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Collection << Recherches >>.

LA COLLECTION << RECHERCHES >> A LA DEc0uvERTE

Un nouvel espace pour les sciences humaines et sociales

Depuis le debut des années quatre-vingt, on a assisté a un redé-considerable de la veclierche en sciences humaines et

sociales Ia remise en cause des grands systèmes théoriques qui domi-naient jusqu'alors a conduit a un éclatement des recherches en demultiples chanips disciplinaires indépendants, mais cue a aussi permisd'ouvrir de nouveaux chantiers thCoriques. Aujourd'hui, ces travauxcommenceni a porter leurs fruits : des paradignies novateurss'élaborent, des liens inédits sont étahlis entre les disciplines, des débatspassionnants se font jour.

Mais ce renouvellement en profondeur reste encore dans une largemesure peu visible, car il emprunte des voies dont Ic production Cdito-riale traditionnelle rend difficilenient compte. L'ambition de Ia

collection << Recherches >> est precisernent d'accueillir les résultats decette <recherche de pointe > en sciences humaines et sociales : grace aune selection Cditoriale rigoureuse (qui s'appuie notamment sur l'expC-rience acquise par les directeurs de collection de La DCcouverte), ellepublic des ouvrages de toutes disciplines, en privilCgiant les travauxtrans- et multidisciplinaires. II s'agit principalement de Iivres collectifsresultant de programmes a long ternie, car cetle approche est incontes-tablenient Ia mieux a mëme de rendre compte de Ia recherche vivante.Mais on y trouve aussi des ouvrages d'auteurs (theses remaniées, essaisthCoriques, traductions), pour se faire l'écho de certains travaux singu-hers.

Les themes traitCs par les livres de Ia collection << Recherches >> sontrésolument varies, empiriques aussi bien que thCoriques. Enfin, certainsde ces titres sont publiCs dans Ic cadre d'accords particuliers avec desorganismes de recherche c'est Ic cas notamment des series de l'Obser-vatoire sociologique du changernent social en Europe occidentale et duMouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales (MAUSS).

L'Cditeur

SOUS LA DIRECTION DE

Norbert Alter

Les logiques de l'innovationApp roche pluridisciplinaire

Editions La Découverte9 bis, rue Abel-Hovelacque

75013 Paris2002

Remerciements

Vaidrie Fleurette et Stephanie Pitoun ont bien voulu prendre encharge Ia multitude d'activitCs prograrnmées>> que suppose IarCalisation d'un ouvrage collectif.

Elles ont dgalement organisC le sdminaire intitulC <Les logiques del'innovation >>, a I'origine de cc travail.

Je les en remercie sincèrement ainsi que l'IMRI (Institut pour Icmanagement de Ia recherche et de I'innovation), universitC Paris-Dauphine, pour Ic soutien actif apportd a Ia publication.

Catalogue Electre-Bibliographie

Les logiques de i'innovation : approche pluridisciplinaire I dir. Norbert Alter. —Paris : La Découverte, 2002. — (Recherches)ISBN 2-7071-3695-6RAMEAU innovations : aspect éconoinique

innovations : aspect socialDEWEY 303.3 : Proccssus sociaux. Changements sociauxPublic concerné : Niveau universitaire. Prolèssionnel, spécialiste

Le logo qui figure sur Ia couverture de ce livre mérite une explication. Son objet est

tl'alerter le lecteur sur Ia menace que represente pour l'avenir du livre, tout particuliè-rement dans le dontaine des sciences humaines et sociales, Ic développenient massif du

photocopillage.Le Code de Ia propriélë intellectuelle du Icrjuillet 1992 interdit en effet expres-

sénient, sous peine des sanctions pénales réprirnant Ia contrefacon, Ia photocopie a usage

collectif sans autorisation des ayants droit. Or cette pratique scsI généralisée dans les

ëtablissements d'enseignement, provoquant une baisse brutale des achats de Iivres. au

point que Ia possibilité méme pour les auteurs de créer des nouvelles et de les faire

éditer correctement esi aujourd' hui menacée.Nous rappelons donc qu'en application des articles L 122-10 a L 122-12 du Code de

Ia propriete intellectuelle, toute photocopie a usage collectif. iiitegrale on partielte, dupresent ouvrage est interdite sans autorisation du Centre francais d'exploitation do droit

de copie (CFC, 20, rue des Grands-Augustins, 75006 Paris). Toule autre forme de repro-

duction, intégrale ou partielle, est egaleinent interdite sans autorisation de I'éditeur.

Si vous désirez &re tenu rCgulièreinent inforinC de nos parutions, II vous suffitd'envoyer vos nom et adresse aux Editions La DCcouverte, 9 bis. rue Abel-Hovelacque,

'75013 Paris. 'bus secevrex gra temens noIre bulletin La

© Editions La Découverte & Syros. Paris, 2002.

S ommaire

Avant-propospar Norbert Alter et Michel Poix 7

I. LA DWFUSION DE L'INNOVATION

I. L'innovation un processus collectifambigupar Norbert Alter 15

2. L'innovation entre acteur, structure et situationpar Dominique Desjeux 41

II. LE SENS DE L'INNOVATION

3. Innovation et contraintes de gestionpar Pierre Romelaer 65

4. Sur 1' innovationpar Danièle Linhart 105

III. CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

5. Le role des scientifiques dans le processus d'innovationpar Danièle Blondel 13 I

6. L'engagement des chercheurs vis-à-vis de I'industrie et du rnarchd:norines et pratiques de recherche dans les biotechnologiespar Maurice Cassier 155

7. Rdseaux et capacite collective d'innovation:l'exemple du brainstorming et de sa discipline socialepar Emmanuel Lazega 183

IV. NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

8. L'innovation en education et en formation : topiques et enjeuxpar Francoise Cros 213

9. Ce que I'Cconomie néglige ou ignore en niatière d'analysede l'innovationpar Dominique Foray 241

Avant—propos

Norbert Alter et Michel Poix

L'élaboration des connaissances en matière d'innovation sesitue actuellement au carrefour de plusleurs disciplines dessciences sociales et humaines. Un processus d'innovations'inscrit toujours dans une logique economique. Mais son déve-loppement ne peut être compris sans l'analyse sociologique desacteurs qui portent ce processus. Et Ia nature de leurs actionsdepend largement de Ia nature des dispositifs de gestion mis enceu vre.

Les travaux présentés dans ce livre traitent donc Ia question deI'innovation de manière pluridisciplinaire, en s'appuyant sur lesproblematiques de I'anthropologie, de l'économie, de Ia gestionet de Ia sociologic. Chacun scion des objets, champs et perspec-tives théoriques divers et parfois divergents, ces travaux abordentfinalement les cinq questions qui mobilisent toujours lesrecherches sur l'innovation.

L'innovation est une activité en relation forte avecl'incertitude : les informations constitutives de l'élaboration d'unprocessus d'innovation ne sont pas totalement disponibles initia-lement. La decision et l'action en matière d'innovation posentdonc clairement Ia question de Ia gestion de l'incertitude et durapport au risque. A propos des questions concernant Ic finan-cement de l'innovation, comme a propos de l'investissementpersonnel des acteurs dans ces dispositifs, ces themes mettent enevidence toute une série de paradoxes (pourquoi un acteurs'engage-t-iI dans des situations a risque, alors qu'il disposed'avantages substantiels dans une situation établie ?) ou de diffi-cuités de modélisation (comment expliquer Ic <<pan>> dubanquier). C'est finalement a une question plus generale,

8 LA DIFFUSION DE L'JNNOVATION

concernant Ia rationalité collective, du point de vue de l'écono-miste, du gestionnaire ou du sociologue, que nous convie cettepremiere série de réflexions.

L'innovation ne peut étre par ailleurs parfaitementprogrammée. Elle repose sur Ia créativité collective, laquelles'inscrit dans des structures d'échanges définies selon les critèrespropres a l'économie ou a Ja sociologie. Les analyses présenteesdans ce livre montrent ainsi que les capacites collectives d'iden-tification et d'intégration de phénomènes complexes, aléatoiresou non prévus représentent une contrainte et une ressource essen-tielles pour l'innovation. Elles indiquent également que l'inno-vation est soumise a des pratiques de gestion parfois créatives ouincrémentales, d'autres fois erratiques ou dogmatiques. Danstous les cas, Ia question posée est alors celle des modalitésd'apprentissage plus que celle de l'élaboration de proceduresconcues comme rationnelles ex ante; mais répondre a cettequestion amène également a constater I'existence de pheno-mènes inverses, ceux de I'<< amnésie organisationnelle >>.

Les themes du conflit, de Ia deviance et de l'action collectivereprésentent le troisième ensemble d'élérnents de cette réflexionsur l'innovation. La transformation des regles sociales, qu'elleconcerne par exemple des dispositifs de gestion, les relationsétablies entre services de recherche et management des firmes oules relations entre les firmes innovatrices et l'Etat, pose nécessai-rement la question de Ia négociation, de Ia regulation et de Iatransgression des regles. On ne peut en effet penser Ia transfor-mation des normes sans déboucher sur l'analyse de volontés et decultures contradictoires. Cette question recoupe celle de l'éter-nelle rencontre entre les Anciens et les Modernes, mais les uns etles autres ne sont pas toujours ce que l'on croit. Et surtout, lesacteurs eux-mêmes ne savent pas toujours qui et ce qui permet Iadynamique de l'innovation.

L'analyse de J'innovation est ainsi pensée en termes deprocessus systémiques et non de changements mécaniques. Elleintègre egalement Ia question des nouveaux acteurs et de leuremergence: une nouvelle technologie ne devient efficace eteffective qu'à partir du moment oü des acteurs en tirent un moyen

9

d'accès a I'identité ou a l'influence. L'analyse de Ia distancecritique par rapport aux conventions établies représente ainsi I'undes éléments centraux de La comprthension des processusd'innovation cette distance représente le moyen de < réfléchir>>les pratiques et de renouveler les normes. Mais les conventionsétablies résistent aux processus d'innovation et peuvent setrouver dans un << monde a part >> qui ne règle finalement que peules processus décrits, lesquels disposent de regulations malconnues, voire clandestines.

Enfin, si l'innovation vise a améliorer les performances desindividus, des organisations et des firmes, Ia nature des perfor-mances obtenues est souvent ambigue et parfois paradoxale.L'évaluation des performances engendrées par I'innovation, et Iaconstruction du cadre d'dvaluation de ces performances sontainsi des questions essentielles mais les conflits d'objectifs, Iapolysémie des outils de mesure ou l'évanescence des politiquescaractérisent largement Ia scene d'ensemble. Plus encore, l'inno-vation ne peut être considérée comme un but en soi.

Ces travaux mettent ainsi au centre de leurs investigations Iaquestion des processus >>, que ceux-ci habitent les firmes ou lesrelations entre firmes et marché. L'accent est mis sur les élémentsfavorisant l'dmergence et Ia diffusion de Ia nouveauté, maisegalement sur son appropriation ou son rejet, par les acteurs,opérateurs ou consommateurs. L'innovation est analysée commeun facteur d'accélération de La dynamique des firmes, cette accé-lération produisant des capacités d'adaptation et d'anticipation,mais elles engendrent également des conflits de temporalité,entre programmes, acteurs et institutions. Du point de vue de Iaregulation sociale, 1' innovation représente ainsi une ressourceconsiderable, celle de Ia créativité, et un risque, tout aussiimportant, celui de Ia destruction des formes de Ia vie collectiveantérieurement établie.

Les questions posées mettent l'accent sur I'existence dumouvement. Ce dernier prend (a forme d'un déplacementpermanent de Ia valeur ajoutée au sein des mécanismes deproduction. II repose sur l'apparition répétée de paradigmesinédits et de formes de rationalités différentes. L'dmergence

10 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

d'une economic fondée sur l'innovation ne peut, des lors, serésumer a l'émergence d'un nouveau mode global de regulations'appuyant sur des structures, des politiques, des cultures et desrepresentations cohésives et durables. Au contraire, les acteurs etles observateurs se demandent constamment comment contrôlerce type de processus.

La plupart des textes rassemblés dans ce livre ont étépresentes originellement dans le séminaire logiques del'innovation. Theories et pratiques organisé par l'IMRI(Institut pour le management de Ia recherche et de I'innovation)entre avril 1997 et mai 1999.

Ils ont tous été débattus publiquernent par des représentantsde différentes disciplines académiques et par des praticiens.del'innovation (responsables d'entreprises, experts de Ia R & D oudu financement d'opérations de ce type, reprdsentants d'institu-tions engagées dans des activités d'innovation). La participationdes acteurs de l'innovation au dCbat sur I'innovation representeen effet le souci fondateur de cc livre.

Les perspectives présentées dans ces pages s'appuient ainsilargement sur les analyses réalisées par les milieux profes-sionnels. On leur doit par exemple de souligner Ic role majeurjoué par les processus d'apprentissage, de capitalisation desconnaissances et des modalités d'échange entre partenaires d'unméme dispositif de travail. De mOme, us questionnent I'dmer-gence de structures de production post-tayloriennes a proposd'organisations dans lesquelles Ic mouvement a succédé a Iastabilitd. Ou encore, us interpellent directement Ia capacite demanagement des firmes et des institutions a propos de Ia coopé-ration.

L'ensemble de ces réflexions amène a comprendre les diffé-rentes dimensions que revêt I'innovation. Cet ensemble faitégalement apparaItre de véritables convergences analytiquesinterdisciplinaires, même si ces convergences ne sont pastoujours explicites. Mais surtout, cc livre met en evidence qu'enmatière d'innovation, cc sont bien souvent les pratiques quidevancent les theories, lesquelles ont donc, plus encore dans ccdomaine qu'ailleurs, a se rapprocher des pratiques.

II

Chacun des textes reprend une partie des grandes lignesproblématiques qui viennent d'être rappelées. Pour cette raison,ii a été difficile de les classer. Une presentation articulée autourde quatre themes abordés successivement a finalement étéretenue. Le premier consiste a définir I'innovation comme unprocessus de diffusion de nouveautés, ce qui a finalement peu dechose a voir avec l'idée habituellement associée au terme dechangement (textes de Norbert Alter et de Dominique Desjeux).Le second theme aborde Ia question des contraintes et des effetsdes politiques d'innovation, lesquelles amènent toujours, d'unemanière ou d'une autre, a s'interroger sur le << sens >> des activitéscollectives (textes de Danièle Linhart et de Pierre Romelaer). Letroisième theme concerne plus directement le <<métier>> d'inno-vateur, et plus particulièrement les dispositifs et actions mis eneuvre pour créer Ia nouveauté puis I'inscrire dans les pratiques(textes de Danièle Blondel, Maurice Cassier et EmmanuelLazega). Le quatrième theme représente un retour théorique surIa formulation même des questions de l'innovation et amène aouvrir des perspectives de recherche en économie et en sciencesde I'éducation (textes de Françoise Cros et de Dominique Foray).

I

La diffusion de l'innovation

1

L'innovation:un processus collectif ambigu

Norbert Alter

L'innovation est une activité collective. Elle repose sur Iamobilisation d'acteurs aux rationalités variées, souvent antago-niques. Et l'analyse des processus d'innovation, a I'intérieur desentreprises, montre que ce type de situation est devenu banal,commun: ii structure le contenu du travail, les relations etcultures professionnelles, tout autant que les contraintes deproduction.

Cette perspective amène a revenir sur la problématique del'innovation: analyser un changement suppose de comparerdeux états, avant et apres Ia modification observée, alorsqu'analyser une innovation amène a raconter une histoire, cellequi conduit — on ne conduit pas — de l'état A a l'dtat B. Maisraconter une histoire de ce type suppose d'affecter a Ia durée unstatut central dans l'analyse et de s'intéresser a des processusplus qu'à des situations, a des trajectoires plus qu'à des systèmes,et autant au hasard qu'à Ia causalité.

L'innovation organisationnelle est par ailleurs spécifique:elle se déroule dans un univers hierarchique. Elle ne peut donctotalement être confondue avec l'innovation de produit, qui sediffuse sur un marché, au moms parce qu'il existe, a l'intérieurdes entreprises, une profonde ambiguItd: celle du sort réservéaux actions des innovateurs du quotidien, les opérateurs.

16 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

INVENTiON ET INNOVATION

Concevoir un univers social selon le principe de Ia diffusiondes idées et des pratiques plus que selon le principe des structureset des grands determinants n'est pas une découverte. Tarde, ii y aplus d'un siècle, expliquait que les sociétés se dévetoppaientselon le principe de l'<< imitation >>. Cette idée, reprise ultèrieu-rement par les anthropologues diffusionnistes, privi légieI'analyse de Ia circulation des idées et pratiques nouvelles.L'imitation, selon Tarde, représente l'intégration dans lespratiques sociales d'inventions initialenient isolées, indivi-duelles. C'est leur diffusion qui produit Ia société:

faut partir de là, c'est-à-dire d'initiatives rénovatrices,qui, apportant au monde a Ia fois des besoins nouveaux et denouvelles satisfactions, s'y propagent ensuite ou tendent a s'ypropager par imitation forcée ou spontanee, elective ou incons-ciente, plus ou moms rapidement, mais d'un pas regulier, a Iafacon d'une onde lumineuse ou d'une famille de termites>>[1890, I979, p. 3].

La diffusion des inventions amène airisi a dCfinir Ia structuresociale, apparente a un moment donné, comme le résultatd'actions qui ne sont pas dCterrninées par un étatdu monde:<<Toute invention qui éclôt est un possible réalisé entre mille,parmi les possibles différents>> [ibid., p. 49].

La sociologie de Tarde amène ainsi a bien comprendre deuxéléments des de toute réflexion portant sur I'innovatiou. Lepremier suppose de distinguer l'invention, qui n'est <<qu' >> une

creation, de l'innovation, qui consiste a donner sens et effectivitéa cette creation. Le second consiste a considérer que l'usage fina-lement tire d'une nouveauté n'est ni prévisible ni prescriptible:11 est Ia réalisation d'un <<possible >>. L'innovation n'a donc quepeu de chose a voir avec l'invention. Celle-ci représente unenouvelle donne, Ia creation d'une nouveauté technique ou orga-nisationnelle, concernant des biens, des services ou des dispo-sitifs, alors que l'innovation represente l'ensemble du processussocial et économique amenant I'invention a être finalementutilisée, ou pas.

L'INNOvATION: UN PROCESSUS AMBIGU 17

Les travaux menés par les historiens permettent de distinguerparfaitement ces deux notions, et plus particulièrement le faitqu'il n'existe pas de relation déterminée entre une découverte etson usage.

White [1962], par exemple, montre que le moulin a eau quicommence a être utilisé des le debut du Moyen Age n'estlargement diffuse que sept siècles plus tard. Bloch [1935] met enevidence un phénomène comparable a propos de Ia charrue aroues. Pourtant, ces deux inventions sont profitables au plusgrand nombre : elles permettent d'augmenter le rendement de Iaterre et Ia productivité du travail. Elles représentent donc, poten-tiellement, l'occasion de mieux se nourrir et de mieux se vêtir, deconsacrer plus de temps aux loisirs, a l'hygiene ou aux activitéscultuelles. La très grande lenteur du developpement de ces inven-tions s'explique par des raisons sociologiques et économiques.L'achat de l'une et I'autre de ces techniques suppose de réunirdes capitaux importants; leur usage nécessite de disposer deproprietés foncières élargies; leur exploitation amène a répartirles résultats de I'exploitation selon des procedures collectivesencore ma! connues ; et leur banalisation est conditionnelle ii

faut que Ies seigneurs acceptent de voir toute une partie de leursserfs s'adonner a des tâches nouvelles. En d'autres ternhes, lepassage de l'invention a l'innovation repose sur une transfor-mation simultanée des relations économiques, sociales et symbo-liques du terrain d'accueil. Et cette transformation est infinimentplus tente que celle des potentialités offertes par le moulin a eauet Ia charrue a roues.

Dans des circonstances beaucoup plus contemporai nes,comme le développement des nouvelles technologies d'infor-mation, Ia modernisation des entreprises, Ia mise en depolitiques de décentralisation, les progrès de l'agriculture trans-génique ou ceux de Ia contraception, le même type de problèmepeut être observe : il n'existe jamais de relation mécanique entrel'existence d'une potentialité et son usage par les hommes.L'ensemble des recherches montre ainsi que les facteurs inter-venant dans Ia diffusion d'une nouveauté sont varies. A Ia foisjuridiques, symboliques, stratégiques, économiques et culturels,

18 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

leur nombre et leur interddpendance ne permettent pas de prévoirl'issue d'une nouveauté. La concurrence des rationalités inter-vient ainsi négativement ou positivement dans Ia diffusion d'unenouveautd. Enfin, beaucoup de nouveautés ne se développent quepour une minorité de la population ; Ia diffusion peut ainsi êtretrès rapide mais ne concerner qu'une fraction de Ia population[Edmonson, 1961]. Ou encore, le prix a payer pour adopter uneinnovation peut ralentir sa diffusion et Ic revenu qui en estattendu accélérer au contraire sa diffusion [Griliches, 1957].L'analyse de Ia diffusion d'une invention est donc, tout autant,une analyse de sa non-diffusion.

LA BANAL1TE DES ACTES INNOVATEURS

L'analyse d'un processus d'innovation ne procède cependantpas exactement par imitation. EUe procède plutôt par accumu-lation d'innovations intermédiaires.

