Séminaire de M. Michel MagnienL'image littéraire de Rome à la Renaissance
2010 – 2011
Rome et Montaigne dans Les Essais :le transitoire et la transition
Alicia ViaudMaster de Littérature française « de la Renaissance aux Lumières »
M. V. Heemskerck, « Ruins seen through the arch of Titus »
Pour citer cet article : VIAUD Alicia, « Montaigne et Rome dans Les Essais : le transitoire et la transition », Lurens [en ligne], avril 2011, www.lurens.ens.fr/travaux/litterature-du-xvie-siecle/article/montaigne-et-rome
1
Qu'est-ce que Rome aux yeux de Montaigne? Une ville certainement, cœur de l'Empire
romain devenue capitale de la chrétienté. Mais il est assez peu question de l'espace urbain dans
Les Essais, œuvre qui nous intéresse ici. Son évocation détaillée est plutôt l'objet du Journal de
voyage en Italie, qui retrace le périple que Montaigne effectue entre 1580 et 1581 à travers
l'Europe en direction de Rome. Seul le chapitre « De la vanité » (III, 9), sur lequel nous
reviendrons, esquissera véritablement les contours de la cité moderne. Pourtant, il semble que
Rome soit omniprésente dans Les Essais, en tant qu'elle est aussi, par métonymie, une histoire
animée par de grandes figures, une littérature et surtout une langue. C'est donc d'abord cette
Rome intériorisée, édifice fait de savoirs, d'imaginaire et de mots, que nous devrons appréhender.
La proximité des hommes de la Renaissance avec l'Vrbs antique est à la fois une victoire
sur le temps, et la source d'une « conscience dramatique de l'éphémère »1. Rome, encore vivante,
est d'abord au centre d'une attention humaniste soutenue, au même titre que les textes dans
Anciens font l'objet d'une réappropriation enthousiaste. Pétrarque, en 1358, s'exclame : « quid est
aliud enim omnis historia quam Romana laus? »2. Cependant, le doute s'installe progressivement,
tant au sujet de la renovatio letterarum que du prestige de la Rome actuelle, et Érasme finit par
déclarer, en 1528 que « Roma Roma non est »3, entérinant la décadence d'une ville bien éloignée
de l'idéal de splendeur qu'y avaient projeté les premiers humanistes. Ainsi Rome, parce qu'elle
incarne une double réalité, antique et actuelle, dont l'adéquation est problématique, cristalliserait
une « double expérience du transitoire et de la transition »4, d'après la formule de G. Nakam.
Nous souhaiterions comprendre comment la Rome des Essais peut être l'expression de
cette approche tissée de contradictions. C'est à partir de la Rome antique, connue dès l'enfance et
tant admirée, que Montaigne s'interroge sur la pérénnité de la culture antique, sur les failles et les
limites de la translatio. A contrario, c'est à travers la découverte de la Rome moderne, d'abord
source de déconvenue, que l'essayiste redécouvre la valeur de la ruine, du fragment et la
grandeur de l'héritage antique. Enfin, Rome, riche de son histoire et de son patrimoine, pourrait
être un prisme permettant de lire les troubles du temps, mais aussi peut-être d'y échapper.
1 G. Nakam, « "Voyage...", "Passage..." chez Montaigne », Bulletin de l'Association d'étude sur l'humanisme, la réforme et la renaissance, n°21, 1985, p.15.
2 Pétrarque, Invectiva contra eum qui maledixit Italiam, 1358. Trad. : « qu'est-ce que l'histoire du monde, sinon l'exaltation de Rome? »
3 Érasme, Ciceronianus, 1528. Trad. : « Rome n'est plus Rome ».4 G. Nakam, op. cit., p.15.
2
***I. Au cœur de la translatio, l'héritage romain en question
La proximité de Montaigne avec la culture latine est évidente, et Les Essais se situent
bien au cœur de l'ample mouvement de translatio studii qui caractérise la Renaissance.
Cependant, l'œuvre de l'essayiste ne se fait pas simple réceptacle des savoirs antiques latins, et le
caractère éphémère de ces derniers pourrait bien se révéler au sein même d'une transmission très
aboutie.
I.1. L'admiration
La familiarité de Montaigne avec la civilisation romaine est d'abord le fruit d'une éducation
bien spécifique, orchestrée par « le meilleur pere qui fut onques » (I, 28, p.192)1. Le jeune Michel
n'aurait entendu que du latin jusqu'à ses six ans, tout son entourage – y compris les bonnes et les
valets –, ayant eu la consigne de ne pas parler périgourdin en sa présence. Il est confié à un
précepteur, « du tout ignorant de nostre langue, et tres bien versé en la Latine » (I, 26, p.180), et
est ensuite scolarisé au Collège de Guyenne, auprès de certains des plus grands érudits et
latinistes de l'époque : G. Buchanan, N. de Grouchy ou encore M.-A. De Muret. Comme l'écrit M.
Metschies, « pour Montaigne, le latin fut un "langage" à la fois "maternel" (II, 17, p.677) et
"naturel"2 (III, 2, p.851) »3. L'auteur des Essais laisse lui-même entendre qu'il se sent tout à fait
« romain » : j'ay esté nourry dès mon enfance, avec ceux icy : J'ay eu cognoissance des affaires de Rome, long temps avant que je l'ay eue de ceux de ma maison. Je sçavois le Capitole et son plant, avant que je sceusse le Louvre : et le Tibre avant la Seine. J'ay eu plus en teste, les conditions et fortunes de Lucullus, Metellus, et Scipion,que je n'ay d'aucuns hommes des nostres. (III, 9, p.1042)
De cette vaste connaissance livresque, naît une admiration profonde, proche de la fascination,
pour les grands hommes et les penseurs de la Rome antique : « Et en suis si embabouyné, que
l'estat de ceste vieille Rome, libre, juste, et florissante [...] m'interesse et le passionne » (III, 9,
p.1043).
Ce savoir sur la civilisation latine et l'attachement qui en résulte, se traduisent au sein des
Essais par l'omniprésence de l'histoire romaine, de ses grands hommes et de ses grands
penseurs. Des chapitres entiers sont consacrés aux mœurs des Anciens – « Les coustumes
anciennes » (I, 49) – ou à leurs faits militaires – « Observations sur les moyens de faire la guerre 1 Nous citons Les Essais à partir de l'édition de J. Balsamo, C. Magnien-Simonin et M. Magnien. Éd. des « Notes de
lecture » et des « Sentences peintes » par A. Legros. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007.2 « Le langage Latin m'est comme naturel : je l'entens mieux que le François ». 3 M. Metschies, La citation et l'art de citer dans les Essais de Montaigne. Paris, Champion, 1997. Trad. par J. Brody,
p.80.
3
de Julius Cæsar » (II, 34). Plus largement, Montaigne est marqué de façon durable par la lecture
des philosophes antiques. Avec Sénèque, qui constitue une de ses références majeures, il dit
entretenir une authentique « familiarité » (II, 32, p.757). Le penseur stoïcien est à la fois une
source et un modèle, à la présence « diffuse et multiforme »1 : l'essayiste lui emprunte thèmes,
notions et images. Sa pensée sert notamment de trame au bref chapitre « Le profit de l'un est
dommage de l'autre », qui, selon P. Villey, est « presque entièrement traduit du De Beneficiis »2. Si
Montaigne apprécie tant la lecture de Sénèque, c'est parce que, comme chez Plutarque, « la
science qu['il] y cherche, y est traiter à pieces décousues, qui ne demandent pas l'obligation d'un
long travail », dont il se déclare « incapable » (II, 10, p.433). Les deux auteurs antiques partagent
d'ailleurs « des opinions utiles et vrayes » (ibid.). Mais surtout, Montaigne ressent une admiration
forte pour le courage du philosophe face à la mort que lui impose Néron : Sénèque conserve « un
visage paisible et asseuré » (II, 35, p.785) et déclare « que sans doubte il embrassoit la mort, non
seulement sans douleur, mais avecques allegresse » (II, 35, p.786). Et cette grande valeur morale,
le philosophe parvient à en assurer une forme de transmission, en suscitant chez le lecteur une
saine émulation : d'après l'essayiste, il l'« anime et [l']enflamme » (II, 32, p.752).
