, la question soulevĂ©e par le marxismereste posĂ©e. En tout cas, il est patent que son systĂšme n’a pas fonc-tionnĂ© comme il l’avait promis. Personne ne peut sĂ©rieusement nierque ce qu’on avait supposĂ© ĂȘtre un mouvement de libĂ©ration a Ă©tĂ©, Ă cĂŽtĂ© du national-socialisme, le plus grand systĂšme d’esclavage destemps modernes. L’ampleur de la destruction cynique de l’hommeet du monde est certes souvent passĂ©e sous silence, elle ne peut plusĂȘtre mise en doute...

Pourtant, la supĂ©rioritĂ© morale apparente du systĂšme libĂ©ral enpolitique et en Ă©conomie ne provoque aucun enthousiasme. Lenombre est trop grand de ceux qui n’ont pas part aux fruits de cettelibertĂ©, ou mĂȘme qui perdent toute libertĂ© : le chĂŽmage redevient unphĂ©nomĂšne de masse ; le sentiment d’ĂȘtre inutile, surnumĂ©raire, estau moins aussi douloureux que la pauvretĂ© matĂ©rielle. L’exploita-tion sans scrupule se dĂ©veloppe. La criminalitĂ© organisĂ©e exploiteles opportunitĂ©s du monde libĂ©ral, et partout guette le spectre dunon-sens. Le philosophe polonais Andrej Szizyplorski a dĂ©crit sanscomplaisance le dilemme de la libertĂ© qui a rĂ©sultĂ© de la chute dumur : « Il ne fait pas de doute que le capitalisme a reprĂ©sentĂ© ungrand progrĂšs. Et il ne fait pas de doute non plus qu’il n’a pas comblĂ©toutes les attentes. On entend toujours au sein du capitalisme le crides masses gigantesques dont les dĂ©sirs n’ont pas Ă©tĂ© satisfaits... Enpratique, dans la vie politique et sociale, le naufrage de la concep-tion soviĂ©tique du monde a signifiĂ© la fin de la servitude pour desmillions d’hommes. Mais pour la pensĂ©e europĂ©enne, Ă  la lumiĂšrede la tradition des deux derniers siĂšcles, la rĂ©volution anticommu-niste a signifiĂ© aussi la fin des illusions des LumiĂšres, c’est-Ă -dire ladestruction du socle intellectuel sur lequel reposait le dĂ©veloppe-ment europĂ©en. Nous sommes entrĂ©s dans une Ă©poque singuliĂšre,inconnue jusqu’ici, d’uniformitĂ© de l’évolution sociale. Sans doute

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pour la premiĂšre fois dans l’histoire, il apparaĂźt soudain qu’il n’y aqu’une seule voie, un seul modĂšle et une seule maniĂšre de modelerle futur. Et les hommes ont perdu la foi dans un sens de ces trans-formations. Ils ont aussi perdu l’espoir que l’on puisse vraimenttransformer le monde, et qu’il vaille la peine de le transformer. Maisl’absence actuelle d’alternative pose aux hommes des questionsnouvelles : et d’abord, peut-ĂȘtre l’Occident n’a-t-il pas raison ? Maissi l’ouest n’a pas raison, qui donc a raison ? Et parce que personneen Europe ne doute vraiment de ce que le communisme n’avait pasraison, apparaĂźt une troisiĂšme question : peut-ĂȘtre personne n’a-t-ilraison ? Mais s’il en est ainsi, la pensĂ©e des LumiĂšres tout entiĂšren’a plus de valeur. Peut-ĂȘtre la vieille machine Ă  vapeur des LumiĂšres,aprĂšs deux siĂšcles de bons et loyaux services, sans problĂšmes, s’est-elle arrĂȘtĂ©e sous nos yeux et par notre fait. Et la vapeur se perd dansles airs. S’il en est effectivement ainsi, les perspectives sont biensombres » 2.

Quelles que soient les objections Ă  opposer Ă  Szizyplorski, on nepeut nĂ©gliger le rĂ©alisme et la logique de son argumentation. Maisface Ă  un tel diagnostic, on ne peut rester sans rĂ©action. Ainsi, per-sonne n’aurait raison ? Il n’y aurait pas de droit ? Les fondementsdes LumiĂšres europĂ©ennes, sur lesquels reposent notre voie vers lalibertĂ©, sont-ils faux ou simplement insuffisants ? La question« qu’est-ce que la libertĂ© » est-elle en fin de compte aussi complexeque la question « qu’est-ce que la vĂ©ritĂ© » ? Le dilemme des LumiĂšres,devant lequel nous nous trouvons indubitablement, nous oblige Ă poser Ă  nouveau ces deux questions, et Ă  chercher Ă  nouveau leurrapport. Pour y parvenir, nous devons repenser le chemin modernevers la libertĂ©, le reprendre Ă  son point de dĂ©part. Je ne peux natu-rellement, dans le cadre restreint qui est le mien, que tenter d’es-quisser les grandeurs et les faiblesses de la voie moderne, pourtenter de trouver, au-delĂ  des sombres perspectives d’aujourd’hui,des voies nouvelles.

Liberté et modernité.

Il n’y a aucun doute sur le fait que l’époque que nous appelons« moderne » est dĂšs son origine intimement liĂ©e au thĂšme de la

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2. Manuscrit inédit.

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libertĂ© : l’élan vers des libertĂ©s nouvelles est bien la seule raison quipuisse justifier une telle pĂ©riodisation. C’est sur ce terrain queLuther, avec De la libertĂ© du chrĂ©tien, se place avec force. Cet appelĂ  la libertĂ©, qui a dĂ©clenchĂ© un vĂ©ritable sĂ©isme par les Ă©crits d’unmoine, ont crĂ©Ă© un mouvement de masse qui a bouleversĂ© le mondemĂ©diĂ©val. Il en allait de la libertĂ© de conscience face Ă  l’autoritĂ©ecclĂ©siastique, c’est-Ă -dire de la libertĂ© de l’homme la plus intĂ©-rieure. Ce ne sont pas les ordres communautaires qui sauventl’homme, mais sa foi toute personnelle au Christ. Que soudain toutle systĂšme des ordres de l’Église mĂ©diĂ©vale ne compte plus, voilĂ qui est apparu comme un formidable bond vers la libertĂ©. Ces ordresqui devaient porter les hommes et les sauver apparaissent soudaincomme des charges, ils n’engagent plus, ils ne signifient plus lesalut. Le salut est libĂ©ration, libĂ©ration du joug des ordres supra-individuels. MĂȘme si l’on ne peut parler d’un individualisme de laRĂ©forme, il n’en reste pas moins que l’importance nouvelle de l’in-dividu et la modification des rapports entre la conscience indivi-duelle et l’autoritĂ© en sont des traits fondamentaux. Ce mouvementde libĂ©ration resta toutefois circonscrit au domaine religieux. Lorsquece mouvement devint, avec les guerres des paysans et le mouve-ment baptiste, un programme politique, Luther lui-mĂȘme s’y opposafermement. Dans le domaine politique, l’autoritĂ© temporelle s’estvue bien au contraire renforcĂ©e et affermie, avec la crĂ©ation desÉglises d’État et des Églises locales. Dans le monde anglo-saxon,les Églises libres vont rompre avec ce mĂ©lange de pouvoir religieuxet politique et deviendront les prĂ©curseurs d’une nouvelle configu-ration historique, qui prendra vraiment forme dans la deuxiĂšmephase de la modernitĂ©, les LumiĂšres.

La volontĂ© d’émancipation, au sens du sapere aude de Kant – osefaire usage de ta propre raison –, est un trait commun Ă  toutes lesLumiĂšres. Il y va de l’émancipation de la raison individuelle desentraves de l’autoritĂ©, qui doivent toutes ĂȘtre soumises Ă  la critique.Seul ce qui est clair pour la raison doit avoir cours. Ce programmephilosophique est Ă©galement, en soi un programme politique : seulela raison doit rĂ©gner, il ne doit y avoir d’autre autoritĂ© que cellede la raison. Ce qui n’est pas rationnel ne peut ĂȘtre contraignant.Mais cette orientation fondamentale des LumiĂšres se traduit pardes philosophies sociales et des programmes politiques diffĂ©rents,voire opposĂ©s. Je distinguerai deux grands courants : d’une part lecourant anglo-saxon, plus naturaliste, qui tend Ă  la dĂ©mocratie

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constitutionnelle comme seul systĂšme de libertĂ© rĂ©aliste ; de l’autrela tentative radicale de Rousseau, qui tend Ă  la suppression totale dupouvoir. La pensĂ©e du droit naturel critique le droit positif, lesformes concrĂštes du pouvoir, Ă  la lumiĂšre du droit innĂ© des per-sonnes, dont dĂ©coule tout ordre lĂ©gislatif et dont il est le juge et lefondement. « L’homme a Ă©tĂ© crĂ©Ă© libre, et il est libre, serait-il nĂ©dans les fers », a dit Friedrich von Schiller. Ce n’est pas lĂ  unephrase destinĂ©e Ă  consoler les esclaves avec des considĂ©rations mĂ©ta-physiques, c’est une phrase de combat, une maxime pour l’action.Les ordres juridiques qui crĂ©ent l’esclavage sont des ordres injustes.Depuis sa crĂ©ation, l’homme a des droits, qui doivent ĂȘtre mis enƓuvre pour que rĂšgne la justice. La libertĂ© n’est pas confĂ©rĂ©e Ă l’homme de l’extĂ©rieur. Il a des droits parce qu’il a Ă©tĂ© crĂ©Ă© libre.C’est sur la base de telles rĂ©flexions que les droits de l’homme sontdevenus la Magna carta du mouvement de libĂ©ration moderne. S’ilest question ici de la nature, il ne s’agit pas d’un systĂšme biologique,mais plutĂŽt de l’affirmation qu’avant tout ordre social l’homme lui-mĂȘme a des droits de par sa nature. En ce sens, l’idĂ©e des droits del’homme est avant tout une idĂ©e rĂ©volutionnaire : elle s’oppose Ă l’absolutisme, Ă  l’arbitraire de la loi positive. Mais elle est aussi uneidĂ©e mĂ©taphysique : dans l’ĂȘtre lui-mĂȘme gĂźt une exigence Ă©thiqueet juridique. Il n’est pas une pure matĂ©rialitĂ© que l’on peut modelersuivant ses fins. La nature porte en elle l’esprit, elle porte l’ethos etla valeur. Dans son principe, il s’agit ici absolument du concept denature de Romains 2, inspirĂ© par les stoĂŻciens et transformĂ© par unethĂ©ologie de la crĂ©ation : les paĂŻens connaissent « par nature » la Loiet se tiennent donc Ă  eux-mĂȘmes lieu de Loi (Romains 2,14).

Si cette Ă©cole de pensĂ©e est spĂ©cifiquement moderne, c’est que lesexigences de la nature contre les pouvoirs existants sont avant toutune affirmation du droit de l’individu face aux institutions. Ce quel’on entend par la nature de l’homme, c’est d’abord qu’il a desdroits contre la communautĂ©, des droits qui doivent ĂȘtre protĂ©gĂ©s dela communautĂ© : l’institution apparaĂźt comme le pĂŽle opposĂ© Ă  lalibertĂ©, dont l’individu doit ĂȘtre totalement Ă©mancipĂ©.

C’est ici que ce premier courant rejoint le second, par ailleursbeaucoup plus radical dans ses principes : pour Rousseau, tout cequi a Ă©tĂ© crĂ©Ă© par la raison et la volontĂ© se dresse contre la nature,la corrompt et la contredit. Le concept rousseauiste de nature estanti-mĂ©taphysique, subordonnĂ© au rĂȘve d’une libertĂ© sans limites.Il en va de mĂȘme chez Nietzsche, lorsqu’il oppose l’ivresse diony-

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siaque Ă  l’ordre apollinien, et confirme ainsi les oppositions fonda-mentales de l’histoire des religions. Les rĂšgles de la raison, dĂ©fen-dues par Apollon, corrompent l’ivresse libre et sans entraves de lanature. Klages a repris le mĂȘme motif, avec son opposition de l’espritet de l’ñme : l’esprit n’est pas la grande et neuve facultĂ©, par laquelleseule advient la libertĂ©, mais le destructeur de l’Originel, de sapassion et de sa libertĂ©. En un sens, cette dĂ©claration de guerre Ă l’esprit est contraire aux LumiĂšres, et c’est dans cette mesure que lenational-socialisme, avec son aversion pour les LumiĂšres et sa glori-fication du « Blut und Boden », a pu se rĂ©clamer de telles thĂ©ories.Mais en fait, c’est le motif fondamental des LumiĂšres, l’appel Ă  lalibertĂ©, que l’on retrouve ici, transformĂ© en une forme radicale.Dans les radicalismes politiques des siĂšcles prĂ©cĂ©dents comme dunĂŽtre, celle-ci a toujours dĂ©bordĂ© la forme dĂ©mocratique et domes-tiquĂ©e de la libertĂ©. La RĂ©volution française, qui avait commencĂ©par l’idĂ©e de dĂ©mocratie constitutionnelle, s’est vite dĂ©barrassĂ©e deces liens pour adopter l’idĂ©e rousseauiste et anarchiste de la libertĂ© ;c’est prĂ©cisĂ©ment ainsi qu’elle est devenue – inĂ©vitablement – unedictature sanglante.

Le marxisme, lui aussi, poursuit cette ligne radicale : il a toujourscritiquĂ© la libertĂ© dĂ©mocratique comme une apparence de libertĂ©, etpromis une libertĂ© meilleure, plus radicale. C’est de cette promesseque s’est nourrie la fascination qu’il inspirait. Deux aspects du sys-tĂšme marxiste me paraissent particuliĂšrement importants pour cettequestion de la libertĂ© et de la vĂ©ritĂ© :

a) Le marxisme part du principe que la libertĂ© est indivisible, etn’existe donc que lorsqu’elle est la libertĂ© de tous. La libertĂ© est liĂ©eĂ  l’égalitĂ©. Pour que la libertĂ© existe, il faut d’abord instaurer l’éga-litĂ©. Cela signifie que, pour parvenir Ă  la libertĂ© totale, des renonce-ments Ă  la libertĂ© sont nĂ©cessaires. La solidaritĂ© de tous ceux quiluttent pour la libertĂ© commune passe avant la rĂ©alisation des liber-tĂ©s individuelles. La citation de Marx dont nous sommes partismontre que, si le but final est la libertĂ© individuelle sans limite, lalibertĂ© est pour l’instant subordonnĂ©e Ă  la dimension collective, Ă l’égalitĂ©, et donc le droit de l’individu Ă  celui de la collectivitĂ©.

b) S’y rattache le supposĂ© que la libertĂ© du particulier dĂ©pend dela structure de l’ensemble, et que le combat pour la libertĂ© n’est pasd’abord un combat pour les droits de l’individu, mais pour la trans-formation du monde et de ses structures. Cependant, le marxisme n’apas rĂ©pondu Ă  la question de savoir Ă  quoi la nouvelle structure

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ressemblerait, ni par quels moyens rationnels elle pourrait ĂȘtre ins-taurĂ©e. En fait, mĂȘme un aveugle aurait pu voir qu’aucune structureconstruite ne permet une libertĂ© totale, mais qu’au contraire elleexige des renoncements Ă  la libertĂ©. Mais les intellectuels sontaveugles quand il y va de leurs constructions conceptuelles. C’estpour cela qu’ils ont pu renoncer Ă  tout rĂ©alisme et continuer decombattre pour un systĂšme dont les promesses ne pouvaient ĂȘtretenues. On recourait Ă  une fuite vers la mythologie : la nouvellestructure allait crĂ©er un homme nouveau – et en effet, c’était seule-ment avec des hommes nouveaux, des hommes totalement diffĂ©-rents que la promesse pouvait se rĂ©aliser. Si le caractĂšre moral dumarxisme rĂ©side dans son exigence de solidaritĂ© et l’idĂ©e d’indivi-sibilitĂ© de la libertĂ©, son annonce d’un homme nouveau est, elle, unmensonge, qui paralyse l’élan moral. Les vĂ©ritĂ©s partielles sontordonnĂ©es Ă  un mensonge, et c’est la totalitĂ© qui est un Ă©chec. Lemensonge de la libertĂ© annihile les Ă©lĂ©ments de vĂ©ritĂ©. La libertĂ©sans la vĂ©ritĂ© n’est pas une libertĂ©.