Cette idde est bien connue. Ce qui permet a une invention dese développer, de se transformer en innovation, c'est Ia possi-bilité de Ia rdinventer, de lui trouver un sens adapté aux circons-tances specifiques d'une action, d'une culture ou d'uneéconomie. Les anthropologues diffusionnistes out ainsi mis enevidence que les pratiques sociales nouvelles, qu'ellesconcernent des cultes, des légendes, l'usage d'outils ou desavoirs agricoles, sont intégrées et transformées en même tempspar les populations qui y accèdent. La diffusion d'une nouveauténe procède ainsi jamais purement par imitation [Boas, 1949].Dans tous les cas, ce qui est adopté n'est pas a proprement parlerune pratique ou un élément culturel précis, mais, bien plus, leprincipe qui les fonde. Par exemple, dans les territoires du GrandNord canadien, on a appris a atteler les rennes en observantI'attelage des chevaux.

Graebner [1911] et ses collegues ont même mis au point uneméthode de recherche fondée sur I'analyse des << traces >> laissées

par Ia diffusion des nouveautés. Ils mettent en evidence I'exis-tence d'aires de pratiques sociales dont l'origine est commune(réalisée a partir du même centre) et se traduit par des modalités

L'INNOvATION UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 19

de vie collective, des croyances et des pratiques économiquescomparables. Il s' agit par exemple du << complexe totemique >> en

Australie, qui se caractérise par un habitat, des armes, des ritesfunéraires et une mythologie astrale. Mais les populationsn'incorporent que rarement les traits d'une pratique sociale oud'une croyance dans leur totalité. Elles opèrent bien pluslargement une selection d'éléments dans un ensemble, ainsiqu'une deformation ou une adaptation aux pratiques locales.

Ce type de perspective vaut tout autant dans les analysescontemporaines portant sur Ia diffusion des sciences et de Iarecherche et développement [Akrich eta!. 1988], que dans cellesportant sur les techniques [Desjeux et Taponier, 1991], ou lesorganisations [Alter, 1990].

Dans cette dernière perspective, les decisions deprises par les directions des entreprises pour

transformer Ic fonctionnement des structures de travail doiventêtre comprises comme des inventions et non des innovations.Pour prendre pied dans Ic tissu social d'accueil, et pour être fina-lernent utilisées de manière effective, elles doivent faire l'objetd'une appropriation par les utilisateurs, laquelle ne peut aucu-nement être décrétée. Mais cette phase d' appropriation supposeune certaine durée, qui est celle du passage de I'invention al'innovation. Elle se traduit par un certain nombre de découvertesintermédiaires réinvesties dans l'usage de Ia nouveauté. C'est ccqui rend l'activité d'innovation, a l'intérieur des entreprises,d'une grande banalité. Smith en avait eu l'intuition fondatrice:

grande partie des machines employees dans ces manu-factures, le travail est le plus subdivisé, ont été originellementinventées par de simples ouvriers qui, naturellement, appli-quaient toutes leurs pensées a trouver les moyens les plus courtset les plus aisés de remplir la tâche particulière qui faisait leurseule occupation>> [1776, 1991, p. 77].

Cette banalité de I'acte d'innovation peut être aujourd'huiobservée dans deux perspectives. Tout d'abord, ces actions sontfrequentes, parce qu'elles se reproduisent a l'occasion desinnombrables modifications qui concernent autant les techniquesde production, les outils de gestion informatisés, les méthodes

20 LA DIFFUSION DE LINNOVATION

d'évaluation du travail, les modalités de coordination entre acti-vitds, les activités de contrôle ou Ia definition de procedures. Surces différents plans et sur d'autres encore, les processus quiviennent d'être décrits se reproduisent, plus ou moms fidèlement,mais toujours dans cette situation de mouvement et d'incertitudequi caractérise Ia trajectoire d'une innovation. Ces situations sontégalement banales parce qu'elles concernent un grand nombred'opérateurs. Et elles sollicitent directement leur activité d'inno-vateurs. L'idée géneralement admise est que les innovateurs sontdes dirigeants ou des experts qui décident de Ia bonne manière dedéfinir puis de diffuser I'innovation. Rien de tout cela ne sevdrifie dans les faits: l'innovation est le résultat d'une constel-lation d'actions ordinaires.

Ces formes de développement d'une invention, observableségalement a propos du développement des activitCs commer-dales dans le secteur public, de l'utilisation des scienceshumaines dans Ia gestion des entreprises, de l'émergence deformes de management >>, de la gestion par projet,du ddveloppement de Ia polyvalence ou de Ia mise en place depratiques industrielles de type < juste a temps >>, font apparaItredes éléments suffisamment récurrents pour qu'il soit possibled'identifier les principaux éléments d'un processus d'innovation.

CROYANCES, PROCESSUS CREATEURS ET INVENTIONS

DOGMATIQUES

Au depart, une invention n'est donc rien d'autre qu'unecroyance en Ia réalisation de bienfaits par telle ou tellenouveauté rien ne permet de prddire efficacement le succès, lesformes d'utilisation, les types de résistance ou Ia nature duprocessus de diffusion. Si ces croyances initiales permettentl'emergence d'un usage collectivement défini, il s'agit de

créateurs >. Si, au contraire, les croyances, appuyéessur le pouvoir hiérarchique imposent des usages, il s'agitd'<< inventions dogmatiques >>.

Selon Ia distinction opérée par Boudon [1990], les croyancespeuvent être .conçues selon deux registres distincts. Elles sont

L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 21

parfois des causes: j'investis en nouvelles technologies, enformation ou en recherche parce que je crois que c'est ndcessaire.Elles sont d'autres fois des << raisons>> : croire en les vertus de telou tel dispositif technologique ou règle de gestion me permet deles acquérir et donc de parvenir a mes fins, j'ai donc de bonnesraisons de croire en leurs vertus. Par exemple, les business plans,qui consistent a établir des previsions pour un investissementdestine a innover, amènent les acteurs a agir en Ia matière commes'ils connaissaient assez bien a l'avance le résultat de leurs opéra-tions. Les acteurs se prêtent généralement assez bien a ce type dedémarche même s'ils ne <<croient>> personnellement pas en sonefficacité, car Ia réalisation de ce plan est le seul moyen d'obtenirles investissements qu'ils sollicitent. ça n'est donc que parl'expérience, par Ia pratique que ces croyances initiales petiventêtre ddpassées et laisser place a l'innovation. Plus exactement,c'est Ia pratique qui donne sens a une invention, en Ia trans-formant en innovation.

Le développement de Ia micro-informatique est un exemple deprocessus créateur [Alter, 1985]. La technologie est mise enceuvre, au debut des années quatre-vingt, sans programmed'ensemble coherent, sans politique scientifiquement élaborée, unpeu <<pour voir >>, et un peu pour <<faire comme les autres >>.Pendant deux ou trois années, les ordinateurs sont utilisés mais nemobilisent jamais largement l'activité des personnes qui lespossèdent. ca n'est qu'après cette période de latence, qui repré-sente de fait Ia durée nécessaire pour parvenir a imaginer desusages, que 1' invention technologique commence a se transformeren innovation technique, organisationnelle et sociale. Des cadres etdes secrétaires qualifiées commencent a élaborer et a diffuser desusages qui n'ont pas été pensds par les organisateurs. II s'agit parexemple de banques de données concernant les specifications deproduits ou de clients, de possibilités de transferts de fichiers, deréalisation d'activités en réseau ou de traitements statistiqueslocaux. Ces exemples matérialisent l'appropriation de Ia tech-nique, c'est-à-dire I'action qui consiste a Iui donner sens et effi-cacité. Mais ce type d'action bute sur l'ordre établi en matière dediffusion et de production de 1' information. Par exemple, Ia réali-

22 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

sation d'activités entre pairs, en amène a <court-les hierarchies intermédiaires; Ia réalisation de statis-

tiques au plan local amène les opérateurs a prendre leurs distancespar rapport a l'informatique centrale. Bien évidemment, les repré-sentants de Ia hidrarchie intermédiaire et de l'informatique centraledéfendent les regles établies, se dCfendent de l'innovation. Aprèsquelques années de fonctionnement selon ce registre, les directionsdes entreprises interviennent alors dans ces domaines elles auto-risent certaines pratiques nouvelles, en interdisent d'autres,obligent les services qui ne étaient pas mis>> a suivre lechemin ainsi balisd. De fait cues institutionnalisent I'innovation:elles arrêtent le processus a un moment donné pour le cristallisersous forme reglementaire et pour redéfTinir le cadre de Ia sociabilitéprofessionnelle. Les directions, lorsqu'elles acceptent que I'inno-vation prenne pied, Se démeuent ainsi d'une partie de leurs prCro-gatives en matière de contrôle, au profit d'un renforcement de leurcapacité d'évaluation et de decision expost.

Un processus créateur s'appuie ainsi sur cinq dimensions,intrinsèquement liées:

— une transformation du contenu de la decision initiale;I'emergence d'innovateurs du quotidien, qui donnent sens et

utilité a l'invention;— une capacite, de leur part, a critiquer I'ordre établi et a Ic

modifier;— un investissement en créativité;— une capacité a tirer parti de ces comportements de Ia part des

directions, et donc une capacité a remettre en cause les decisionsinitiales.

A l'inverse de ce type de processus, les inventions dogma-tiques demeurent figées sur les croyances initiales. Les mesuresde reclassification des personnels des entreprises publiques, dansles années quatre-vingt-dix [Alter, 2000], sont un exemple decette démarche. Les critères de classification des emplois, lesméthodes d'dvaluation des operateurs ainsi que le calendrier dedéveloppement de cette nouvelle politique sont mis en euvre demanière rigoureuse, selon des ressources et des objectifs parfai-tement définis. Les experts en Ia matière laissent peu de place et

L'INNOVATION UN PROCESSUS AMBIGU 23

de temps aux salaries pour discuter de ces différents aspects. Ladurée de l'jnnovation s'arrête en fait au moment même oiil'invention est mise en : elle se diffuse de man ière autori-taire, sans aucunement être réinventée, appropriée locatement.Le phénomène d'institutionnalisation décrit dans le casprécédent est ici totalement absent: I'institution n'apprend rienpuisqu'eIle ne laisse pas Ia main aux << utilisateurs>> ; Ia durée duphénomène de diffusion ne correspond ici qu'au temps néces-saire a La mise en de Ia nouveauté. Mais rien ne s'y rein-vente, ii ne s'agit done pas d'un processus d'innovation.L'avantage de ce type de situation, pour ceux qui Ia promeuvent,est que I'affaire est politiquement assez simple: verrouillant dudebut a Ia fin l'ensemble du dispositif, die n'est pas confrontéeaux pratiques d'innovateurs critiques, pas plus qu'elle ne setrouve amenée a remettre en question ses croyances initiales. Dumême coup, Ia situation correspond a Ia misc en place d'undogme, d'une croyance imposed de manière autoritaire. Parailleurs, l'invention demeure a l'état d'invention: dIe ne setransforme pas en innovation pour les raisons suivantes:

— La nature de la decision initiate, concernant les proceduresa mettre en les niveaux et nature de classification, et lesprincipales formes du projet ne se transforment pas: il n'existepas d' institutionnalisation des pratiques développées par Ia basecar celles-ci sont encadrées par un appareil de gestion vigilant,attentif a toute pratique troublant le déroulement d'un chan-gement concu comme parfait des Ic depart. Les pratiques locales,clandestines, sont au contraire considCrées comme des formes derésistance ou d'incompréhension a l'égard du projet. Dans cccadre, il n'existe qu'une faible tolerance de La part du mana-gement. Aucun utilisateur ne se transforme, de cc fait, en info-vateur, Ic risque encouru étant a Ia fois celui de <<faireet a Ia fois ceiui de ne rien tirer de cc type de comportementpuisque l'organisation n'<< apprend pas >>.

— Le conflit avec i'ordre établi n'est pas pris en charge par lesinnovateurs mais par les décideurs. Autrement dit, les dirigeantsbousculent les conventions établies antCrieurement pour faireavancer leurs projets mais its agissent sous forme de < décret>>:

24 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

us décrètent d'imposer Ia nouveauté qu'ils ont élaborée al'ensemble du corps social. Mais, bien évidemment, ils nedécrètent pas une << innovation >> puisque leur idée n'est ni trans-formée par les pratiques des utilisateurs, ni amendée par eux-mêmes, après analyse de ces experiences.

— En revanche, imposer des usages amène a produire descomportements conformistes, a faire tenir aux individus des rolesen lesquels its croient finalernent assez peu, ou en tout cas des rOlesqu' i Is n ' investissent jamais activement. Ces comportementspermettent bien a Ia nouveauté d'habiter le corps social, de prendreeffectivement pied dans les pratiques, de regler autrement lescomportements organisationnels. Mais ces comportements nedonnent pas pour autant une signification bien claire de l'utilité desnouvelles procedures; au contraire, us arnènent les acteurs a s'yinvestir un peu comme dans une comCdie dans laquelle its sesentent, en tant que personnes, parfaitement étrangers.

— Le résultat de ce processus est que les croyances demeurenten leur état initial, faute de pouvoir être critiquées, et finalementrapprochees du reel. Associées au pouvoir d'irnposer despratiques, elles deviennent des dogmes, des croyances formuléessous forme de doctrine et considérées comme des vérités fonda-mentales et incontestables.

Dans ces situations, les decisions ont toutes les chances depasser largement a côté de I'efficacité recherchée, comme le sontles pratiques du même type que Doise et Moscovici [1984]rappellent a propos des grands échecs militaires des Etats-Unis.Souvent, ces échecs sont lies a des decisions qul disposent destrois caractéristiques suivantes: une croyance indiscutée en Iamorale inhérente au groupe (même s'iI est amené a faire souffrird'autres groupes, c'est au nom de Ia morale) ; l'interdiction de Iadissidence a I'intérieur du groupe et Ia recherche constante de Ialoyaute des membres; I'illusion partagée de l'unanimité car leséventuels membres critiques s'autocensurent.

Ces deux situations mettent finalement en evidence qu'unprocessus d'innovation a peu de chose de chose a voir avec Ia

conduite du changement >>, concu des le depart comme << boa>>

et équipé en consequence.

L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 25

LES ETAPES D'UN PROCESSUS

L' innovation représente un processus, et non pas un <effet>>direct et immédiat d'une nouvelle donne sur le tissu économiqueetsocial d'un milieu donné. Plus encore, ce processus n'a nen delinéaire.

Schumpeter a identifié un processus en trois étapes [1912].Dans un premier temps, des individus << marginaux >> par rapportaux logiques du circuit économique classique élaborent descombinaisons a risque; dans un deuxième temps, Iorsque cespratiques représentent des possibilités de profit évidentes, des<<essaims d'imitateurs>> reproduisent et amdnagent les innova-tions, créent des << grappes >> d'innovations secondaires ; dans untroisième temps, de nouvelles regles du jeu économique stahl-lisent l'innovation et réduisent Ia poussée innovatrice. A proposdu développement d'inventions aussi diverses que les achatsalimentaires, vestimentaires et culturels [Katz et Lazarsfeld,1955], un nouveau médicament [Coleman eta!., 1966], Ia stéréo-photographie [Becker, 1982], un type d'aquaculture [Callon,1986] ou Ia micro-informatique [Alter, 1985]; les sociologuesretrouvent toujours des étapes caractérisant le déroulement duprocessus observe.

Ce processus a souvent été formalisé dans Ia célèbre courbelogistique en peu d'usages au depart avec seulementquelques pionniers ; beaucoup d'usages ensuite, avec les imita-teurs, et de nouveau peu d'usages a Ia fin, ou parce que le marchéest saturé, ou parce qu'il touche les << réfractaires >. Cette courbea largement été critiquée. Notamment parce qu'elle fait l'hypo-these que la population des utilisateurs est parfaitementhomogene et strictement définie numériquement [Sorokin,1937 ; Boudon et Bourricaud, 1982]. Elle oublie également quetoute invention ne se traduit pas par un processus d'innovation:elle peut parfaitement demeurer enkystée dans le tissu social.Mais cette courbe, observée dans une perspective non strictementstatistique, représente le grand avantage de mettre en evidencequ'un processus d'innovation suppose, a un moment donné(lorsque les imitateurs s'engagent dans le processus), une

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inversion des normes sociales: ce qui était concu initialernentcomme marginal, voire deviant, devient alors une nouvellenorme sociale et économique.

Que ce soit donc dans le domaine de l'organisation ou danscelui de I'usage d'un produit par des consommateurs, I'aboutis-sement d'un processus d'innovation correspond ainsi toujours,d'une manière ou d'une autre, a Ia production d'un nouveaucadre normatif.

RAPPORT A L'ORDRE ET INVERSION DES NORMES

Ce phénomène est certainement l'un des plus passionnants deIa sociologie de l'innovation, car ii amène a réfléchir a Ia facondont des comportements I ndi viduels minoritaires transformentdes conduites collectives et construisent progressivement desnormes.

L'idée est relativement évidente et I'analyse des phénornènesde mode [Hurlock, 1929] l'illustre parfaitement: Ia tenue vesti-mentaire est bien le résultat d'un choix individuel; mais cettetenue correspond généralement a une norme en Ia matière ; c'estJ'addition de ces choix individuels qul produit Ia norme ; mais, aun moment du processus de diffusion de Ia mode, une niinorité aconstruit Ia norme. L'étude du choix des prCnoms au XXe siècleen France analyse explicitement des phénomènes de ce type[Besnard, 1979]. Elle met egalement en evidence le caractèrecyclique des modes. Le choix de nouveaux prénoms est fait parles categories sociales supérieures ; elles renouvellent ces choixpour se distinguer des autres categories sociales, qui les imitent.La mode correspond ainsi a des cycles de diffusion d'unenouveauté, traduisant une tension entre Ia volonté d'imitation desuns et Ia recherche de distinction des autres [Simmel, 1904].

Dans tous les cas, l'innovation suppose bien une inversion desnormes. Cette inversion suppose qu'à un moment donné lesporteurs de l'innovation aient gain de cause par rapport auxtenants de l'ordre établi. Et ce que montre l'ensemble desrecherches est que les porteurs de l'innovation ne negocient pas

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leur projet, qu'ils pratiquent bien plus largement le fait accompliou Ia deviance.

L'économie de l'entreprise, au même titre que les systemesd'information ou que les canons de Ia musique, obéit plus a cettepression transgressive qu'au ddroulement rationnel de change-ments programmes. Pourquoi? Pour deux raisons finalementassez simples. La premiere tient au fait que I'on ne peut jamaisanticiper parfaitement l'usage qui sera faiL d'une nouvelleressource, quelle que soit sa nature. Ce qui lui donne sens et effi-cacité est bien plus Ia manière de s'en servir que les espérancesque l'on peut avoir en Ia matière. EL cette faiblesse des anticipa-tions conduit a maintenir les regles, normes et coutumes en place,ainsi que les critères définissant le <<bien La seconde tient aufait que les innovateurs, tout en transgressant les regles onttoujours a I'esprit l'idée d'un <<autre bien >>. Becker [1963]montre par exemple fort bien que les premiers musiciens de jazz,les <<francs tireurs >>, ont le souci permanent de l'inscription deleurs dans I'institution musicale: us utilisent des modesde composition, définissent des durées, et tissent des relationsleur permettant de faire de leur musique une musique finalementacceptable par les conventions.

Toujours est-il que le développement de l'innovation procèdeselon Ia politique du fait accompli, et selon Ia logique dedeviance. Pour cette raison, les innovateurs sont toujours, a unmoment donné du processus, considérés comme des êtresatypiques. L'intuition des entrepreneurs schumpétériens choqueainsi Ia démarche des banquiers << rationnels >>, les premiers utili-sateurs de Ia micro-informatique bousculent les tenants de1' informatique centrale, les premiers musiciens de jazz choquentles défenseurs de Ia musique conventionnelle, les <<dissidentsassurent le développement de nouvelles pratiques agricoles enAfrique [Balandier, 1974], les dirigeants qui ne s'identifient pasa leur role modernisent les entreprises [Chandler, 1962], etc.

On ne peut ainsi pas penser l'innovation sans penser lesqualités spécifiques des innovateurs, ces personnes et cesgroupes qui savent transformer les institutions en les trans-gressant. Leur influence est directement liée a leur capacité a

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supporter Ia position de <<minorité active>> [Moscovici, 1976].Un processus d'innovation suppose qu'une nhinorité parvienne amodifier l'ordre que respecte Ia majorité, alors que l'on admetgénéralement que ce sont les normes et representations de Iamajorité qui guident Ic comportement d'ensemble. II s'agit alorsde comprendre ce qui permet a une minorité de convertir unemajorité. Moscovici explique que Ia minorité doit être<<consistante >>, c'est-à-dire peu sensible au jugernent de IamajoritE, et être prête a vivre Ic conulit pour faire valoir son pointde vue ; die doit egalement trouver d'autres critères de validationde son point de vue que ceux qui sont habituellement utilisés parIa majorité ; elle doit enfin disposer d'arguments suffisammentcohérents pour avoir << raison >> d'un point de vue cognitif.

Cette capacité est généralement liée au fait que les innovateursn'appartiennent pas a un seul univers culturel mais a plusieurs.C'est ainsi bien parce qu'ils sont au moms en partie <<etrangers>>[Simmel, 19081 a leur milieu d'appartenance ou[Merton, 1949] qu'ils disposent de cette ressource. Leur fonctionconsiste alors a être les passeurs, les relais, les portiers et, plusrécemment, les marginaux-sécants [Jamous, 1969] ou les traduc-teurs [CalIon, 1986] entre deux univers. C'est l'action répetée deces acteurs qui donne finalement sens a une invention, qui permetde Ia transformer en innovation.

Du même coup, Ia transgression des règles n'est finalernent pasaussi scandaleuse que I'on pourrait initialement le supposer,puisqu'eIle représente une sorte d'anticipation sur le develop-pement des institutions. Mais ce développement n'est que potentiel,ii suppose que ces rnêmes institutions soient capables d'intégrer ou,en tout cas, de tenir compte de cette dimension creative et critiquepour transformer leurs pratiques et leurs normes.