Rome incarne ainsi pour Montaigne un certain idéal de vertu, et des épisodes de l'histoire
romaine à valeur édifiante sont très souvent mobilisés par l'essayiste. Voici, par exemple, l'histoire
de Canius Julius, relatée au début du chapitre « De l'exercitation » : Canius Julius noble Romain, de vertu et fermeté singuliere, ayant esté condamné à la mort par ce marault de Caligula : outre plusieurs merveilleuses preuves qu'il donna de sa resolution, comme il estoit sur le poinct de souffrir la main du bourreau, un philosophe son amy luy demanda : Et bien Canius, en quelle démarche est à ceste heure vostre ame? que fait elle? en quels pensemens estes vous? Je pensois, luy respondit-il, à me tenir prest et bandé de toute ma force, pour voir, si en cet instant de la mort, si court et si brief, je pourray appercevoir quelque deslogement de l'ame, et si elle aura quelque ressentiment de son yssue, pour, si j'en aprens quelque chose, en revenir donner apres, si je puis, advertissement à mes amis. Cestuy-cy philosophe non seulement jusqu'à la mort, mais en la mort mesme. Quelle asseurance estoit-ce, et quelle fierté de courage, de vouloir que sa mort luy servist de leçon, et avoir loisir de penser ailleurs en un si grand affaire? ius hoc animi morientis habebat.3 (II, 6, p.389)
L'épisode est rapporté avec soin, le bref dialogue permettant une mise en scène particulièrement
vivante de l'héroïsme du romain. Elle a d'abord une valeur textuelle, puisqu'elle participe à la
première partie du chapitre, qui introduit le récit de la chute de cheval, à travers laquelle Montaigne
à lui-même fait l'« expérience » du mourir. Mais l'exemplum semble surtout avoir une valeur
morale, puisqu'il exalte Canius Julius, à la fois fort et sage, comme l'incarnation d'une virtus
romana toute teintée de stoïcisme. L'adjectif « singuliere » qualifie la « vertu » et la « fermeté » du
romain autant qu'il redit la logique de cette narration : il s'agit d'un épisode unique mais
exemplaire, qui célèbre un idéal de maîtrise de soi au plus près de l'instant ultime.
1 A. Tarrête, article « Sénèque », Dictionnaire de Michel de Montaigne, sous la dir. de P. Desan. Paris, Champion, 2004, p.1055.
2 P. Villey, Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, thèse pour le doctorat. Paris, Hachette, 1908, p.215.3 Lucain, VIII, 636. Trad. de l'éd. des Essais : « il avait encore cet empire sur son âme mourante ».
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Les citations sont une autre forme de revivescence de la Rome antique dans Les Essais.
Quasiment aucune page n'est exempte de cette présence intertextuelle des grands auteurs latins,
plus immédiate encore que les exempla. Les plus convoqués sont les poètes, tels que Catulle,
Virgile, Horace et Ovide1. Si les citations sont une donnée si importante de l'élaboration du texte,
c'est peut-être parce que, comme l'explique M. Metschies, « le mode citationnel d'un auteur est
déterminé dans le fond par son attitude envers l'autorité. [Or,] toutes les fois que Montaigne se
compare aux écrivains de l'Antiquité, il ressent sa propre infériorité »2 : … à me recognoistre au prix de ces gens là, si foible et si chetif, si poisant et si endormi, je me fay pitié, ou desdain à moy mesmes. (I, 25, p.151)
… les productions de ces riches et grandes ames du temps passé, sont bien loing au delà de l'extreme estendue de mon imagination et souhaict. Leurs escris ne me satisfont pas seulement et me remplissent, mais ils m'estonnent et transissent d'admiration. Je juge leur beauté, je la voy, sinon jusques au bout, au moins siavant qu'il m'est impossible d'y aspirer. (II, 17, 675)
Les citations, toujours intimement mêlées à la prose montaignienne, n'ont pas toutes la même
vocation. Certaines ont une fonction éminemment poétique :Et combien de marchans commencent leur trafique par la vente de leur metairie, qu'ils envoyent aux Indes. Tot per impotentia freta?3 (I, 40, p.273)
Parfois, le vers latin permet de décrire plus justement une sensation physique, même dans le
cadre du récit d'un événement vécu, comme celui de la chute à cheval : Quand je vins à revivre, et à reprendre mes forces, Vt tandem sensus conualuere mei4,qui fut deux ou trois heures après, je me senty tout d'un train rengager au douleur,ayant les membres tous moulus et froissez de ma cheute [...] (II, 6, pp.395-396)
Les citations latines sont aussi les porteuses du savoir antique, qui est notamment médical :Ceux qui ont la jaunisse, ils voyent toutes choses jaunastres et plus pasles que nous : Lurida praeterea fiunt quaecunque tuentur Arquati5. (II, 12, p.634)
Enfin, elles sont les gardiennes de la sagesse des Anciens :Et me semble plus miserable un riche malaisé, necessiteux, affaireux, que celuy qui est simplement pauvre. In diuitiis inopes, quod genus egestatis grauissimum est6. (I, 40, p.273)
Montaigne est autant sensible au contenu, poétique ou didactique, qu'à l'expression, versifiée et
en latin, fond et forme devant être ainsi associés pour faire mieux émerger « la grandeur » du
passé.
1 Cf. M. Metschies, op. cit., p.79. Les Essais compteraient 150 citations de Catulle, 149 de Virgile et 117 d'Ovide.2 M. Metschies, op. cit., p.72.3 Catulle, IV, 18. Trad. de l'éd. des Essais : « Par tant de flots indomptables? »4 Ovide, Tristia, I, III, 14. Trad. de l'éd. des Essais : « Lorsque enfin mes sens reprirent vigueur ».5 Lucrèce, IV, 332-333. Trad. de l'éd. des Essais : « En outre, tout ce que regardent les malades de la jaunisse paraît
jaune ».6 Sénèque, Lettres à Lucilius, LXXIV, 4. Trad. de l'éd. des Essais : « Être indigent dans la richesse, voilà le genre de
pauvreté le plus pénible ».
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I.2. Le relativisme
L'admiration pour l'Vrbs antique, qui conduit à l'omniprésence de son histoire, de sa
pensée littéraire et philosophique, ne garantit cependant pas une translatio parfaite et sans limite,
et le contenu même de cette transmission ne va pas sans poser problème.
Comme toute œuvre renaissante, Les Essais sont confrontés à la problématique de l'imitatio.