VoilĂ  oĂč nous en sommes. Nous revenons prĂ©cisĂ©ment aux pro-blĂšmes soulevĂ©s par Sziziplorski Ă  Salzbourg. Nous savons dĂ©sor-mais ce qu’est le mensonge – au moins en rapport avec les diffĂ©rentesformes du marxisme. Mais nous ne savons pas pour autant ce qu’estla vĂ©ritĂ©. Et la crainte grandit : peut-ĂȘtre n’y a-t-il pas de vĂ©ritĂ© dutout ? Peut-ĂȘtre n’y a-t-il pas de droit et pas de juste ? Peut-ĂȘtredevons-nous nous contenter de simples mesures d’urgence ? Maispeut-ĂȘtre celles-ci ne rĂ©ussiront-elles pas non plus, comme les Ă©vĂ©-nements rĂ©cents dans les Balkans et dans tant d’autres parties dumonde tendent Ă  le montrer ? Le scepticisme grandit, ses bases s’affer-missent, mais nous ne devons pas renoncer Ă  la volontĂ© d’absolu.

Le sentiment que la dĂ©mocratie n’est pas encore la bonne formede la libertĂ© est trĂšs gĂ©nĂ©ral et se rĂ©pand de plus en plus. On ne peutpas simplement Ă©carter la critique marxiste de la dĂ©mocratie : dansquelle mesure les Ă©lections sont-elles libres ? Jusqu’à quel point lavolontĂ© est-elle manipulĂ©e par la publicitĂ©, c’est-Ă -dire par le capital,par quelques puissants rĂ©gnant sur l’opinion publique ? N’existe-t-ilpas une nouvelle oligarchie de ceux qui dĂ©cident de ce qui estmoderne, de ce qui fait partie du progrĂšs, de ce qu’un hommeĂ©clairĂ© doit penser ? La cruautĂ© de cette oligarchie, le pouvoir qu’ila de lyncher quelqu’un sur la place publique, sont bien connus.Celui qui voudrait se mettre en travers de leur chemin est un ennemide la libertĂ©, parce qu’il entrave la libertĂ© d’expression. Et qu’en

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est-il de la prise de dĂ©cision dans les instances de la reprĂ©sentationdĂ©mocratique ? Qui voudrait encore croire que le bien de tous y estle critĂšre dĂ©terminant ? Qui pourrait douter du pouvoir des intĂ©rĂȘts,alors que leurs mains sales se font de plus en plus visibles ? Etd’ailleurs, le systĂšme majoritaire lui-mĂȘme est-il un systĂšme delibertĂ© ? Et les groupes d’intĂ©rĂȘts de toutes sortes ne deviennent-ilspas plus forts que la reprĂ©sentation proprement politique, le parle-ment ? Dans cet enchevĂȘtrement de forces, le problĂšme de l’ingou-vernabilitĂ© se fait de plus en plus menaçant. La volontĂ© de chacunde s’imposer bloque la libertĂ© de l’ensemble.

Le flirt avec les solutions autoritaires, la fuite devant une libertĂ©incontrĂŽlable, existent. Mais cette attitude n’est pas dĂ©terminantedans l’esprit du siĂšcle. Le courant radical des LumiĂšres n’a rienperdu de sa puissance, il devient mĂȘme plus fort. C’est prĂ©cisĂ©mentĂ  propos des limites de la dĂ©mocratie que l’appel Ă  une libertĂ© totalese fait plus fort. Aujourd’hui comme hier, « la loi et l’ordre » passentaux yeux de tous pour les contraires de la libertĂ©. Aujourd’hui commehier, institution, tradition, autoritĂ©, apparaissent comme le pĂŽleinverse de la libertĂ©. Les traits anarchiques de l’exigence de libertĂ©se renforcent, parce que les formes ordonnĂ©es de la libertĂ© dans unecommunautĂ© ne satisfont pas. Les grandes promesses de la moder-nitĂ© n’ont pas Ă©tĂ© tenues, mais son pouvoir de fascination reste intact.On ne peut plus dĂ©fendre aujourd’hui par telle ou telle rĂ©forme lĂ©gis-lative la forme dĂ©mocratiquement organisĂ©e de la libertĂ©. Il y va deson fondement mĂȘme. Il y va de ce qu’est l’homme, et de la maniĂšredont il peut vivre justement en tant qu’individu et en gĂ©nĂ©ral.

On le voit, les aspects politiques, philosophiques et religieux duproblĂšme de la libertĂ© sont devenus un tout indissociable. Celui quiveut tracer des chemins vers l’avenir doit avoir cette totalitĂ© Ă  l’espritet ne pas se contenter d’un pragmatisme superficiel. Avant d’abor-der, dans une derniĂšre partie, les directions qui me semblent aujour-d’hui ouvertes, je voudrais examiner encore la philosophie de lalibertĂ© peut-ĂȘtre la plus radicale de ce siĂšcle, celle de Jean-PaulSartre, dans laquelle la question apparaĂźt dans toute sa dimension etsa gravitĂ©. Sartre voit la libertĂ© de l’homme comme sa damnation.À l’inverse de l’animal, l’homme n’a pas de « nature ». L’animal vitson existence Ă  partir des rĂšgles dont il a hĂ©ritĂ©. Il n’a pas besoin derĂ©flĂ©chir Ă  ce qu’il veut faire de sa vie. Mais l’essence de l’hommeest indĂ©terminĂ©e. C’est une question ouverte. Je dois dĂ©cider moi-mĂȘme de ce que je veux entendre par « ĂȘtre homme », de ce que je

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veux en faire, de la maniĂšre dont je veux lui faire prendre forme.L’homme n’a pas de nature, il n’est que libertĂ©. Il doit faire prendreĂ  sa vie une direction, mais elle mĂšne toujours vers le vide. CettelibertĂ© absurde est l’enfer de l’homme. Ce qui est passionnant danscette pensĂ©e, c’est qu’elle opĂšre la sĂ©paration radicale de la libertĂ©et de la vĂ©ritĂ© : il n’existe aucune vĂ©ritĂ©. La libertĂ© n’a aucune direc-tion, aucune mesure 3. Mais cette absence totale de vĂ©ritĂ©, de toutlien moral ou mĂ©taphysique, cette libertĂ© absolument anarchiquecomme propre de l’homme, se rĂ©vĂšle ĂȘtre, pour celui qui essaie dela vivre, non pas le degrĂ© suprĂȘme de l’existence, mais le nĂ©ant dela vie, le vide absolu, la damnation elle-mĂȘme. Dans cette extrapo-lation d’un concept radical de libertĂ©, dont Sartre a fait une expĂ©-rience vĂ©cue, il devient manifeste que se libĂ©rer de la vĂ©ritĂ© neproduit pas la pure libertĂ©, mais la supprime. La libertĂ© anarchique,comprise de façon radicale, ne libĂšre pas, mais fait de l’homme unecrĂ©ature ratĂ©e, un ĂȘtre absurde.

Liberté et vérité :

1. Qu’est-ce que la libertĂ© humaine ?

AprĂšs cette tentative pour comprendre l’origine du problĂšme, ilest temps de chercher des rĂ©ponses. Il est maintenant clair que lacrise de l’histoire de la libertĂ©, Ă  laquelle nous assistons aujourd’hui,repose sur un concept obscur et unilatĂ©ral de la libertĂ©. D’une part,on a isolĂ©, et donc faussĂ©, ce concept : la libertĂ© est un bien, maiselle l’est seulement en rapport avec d’autres biens, avec lesquels elleforme une unitĂ© indissoluble. D’autre part, on a rĂ©duit le concept delibertĂ© lui-mĂȘme aux seuls droits individuels Ă  la libertĂ©, et on l’aainsi dĂ©possĂ©dĂ© de sa vĂ©ritĂ© humaine. Je voudrais clarifier ce pro-blĂšme de la comprĂ©hension de la libertĂ© Ă  l’aide d’un exempleconcret, celui de l’avortement. Dans la radicalisation de la tendanceindividualiste des LumiĂšres, l’avortement apparaĂźt comme un droitde la libertĂ© : la femme doit pouvoir disposer d’elle-mĂȘme. Elle doitavoir la libertĂ© de mettre au monde un enfant ou de s’en libĂ©rer. Elledoit pouvoir dĂ©cider pour ce qui la concerne, et personne d’autre ne

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3. Cf. J. Pieper, « KreatĂŒrlichkeit und menschliche Natur. Anmerkungen zumPhilosophischen Ansatz von J. P. Sartre », in Über de Schwierigkeit, heute zuglauben, MĂŒnich, 1974, p 304-321

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peut – nous dit-on – lui imposer de l’extĂ©rieur une norme contrai-gnante. Il en va du droit de libre dĂ©termination. Mais, dans l’avorte-ment, la femme dĂ©cide-t-elle vraiment d’elle-mĂȘme ? Ne dĂ©cide-t-ellepas prĂ©cisĂ©ment d’un autre – de ce qu’on dĂ©nie la libertĂ© Ă  un autre,de ce que le lieu de la libertĂ© – la vie – lui est pris, parce qu’il esten contradiction avec ma propre libertĂ© ? Qu’est-ce donc qu’unelibertĂ© qui s’arroge le droit de supprimer dĂšs son origine la libertĂ©d’un autre ?

Qu’on ne dise pas que le problĂšme de l’avortement est un casparticulier sans rapport avec le problĂšme de la libertĂ© dans sonensemble. Non, c’est prĂ©cisĂ©ment dans cet exemple que se rĂ©vĂšle lafigure fondamentale de la libertĂ© humaine, son essence typiquementhumaine. Car de quoi s’agit-il ? L’ĂȘtre d’un autre homme est liĂ© siĂ©troitement Ă  l’ĂȘtre de cette personne, sa mĂšre, qu’il ne peut momen-tanĂ©ment subsister que dans une coexistence corporelle avec samĂšre, dans une unitĂ© physique avec elle, qui pourtant ne supprimepas son altĂ©ritĂ© et ne permet pas de mettre en cause son identitĂ© per-sonnelle. Bien sĂ»r, cet ĂȘtre-soi est de façon radicale un ĂȘtre-de, unĂȘtre-par les autres. Inversement, l’ĂȘtre de l’autre – la mĂšre – esttransformĂ© par cette coexistence en un ĂȘtre-pour qui contredit savolontĂ© propre d’ĂȘtre elle-mĂȘme et qui est ainsi ressentie commeopposĂ©e Ă  sa propre libertĂ©. Il faut ajouter que l’enfant, mĂȘme s’ilnaĂźt et que la forme extĂ©rieure de son ĂȘtre-de et de son ĂȘtre-avec estmodifiĂ©e, reste toujours dĂ©pendant, toujours liĂ© Ă  un ĂȘtre-pour. BiensĂ»r, on peut l’envoyer dans un foyer et le confier Ă  un autre ĂȘtre-pour, mais la structure anthropologique reste la mĂȘme, il reste ce quiest « de » et qui rĂ©clame un « pour », une acceptation des limites dema libertĂ©, ou plutĂŽt une expĂ©rience de ma libertĂ© non commeconcurrence mais comme soutien mutuel.

Mais si nous nous faisons attentifs, nous nous apercevons quecela n’est pas vrai seulement de l’enfant. Ce que l’enfant dans lesein de sa mĂšre nous donne Ă  voir, c’est l’essence de l’existencehumaine tout entiĂšre. L’adulte, lui aussi, ne peut ĂȘtre qu’avec lesautres et par eux, et il est toujours ramenĂ© Ă  cet ĂȘtre-pour qu’il vou-drait justement exclure. Plus prĂ©cisĂ©ment, l’homme admet de lui-mĂȘme l’ĂȘtre-pour des autres, tel qu’il s’est formĂ© dans le rĂ©seau desservices rendus, mais il voudrait lui-mĂȘme Ă©chapper Ă  la contraintede cette vie « par » et « pour », pour devenir tout Ă  fait indĂ©pendant,pouvoir faire et faire faire tout ce qu’il veut. Cette exigence delibertĂ© radicale, qui s’est manifestĂ©e toujours plus clairement dans

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les LumiĂšres et particuliĂšrement dans la voie ouverte par Rousseau,et qui dĂ©termine aujourd’hui la conscience commune, voudrait neprovenir de personne et ne se destiner Ă  personne, n’ĂȘtre de personne,ni pour personne, mais seulement ĂȘtre totalement libre. En d’autrestermes, elle considĂšre la structure fondamentale de l’existencehumaine elle-mĂȘme comme un attentat contre sa libertĂ© ; elle voudraitĂȘtre libĂ©rĂ©e de sa propre essence humaine pour devenir un « hommenouveau ». Dans la nouvelle sociĂ©tĂ©, cette dĂ©pendance aliĂ©nante etcette obligation de se donner soi-mĂȘme ne devront plus exister.

Fondamentalement, c’est une promesse qui se tient derriĂšre l’exi-gence radicale de libertĂ© de la modernitĂ© : vous serez comme Dieu.MĂȘme si Ernst Topitsch a cru pouvoir affirmer qu’aucun hommeraisonnable ne voulait plus aujourd’hui ĂȘtre semblable Ă  Dieu, ilnous faut, aprĂšs examen, affirmer l’exact contraire : le but implicitede tous les mouvements modernes de libĂ©ration est de devenir enfincomme un dieu, ne dĂ©pendre de rien ni de personne, n’ĂȘtre pluslimitĂ© dans sa libertĂ© par celle d’un autre. Une fois que l’on a dĂ©celĂ©ce noyau thĂ©ologique dans la volontĂ© de libertĂ© radicale, on perçoitcette erreur fondamentale Ă  l’Ɠuvre mĂȘme lĂ  oĂč un tel radicalismen’est pas directement voulu, ou est mĂȘme rejetĂ©. Être totalementlibre, sans la concurrence d’une autre libertĂ©, sans un « par » ou un« pour », ce n’est pas lĂ  l’image d’un dieu, mais celle d’une idole.L’erreur originelle de cette volontĂ© radicale de libertĂ© rĂ©side dansl’idĂ©e d’une divinitĂ© conçue sur un mode purement Ă©goĂŻste. Un dieuainsi conçu n’est pas un dieu mais une idole, l’image de ce que latradition chrĂ©tienne appellerait le diable – l’anti-Dieu –, parce quec’est prĂ©cisĂ©ment lĂ  le contraire absolu du Dieu vĂ©ritable : le DieuvĂ©ritable est par essence tout entier ĂȘtre-pour (le PĂšre), ĂȘtre-de (leFils), ĂȘtre-avec (l’Esprit Saint). Et l’homme est Ă  l’image de DieuprĂ©cisĂ©ment en ce que ces « de », « pour » et « avec » forment lastructure anthropologique fondamentale. LĂ  oĂč on essaie de se libĂ©-rer d’elle, on ne se dirige pas vers la divinitĂ©, mais vers la dĂ©shu-manisation, vers la destruction de l’ĂȘtre par la destruction de lavĂ©ritĂ©. La variante jacobine de l’idĂ©e de libĂ©ration (appelons ainsiles radicalismes modernes) est une rĂ©bellion contre l’ĂȘtre de l’hommelui-mĂȘme, une rĂ©bellion contre la vĂ©ritĂ©, et elle conduit ainsi leshommes – comme Sartre l’a vu avec perspicacitĂ© – Ă  une existencede la contradiction avec soi-mĂȘme, que nous appelons enfer.