DEVIANCE ET ORGANISATION

Le problème, a l'intérieur des entreprises, est qu'il n'existebien évidemment pas d'espace pour rCaliser ce type d'action.L'innovation se heurte au contraire a I'idée même d'organi-sation. Toute organisation, quelie que soit sa forme (bureaucra-

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tique, matricielle, post-fordienne ou adhocratique), a en effetpour objectif de réduire les incertitudes du fonctionnement de íastructure en prevoyant le mieux possible I'influence des diffé-rentes variables de I'action sur le rdsultat final. A I'inverse,l'innovation se diffuse lorsque les conditions de planification, destandardisation et de coordination laissent suffisamrnent de jeupour que des initiatives imprévues puissent être prises.

Ainsi, plus un univers professionnel est organisé et moms lesnouvelles pratiques disposent de place pour se diffuser, sauf acroire que Ia diffusion puisse être décrétée. Les entreprises setrouvent alors devant un paradoxe constant entre la nécessité des'organiser, ce qui suppose de réduire les incertitudes du fonc-tionnement d'ensemble, et Ia nécessitd d'innover, ce qui supposeau contraire de disposer d'une capacité collective a tirer paili deces incertitudes. La deviance, dans ce cadre, représente unedimension centrale de I'action entrepreneuriale, mais elle n'estpas pour autant, pas plus ici qu'ailleurs, conçue comme uneressource du système social. On <<fait plutôt avec >>, mais sanstrop le dire.

Becker [1963] définit le terme de deviance selon trois per-spectives. Tout d'abord, Ia deviance est une notion relative : dansun même ensemble social, les normes de comportement ne sontpas toujours identiques. Mais ça n'est pas pour autant quel'<< autre>> sera considéré comme deviant : on peut parfaitementaccepter que son voisin n'ait pas les mêmes comportements enmatière educative ou cultuelle. Pour le considérer commedeviant, II faut qu'il soit sanctionné, ou au moms qu'il encoure lerisque de sanction : par exemple, ii peut battre ses enfants et/ouappartenir a une secte. Mais La sanction est elle-même relative al'espace et au temps dans lesquels se développe une pratiquedéviante: bien évidemment, dans certaines regions du monde,battre ses enfants peut être considéré comme une chose normale,au même titre que l'appartenance a une secte. La deviance est parailleurs une <<carrière >>, un apprentissage identitaire qui amèneprogressivement un individu ou un groupe a se définir selon ceregistre, malgré les sanctions qu'il encourt: appartenir a unesecte est par exemple aussi <<structurant>> que d'y renoncer.

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Mais surtout, explique Becker, Ia deviance ne se définit pas prin-cipalement par des actes, mais par les jugements portés a leurpropos: tant qu'.un type d'acte n'est pas explicitement identifiéau crime ou a toute autre forme de transgression des règles, ii nepeut être nomrné deviant >>.

Ces trois dimensions peuvent être utilisées pour envisager lecomportement des innovateurs dans les organisations [Alter,2000]:

— Beaucoup d'opCrateurs jouent sur I'application des regles,et pas seulement les innovateurs. Mais une bonne partie de cescomportements est considérCe comme <<normale>> (Ia norme sesubstitue en l'occurrence a la regle) parce qu'elle représente lemoyen de travailler plus efficacement [Reynaud, 1989]. Lasanction des activités déviantes est done bien relative a l'espaceet au temps de son exercice. Mais cette relativitC n'est pas stable:les changements incessants des politiques d'entreprise, enmatière de gestion et de contrôle, amènent des individus et desgroupes, et plus largement des pratiques professionnelles toutentjères a se retrouver brutalement en situation déclarée dedeviance, alors qu'elle ne I'était pas pendant une longue durée.Par exemple, un jour arrive oü on decide tout a coup de consi-dérer que le des lignes budgétaires ou les<<courts-circuits de Ia hiCrarchie doivent faire I'objet de sanc-tions, alors que ces pratiques étaient jusque-Ia considéréescomme de judicieux amenagements des regles formelles.

— Contrairement aux joueurs de jazz ou aux fumeurs de mari-juana dCcrits par Becker, Ia deviance en entreprise n'est pas aproprement parler une carrière II existe bien une découverteprogressive des avantages > de Ia deviance et Ia construction derepères identitaires de ce type mais, Ia plupart du temps, lesacteurs des organisations demeurent ambivalents par rapport a cetype de positionnement: us savent aussi respecter bon nombred'autres regles, us savent egalenient arrêter de les transgresser,au moms par effet de lassitude, on y reviendra plus bas. (Cetteambivalence vaut peut-être tout autant pour les deviants décritspar Becker: leur <<carrière >>, en Ia matière, ne concerne certai-nement pas l'ensemble de leur rapport a là société.)

L'INNovATION : UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 31

— Mais c'est surtout sur Ia dernière dimension de Ia definitiondu concept de deviance que Ia distinction doit dtre faite. Les juge-ments, traduits par une sanction, portés sur les activités ddviantesdes innovateurs sont rares, toute une sdrie de mesures se situanten aval de Ia <faute>> pour limiter ce type de decision: répri-mandes en face-a-face, rappels a l'ordre dans l'equipe, menacespour l'dventuelle répdtition du comportement, sdminaire deformation, communication interne, etc. Les innovateurs nesubissent ainsi pas toujours Ia sanction de leur action, lorsqu'elIeest ddviante. On pourrait alors dire qu'ils ne sont pas deviants, ceterme supposant I'expression d'un jugement, d'une sanctionnegative portde a l'encontre de leurs actions. Mais du point devue de leur propre subjectivitd, les choses peuvent être analyséesautrement : moms Ia sanction effective de leur action est certaine,plus us se trouvent amends a agir selon des perspectives qui nesont ni legales ni parfaitement tolérées. us se trouvent dans Iasituation a risque, celle de Ia personne qui a transgressd Ia Ioi etsait donc qu'eIIe peut faire I'objet de sanctions, mais ne sait ni aquel moment ni selon quels critères. Plus encore, Ia sanction nese traduit gdnéralement pas par une decision, mais par Ia cons-truction progressive d'une <<reputation>> qui peut, a I'occasion,nuire a celui qui ne se comporte pas de manière conforme. Pources deux raisons, Ia deviance ordinaire, celle qui est vécue dansles situations de travail, est toujours productrice de quelqueinquietude, et parfois d'anxiétd.

Bien évidemment, certaines de ces pratiques se trouvent fina-lement institutionnalisées, elles acquierent de ce fait droit de cite.Mais l'institutionnalisation ne regle pas sdrieusement ceproblème, et pour trois raisons:

— Tout d'abord, elle reprdsente un apprentissage qui se traduittoujours, pour les innovateurs, par un retour a Ia regle: dans lecas de Ia micro-informatique, les innovateurs se trouvent ainsi<<recadrés >>, mdme si ce nouveau cadre integre en partie lespratiques qu' us développaient spontanément. Dorénavant leurspratiques sont obligatoires et contrôlées. Et pour retrouver l'auto-nomie dont ils disposaient antérieurement, us doivent a nouveau,dans d'autres domaines, exercer leurs capacités d'innovateurs.

32 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

— Cette forme d'investissement au travail est rendue possiblepar le fait que les opérateurs n'ont pas affaire a une innovation,mais a une série d'innovations qui s'enchaInent. Les acteurs quise sont investis dans l'innovation en matière de micro-informa-tique se retrouvent plus tard dans les questions de marketing, degestion des ressources humaines ou de qualite. L'innovation,dans le domaine des organisations, ne peut ainsi être concuecomme un moment particulier mais comme un mouvementpermanent dans lequel les structures et les regles de travail nesont jamais stabilisées [Alter, 2000].

— En tout état de cause, Ia durée que suppose une règle pourse transformer est largernent suffisante pour créer an décalageentre les pratiques et les lois, et punir ainsi aujourd'hui ceux quidemain pourront être considérés comme l'avant-garde, céléhréea ce titre, de Ia modernisation. Bien évidemment, le fait qu'uninnovateur alt réussi une operation finaiement jugée coninieimportante, en matière de micro-informatique ou dans un autredomaine, peutfaire l'objet d'une sanction positive. Mais, toutautant, cette action pouvait faire l'objet d'une sanction negative.

Dans une situation non hierarchique, celle d'un marché, Iadiffusion d'une innovation représente déjà quelques dimensionsparadoxales, bien mises en evidence dans les travaux deMoscovici rappelés ci-dessus. Dans le cas des organisations, leproblème de Ia conversion d'une majorité par une minorité estrendu encore plus difficile puisque les innovateurs doiventparvenir a convertir les directions a leurs representations,lesquelles deviennent a leur tour les vecteurs de l'innovation, enIa diffusant auprès des autres opérateurs, ceux qui n'avaient pas,jusque-là, utilisé Ia nouveauté.

L'INVESTISSEMENT DES PETITS !NNOVATEIJRS

Si les innovateurs du quotidien sont bien des innovateurs,c'est qu'ils investissent eux aussi, mais selon des registres qul nesont pas ceux des entrepreneurs classiques.

La nature des efforts mobilisés dans le cadre de Ia diffusiond'une nouveauté est variée. Prenons l'exemple des opérateurs

LJF4 PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 33

d'une banque. La succession de transformations réalisées aucours des quinze demières années, tant dans le domaine techno-logique qu 'organisationnel, le renouvellement incessant desproduits, des politiques de vente et des politiques de gestionamènent globalement les opérateurs a seMais cette evolution positive s'associe a un cofit, qui peut êtreanalyse dans plusieurs perspectives simultanées.

La competence devient collective, aucune personne nedisposant seule de l'ensemble des connaissances nécessairespour réaliser toutes les operations de son poste de travail. Cettesituation suppose donc, pour chacun, de developper des relationsde cooperation avec les autres, relations développées sous formede réseaux.

L'analyse de ces configurations rime depuis longtemps aveccelle de l'innovation. katz et Lazarsfeld [op. cit.] mettent ainsi enevidence le poids des réseaux d'influence dans les choix desfemmes du Middle West américain a propos des achats alimen-taires et vestimentaires, ou des positionnements concernant lesaffaires politiques et le cinema. A propos de Ia prescription d'unnouveau médicament, Coleman et at. [op. cit.] illustrent parfai-tement le caractère hétérogene d'une population et donc lesmécanismes complexes d'adoption d'un nouveau médicament:les médecins innovateurs et influents sont ceux qui ont garde unerelation étroite avec le milieu hospitalier et l'univers de Iarecherche ; us disposent globalement de réseaux de relations pluslarges et plus denses que les autres. Ils ont Ia même fonction de

>> que cette minorité de fermiers << specialisee >> sur lescontacts avec les autres regions et pays, alors que Ia rnajoritécantonne ses relations aux contacts de voisinage [Hagerstrand,19651. Plus récemment, les travaux de CalIon [1988], de Latouret Woolgar [1988] ont largement developpé cette thematique, quiretrouve Ia problématique de l'analyse structurale [Lazega,19961.

Ces perspectives permettent de penser les relations socialescomme un échange, l'échange permettant l'engagement dans lesrelations. Les echanges entre operateurs se traduisent par unesorte de don et de contre-don generalises, plus trivialement

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nommés .xenvoi et renvoi d'ascenseur >>. Ce qui est donné danscet espace est de nature variée: ii s'agit tout autant de soutienmutuel a caractère affectif, de transmission d'informations direc-tement professionnelles, de <<trucs>> concernant Ia manière des'y prendre avec tel client ou tel chef, de réflexions sur le sens adonner a une decision de gestion prise par la direction. Ceséchanges obéissent d'assez près a ceux que Mauss [1950] adCcrits apropos de Ia théorie du don. Mais us n'ont que rarementI'allure d'une sorte de solidarité immediate, stable et insensible al'intérêt que represente, ou que ne represente pas une relation dece type. Les échanges nécessaires a Ia cooperation représententainsi un veritable <<travail >: us supposent d'entretenir unréseau, de demeurer vigilant quant a Ia confiance que l'on peutaccorder a telle ou telle personne, de savoir aussi entrer en conflitou de faire mauvaise reputation a celui qui ne pasl'ascenseur>> ou qui utilise les informations contre celui qui les adonnées. Dans l'ensemble, les relations de travail deviennentainsi a Ia fois plus denses, plus affectives et plus nouées (par effetd'interdépendance) entre les différents acteurs [Alter, 2000].

Le coilt de l'action innovatrice est donc d'ordre relationnel.Mais ii est egalement d'ordre cognitif, et sur deux plans distincts.Le premier concerne Ia comprehension, puis l'integration dansles pratiques professionnel les quotidiennes, de connaissancestechniques, dont l'obsolescence a radicalement transformé Ianotion même de competence, pour les emplois qualifies. II nes'agit plus de connaItre un certain nombre d'informations, degestes professionnels ou de normes relationnelles pour êtrecompetent. II faut, bien plus, être capable de mobiliser cons-tamment de nouvelles donnes sur ces trois dimensions. II faut enquelque sorte parvenir a les concevoir comme un flux et non pluscomme un stock. L'autre dimension de l'investissement cognitifconcerne l'interprétation des regles. Parce qu'elles sontlargement <<dyschroniques>> [Alter, 2000], les regles sont pluscontradictoires, paradoxales ou obscures qu 'antérieurement.Elles supposent donc d'être interprétées: que veulent-<< us>>réellement? Cette politique est-elle durable? Comment fairepasser un dossier important que l'on n'aurait, réglementairement,

U INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 35

jamais dii traiter ? Comment réussir, surtout, a prendre des initia-tives et des risques sans retombées negatives?

Tous ces coiits doi vent être considérés comme desinvestissements: ce sont ceux que les acteurs mettent enpour parvenir a agir, a s'approprier l'innovation. Mais ces coiits,si l'on demeure dans cette terminologie économique, sont parfoistellement élevés qu'ils sont plus importants que le bénéfice queI'acteur peut en tirer : est-il finalement bien utile de consacrer dessemaines entières a tenter de faire passer sa conception deschoses? Est-il bien rationnel, et plus généralement raisonnable,de se fatiguer a mettre en ceuvre des operations qui ne sont mémepas demandées par Ia direction ? Est-il finalement coherent de seconsidérer comme un petit entrepreneur, a l'intérieur deI'entreprise? Formulée de manière moms utilitariste, Ia mêmeidCe signifie que l'acteur, même s'il ne calcule pas toujours sesinvestissements et les <<retours>> qu' ii en tire, ne dispose pasd'une capacité a agir infinie. Celle-ci est limitée parce qu'ellereprésente un effort cognitif, relationnel et émotionnel qui peutparfois et, dans les situations les plus mouvementées, souvent setraduire par Ia lassitude [Alter, 1993], qui consiste a preférer Iatranquillité et le role a l'incertitude ou aux turpitudes de l'action.

La problématique du coOt representé par l'action amène ainsia prendre en compte l'apprentissage, par les acteurs, d'unecapacite a s'investir ou a se désinvestir de l'action.

LA DISTANCE

L'innovation ne peut donc être analysée, a l'intérieur desentreprises, seulement comme un <<apprentissage organisation-nel>> qui ne reprdsente que les <<traces>> de I'action [Argyris etSchön, 1978] ou un <<apprentissage collectif >> [Reynaud, 1989;Friedberg, 1992] qui représente I'action elle-même. L'innovationcorrespond tout autant a un apprentissage qui touche a Ia culturedes acteurs [Sainsaulieu, 1988], et plus prdcisement a Ia distancequ'ils prennent par rapport a leurs propres et actions[Giddens, 1984 ; Dubet, 1994].

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Cet apprentissage se traduit d'abord par un élargissement descapacites d'arbitrage en matière de rapport au travail. 11 n'estaujourd'hui plus très sérieux de distinguer, dans une structureprofessionnelle donnée, des groupes d'acteurs <<mobilisés>> ou<<non mobilisés >>, <<résistants >> ou << actifs En fait, chacund'entre eux va et vient entre ces différentes positions. Même auniveau individuel, on constate ainsi qu'un .acteur peut parexemple parfaitement s'investir activernent dans une positiond'innovateur (par exemple a propos des nouveaux produits dansIa banque), tout en s'opposant par ailleurs a l'innovation (parexemple Ia mise en de nouveaux moyens de contrôle del'activité), et en tenant, sur d'autres plans encore, une positionstrictement conformiste (par exemple les méthodes de gestiondes ressources humaines). Chacun semble ainsi capable de tenirdes positions <<réfléchies >>, de mettre en des comporte-ments qui ne peuvent être expliques que par les Iecons que lesacteurs tirent de l'expérience répétée des processus d'innovation,et des investissements que représente Ic fait d'y participer. Ce nesont donc pas les positions sociales qui expliquent les comporte-ments mais Ia distance que les acteurs prennent par rapport aleurs investissements cognitifs, affectifs et relationnels.

Cette capacité représente une competence sociale. Elle permetaux acteurs de mieux comprendre Ia nature des processus d'inno-vation, et elle leur permet, surtout, de comprendre que leur parti-cipation représente un risque, la lassitude, et dans certains cas ccque I'on nomme Ia souffrance La distance les amène ainsi as'investir avec quelque mesure.

Cet apprentissage fait émerger deux problèmes majeurs, dupoint de vue du développement de l'innovation dans les firmes.

Dorénavant, la possibilité de transformation d'une inventionen innovation n'est pas seulement Iiée a Ia nature du terrain sociald'accueil mais, bien plus encore, au moment cue apparaIt surcc terrain et a Ia situation biographique des acteurs qui s'ytrouvent. Par exemple, si les opérateurs sont lasses d'entre-prendre ou, bien stir, s'ils sont lacible d'inventions dogniatiques,ils ne participeront pas activement au développement de telle outelle nouveauté.

L'INNOVATION: UN PROCESSUS COLLECTIF AMBIGU 37

Mais surtout, Ia <<résistance au changement>> ou plussimplement Ia position d'extériorité des acteurs par rapport acertaines nouveautés ne se << voit pas >>, ou iie se voit que mal. Lesacteurs ont en effet aussi appris a tenir leur role de manièreconformiste ils appliquent a la lettre les procedures prévues parune invention, mais us ne croient pas pour autant en son utilité,et ils ne I'investissent aucunement du sens que permet I'actiond'appropnation. us ne contestent donc que rarement de manièremanifeste leur opposition a une nouveauté. Le seul critèred'évaluation sérieux, en Ia matière, est donc d'analyser Ia naturede leur implication. Si elle n'est que formelle, I'inventiondemeure a I'etat d'invention, une sorte de dépourvu desens. Le problème est que les directions des entreprises sesatisfont trop souvent du fait qu'une nouveautd soit <<passée >>,qu'elle ait été institutionnellement acceptée, sans trop savoir Sielle est productrice de sens et donc d'utilité.

CONCLUSION

La problematique de 1' innovation apparaIt finalement commebien spécifique par rapport a celle du changement. Analyser unprocessus amène a considérer les actions d'une part et les formesde la vie sociale d'autre part comme relativement indépendan'tes.Les unes et les autres n'obéissent ni a la même temporalité ni auxmêmes contraintes de sociabilité. Leur rencontre se traduit,souvent, par un deficit de regulation, par l'existence d'unetension constante. Cette tension est parfois traitée de manièrecreative, d'autres fois de manière dogmatique, mais jamais demanière convenue.

Cette problématique ne se substitue donc pas a celle deI'analyse des systèmes ou des structures : elk décrit au contrairela rencontre difficile entre le passé, les traditions et les reglesinstituées, qui permettent Ia socialisation, et le mouvement, quiassure leur transformation. Et cette rencontre est suffisammentdifficile, tumultueuse et douloureuse pour que Ia belle formule deSchumpeter, celle de <<destruction créatrice >>, puisse êtreappliquée a l'évolution actuelle des organisations.

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2

L'innovation entre acteur,structure et situation

Dominique Desjeux

Qu'y a-t-il de commuri entre l'introduction de la RCB (ratio-nalisation des choix budgétaires) au ministère de l'Industrie a Iafin des années soixante en France, et celle de Ia riziculture enligne pour augmenter les rendements agricoles sur les HautsPlateaux malgaches, du maraIchage au Congo pour accroItre lesrevenus des paysans, des techniques hydrauliques dans le tiersmonde en faveur de l'eau potable, de l'assainissement, de l'agri-culture ou du SRO (sel de réhydratation par voie orale) poursoigner Ia diarrhée des nourrissons en Algerie, en ThaIlande, enEgypte ou en Chine; entre Ic lancement d'un livre de scienceshumaines, et celui d'un produit alimentaire, de La domotique enFrance ou d'un méclicament en Chine ; entre Ia diffusion de logi-ciels informatiques en agriculture et celle de Word 6 dans unrninistère ou d'Internet et des nouveaux objets de Ia

communication1 ? Au point de depart, pas grand-chose ! Al'alTivée, après une trentaine d'années de recherches, je constateque toutes ces enquêtes de terrain relèvent d'une logiqued'analyse commune simple que je peux ramener a quatreéléments de base: un système d'action pour Ia structuration dujeu social, des interactions entre acteurs pour Ia production dujeu, des réseaux pour Ia circulation dans le jeu et des objetsconcrets pour ce qui circule dans Ic jeu.

I. Cette liste reprend une série de recherches men&s avec Michel Crozier, ErhardFnedberg et Jean-Pierre Worms a Ia fin des annécs soixante, ou avec Argonautes, SophieTaponier, Sophie Alaiiii ou Isabelle Garabuau-Moussaoui, depuis 1990.