La présence massive de citations latines et d'exempla romains, pourrait faire de l'œuvre de
Montaigne la pâle et vaine réplique des modèles antiques. L'écueil est mis en scène par l'essayiste
lui-même, dont un « amy » tourne en dérision un homme savant, mais ridicule par son discours
emprunté et artificiel : J'ay veu chez moy un mien amy, par maniere de passetemps, ayant affaire à un de ceux-cy, contrefaire un jargon de Galimatias, propos sans suitte, tissu de pieces rapportées, sauf qu'il estoit souvent entrelardé de mots propres à leur dispute, amuser ainsi tout un jour ce sot à debattre, pensant tousjours respondre aux objections qu'on luy faisoit. Et si estoit homme de lettres et de reputation, et qui avoit une belle robbe. (I, 24, p.144)
Par delà la problématique esthétique, émerge la question du sens et de la valeur d'une telle
parole. Dans le chapitre « Du pédantisme », comme l'écrit M. Magnien, « le latin symbolise la
vaine science qui corrompt ses détenteurs au lieu de les amender »1, et cette menace pourrait bien
planer au-dessus des Essais. La connaissance acquise et mobilisée par Montaigne à travers
toutes les références intertextuelles que nous avons évoquées est essentiellement livresque, et
s'exprime en retour sur le papier : En cette practique des hommes, j'entends y comprendre, et principalement, ceux qui ne vivent qu'en la memoire des livres. Il practiquera, par le moyen des histoires, ces grandes ames des meilleures siecles. C'est un vain estudes, qui veut ; mais qui veut aussi, c'est un estude de fruit inestimable. (I, 26, p.162)
Il peut donc y avoir un usage fructueux des savoirs antiques – nous y reviendrons –, mais il y a
tout de même le risque d'un apprentissage et d'une répétition servile, sans réinterprétation aucune,
ou d'une accumulation vaine de commentaires, qui ne seront jamais que des commentaires de
commentaires, puisque « nous ne faisons que nous entregloser » (III, 13, p.1115) :Nous savons dire, Cicero dit ainsi, voilà les meurs de Platon, ce sont les mots mesmes d'Aristote : mais nous, que disons nous nous mesmes? que faisons nous? que jugeons nous? Autant en diroit bien un perroquet. (I, 24, p.142)
Montaigne remet parfois lui-même en question la valeur des exempla romains qu'il
convoque. Reprenons l'épisode de la mort de Canius Julius. Le romain incarne le summum de la
vertu antique. Cependant, son courage inflexible est mis au service d'une cause vide de sens. En
amont, grâce à une citation de Lucrèce, Montaigne invalide déjà la tentative de « revenir donner
advertissement » :
1 M. Magnien, article « Latin », Dictionnaire de Michel de Montaigne, sous la dir. de P. Desan. Paris, Champion, 2004, p.658.
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nemo expergitus extatFrigida quem semel est uitai pausa sequuta1.
En aval, Montaigne précise : « Il me semble toutesfois qu'il y a quelque façon de nous apprivoiser
à elle, et de l'essayer aucunement »2 (II, 6, p.389). Subtilement, par ce simple adverbe, l'essayiste
réduit à néant la démarche du romain : il lui sera impossible d'« apercevoir quelque deslogement
de l'ame » en mourrant bel et bien ; en revanche, Montaigne, avec sa chute, semble avoir
découvert un authentique moyen d'approcher la mort. L'exemple de Canius Julius n'est finalement
relaté que pour « met[tre] en lumière la relation énigmatique entre mourir et témoigner »3, et sa
vertu, si elle est bien « singuliere », est au service d'une épreuve qui se signale par son inanité. La
portée édifiante de l'exemplum est donc nulle. Ne reste que le spectacle d'une extraordinaire
fermeté inopérante.
La lecture des philosophes est-elle plus efficace que celle de l'histoire? A. Tarrête souligne
que, progressivement, sous la plume de Montaigne, « se fait jour un certain scepticisme sur la
capacité de Sénèque à communiquer sa propre vertu à l'âme de son lecteur »4. Ainsi, au chapitre
« Du pédantisme », l'essayiste met à mal le modèle de la translatio des savoirs romains en matière
d'éthique et de morale : Nous nous laissons si fort aller sur les bras d'autruy, que nous aneantissons nos forces. Me veux-je armer contre la crainte de la mort? c'est aux despens de Seneca. Veux-je tirer de la consolation pour moy, ou pour un autre? je l'emprunte de Cicero : je l'eusse prise en moy-mesme si on m'y eust exercé. Je n'ayme point cette suffisance relative et mendiée. Quand bien nous pourrions estre sçavans du sçavoir d'autruy, au moins sages ne pouvons-nous estre que de nostre propresagesse. (I, 24, p.143)
Dans un ajout de l'Exemplaire de Bordeaux, Montaigne compare même sa lecture de Plutarque et
Sénèque à l'interminable et vain supplice des meurtrières filles de Danaos :Je n'ay dressé commerce avec aucun livre solide, sinon Plutarque et Seneque, où je puyse comme les Danaïdes, remplissant et versant sans cesse. J'en attache quelque chose à ce papier, à moy, si peu que rien. (I, 25, p.150)
La lecture, même assidue, ne saurait donc être édifiante, quelle que soit l'excellence du modèle.
Par ailleurs, Montaigne n'hésite pas à remettre en question la démarche même de Sénèque : « Et
l'usage de son escole Stoïque me desplaist, de redire sur chasque matiere, tout au long et au
large, les principes et presuppositions, qui servent en general » (III, 9, p.1006).
Rome n'incarne donc pas un réel absolu moral, puisqu'il demeure inaccessible. La lecture
des Anciens paraît alors stérile. Mais elle pourrait également être dangereuse, car la présence de
cette Rome intériorisée au sein des Essais fait ressurgir la tension entre deux volontés
1 Lucrèce, III, 929-930. Trad. de l'éd. des Essais : « nul ne se réveille et se lève une fois qu'il a été saisi par la froide interruption de la vie ».
2 Nous soulignons.3 L. D. Kritzman, « Montaigne "à cheval" ou la mort simulée », Sans autre guide. Mélange de littérature française de la
Renaissance offert à M. Tetel, textes réunis par P. Desan, L. Kritzman, M. Simonin et al.. Paris, Klincksieck, 1999, p.164.
4 A. Tarrête, op. cit., p.905.
7
humanistes très fortes : l'une d'appropriation d'une culture antique païenne, l'autre de respect de la
religion révélée dans tous les aspects de sa doctrine. Une tentative de conciliation naît avec la
notion de prisca theologia, forgée par M. Ficin et diffusée en France par J. Lefebvre d'Étaples.
Cette doctrine considère « que les Anciens ont mystérieusement bénéficié d’une sorte de
révélation pré-chrétienne leur faisant pressentir les vérités du christianisme, ce qui justifie
l’enrôlement de leur sagesse pour conforter la foi chrétienne »1. Dans l'« Apologie de Raimond de
Sebonde », Montaigne semble d'abord reconnaître une forme de validité à la croyance païenne
correspondant à « l'apophasie dionysienne »2 : De toutes les opinions humaines et anciennes touchant la religion, celle là me semble avoir eu plus de vray-semblance et plus d'excuse, qui recognoissoit Dieu comme une puissance incomprehensible, origine et conservatrice de toutes choses, toute bonté, toute perfection, recevant et prenant en bonne part l'honneur et la reverence, que les humains luy rendoient soubs quelque visage, soubs quelque nom et en quelque maniere que ce fust. [...] Les histoires payennes reconnoissent de la dignité, ordre, justice et des prodiges et oracles employez à leur profit et instruction, en leurs religions fabuleuses : Dieu, par sa misericorde daignant à l'avanture fomenter par ces benefices temporels, les tendres principes d'une telle quelle brute cognoissance, que la raison naturelle leur donnoit de luy au travers des fausses images de nos songes. (II, 12, p.541)
Mais, comme le constate l'essayiste, le plus souvent, « on a donné un corps » (II, 12, p.542) aux
dieux, et les Romains l'ont fait de la manière la plus irrespectueuse qui soit : Mais d'avoir faict des Dieux de nostre condition, de laquelle nous devons cognoistre l'imperfection, leur avoir attribué le desir, la cholere, les vengeances, les mariages, les generations, et les parenteles, l'amour et la jalousie, nos membres et nos os, nos fievres et nos plaisirs, nos morts et sepultures, il faut que cela soit party d'une merveilleuse yvresse de l'entendement humain. (II, 12, p.545)
Ainsi que l'écrit très justement J. Miernowski, « vouloir expliquer les dieux païens comme autant
d'hypostases du Dieu chrétien revient à une déification blasphématoire de nos vices »3. La religion
romaine est donc privée de toute forme de validité et de tout accès, même ténu, à la Vérité.