Il devient donc clair que la libertĂ© est liĂ©e Ă  un critĂšre, le critĂšrede la rĂ©alitĂ© – elle est liĂ©e Ă  la vĂ©ritĂ©. La libertĂ© de s’autodĂ©truire ou

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de dĂ©truire les autres n’est pas la libertĂ©, mais sa parodie diabolique.La libertĂ© des hommes est une libertĂ© partagĂ©e, une libertĂ© dans lacoexistence des libertĂ©s, qui se limitent mutuellement et ainsi seportent. La libertĂ© doit se mesurer Ă  ce que je suis, Ă  ce que noussommes, faute de quoi elle se dĂ©truit elle-mĂȘme. Nous en venonsainsi Ă  corriger substantiellement la conception superficielle etaujourd’hui dominante de la libertĂ© : si la libertĂ© humaine ne peutconsister qu’en une coexistence ordonnĂ©e des libertĂ©s, cela signifieque l’ordre – le droit – n’est pas le concept opposĂ© de celui de lalibertĂ©, mais sa condition, un Ă©lĂ©ment constitutif de la libertĂ©. Le droitn’est pas un obstacle Ă  la libertĂ©, il la constitue. L’absence de droitest absence de libertĂ©.

2. Droit et responsabilité

Ce rĂ©sultat pose lui-mĂȘme une nouvelle question : qu’est-cequ’un droit conforme Ă  la libertĂ© ? Comment le droit doit-il ĂȘtreconstituĂ© pour ĂȘtre un droit de libertĂ© ? On sait qu’il existe une appa-rence de droit qui est un droit d’esclave et qui de ce fait n’est pas undroit, mais seulement une forme rĂ©gulĂ©e d’injustice. Mais notre cri-tique ne doit pas pour autant se porter contre le droit lui-mĂȘme, quiappartient Ă  l’essence de la libertĂ© ; elle doit dĂ©masquer les appa-rences de droit et Ɠuvrer Ă  l’instauration du vĂ©ritable droit – ce droitqui est conforme Ă  la vĂ©ritĂ© et donc Ă  la libertĂ©.

Mais comment le trouver – c’est lĂ  la grande question, la questionde l’histoire de la libĂ©ration vĂ©ritable, enfin correctement posĂ©e. Iciencore, n’utilisons pas les concepts abstraits de la philosophie, maisessayons de nous approcher de la rĂ©ponse Ă  partir des rĂ©alitĂ©s del’histoire. Si nous commençons par une petite communautĂ© facile-ment observable, nous pourrons, Ă  partir de ses possibilitĂ©s et desses limites, savoir quel est l’ordre qui sert le mieux la vie en com-mun de tous, de telle maniĂšre que de leur coexistence Ă©merge uneforme commune de libertĂ©. Mais aucune petite communautĂ© ne sesuffit Ă  elle-mĂȘme ; elle est incorporĂ©e et dĂ©terminĂ©e dans son ĂȘtremĂȘme par des ordres supĂ©rieurs auxquels elle appartient. Pendantl’ùre des États-nations, on partait du principe que la nation Ă©taitl’unitĂ© de rĂ©fĂ©rence, que son bien commun Ă©tait aussi le juste critĂšrede la libertĂ© commune. Les Ă©vĂ©nements de notre siĂšcle ont suffi-samment montrĂ© qu’on ne pouvait se contenter de ce point de vue.Saint Augustin dit Ă  ce propos qu’un État qui ne se dĂ©termine quepar rapport Ă  ses intĂ©rĂȘts communs, et non Ă  la justice elle-mĂȘme,

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n’est pas structurellement diffĂ©rent d’une bande de brigands bienorganisĂ©e, qui ne fait rien d’autre que considĂ©rer son bien propreindĂ©pendamment de celui des autres. Si nous considĂ©rons l’époquecoloniale et les dĂ©gĂąts qu’elle a laissĂ©s derriĂšre elle dans le monde,nous voyons bien que des États, aussi ordonnĂ©s et civilisĂ©s soient-ils, se rapprochent effectivement des bandes de brigands lorsqu’ilsne pensent pas au bien en soi, mais seulement Ă  leur bien propre. LalibertĂ© ainsi garantie a donc en elle-mĂȘme quelque chose de lalibertĂ© du brigand. Ce n’est pas la vraie libertĂ©, la libertĂ© vraimenthumaine. Dans la recherche du vrai critĂšre, on doit considĂ©rer toutel’humanitĂ©, et – cela est de plus en plus clairement – seulement l’hu-manitĂ© d’aujourd’hui, mais aussi celle de demain.

Le critĂšre du droit vĂ©ritable ne peut donc ĂȘtre que le bien du tout,le bien en soi. C’est Ă  partir de lĂ  que Hans Jonas a proposĂ© leconcept de responsabilitĂ© comme concept central de l’éthique 4. Celasignifie que la libertĂ©, pour ĂȘtre bien comprise, doit toujours ĂȘtrepensĂ©e en rapport avec la responsabilitĂ©. L’histoire de la libĂ©rationne peut de ce fait se dĂ©ployer que comme histoire d’une responsabi-litĂ© grandissante. La croissance de la libertĂ© ne peut plus consistersimplement en un recul indĂ©fini des limites de la libertĂ© individuelle– ce qui mĂšne Ă  l’absurditĂ© et Ă  la destruction de ces libertĂ©s indivi-duelles elles-mĂȘmes. La croissance de la libertĂ© doit ĂȘtre une crois-sance de responsabilitĂ©. Cela comprend une acceptation des liens quirĂ©sultent des exigences de la vie en commun, de la conformitĂ© Ă l’essence de l’homme. Si la responsabilitĂ© est une rĂ©ponse Ă  la vĂ©ritĂ©de l’ĂȘtre de l’homme, alors nous pouvons dire qu’une continuellepurification par la vĂ©ritĂ© est le corollaire de l’histoire de la libĂ©ration.C’est dans la purification des individus et des institutions par lavĂ©ritĂ© que consiste la vĂ©ritable histoire de la libĂ©ration.

Le principe de responsabilitĂ© pose un cadre qui a besoin d’ĂȘtrecomplĂ©tĂ© par un contenu. C’est dans ce contexte qu’il faut com-prendre le projet de formation d’une Ă©thique mondiale, pour lequelHans KĂŒng s’est passionnĂ©ment engagĂ©. Sans aucun doute est-il trĂšssensĂ©, et mĂȘme nĂ©cessaire dans la situation prĂ©sente, de rechercherles fondements communs aux traditions Ă©thiques des diffĂ©rentesreligions et cultures. En ce sens, une telle dĂ©marche est tout Ă  faitimportante et appropriĂ©e. Mais les limites de cette tentative sont

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4. H. Jonas, Le principe responsabilitĂ©, Éd. du Cerf, 1991.

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manifestes. C’est ce que montre par exemple Joachim Fest dans uneanalyse bienveillante mais aussi trĂšs pessimiste, qui rejoint d’ailleursle scepticisme de Szizyplorski 5. Il manque finalement Ă  ce mini-mum Ă©thique distillĂ© Ă  partir des religions mondiales le caractĂšrecontraignant, l’autoritĂ© intĂ©rieure dont a besoin l’éthique. MalgrĂ©tous les efforts, il lui manque aussi l’évidence rationnelle, qui dansl’idĂ©e des auteurs pourrait et devrait remplacer l’autoritĂ©. Il luimanque aussi le caractĂšre concret, qui rend une Ă©thique vraimentopĂ©ratoire.

Une idĂ©e me paraĂźt juste dans cette tentative : la raison doit Ă©cou-ter les grandes traditions religieuses, si elle ne veut pas devenirsourde, aveugle et muette sur tout ce qui constitue l’essentiel de lavie humaine. Il n’y a pas de grande philosophie qui ne vive del’écoute et de l’appropriation de la tradition religieuse. LĂ  oĂč cerapport est rompu, la philosophie se dessĂšche et devient un pur jeude concepts. La nĂ©cessitĂ© d’une telle Ă©coute est particuliĂšrementmanifeste concernant ce problĂšme de la responsabilitĂ©, c’est-Ă -direla question de l’ancrage de la libertĂ© dans la vĂ©ritĂ© du bien, dansla vĂ©ritĂ© de l’homme et du monde. En effet, aussi pertinent que soitle concept de responsabilitĂ© dans son principe, il reste toujours laquestion de savoir comment nous devons reconnaĂźtre ce qui est bonpour tous, et ce qui est bon non seulement pour aujourd’hui, maisaussi pour demain.

3. La vérité de notre humanité

La question des rapports entre la responsabilitĂ© et la libertĂ© nepeut ĂȘtre tranchĂ©e par une simple considĂ©ration des consĂ©quences.Nous devons revenir Ă  l’idĂ©e selon laquelle la libertĂ© humaine estune libertĂ© dans la coexistence des libertĂ©s ; c’est seulement ainsiqu’elle est vraie, qu’elle est conforme Ă  la condition humaine. Celasignifie que je ne dois pas chercher Ă  introduire du dehors des Ă©lĂ©-ments corrigeant la libertĂ© de l’individu : libertĂ© et responsabilitĂ©,

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5. J. Fest, Die schwierige Freiheit (la difficile libertĂ©), Berlin, 1993, parti-culiĂšrement p 47 Ă  81. Page 80, il rĂ©sume ainsi l’« Ă©thique mondiale » deKĂŒng : « plus on avance dans un consensus basĂ© sur des concessions, plus lesnormes Ă©thiques deviennent lĂąches et donc impuissantes, jusqu’à ce que le pro-jet revienne finalement au renforcement de cette morale non contraignante quin’est prĂ©cisĂ©ment pas le but mais le problĂšme ».

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libertĂ© et vĂ©ritĂ© resteraient alors des contraires, ce qu’elles ne sontpas. La reconnaissance de ce qu’est vĂ©ritablement l’individu ren-voie d’elle-mĂȘme au tout, aux autres. C’est pourquoi nous pouvonsdire qu’il y a une vĂ©ritĂ© commune, reposant en chaque homme, denotre humanitĂ©, ce que la tradition a appelĂ© « nature » de l’homme.La foi en la crĂ©ation nous permet de dire, plus prĂ©cisĂ©ment, queDieu a une idĂ©e de l’homme, Ă  laquelle notre tĂąche est de rĂ©pondre.En elle, libertĂ© et communautĂ©, ordre et orientation vers l’avenir nefont plus qu’un.

La responsabilitĂ© signifierait alors vivre l’ĂȘtre comme rĂ©ponse– rĂ©ponse Ă  ce que nous sommes en vĂ©ritĂ©. Cette vĂ©ritĂ© de l’homme,dans laquelle le bien de tous et la libertĂ© sont indissolublement liĂ©sl’un Ă  l’autre, est exprimĂ©e dans la tradition biblique par le DĂ©ca-logue, qui d’ailleurs coĂŻncide Ă  beaucoup d’égards avec les grandestraditions Ă©thiques des autres religions. Le DĂ©calogue est Ă  la foisauto-prĂ©sentation de Dieu et explication de l’ĂȘtre humain, manifesta-tion de sa vĂ©ritĂ© rendue visible dans le miroir de la divinitĂ©, parce quel’homme ne peut ĂȘtre pleinement compris qu’à partir de Dieu. Vivrele DĂ©calogue signifie vivre sa propre ressemblance avec Dieu,rĂ©pondre Ă  la vĂ©ritĂ© de notre ĂȘtre et ainsi faire le bien. Pour le redireencore autrement : vivre le DĂ©calogue signifie vivre la divinitĂ© del’homme, et c’est prĂ©cisĂ©ment ceci qui est libertĂ© : l’union de notreĂȘtre avec l’ĂȘtre divin et l’harmonie de tous avec tous qui en rĂ©sulte 6.

Pour bien comprendre cette affirmation, il faut encore ajouter uneremarque. Toute grande parole humaine pĂ©nĂštre, au-delĂ  de ce quiest dit, dans une profondeur plus grande. Dans le dit se tient toujoursun non-dit, qui fait croĂźtre la parole avec le dĂ©roulement du temps.Et si cela est vrai du discours humain, Ă  plus forte raison l’est-ce dela Parole qui vient de la profondeur divine. On n’a jamais fini decomprendre le DĂ©calogue. Dans les situations successives et chan-geantes oĂč se trouve engagĂ©e la responsabilitĂ© historique, il apparaĂźtĂ  chaque fois dans une perspective nouvelle, dans une dimensionnouvelle de sa signification. Nous sommes Ă  chaque fois introduitsdans la totalitĂ© de la vĂ©ritĂ©, une vĂ©ritĂ© qui ne peut ĂȘtre contenue dansun moment historique (cf. Jean 16, 12 et suiv.). Pour les chrĂ©tiens,l’explication qui a Ă©tĂ© donnĂ©e dans la Parole, la Vie, la Passion et laRĂ©surrection du Christ est l’explication dĂ©cisive dans laquelles’ouvre une profondeur inimaginable auparavant. C’est pour cela

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6. Cf. catĂ©chisme de l’Église catholique, n° 2052-2082.

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que l’ Ă©coute humaine de la Bonne Nouvelle de la foi n’est pas larĂ©ception passive d’une information inconnue par ailleurs, maisl’éveil de notre mĂ©moire enfouie et l’ouverture de nos capacitĂ©s decomprĂ©hension, qui en nous attendent la lumiĂšre de la vĂ©ritĂ©. Unetelle comprĂ©hension est un processus hautement actif, dans lequell’étude strictement rationnelle des critĂšres de notre responsabilitĂ©arrive vraiment Ă  son terme. L’étude rationnelle n’est pas Ă©touffĂ©emais libĂ©rĂ©e d’une spirale dĂ©sespĂ©rĂ©e et remise sur la voie. Que leDĂ©calogue, dĂ©ployĂ© par la comprĂ©hension rationnelle, soit larĂ©ponse Ă  l’attente intĂ©rieure de notre ĂȘtre ne signifie pas qu’il soitle contrepoids de notre libertĂ©, mais au contraire sa forme rĂ©elle.Il est le fondement de tout droit Ă  la libertĂ©, et la vĂ©ritable force libĂ©-ratrice de l’histoire humaine.

Pour conclure

« Peut-ĂȘtre la vieille machine Ă  vapeur des LumiĂšres, aprĂšs deuxsiĂšcles de bons et loyaux services, sans problĂšme, s’est-elle arrĂȘtĂ©esous nos yeux et par notre fait. Et la vapeur se perd dans les airs. »C’est par le diagnostic pessimiste de Szizyplorski que nous avonscommencĂ© notre rĂ©flexion. Sans problĂšmes, le travail de cettemachine ne l’a jamais Ă©tĂ© – il suffit de penser aux deux guerres mon-diales et aux dictatures de notre siĂšcle. Mais je voudrais ajouter qu’iln’est absolument pas nĂ©cessaire de rĂ©pudier l’hĂ©ritage des LumiĂšresen tant que tel et en totalitĂ©, de le ranger au rayon des machinesobsolĂštes. Ce qui est vĂ©ritablement nĂ©cessaire, c’est de corriger soncours, sur trois points essentiels, qui rĂ©sumeront mes rĂ©flexions.