42 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

Mais cette simplicité cache une difficulté. Nous nous sommeschaque fois heurtés a un constat paradoxal: quand noustravaillons sur un changement, sur Ia production et la receptiond'une innovation, ou sur l'introduction d'un objet ou d'unservice, d'un côté le résultat final est relativement imprévisible,mais de l'autre nous constatons aposreriori qu'iI ne s'est pas faitde façon socialement aléatoire. C'est pourquoi notre méthode derecherche intègre, en fonction des problèmes poses, soit Iarecherche des structures stables qui organisent implicitenient lareception de ces objets soit, et/ou, les processus dynamiquesqui participent a Ia construction relativement imprévisible de leurdiffusion.

Enfin nous constatons que les dimensions sociales ou symbo-liques mobilisées, les limites du système d'action, les cadres deréférence utilisés, La perception des contraintes et le nombre desacteurs impliques varient de façon importante tout au long duprocessus d'innovation. La nature de I'innovation évolue enfonction des transformations du système d'action qui lui-mêmese transforme en fonction de l'entrée ou de Ia sortie de nouveauxacteurs.

C'est cette dynamique imprevisible dans sa combinatoireparticulière qui donne I'impression d'une forte contingence, etqui pourtant se déroule dans un jeu déjà fortement structure parles institutions et les appartenances sociales. Mais souvent Iarecherche ne le découvre que plusieurs années plus tard. Leséléments qui composent le jeu social sont structurels. La combi-natoire concrete des résultats du jeu est contingente2.

2. Ce paradoxe du contingent, plutôt visible a l'ëchelle micto-sociale des interactions,et du structural, plutôt visible a l'échelle macro-sociate quand Ia recherche ne porte plus surles seules communautés villageoises comme en ethnologic, explique en grande partiepourquoi nos enquétes de terrain s'organisent a partir d'un découpage de Ia en

plusieurs échelles: macro-sociale, micro-sociale et niicro-individuelle. que cette dernièreéchelle d'observation décrive des choix conscients ou Ic poids des modèles incorporésinconsciemment. Bien évidetninent le nornbte d'échelles vane en fonction des avaiicées deIa recherche et des doinaines d'applicalion ou des disciplines Desjeux, 1996].

L'INNOVATION ENTRE ACTEUR. STRUCTURE ET SITUATION 43

LES ECHELLES D'OBSERVATION DE L'INNOVATION:

LES MECANISMES OBSERVES CHANGENT EN FONCTION

DES ECHELLES ET DES DECOUPAGES DE LA REALITE

Un des modèles classiques de description de Ia diffusion desinnovations, depuis les années cinquante, est le <<modèleépidémiologique >>. Ce modèle explicatif est plus psychologiqueque sociologique. Ii est macroscopique en ce sens qu'il décritcomment se répand une maladie ou une innovation, comme celledu maIs hybride décrite par Henri Mendras dans La Fin despaysans dans les années soixante. Mais le plus souvent ce modèlene prend pas en compte les interactions concretes entre lesacteurs, c'est-à-dire leurs normes, leurs rapports de pouvoir,leurs contraintes et donc leur jeu stratégique. Les conditionssociales de Ia mise en contact entre acteurs sont considéréescomme une boIte noire, ce qui est tout a fait legitime a cetteéchefle, au profit de Ia recherche des régularités statistiques de Iadiffusion. Celle-ci peut être comparee a un microbe qui setransmet d'individu a individu, sans coritrainte, sans institution,sans aspérité, sinon celle de Ia psychologie des motivations avecles <<pionniers >>, les <<innovateurs >>, Ia << majorité précoce>> etles << retardataires

Ces comportements <<.innovateurs>> ou <<conservateurs>>existent bien individu par individu mais aussi objet par objet. Cescomportements peuvent varier en fonction des domainesd'activité. Edgar Morin a montré pour Plozévet en 1967 que lesagriculteurs communistes pouvaient être progressistes en poli-tique et conservateurs par rapport aux nouvelles technologies, aucontraire des catholiques, plutôt conservateurs politiquement etprogressistes vis-à-vis de Ia technologie.

La plupart du temps, ces attitudes face aux innovations nesont pas ramenées a une appartenance sociale de classe, de sexe,de génération ou de culture. Or, bien souvent, a l'échelle macro-sociale, ii est possible d'observer que le comportement mdi-viduel est Iui-même encastré dans une appartenance sociale ouculturelle et des conditions matérielles qui facilitent ou non Iadiffusion d'une innovation. USA Today du 11 octobre 1999montrait que I'installation des cables a fibre optique a haut debit

44 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

a Atlanta, Denver et Seattle aux Etats-Unis avait laissé de côté,de fait, les quartiers des minorités ethniques. Ces populationssont aussi souvent parmi les plus pauvres.

II rappelait aussi qu'il fallait 7 minutes et 33 secondes pourcharger les 3 heures et 14 minutes du film Titanic par le cable deIa télévision, 9 minutes et 14 secondes par le cable du téléphone(DSL) contre 42 heures et 30 minutes avec un modem télépho-nique ordinaire. Pour un imprimeur, situé dans un quartierethnique et qui veut charger et envoyer un livre avec des photoscouleur a un client, c'est un vrai handicap, un important désa-vantage concurrentiel. II ne peut pas être un <<pionnier >, aussi

motive soit-il. A cette etape de Ia diffusion des lignes a hautdebit, I'adoption de l'innovation ne relève pas de la psychologieindividuelle mais de Ia force des groupes de pression pour obtenirl'équipement souhaité ou des strategies d'investissement et deretour sur investissement des firmes. Une fois les nouveauxcables installés, ii est probable que l'approche par les attitudesdeviendra en partie pertinente.

Malgré l'intérêt de cette échelle a certaines étapes duprocessus d'innovation, nous travaillons peu a l'échelle macro-sociale et ceci pour des raisons de coats: une analyse quanti-tative, une méthode pertinente a cette échelle, demande unbudget plus important. C'est ce qui distingue une science dite<<dure >>, c'est-à-dire avec un gros budget et du materiel, d'unescience dite <<molle >>, c'est-à-dire avec un petit budget. Uneenquête qualitative puis quantitative que nous avons menée en1990 sur les manèges a bijoux Leclerc (Argonautes et Optum) estpour nous une bonne référence du coüt du <<durcissement >>. II y

avait 500 000 francs pour Ia réalisation de quinze animations degroupes a travers Ia France, sur Ia base de méthodes qualitatives,suivies par un questionnaire quantitatif compose de questionsfermées pour 500 000 francs. Le coilt du <<dur>> en scienceshumaines peut donc étre estimé a un million de francs aumininium! C'est pourquoi nous travaillons le plus souvent al'échelle micro-sociale, celle des interactions entre acteurs, dontle coiIt est deux a trois fois moms élevé que celui d'une étudequantitative. Cette remarque n'est là que pour relativiser Ie

L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 45

<<priapisme épistémologique>> ambiant, comme dirait BrunoPéquignot, et revaloriser les approches micro-sociales, qualita-tives, ethnographiques et interactionnistes au sens large3.

Pour ma part, j'essaye de prendre en compte trois dimensionsqui me paraissent pertinentes pour comprendre Ia diffusion d'uneinnovation : le materiel, le social et le symbolique, en mettantl'accent sur l'intérêt, comme dimension clé de Ia reconnaissancede l'altérité, mais sans exclusive du sens. Notre travail sur lesobjets électriques montre que le sens et l'intérêt étaient mobilisésde facon variable par les acteurs en fonction des situations et deIa configuration du jeu social [1996].

Je pense bien souvent qu'<< épistémologie sans logistiquen'est que mine de Ia sociologie>> ! C'est pourquoi j'ai ressenticomme une bouffée d'oxygène Ic Iivre de Bruno Latour et deSteve Woolgar sur La Vie de laboratoire, en 1989. II montraitconcrètement comment se construisaient des faits scientifiques(et ii suffit de remplacer <<fait scientifique>> par >>,

<<innovation>> ou <<ceuvre d'art>> pour retrouver le même typed'approche), non a partir du ciel et des seuls concepts abstraits,mais a partir des interactions sociales, des objets et des conditionsmatérielles de la production scientifique. En cela, ce livre étaitune continuation, avec d'autres moyens, notamment celui dudiscours et des objets comme acteurs ou actants, de Ia sociologiestratégique et des réseaux du CSO. (Centre de sociologie desorganisations).

3. Michel Crozier [1963] est probablement run des tout premiers interactionnistesfrançais, au sens de relations concretes entre acteurs (par difference avec l'approche entermes d'appartenance sociale) et de fonctionnement en réseau, et au sens étroit de stra-tégique, de rationnel et de relations de pouvoir. En, ce sensje ne limite pas l'interactiona sa dimension symbolique ou identitaire telle qu'on Ia retrouve chez Blumer [19691, chezGoffman [1961]— c'est-à-dire chez Ia plupart des sociologues qui Se rattachent a I'Ccolede Chicago, ou encore a une partie des sociologues de Ia fainille comme F. de Singly[1996] — ou aux réseaux sociotechniques comme chez B. Latour et M. Callon, ou plusgénéralement a Ia presentation des réseaux comme une nouvelle dimension de Ia viesociale, cc qui est plus diffus comme idCc Ct moms attribuable a un autcur spécitique (JiSciences hu,naines, n° 104, avril 2000). Toutes ces approches relèvent pour moi del'approche micro-sociale. méme si Ia nature du micro vane entre elles.

46 LA DiFFUSION DE L'INNOVATION

Finalement, que nos recherches portent sur Ia diffusion d'uneinnovation technique en organisation ou dans Ia société, sur Iaconsommation des biens et services ou sur Ia production des faitsscientifiques, je constate que nous les abordons avec Ia mêmeméthode, celle des itinéraires, qui s'inspire d'une approche pluslarge, celle qui porte sur les processus de decision vus comme desconstructions collectives dans le temps. Cette approche géneralese fonde sur un relativisme méthodologique, par difference avecun relativisme des résultats, qui me paraIt lui plus discutable.

LE5 DYNAMIQUES DE L'INNOVATION TECHNIQUE:

UN ENCASTREMENT DANS DU SOCIAL ET DE L'IMAGINAIRE

Le terme d'itinéraire me vient du fait quej'ai enseigné quinzeans en école d'agriculture en Afrique, et en France a I'ESAd'Angers, et que j'ai eu souvent a observer des itinéraires tech-niques dans le domaine agricole: preparation des sols, semis,traitement, arrosage, fumure, maturité, récolte, stockage, usage,vente [Desjeux, Taponier, 1991]. L'itinéraire permet de rnieuxfaire ressortir en quoi une decision ou Ia diffusion d'une inno-vation est un processus dans le temps ; et, commeje I'ai annoncCci-dessus, comment elle relève d'un jeu social dont le nombred'acteurs et l'intensité de leur engagement dans le jeu varient enfonction des étapes. Les objets, I'imaginaire ou I'espace mobilisévarient aussi en fonction des étapes de l'itinéraire. C'est unedynamique instable.

L'innovation est un processus a Ia fois continu et discret.L'objet de l'innovation se transforme Iui-même en fonction deI'avancée du processus depuis, par exemple [Taponier, Desjeux,1994], Ia programmation linéaire qui sert de base intellectuelle aIa construction des futurs logiciels d'aide a Ia decision en agri-culture, puis la mise au point de logiciels expCrimentaux cons-truits a quelques unites, jusqu'aux progiciels diffusables a unelarge échelle auprès des conseillers agricoles et des agriculteurs.Entre-temps, des acteurs se seront mobilisés (des ergonomes, descommerciaux, des conseillers agricoles), de I'argent aura étéincorporé, la matérialité de I'objet aura été transformée, voire<déformée> du point de vue du chercheur; des institutions se

L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 47

seront engagées ou opposées au processus de diffusion. Ladiffusion apparaIt donc comme un processus social complexe,comme Ia résultante de l'agregation d'une série d'interactionsqui transforment une partie du contenu technique de l'inno-vation.

C'est un processus qui s'inscrit aussi implicitement dans unjeu social de construction de Ia méfiance et de Ia confiance,comme nous l'a montré une recherche sur la position occupde parLa Poste parmi les autres transporteurs et sur ses marges demanrmvre pour innover en matière de service [Desjeux,Taponier et a!., 19981. La reception d'un nouveau service postalva dépendre des contraintes et des incertitudes qui pèsent surl'acheminement d'un colis, et donc sur Ia confiance qui est faiteou non a priori a La Poste pour gérer tel on tel problème: Iarapidité, Ia chaIne du froid ou le bon acheminement a l'etranger.La méfiance apparaIt comme Ia résultante d'une chaIne d'inci-dents attribués a La Poste, que ceux-ci aient été ou non provoquéspar La Poste. Cela nous permet de rajouter une dimension histo-rique au processus d'innovation a I'étape de Ia reception, etape

cela est le moms habituel de Ie faire: celle-ci est fortementliée a l'existence d'une série ou non de contentieux dans Iapériode qui precede l'innovation. Si le contentieux est fort, Iaméfiance jouera ndgativement quelles que soient les qualitéstechniques de Ia nouveauté.

A cette échelle, I'observation fait donc apparaItre que la tech-nique est fortement encastrée dans le social. La force de chan-gement d'une technique n'a qu'une autonomie relative.Finalement il semble qu'on observe plus d'inventioiis techniquesqui échouent que d'innovation techniques qui se diffusent, pourreprendre Ia distinction faite par Norbert Alter entre invention etinnovation [2000]. Ceci s'explique autant, sinon plus, par le jeusocial que par Ia qualite intrinsèque de la technique. Cette relati-visation du pouvoir de Ia technique ressort de I'approche par lesitinCraires. Cependant I'influence de la technique n'est paséliminée du fait du poids qu'eIIe peut prendre dans la perceptionet les pratiques des acteurs au moment de son usage dans Ia viequotidienne. Si le nouveau service est difficile d'usage, corume

48 LA DIFFUSION DL L'INNOVATION

un logiciel qui demande plusieursjours pour etre chargé; øü s'iln'existe pas d'espace de rangement pour le nouvel objet, commeune nouvelle sauce alimentaire dont l'ernballage est trop grandpour entrer dans Ia porte du réfrigerateur oü elle est supposéepouvoir se ranger; ou si Ia nouvelle technologie remet tropforternent en cause le pouvoir d'un groupe social, toutes cesnouvelles technologies ont peu de chance de se diffuser. Celamontre que le poids de Ia technique, du social ou du symboliquepeut varier en fonction du déplacement et de la position de 1' inno-vation tout au long de son itinéraire. Dans Ia réalité, tout est danstout et rdciproquernent ! Ce qui vane c'est le poids de chaqueélément en fonction de sa position a chaque étape de l'itinéraireou Ia capacité d'observer tel ou tel élément en fonction del'échelle d'observation choisie par le chercheur. C'est pourquoiil n'est pas possible de dire que ce qu'on ne voit pas n'existe pas.Ce qu'on ne voit pas est tout simplement hors échelle ou horsdécoupage. Cette position est agnostique et par là relativisteméthodologiquement quant aux débats intellectuels et a Ia ratio-nalité des acteurs.

Nous avons aussi appliqué Ia méthode aux itinéraires théra-peutiques [Desjeux eta!., 1993] pour montrer que l'introductiond'un nouveau médicament n'avait pas de logique socialeautonome mais qu'il s'intégrait dans un dispositif de soins avecplusieurs recours et donc plusieurs itinéraires thérapeutiquespossibles : l'automédication et Ia pharmacie, I'hôpital, lemédecin liberal ou le tradi-praticien. Aucun recours n'estexclusifde l'autre. Si le nouveau médicament, ici le SRO (sel deréhydratation par voie orale), propose par l'hôpital ou le médecinliberal ne marche pas bien, ii sera toujours possible de consulterle tradi-praticien plus tard.

Nos enquétes sur Ia diffusion des nouveaux objets de Iacommunication confirment ce mécanisme important de Ia

diffusion. Une innovation ne supprime pas les autres objets tech-niques. Elle s'inscrit dans un espace déjà structure socialement ettechniquement. Elle devient un nouveau recours parmi d'autres.

Le courrier électronique par exemple s'inscrit dans un jeustratCgique de gestion de Ia distance et de Ia proximité sociales

L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 49

dans le couple, Ia famille, les amis ou les relations profession-nelles. En fonction de I'objectif, ii sera choisi au detriment dutéléphone, de Ia lettre, du fax ou du face-a-face [Garabuau-Mous-saoui, Desjeux, 2000].

Cependant ii est possible de constater que le nombre de lettresdestinées aux particuliers est passé de 1,8 milliard a 800 millionsentre 1985 et 1995 du fait du développement du téléphone, hier,et que cela va peut-être continuer avec 1,e développement del'écriture électronique, sür Internet ou par carte magnétique, pourIa Sécurité sociale, les banques ou les assurances, demain. Uneinnovation peut donc se substituer a un autre objet, mais ce n'estpas mécanique. Le plus souvent elle trouve une place parmid'autres, I'ancienne technique pouvant retrouver une nouvellevie sociale en développant un nouvel usage.

Ceci explique en partie le développement d'un plus fortimaginaire d'enchantement dans les périodes de forte créativitétechnique, comme aujourd'hui avec le <<système Internet >>. Cet

enchantement peut être positif, sur le theme des lendemains quichantent et des utopies (les << tristes utopiques >>, comme le titraitLiberation du 4 avril 2000 pour parler d'une exposition sur Iarecherche des sociétés idéales en Occident, et leur danger, a Iabibliothèque François-Mitterrand), ou négatif, sur un modemillénariste ou non [çf Weber, 1999]. Dans les deux cas ii y aenchantement, c'est-à-dire fuite dans l'imaginaire, par l'opti-misme ou par le pessimisme.

Dans une enquête exploratoire menée sur les 0GM (orga-nismes génétiquement modifies) en 1996 et 1997, nous avonsbien relevé ce double imaginaire oC les produits transgéniquessont vus par des consommateurs soit <<au service de Ia vie>> etdonc du progrès, soit associés a << Ia guerre des étoiles >> et donca Ia destruction de l'humanité4. Mais surtout Ia crainte des 0GMétait associée a Ia question de leur traçabilite et de leur origine, etnotamment a l'aspect non contaminé de leur origine. C'est tout

4. Nous avons deux animations de groupe avec Luc Esprit de I'AGPM (Asso-ciation gënerale des producteurs de maIs).

50 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

l'imaginaire de Ia pureté oppose a celui de bãtard, d'esclave oud'étranger qui se profilait derriere les 0GM. L'inconnu c'est ledanger. C'est ce mécanisme anthropologique assez universe! quiest a Ia base des purifications ethniques dans le monde5.

Les processus s'inscrivent rarement dans desimaginaires anodins. Les representations balancent le plussouvent entre Ic dramatique et Ia parousie, et ceci que cc soit apropos d'Internet, des 0GM, du chemin de fer ou des diligencesface au cheval : le train était censé détruire les liens conviviauxqui s'étaient créés dans Ia diligence du bon vieux temps ; la dili-gence, deux cents ans avant, devait les populationsqui jusque-la marchaient a pied ou allaient a cheval ! [Cf Shivel-busch, 1977.1

C'est pourquoi, sur Ic plan methodologique, en fonction desproblèmes pratiques de reconstruction des itinéraires de I'inno-vation, nous distinguons Ic plus possible cc qui est de l'ordre despratiques, cc que font les acteurs, de cc qui relève des représen-tations, de leurs perceptions, de leurs imaginaires ou de leurscroyances, voire de leurs valeurs ou de leurs opinions. Les prati-ques sont considérécs comme une cristallisation, une incorpo-ration d'une série de decisions qui ont été prises antérieurement.Elles sont des analyseurs de l'itinéraire. Les representations, etnotamment !'imaginaire ou Ic symbolique, ne sont considéréesque dans un second temps de I'analyse, comme un sous-systemed'explication avec une autonomie relative.

En revanche, a cette dchelle micro-sociale, ii est pluscomplique de saisir cc qui structure une grande partie du champdes innovations sociales, c'est-à-dire les grandes variablesd'appartenance sociale qui sont surtout visibles et demontrablesa !'éche!Ie macro-sociale, comme je l'ai évoqué ci-dessus. Nousles prenons donc comme des coritextes.

Nous pouvons saisir leur pertinence en choisissant detravai!Ier, par exemp!e, sur plusieurs quartiers, des plus pauvres

5. Voice, sous une forme moms dramatique, dans nos commissions de spëcialistes at'université ou au CNRS

L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 51

aux plus favorisés, comme nous l'avons faitpourreconstruirelesconditions sociales de diffusion de Ia domotique dans un quartierd'Angers. L'enquete a permis de faire l'hypothèse que celle-ci sediffuserait au mieux dans les classes moyennes et favorisées, sielle se diffusait un jour, mais peu probablement dans les classespopulaires. Les différents quartiers sont utilisés comme desindices de Ia presence des appartenances sociales de I'échellemacro-sociale.

Cependant, les principales conclusions de l'enquete portaientsurtout sur l'observation des pratiques quotidiennes de Ia viedomestique a l'échelle micro-sociale : la cuisine, le chauffage, leménage, les courses, le congdlateur, le jardin, pour comprendreles structures d'attente >> de I'innovation [Desjeux eta!., 1998].

Notamment, cette approche permet de montrer que les objetsforment un système materiel qui organise Ia consommation etdont l'existence ou Ia non-existence conditionne le succès dulancement d'un nouveau produit. Ii y a un lien entre lejardin, Iachasse et le rayon surgelés de Ia grande surface, c'est-à-dire lespratiques d'acquisition du surgelé ou de I'objet a surgeler, le sacisotherme (le transport), Ia presence d'un congelateur (lestockage), celle d'un micro-ondes, d'un four ou d'un micro-four(Ia cuisson), les occasions d'usage, et le développemerit dusurgelé. Bien évidemment ce système materiel d'objets s'inscritlui-même dans Iejeu des relations familiales et de Ia structure desrepas. Cependant tes pays sans electricité ont moms de chancesde voir se développer les produits surgelés. C'est pourquoi nouspouvons dire que l'innovation, c'est un jeu social plus I'élec-tricité...