Cependant, le constat montaignien de l'échec de la prisca theologia est renforcé par une
dénonciation interne au paganisme, construite autour d'un montage citationnel de textes de
Lucrèce et de Cicéron. Montaigne est donc à la fois conscient des limites de la translatio, mais
parvient à inclure les Anciens dans leur propre dépassement. Ce geste est à lui seul le symbole de
l'ambiguïté des sentiments que suscite cette Rome intériorisée, entre enthousiasme et lucidité,
attachement profond et inévitable scepticisme : c'est donc bien au cœur même d'une transmission
culturelle achevée que se découvre pour Montaigne le caractère éphémère des savoirs et des
croyances.
***
1 A. Jouanna, « La Notion de Renaissance : réflexions sur un paradoxe historiographique », dans Bulletin de la Société d’Histoire Moderne et Contemporaine, 49-4 bis, supplément 2002, p.12.
2 J. Miernowski, L'Ontologie de la contradiction sceptique : Pour l'étude de la métaphysique des Essais. Paris, Champion, 1998, p.55.
3 Ibid.
8
II. Rome redécouverte, sous le règne du transitoire
Jusqu'ici, il a surtout été question de la Rome des Anciens telle que Montaigne l'a
découverte dans les livres : il est maintenant temps de s'interroger sur le regard que porte
l'essayiste sur la Rome moderne, qui contrairement à son pendant antique, est d'abord un édifice
en ruine dont le voyageur devra apprendre à cerner l'étoffe avant de se l'approprier à travers
l'œuvre écrite.
II. 1. La déception
Montaigne arrive à Rome en novembre 1580, au terme d'un périple qui l'a mené en
Allemagne et en Suisse. Le récit de ce voyage est consigné dans un Journal, tenu par un
secrétaire, puis par Montaigne lui-même. Quelque temps après son arrivée, ce dernier décide de
parcourir attentivement la ville, et de partir à la découverte des ruines de la Rome antique à l'aide
de « diverses cartes et livres »1. Suite à cela, voici ce qu'il déclare : Il disoit « qu'on ne voïoit rien de Rome que le ciel sous lequel elle avoit esté assise et le plan de son gîte ; que ceste science qu'il en avoit estoit une science abstraite et contemplative, laquelle il n'y avoit rien qui tumbast sous les sens ; que ceux qui disoint qu'on y voyoit au moins les ruines de Rome en disoint trop ; car les ruines d'une si espouvantable machine rapporteroint plus d'honneur et de reverence à sa mémoire ; ce n'estoit rien que son sepulcre. Le monde, ennemi de sa longue domination, avoit premierement brisé et fracassé toutes les pieces de ce corps admirable ; et, parce qu'encore tout mort, ranversé et défiguré, il lui faisoit horreur, il en avoit enseveli la ruine mesme ; que ces petites montres de sa ruine qui paressent encores au dessus de la biere, c'estoit la fortune qui les avoit conservées pour le tesmoignage de ceste grandeur infinie que tant de siècles, tant de fus, la conjuration du monde reiterées à tant de fois à sa ruine, n'avoint peu universelement esteindre […]. »2
Le désir de connaissance, de reconnaissance de la Rome antique tant fantasmée laisse place à
une profonde consternation. Un constat s'impose avec brutalité : la ville est « défiguré[e] ». Rien
ne subsiste de l'Vrbs, si ce n'est un ciel immuable et quelques vestiges, qui signifient plus
l'ampleur de la destruction subie par la ville que la grandeur romaine elle-même. Les ruines ne
sont plus que le symbole du passage du temps et du règne de la fortune, qui figure le caractère
purement transitoire de toute réalité terrestre, quelle qu'elle soit.
A contrario, Montaigne relate une découverte plaisante de la ville au sein du chapitre « De
la vanité » (III, 9), où se mêlent enjouement et respect : J'ay veu ailleurs des maisons ruynées, et des statues, et du ciel et de la terre : ce sont tousjours des hommes. Tout cela est vray : et si pourtant ne sçauroy revoir si souvent le tombeau de ceste ville, si grande, et si puissante, que je ne l'admire et revere. (III, 9, p.1042)
Parquoy je ne sçauroy revoir si souvent, l'assiette de leurs rues, et de leurs maisons, et ces
1 Montaigne, Journal de Voyage en Italie par la Suisse et l'Allemagne, Œuvres complètes, sous la dir. d'A. Thibaudet et M. Rat. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962, p.1212.
2 Ibid.
9
ruynes profondes jusques aux Antipodes, que je ne m'y amuse. […] Ce seroit ingratitude, de mespriser les reliques, et images de tant d'honnestes hommes, et si valeureux lesquels j'ay veu vivre et mourir : et qui nous donnent tant de bonnes instructions par leur exemple, si nous les sçavions suyvre. (III, 9, p.1043)
Il s'agit bien de la même ville de Rome, et Montaigne n'occulte d'ailleurs pas les dégâts causés par
le temps. Mais il semble avoir retrouvé son admiration pour les Anciens et sa confiance en leurs
préceptes moraux. Si la ville contemporaine n'a pas changée, c'est le regard du voyageur qui s'est
modifié.
La déception première exprimée par Montaigne a été fortement accentuée par les
documents qu'il consulte au début de sa déambulation : il s'agit des guides recensant les
« mirabilia Romae », fruits des recherches archéologiques et corollaires des tentatives de
reconstitution de la forme antique de la ville. C'est un apport jugé finalement inutile, voire nuisible
par le voyageur, car il empêche de considérer Rome telle qu'elle est actuellement et de découvrir
les ruines de l'Vrbs antique telles qu'elles se sont maintenues. Comme l'écrit D. Boccassini, « les
reconstructions idéales de la Rome impériale, ainsi que la réalité toute matérielle de la nouvelle
Rome pontificale n'avaient eu comme résultat que de recouvrir, littéralement, et de faire disparaître
les vestiges de Rome »1. Contre ces pratiques de restauration, Montaigne décide de s'attacher aux
réalités subsistantes. Et c'est en quittant Rome, et en découvrant les villes alentour, moins sujettes
aux désirs de restauration, qu'il y parviendra réellement. Les ruines suscitent peu à peu l'intérêt du
voyageur aux aguets, et lui apportent un indéniable plaisir esthétique, comme ici à Borguet : « Au
devant de cette ville, il se voit en une belle assiette des ruines grandes et importantes »2.
Comparons en détails le texte du Journal de voyage et celui du chapitre 9 du livre III des
Essais. Montaigne n'a d'abord retrouvé que le « ciel » et le « plan » de la Rome antique dans la
Rome qu'il a sous les yeux. Dans « De la vanité », il ajoute au « ciel » et à la « terre » les
« maisons ruynées » et les « statues » (III, 9, p.1042). La structure accumulative de la proposition
tend à renforcer le morcellement et le caractère hétéroclyte des éléments perçus ; cependant, le
constat final qui vient rompre ce rythme est bien plus positif que dans le Journal de Voyage. Par
delà le « bris » et le « fracas », Rome est toujours vivante car elle a su conserver visage humain,
en dépit de l'écroulement de l'Empire : « ce sont tousjours des hommes ». C'est la première, et
peut-être la plus essentielle des continuités que Montaigne parvient à lire.