1. La conception de la LibertĂ© comme rĂ©sultant d’une libĂ©rationpar la disparition des normes, la continuelle extension des libertĂ©sindividuelles, jusqu’à la libĂ©ration totale de tout ordre, est uneconception fausse. La libertĂ©, pour ne pas conduire au mensonge etĂ  l’autodestruction, doit s’orienter vers la vĂ©ritĂ©, c’est-Ă -dire vers ceque nous sommes vĂ©ritablement, et qui correspond Ă  notre ĂȘtre.Puisque l’homme est un ĂȘtre-de, un ĂȘtre-pour et un ĂȘtre-avec, lalibertĂ© humaine ne peut consister qu’en coexistence ordonnĂ©e deslibertĂ©s. Le droit n’est donc pas le contraire de la libertĂ©, il en estla condition, il en est mĂȘme constitutif. La libĂ©ration ne consiste pasen une progressive abolition du droit et des normes, mais en unepurification de nous-mĂȘme et en une purification des normes, de

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telle sorte qu’elles rendent possible la coexistence des libertĂ©shumaines.

2. De la vĂ©ritĂ© de notre ĂȘtre dĂ©coule autre chose : jamais ne se rĂ©a-lisera, dans notre histoire humaine, l’état absolument idĂ©al, jamaisne pourra ĂȘtre Ă©difiĂ© un ordre dĂ©finitif des libertĂ©s. L’homme esttoujours en chemin et toujours fini. Face Ă  l’iniquitĂ© Ă©vidente del’ordre socialiste et face Ă  tous les problĂšmes de l’ordre libĂ©ral,Szizyplorski avait posĂ© une question pleine de doutes : peut-ĂȘtre n’ya-t-il pas de droit ? À cela, nous devons rĂ©pondre qu’en effet, l’ordreidĂ©al des choses, qui est le vrai droit, n’existera jamais 7. Une telleprĂ©tention ne peut pas ĂȘtre exprimĂ©e en vĂ©ritĂ©. Si la foi dans le pro-grĂšs n’est pas fausse Ă  tous les Ă©gards, il n’en est pas de mĂȘme dumythe du monde bientĂŽt libĂ©rĂ©, dans lequel tout sera diffĂ©rent, toutsera bon. Nous ne pouvons jamais Ă©difier que des ordres relatifs, quine peuvent jamais ĂȘtre que relativement justes. Mais nous devonsprĂ©cisĂ©ment nous efforcer de nous approcher autant que possible dudroit vĂ©ritable. Tout le reste, toute eschatologie Ă  l’intĂ©rieur de l’his-toire ne libĂšre pas mais trompe et par lĂ  mĂȘme asservit. Lesconcepts qui l’accompagnent, tels que changement et rĂ©volution,doivent eux aussi ĂȘtre dĂ©mythifiĂ©s. Le changement n’est pas un bienen soi. Le fait qu’il soit bon ou qu’il soit mauvais dĂ©pend de soncontenu concret et de ce qui s’y rapporte. Je le rĂ©pĂšte, l’idĂ©e selonlaquelle le principal devoir dans la lutte pour la libertĂ© serait latransformation du monde est un mythe. Dans l’histoire, il y auratoujours des hauts et des bas. En ce qui concerne la nature moralede l’homme, elle ne se dĂ©ploie pas de façon linĂ©aire, mais consisteen rĂ©pĂ©titions. Notre tĂąche est de lutter aujourd’hui pour unemeilleure organisation de la coexistence des hommes, et pour celade dĂ©fendre le bien acquis, de surmonter le mal existant et d’empĂȘ-cher l’intrusion de forces de destruction.

3. Nous devons aussi renoncer au rĂȘve de l’autonomie absolue dela raison et de son autosuffisance. La raison humaine a besoin des’appuyer sur les grandes traditions religieuses de l’humanitĂ©. ElleconsidĂ©rera de façon critique chaque tradition religieuse. La patho-logie de la religion est la maladie la plus dangereuse de l’esprithumain. Elle existe dans les religions, mais elle existe prĂ©cisĂ©ment

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7. Cf. la constitution du concile Vatican II Gaudium et spes,n° 78 : « numquampax pro semper acquista est ... »

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aussi lĂ  oĂč la religion est rejetĂ©e en tant que telle et oĂč on donneĂ  des biens relatifs une valeur absolue : les systĂšmes athĂ©s dela ModernitĂ© sont les exemples les plus effrayants d’une passionreligieuse dĂ©tournĂ©e de son principe, c’est-Ă -dire d’une maladiemortelle pour l’esprit humain. LĂ  oĂč Dieu est niĂ©, la libertĂ© n’est pasconstruite mais au contraire privĂ©e de son fondement et par lĂ  dĂ©for-mĂ©e 8. LĂ  oĂč les traditions religieuses les plus pures et les plus pro-fondes sont rejetĂ©es, l’homme se sĂ©pare de sa vĂ©ritĂ©, il vit contre elleet perd sa libertĂ©. MĂȘme l’éthique philosophique ne peut ĂȘtre complĂš-tement autonome. Elle ne peut renoncer Ă  l’idĂ©e de Dieu, ni Ă  l’idĂ©ed’une vĂ©ritĂ© de l’ĂȘtre ayant un caractĂšre Ă©thique. S’il n’y a pas devĂ©ritĂ© de l’homme, alors l’homme n’a pas de libertĂ©. Seule la vĂ©ritĂ©rend libre.

(Titre original : Freiheit und Wahrheit ;traduit de l’allemand par Bernard Pauthier et Nicolas Bauquet.)

Joseph Ratzinger, nĂ© en 1927. Professeur de thĂ©ologie dogmatique, archevĂȘquede Munich et de Freising, cardinal en 1977. Depuis 1982, prĂ©fet de la CongrĂ©-gation romaine pour la doctrine de la foi, Ă©lu en 1992 membre de l'AcadĂ©miedes sciences morales et politiques de l'Institut de France. DerniĂšre publication :La Mort et l'au-delĂ , nouvelle Ă©dition augmentĂ©e, Communio-Fayard, 1994.

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8. Cf. J. Fest.

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L’Ɠuvre du P. GonzĂĄlez de Cardedal est peu connue enFrance 1. Il s’agit pourtant d’un Ă©minent thĂ©ologien catho-lique espagnol. NĂ© prĂšs d’Ávila en 1934, il a Ă©tudiĂ© la

thĂ©ologie Ă  Munich et Ă  Oxford. Membre de la Commission thĂ©olo-gique internationale, il fut appelĂ© par Hans Urs von Balthasar pourparticiper Ă  la fondation de l’édition espagnole de Communio.Il enseigne la thĂ©ologie Ă  l’UniversitĂ© pontificale de Salamanque.Sa magistrale Ă©tude de christologie, JesĂșs de Nazareth, a connu troisĂ©ditions et a Ă©tĂ© traduite en plusieurs langues (sauf en français).Dans plusieurs autres livres, il a montrĂ© son goĂ»t pour la poĂ©sie, sanostalgie pour l’Espagne et la qualitĂ© de sa rĂ©flexion esthĂ©tique etthĂ©ologique. Dans la somme qu’il vient de publier (La entraĂźneurslangues (sauf, Salamanca 1997, 2e Ă©d. 1998), Olegario GonzĂĄlez deCardedal expose son approche existentielle et radicale du christia-nisme et de l’ĂȘtre-chrĂ©tien. En attendant la parution, trĂšs souhai-table, d’une traduction française de cet ouvrage, les « bonnesfeuilles » du prologue proposent un accĂšs Ă  l’essentiel de sa pensĂ©e.

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Olegario GONZÁLEZ DE CARDEDAL

Au cƓur du christianisme*

Communio, n° XXIV, 2 – mars-avril 1999

* La entrade l’espagnol par J, Salamanca 1997, 2e Ă©d. 1998, tr. fr. des p. IX Ă XV. Nous avons traduit entrala (litt.: viscĂšre, entrailles) par « cƓur », plusadaptĂ© en français. 1. On trouvera des articles du P. GonzĂĄlez de Cardedal dans Communio, tomeXX, 4 – n° 120 (N.d.T.).

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Quel est l’objet de ce livre ? Il se propose de prĂ©senter le chris-tianisme dans ses Ă©lĂ©ments et principes les plus essentiels, non pascomme une accumulation de faits et d’idĂ©es, de normes et de pro-messes, mais Ă  partir de ses racines et de sa structure originale, enfaisant attention Ă  son contenu thĂ©ologique, Ă  sa genĂšse historique etĂ  sa signification existentielle. Pour cela, nous distinguons a priorientre le christianisme (principe historique et thĂ©ologique), la chrĂ©-tientĂ© (principe communautaire et institutionnel) et l’ĂȘtre-chrĂ©tien(principe subjectif et personnel). Dieu, la communautĂ© et l’hommeen constituent la rĂ©alitĂ©. Le mot ĂȘtre-chrĂ©tien dĂ©signe la rĂ©alisation(au sens du terme de realization chez le cardinal Newman) descontenus chrĂ©tiens dans la conscience et la libertĂ© de chacun qui nese mettent Ă  exister vraiment pour l’homme que lorsque, enaccueillant le don que Dieu lui octroie par la mĂ©diation de l’Église,il le convertit en principe dĂ©terminant de sa propre existence.

I

Depuis le dĂ©but du XVIe siĂšcle, la conscience moderne a tentĂ© dese tourner vers le christianisme primitif et de redĂ©couvrir l’essencedu christianisme en allant, moins Ă  l’histoire et Ă  la surface qu’à cequi en constitue le noyau et la racine, pour discerner l’essence ou lasubstance qui le constitue et Ă  la fois le diffĂ©rencie des autres reli-gions et idĂ©ologies. Quel est le noyau thĂ©ologique du chrĂ©tien dansune telle coquille historique et quelle est la sĂšve religieuse qui coulesous l’écorce institutionnelle et sociale ? C’est la question qui aconduit des philosophes comme Feuerbach et Troeltsch, des histo-riens comme Semler ou Harnack, des thĂ©ologiens comme Adam,Guardini, Söhngen, Schmaus et Urs von Balthasar Ă  penser et Ă Ă©crire des essais classiques sur « l’essence du christianisme ». AuXIXe siĂšcle, sous l’influence de Hegel, les grands maĂźtres de l’Écolede TĂŒbingen, Drey et Staudenmaier, Newman, d’autres encore, ontparlĂ© de l’« esprit du christianisme », du « concept du christianisme »,de l’« idĂ©e du christianisme ». De nos jours, Welte et Rahner ontĂ©crit dans le mĂȘme sens. Aucune Ɠuvre portant ce titre n’existe enespagnol. Nous avons Ă©cartĂ© le mot « essence » parce que, mĂȘme sinous sommes animĂ©s du mĂȘme souci que les auteurs que nousvenons de citer, ce mot ne nous est pas apparu le plus appropriĂ©.

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Lorsque nous faisons rĂ©fĂ©rence Ă  quelque chose, nous parlons deson « essence » ; en revanche, lorsque nous parlons d’une personne,en voulant dĂ©signer ce qu’elle a de plus intime en elle, nous parlonsde son cƓur. Le christianisme est une rĂ©alitĂ© de caractĂšre personnel,tant pour son fondateur, l’homme JĂ©sus, que pour le contenu de sonmessage, l’autorĂ©vĂ©lation de Dieu et pour son objectif ultime :configurer la personne Ă  la vie mĂȘme de Dieu, par la mĂ©diationdu Christ et de l’Esprit saint. Dans le christianisme, nous voyonscomme le cƓur misĂ©ricordieux de Dieu, manifestĂ© en la personne deJĂ©sus, livrĂ© pour nous Ă  la mort et qui par la rĂ©surrection nous arendu possibles une vie nouvelle et la rĂ©surrection de toute chair.Le cƓur du christianisme est que Dieu a pris corps de l’homme(l’Incarnation) et Ă  cause de cela a pris un cƓur d’homme, il saitde lui-mĂȘme ce que c’est que l’homme, avec sa rĂ©alisation dansle temps (l’histoire) et sa consommation par le temps (la mort). Lechristianisme passe du cƓur de Dieu incarnĂ© au cƓur de l’hommemortel et pĂ©cheur, rachetable et ressuscitable dans sa constitution laplus intime. L’homme est chair, Ăąme et esprit. Avec ce mot de« cƓur » qui guide toute l’orientation de ce livre, nous avons vouluoffrir une comprĂ©hension historique et thĂ©ologique, intime et per-sonnelle, du christianisme qui puisse dĂ©passer toute comprĂ©hensionrationaliste et moraliste, ou simplement institutionnelle ou pratique.

La thĂ©ologie française a toujours soulignĂ© la dimension histo-rique du christianisme et sa signification culturelle ; la thĂ©ologieallemande a cherchĂ© son essence et a Ă©laborĂ© une conception philo-sophique ; la thĂ©ologie espagnole a perçu son intentionnalitĂ© per-sonnelle, en montrant comment sa substance est la communionintime du destin, de l’expĂ©rience et du futur entre Dieu et l’homme,rĂ©alisĂ©e extĂ©rieurement pour tous les hommes par l’Incarnation etintĂ©rieurement en chacun de nous par le don de l’Esprit saint. Lemeilleur exposĂ© est celui de Jean de la Croix, avec une thĂ©ologieprĂ©cise dans son orientation biblique et trinitaire, qui se rĂ©fĂšre auFils (le Cantique), Ă  l’Esprit (la Vive Flamme) et au PĂšre (la Nuit).Les historiens ont cherchĂ© l’origine des expressions « essence duchristianisme » et « substance du christianisme » en remontant duromantisme aux LumiĂšres et au delĂ  jusqu’à la spiritualitĂ© françaiseet la rĂ©forme protestante. Il y a un texte de Jean de la Croix qui unitla substance objective de la rĂ©alitĂ© chrĂ©tienne avec l’expĂ©rienceintime qu’elle comporte :

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« parce qu’il y a des choses si intĂ©rieures et si spirituelles pour les-quelles les mots font couramment dĂ©faut, parce que le spirituelexcĂšde le sensible, il est bien difficile de dire quoi que ce soit de lasubstance ; car on parle bien mal de ce qu’on a le plus Ă  cƓur, sinondans un esprit cordial » 2.

Prolongeant la concentration sur l’humanitĂ© du Christ, dont sainteThĂ©rĂšse est au principe et qui fut actualisĂ©e en France par les CarmĂ©-lites dĂ©chaussĂ©es, le cardinal de BĂ©rulle 3, qui Ă©tait venu les chercherpersonnellement Ă  Salamanque, Ă©crivait en 1623 :

« Comme Dieu a fait, en l’homme, un abrĂ©gĂ© du monde et de soi-mĂȘme, aussi a-t-il voulu faire, en l’homme-Dieu, en une maniĂšre bienplus excellente, un divin composĂ© de l’ĂȘtre crĂ©Ă© et incrĂ©Ă©, un abrĂ©gĂ©de soi-mĂȘme et du monde, ou pour mieux dire, un nouveau monde etbien plus excellent : un monde incomparable, le soutien, le salut, l’ap-pui et la fin* du monde. Et, en ce monde nouveau, incomparable etdivin, il fait non un raccourcissement, mais une Ă©tendue et diffusionde ses grandeurs et perfections divines, oĂč la profusion et la plĂ©nitudede la divinitĂ© reluit singuliĂšrement et s’y rend Ă©galement aimable etadorable. » 4 (Bien noter le sens finaliste du mot employĂ© ici.)

Au XXe siĂšcle, nous trouvons de nouvelles expressions de ladimension d’incarnation et d’intimitĂ© du christianisme. UnamunosuggĂšre comment l’Éternel a dĂ©ployĂ© son cƓur sur le monde :

« le temps se retire, /et l’éternel dĂ©ploie son cƓur ».