En fait, sous des dehors de diversité, l'ensemble de nosrecherches commence a former système. Quels que soientl'objet, le service ou l'idée observes tout au long de sonprocessus de diffusion, je constate que nous avons travaillé surles quatre grandes phases de tout système social: Ia production(l'energie, les filières, le fonctionnement des organisations), Iadistribution (les grandes surfaces, le transport), les usages (Iaconsommation, Ia mobilité des objets avec le déménagement

52 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

[1998], les services) et les déchets ou le recyclage (I'environ-nement).

C'est également ce que nous avons fait pour analyser Ladiffusion des livres de sciences humaines en France en partant del'auteur pour remonter a l'acheteur (qu'il ne faut pas confondreavec Ic lecteur, puisqu'un livre, contrairement a beaucoupd'objets de Ia consommation, peut être acheté sans êtreconsommé — lu — et consommé sans être acheté quand ii estemprunté en bibliotheque), en passant par l'éditeur, l'imprimeur,l'aide a l'édition et le libraire [1991]. Nous avons montréI'irnpossibilité de prévoir les ventes pour un livre particulier, etqu'en même temps Les livres s'inscrivaient dans une structure demarché: un jeune auteur publie a L'Harmattan ou chezEcononiica et vend 300 a 500 exemplaires de son Iivre Iapremiere annCe. Plus tard, ii changera d'Cditeur, pour aller auxPUF, au Seuil OU a La Découverte, et augmentera peut-être sesventes Si SOfl capital social et Ia qualité de son produit se sontaméliorés et que le sujet qu'il traite correspond a une attente dansIa société. Cela nous a permis de montrer qu'il n'existait pas decrise de I'édition au niveau de Ia recherche, contrairement a ceque défendait Ic Syndicat national de l'édition, mais qu'il existaitdes structures de marches associées aux trajectoires de carrièreset sur lesquelles étaient positionnes des Cditeurs. II a fallu huit anspour que Ic constat soit accepté, ce qui est un temps <<normalde diffusion d'une << nouveauté >>.

Notre méthode ne se veut pourtant pas globale. Elles'applique a une réalité limitée, celle qui est visible a la seuleéchelle d'observation micro-sociale, suivant un découpage qui neprend en compte qu'une partie de Ia réalité, la méthode des itiné-raires, et en fonction des contrats de recherche, ce qui lirnite lechamps de investigations. Cela nous permet de fonctionner paraccumulation d'informations qualitatives dont Ia misc en relationforme sens. Finalement l'itinéraire nous permet de reconstituer,en tout ou partie, les conditions sociales du jeu de Ia rencontre del'<< offre >> et de Ia demande >> dans un environnement instable,et, tout spécialement dans ce jeu, celui de Ia reception des inno-vations.

L' INNOVATiON ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 53

LA RECEPTION DES INNOVATIONS S'INSCRIT DANS UN JEU SOCIAL

QUI LUI PREEXISTE

Le terme d'innovation ne sera pas utilisé id dans le sens strictde I'introduction d'une invention technique dans un milieudonné, mais plutôt au sens large d'objet, de technique ou deservice, qui peut être une nouveauté ou non, introduit dans unmilieu donné, et qui provoque du nouveau. La reception estconsidérée comme un des moments d'un processus plus long,celui de Ia production sociale de l'innovation qui a prCcédé lemoment de l'introduction. La reception n'a qu'une autonomierelative par rapport au processus général. Elle permet decomprendre le lien entre l'effet de structure, l'effet d'acteur etl'effet de situation.

Ainsi a Madagascar, en 1965, le GOPRration productivité rizicole), un projet de développement ruralfinance par le FED (Fonds européen de développement), estchargé d'augmenter la production de riz grace a l'introductiond'une série de nouvelles techniques agricoles [Desjeux, 1979].Notamment, les ingénieurs vontessayerd'introduire le repiquagedu riz en ligne assoclé a un nouvel outil, Ia houe rotative, pourôter les mauvaises herbes, ainsi que Ia pratique de l'engrais NPK(azote, phosphore, potasse), 11-22-16 en pépiniere et 4-20-20 pourles rizières. Or us vont se heurter a une opposition des femmesqui seront taxées d'être << conservatrices >>.

Plus prosaIquement, les nouvelles méthodes faisaient perdre aces femmes près de La moitié de leur revenu. En effet, en systèmede culture traditionnel, le riz est repiqué en < foule c'est-à-direen désordre, par les femmes. Ensuite ce sont toujours les femmesqui désherbent a Ia main. Or repiquer en ligne permet de passerune houe rotative entre les lignes. Mais cette sarcleuse est passéepar les hommes. Les femmes perdent donc les revenus dudesherbage dans Fe nouveau dispositif.

Cette histoire simplifiée, d'une enquete que j'ai menéeentre 1971 et 1975, permet de rappeler une grande regle que jeretrouve dans tous les processus d'innovation: ii y a des acteursqui gagnent et d'autres qui perdent au changement, queue quesoit Ia légitimite du changement. Cela me permet juste de

54 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

rappeler Ia rationalité de I'opposition au changement en fonctiondes situations. Cela relativise aussi Ia notion de progrès quin'existe pas en soi.

Le deuxième exemple est tire d' une enquête que j ' al menée auCongo entre 1975 et 1979 [Desjeux, 1987J. Un projet de déve-loppement avait pour objectif d'introduire auprès des paysanscongolais du Pool, a l'ouest de Brazzaville, une série d'innova-tions techniques dans le cadre de précoopératives collectives: leriz, le sorgho, le tabac, le maraIchage, le petit élevage et Ia pisci-culture, et plus tard Ia motoculture. Après cinq ans, le riz, lesorgho et le tabac n'avaient pas connu de demarrage pour desraisons plutôt techniques. Le petit élevage et Ia piscicultureavaient eu un certain succès. Le maraIchage et surtout le manioc,qui n'était pas prévu au depart du projet, avaient connu un fortdéveloppement. Les tentatives d' utilisation du motoculteurn'avaient eu qu'un très faible succès.

L'analyse a montré que les paysans avaient sélectionné, rein-terprété et produit des innovations en fonction des contraintes dujeu social villageois. us avaient ainsi rdinterprCté les <<pré-

agricoles en fonction d'un rnodèle culturel deresolution des problèmes, Ia << tontine

Notamment, les innovations se sont diffusées a l'intérieur deslimites tracées par les contraintes foncières et lignageres d'uncôté, et magico-religieuse de l'autre, c'est-à-dire de Ia <sor-cellerie >>. Le maraIchage s'est développé sur les terres de bas-fonds qui n'étaient pas cultivées. II ne touchait pas aux reglesd'accès au terroir. La motoculture, qui demandait un travail dedessouchage, ne s'est pas développde : les chefs de lignage ont eupeur que les groupements précoopdratifs s'approprient les terresdessouchées, ce qui aurait remis en cause les regles d'appro-priation du fonder et a travers cela l'equilibre de Ia jachèrenécessaire a Ia reconstitution des sols. Le manioc a connu ungrand succès, parce que, cl'une part n'impliquant aucune activitépérenne, ii ne remettait pas en question Ia circulation du foncieret que, d'autre part, les groupements coopératifs se sont organisésen nommant président un chef de lignage, ce qui a facilité Iasolution foncière. us se sont organisés sous forme de tontine,

L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 55

c'est-à-dire de circulation égalitaire d'un bien ou service: legroupement a éte réinterprété comme une des nouvelles formesd'entraide sociale, a côté de celles qui existaient déjà. TI a permisaux hommes de s'investir dans l'agriculture et d'augmenter leurrevenu, cela au moment le développement urbain aidant, Iademande en produits vivriers, rnaraIchage et manioc devenaitforte, Ia demande des citadins jouant le role d'effet de situation.

La premiere conclusion importante est que I'innovations'inscrit dans un territoire social, qu'elIe suit en partie les fron-tières qui marquent les limites entre les anciens et les cadetssoctaux, et entre les hommes et les femmes. Nous retrouveronsces frontières dans l'univers domestique américain, français,danois ou chinois dans nos enquêtes ultérieures sur les innova-tions liées a Ia consommation dans I'univers domestique.l'effet de structure6.

La deuxième conclusion est que les acteurs sélectionnentparmi les propositions de nouveautés, qu'ils sont actifs. Les déci-sions des acteurs sont organisées par les structures mais nondéterminées par elles. La selection des innovations est I'indi-cateur de I'effet d'acteur.

Dans un univers radicalement different, Ia diffusion dulogiciel Word 6 met en evidence des faits comparables. A Ia findes années quatre-vingt, une grande organisation publique avaitdécidé de s'informatiser afin de pouvoir développer des applica-tions de gestion en interne et pour faire face a de nouvellesformes de concurrence en externe. Une aide au câblage est miseen place. Un accord est signé avec Microsoft. Une premierevague d'informatisation est lancée debut de l'année 1990 pour

6. C'est particulièrement vrai dans le doniaine de Ia réussite scolaire et des carrièresen France. La plupart des innovations cherchant a dérnocratiser I'enseignement Se sontheurtées depuis trente ans au poids des lycées d'excellence, comme le monlre Dubet apartir des Iycées, a celui des grandes écoles et par là a I'origine sociale des étudiants. Ladémocratisation semble au final pluIôt faible. Les Sommets de l'Etat et des entrepnsessemblent bien encore le quasi-monopole des grands corps, comme le montre MichelBauer aujourd'hui et comme nous I'avions constaté hier [Friedberg, Desjeux. 1972]. Ence sens, ii existe bien une reproduction des structures sociales de selection. reproductionne signifiant pas reprise a I'identique. mais mainlien d'une structure de différenciationsociale forte, observable a l'échelle macro-sociale.

56 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

essayer de faire passer un maximum de services a Word 2 etExcel 4.

Dans plusieurs endroits, Ic passage est réussi mais se fait avecdifficultd. Notamment, Ia << valise de formation >> arrive avec sixmois de retard, ce qui provoque des tensions entre les utilisateurset les services informatiques. D'autres tensions naissent du faitdes réorganisations liées a Ia bureautique et a Ia mise en réseau.

Six mois plus tard, les services techniques recoivent Lanouvelle version de Word 6 et, conformdment a l'accord avecMicrosoft, testent le nouveau logiciel qui doit sortir a Ia fin del'année. Le test est positif pour lancer Ic nouveau produit. Cerésultat provoque une tension non prévue, le test étant plus deroutine et conforme a Ia convention avec Microsoft. Des bruits decouloir commencent a circuler pour contester Ia pertinence dulancement. Un ralentissernent du changement est dernandé parcertains acteurs tandis que d'autres souhaitent aller plus vite.Curieusernent, pour Ia direction, ce sont une partie des servicesles plus favorables a l'informatisation et qui ont le mieux réussiavec Word 2 qui sont en partie opposes a l'innovation.

En moms de deux mois un groupe est constituC pour discutera Ia fois de l'opportunité et des délais de I'innovation. La tensioncontinue a augmenter. Le groupe arrive a un compromis: undélai de dix-huit mois est fixé pour lancer Word 6. Six mois aprèsle debut de Ia tension, une note est signée par Ia direction quiconfirme le délai a dix-huit mois mais en laissant une zone deflou, sans préciser si tout Ic monde devait avoir fini Ia mise enplace de Word 6 dans les dix-huit mois OU si tout le monde devaitavoir démarré dans Jes dix-huit mois.

La note parue, la tension commence a baisser. D'autresacteurs commencent cependant a contester l'innovation. Mais IcdCbat se deplace : il n'est plus question de Ia pertinence de l'inno-vation mais du délai. Finalement un compromis est trouvé a Ia finde I'année. Les services obtiennent six mois de plus pour lancerWord 6. La tension s'apaise et le processus démarre.

II ressort de nombreuses lecons de ce cas, assez classique fina-lernent et plutôt bien mené en terrnes de resolution des conflits.Le flou de Ia decision a permis notamment a chacun des acteurs

L'INNOVATION ENTRE ACTEUR, STRUCTURE El SITUATION 57

de garder une marge de maneuvre pour mieux adapter leprocessus d'innovation a sa situation concrete. Ceux qui s'étaientinvestis pour Word 2 n'étaient pas prêts a fournir a nouveau uneffort important, au contraire de ceux qui ont profité dulancement d'un nouveau logiciel pour rattraper leur retard.

Cela veut dire que dans une grande organisation, comme iin'est pas possible de tenir compte de Ia diversité des situations deterrain, prendre une << decision floue >> paraIt assez rationnel. Unedecision n'est pas bonne en soi. Elle est <<bonne>> si elle estapplicable et reinterpretable par les acteurs beaux et s'il estpossible d'amener des corrections au processus d'innovation aucours de l'action en fonction des contraintes qui apparaissent dufait même du changement. Bien souvent elles sont invisiblesavant l'introduction de l'innovation.

Le seul fait de prendre Ia decision peut aussi calmer le jeu, ccqui veut dire que le contenu de Ia decision n'est pas le plusessentiel ici. La decision doit aider a sortir de l'incertitude dudélai. Celle-ci fait monter Ia tension. C'est là que le flou du délaidevient important puisqu'il laisse des marges de achacun des acteurs, sans bboquer lejeu. D'autres acteurs peuventrnême se mobiliser pendant un certain temps. Surtout, celapermet de déplacer les buts et donc le contenu de ía discussion,et d'arriver a un compromis éventueb.

De plus, ía decision n'a pas été prise tout de suite. Elle aattendu, pour être prise, que Ia <<courbe de Ia tension>> soit au<<bon endroit >>. Ceci ne veut pas dire que tout est calculé, maisqu'implicitement les acteurs savent qu'iI ne faut pas prendre tropvite une decision. II faut attendre le moment oii situation estmQre pour Ia resolution du conflit >>, pour reprendre I'expressionde Zartman [1990]. Ce cas confirme l'importance des conflits, deIa confiance ou de la méfiance, de I'histoire de l'organisationdans un processus de diffusion d'une innovation. Là encore Iatechnique est encastrée dans Ic social.

Cependant Ia phase de test montre qu'à cette étape la tech-nique joue un role plus important et donc confirme quel'influence d'une dimension technique, sociale ou symboliquevane en fonction du déroulement de I'itinéraire. A un moment

58 LA DIFFUSION DE L'INNOVATION

donné, gérer Ia tension sociale devient plus important que lecontenu technique lui-même qui redeviendra important plus tard.Cela conditionne la continuité du processus d'innovation.

Mais surtout, l'accord avec Microsoft montre que l'organisationest engagde dans un mouvement perpetuel d' innovations informa-tiques. Microsoft lui-même ne contrôle pas tout le processus, commesa condamnation en avril 2000 en premiere instance l'a montré.L'organisation doit <<surfer>> sur les changements sans pouvoircontrôler son rythme ni l'origine de telle ou telle incitation achanger: lancement d'un nouveau logiciel par Microsoft, demanded'un type de format par un client, saturation de Ia mémoire des ordi-nateurs en inteme, etc. Le mouvement des innovations fonctionnedonc comme une échelle de perroquet dont personne ne niaItrise Iadynamique. Paradoxalement, cette non-maItrise renforce le poidsdes structures dont Ia fonction est alors d'absorber les changements,dejouer le role d'une matrice capable d'intégrer les innovations.

CONCLUSION

Le centre de ma demonstration est de faire apparaItre leparadoxe de l'innovation : montrer comment le changement et lemouvement sont encastrds dans des structures sociales et descontraintes temporelles, techniques ou financières qui créent deIa stabilité.

L'objectif est aussi de montrer que Ia diffusion relève autantde Ia gestion des contraintes que de Ia motivation a changer. Uneinnovation, si elle augmente Ia <<charge mentale >>, a moms dechance d'être recue7. Les contraintes, Ia prise en compte de quiperd ou qui gagne au changement ou Ia regulation des conflitssont des dimensions aussi importantes que les motivations ou Ia

7. De méme quand son coüI est tiop élevé. En 1999 nous avons mené une enquéte,pour I'association RETINA, sur les nouveaux services a developper pour des personnesmalvoyantes atteintes de DMLA (dégenerescence maculaire Iiée a II existenotalnrnent des écrans tactiles en braille mais dont Ie coüt minimum pour dix caractèresest de 49000 F TFC, ce qui est trop cher pour un particulier qui n'a pas le droit a 'aidefmancière qui n'existe que pour ceux qui travaillent.

L'INNovATIoN ENTRE ACTEUR, STRUCTURE ET SITUATION 59

recherche du plaisir pour comprendre les innovations en organi-sation ou dans l'univers domestique.

Je Iaisserai le mot de la fin a Alessandro Baricco qui, dans sonroman Châteauxde Ia colère, sur l'introduction du chemin defer,pam en 1995 chez Albin Michel, écrit: <<Vous savez, c'est trèsbeau l'image d'un projectile lance : c'est la métaphore exacte dudestin. Le projectile suit sa course et on ne sait pas s'il va tuerquelqu'un ou s'il va finir dans le néant, mais en attendant iifonce, et c'est déjà écrit dans sa course, si au bout 11 écrasera le

d'un homme ou s'il fendra un mur en deux. Est-ce que vousle voyez le destin ? Tout est déjà écrit et pourtant on ne peut rieny lire.>>

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II

Le sens de I'innovation

3

Innovation et contraintes de gestion

Pierre Romelaer

Innover c'est développer un nouveau produit, un nouveauservice ou une nouvelle façon de s'organiser. II peut y avoir enpartie continuité par rapport a l'état antérieur, mais ii y a nécessai-rement rupture. En un sens fondamental, l'innovationc'estl'affran-chissement par rapport au present, I'innovation c'est Ia liberté.

Une vision romantique de l'innovation voudrait que cetteliberté soit absolue, onirique, sans entrave. Cette vision sansdoute profondément ancrée se retrouve dans l'usage souventmythique des notions de créativité, de créateur, d'inventeur,d'entrepreneur. Mais, dans l'entreprise comme dans toute orga-nisation et tout système, cette liberté ne s'exerce pas sanscontraintes. Les recherches en gestion nous apportent denombreuses connaissances sur Ia nature et l'impact de cescontraintes. Le present chapitre en présente quelques exemples.

Les contraintes de gestion que nous considérerons ici ne selimitent pas a celles qui viennent des systèmes comptables, desimpératifs de rentabilité, des business plans et autres outils degestion. Les recherches en gestion empiriquement validéesmontrent que ces contraintes sont certes sérieuses, mais qu'ellessont loin d'être les seules qui pèsent sur I'innovation. Nous verronsque le champ des contraintes est très large, même Si Oil se limitecomme nous le ferons ici aux contraintes de gestion qui ont leursource dans Ia structure et le fonctionnement des organisations'.

I. Cette focalisation sur l'organisation nous conduit a ne pas traiter des contraintesde gestion, nombreuses et importantes, qui viennent des aspects financier, juridique, insti-tutionnel, marketing, gestion de production, etc.

66 LE SENS DE L'INNOVATION

Les contraintes de gestion font sentir leur influence sur lespersonnes ainsi que sur les groupes formels et informels2 quidans l'entreprise contribuent au développement de I'innovation.Elles viennent de Ia structure organisationneile et des reglespropres de coherence du processus d'innovation. Traiter de cesnombreux éléments nécessiterait au moms un ouvrage complet.Dans le cadre de ce chapitre nous nous limiterons a troissituations : les contraintes de gestion qui pesent sur les cadresdirigeants, celles qui existent dans I'un des douze types de struc-tures d'organisation, et celles qui proviennent des systemesformels de gestion (planification de projet, système budgétaire,etc.).

Nous aurons ainsi couvert une variété d'éléments, variétésuffisante pour montrer que les contraintes de gestion ne sont passeulement des freins a l'innovation: parfois elles en sont lemoteur, souvent elks sont plutôt des forces qui canalisent et quiorientent. Dans tous les cas elles sont des conditions nécessairespour que le passage se fasse entre l'idée initiale d'un individu, Iavision d'un produit possible ou souhaitable, et une réalisationconcrete accomplie par une entreprise. Elles sont des passagesobliges de l'action collective.

INNOVATfON ET CONTRAINTES DE GESTION AU N!VEAU

DES CADRES DIRIGEANTS

Dans l'exploration des contraintes de gestion qui pèsent surI'innovation, nous commencerons par examiner ce qui se passeau niveau des cadres dirigeants: ces personnes sont celles quidans l'entreprise sont supposées subir le moms de contraintes.

Les cadres dirigeants subissent des contraintes externes surles innovations dans lesquelles us peuvent vouloir engager leurentreprise. us subissent aussi des pressions que, faute de mieux,

2. Parmi ces nombieux groupes on citera a titre d'exernples Ies groupes-projets, esreunions periodiques de planification des ventes et de Ia production, les divisions, usineset points de vente, le cornitC directeur, les groupes informels d'anciens des inérnes écoles,etc.

ET CONTRAINTES DE GESTION 67

nous qualifions de pressions personnelles. Et enfin ils subissentdes contraintes venant de I'organisation dont us sont les din-geants, du système de pouvoir de cette organisation et despersonnes qu'ils souhaitent ou souhaiteraient mettre a contri-bution dans le processus d'innovation. Nous traitons ci-dessoustour a tour de ces éléments.