Dans cette ville qui reprend vie sous les yeux de Montaigne, ou plutôt sous sa plume, les
ruines ne sont alors plus les restes d'un grand corps « brisé », mais des fragments encore porteurs
de la grandeur passée :
1 D. Boccassini, « Ruines montaigniennes », Montaigne Studies, vol. V, 1993, p.165.2 Journal de voyage, éd. citée, p.1242.
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Sa ryune mesme est glorieuse et enflée. Laudandis preciosior ruinis3. Encore retient elle au tombeau des marques et des images d'empire.(III, 9, p.1044)
Il est tout à fait significatif que le « sepulcre » du Journal de Voyage soit devenu « tombeau » dans
Les Essais. Le sépulcre, qui tire son origine du verbe sepelio – « ensevelir, enterrer » – n'est
jamais que la tombe qui engloutit à tout jamais. Le tombeau, lui, est d'abord le monument funéraire
qui signale la présence du mort et honore sa mémoire.
Montaigne finit donc pas accepter que la ville antique, dont les histoires et les grands
noms ont bercé son enfance, est irrémédiablement perdue. Et c'est seulement grâce à cette
acceptation, qui signifie un renoncement et une soumission au caractère éphémère des
réalisations humaines, que les ruines révèlent leur beauté et leur grandeur au cœur de la Rome
moderne, qu'elles deviennent signes plutôt que débris. Au-delà, l'émiettement lui-même prend
sens, en ce qu'il révèle l'action du temps et de la nature sur l'art : « Vt palam sit uno in loco
gandentis opus esse naturae »2 (III, 9, p.1044) écrit Montaigne, citant Pline l'Ancien. Et c'est par
cette double reconnaissance, des ruines qui font signe et d'un émiettement qui a du sens, « que le
spectateur participe du mouvement des choses qui l'entourent »3, qu'il devient véritablement acteur
de sa (re)découverte d'une Rome si complexe.
II. 2. La réappropriation
Il semble que ces découvertes – existence de continuités profondes en dépit des
bouleversements apparents et valeur heuristique du fragment – soient à l'œuvre dans Les Essais,
et notamment dans le rapport à cette vaste Rome métonymique intériorisée. Le voyage n'en a
certainement pas été l'unique révélateur ; mais il a probablement permis à Montaigne de rendre
plus vivaces des perspectives déjà entrevues. Cet intérêt pour le fragment se traduit très
concrètement dans le texte lui-même. Comme l'écrit L. D. Kritzman, « tout chez Montaigne prend
forme par "lopins" et l'essai se révèle comme un texte brisé »4. Cette composition s'incarne dans
l'image de la « marqueterie mal jointe » (III, 9, p.1008), dont les matériaux antiques constituent un
certain nombre de pièces. Mais il ne faudrait pas réduire cette forme à une simple donnée
esthétique : elle permet en effet un double dépassement des savoirs et des formes transmis
depuis l'Antiquité, et surtout l'émergence d'un jugement à la première personne.
Intéressons-nous au chapitre « Par divers moyens l'on arrive à pareille fin ». Comme
l'expliquent M. Magnien et C. Magnien-Simonin,
3 Sidoine Apollinaire, Poèmes, XXIII, 62. Trad. de l'éd. des Essais : « Plus précieuse par ses ruines admirables ».2 Pline l'Ancien, III, V, 40. Trad. de l'éd. des Essais : « En sorte qu'en ce lieu unique, jadis nature oeuvra dans la joie ».3 D. Boccassini, p.168.4 L. D. Kritzman, Destruction/Découverte : le fonctionnement de la rhétorique dans les Essais de Montaigne.
Lexington, French Forum, 1980, p.11.
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ce premier chapitre n'a sans doute pas été rédigé en premier ; mais sa composition, par assemblage d'anecdotes puisées à diverses sources autour d'un même thème et suivies de brefs commentaires, ressortit à la première manière de Montaigne, héritée de l'Antiquité et reprise par l'humanisme sous le nom de diverses leçons.1
La forme de ce chapitre correspond même à un exercice très précis, pratiqué par les Romains et
appelé chrie. Il consiste à « commenter une sentence ou un fait mémorable en utilisant des lieux
communs, des citations ou des exemples »2. Montaigne va subvertir l'exercice scolaire pour le
retourner contre son contenu : la chrie devient alors un outil pour dénoncer la fonction édifiante de
l'exemplum – dont on avait déjà vu qu'il pouvait être mis en question –, par la juxtaposition
d'anecdotes aux sens divergents. Ces dernières sont empruntées à divers auteurs, tels que J.
Bodin, Plutarque et Quinte-Curce que Montaigne traduit dans la dernière partie du chapitre. Leur
mise en parallèle permet de démontrer la véracité de la sentence qui sert de titre au chapitre,
« Par divers moyens l'on arrive à pareille fin ». En effet, le Prince de Galles se montre clément face
à la courageuse résistance de trois français. De même, Scanderberch accorde sa grâce au soldat
qui s'oppose à lui. Cependant Montaigne prévient : « cet exemple pourra souffrir autre
interpretation » (I, 1, p.32). Plus loin, il annonce une anecdote « directement contre mes premiers
exemples » (I, 1, p.33) : Alexandre fait périr dans d'atroces souffrance Bétis, l'ennemi à
l'inébranlable constance. Aucun précepte quant à l'action militaire, aucune règle de prudence n'est
donc fiable, puisque que toutes ces histoires se contredisent. Et c'est au cœur de ces
contradictions qu'un je peut surgir : Le texte de l'essai se révèle comme écriture réfléchissante qui trahit le mouvement de l'esprit montaignien en train de penser, car la pratique de l'engendrement de l'essai montaignien est un exercice actif qui s'oppose à la stabilité du savoir livresque.3
Dès les premiers chapitres des Essais, le je, en tant qu'expression d'un jugement, résulte donc de
l'articulation des anecdotes impersonnelles qui se complètent ou s'opposent. À ce sujet, Montaigne
reprend le lieu commun de la création littéraire comme butinage :Les abeilles pillotent deçà delà les fleurs, mais elles en font après le miel, qui est tout leur ; ce n'est plus thin, ny marjolaine : Ainsi les pieces empruntées d'autruy, il les transformera et confondra, pour en faire un ouvrage tout sien : à sçavoir son jugement, son institution, son travail et estude ne vise qu'à le former. (I, 25, p.157)
Mais la spécificité du travail de l'essayiste est qu'il s'agit d'une « appropriation négative »4 des
connaissances et des structures héritées de l'Antiquité. Le jugement naît de la mise en
contradiction des savoirs livresques et de la subversion du modèle scolaire, et c'est un jugement
essentiellement « douteux », puisqu'il s'interroge sur la valeur édifiante des exempla et sur la
pertinence des formes prescrites par la rhétorique.
Pour autant, le texte ne doit pas pleinement « confondre » les apports étrangers qui le
1 M. Magnien et C. Magnien-Simonin, Les Essais, « Notices, notes et variantes », présentation de I, 1, p.1329.2 Ibid.3 L. D. Kritzman, op. cit., p.43.4 Ibid.
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nourrissent, et gommer toute trace de son élaboration. Les anecdotes historiques sont ainsi
maintenues et relatées avec soin par Montaigne, qui témoigne d'une lecture attentive de ses
sources. Le texte garde également le souvenir des évolutions de la pensée de l'essayiste :Au demeurant, je ne corrige point mes premieres imaginations par les secondes, ouy à l'aventure quelque mot : mais pour diversifier, non pour oster. Je veux representer le progrez de mes humeurs, et qu'on voye chaque piece en sa naissance. Je prendrois plaisir d'avoir commencé plustost et à reconnoistre le trein de mes mutations. (II, 37, p.796).