Xavier Zubiri explicite avec rigueur la dĂ©finition personnelle dela vĂ©ritĂ© et de l’implication corporelle du Dieu :

« le corps de la vĂ©ritĂ© est un corps (sĂŽma) intrinsĂšquement historique.Et, prĂ©cisĂ©ment Ă  cause de cela, il va nous Ă©clairer sur Dieu et sur leChrist, mais pas sĂ©parĂ©ment. Le Christ n’a pas rĂ©vĂ©lĂ© Dieu en disantce que Dieu Ă©tait, mais il le fit d’une maniĂšre plus modeste, plus radi-cale aussi. Il nous a rĂ©vĂ©lĂ© Dieu non pas en parlant, mais en l’étant.D’oĂč l’implication intĂ©rieure, “somatique” entre l’idĂ©e de Dieu quise dĂ©ploie dans le christianisme et l’idĂ©e de la rĂ©alitĂ© mĂȘme duChrist » 4 ;

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SIGNETS ---------------------------------------------------------- Olegario GonzĂĄlez de Cardedal

2. Nous avons essayĂ© de rendre l’intraduisible jeu de mots de Jean de la Croix :« tambiĂ©n porque se habla mal en las entra » La vive flamme d’amour (N.d.T.). 3. Cardinal Pierre de BĂ©rulle, ƒuvres complĂštes, discours 11. t. VII, p. 427,Éd. Oratoire de JĂ©sus, Éd. du Cerf, 1996.4. X. ZUBIRI, El problema filosĂłfico de la historia de las religiones, Madrid,1993, p. 267-268.

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On ne peut parler en vĂ©ritĂ© de l’essence du christianisme que sion comprend Dieu et l’homme sur le mode de l’incarnation et de larelation, Ă  la lumiĂšre de la double mission trinitaire : l’incarnationdu Fils, qui confĂšre Ă  Dieu figure dans le monde et l’envoi de l’Esprit,qui lui confĂšre forme dans l’Église et contenu dans la conscience dechaque homme. C’est pour cela que le cƓur du christianisme ne secomprend qu’à la lumiĂšre du cƓur humain du Christ, oĂč la majestĂ©de Dieu coexiste avec la petitesse de l’homme, sa gloire avec nospĂ©chĂ©s, dans un admirable Ă©change. Depuis que Dieu et l’homme sesont rencontrĂ©s, c’est lĂ  que se trouvent le cƓur du monde et lecentre de l’histoire. Tertullien a formulĂ© d’une façon indĂ©passablecomment en Christ le Deus semper major (le « Dieu toujours plusgrand ») se fait Deus semper minor (« le Dieu toujours plus petit »),afin que l’homme qui par le pĂ©chĂ© s’était trouvĂ© au plus bas de toutfut exaltĂ© au plus haut. « Deus pusillus inventus est ut homo maxi-mus fieret » (« Dieu s’est fait le plus petit pour que l’homme devĂźntle plus grand » 5). Le cƓur du christianisme ne se comprend que dansun culte en esprit, joint Ă  la docilitĂ© Ă  l’Esprit, qui est l’actualitĂ© duChrist et l’actualisation du PĂšre dans l’homme et dans le monde.

II

Nous avons voulu commencer par cet enracinement de Dieu et del’homme dans le Christ pour remonter le long du tronc et desbranches du christianisme historique. Ces racines permettent decomprendre l’épais feuillage de tant d’institutions et de situationsqui parfois nous cachent, comme des arbres, la forĂȘt ou comme desfeuilles, les fruits. Il arrive Ă  beaucoup de nos contemporains lamĂȘme chose qui arriva Ă  saint MillĂĄn 6, quand de berger il voulutdevenir ermite et, reconnaissant qu’il ne savait pas le contenu ni lesfondements de la foi, se rendit devant l’abbĂ© pour lui exposer sonsentiment :

« je ne sais pas les lettres, daigne me les apprendre ; de la croyance sainte, je ne comprends pas la racine ;

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5. Tertullien, Contre Marcion II, 27, 7. 6. Æmilianus, qui fonda au VIùme siùcle le monastùre de la Cogolla, dans laprovince de la Rioja. Sa vie fait l’objet d’un long poùme de Gonzalo de Berceo(XVIIIe siùcle) (N.d.T.).

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pĂšre, prends pitiĂ© de moi, prosternĂ© Ă  tes pieds, pour qu’en cette misĂšre, tu me tendes la main 7. »

Le thĂ©ologien a voulu accomplir sa mission en « tendant lamain », c’est-Ă -dire en Ă©tendant la main pour rendre le christianismeintelligible, crĂ©dible et aimable Ă  nos contemporains. La tĂąche pri-mordiale de la thĂ©ologie aujourd’hui est de conjuguer la rĂ©alitĂ© deDieu et la vocation de l’homme, dĂ©passant l’écart entre l’histoire etle dogme, le rĂ©cit Ă©vangĂ©lique et la pensĂ©e mĂ©taphysique, la piĂ©tĂ©individuelle et l’appartenance ecclĂ©siale, l’existence historique etl’existence chrĂ©tienne. Ce travail de « conjugaison » constitue le plusgrand apport que la thĂ©ologie puisse faire Ă  la vĂ©ritĂ© et Ă  la plĂ©nitudede l’existence humaine.

Le rythme intĂ©rieur de ce livre a Ă©tĂ© commandĂ© par deux objec-tifs. Le premier est de comprendre la trajectoire de la consciencemoderne, de la Renaissance Ă  nos jours, pour voir comment elle aconditionnĂ© la maniĂšre dont les rĂ©alitĂ©s chrĂ©tiennes sont conçues etjugĂ©es. Le second objectif est d’offrir les contenus essentiels de lafoi, tels qu’ils sont exprimĂ©s dans le credo, en rĂ©fĂ©rence et en dia-logue avec leur histoire. Nous partons de l’extĂ©rioritĂ© historiquepour atteindre l’intĂ©rioritĂ© personnelle et atteindre pour finir l’altĂ©-ritĂ© mĂ©taphysique. Le christianisme prĂ©suppose ces trois dimen-sions : la transcendance, l’historicitĂ©, l’intĂ©rioritĂ©. Il met en jeu tousles dynamismes de la personne humaine : mĂ©moire, intelligence,volontĂ©. Il actualise les trois temps de l’homme : passĂ©, prĂ©sent etavenir. Il ouvre au mystĂšre de Dieu comme Principe absolu (PĂšre),comme Figure dans l’histoire (Fils), comme Don dans l’intĂ©rioritĂ©(Esprit saint). C’est la logique qui dĂ©termine les trois parties de celivre.

Tout ceci Ă©tant dit, nous n’avons pas pour autant l’intention dedonner une dĂ©monstration du christianisme Ă  partir de faits quigarantissent sa vĂ©ritĂ© positive, ni Ă  partir de principes gĂ©nĂ©raux dontl’évidence logique rende l’adhĂ©sion nĂ©cessaire. Dieu, dans sa trans-cendance comme dans son incarnation, n’est pas dĂ©ductible commeune consĂ©quence des prĂ©misses ; et il est encore moins rĂ©ductiblecomme on rĂ©duit un ennemi, un fauve ou un dĂ©ment. Dieu est parnature personnel, il est un sujet de libertĂ© et un arbitre de souverai-

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SIGNETS ---------------------------------------------------------- Olegario GonzĂĄlez de Cardedal

7. G. de Berceo, Vida de San MillĂĄn de la Cogolla, strophe 18 in Obra CompletaMadrid 1992, p. 131.

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netĂ©. Il n’est connu que s’il est reconnu, cherchĂ© et aimĂ©, et, commetout ĂȘtre personnel, il n’accepte ni violence ni violation. Pour leconnaĂźtre, il faut s’engager dans une relation rĂ©ciproque de libertĂ©et d’amour.

Le christianisme n’a pas besoin de dĂ©monstration thĂ©orique ni devĂ©rification empirique : il a besoin d’une interprĂ©tation intellectuelleet d’une mise en Ɠuvre rĂ©elle. La philosophie antique parlait dĂ©jĂ des « exercices spirituels » 8, les PĂšres de l’Église de la « gymnas-tique des yeux du cƓur », saint Ignace de Loyola passe de lacontemplation thĂ©orique aux « exercices spirituels » et Kierkegaardoppose au christianisme spĂ©culatif de Hegel un « exercice du chris-tianisme Ă©vangĂ©lique ». La thĂ©ologie ne doit pas tant dĂ©montrer lafoi que la montrer, comme on montre une Ɠuvre d’art ou on inter-prĂšte une symphonie. Sa vĂ©ritĂ© se dĂ©voile dans la rĂ©vĂ©lation Ă  ceuxqui ont des yeux aimants et des oreilles attentives. Sa vĂ©ritĂ© s’at-teste, s’accrĂ©dite et se dĂ©fend par elle-mĂȘme ; mais davantage Ă  ceuxqui veulent l’accueillir et qui la « cherchent », parce que toutĂ©chappe aux yeux aveugles et aux oreilles sourdes. Mais les perlesne cessent pas pour autant d’ĂȘtre des perles, mĂȘme si tous les ani-maux ne les reconnaissent pas. L’Évangile rĂ©vĂšle toute sa beautĂ©et toute sa puissance quand il cesse d’ĂȘtre une partition de notesmortes pour devenir un concert d’hommes vivants. Les vraiscroyants, et parmi eux les saints, montrent la diffĂ©rence et la conti-nuitĂ© entre la musique Ă©crite et la musique vivante. François de SalesĂ©crivait justement : « qu’est autre chose la vie des saints que l’Évan-gile mis en Ɠuvre ? Il n’y a non plus de diffĂ©rence entre l’ÉvangileĂ©crit et la vie des saints qu’entre une musique notĂ©e et une musiquechantĂ©e » 9. Lorsqu’une personne paraĂźt, lorsqu’un tableau estdĂ©voilĂ© ou qu’une symphonie est interprĂ©tĂ©e, on ne rĂ©pond paspar des arguments, avant de l’avoir contemplĂ©e, Ă©coutĂ©e et accueillie.Le christianisme est un fait qui doit se situer dans l’histoire, uneproposition de sentiment qui doit s’intĂ©grer dans la personne,une promesse qui doit s’interprĂ©ter aprĂšs l’ouverture profonde denotre esprit au Futur absolu.

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8. Voy. Pierre Hadot Qu’est-ce que la philosophie antique ? Paris, 1995 p. 276-333 (N.d.T.). 9. Lettre du 5 octobre 1604 Ă  Mgr FrĂ©myot, archevĂȘque de Bourges et frĂšre deJeanne de Chantal (ƒuvres complĂštes, Annecy, 1902, t. 12, p. 306 ).

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III

Je me suis proposĂ© dans le prĂ©sent ouvrage d’établir un pont entrela thĂ©ologie scientifique, qui travaille entre ses murs, et la piĂ©tĂ© desfidĂšles, qui, dans les intempĂ©ries et hors des murs, vit de rĂ©flexionnourriciĂšre et d’illumination critique. Ce livre voudrait offrir un fild’Ariane pour s’orienter dans le christianisme comme un fait vĂ©ri-fiable, une idĂ©e pensable et une proposition vivable, afin qu’il nenous apparaisse pas comme un labyrinthe oĂč l’on n’a pas d’accĂšs sion est au dehors et oĂč on se perd si on se trouve Ă  l’intĂ©rieur. Le lec-teur excusera la taille excessive de ce livre, mais il peut d’abord s’entenir aux cent premiĂšres pages du livre, qui sont une anticipation dela totalitĂ© (ou comme un seul et mĂȘme chapitre rĂ©Ă©crit dans tous lesautres). Chaque chapitre est suivi d’une bibliographie minimale, quipermet de continuer Ă  penser. L’auteur a toujours enviĂ© l’admirablemonotonie du QuatriĂšme Évangile, oĂč chaque chapitre traite tou-jours de la mĂȘme chose, tout en ayant Ă  chaque fois un caractĂšre denouveautĂ© ! Le reste du livre est une explicitation et n’a peut-ĂȘtre devaleur que parce qu’au dessus de lui comme le bel encadrementd’un tissu grossier, apparaissent les centaines de textes que j’ai tirĂ©sde la meilleure tradition chrĂ©tienne. Ils composent notre horizon spi-rituel, nous arrachant Ă  la concentration dans l’instant temporel oĂčnous enferment les pouvoirs dominants afin de nous distraire etde nous empĂȘcher de rĂ©pondre Ă  tout autre appel qu’à leur service.L’histoire n’est pas d’abord une source d’information : elle estd’abord une source de libĂ©ration. Ne peut vraiment connaĂźtre lechristianisme que celui qui sait ce qu’il a donnĂ© de lui-mĂȘme dansles trente siĂšcles de son existence, ce qu’il contient aujourd’hui, etce qu’il permet d’espĂ©rer pour demain. Notre mĂ©thode d’expositionest une mĂ©thode de pĂ©nĂ©tration concentrique et non pas d’avancĂ©elinĂ©aire, de sorte que dans chaque thĂšme les questions apparaissent,qui sont connexes de maniĂšre directe ou indirecte avec lui. Un indexgĂ©nĂ©ral permet au lecteur de retrouver les thĂšmes, les auteurs, lespassages de la Bible, qu’il peut chercher.

Le style du livre a voulu ĂȘtre tout Ă  la fois Ă©difiant, critique etmĂ©ditatif. Ă©difiant, parce qu’il a Ă©tĂ© Ă©crit avec l’amour qui seulconstruit. Critique parce que la foi donne des yeux Ă  notre espritpour discerner et deviner ce qui est au delĂ  de notre regard naturel,mĂ©ditatif enfin parce qu’il implique le sujet pensant avec son destinpensĂ© et parce que la vĂ©ritable mĂ©ditation ne s’arrĂȘte jamais. Depuis

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SIGNETS ---------------------------------------------------------- Olegario GonzĂĄlez de Cardedal

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cette extension Ă  l’infini et cette connaturalisation avec l’Infini,devenu finitude par l’Incarnation en Christ, nous pouvons distinguerla gloire de Dieu et admirer dans sa lumiĂšre notre gloire d’hommes.« Per quem glorificatur Pater et glorificatur homo » (« l’homme estaussi glorifiĂ© par Celui par qui le PĂšre est glorifiĂ© »), disait saintIrĂ©nĂ©e 10. Dans le christianisme, il est question de cƓur et d’appĂ©tit,et pas seulement d’idĂ©es et de raisons. Un des maĂźtres de la pensĂ©ethĂ©ologique du vingtiĂšme siĂšcle, Henri de Lubac, a Ă©crit, dans unelettre Ă  Maurice Blondel :

« si trop souvent aujourd’hui la vie gĂ©nĂ©rale de l’humanitĂ© seretire du christianisme, c’est peut-ĂȘtre qu’on a trop souvent dĂ©racinĂ©le christianisme des viscĂšres intimes de l’homme » 11.

Les trois paroles clefs de ce livre sont : racine, cƓur et christia-nisme ; elles parlent d’un christianisme radical, intime et vraimentchrĂ©tien.Elles nous renvoient au mystĂšre qui, Ă©tant le Principe Ă©ter-nel, a jailli comme une source dans notre monde, est parvenu Ă  touthomme comme une eau vive, qui arrose sa terre et Ă©claire saconscience. La rĂ©alitĂ© divine qui est rĂ©vĂ©lĂ©e possĂšde une dimensionabsolue, une dimension objective et une dimension subjective ; Ă cause de cela, la mĂ©taphysique, l’histoire et la mystique sont Ă©gale-ment nĂ©cessaires au christianisme, chacun en son lieu propre, sanspouvoir remplacer les autres. Au delĂ  d’une conception statique(essence du christianisme) et en deçà d’une conception tragique(agonie du christianisme), nous proposons une comprĂ©hensiondynamique, valide en thĂ©orie et vivable dans l’histoire.