Innovation et pressions externes stir le cadre dirigeant

Innover est parfois percu comme une nécessitd dictée par lespressions externes du champ stratégique. Par exemple, le

directeur commercial France d'une multinationale de l'agro-alimentaire nous déclarait en substance: <<On lance un grandnombre de nouveaux produits, aussi bien nous que les concur-rents. Tout le monde fait pareil, mais quand onl'ensemble des coiits induits par ce développement de produitsqui durent a peu près un an sur le marché, on ne sait même pas sic'est rentable.>> Les pressions des actionnaires et des marchesfinanciers (transmises par le conseil d'administration et par lesanalystes) peuvent aussi conduire les dirigeants a pousser leurentreprise a plus d'innovations qu'ils ne le feraient. La directionde cette contrainte de gestion est variable: si Ofl considère lescomportements actuels des fonds de pension, on constate quecertains font montre d'opportunisme a court terme, alors qued'autres sont plus soucieux de Ia rentabilité a moyen et longtermes des entreprises dans lesquelles us investissent, sans parlerdes fonds éthiques (qui ont de bonnes performances) ou desfonds écologiques. Ces differences d' attitudes modèleront enpartie Ia nature des innovations qui seront impulsées par lescadres dirigeants, et les critères qu'ils utiliseront pour sélec-tionner les propositions d'innovations qui leur seront faites3.

Deux declarations internes des PDG d'EDF et d'Air Liquide audebut des années quatre-vingt-dix nous amènent a identifier unecontrainte qui pourrait être importante, bien qu'elle n'ait pas été

3. Au sens de Bourdieu, ces contraintes externes établissent une du

champ'> dans le dirigeant son action.

68 LE SENS DE L'INNOVATION

étudide dans les recherches en gestion : chacun de ces deux PDG aexplicitement fait référence a Ia revocation du PDG d'IBM par lesactionnaires alors que l'entreprise avait une part de marché consi-dérable dans son industrie, et chacun a lance une operation dechangement de grande envergure. On peut penser qu'un séisme decette nature, dans le microcosme des dirigeants de grandes entre-prises, a pu jouer le role de contrainte et de ddclencheur de chan-gement dans des entreprises qui n'y étaient poussdes ni par demauvaises performances ni par une analyse stratégique4.

La contrainte en question a évidemment un impact sur I'inno-vation dans l'entreprise.

II faut noter que si le besoin d'agir est ressenti, Ia question dudegrd de pression n'estjamais claire, et le lien entre les pressionsexternes dmises et les pressions externes ressenties estéminemment variable selon les personnes et selon les contextes.De plus les solutions sont rarement dictées: peuvent en résulterselon les cas des innovations produit ou process, dans lesmarches connus, dans des marches voisins ou non, ou encore desinnovations de gestion.

La ndcessité peut aussi être a Ia fois externe et interne : unPDG nouvellernent nommd subit et/ou ressent egalement Iacontrainte de <<changer quelque chose dans l'entreprise, d'unefacon qui est d'ailleurs diffdrente selon que son prddécesseur estparti a cause d'une insatisfaction du conseil d'administration oupour une autre raison [Simons, 1994].

Les cadres dirigeants subissent également les contraintes desmilieux sociaux et professionnels, des milieux economiques etpolitiques (banques, etc.) dans lesquels us sont, desquels usproviennent, et avec lesquels ils doivent traiter dans le cadre deleur activité : ces milieux influencent et ont influence leur cartementale, us ont leurs propres normes sociales, et les cadres din-

4. Dans Ia discussion qui a suivi Ia conference, Christine Musselin, sur Ia base de saconnaissance de ('entreprise, a conteste Ic fan que l'Cviction du PDG d'IBM ait Pu jouerun rôIe a EDF. Nous prenons acte de cette position. Le PDG d'EDF a néanmoins desdeclarations dans lesquelles ii mentionne l'événement IBM.

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 69

geants d'une entreprise donnée dependent parfois de ces milieuxpour Ia suite de leur carrière de dirigeants.

Les pressions externes sur l'innovation au niveau des cadresdirigeants empruntent egalement des chemins plus subtils. Lescomportements des entreprises dans tine méme industrie sontparfois assez contrastés entre les innovateurs et les non-innova-teurs, entre les leaders et les suiveurs, et selon lestratégique> auquel l'entreprise appartient. Dumez et Jeune-maître [1996] nous montrentainsiquedansl'industriecimentièreune majorité d'entreprises s'imitent les unes les autres, etcoexistent avec d'occasionnels deviants qui introduisent lesinnovations majeures. L'attitude des dirigeants dans ce contexteest variable j'ai entendu le directeur général de SEB declarer:<<Je regarde ce que font mes concurrents, et surtoutje ne fais paspareil. >>

Pressions sur Ia personne du cadre dirigeant

La premiere contrainte qui s'exerce sur le cadre dirigeant estcelle de son emploi du temps : comme il est chargé, ii le conduit adevoir opérer des arbitrages qui auront un impact sur les innova-tions qu'iI lancera. D'un point de vue purement logistique, si lefonctionnement de son entreprise en régime permanent exige déjàsoixante heures par semaine (les causes peuvent être diverses:variations nombreuses dans l'environnement, orientation person-nelle forte vers l'homéostase, conflits internes, structure et taillede l'entreprise, mode d'organisation personnelle, etc.), ii est peuprobable qu'il s'engage dans des innovations qui requièrent plusencore de son temps, et qu'iI s'engage dans une voie oC ii risquede perdre le contrôle de sa propre activité.

Exprimé en d'autres termes, le dirigeant doit trouver le tempsde suivre le dossier, d'intervenir dans et hors de l'entreprise pourle faire avancer. C'est un problème personnel pour chaque din-geant. C'est parfois un problème d'ensemble pour l'organi-sation : ainsi le PDG d'un groupe du secteur de Ia chimie a décidéde désinvestir cent des cent cinquante métiers dans lesquels setrouvait son entreprise, et de décentraliser le processus de decisionstratégique. Une des raisons principales citées est Ia suivante:

70 LE SENS DE L'INNOVATION

chaque membre du comité directeur avait a rapporter sur plus decinquante centimetres d'épaisseur de dossiers a chaque reunion, etits avaient le sentiment de ne plus avoir le temps nécessaire pourmaItriser les dossiers (parmi lesquels les dossiers d'innovation)5.

D'une facon un peu plus distante par rapport a notre propos,le cadre dirigeant est aussi contraint par sa propre personnalite:le voudrait-il que parfois il ne pourrait pas s'engager dans uneinnovation a cause de préférences ou d'aversions personnellesprofondes pour I'objet de l'innovation, pour les relations inter-personnelles et les compétences qu'eIle demande de mobiliser,ou pour d'autres raisons. Le voudrait-il que parfois II ne parvientpas a ne pas innover. Telle est par exemple le cas du PDG d'uneentreprise fabricant des stimulateurs cardiaques (une centaine desalaries) : une dizaine d'années après avoir créé son entreprise etprogressivement dCveloppe et stabilisé Ia gamme de produits, iia fait faire un sondage auprès des salaries sur leur perception del'entreprise6. De ce sondage est ressorti le fait que les salariesétaient d'une facon générale très contents du fonctionnement deI'entreprise, de son développement, de ses performances. Maisus avaient peur, peur parce que le PDG était tout le temps en traind'innover alors qu'ils avaient quand même un certain besoin destabilité. Le PDG paraissait, aux yeux de ce sondage comme dansmon observation, être une machine perpétuelle a innover, uneforce constante d'innovation. D'ailleurs ii en était conscient, et,comme ii sentait que pour le portefeuille de stimulateurscardiaques II n'y avait pour l'instant plus besoin d'innovation, iien a tire les consequences sur Ia gestion de son entreprise7.

5. La d'Edith Penrose [1959, 1995] va dans le méme sens que les argumentsque nous développons : scion die, Ia croissance de i'entreprise est profondément condi-tionnée par i'exisience de managers ci de dirigeants qui omit du temps qu'ils peuventconsacrer a s'investir dans des projets. Ces queiques heures de temps utilisabie sontun éiément du slack organisationnei de March.

6. Voir Ic cas Cardiex darts Romelaer [1994].7. En pratique ii a pris les mesures suivantes : (I) quitter Ia direction des

activités stimulateurs cardiaques (2) confier cette direction a une personne qui étaita Ia fois son contrôleur de gestion et un ami de longue date (ces caractéristiques nerelèvent pas seulement dii hasard) (3) conserver Ia présidence du groupe (4) crëer unedivision pour les nouvelles activités, division qu'iI a géree en direct.

tNNOVATION ET CONTRAINTES DE GEST1ON 71

La lassitude de l'acteur identifiée par Alter [1993] affecteaussi les dirigeants, ainsi que le déclin de ses forces physiques etIa derive vers d'autres horizons (activités politiques, représen-tation patronale, etc.). Ces contraintes peuvent amener un cadredirigeant a modifier les directions des innovations qu'il lanceraou qu'il sélectionnera, voire diminuer leur nombre. Ii peut aussichanger l'organisation et alter dans le sens d'une décentralisationde l'innovation, ce qui peut entraIner un accroissement des inno-vations dans l'entreprise.

Un autre phénomène est parfois ressenti comme unecontrainte sur I'innovation par les cadres dirigeants : Ia contrôla-bilité de l'organisation et Ia position de son entreprise parmi lesphases du développement. Le PDG d'une entreprise de materielmedical (une centaine de salaries) sur lequel nous avons desdonnées8 s'est ainsi trouvé dans les situations suivantes. II arepris l'entreprise en tant que gestionnaire après Ia faillite descréateurs, qui s'étaient échinés pendant des années sans succès adévelopper un artificiel. Les dix a quinze premieres annéesde sa direction ont consisté a identifier les savoirs developpesdans cet effort de recherche infructueux, a les convertir enproduits très divers9 progressivement développés et commercia-uses. II décrit Ia seconde phase de son travail comme suit:trouver pour chaque partie de son entreprise un directeur de hautcalibre, ce qu'iI a fait en plusieurs années, et souvent par desrecrutements externes gérés sur longue durée. Au moment demon contact avec I'entreprise, sa preoccupation essentielle étaitd'effectuer les deux operations suivantes : faire en sorte que sedegage un successeur pour son poste, acheter d'autres entreprisespour constituer un groupe, et se consacrer lui-même progressi-vement uniquement a La direction du groupe. Dans ces diversesphases du développement, ii est clair que Ia place des innovationsdans les critères et dans I'emploi du temps du dirigeant vane.

8. Vojr Ic cas Cardiex 2 dans Romelaer [1994].9. Ces produits concernaient essentiellement Ia chirurgie cardiaque. II s'agissait

notamment d'équipements de circulation extracorporelle et de monitoring.

72 LE SENS DE L'INNOVATION

Signalons enfin que même quand le dirigeant est aussipropriétaire de I'entreprise ii est contraint par Ia nécessité de nepas engager dans une innovation dont le succès est très incertainplus de ressources que n'en peut permettre le maintien de Ia santeéconomique de I'entreprise. Un PDG d'une entreprise indus-trielle diversifiée et innovante m'a indiqué avoir Ia << regle d'or>suivante : je considère en moi-même le maximum de ce que jepeux perdre, et si Ufl projet en vaut Ia peine,j'accepterai les even-tuels depassements de budget jusqu'à cc que cette limite soitatteinte. Quand cUe est atteinte, je stoppe net, queue que soit Iasituation.

Les contraintes venant de l'organisation et du systèmede pouvoir

La contrainte organisationnelie la plus immédiatementressentie par le cadre dirigeant est celle de l'agenda stratégique[Dutton, 1988, 1997] : I'organisation de Ia direction generaleprevoit d'une facon souvent assez contraignante a quel niveau, aqueues dates et sous queues formes quels types de questionsseront traitCes au siege. II se peut que I'innovation fasse panic deces questions. II est frequent qu'elles soient traitées aussi et defaçon donc en panic assez indirecte lors des reunions de dCci-sions budgetaires, stratégiques ou consacrées aux investisse-ments.

Plusieurs éléments lies a I'agenda stratégique ont donc unimpact sur les innovations: I'organisation formelle de Ia

direction generale, Ia part de flexibilité et d'informel qui marqueIc fonctionnement reel, l'existence ou I'absence de lieux de débatet de decisions concernant I'innovation, Ic degré de conscienceque les cadres dirigeants peuvent avoir sur le lien entre Ic fonc-tionnement de Ia direction generale et I'innovation. Peters [1978]a observe ii y a bien longtemps Ic cas d'une entreprise pétrolièredans laquelle les communications de Ia direction genérale insis-taient beaucoup sur I'importance de I'activité d'exploration.L'entreprise avait d'assez mauvaises performances dans ccdomaine, et cc n'est peut-être pas un hasard quand on constate(par analyse de contenu des PV des reunions du comité de

INNOVATION ET CONTRAINTES DE GESTION 73

direction) que seule une part infime des discussions de Iadirection générale concernait le theme de l'exploration.

Autre contrainte de gestion imperative pour le dirigeant: semaintenir luj-même (ou elIe-même) au pouvoir. Dans ce cadre iisera peut-être amené, rationnellement, àne pas s'engager dansune innovation qu'il perçoit comme potentiellement très profi-table pour l'entreprise si le développement de cette innovationrequiert qu'on fasse appel de façon marquee a un département(ou une division, ou un établissement) dont les dirigeants sont desrivaux qui pourraient grace a leur succès devenir dangereux.L'innovation peut par exemple n'être possible que si au prdalablefe rival est mute a un autre poste (remplacé si possible par unhomme de son propre clan), et ce remplacement peut demanderplusieurs dizaines de mois.

Le maintien au pouvoir de Ia coalition dominante au sens deCyert et March [1963], voire le besoin de neutraliser les coali-tions rivales peuvent influencer l'innovation: une propositiond'innovation peut avoir un sort très different selon qu'elle estémise par la premiere ou par une des secondes.

Un cadre dirigeant n'est pas toujours, loin s'en faut, enposition de decider par lui-même ou de pouvoir imposer sasolution. Pettigrew [1985] nous décrit le cas de l'entreprise ICI,dans laquelle pendant plus de dix ans un membre de Ia directiongenerate a poussé dans Ia direction du changement, sansrencontrer aucun succès tant que les résultats de I'entreprisen'ont pas été catastrophiques et que Ia culture du groupe dedirection est restée homogene (tous ingénieurs, issus des mêmespublic schools, avec des traits de comportements uniformes). Demême Laroche [1991] décrit Ia difficulté avec laquelle unedecision a été prise et mise en ceuvre dans une entreprise degéophysique, sans doute parce qu'elle était très innovante parrapport a la culture de Ia majorité des cadres dirigeants (tousingénieurs de formation, avec Ia culture du geologue de terrain).

Le jeu du pouvoir et de l'accession a Ia direction generaleapporte aussi une contrainte a l'innovation. Si seuls les marke-teurs ont une chance, alors un cadre dirigeant financier ou deproduction devra sans doute obtenir informellement le soutien de

74 LE SENS DE L'INNOVATION

quelques marketeurs avant de proposer une innovation. II estaussi possible que, dans une entreprise de ce type, des cadresissus de Ia production rdussissent a accéder a Ia directiongénérale parce qu'ils ont été Ia force motrice dans des innova-tions, et que Ia composition du groupe de direction changeprogressivement par ce moyen. Certaines structures divisionna-Iisées poussent a l'innovation: Galunic et Eisenhardt [1995]décrivent cinq cas dans lesquels les dirigeants de divisions consa-crent une partie de leurs ressources a envahir les marches et lesdomaines de produits d'autres divisions, entre autres pourmontrer a Ia direction générale qu'ils peuvent mieux faire que lesdirigeants des divisions qui ont ces marches et ces produits dansleurs attributions. La concurrence interdivisionnelle accroIt alorsI'intensité d'innovation de l'entreprise, avec bien entendu desrisques de doublon sur lesquels les auteurs ne fournissent pas dedonnées. Et plus generalement l'intensité de l'innovation et lestypes d'innovation sont en partie conditionnés par le type destructure (voir plus loin), Ia description de chaque structurecomportant nécessairement l'organisation de Ia directiongénérale.

Savoir affronter les critiques du comité d' investissement n'estpas nécessairenient facile Iorsqu'une innovation connaIt desdépassements importants de délai et de budget. Les cadres din-geants qui ont aussi d'autres projets d'innovation sont en concur-rence pour les budgets et s'expriment parfois avec force, et cemême face a un PDG propriétaire, comme nous l'avons observedans un cas (voir le cas Barton dans [Romelaer, 1994]). Touteinnovation comporte des risques d'échec, et le droit a I'erreurn'existe pas forcément, même pour les cadres dirigeants. Ceci n'apas nécessairement pour consequence de freiner l'ardeur aI'innovation. Dans une autre observation (cas Cherne dans[Romelaer, 1994]), le PDG a consacré pendant six ans I'essentielde son autofinancement, et avec des succès pendant Iongtempstrès faibles, a une innovation dans un domaine complètementdifferent des activités habituelles de I'entreprise.

L'innovation n'est que I'un des objectifs possibles de l'entre-prise. Elle peut donc entrer en conflit avec les autres objectifs, qui

El CONTRAINTES DE GESTION 75

deviennent alors pour elle des contraintes: un PDG qui veutinsuffler un dynamisme au développement international de sonentreprise peut decider de ne pas s'engager dans une innovationessentiellement Iiée au contexte national, même Si elle est plusrentable que les projets a I'international, avec pour principalemotivation de maintenir la clarté et Ia coherence de son messageaux cadres dirigeants et aux autres membres de l'organisation.

De façon proche, le souci de maintenir une coherenced'ensemble de l'organisation et de Ia strategic [voirReger etHuff, 1993], et le souci de ne pas déstabiliser l'entreprise plusqu'elle ne peut le supporter peuvent conduire un dirigeant arejeter une idée d'innovation pourtant intéressante par ailleurs, etdone constituer une contrainte. Ii s'agit bien entendu en partied'une contrainte que le dirigeant s'impose a lui-même. Maisl'arbitrage est loin d'être simple entre les deux développementsincertains que constituent d'une part Ic projet d'innovation, etd'autre part la déstabilisation partielle de l'organisation ou de Iastratégie.

Une autre contrainte peut limiter Ia marge de manceuvre dudirigeant: avoir une innovation dont le développement exige Iacollaboration de departements qui ont des difficultés importantesde comprehension mutuelle, ou dont les patrons sont en mauvaistermes. Le cas premier décrit par Gouesmel [1996] est a certainesde ses phases proche de cette situation. Des moyens de gestionexistent pour lever cette contrainte : laisser le chef de projetcliercher des concours a l'extérieur de l'entreprise. C'est ce quefait le PDG dans le cas de I'entreprise Barton précitde, non sansconsequences bien entendu sur Ia qualité des relations entre lescadres dirigeants.

L'inertie organisationnelle est souvent citée comme unecontrainte de gestion: ii faut tenir compte des resistances auchangement, et certaines organisations sont particulièrementrétives, même au niveau des dirigeants. Dans le domaine desinnovations stratégiques, Rumelt [1995] cite ainsi plus de vingtsources d'inertie qui seraient communes dans les entreprises. Letraitement des resistances au changement dans les recherches engestion a tendance actuellement a être effectud sur des bases

76 LE SENS DE L'INNOVATION

Ia comprehension du fonctionnenient des entreprisespar Ia méthode des systèmes d'action concrets permet de mieuxles prévoir, et permet aussi de constater que les forces quifreinent l'innovation sont les mêmes que celles qui poussent auchangenient ou empêchent Ia stabilisation des innovations. Uneautre voie de recherche privilegiée est celle de l'apprentissageorganisationnel et de l'entreprise apprenante. Pennings etHarianto [1992] montrent par exemple que l'adoption d'uneinnovation par une banque est d'autant plus probable que Iabanque a connu beaucoup d'innovations au cours des annéesprécédentes. Dans une entreprise qui a désappris a innover, iipeut pour un dirigeant falloir avancer pendant trois ans au milieudes déconvenues pour amener son organisation a devenir plusinnovante.

Pour conclure, nous avons décrit dans ce paragraphe un grandnombre de raisons empiriquement fondées qui nous permettentd'affirmer que les cadres dirigeants, et même les PDG, ne sontpas libres de contraintes lorsqu'ils veulent (ou ne veulent pas)développer une innovation.

Cette étape est nécessaire dans Ia mesure le mythe dudécideur unique, du dirigeant qui a toutes possibilités d'action estencore ancré explicitement ou implicitement dans les esprits.Allison [1971] a montré, ii y a longtemps, que cette vision estprofondément erronée. D'une certaine facon, nous venons deverifier Ia validité de l'affirmation d'Allison dans le contexte del'innovation.

II n'est peut-etre pas inutile de rappeler que notre objectifn'est pas ici de prouver que <<Ia gestion est une entrave al'innovation>>: cette assertion est fausse, et l'affirmationopposCe est également fausse. D'ailleurs, certaines descontraintes de gestion identifiées plus haut poussent les din-geants vers plus d'innovation. Ce qui peut être prouvé enrevanche, et qui n 'est pas trivial, c'est que les regulanites da fonc-tionnement reel des entreprises induisent des contraintes prévi-sibles sur Ia Jiberté d'action des cadres dinigeants dans Jedomaine de l'innovation.

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTtON 77

INNOVATION, CONTRAINTES DE GESTION

ET TYPES D'ORGANISATION

Nous identifierons dans le present paragraphe les contraintesde gestion qui peuvent peser sur l'innovation ou en infléchir lecours a cause des caractéristiques de fonctionnement propres autype d'organisation dans lequel elle prend place.

