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Où en est l’Église catholiqueen France? Quatre décen-

nies après Vatican II, commentse reconfigurent les rapports àla vérité et à l’orthodoxie enson sein ? Que signifie sa crisetant de fois évoquée? C’est à detelles questions que répond ledernier ouvrage de JacquesLagroye, à partir d’une enquêtequalitative réalisée auprès demilitants catholiques et demembres du clergé.

Le livre s’attache d’abord àanalyser comment, après troisdécennies de bouleversementsinternes à l’institution, lescatholiques « construisent » sub-jectivement la notion de crisede leur institution. Il proposediverses interprétations de cette« construction » subjective àpartir d’éléments objectifs(baisse des ordinations, de lafréquentation des fidèles auxoffices, etc.) qui ne peuventêtre ignorés. L’auteur cerne lestypes de pratiques militantesqui se développent aujourd’huidans l’Église catholique et com-ment un travail de rationalisa-tion constant tente de comblerl’écart entre les évolutionssociales et le maintien de l’insti-tution. Ce travail engage uneréflexion des acteurs sur lasituation du monde, sur cellede l’Église et sur le sens de lafoi aujourd’hui, réflexion qu’ilimporte d’aborder de façoncompréhensive si l’on veut

comprendre les dynamiquesd’évolution du catholicismefrançais.

Poursuivant la démonstra-tion, Jacques Lagroye avancequ’une institution a ceci despécifique qu’elle ne tient passeulement sur la base d’interac-tions spontanées mais qu’elleattribue des rôles qui se cristal-lisent et ont une logiquepropre, même s’ils connaissentdes évolutions. Cela est particu-lièrement important dans l’É-glise catholique du fait dusacrement, qui place le clergédans un rapport particulier àDieu et, par là même, auxfidèles. L’auteur s’attache à dis-cerner l’émergence et la placed’un nouveau type d’autoritéreligieuse qui, en réaction auxdivisions croissantes qui traver-sent l’Église et à l’amenuise-ment de son influence sociale,prône une parole partagée oùla hiérarchie ecclésiastique a unrôle privilégié dans l’énoncia-tion du bien et du mal commedans l’interprétation du mondecontemporain, mais sans pourautant en avoir le monopole.

Le cœur de l’ouvrage estcentré sur l’étude des deuxvoies opposées qui s’ouvrentpour l’Église aujourd’hui. Lapremière est celle de la restau-ration d’un « régime des certi-tudes » où ces dernières sem-blent non questionnables, dansun contexte de rétrécissement

MOUVEMENTS N°45/46 mai-juin-juillet-août 2006 l 233

À propos de l’Église catholique

« Régime des certitudes »

et « régime des témoignages »

JACQUES LAGROYE

La vérité dans l’Églisecatholique. Contestation etrestauration d’un régimed’autoritéParis, Belin, 2005, 303 pages, 23€.

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de l’institution sur un noyau durde fidèles – où la place descourants traditionalistes et cha-rismatiques est de plus en plusimportante – et de recentralisa-tion internationale autour deRome. La seconde voie, à l’in-verse, s’inscrit dans la lignée dela rénovation des années 1960-1970, de l’Action catholique etdu Concile de Vatican II. Elleimplique un « régime des témoi-gnages », qui insiste sur le faitque chacun est à même, enfonction de son expérience, desa méditation intérieure et de saraison, de présenter une visionpropre et légitime du divin. Lagénération qui a porté cetteexpérience est aujourd’hui entrain de partir à la retraite etsemble de plus en plus minori-taire, mais cette orientation apour elle le fait que les catho-liques sont de façon croissanteconfrontés à d’autres formes decroyance et de style de vie, auxacquis des sciences sociales, àl’érosion des certitudes moraleset à la montée en puissance dulaïcat du fait de la diminutiondu nombre des prêtres. Autourde cette notion de « régime destémoignages », Jacques Lagroyeapprofondit ce que l’Églisepourrait être – ou plus exacte-ment ce qu’elle est en partiedéjà, mais en partie seulement,puisque la tendance de restau-ration d’un « régime des certi-tudes » porterait un coup fatal àcette tendance d’évolution.L’auteur prend partie sur cettequestion en catholique progres-siste : ce « régime des témoi-gnages » est le seul qui permetteà l’Église d’affronter les défisposés en ce début de siècle etde s’inscrire, avec sa spécificité,dans le grand mouvement depensée critique typique de lapensée scientifique et durégime politique démocratique.

Il faut saluer cet ouvrage,qui a le mérite de faire le pointde façon rigoureuse et origi-

nale sur l’évolution d’uneÉglise dont le poids, quoiqu’endiminution, n’est pas à sous-estimer. Le thème est d’autantplus important qu’il n’est passans parallèle avec la crised’autres institutions, à com-mencer par le PCF. L’ouvrageest bien écrit, un glossairepermet de se repérer dans lestermes religieux, les extraitsd’entretiens viennent allégerun raisonnement serré, lesfortes réflexions méthodolo-giques et théoriques n’étouf-fent pas l’objet étudié. Ladémonstration est parfaitementmenée et les lecteurs appren-nent beaucoup de choses à salecture. L’exercice est d’autantplus intéressant que l’auteur aété le principal introducteur enFrance de la sociologie d’ori-gine bourdieusienne dans lascience politique et qu’ilconstitue une référence dans ladiscipline. Dans cet ouvrage, iladopte une posture qui romptavec la position purementobjectivante des sociologuesbourdieusiens en même tempsqu’il prend partie avec modes-tie sur la controverse qu’il ana-lyse. Il accorde aux acteursune capacité (qui n’est bien sûrpas illimitée) de réflexion cri-tique sans renoncer pourautant aux acquis de la socio-logie objectivante.

On aurait néanmoins aiméque Jacques Lagroye s’avanceplus systématiquement dans laremise en cause qui vient d’êtreévoquée et qu’il synthétise avecplus d’ambition le rapport dessociologues à la question nor-mative. La démonstration auraitsans doute aussi gagné à sortird’un cadre par trop franco-fran-çais, s’agissant d’une institutionconstituée comme « internatio-nale ». De même, une compa-raison avec l’évolution desautres religions du Livre dansnotre pays aurait permis dereplacer l’évolution du catholi-

cisme dans un contexte pluslarge, l’évocation du PCF nepouvant se substituer sur cepoint à celle des autres cou-rants monothéistes. Cela estd’autant plus gênant que le« régime des témoignages » quel’auteur appelle de ses vœux sedifférencie explicitement duprotestantisme en ce qu’il neremet pas en cause l’accès pri-vilégié des acteurs consacrés del’institution que sont les prêtresà la divinité et à la foi. Ceslimites n’empêchent pas l’ou-vrage d’être passionnant et ilfaut souhaiter qu’il puisse trou-ver un large public. l

YVES SINTOMER

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