Ce livre ne prĂ©tend certes pas rĂ©server Ă  l’exercice ou Ă  l’enga-gement Ă©thique de la raison l’accĂšs Ă  l’absolu, mais il demande del’intĂ©grer Ă  la route jusqu’à la rencontre, de mĂȘme qu’il faut intĂ©grerl’histoire comme le lieu possible oĂč la libertĂ© souveraine de Dieuvisite et rencontre l’humanitĂ©.

(Traduit de l’espagnol par J. R. Armogathe.)

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-------------------------------------------------------------------------------------------------------- Au cƓur du christianisme

10. Contre les hĂ©rĂ©sies IV, 17, 6. 11. Lettre du 3 avril 1932, reproduite dans MĂ©moire sur l’occasion de mesĂ©crits Namur 1989, p. 189.

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En 1992, la revue Communio a consacrĂ© un numĂ©ro substantiel Ă la pensĂ©e du cardinal Henri de Lubac (1896-1991) 1. Nous y ren-voyons le lecteur. Cet article-ci vise uniquement Ă  annoncer la paru-tion des Ɠuvres complĂštes du cardinal. Les Éditions du Cerfviennent, en effet, d’entamer leur publication et se donnent huit anspour l’achever. Le premier des 50 volumes Ă  paraĂźtre, Le Drame del’humanisme athĂ©e 2, fut prĂ©sentĂ© Ă  la presse le 11 dĂ©cembre dernier,

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Georges CHANTRAINE

L’actualitĂ© de l’Ɠuvredu cardinal Henri de Lubac

Pour annoncer la publication des Ɠuvres complùtes du cardinalHenri De Lubac

Communio, n° XXIV, 2 – mars-avril 1999

1 Henri de Lubac, le thĂ©ologien Ă  l’Ɠuvre, Communio 17-5 (1992) 142 p.2 PubliĂ© sous la direction scientifique de Georges Chantraine s. j. et MichelSales s. j. assistĂ©s de Fabienne Clinquart, Paris, Éd. du Cerf, 1998, 448 p.,185 F. Les volumes Ă  paraĂźtre en 1999 sont : Paradoxes (Paradoxes + Nou-veaux Paradoxes + Autres Paradoxes + 1 inĂ©dit). PrĂ©sentation de GeorgesChantraine s. j. et Michel Sales s. j.: Le mystĂšre du surnaturel. PrĂ©sentation deMichaĂ«l Figura : La rencontre du Bouddhisme et de l’Occident. PrĂ©sentation deJean NoĂ«l Robert : MĂ©ditation sur l’Église (+ 4 articles + 1 inĂ©dit). PrĂ©sentationdu cardinal Jean-Marie Lustiger : La pensĂ©e religieuse du P. Theillard deChardin. PrĂ©sentation de Michel Sales s. j.: Corpus mysticum. L’Eucharistie etl’Église au moyen Ăąge. Étude historique (+ 4 articles). PrĂ©sentation de GeorgesChantraine s. j.: Catholicisme. Les aspects sociaux du dogme (+ 5 articles).PrĂ©sentation de Jean Stern ms. Hors sĂ©rie : Henri de Lubac et le mystĂšre del’Église. Actes du colloque tenu Ă  l’Institut de France le 12 octobre 1996.

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Ă  Paris, Ă  l’Institut de France, en prĂ©sence du cardinal Jean-MarieLustiger. Pourquoi le P. Nicolas-Jean Sed, directeur gĂ©nĂ©ral des Édi-tions du Cerf, sous la direction scientifique de l’Association Inter-nationale Cardinal Henri de Lubac 3, a-t-il souhaitĂ© mettre Ă  laportĂ©e de tous 4 cette Ɠuvre considĂ©rable 5 ? Quelle est l’actualitĂ© dela pensĂ©e de Henri de Lubac ?

La vie et l’Ɠuvre du P. de Lubac 6.

ArdĂ©chois par son pĂšre, bressan par sa mĂšre, Henri de Lubac estnĂ© Ă  Cambrai en 1896. TroisiĂšme de six enfants, il a « Ă©tĂ© Ă©levĂ© –pour reprendre ses propres mots – avec beaucoup d’affection maisavec un soin sĂ©vĂšre ». Il « en a une immense reconnaissance Ă  ses

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SIGNETS ------------------------------------------------------------------------------------------ Georges Chantraine

3. Cette association internationale, crĂ©Ă©e en 1994, a pour but de diffuserl’Ɠuvre ecclĂ©siale, scientifique, culturelle et humaine du cardinal de Lubac etde rassembler du matĂ©riel documentaire concernant sa personne et ses activitĂ©s.On peut y adhĂ©rer et verser sa cotisation Ă  l’ordre de l’Association, 128, rueBlomet, F-75015 Paris, par chĂšque postal au numĂ©ro de CCP : La Source 40790 66 H (clĂ© RIP 78). Cotisation annuelle ordinaire : 130 F, Ă©tudiant : 50 F,soutien : 500 F. La cotisation inclut l’abonnement au Bulletin annuel de l’Asso-ciation et une rĂ©duction sur le prix de vente des livres.4. Un accĂšs simple et aisĂ© Ă  chaque Ɠuvre est assurĂ© grĂące Ă  des outils adĂ©-quats : prĂ©sentation du contexte historique, de la place de l’ouvrage dans l’en-semble de l’Ɠuvre et de la portĂ©e thĂ©ologique de chaque ouvrage ; traductiondes textes citĂ©s en langues Ă©trangĂšres, anciennes et modernes ; index des nomsde personnes.5. En janvier 1978, le P. de Lubac a Ă©tabli le programme de ses ƒuvres complĂštesen vue de leur publication en langue italienne ; Ă  ses livres il a joint ses articlesles plus significatifs. Les PP. G. Chantraine et M. Sales ont mis ce programmeĂ  jour ; ils y ont ajoutĂ© les ouvrages et des articles publiĂ©s depuis 1978, desĂ©crits de jeunesse, les correspondances rassemblĂ©es et annotĂ©es par le PĂšre lui-mĂȘme et sa bibliographie ; une section est rĂ©servĂ©e Ă  la publication d’inĂ©dits.Ces ƒuvres, reprenant de maniĂšre thĂ©matique bien des livres et des articlesaujourd’hui introuvables, peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©es comme complĂštes ; n’ontĂ©tĂ© laissĂ©s de cĂŽtĂ© que des articles mineurs.6. Pour cette partie biographique, nous renvoyons aux articles du P. MichelSales, « Les richesses de la RĂ©vĂ©lation » dans France catholique, 13/9/91 et deJ. de la RosiĂšre « Éloge du cardinal de Lubac », dans Communio 19-4 (1994),dont nous nous sommes inspirĂ©.

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parents » 7. AprĂšs avoir accompli, Ă  Lyon, ses humanitĂ©s chez lesjĂ©suites et une annĂ©e universitaire en droit, il entre le 9 octobre 1913au noviciat de la Compagnie de JĂ©sus rĂ©fugiĂ© en Angleterre Ă  SaintLeonards (Sussex), depuis les mesures antireligieuses prises par laRĂ©publique française. Il fera la premiĂšre guerre mondiale au coursde laquelle il sera griĂšvement blessĂ©. DĂ©mobilisĂ© en 1919, il pour-suit, en Angleterre, puis Ă  Lyon-FourviĂšre, les Ă©tapes normales de lalongue formation intellectuelle et spirituelle des jĂ©suites, avecquelques dĂ©rogations en raison de sa santĂ©. Il y accomplit ses Ă©tudesde philosophie et de thĂ©ologie. OrdonnĂ© prĂȘtre Ă  Lyon le 22 aoĂ»t1927, il prononcera ses vƓux solennels de religion le 2 fĂ©vrier 1931.

En octobre 1929, il est nommĂ© Ă  la chaire de thĂ©ologie fonda-mentale de la FacultĂ© catholique de Lyon et, un an plus tard, Ă  celled’histoire de la religion. Il les occupera jusqu’à sa retraite en 1960.Quand paraĂźt son premier livre, Catholicisme, Les aspects sociauxdu dogme (1938 ; 7e Ă©d., Éd. du Cerf, 1983), il a 42 ans passĂ©s. Amiintime du P. Pierre Chaillet, fondateur des Cahiers clandestins duTĂ©moignage chrĂ©tien, il participe activement dĂšs la fin de l’annĂ©e1940 Ă  la rĂ©sistance spirituelle au nazisme. Il fonde aussi avec leP. Jean DaniĂ©lou, en 1941, la collection « Sources chrĂ©tiennes »,destinĂ©e Ă  mettre Ă  la disposition d’un large public les textesmajeurs, grecs et latins, de la tradition chrĂ©tienne (cette collectionen est aujourd’hui Ă  son 430e volume !). Les annĂ©es de l’Occupationsont pour lui un temps d’intense travail intellectuel qui se traduira,Ă  la LibĂ©ration, par de nombreuses publications. La plus fameuse estSurnaturel (1946 ; 2e Ă©d., DDB, 1990) : ce livre devait bientĂŽt setrouver au centre de ce que ses adversaires dĂ©nommeront abusive-ment la « Nouvelle thĂ©ologie », dĂ©viation moderniste de thĂ©ologiensfrançais jĂ©suites et dominicains.

En 1950, en effet, va s’ouvrir dans la vie du P. de Lubac et de plu-sieurs de ses confrĂšres, une pĂ©riode de crise qui ne durera pas moinsde dix ans. Suspendu de son enseignement par les autoritĂ©s de laCompagnie de JĂ©sus, le P. de Lubac mettra Ă  profit le temps dont ildispose pour rĂ©diger et publier, entre autres, trois importantsouvrages sur le bouddhisme qu’il considĂšre comme le phĂ©nomĂšne leplus considĂ©rable de l’histoire religieuse Ă  cĂŽtĂ© du christianisme :

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7. Henri DE LUBAC, « Un inĂ©dit : MĂ©moire sur mes vingt premiĂšres annĂ©es (I),Ă©ditĂ© et annotĂ© par Georges Chantraine et Fabienne Clinquart », dans Bulletinde l’Association Internationale Cardinal Henri de Lubac I (1998), 11.

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Aspects du Bouddhisme (Seuil, 1951), La Rencontre du Bouddhismeet de l’Occident (Aubier-Montaigne, 1952), Amida (le plus popu-laire des bouddhas, vĂ©nĂ©rĂ© au Japon) (Seuil, 1955). C’est Ă©galementĂ  cette Ă©poque qu’il Ă©dite sa cĂ©lĂšbre MĂ©ditation sur l’Église (1953 ;4e Ă©d., DDB, 1985).

En 1958, il est Ă©lu Ă  l’AcadĂ©mie des sciences morales et poli-tiques. Deux ans plus tard, au mois d’aoĂ»t 1960, il est nommĂ© par lePape Jean XXIII expert thĂ©ologique dans la Commission prĂ©para-toire au Concile de Vatican II. Reconduit dans la Commission thĂ©o-logique, de loin la plus importante du concile au point de vuedoctrinal, il sera l’un des artisans de Vatican II, travaillant en deslieux-clĂ©s sur des points majeurs, nĂ©gligeant Ă  dessein la vainepublicitĂ© des mĂ©dias. On peut le dĂ©couvrir dans Entretiens autourde Vatican II, Souvenirs et rĂ©flexions (Éd. du Cerf, 1985).

Les obligations de Henri de Lubac, expert du Concile, ne l’em-pĂȘchent pas de poursuivre ses travaux de fond, notamment lesquatre tomes de sa monumentale ExĂ©gĂšse mĂ©diĂ©vale, les quatre sensde l’Écriture (Aubier-Montaigne, I-II : 1959, III : 1961, IV : 1964).Avant l’ouverture du Concile, il fut le premier Ă  dĂ©fendre lamĂ©moire et la valeur de son confrĂšre, Pierre Teilhard de Chardin,dans un livre traduit en de nombreuses langues : La pensĂ©e reli-gieuse du P. Teilhard de Chardin (Aubier-Montaigne, 1962).

Le Pape Paul VI le nomme successivement consulteur du SecrĂ©-tariat pour les non-chrĂ©tiens et de celui pour les non-croyants (1965-1974) et membre de la Commission ThĂ©ologique internationale(1969-1974). Dans la conjoncture difficile de l’aprĂšs-concile, ilpublie plusieurs ouvrages dĂ©veloppant ou Ă©clairant l’enseignementde Vatican II sur des points de premiĂšre importance : ainsi La RĂ©vĂ©-lation divine (1968 ; 3e Ă©d., Éd. du Cerf, 1983), Les Églises particu-liĂšres dans l’Église universelle (Aubier-Montaigne, 1971).

Le 2 fĂ©vrier 1983, en mĂȘme temps que Mgr Lustiger, archevĂȘquede Paris, il est crĂ©Ă© cardinal par le Pape Jean-Paul II. MalgrĂ© lesĂ©preuves de son grand Ăąge, il continua Ă  publier des livres, en parti-culier un prĂ©cieux MĂ©moire sur l’occasion de mes Ă©crits (1989),rĂ©digĂ© entre 1973 et 1988, document historique capital sur soixante-dix ans de l’histoire de l’Église, dont il fut Ă  la fois un acteur discretet dĂ©cisif en mĂȘme temps qu’un tĂ©moin lucide et courageux. Le4 septembre 1991, il mourut Ă  Paris, oĂč il rĂ©sidait depuis 1974, chezles Petites SƓurs des Pauvres, qui prirent soin de lui les deux der-niĂšres annĂ©es de sa vie.

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DĂšs 1943, ses livres ont Ă©tĂ© traduits en de nombreuses langues :anglais, allemand, italien, espagnol, portugais, japonais, catalan,polonais, nĂ©erlandais. Il a participĂ© Ă  maintes manifestations scien-tifiques internationales et a Ă©tĂ© fait docteur honoris causa de nom-breuses universitĂ©s. Ses ƒuvres complĂštes sont dĂ©jĂ  publiĂ©es enlangue italienne.

Le Cardinal a par ailleurs dĂ©ployĂ© une impressionnante activitĂ©d’éditeur. C’est ainsi qu’on lui doit, par exemple, presque tous lesouvrages du P. Yves de Montcheuil, les Écrits du temps de la guerre(1916-1919) de Teilhard et des correspondances abondammentannotĂ©es de Maurice Blondel, Gabriel Marcel, Gaston Fessard,Pierre Teilhard de Chardin, Étienne Gilson.

L’actualitĂ© de la pensĂ©e du P. de Lubac

« Si trop souvent aujourd’hui la vie gĂ©nĂ©rale de l’humanitĂ© seretire du christianisme, c’est peut-ĂȘtre qu’on a trop souvent dĂ©racinĂ©le christianisme des viscĂšres intimes de l’homme » 8. Cette pensĂ©edu P. de Lubac inspira toute son Ɠuvre. Il la partageait avec sesguides : Pierre Teilhard de Chardin, Auguste Valensin, LĂ©once deGrandmaison ; avec ses frĂšres d’études : Gaston Fessard, Yves deMontcheuil, Charles Nicolet, Jean Zupan 9 ; et avec ses disciples :Jean DaniĂ©lou, Hans Urs von Balthasar, François Varillon. OĂč donctrouver les racines intimes de l’homme d’oĂč jaillit le christianismeen vue de rendre la vie chrĂ©tienne accessible Ă  l’humanitĂ© ?