Montaigne accorde une grande importance à l'historicité de son texte et de sa réflexion. Les
Essais doivent rendre sensible le passage du temps, l'accumulation des lectures et les
revirements de sa pensée, de la même manière que Rome doit conserver ses ruines en l'état. Il
faut fuir la dispositio de la rhétorique classique – sans renier l'héritage antique qui sert d'intertexte
indispensable –, tout comme il faut fuir les tentatives archéologiques de reconstitution de l'Vrbs
antique.
Comme l'écrit très justement L. D. Kritzman, « le processus scriptural de Montaigne est
isomorphe par rapport à sa conception du monde »1, et notamment par rapport à sa vision de la
Rome moderne. Le vestige architectural, tout comme le fragment textuel, est certainement
insatisfaisant, mais il est la seule réalité authentique à laquelle, en tant qu'homme, l'essayiste peut
avoir accès. Et il serait aussi chimérique de prétendre d'accéder à l'ordre et à la totalité que de
reconstruire l'Vrbs antique dans toute sa splendeur. « Roma Roma non est », et ne sera plus
jamais. Montaigne accepte ce constat, et le renforce en rejouant le caractère fragmentaire de la
Rome antique à l'échelle de la Rome métonymique et intériorisée des Essais. Et c'est dans le
creuset même de la forme antique, et à partir d'un savoir livresque mis en doute, que s'élabore un
rapport plus authentique à l'Vrbs, sur lequel le jugement en première personne peut se porter.
***
III. Rome : le miroir et le refuge
Le parcours effectué par Montaigne à partir de la Rome antique, et vers la Rome moderne
a maintenant été tracé. Reste à s'interroger sur le statut qu'assignent Les Essais à cette cité
multiple, à la fois révélateur de vérités profondes et asile pour l'essayiste, à moins que ce ne soit le
texte qui ne devienne le refuge de la Rome métonymique.
III.1. Le miroir
Le grand corps hétéroclyte de la Rome moderne, où se mêlent nouvelles constructions et
vestiges antiques plus ou moins restaurés, est d'abord un modèle de l'élaboration de toute société
1 L. D. Kritzman, op. cit., pp.97-98.
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humaine : En fin je vois par nostre exemple, que la societé des hommes se tient et se coust, à quelque prix que ce soit : En quelque assiette qu'on les couche, ils s'appilent, et se rengent, en se remuant et s'entassant : comme des corps mal unis qu'on empoche sans ordre, trouvent d'eux mesmes la façon de se joindre, et s'emplacer, les uns parmy les autres : souvent mieux, que l'art ne les sceu disposer. (III, 9, p.1000)
La nature et le hasard créent le lien social et font émerger une harmonie spontanée dans la
bigarrure et le désordre, de même que Rome devient belle par la multitude des réalités qu'elle
superpose. Si toute société est à l'image de la capitale romaine, cette dernière est également, en
tant qu'entité politique à l'histoire longue et mouvementée, un miroir tendu aux États
contemporains en difficulté. Selon Montaigne, elle est même la « forme » exemplaire de toute
organisation humaine, et ce par décret divin : Les astres ont fatalement destiné l'estat de Rome, pour exemplaire de ce qu'ils peuvent en ce genre : Il comprend en soy toutes les formes et avantures, qui touchent un estat : Tout ce que l'ordre y peut, et le trouble, et l'heur, et le mal'heur. (III, 9, p.1004)
Or, Montaigne constate que la plus florissante période pour Rome n'a pas été des plus simples.
L'Empire est en effet une entité complexe constituée de territoires divers et la pax romana
recouvre, dans une « confusion » (III, 9, p.1005) certaine, une multitude de populations, de réalités
sociales et politiques. Paradoxalement, « la pire de ses formes, luy fut la plus fortunée » (ibid.). Ce
constat historique est pour Montaigne la source d'un espoir face aux troubles religieux qui agitent
alors la France. Tout ce qui branle ne tombe pas. La contexture d'un si grand corps tient à plus d'un clou. Il tient mesme par son antiquité : comme les vieux bastimens, ausquels l'aage a desrobé le pied, sans crouste et sans cyment, qui pourtant vivent et se soutiennent en leur propre poix, nec iam ualidis radicibus haerens, Pondere tuta suo est1. (III, 9, p.1005)
L'Empire, en son temps, a su résister aux troubles internes qui l'ont agité. Et ses vestiges toujours
en place témoignent de la vigueur de l'édifice ancien qui peut se soutenir par son propre poids, de
la même façon que le principe d'inertie garantit à un corps en mouvement la poursuite indéfinie de
ce même mouvement. « Rien ne tombe, là où tout tombe » (III, 9, p.1006) : il y a donc lieu de
croire que la France se maintiendra, en dépit des luttes intestines qui la déchirent.
La ville romaine tend également un miroir plus spécifique à Montaigne, et à travers lui, à
toute la condition humaine. Au terme du chapitre « De la vanité », l'essayiste retranscrit dans son
intégralité et en latin la « bulle authentique de bourgeoisie Romaine », qui lui a été « octroyée »
(III, 9, p.1045) lors de son séjour à Rome, entre novembre 1580 et avril 1581. Dès le premier
chapitre des Essais, Montaigne annonce qu'il s'est choisi un sujet impossible à cerner : Certes c'est un subject merveilleusement vain, divers, et ondoyant, que l'homme :il est malaisé d'y fonder jugement constant et uniforme. (I, 1,p.33)
Reconnaissant l'inconsistance de son « subject », l'essayiste comprend que ce dernier ne pourra
1 Platon, République, VIII, 546 a. Trad. de l'éd. des Essais : « il ne tient plus par de solides racines, il se maintient de son propre poids ».