Le theme central que nous développerons est le suivant:chaque type de structure a des effets spécifiques sur l'innovation.Le lien entre l'intensité de l'innovation, les types d'innovationdéveloppés et Ia structure n'est ni absolu ni mécaniste: les din-geants conservent une marge de manceuvre, mais ii est un fait quecertains types et certaines intensités d'innovation sont plusnaturels que d'autres pour une structure donnée. Pousser dans Iadirection d'innovations qui ne sont pas en phase avec la structurede l'organisation, ou avec des méthodes de gestion qui netiennent pas compte de Ia structure demande aux dinigeants unedépense de temps et d'energie supplérnentaire: ii faut plusd'efforts pour expliquer, convaincre et piloter une innovationquand elle n'est pas considérée comme allant de soi dans I'orga-nisation, et de même quand les systemes de gestion en placeconstituent plus des freins que des soutiens naturels a l'inno-vation. Or le temps est Ia ressource principale du dirigeant, etdonc les innovations qui ne sont pas en phase avec Ia structuresont moms probables. En d'autres termes, un dinigeant, unmanager ou un autre acteur qui a une idée d'innovation doit tenircompte de Ia structure : cette prise en compte peut le conduire aestimer que son projet n'est pas viable ou a ajuster son mode degestion. Faute de la prise en compte de ces contraintes de gestion,l'acteur de l'innovation devra payer le pnx sous forme d'unequantité accrue de besoins de coordination et de risques d'échec.

D'un autre côté, les innovations qui ne sont pas en phase avecIa structure ne sont pas pour autant impossibles, et leur develop-pement effectif, mêrne s' ii est percius de difficultés, peut amorcerune evolution de Ia structure.

Pour nous maintenir dans un volume raisonnable, nousaxerons notre propos sur Ia théorie des organisations de

78 LE SENS DE L'INNOVATiON

Mintzberg [1979] et, dans ce cadre, nous traiteront uniquementdes structures fondées sur les connaissances.

La présente contribution étant destinde a des lecteurs qui nesont pas nécessairement gestionnaires, nous plaçons dansl'encadré ci-après Ia definition des principales caractéristiquesdes organisations que l'on peut qualifier de structures fondées surles connaissances. L'innovation y présente des spécificitésmarquees. L'exposé que nous en ferons est representatif de situa-tions generiques'°.

En premier lieu, les idées d'innovation peuvent en principesurgir chez chaque professionnel a chaque moment de l'activitéprofessionnelle. Nous commencerons par cette situation, bienque les idées viennent apparemment plus souvent des étoiles(voir encadré p. 80) et de Ia hierarchic, et qu'elles soient momssouvent des idCes individuelies que des idées miIries dans Icréseau des contacts informels entre professionnels. Ces deuxphénomènes proviennent d'ailleurs de Ia rnême source: lesétoiles et les membres de Ia hiérarchie dans l'organisation sontceux qui ont le plus de contacts, dans l'entreprise comme aI' extérieur.

La structure fondée sur les connaissances:definition et principales caractéristiques

Definition et exemples

Une organisation est une structure fondCe sur les connaissances (1) si

l'ense,nble de ses activités est assez stable, et (2) si le travail qui est sa raisond'être est nCcessairement accompli par des personnels de haute qualificationpeu susceptibles d'être coordonnés et contrôlés essentiellement par Iahierarchic des procedures, des objectifs ou de l'ajustement mutuel. Ce type deconfiguration se rencontre fréquemment dans certains cabinets de conseil,dans les hôpitaux et cliniques, des universitCs, des cabinets d'architecture, etc.

10. Le lecteur intCressé par des résultats specifiques pouna par exemple consulterl'article de Child el a!. [1990] dans lequel les auteurs décrivent des processus d'inno-vation dans des hOpitaux de huit pays.

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 79

Les opérateurs de base sont les consultants, les médecins, les enseignants, lesarchitectes, etc. Les restaurants de grande cuisine et Ia Comedic françaisesont également des organisations de cc type. Les banques ont notablementévoluC au cours des vingt dernières années vers Ia forme de structure fondéesur les connaissances (mêrne si elles conservent de nombreuses caractéris-tiques de Ia structure mécaniste qu'elles avaient initialement).

Configuration structurelle

Comme les professionnels qualifies sont un personnel cher qui en gCnCrals'intCresse pee aux aspects les plus simples de son travail, ces organisationscomportent en gCnéral un effectif assez nombreux dans les fonctions desupport logistique, personnels qui prennent en charge Ia partie Ia plus simpleet en gCnCral Ia plus programmable du travail (assistants et secrétaires, infir-miers, dessinateurs, etc.).Par nature, dans ces types d'organisations, ii n'existe pas de département detechnostructure qui standardise Ic comportement professionnel des opéra-teurs de base. La technostructure comporte des unites qui standardisent destâches de gestion administrative et logistique: comptabilitC, occupation dessalles d'enseignement et des blocs opératoires, etc.Les structures fondCes sur les connaissances comportent souvent descommissions Ct comités permanents qui partagent une partie du travail dedirection gCnCrale. Dans les hôpitaux, leur activitC concerne entre autres Iapolitique médicale d'établissement, l'informatisation, les conditions de vieet d'accueil des malades. Ces commissions siègent pCriodiquement, etregroupent des personnels des diffCrents dCpartements. La directiongénCrale et l'ensemhle de ces commissions forment souvent une arène poli-tique complexe. voire contlictuelle. Les decisions stratCgiques sont notoi-rement difficiles dans les structures fondCes sur les connaissances.La partie de l'entreprise qui effectue Ic travail opCrationnel est frequemmentscindCe en plusieurs départements en fonction des types d'expertise mobi-lisCs ct/au des types de clientele: chirurgie thoracique, pediatric, néphro-logic, etc.

Les forces qui s 'exercent sur le professionnel

Le professionnel est piloté de façon indirecte par son organisation : même si

Ia standardisation des rCsultats peut en partie Ctre utilisCe (nombre de clientset de prospects vus pendant une durée donnée. nombre de contrats conclus,chiffre d'affaires rCalisé, durée au travail), Ic professionnel reste appa-remment très libre de ses choix d'action Iorsqu'iI est en Situation profession-nelle (Ic consultant avec un client, Ic mCdecin avec un patient).

80 LE SENS I)E L'INNOVATION

Le professionnel n'en est pas moms indirectement piloté par au moms cinqmécanismes, le premier éiant sans doute de loin le plus puissant: (I) lemaintien et le développement de sa reputation professionnelle*, (2) Iaculture du milieu professionnel auquel ii appartient, (3) les limites mises al'environnement immédiat de son activité professionneile par les procedureset les moyens de l'entreprise (espace et Cquipement, procedures comptableset logistiques, possibilitCs de participation a des manifestations profession-nelles externes, etc.). Le professionnel est également partiellementd&erminC par (4) Ia formation initiale ci les formations continues qu'il oudie a suivies, et (5) par les instances de regulation de Ia profession. Ce n'estnullement un hasard si les professions exercées par les opCrateurs des struc-tures fondCes sur les connaissances sont souvent des professions danslesquelles ii existe une accreditation officielle et un ordre professionnel.

Les éro i/es

Les opCrationnels ont entre eux non seulenient des savoirs partagCs maisaussi des valeurs partagCes, ci leurs relaiions inlerpersonnelles soot souveniempremntes de collCgialitC et en partie d'Cgalitarisme. Néanmoins, et defaçon constante, certains des professionnels de l'entreprise soot plus Cgauxque les autres. On peut les qualifier d'Ctoiles dans leur domaine profes-sionnel, voire de stars. Une étoile est une personne qui a dans son domaineune reputation professionnelie marquee, au moms en interne et souventaussi a l'extérieur de l'organisation. Une étoile est souvent aussi unepersonne qui écrit dans les revues professiormelles, qui fait des cornmunica-lions dans des congrès et colloques, et/ou qui joue on role dans les instanceset les organisations professionnelles.II est nécessaire de traiLer des étoiles avec un certain niveau de detail comptetenu du role important qu'elles jouent dans l'organisation en general et dansl'innovation en particulier. D'abord Ia difficuitC de Ia tâche d'un chef dedépartement n'est pas Ia mêrne scion qu'il est une Ctoile ou paS, scion qu'ilexiste ou pas une ou piusieurs Ctoiies dans son département, selon Ia qualitédes relations qu'il a avec les étoiles de son departement et de son entreprise.Les Ctoiles participent plus que les autres aux commissions permanentes ci,qu'elles y participent ou pas, dIes sont plus souvent consultées de façoninformelle par Ia direction génCrale et les membres des commissions.

* Ce maintien el cc developpement passeni par les jugetnenis que peuvent avoir ses pairs sur sonactivité professionnelle inimédiate ci sur ses connaissances, par des demonstrations tiagrantes decompetence ou d'incompéience (tonic conversation professionneile ci tout acie professionnelprésentent en cc sens des risques ci des opportunites). par Ia rCalisation visible d'actions difticileset de premieres par l'associauon avec des personnes qui soul des étoiles dans Ic domaine (deprCfCrence des étoiles de premiere grandeur), par Ic fait quil suive iou encore mieux qu'iI enseignedans) des formations continues destinées a des professionnels de sa spécialite. Ce maintien cstégalement assure par Ia presence dans des associations professionnelks (avec si possible desresponsabilités), Ia participation des colloques ci des congrès (de prCfCrence comme intervenant).Ia redaction d'ouvrages ou d'articles de recherche.

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 8!

Si un professionnel a une idée d'innovation et que sa mise enpratique peut être effectuée par lui-même sur ses forces propres,alors Ia possibilité effective qu'il y procède depend de plusleursfacteurs:

— le caractère plus ou moms acceptable de l'innovation pourla culture et les valeurs professionnelles qui ont cours dansl'entreprise et dans le milieu professionnel. Ce caractère est parti-culièrement important lorsque I'activitd comporte des risques oudes normes publiques (en médecine, en comptabilité, en archi-tecture, en ingénierie)

— Ia durée nécessaire pour Ia mise au point de l'innovation, et Iaflexibilité des mécanismes de repartition du travail dans le dépar-tement (ces facteurs conditionnent l'acceptabilité par Ia hiérarchie);

— Ia consommation de ressources de l'organisation néces-saires pour l'innovation;

— l'interaction entre l'innovation et les domaines d'attributionde Ia direction generale et des commissions permanentes.

Dans les deux cas ci-dessus, Ia decision passera par une négo-ciation explicite ou implicite avec ces structures, souvent avec Iamediation et l'appui nécessaires de la hiérarchie et d'étoilesprofessionnelles.

Les possibilités effectives du développement de I'innovationdépendront egalement:

— de l'incidence de I'innovation sur le travail des autrespersonnes dans l'entreprise, en particulier celles qui assurent lesfonctions de support logistique;

— de l'attitude de Ia hiérarchie du département vis-à-vis desinnovations en general, et en particulier des innovations déve-loppées par les subordonnés.

L'exemple d'un médecin qui a découvert I'hygiene au siècle

est resté célèbre : ii avait établi, d'abord par des remarques intui-tives puis par des observations systématiques, que Ia mortalitédes femmes en couches pouvait passer de un tiers a quelquespour-cent s'il se lavait les mains entre deux accouchements. Maisquand ii a cherché a étendre cette pratique dans le service, ii s'estviolemment heurté a son chef de service, et ce dernier a fini parobtenir son licenciement.

82 LE SENS DE L'INNOVATION

La conduite de l'innovation est très diffdrente (1) si elletouche potentiellement plusieurs départernents ou (2) si ellerequiert des compétences techniques dont le professionnel nedispose pas, par exemple en electronique médicale pour l'inno-vation hospitalière, en informatique et programmation a objetspour les bases de connaissances des consultants.

Dans le premier cas (et également dans le second si lescompdtences nécessaires sont disponibles en inteme), I'inno-vation impliquera des négociations au moms informelles, voirel'entrée de l'innovation dans l'arène politique composée de Iadirection géndrale, des commissions, des chefs de départernent etdes étoiles.

Des acteurs extdrieurs a I'entreprise jouent fréquemment unrole important dans le développement de l'innovation. D'abord,pane biais de prêt de materiel ou d'expertise par des fournisseursd'équipement qui cherchent a maintenirde bonnes relations et/oua se constituer des références. Ensuite et surtout, parce que lesiddes pour des innovations locales peuvent provenir de proposi-tions des fournisseurs d'équipement, et très notablement desautres entreprises du secteur (celles qui dans un domaine sontconnues pour leur capacité innovatrice, souvent celles danslesquelles se trouvent des étoiles) ainsi que dans Ia comniunautéprofessionnelle, oct les idées circulent:

— de façon formelle par les journaux professionnels et Iaformation;

— de façon formelle et informelle par les congrès;— de facon informelle par les contacts directs entre profes-

sionnels.Ainsi Kreiner eta!. [1993] ont-ils constaté que les chercheurs

en biotechnologie échangent de très nombreuses informations defacon informelle, et qu'il y a même échange d'informations confi-dentielles entre chercheurs d'entreprises concurrentes (bien au-deja de de type espionnage scientifique et industriel).

Les éléments qui précèdent sur les caractéristiques de l'inno-vation dans les structures fondées sur les connaissances nouspermettent d'identifier des contraintes de gestion pour les diffd-rents acteurs:

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 83

— le professionnel isolé qui a une idée d'innovation et qui veutIa voir étendue dans I'entreprise devra de préférence conimencerpar obtenir le soutien informel d'étoiles (et/ou de Ia hiérarchie),dans son entreprise ou en dehors. Le professionnel isolé peut êtreddcourage d'innover Si les étoiles (et Ia hiérarchie, et les spécia-listes dont le concours est nécessaire) brident les innovationsvenant de subordonnés ou s'en attribuent le mérite. La hiérarchiepeut en particulier avoir tendance a vouloir maintenir son statutd'étoile locale en empêchant le développement des talents. Cettetendance contraire a l'innovation peut être majoritaire si le groupedes professionnels de l'entreprise a laissé se degrader son porte-feuille de compétences: le professionnel talentueux et innovantrecruté dans I'entreprise risque de se trouver bien seul, sauf s'il ades appuis solides dans Ia communauté professionnelle;

— les étoiles sont, dans certaines structures fondées sur lesconnaissances, fortement incitées a innover: Ic maintien de leurreputation comme étoile en depend. Mais dans d'autres cas, Icbesoin de stabilité est susceptible de décourager I'innovation, etle besoin d'uniformité du traitement des clients peut jouer lemême role.

Nous avons vu plus haut que certaines innovations doiventpasser par le forum complexe politise compose de Ia directiongénérale, des commissions, des chefs de département et desétoiles. Dans ce cas l'innovation prendra sa place au milieu del'ensemble souvent hétéroclite des problèmes, des solutions, despreoccupations et des valeurs des centres de pouvoir et despersonnes d'influence. La facon dont I'innovation sera traitéedepend alors fortement de Ia composition de cet ensemble achaque moment l'organisation agit sur l'innovation. On esttypiquement dans une situation de garbage can, et ce n'est pas unhasard si ce modèle décisionnel a été observe dans les univer-sitesu.

LI. Le rnodèle du garbage can a ëtë présente par ses découvreurs dans Cohen eta!.tI972]. II a egalement élé validé dans d'autres types d'organisation, par exemple Ic fonc-tionnement d'un groupe de direction génerale [Laroche, 1991] et Ia gestion des camèresa I'international dans Ies groupes [Romelaer et I-Iuault, 1996]

84 SENS DE L'INNOVATION

L'observation de quelques cas suggère que plusieurs élémentsfavorisent Ia convergence des actions dans ce type de situations:

— le montage patielit d'une coalition circonstancielle;— une grande énergie consacrée a focaliser l'attention de

I'organisation sur le projet (si on pense disposer d'une coalitiongagnante);

— le découpage de l'innovation en étapes suffisamment petitesdans leur ampleur pour tie pas susciter d'opposition;

— l'injection du projet dans I'organisation a un momentceile-ci connaIt par ailleurs Wi changement important qui focaliseailleurs les energies et I'attention;

— Ia presence d'une personne ou d'un petit groupe qui poussetoujours dans Ia niême direction; l'efficacité est alors d'autantplus forte que le pouvoir de ces personnes est important, mais Iaconstance sur une durée longue peut permettre a des acteurs deniveau modeste de faire aboutir leur projet;

— la gestion en temps reel, avec une information de tous lesinstants sur Ia composition et l'évolution des questions traitéesdans le forum politique de direction;

— l'action sur les conipétences et les representations collec-ti yes.

Le dernier point mentionné ci-dessus est suggéré par quelquesobservations'2: ii semble que, au sein d'un milieu globalementerratique, les forces qui restent constantes conditionnent Iadirection generale dans laquelle l'organisation s'engage surmoyenne et longue durées. Les deux travaux auxquels nousfaisons référence dans Ia note appellent ces forces la << culture >>.II nous semble qu'il faut plutôt y mettre tous les é]éments quidans I'entreprise impliquent une coherence collective, soit del'ensemble de l'entreprise, soit des professionnels, soit niêmed'un groupe de professionnels. D'un point de vue de directiongenérale, on peut en inférer l'efficacité probable de certainesméthodes de gestion adaptées:

12. Voir March Ct Romelaer [1976], Ct Laroche [1991].

Ir4NOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 85

1) des politiques de constitution d'une masse critique deprofessionnels dans un micro-domaine,

2) des politiques d'incitation a l'innovation commençant pardes envois massifs, cohérents et poursuivis sur Ia durée dans desformations ou des colloques ciblés en fonction de l'objectif,

3) des moyens qui encouragent le développement de cohé-rences collectives et des réseaux, comme les <<foires a Iatechnologie >> de I'entreprise Bell et Howell, ainsi que Ia mobilitéinterdépartements quand elle est possible, les groupes-projets etles formations interdépartements'3.

Ces politiques n'ont des effets qu'à moyen et long termes, etdies ne permettent que de gérer Ia <<pente naturelle>> selonlaquelle l'organisation sera amenée a innover, sans aucunegarantie sur une innovation particulière. Chaque innovation restesoumise aux processus locaux, aux possibilités offertes par lescontacts existant avec Ia communauté professionnelle, et auxjeux tactiques dans le forum politique de direction génerale. Maisles limites sévères aux possibilités de contrôle a court terme desactions sont inhérentes au fonctionnement des garbage cans.

Pour terminer sur l'innovation dans les structures fondées surles connaissances, signalons que si les innovations deviennentnombreuses dans une organisation de ce type, alors La conditionde stabilité n'est plus remplie et I'organisation change progressi-vement de configuration. Elle évolue vers Ia Structure adhocra-tique.

Nous avons traité ci-dessus des spécificités de l'innovation etdes contraintes de geStion qui en résultent dans les structuresfondées sur les connaissancest4. Les contraintes de gestion qui

13. Sur ces points, voir Fellowes et Frey [19881 et de Montmorillon ef al. [1997].14. On remarque au passage que, contrairement a ce qu'affirment certains cher-

cheurs [Friedberg, 1993], l'analyse en termes de type d'organisation ne consiste pas a

imposer un cal-can rëducteur et a ranger les organisations dans des boItes '>. Cetteanalyse de comprendre hi diversité des organisations d' un méme type, de salsir lesconditions de a dynamique de I'organisation, et Ia nature des forces auxquelles un acteurindividuel sera soumis quand U cherchera a développer son action (par exemple dans lecadre d'une innovation).

86 LE SENS DE L'INNOVATION

influencent l'innovation sont notablement diffdrentes dans lesautres types d'organisation'5.

INNOVATION ET CONTRAINTES VENANT DES SYSTEMES FORMELS

DE GESTION

L'anaiyse en ternies de types d'organisation est incompletecar elle est trop globale. Une analyse organisationnelle descontraintes de gestion doit egalement traiter des éléments del'organisation, parmi lesquels on trouve les systèmes formels degestion 16•

On appelle système formel de gestion (ou système régulé)tout système de gestion régi par des regles formelles précises. IIexiste des systèmes régulés de production, de decision, d'infor-mation et de contrôle. Comme exemples, on peut citer l'ordon-nancement des OF (ordres de fabrication) dans les ateliers, Iacomptabilité analytique, les dossiers formatés de demandes debudgets d'investissements, et les logiciels de gestion commer-ciale.

Chacun de ces élénieñts peut inclure des parties extérieures aI'organisation : les sous-traitants reliCs par EDT, les relationsexternes des groupes-projets, les milieux professionnelsexternes, etc.

Les systemes rCgulés induisent des contraintes sur l'inno-vation par le fait même qu'ils sont rCgulés et spCcifient descomportements (que l'innovation va peut-être vouloir changer),parfois aussi parce qu'ils sont intCgrés et qu'une innovation qui abesoin de modifier une de leurs parties risque de demander unemodification improbable de l'ensemble. Une innovation pourradonc se développer d'autant plus facilement que les conditionssuivantes sont réunies:

15. Voir plus loin dans l'Annexe Ia mention de quelques autres types d'organisation.16. Voii plus loin dans l'Annexe Ia mention de quelques autres élérnents d'organi-

sation.

INNOVATiON ET CONTRAINTES DE GESTION 87

— l'innovation est compatible avec le système regulé ou ellen'en touche qu'une faible part sans mettre en cause l'articulationde l'ensemble;

— l'innovation peut contourner le système regulé;les systemes régules sont partiellement découplés de I'inno-

vation en general (ce qui peut être le produit du hasard ou étrevolontairement agencé).

Les systèmes régulés de production et d'information sont engeneral assez rigides aujourd'hui. Leur modification ne peut engénéral être effectuée que par les départements spécialisés(méthodes, informatique, comptabilité, etc.). Dans certains cas,des exceptions peuvent être négociées. Dans d'autres cas, ii

existe un système de gestion qui permet d'y apporter desmodifications: une grande banque peut ainsi avoir plus de cinqmule projets informatiques chaque annde [Demeestere et Mottis,1997], chacun d'entre eux dtant une modification de systèmerégule. Dans les meilleurs des cas Ic système qui permet desmodifications fonctionne avec une réelle participation d'opéra-tionnels et de <<correspondants>> dans les différentsments utilisateurs Celui qui pousse une innovation qui requiertdes modifications du système doit naturellement y introduireformellement sa dernande et, sans doute avant et de manièreinformelle, en examiner le caractère techniquement faisable etsocialement acceptable avec les personnes qu'iI peut mobiliserdans le système Les operations de cettenature sont couramment très consommatrices de temps etd'energie, elles doivent être prises en compte par l'initiateur del'innovation dans La programmation de son action.