1. Les racines intimes de l’homme se trouvent dans l’esprit. Cemot « esprit » est chez lui un mot-clĂ©. L’esprit demeure en Dieu etdans l’homme. Dans ce dernier, l’esprit est capable d’aimer Dieu.Car l’esprit, qui est en l’homme, vient de Dieu et le tourne versDieu. Mais, parce qu’il est une crĂ©ature, l’homme, fait pour aimerDieu en son Fils, est capable aussi de refuser d’aimer Dieu en

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8. Henri DE LUBAC, MĂ©moire sur l’occasion de mes Ă©crits, Namur, Culture etVĂ©ritĂ© (diffusion Éd. du Cerf), 2e Ă©d., 1992, 189. Lettre du P. H. de Lubac Ă Maurice Blondel, 3 avril 1932.9. Cf. Henri DE LUBAC, Trois jĂ©suites nous parlent. Yves de Montcheuil (1899-1944), Charles Nicolet (1897-1961), Jean Zupan (1899-1968), Paris, Lethielleux,1980.

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s’aimant lui-mĂȘme. CrĂ©ature spirituelle, l’homme ne peut agir avecplĂ©nitude qu’en accueillant l’Esprit donnĂ© Ă  la PentecĂŽte. Son espritest alors pleinement libre. Il entre dans sa destinĂ©e surnaturelle.Ainsi ĂȘtre homme, c’est laisser guider son esprit par l’Esprit deDieu. C’est ĂȘtre enracinĂ© dans le MystĂšre et se rĂ©aliser en lui. Henride Lubac l’a expliquĂ© dans Surnaturel, dans Le MystĂšre du surna-turel (Aubier-Montaigne, 1965), dans Petite catĂ©chĂšse sur nature etgrĂące (Fayard, 1980) 10.

2. Cette union de l’esprit humain et du Saint-Esprit se rĂ©alise etse manifeste dans l’Église et l’Eucharistie. H. de Lubac le mettra enlumiĂšre dans Catholicisme, Les aspects sociaux du dogme et dansCorpus Mysticum. Eucharistie et Église au Moyen Âge (1944 ;3e Ă©d., Aubier-Montaigne, 1968). Dans l’Esprit-Saint, l’Église estunie au Christ s’offrant Ă  son PĂšre pour les hommes : c’est l’offrandede la Croix et de l’Eucharistie. Aussi l’Église se constitue-t-elle Ă l’intĂ©rieur de l’Eucharistie, qui fait la communion des saints : rĂ©alitĂ©qui se dĂ©ploie dans le temps, elle est personnelle et sociale. ChaquebaptisĂ©, qui se laisse conduire par l’Esprit dans l’Église, devient unepersonne dans la communion de ceux qui vivent aussi selon l’Esprit.Le collĂ©gialitĂ© des Ă©vĂȘques unis entre eux et avec leur chef, le suc-cesseur de Pierre, manifeste sacramentellement ce lien constitutifentre l’Église et l’Eucharistie. Les Églises particuliĂšres dans l’Égliseuniverselle le mettront en relief avec une rare profondeur.

Unie Ă  son Époux qu’elle offre dans l’Eucharistie, l’Église leconnaĂźt dans l’Esprit-Saint : elle en lit l’histoire et la destinĂ©e dansl’Ancien Testament et en voit l’accomplissement dans le NouveauTestament. C’est ainsi que l’Église lit et comprend l’Écriture dans saliturgie, dans son enseignement et dans la vie spirituelle. Ellecontemple le sens spirituel, dont l’exĂ©gĂšse critique assure les fon-dements historiques et littĂ©raires. Seul le sens spirituel peutconstruire l’esprit de l’homme et animer toute culture. Henri deLubac a eu la joie de le faire voir dans son magnifique livre sur Ori-gĂšne, Histoire et Esprit (Aubier-Montaigne, 1950) et dans les quatretomes d’ExĂ©gĂšse mĂ©diĂ©vale.

Dans la postĂ©ritĂ© spirituelle de Joachim de Flore (Lethielleux,I : 1979, II : 1981), – Joachim de Flore est un abbĂ© cistercien (vers

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10. Le P. H. de Lubac esquissa ce dernier livre dans « Petite catéchÚse sur lanature et la grùce », Communio 2-4 1977.

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1130-1202) –, Henri de Lubac a montrĂ© une dĂ©viation possible dusens spirituel qui se manifeste depuis le XIIIe siĂšcle. L’Esprit fait,certes, connaĂźtre Ă  l’Église son Seigneur et son histoire parmi leshommes. Il n’est pas cependant au-delĂ  du Seigneur ; ce serait uneillusion de vouloir dĂ©passer la rĂ©alitĂ© sacramentelle de l’Église pourtrouver le vĂ©ritable Esprit et s’attacher Ă  un Esprit sans institutionecclĂ©siale, sans dogme, sans sacrement. Le chrĂ©tien ne peut pascrĂ©er d’expĂ©rience authentique de l’esprit en dehors de l’Église. Encelle-ci, l’Esprit fait connaĂźtre JĂ©sus de Nazareth comme le Fils deDieu incarnĂ©, plĂ©nitude de Dieu.

3. Ainsi l’homme ne devient vraiment spirituel que dans l’Église ;celle-ci a pour mission de communiquer la vie de Dieu Ă  tous leshommes. Aussi l’Église est-elle MystĂšre et elle agit pour faire accĂ©-der au MystĂšre de Dieu, oĂč l’homme lui-mĂȘme est mystĂšre. Elle estParadoxe et MystĂšre (Aubier-Montaigne, 1967) : elle seule faitatteindre Ă  l’homme sa rĂ©alitĂ© derniĂšre, qui est spirituelle. Face auxsociĂ©tĂ©s, tentĂ©es par la volontĂ© de puissance, l’Église affirme la des-tinĂ©e spirituelle de la personne humaine. Aussi, fidĂšle Ă  l’Église,Henri de Lubac ne fit-il aucune opposition politique aux occupantset aux nazis 11, mais il mena une rĂ©sistance spirituelle Ă  l’antisĂ©mi-tisme, au nazisme et au communisme marxiste. Ce qu’il avait ensei-gnĂ© dans Catholicisme, il le pratiqua par sa RĂ©sistance chrĂ©tienne Ă l’antisĂ©mitisme (Fayard, 1988) et il espĂ©ra l’homme nouveau 12 aumilieu de la dĂ©tresse vĂ©cue du Drame de l’humanisme athĂ©e (1944).

4. Ayant ainsi contemplĂ© l’esprit dans l’homme et dans l’Église,la pensĂ©e de Henri de Lubac ouvre deux voies : comment donc les

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11. Le P. de Lubac ne fit pas partie de groupes de rĂ©sistants. Il fit lui-mĂȘmeremarquer que son opposition ne fut pas politique...: Je ne saurais accepter cequ’a Ă©crit rĂ©cemment le P. Congar dans le livre d’interviews qu’il a donnĂ©s Ă Jean Puyot Centurion 1975 : « Mon rĂ©flexe anti-nazi Ă©tait d’essence patrio-tique ; il Ă©tait alimentĂ© Ă©galement par mes convictions chrĂ©tiennes mais il nedĂ©bouchait pas, je le reconnais, sur un engagement politique, comme le firenten France des amis comme les PP. Chaillet, de Lubac, Chenu, Maydieu ». Il estd’ailleurs tout naturel que le P. Congar alors prisonnier en Allemagne n’ait pusaisir exactement la nature de notre engagement (H. de Lubac, MĂ©moires surl’occasion de mes Ă©crits).12. Le premier chapitre des affrontements mystiques (Paris Ă©d. du TĂ©moignagechrĂ©tien 1950) s’intitule : « La recherche d’un homme nouveau », publiĂ©d’abord dans les Études sous ce titre, octobre 1947.

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hommes ont-ils rĂ©ussi Ă  connaĂźtre Dieu au cours de leur histoire ?Quel est le contenu de leurs religions ? Avec une acuitĂ© qui confondd’admiration les spĂ©cialistes actuels, Henri de Lubac a Ă©tudiĂ© lebouddhisme. Il voit Bouddha et ses disciples se dĂ©tacher aussicomplĂštement que possible d’eux-mĂȘmes pour ne connaĂźtre qu’unerĂ©alitĂ© impersonnelle, le Soi. Ce dĂ©tachement est merveilleux. Seu-lement, l’homme y perd sa rĂ©alitĂ© personnelle. Disparaissent ainsipersonne et communion. Seul le Dieu Trinitaire les donne. Le dia-logue interreligieux demande dĂšs lors au chrĂ©tien d’entrer dans lavie religieuse intime de l’hindou, ou du bouddhiste ou d’autresencore, d’en connaĂźtre intĂ©rieurement la puissance religieuse etde s’offrir lui-mĂȘme comme le Seigneur s’est offert : c’est ce quefit l’abbĂ© Monchanin (Images de l’abbĂ© Monchanin [Aubier-Montaigne, 1967]).

5. Tournons-nous maintenant vers la communautĂ© chrĂ©tienne.Comment a-t-elle reçu ce don de l’amour ? Dans l’histoire de la pen-sĂ©e chrĂ©tienne, le P. de Lubac a constatĂ©, outre la dĂ©viation joachi-mite, trois autres changements de paramĂštre dont il a montrĂ©l’importance thĂ©ologique. Le premier changement date du XIIe siĂšcle,le second du XIIIe siĂšcle, le troisiĂšme du XVIe siĂšcle. À partir duXIIe siĂšcle, les thĂ©ologiens se sont montrĂ©s de plus en plus attentifsĂ  la prĂ©sence rĂ©elle du Seigneur dans l’Eucharistie ; ils en sont venusĂ  perdre de vue l’unitĂ© entre l’Eucharistie et l’Église. L’ecclĂ©siolo-gie tendit dĂšs lors Ă  ne plus ĂȘtre eucharistique. À la suite des travauxde H. de Lubac, le Concile de Vatican II a remis en honneur uneecclĂ©siologie eucharistique 13 : dans l’Église faite par l’Eucharistie,le Concile put voir dĂšs lors l’union des chrĂ©tiens entre eux Ă  l’intĂ©-rieur du Peuple de Dieu, Corps du Christ, et le collĂšge des Ă©vĂȘques,uni Ă  la primautĂ© du pape.

Au 13e siĂšcle, la scolastique a construit une thĂ©ologie qui Ă©labora,Ă  l’aide de la philosophie grecque, particuliĂšrement celle d’Aristote,la rationalitĂ© de la RĂ©vĂ©lation et de la foi qui la comprend. Chezsaint Thomas, que H. de Lubac a scrutĂ© depuis ses Ă©tudes de philo-sophie, s’est dĂ©veloppĂ©e et s’est inscrite dans la pensĂ©e chrĂ©tienneune intelligence intellectuelle qui risquait de considĂ©rer de maniĂšreabstraite le don de l’amour divin. Elle y a suscitĂ©, de fait, une ten-sion entre un universel devenu abstrait et le concret de la RĂ©vĂ©la-

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SIGNETS ------------------------------------------------------------------------------------------ Georges Chantraine

13. J. RATZINGER, Église, ƓcumĂ©nisme et politique, Paris, Fayard, 1987, 17-21.

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tion, perçu chez les scotistes et les nominalistes comme provenantde la volonté divine. H. de Lubac a souligné et critiqué cette fauterationaliste successivement dans Surnaturel, Le MystÚre du surnatu-rel et La foi chrétienne. Essai sur la structure du Symbole des ApÎtres(1969 ; 2e éd., Aubier-Montaigne, 1970). Il y a vis moins la penséede saint Thomas, que celle de ses commentateurs du XVIe siÚcle ànos jours.

À partir du XVIe siĂšcle, en effet, la majoritĂ© des thĂ©ologiens,dominicains et jĂ©suites sans distinction, se sont mis Ă  penserl’homme au moyen de cette rationalitĂ© abstraite : ils en sont venusainsi Ă  perdre de vue ce que saint Thomas avait continuĂ© Ă  contem-pler selon l’Écriture et les PĂšres de l’Église : l’homme est dans leconcret aimĂ© par Dieu ; il a une seule destinĂ©e rĂ©elle qui est de vivrede la vie divine. En inventant la notion de « nature pure », ces thĂ©o-logiens (Suarez et Bannez par exemple) ont donnĂ© Ă  l’humanitĂ© undestin qui se limite Ă  la terre et aux besoins de la vie en sociĂ©tĂ©. Il enest rĂ©sultĂ© deux choses : la sociĂ©tĂ© civile pouvait s’organiser sansDieu et sans l’Église ; l’homme Ă©tait en mesure de se connaĂźtre lui-mĂȘme par la philosophie, puis, en notre siĂšcle, par les scienceshumaines. C’est la voie du sĂ©cularisme. D’autre part, la thĂ©ologie amis en Ɠuvre une connaissance de la RĂ©vĂ©lation qui satisfaisait lesbesoins religieux sans se laisser interroger par la philosophie. AinsithĂ©ologie et philosophie en viennent Ă  ĂȘtre sĂ©parĂ©es ; la thĂ©ologien’entend plus les questions que les hommes se posent, et ne reçoitplus de la philosophie les moyens d’interroger la RĂ©vĂ©lation. Elleest tentĂ©e par l’intĂ©grisme. Inversement, elle n’appelle plus la phi-losophie Ă  dĂ©battre au-delĂ  de ses propres questions, dites ration-nelles, et Ă  savoir que la rationalitĂ© se dilate et s’approfondit dans laconnaissance du Dieu rĂ©vĂ©lĂ©. Elle laisse croĂźtre le rationalisme. LaderniĂšre encyclique de Jean-Paul II, Fides et ratio 14, vient de rap-peler les liens intrinsĂšques entre foi et raison, thĂ©ologie et philoso-phie par-delĂ  cette sĂ©paration entre ces deux couples de termes,contre laquelle H. de Lubac a luttĂ© sa vie durant. Celui-ci les avaitunis au contraire, dĂšs ses premiers Ă©crits, puis dans Sur les cheminsde Dieu (1956 ; 3e Ă©d., Éd. du Cerf, 1983) et ses Paradoxes, suivi deNouveaux Paradoxes (1959 ; 2e Ă©d., Seuil, 1983).

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---------------------------------- L’actualitĂ© de l’Ɠuvre du cardinal Henri de Lubac

14. JEAN-PAUL II, La Foi et la raison. Lettre encyclique Fides et ratio, prĂ©sen-tation par Michel Sales, Paris, Bayard Éditions-Centurion, Fleurus-Mame, Édi-tions du Cerf, 1998, 146 p.

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Il est toutefois impossible pour la philosophie de rester sĂ©parĂ©e.D’oĂč un nouveau champ de recherche du P. de Lubac. Chez Hegel,Feuerbach, Marx et Nietzsche, s’inspirant de l’hĂ©ritage luthĂ©rien, ouchez Auguste Comte, le pĂšre du positivisme, la pensĂ©e humainetend Ă  s’emparer de la RĂ©vĂ©lation et Ă  se l’approprier selon samesure. Par deux voies diverses, les hĂ©ritiers de Luther et le positi-viste français crĂ©ent une thĂ©ologie inversĂ©e. Ils suscitent ainsiLe Drame de l’humanisme athĂ©e (1944). Son aboutissement : quandl’homme se substitue Ă  Dieu, il disparaĂźt lui-mĂȘme. La mort de DieuentraĂźne la mort de l’homme. La sociĂ©tĂ© se veut totalitaire. Ce tota-litarisme fut, du temps du P. de Lubac, le national-socialisme et lecommunisme marxiste. Il n’a pas disparu avec la fin de ces rĂ©gimes.Au niveau individuel, se dĂ©veloppent individualisme, dĂ©sespoir etsuicide. La vie n’a plus de prix : C’est le vide. L’espĂ©rance demeure,au contraire, chez qui regarde l’homme comme esprit. Elle permetde projeter, Ă  la lumiĂšre de la Constitution pastorale Gaudiumet spes, une idĂ©e chrĂ©tienne de l’homme affrontĂ©e Ă  la rĂ©alitĂ©du monde actuel, au sein duquel le chrĂ©tien doit vivre et agir.H. de Lubac s’y est essayĂ© dans AthĂ©isme et sens de l’homme(Éd. du Cerf, 1968).