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être approché que par des perspectives toujours changeantes, à son image. Or cette bulle est un
fragment tout à fait révélateur du caractère frivole et insignifiant des réalités humaines. Attachons-
nous d'abord au contenu même du texte officiel, rédigé par le secrétaire du Sénat et du Peuple
Romain, « SPQR ». Si Montaigne est considéré comme digne d'obtenir la citoyenneté romaine,
c'est d'abord au nom de « la réputation et la gloire de sa famille », puis des « mérites de ses vertus
personnelles » : « familiae laude atque splendore et propriis uirtutum meritis dignissimus »1. La
bulle ne dit d'ailleurs pas que l'essayiste fait preuve de valeurs morales, mais qu'il est « orné » –
« ornatissimum » – de ses mérites. La décision du Sénat romain reconnaît donc d'abord la
renommée de Montaigne, plutôt que son authentique vertu et les réalisations qui pourraient en
découler. Or Les Essais l'ont suffisamment répété : la gloire est une « vaine image » (I, 41, p.278)
de soi et un « pur ouvrage de la fortune » (II, 26, p.659). En retour, Montaigne est celui « qui hoc
Civitatis munere accipiendo, singulari Ciuitatem ipsam ornamento atque honore affecerit »2. Le
bénéfice attendu par Rome est conçu en terme de prestige. Le statut qu'obtient l'auteur des
Essais, aussi officiel soit-il, est donc une reconnaissance qui se fonde avant tout sur un jeu
d'apparences. Qu'en pense le nouveau citoyen romain?Elle [la fortune] m'a faict quelques faveurs venteuses, honnoraires, et titulaires, sans substance […]. Parmy ses faveurs vaines, je n'en ay point qui plaise tant à ceste niaise humeur, qui s'en paist chez moy, qu'une bulle anthentique de bourgeoisie Romaine : qui me fut octroyée avec toute gratieuse liberalité. Et par ce qu'elles se donnent en divers stile, plus ou moins favorable : et qu'avant que j'en eusse veu, j'eusse esté bien aise, qu'on m'en eust montré un formulaire : je veux, pour satisfaire à quelqu'un, s'il s'en trouve malade de pareille curiosité à la mienne, la transcrire icy en sa forme. (III, 9, p.1045)
Montaigne reconnaît toute l'inanité de cette bulle : elle est un don de la fortune et il n'a aucun
mérite à l'avoir obtenue. Mais il revendique également tout le plaisir « niais », simple, voire bête,
que lui apporte l'obtention de la citoyenneté romaine. L'essayiste se voit officiellement rattaché à la
ville qu'il admire tant et dont l'histoire et la littérature ont bercé ses jeunes années. En plus d'être
un vain motif de réjouissance, la bulle a été pour Montaigne un objet de curiosité, deuxième
« fleaux de nostre ame » avec la gloire (cf I, 26, p.189) ; et s'il la retranscrit, c'est d'abord, dit-il,
pour satisfaire l'appétit du lecteur. Ce dernier se trouve donc associé au plaisir coupable de
découvrir le texte du Sénat. Il devra également constater toute la vacuité du titre obtenu :N'estant bourgeois d'aucune ville, je suis bien aise de l'estre de la plus noble qui fut et qui sera onques. Si les autres se regardoient attentivement, comme je fay, ils se trouveroient comme je fay, pleins d'inanité et de fadaise : De m'en deffaire, je ne puis, sans me deffaire moy-mesme. Nous en sommes tous confits, tant les uns que les autres. Mais ceux qui le sentent, en ont un peu meilleur compte : encore ne sçay-je. (III, 9, p.1047)
Montaigne assume donc pleinement son attrait pour les choses inutiles, qu'il avait déjà revendiqué
précédemment3. Il en fait même une dimension constitutive de l'homme, qu'il vaut certainement
1 Bulle de citoyenneté romaine, III, 9, p.1046. Trad. de l'éd. des Essais : « tout à fait digne, vu la réputation et la gloire de sa famille ainsi que les mérites de ses vertus personnelles ».
2 Ibid. Trad. de l'éd. des Essais : « qui, en acceptant ce droit de Cité, apporte à la Cité elle-même singulier ornement et honneur ».
3 Les Essais, III, 9, p.1042 : « je m'employe à faire valoir la vanité mesme, et l'asnerie, si elle m'apporte du plaisir ».
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mieux accepter avec lucidité. La bulle romaine ainsi devient le parangon de toute réalité humaine,
vaine quelle que soit l'autorité dont elle émane ou qu'elle confère. C'est une vérité qu'elle contient
dans son étymologie même : la bulla est à l'origine un petit ornement en or ; elle est aussi devenue
l'ordonnance des pouvoirs temporels et l'expression de la parole papale. Unissant ces deux
réalités, la bulle que nous présente ici Montaigne nous renvoie à ce que nous sommes : « tous
creux et vuides » (II, 16, p.656).
III.2. Le refuge
En tant qu'exemple et miroir, Rome tend à devenir un résumé du monde. Dans « De la
vanité », elle est le symbole de l'union et de la concorde de toute la chrétienté : Seule ville commune et universelle. Le magistrat souverain qui y commande, est recognu pareillement ailleurs : c'est la ville metropolitaine de toutes les nations Chrestiennes. L'Espaignol et le François, chacun y est chez soy : Pour estre des princes de cet estat, il ne faut qu'estre de Chrestienté, où qu'elle soit. (III, 9, pp.1043-1044)
Décrite à grand renfort d'hyperboles, Rome se fait refuge utopique, permettant d'échapper au
violent contexte de l'époque. S'expriment ainsi un idéal de stabilité, et un regret, celui de la perte
de l'unité politique et religieuse de la France. Il en va de même avec la description de l'enfance,
dont M. Simonin montre bien qu'elle constitue une mise en scène, où Montaigne devient
« réécrivain de sa vie »1 : en effet, l'essayiste occulte, dans tous les passages relatifs à son
éducation, la présence de ses frères et de sa sœur. Or il paraît « invraisemblable que [ces
derniers] aient été exclus de la pratique du latin vivant [...] quand tous les domestiques y étaient
soumis »2, de même qu'il est peu crédible que le jeune Michel n'ait pas entendu parler français
avant l'âge de six ans. La découverte précoce de la Rome antique doit constituer, a posteriori, un
moment privilégié : les conditions réelles de l'apprentissage du latin sont donc idéalisées pour que
le garçon devienne le centre unique de toutes les attentions. Sous la plume de l'essayiste, ce
geste de déformation est certainement le témoin d'une forme de nostalgie, au sens précis de
regret du pays natal, celui du latin facile et de la bienveillance du père disparu.
« Me trouvant inutile à ce siecle, je me rejecte à cet autre » (III, 9, p.1043), écrit Montaigne
dans « De la vanité ». L'amitié avec Estienne de La Boétie aurait pu le maintenir en ce siècle, mais
elle n'a duré que bien peu de temps. Surtout, elle est présentée dès le départ par Montaigne
comme une philia nourrie des modèles antiques, un « meslange » des âmes, si homogène qu'il a
fait disparaître la « cousture qui les a joinctes » (I, 27, p.195), comme l'avaient décrite Aristote puis
Cicéron. Quant à l'ami disparu trop tôt, il aurait pu être « bien près des honneurs de l'antiquité » (I,
1 M. Simonin, « Montaigne et ses frères : un poème inédit de George Buchanan conservé par Henri de Mesme », Sans autre guide : Mélanges de littérature française de la Renaissance offerts à Marcel Tetel. Paris, Klincksieck, 1999, p.112.
2 Ibid., p.114.
16
27, p.190) s'il avait pu écrire davantage. Dans la continuité de cette philia à l'antique, la souffrance
de la perte s'exprime dans le chapitre « De l'amitié » à partir de citations latines, qui se font reflets
de la douleur et consolation : Depuis le jour que je le perdy, quem semper acerbum, semper honoratum (sic, Dii, uoluistis) habebo1,je ne fay que trainer languissant : et les plaisirs mesmes qui s'offrent à moy, au lieu de me consoler, me redoublent le regret de sa perte. Nous estions à moitié de tout : il me semble que que je luy desrobe sa part, Nec fas esse ulla me uoluptate hic frui Decreui, tantisper dum ille abest meus particeps2.J'estois desjà si faict et accoustumé à estre deuxiesme par tout, qu'il me semble n'estre plus qu'à demy. Illam meae si partem animae tulit, Maturior uis, quid moror altera, Nec charus aeque nec superstes Integer? Ille dies utramque Duxit ruinam3. (I, 27, p.200)
Cet extrait constitue une forme de centon. On connaît l'hostilité de Montaigne à ce type de genre
littéraire : comme l'écrit très justement A. Tarrête, « il incarne une intertextualité envahissante qui
étouffe l'expression du sujet écrivant »4. Cependant, ici, le latin et le français sont entrelacés, et
c'est bien le français qui donne sa cohérence et son sens à l'ensemble. De plus, il ne s'agit pas de
véritables citations, mais plutôt de montages citationnels. L'extrait de l'Heautontimoroumenos est
ainsi recomposé : l'essayiste réécrit deux vers à partir de quatre vers de Térence5. Loin de la vaine
répétition du corpus antique, qui serait l'expression d'une posture de soumission totale, Montaigne
entretient un véritable « commerce créatif »6 avec les Anciens. Il sait adapter subtilement les
uerba, mais surtout modifier les res afin de faire entendre sa voix, à la première personne et en
vernaculaire :Je ne dis les autres, sinon pour d'autant plus me dire. (I, 25, p.153)
Certes j'ay donné à l'opinion publique, que ces parements empruntez m'accompaignent : mais je n'entends pas qu'ils me couvrent, et qu'ils me cachent : c'est le rebours de mon dessein. Qui ne veux faire montre que du mien et de ce qui est mien par nature : Et si m'en fusse creu, à tout hasard, j'eusse parlé tout fin seul. (III, 12, p.1102)
Sans les trahir, l'essayiste redonne vie aux textes latins en leur prêtant sa voix, de même
qu'il fait renaître les grands personnages de la Rome antique en « remaschant » leurs noms et en
1 Virgile, Énéide, V, v.49-50. Trad. de l'éd. des Essais : « jour à jamais cruel, à jamais mémorable (ainsi, Dieux, vous l'avez voulu) ».