Conclusion.

« Comme Claudel et Theillard Ă©taient nĂ©s avec la passion del’Univers, le PĂšre de Lubac portait la passion de l’Église catholiqueet des Ăąmes et donc de l’unitĂ© » 15. Qu’il s’agisse de considĂ©rerl’homme dans sa recherche de Dieu avant le Christ ou l’homme quia connu, fĂ»t-ce de loin, dans le Christ, le don de Dieu, le P. de Lubaca mis toute son Ă©nergie et sa foi Ă  s’ouvrir Ă  la NouveautĂ© Absoluedu Dieu trinitaire dans le Christ JĂ©sus en le recevant de toute laTradition chrĂ©tienne. Avec une intelligence aussi docile que « cri-tique » 16, il en a accueilli la richesse dĂ©bordante, une dans sa diver-sitĂ© dĂ©concertante. « J’ai cherchĂ© Ă  faire connaĂźtre quelques-uns desgrand lieux communs de la tradition catholique. J’ai voulu la faire

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SIGNETS ------------------------------------------------------------------------------------------ Georges Chantraine

15. X. Tilliette s. j. « le legs du thĂ©ologien, dans Communio 17/5 (1992).16. V. Carraud « une Ɠuvre nĂ©cessairement immense » dans Communio 17/5(1992).

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aimer, en montrer la fĂ©conditĂ© actuelle. 17 » Cette fĂ©conditĂ© ouvreles esprits Ă  l’actualitĂ© de la pensĂ©e et de la vie. Telle est l’actualitĂ©de l’Ɠuvre du cardinal Henri de Lubac.

Georges Chantraine, nĂ© Ă  Namur en 1932, entrĂ© dans la Compagnie de JĂ©susen 1951, prĂȘtre en 1963. Docteur en philosophie et lettres (Louvain, 1968) eten thĂ©ologie (Paris, 1978). Professeur ordinaire Ă  la FacultĂ© de thĂ©ologiejĂ©suite de Bruxelles. Directeur scientifique, avec le P. Michel Sales s. j., de lapublication des ƒuvres complĂštes du Cardinal Henri de Lubac aux Éditions duCerf. Vice-prĂ©sident de l’Association Internationale Cardinal Henri de Lubac.Cofondateur et membre du comitĂ© de rĂ©daction de la Revue catholique inter-nationale Communio. Expert de la CongrĂ©gation pour le clergĂ© (depuis 1995).RĂ©dige actuellement une biographie du cardinal Henri de Lubac.

---------------------------------- L’actualitĂ© de l’Ɠuvre du cardinal Henri de Lubac

17. Henri DE LUBAC, MĂ©moire sur l’occasion de mes Ă©crits (n. 6), 147.

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LE CREDO ————————————————————

La confession de la foi (1976/1)« JĂ©sus, nĂ© du PĂšre avant tous lessiĂšcles » (1977/1)« NĂ© de la Vierge Marie » (1978/1)« Il a pris chair et s’est fait homme »(1979/1)La passion (1980/1)« Descendu aux enfers » (1981/1)« Il est ressuscitĂ© » (1982/1)« Il est montĂ© aux cieux » (1983/3)« Il est assis Ă  la droite du PĂšre »(1984/1)« Le jugement dernier (1985/1)L’Esprit Saint (1986/1)L’Église (1987/1)La communion des saints (1988/1)La rĂ©mission des pĂ©chĂ©s (1989/1)La rĂ©surrection de la chair (1990/1)La vie Ă©ternelle (1991/1)Le Christ (1997/2-3)L’Esprit saint (1998/1-2)Le PĂšre (1998/6-1999/1)

LES SACREMENTS —————————————

GuĂ©rir et sauver (1977/3)L’eucharistie (1977/5)La pĂ©nitence (1978/5)LaĂŻcs ou baptisĂ©s (1979/2)Le mariage (1979/5)Les prĂȘtres (1981/6)La confirmation (1982/5)La rĂ©conciliation (1983/5)Le sacrement des malades (1984/5)Le sacrifice eucharistique (1985/3)

LES BÉATITUDES ———————————————

La pauvretĂ© (1986/5)Bienheureux persĂ©cutĂ©s ? (1987/2)Les cƓurs purs (1988/5)Les affligĂ©s (1991/4)L’écologie : Heureux les doux (1993/3)Heureux les misĂ©ricordieux (1993/6)

POLITIQUE ———————————————————

Les chrĂ©tiens et la politique (1976/6)La violence et l’esprit (1980/2)Le pluralisme (1983/2)Quelle crise ? (1983/6)Le pouvoir (1984/3)Les immigrĂ©s (1986/3)Le royaume (1986/3)L’Europe (1990/3-4)Les nations (1994/2)MĂ©dias, dĂ©mocratie, Église (1994/5)Dieu et CĂ©sar (1995/4)

L’ÉGLISE —————————————————————

Appartenir Ă  l’Église (1976/5)Les communautĂ©s dans l’Église(1977/2)La loi dans l’Église (1978/3)L’autoritĂ© de l’évĂȘque (1990/5)Former des prĂȘtres (1990/5)L’Église, une secte ? (1991/2)La papautĂ© (1991/3)L’avenir du monde (1985/5-6)Les Églises orientales (1992/6)BaptĂȘme et ordre (1996/5)La paroisse (1998/4)

LES RELIGIONSNON CHRÉTIENNES —————————————

Les religions de remplacement(1980/4)Les religions orientales (1988/4)L’islam (1991/5-6)Le judaïsme (1995/3)Les religions et le salut (1996/2)

L’EXISTENCEDEVANT DIEU —————————————————

Mourir (1976/2)La fidĂ©litĂ© (1976/3)L’expĂ©rience religieuse (1976/8)GuĂ©rir et sauver (1977/3)La priĂšre et la prĂ©sence (1977/6)La liturgie (1978/8)Miettes thĂ©ologiques (1981/3)Les conseils Ă©vangĂ©liques (1981/4)Qu’est-ce que la thĂ©ologie ? (1981/5)Le dimanche (1982/7)Le catĂ©chisme (1983/1)L’enfance (1985/2)La priĂšre chrĂ©tienne (1985/4)Lire l’Écriture (1986/4)La foi (1988/2)L’acte liturgique (1993/4)La spiritualitĂ© (1994/3)La charitĂ© (1994/6)La vie de foi (1994/5)Vivre dans l’espĂ©rance (1996/5)Le pĂšlerinage (1997/4)La prudence (1997/6)La force (1998/5)

PHILOSOPHIE —————————————————

La crĂ©ation (1976/3)Au fond de la morale (1997/3)La cause de Dieu (1978/4)Satan, « mystĂšre d’iniquitĂ© » (1979/3)AprĂšs la mort (1980/3)Le corps (1980/6)Le plaisir (1982/2)La femme (1982/4)

L’espĂ©rance (1984/4)L’ñme (1987/3)La vĂ©ritĂ© (1987/4)La souffrance (1988/6)Sauver la raison (1992/2-3)Homme et femme il les crĂ©a (1993/2)

SCIENCES ————————————————————

ExĂ©gĂšse et thĂ©ologie (1976/7)Sciences, culture et foi (1983/4)Biologie et morale (1984/6)Foi et communication (1987/6)Cosmos et crĂ©ation (1988/3)Les miracles (1989/5)L’écologie (1993/3)

HISTOIRE ————————————————————

L’Église : une histoire (1979/6)Hans Urs von Balthasar (1989/2)La RĂ©volution (1989/3-4)La modernitĂ© – et aprĂšs ? (1990/2)Le Nouveau Monde (1992/4)Henri de Lubac (1992/5)BaptĂȘme de Clovis (1996/3)Le PĂšlerinage (1997/4)

SOCIÉTÉ —————————————————————

La justice (1978/2)L’éducation chrĂ©tienne (1979/4)Aux sociĂ©tĂ©s ce que dit l’Église(1981/2)Le travail (1984/2)SaintetĂ© dans la civilisation (1987/5)Foi et communication (1987/6)La famille (1986/6)L’église dans la ville (1990/5)Conscience et consensus ? (1993/5)La guerre (1994/4)La sĂ©pulture (1995/2)L’Église et la jeunesse (1995/6)L’argent (1996/4)La maladie (1997/5)

ESTHÉTIQUE ——————————————————

La saintetĂ© de l’art (1982/6)L’imagination (1989/6)

LE DÉCALOGUE ————————————————

Un seul Dieu (1992/1)Le nom de Dieu (1993/1)Le respect du sabbat (1994/1)Pùre et mùre honoreras (1995/1)Tu ne tueras pas (1996/1)Tu ne commettras pas d’adultùre(1997/1)Tu ne voleras pas (1998/3)

Prochain numéro : mai-juin 1999Décalogue VIII : Tu ne porteras pas de faux témoignage

Titres parus

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AIX-EN-PROVENCE :Librairie du BaptistĂšre13, rue Portalis

AMIENS : Brandicourt13, rue de Noyon

ANGERS : Richer6, rue ChaperonniĂšre

ANGOULÊME : Auvin38, avenue Gambetta

BEAUVAIS : Prévot20, rue Saint-Pierre

BESANÇON : Chevassu119, Grande-Rue

BORDEAUX :Les Bons Livres35, rue FondaudĂšge

BREST : La Procure2, rue Boussingault

BRUXELLES : U.O.P.C.Chaussée de Wavre, 216

CHANTILLY : Les FontainesB.P. 205

CHOLET :Librairie Jeanne-d’Arc29, rue du Commerce

CLERMONT-FERRAND :– Vidal-Morel3, rue du Terrail– Librairie Religieuse1, place de la Treille

FRIBOURG (Suisse) :– Librairie Saint-Augustinrue de Lausanne, 88– Librairie Saint-PaulPĂ©rolles, 38

GAP : Librairie Alpine13, rue Carnot

GENÈVE : Labor et Fidesrue de Carouge, 53

GRENOBLE :Librairie Notre-Dame2, rue Lafayette

LA ROCHELLE :Le Puits-de-Jacob32, rue Albert-Ier

LE PUY : Cazes-Bonneton21, bd Mal-Fayolle

LILLE : Tirloy62, rue Esquemoise

LIMOGES :Librairie Catholique6, rue de la Courtine

LYON : Decitre6, place Bellecour– Éditions Ouvriùres9, rue Henri-IV– Librairie Saint-Paul8, place Bellecour

MARSEILLE Ie r : Le Mistral11, impasse Flammarion

MARSEILLE 6e :Librairie Saint-Paul47, bd Paul-Peytral

MONTPELLIER : Logos29, bd du Jeu-de-Paume

NANCY : Le Vent30, rue Gambetta

NANTES : Lanoë2, rue de Verdun

NEUILLY-SUR-SEINE :Kiosque Saint-Jacques167, bd Bineau

NICE : La Procure10, rue de Suisse

NÎMES : Biblica23, bd Amiral-Courbet

PARAY-LE-MONIAL :Apostolat des Éditions16, rue de la Visitation

PARIS Ie r : Librairie Delamain155, rue Saint-Honoré

PARIS 4e : École-CathĂ©drale8, rue Massillon

PARIS 5e : PUF49, bd Saint-Michel– Saint-Jacques-du-Haut-Pas252, rue Saint-Jacques

PARIS 6e :– Apostolat des Éditions46-18, rue du Four– La Procure3, rue de MĂ©ziĂšres– Librairie Saint-Paul6, rue Cassette

PARIS 7e :– Basilique Sainte-Clothilde23 bis, rue Las-Cases– Saint-François-Xavier12, pl. PrĂ©sident Mithouard– Librairie du Cerf29, bd Latour-Maubourg– Stella Maris132, rue du Bac

PARIS 9e : Saint-Louis-d’Antin63, rue Caumartin

PARIS 12e : Paroisse du Saint-Esprit1, rue CanebiĂšre

PARIS 16e :– Lavocat101, avenue Mozart– Notre-Dame-d’Auteuil2, place d’Auteuil– Pavillet50, avenue Victor-Hugo

PARIS 17e : Chanel26, rue d’ArmaillĂ©

PARIS 18e :Librairie de la Basilique35, rue du Chevalier-de-la-Barre

PAU : Duval1, place de la Libération

POITIERS : Librairie Catholique64, rue de la Cathédrale

QUIMPER : La Procure9, rue du Frout

REIMS : Largeron23, rue Carnot

RENNES :– BĂ©on Saint-Germain6, rue Nationale– Matinales9, rue de Bertrand

ROUEN : La Procure24, rue de la RĂ©publique

SAINT-BRIEUC : SOFEC13, rue Saint-François

SAINT-DIÉ : Le Neuf15, place d’Alsace

SAINT-ÉTIENNE :Culture et foi20, rue Berthelot

STRASBOURG :Librairie du DÎme29, place de la Cathédrale

TOULON :Librairie Catholique Saint-Louis6, rue Anatole-France

TOULOUSE :– Église de Gesu22, rue des Fleurs– Jouanaud19, rue de la Trinité– Sistac Maffre33, rue Croix-Baragnon

VALENCE : Le Peuple Libre2, rue Émile-Augier

VERSAILLES :– Arts et Commerces1, place Saint-Louis

VINCENNES : Notre-Dame82, rue Raymond-du-TempleComités de presses paroissiaux

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« Amitié Communio », monastÚrede Carmel, CH 1661 Le PùquierCCP 17-3062-0 Fribourg

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pour l’intelligence de la foi

Publiée tous les deux mois en français par « Communio », association déclarée àbut non lucratif selon la loi de 1901, indépendante de tout mouvement ou institu-tion. Président-directeur de la publication : Olivier BOULNOIS. Directeur de larédaction : Vincent CARRAUD. Rédacteur en chef : Isabelle LEDOUX. Rédacteuren chef-adjoint : Corinne MARION. Secrétaire de rédaction : Marie-ThérÚse BESSIRARD. Secrétaire général : Jean MESNET.

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COMITÉ DE RÉDACTION EN FRANÇAIS —————————

Jean-Luc Archambault, Jean Bastaire (Grenoble), Guy Bedouelle(Fribourg), Françoise Brague, Christophe Carraud, Jean Congourdeau,Philippe Cormier (Nantes), Michel Costantini (Tours), Mgr Claude Dagens(AngoulĂȘme), Marie-JosĂ© Duchesne, Michel Dupouey, IrĂšne Fernandez,Jean Greisch, Stanislaw Grygiel (Rome), Roland Hureaux, Didier Laroque,Patrick Le Gal, Marguerite Lena, Étienne Michelin, Paul McPartlan(Londres), Jean Mesnard, Jean Mesnet, Xavier Tilliette (Rome et Chantilly),Miklos Vetö (Poitiers), et l’ensemble des membres du conseil de rĂ©daction.

Rédaction : ASSOCIATION COMMUNIO, 5, passage Saint-Paul, 75004 Paris, tél.: (1) 42.78.28.43, fax : (1) 42.78.28.40.

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DĂ©pĂŽt lĂ©gal : avril 1999 – N° de CPPAP : 57057 – N° ISBN : 2-907212-74-5 – N° ISSN : X-0338-781-X – N° d’édition : 95196 – Directeur de la publication :Olivier Boulnois – Composition : DV Arts Graphiques Ă  Chartres – Impression :Imprimerie Sagim Ă  Courtry – N° d’impression : 3259.

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