2 D'après Térence, Heautontimoroumenos, 147-150. Trad. de l'éd. des Essais : « J'ai décidé de m'interdire ici tout plaisir tant que mon compagnon est loin. »
3 Horace, Odes, I, XXIV, 1-2. Trad. de l'éd. des Essais : « Ah, si un coup prématuré m'a ravi une part de mon âme, à quoi bon m'attarder, moi l'autre part, ni aimé pareillement, ni survivant tout entier? Ce jour a entraîné notre ruine à tous deux ».
4 A. Tarrête, article « Centons », Dictionnaire de Michel de Montaigne, sous la dir. de P. Desan. Paris, Champion, 2004, p.149.
5 Voici le texte-source et entre crochets, les passages repris par Montaigne : « [Decrevi tantisper] me minus iniuriae / Chreme, meo gnato facere [dum] fiam miser, / Nec fas esse ulla me voluptate hic frui / Nisi ubi [ille] huc salvos redierit [meus particeps] ».
6 M. Metschies, op. cit., p.135.
17
les faisant « retentir à [ses] oreilles » (III, 9, p.1043). In fine, ce sont Les Essais eux-mêmes qui
deviennent un refuge pour la littérature latine. L'œuvre abrite également la mémoire du père et de
l'ami, qui ressurgissent au cœur de l'évocation de la capitale romaine moderne, tant ils sont
fortement associés, on l'a vu, à la vaste Rome métonymique :Ils [Lucullus, Metellus et Scipion] sont trepassez : Si est bien mon pere : aussi entierement qu'eux : et s'est esloigné de moy, et de la vie, autant en dixhuict ans, que ceux-là ont faix en seize cens : duquel pourtant je ne laisse pas d'embrasser et practiquer la memoire, l'amitié et societé, d'une parfaicte union et très-vive. Voire, de mon humeur, je me rends plus officieux envers les trespassez : Ils ne s'aydent plus : ils en requierent ce me semble d'autant plus mon ayde […]. Ceux qui ont merité de moy, de l'amitié et de la recognoissance, ne l'ont jamais perdue pour n'y estre ignorans. Je parle plus affectueusement de mes amis, quand il n'y a plus de moyen qu'ils le sçachent. (III, 9, p.1042)
La mort, tout comme l'absence, sont loin d'être des obstacles à la communauté des âmes ; au
contraire, elles préservent la pureté des intentions, la gratuité du geste en faveur de l'être aimé. D.
Boccassini suggère que les Anciens, comme le père et l'ami, retrouvent « dans la mort le statut
ontologique que la chute dans le temps leur avait momentanément soustrait »1. L'œuvre devient
alors un moyen de célébrer cette unité restaurée, et d'approcher cette perfection hors du temps.
Mais à nouveau, cet absolu n'est accessible que par les souvenirs, qui, à la manière des ruines,
sont nécessairement lacunaires. Et surtout, « le but de cette fréquentation [des morts] n'est
toutefois aucunement la recherche de l'autre et de ses perfections, mais l'étude de soi »2. Ainsi, la
peinture des « crotesques » (I, 27, p.189), décorations qui trouvent leur origine dans l'Antiquité
mais sont aussi le fruit d'un réinvestissement moderne, deviennent l'incarnation du geste d'écriture
montaignien. Les ornementations murales doivent servir de cadre à une autre œuvre et occuper
« le vuide tout autour » (ibid.), tout comme le chapitre « De l'Amitié » devait initialement être l'écrin
du texte de La Boétie et combler la douloureuse absence de l'ami. Finalement, le cadre envahit le
tableau, et c'est le texte de Montaigne qui constituera le cœur du chapitre, l'essayiste prêtant sa
voix à celle du disparu, discernable par de subtiles reprises intertextuelles. La véritable survie des
Anciens, comme celle des êtres chers qui en étaient si proches, s'effectue donc par la médiation
du livre, qui se veut, à l'image de la Rome moderne en ruine, « corps monstrueux, rappiecez de
divers membres » (ibid.) mais également tombeau encore animé par la vie.
***Rome, quelle que soit la définition que l'on en propose, est toujours ce contre quoi
Montaigne se construit. Le savoir antique est un soubassement intertextuel indispensable, mais
toujours remis en question ; la ville moderne une forme repoussée puis apprivoisée et finalement
réinvestie dans l'œuvre ; le latin une présence permanente mais dont Montaigne parvient à
s'affranchir pour donner une œuvre véritablement originale en vernaculaire. Entre admiration et
scepticisme, Rome est à la fois une source d'inspiration profonde et un repoussoir servant
1 D. Boccassini, « Ruines montaigniennes », Montaigne Studies, vol. V, 1993, p.178.2 Ibid.
18
d'arrière-plan à l'élaboration textuelle moderne, à la naissance d'un jugement et de la première
personne qui lui est liée.
Montaigne a dit vouloir peindre « le passage » (III, 2, p.845) : Rome en est certainement
un des emblèmes. Parcourant les rues de la ville éternelle, le voyageur attentif distingue presque
les fantômes des Anciens. « Je les visse volontiers deviser, promener, et soupper » (III, 9,
p.1043) : l'absence se mue présence imaginaire sous le regard du voyageur qui a su comprendre
la valeur des vestiges, aussi morcelés soient-ils. Mais sous la plume de l'essayiste, elle devient
présence authentique, par delà la mort et les siècles : ces mêmes Romains, il les a « veu vivre et
mourir » (ibid.), de même « que nous voyons » (ibid.) la Rome moderne. Au sein des Essais,
Rome et ses ruines incarnent donc bien cette union paradoxale du transitoire, du caractère
éphémère et vain des réalités humaines, et de la transition, de la transmission pérenne et de la
familiarité encore fervente. Et si cette union est possible, c'est bien grâce au texte, qui à la manière
de l'Vrbs, possède une cohérence propre en dépit du « lopinisme » qui le caractérise : Ô Dieu, que ces gaillardes escapades, que ceste variation a de la beauté : et plus lors, que plus elle retire au nonchalant et fortuit! C'est l'indiligent lecteur, qui perd mon subject ; non pas moy. (III, 9, p.1041)
Il faudrait donc lire Les Essais comme Montaigne a su lire Rome : accepter sa dimension
fragmentaire, et tâcher du participer du mouvement qui l'anime.
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Bibliographie
Éditions des œuvres de Montaigne
Les Essais, éd. de J. Balsamo, C. Magnien-Simonin et M. Magnien. Éd. des « Notes de lecture » et des « Sentences peintes » par A. Legros. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 2007.
Journal de Voyage en Italie par la Suisse et l'Allemagne, Œuvres complètes, sous la dir. d'A. Thibaudet et M. Rat. Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1962.
Études critiques
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Villey P., Les sources et l’évolution des Essais de Montaigne, thèse pour le doctorat. Paris, Hachette, 1908.
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