Certaines recherches font état de la nécessité d'adapter lessystèmes régulées aux innovations, au moms an moment de leurlancement et dans les premiers temps de leur développement[voir entre autres Bahrami et Evans, 1989]. Certains dispositifsde gestion réalisent cette adaptation, en partiduhier Ia méthodeutilisée par I'entreprise 3M qui permet a toute personne ayant uneidée d'innovation de Ia presenter hors du cycle de decisionconcernant les budgets d'investissement. De même on peutmentionner les méthodes utilisées par les entreprises observées

88 LE SENS DE L'INNOVATION

par Kanter [1989], qui meuent a part un volant de financementspécifique gdré de façon souple pour les fonds de démarraged'innovations. Les systemes de suggestion sont des dispositifs dumême ordre, comme par exemple celui d'EDF qui a traitéenviron cent cinquante projets par an dans les années 1991-1996[Durieux, 1997].

D'autres recherches font, sans surprise, état de difficultésprovoquées par Ia distance entre les systenies régulés et lesbesoins spécifiques des innovations. Certaines d'entre ellesmentionnent des méthodes de gestion qui permettent de réduireces contraintes:

— Doz et Pralahad [1987] mentionnent le fait que dans seizeentreprises qui ont innové en développant de facon marqueeI'internationalisation, les cadres dirigeants a I'origine de I'idéeont dfl commencer par faire effectuer des <<etudes spéciales >dans Ia mesure on les systèmes régulés en usage, conçus pourd'autres strategies, ne donnaient pas les informations adequatesconcernant le besoin d'internationaliser;

—Tyre [1989], étudiant I'innovation dans les dtablissenientsaméricains, alleniands et italiens d'un groupe de Ia métallurgie,constate que 1' innovation est Ia plus performante en Allemagne,pays dans lequel les techniciens des departements de méthodessont physiquement situés dans I'atelier, proches des operateurs etdes machines;

— dans un établissement industriel sur lequel j'ai des données,une ouvrière a déclenché des reactions d'une grande hostilité ense déplaçant de l'atelierjusqu'au departement Méthodes (situé endehors de I'atelier) pour émeure une suggestion de modification.II n'est pas indifferent de mentionner que l'ouvrière en questionfaisait partie d'un groupe semi-autonome de production, groupedans lequel elIe avait appris a discuter et a proposer.

Dans un autre registre concemant les systemes régules, une orga-nisation peut être pilotée par standardisation des résultats, parexemple sur Ia base d'objectifs de d'affaires établis au niveaudes unites, et progressivement decomposes jusqu'au niveaud'objectifs individuels assignes a des commerciaux, ou encore sur Iabase du respect de coüts standard. La determination des objectifs et

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 89

leur mode de calcul ont uneinfluence profonde sur les types d'inno-vations qui seront <<naturellement>> favorisées par les décideurs.Des critères de rentabilité a court terme assortis d'une rotation rapidedes responsables encouragent les innovations qui assurent desrevenus rapides même si les consequences a moyen terme sont plusdiscutables (c'est le successeur qui assumera les risques). Dansl'analyse stratégique des innovations, us encouragent un écrémagedu marché [voir entre autres Noda et Bower, 1996]. Les effets dessystèmes régulés sur l'innovation peuvent être encore plus difficilesa détecter: ainsi Fioleau et Mévellec [1995] soutiennent que Iaméthode de comptabilisation des coüts directs utilisée dans Iamajorité des entrepnses francaises coriditionne profondément lestypes d'innovations dans lesquelles elles s'engagent.

Trois autres recherches concernant les systèmes régulés sontintéressantes par les mécanismes peu intuitifs dont elks signalentIa possibilité.

Simons [1991] a étudié trente unites d'activité stratégique dusecteur de Ia pharmacie. LI signale que dans dix-neuf d'entre ellesii existe un système de contrôle'7 utilisé de façon << interactive>>:les données provenant de ce système de contrôle ne sont pasutilisées de facon formelle pour évaluer Ia distance entre decisionou prevision et réalisations. Elles sont au contraire utilisCes dansdes reunions de travail fréquentes de face-a-face aux diversniveaux de Ia hiérarchie pour apprécier l'évolution de Iasituation, recueillir et développer les suggestions de changement.Un tel usage des systèmes de contrôle permet l'élaboration entemps reel d'une stratégie émergente, et les idées d'innovationpeuvent être très bien accueillies dans ce cadre.

Van de Ven [1989], après l'étude de neuf gros projets d'inno-vations qu'il a conduite avec son équipe, fait état d'un cerclevicieux qui mérite certainement d'être mentionné: Si Ufl projetn'attire pas Ia sympathie du département financier, ii aura de Ia

17. Simons qualitie de système de contrOle tout système régulé. Parmi les systèmesqu'il étudie, on trouve le contrôle de gestion, I'audit, Ia planification stratëgique, lesméthodes de pilotage des projets, le système budgétaire, les méthodes de suivi des partsde marché, les méthodes de planification du profit, les systèmes de veille, etc.

90 LE SENS DE L'INNOVATION

difficulté a obtenir les ressources nécessaires. En consequence iiaura beaucoup plus de difficultés a se développer, et une proba-bilité d'échec nettement plus forte. Et en cas d'échec les départe-ments financiers pourront alors soutenirqu'ils onteu raison de nepas soutenir le projet, puisque son échec montre qu'il n'était pasviable. us ajouteront qu'ils ne sont pour rien dans l'échec puisqueIc projet a obtenu quelques ressources.

Gersick [1994] a étudié une PME de biotechnologie financéepar capital-risque qu'elle a suivie directement pendant quinzemois (et sur laquelle elle a des données sur cinq ans). Elle montreque les decisions de reorientation, très souvent Iiées a des inno-vations, sont prises en general en fin ou a mi-parcours de l'annéecomptable. II semble que cette entreprise poursuive chacun deses projets avec constance pendant des périodes de six mois, etdéclenche éventuellement un changement si les résultats sontdécevants OU si la situation a évolué. Ce comportement estrespecte de facon informelle, il ne s'agit pas d'une méthode degestion formalisée. II semble en revanche que cc comportementsoit piloté par un forternent lie a unsystème de gestion sans être confondu avec liii. Une recherchetelle que celle de Gersick signale Ia possibilité de considérer lessysternes régulés comme des horloges organisationnelles >> quifocalisent l'attention periodiquement sur des éléments spécifiésdu fonctionnernent de l'entreprise, des projets d'innovation et del'environnement, sans pour autant être des lits de Procuste quiimposent des carcans ne pouvant que freiner l'innovation.

A propos des systemes régulés, mentionnons pour terminer queles outils que leurs concepteurs appellent des <<logiciels de gestionde projet> ne peuvent en aucun cas a eux seuls gérer les projets.Comme l'indiquait Bernard Roy dans une prCcédente confé-rence de its sont, au même litre que les autres instrumentsd'aide ala decision, de bons instruments qui, avec d'autres, aident lafocalisation du dialogue, l'exploration des possibles, Ia révélationdes preferences et Ia convergence des efforts individuels vers unprojet collectif. Dc même Ic business p/un, considéré par certainscomme l'alpha et l'oméga de I' innovation, n'est en fait que I' une des

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 91

nombreuses <<etapes du processus d'innovation>> dans les cas les

plus simples oii le processus d'innovation est linéaire.En résumé, nous avons montré que les types d'organisation et

les systèmes regules ont une incidence profonde sur les innova-tions. Its induisent des contraintes de gestion prévisibles, dontnous avons donné de nombreux exemples. Ces contraintes nesont pas toutes des freins a l'innovation, et certaines d'entre elkspeuvent être contournées par les acteurs, ou être levees en ayantrecours a des méthodes de gestion.

Les analyses que nous avons présentées ne nous fournissentpas I'ensemble des contraintes de gestion qui pèsent sur l'inno-vation. Traiter en detail de chacune des autres exigerait unvolume qui excède nettement le cadre de ce qu'il est possib'e defaire ici (une liste de contraintes de gestion non traitées parmanque de place est fournie en annexe). Tout en retenant lecaractère limité, nous développons dans le paragraphe suivantquelques considerations sur I'utilité qu'ont parfois les contraintesde gestion, au-delà naturellement des freins qu'elles constituent.

L'UTILrrE DES CONTRAINTES DE GESTION

D'un exposé long et détaillé sur les contraintes de gestion quipèsent sur l'innovation, le lecteur peut aisément ressortirl'impression que les contraintes de gestion sont toujours unegene et que l'innovation est toujours une bonne chose. Lemanager pressé et le consultant en quête d'outils de gestionfaciles a utiliser'8 peuvent être tentés d'utiliser ce texte en cher-chant, ligne après ligne, les moyens permettant de réduirechacune des contraintes de gestion identifiées ci-dessus. Unetelle attitude serait sans doute contre-productive, bien qu'elle soitapparemment rationnelle puisque axée sur Ia recherche systéma-tique des moyens permettant d'atteindre un objectif a l'aide dedonnées et de savoirs empiriquement validés.

18. Presque bus les managers sont presses et presque tous les consultants sont enquCte d'outils de gestion fades a utiliser, dans une certaine rnesure...

92 LE SENS tiE L'INNOVATION

Les contraintes de gestion qui pesent sur l'innovation ne sontpas seulement des genes. Elles sont aussi des moyens par lesquelsles actions individuelles conduites dans le cadre d'un processusd'innovation peuvent converger vers une action collectiveintégrée a l'entreprise. Et elles sont avant tout Ia manifestation deI'autonomie de fonctionnement partielle de processus et desystèmes autres que l'innovation. Or ces systèmes sontimportants: ii ne faut pas seulement que les produits nouveauxsoient développés, il faut aussi que les produits actuels soientfabriqués et distribués de façon efficace, que les factures et lesimpôts soient payés, que Ia qualite soit coritrôlée, etc. Supprimertous les éléments qui sont des contraintes pour l'innovation, c'estentre autres:

— ne plus disposer de moyens pour transformer les initiativesdisparates en un produit intégré, ni de moyens qui permettent aJ'organisation d'avoir tine image assez fiabie du contexte, del'environnement, et de ses propres performances;

— modifier Ia position de l'entreprise dans l'industrie et dansl'économie en diminuant Ia prévisibilité de l'organisation auxyeux des partenaires externes, par exemple rendre plus difficilesle jeu concurrentiel et les relations avec les banquiers et lesactionnaires;

— modifier Ia position externe et/ou interne du cadre dirigeant,par exemple susciter des difficultés dans les relations qu'il peutavoir avec ses amis et camarades de promotion, lui donner plusde travail pour suivre une innovation pour éviter que ses rivauxdans l'entreprise n'en profitent pour le déstabiliser;

— introduire un élément << décalé >> dans l'organisation ou dansle processus d'innovation, une <<dissonance organisationnelle>>qui risque soit de donner beaucoup de travail pour Ia maintenir enI'état, soit d'entraIner l'organisation dans un changement qui estgagnant sur cette innovation mais perdant sur le reste.

Les contraintes de gestion ont donc une fonction importantede coherence collective. En d'autres termes, engager une actionpour réduire une contrainte de gestion qul pèse stir l'innovationest une decision qui doit être concue comme un arbitrage entrequatre éléments: l'effet probable sur l'innovation, l'impact de

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 93

l'action sur Ia contrainte de gestion, les ressources consomméesdans l'action, et l'effet qu'aurait un succès de l'action sur le restede I'entreprise.

Les systèmes formels sont souvent seulement présentdscomme des contraintes. De fait, ii semble qu'i!s puissent aussiêtre utilisés pour le développement et Ia mise en coherence desinnovations, comme nous I'avons vu dans les travaux de Simons[1991].

Par ailleurs, toute innovation n'est pas par principe une bonnechose. Capon eta!. [1992] ont par exemple montré, sur leur échan-tillon d'entreprises manufacturières américaines, que lesinnovateurs>> sont les plus rentables. De facon plus intéressante, usont montré que les types d'innovation dependent des types destratégie: les << prospecteurs>> sont axes sur les innovations produit,les <<défendeurs>> sur les innovations de procédé. Dans un autreregistre, Zirger et Maidique [1988] ont trouvé un exemple danslequel une entrepnse d'electronique de navigation maritime avaitréussi a effectuer une percée remarquable sur le marché en divisantpar dix Ic poids et l'encombrement de I'équipement a fonctionnalitésinchangées. La mêrne entreprise cependant avait connu ensuite unéchec cuisant avec une innovation qui divisait encore par trois lepoids et I'encombrement de l'équipement. Les clients avaient appa-remment atteint un état de satisfaction sur ce critère, et étaientbeaucoup plus sensibles aux progrès de fonctionnalité et a lasimplicité d'utilisation et de maintenance. Ce qui est très simplementdit id, c'est que le type d'innovation doit aussi être en phase avec lastratdgie, les clients, l'intensité et Ia durée de l'effort de communi-cation commerciale, qui sont d'autres contraintes de gestion quenous n'avons pas exarninées ici.

CONCLUSION

De cette contribution sur Ia relation entre innovation etcontraintes de gestion, on peut retirer plusieurs idées-forces.Elles formeront nos conclusions.

D'abord les cadres dirigeants comme les autres acteurs del'entreprise out dans le domaine de l'innovation a Ia fois descontraintes de gestion et des possibilités d'expression et

94 LE SENS DE L'INNOVATION

d'influence. L'ampleur de ces possibilités et Ia nature de leurscontributions dependent de Ia structure de l'organisation et dutype de processus d'innovation dans lequel us sont. Les versionsles plus modernes de processus d'innovation (modèle deBurgel man, organisation en plateau, innovation emergente, orga-nisation apprenante) paraissent aller dans le sens d'un renfor-cement des possibilités d'expression de tous les acteurs del'innovation, quel que soit leur niveau hierarchique. Si tel est lesens de l'évolution, alors ce mouvement devra s'accompagnerd'une quantité accrue de contraintes de gestion de façon a coor-donner eta faire converger les actions et les efforts individuels enune réalisation collective. La question de Ia relation entre inno-vation et contraintes de gestion n'est donc pas celle de l'arbitrageentre Ic pouvoir du sommet et Ic pouvoir de Ia base: ii faut lesdeux. La question de Ia relation entre innovation et contraintes degestion n'est pas non plus celle de I'arbitrage entre plus de parti-cipation ou plus de contraintes : là encore ii faut les deux.

La seconde conclusion qu'on peut tirer de cette étude est queles contraintes de gestion qui pesent sur l'innovation ne doiventpas être uniformément vues comme des freins. Selon les cas, lescontraintes accélèrent ou freinent l'innovation, en augmentent ouen diminuent l'intensité, ou encore en moditient le cours.

En troisièrne lieu, les contraintes de gestion ne doivent pasêtre recherchées seulement au niveau des instruments de gestionformalisés: nombreuses sont les contraintes qui viennent decomportements informels et d'influences indirectes. Certainessont consciemment percues par les acteurs, mais d'autrespeuvent influencer I'innovation sans que les acteurs s'en aper-çoivent.

L'effet des contraintes de gestion sur I'innovation nous semblepouvoir étre recherché de facon beaucoup plus productive au niveaudes entitds collectives qu'au niveau des acteurs individuels. Nousavons traité ici des entités collectives que sont les organisations et Iessystèmes formels de gestion. D'autres collectivités, non vues ici,sont sans doute des lieux a partirdesquels une recherche utile pourraêtre effectuée sur les contraintes pesant sur l'innovation (voir dansl'annexe I'alinéa sur les systèmes vitaux).

INNOVATION El CONTRAINTES DE GESTION 95

Les recherches en gestion nous permettent d'identifier et deprévoir un bon nombre de contraintes de gestion qul pèsent surl'innovation, notamment au niveau des types d'organisation etdes types de processus d'innovation. Ces recherches s'accompa-gnent de l'identification de mdthodes de gestion et de comporte-ments qui permettent avec une bonne probabilité de lever enpartie les contraintes en question.

Mais les contraintes de gestion ne peuvent pas disparaItre.D'abord parce qu'elles sont des moyens de convergenced'actions individuelles vers des actions collectives. Ensuite parceque, dans toute structure, chacun est entre autres et en partie unecontrainte pour les autres. Par exemple, ii existe une dépendancedu dirigeant par rapport:

— aux acteurs qui disposent d'informations et de compé-tences;

aux mécanismes organisationnels qui doivent fonctionnerde façon regulière, et dont le seul but n'est pas la gestion del'innovation.

Le dirigeant doit donc rester réaliste dans son désir d'innoversans contraintes, et les autres acteurs aussi bien entendu.

Nous en arrivons a remettre a leur juste place dans l'inno-vation des acteurs estimables, souvent remarquables, maisjamaisseuls: l'entrepreneur innovant, le chef de projet, le dirigeant etl'intrapreneur. Et nous remettons a leur juste place les instru-ments formels de gestion comme le business plan ou les logicielsde gestion de projet.

Si Ia production d'idées d'innovation résulte bien de Ia spon-tanéité créatrice (qui existe au niveau des individus, et qui estpeut-être nécessairement portée par une collectivité innovanteinteractive) et si Ia confrontation de variétés joue bien un role depremier plan dans la génération des idées, alors encouragerI'innovation doit passer par des structures dans lesquelles, pourun nombre important d'acteurs, les relations internes et les rela-tions externes sont nombreuses et variées. Une telle evolution vadans le sens de I'accroissement de Ia participation de tous lesacteurs au processus d'innovation, et notamment des acteurs quin'ont pas un niveau hierarchique important.

96 LE SENS DE L'INNOVATION

En somme, le pilotage de l'innovation se fait par l'organi-sation et les processus, par les compétences et par les relations.Pour les dirigeants, ii est pensable que les voies a explorertournent autour de ces quelques idées : gérer les competences,gérer Ia structure et les processus de facon a augmenter lebrassage des personnes et des idées, puis leur combinaison, aban-donner l'idée de piloter directement toute innovation spécifiquede facon ëtroite, et piloter aussi sur Ia durée et en moyenne encréant des poles de compétences, en organisant le développementet I'entretien de representations cognitives collectives (Ce qued'aucuns appellent Ia culture). Par ces moyens l'innovation dansl'entreprise reste en partie pilotable: Ia direction peut laisser sedévelopper Ia participation et l'initiative si dIe a quelquecontrôle sur les directions dans lesquelles les subordonnés exer-ceront leur influence dans I'innovation.

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102 LE DE L'INNOVATION

Annexe

LES CONTRAINTES DE GESTION PESANT SUR L' INNOVATION

QUI NE SONT PAS TRAITEES Id

Certaines contraintes de gestion pesant sur I'innovation ne sontpas traitdes ici parce qu'elles sont au moms en partie traitéesailleurs

— relations externes du groupe projet et de l'entreprise[Romelaer, 1994, 1999];

— roles de La hidrarchie, rOles des cadres dirigeants, rOles desmanagers [Rornelaer, 1996]

— roles des chefs de projet et des responsables métiers[Ancona et CaIdwell, 1992 ; Midler, 1996, 1998].

Les éléments qui suivent n'ont pas été traités soit par manquede place, soit par manque de compétences ou d'informationspersonnelles, bien que Ia plupart induisent des contraintes degestion non negligeables.

Les contraintes de gestion propres aux différents doniainesfonctionnels comme le marketing, le contrOle de gestion, Lafinance, Ia gestion de production, Ia stratégie, etc.

Les contraintes de gestion venant des structures juridiques, descadres juridiques nationaux et transnationaux.

Les contraintes de gestion spdcifiques venant des techno-logies en gdnéral, et en particulier des technologies de l'infor-mation, de Ia communication et du savoir: internet, intranet,automatisation partielle des tests marketing, reporting infor-matisd, langages normés de description du reel, formalisation dessavoirs pratiques, automatisation des tests de molecules enrecherche pharmaceutique, etc.

Les contraintes de gestion venant des aspects propres a Iagestion de Ia R & D.

Les contraintes de gestion provenant de l'existence de partena-riats, de relations de sous-traitance, de joint-ventures et de réseaux.D'une part, le fonctionnement de l'entreprise s'inscrit de plus enplus souvent dans un tel cadre élargi, et, d'autre part, il est de plus en

ANNEXE 103

plus frequent que le travail effectud pour le développement d'uneinnovation soit divisé et coordonné entre plusieurs entitdsjuridiquesdistinctes.

La formation des chefs de projet, aussi bien par des séminairesque par Ia gestion du développement professionnel sur plusieursannées.

Les effets du <<mode d'existence des outils de gestion>> sur1' innovation. Ce mode d'existence est traité par Moisdon [1997].On trouvera dans Romelaer [1 997b] de nombreux résultats derecherches en gestion qu'il convient d'y ajouter.

Les contraintes de gestion qu'on peut identifier dans les contribu-tions de I'ouvrage de Foray et Mairesse [1999] sur I'innovation.

Les contraintes de gestion qui pesent sur le transfert de tech-nologies et de compétences dans I'entreprise [voir par exempleGalbraith, 1990].

Les contraintes de gestion venant des cartes mentales desmembres de I'organisation (voir par exemple Lorton [1991] surles dirigeants de PME).

Les contraintes de gestion qui viennent de Ia culture et desvaleurs de l'organisation (ou des cultures et des valeurs qui ycoexistent).

Les spécificites qu'ont les contraintes de gestion dans le cas desinnovations radicales, des innovations marginales, et de l'adoptionpar I'entreprise d' innovations élaborées par des acteurs extérieurs.

Les contraintes de gestion qui pèsent sur les actions des cadresdirigeants, et qui viennent du recours aux subordonnés.

Les contraintes de gestion qui pèsent sur I'action de tous lesmembres de l'organisation qUi ne sont pas des cadres dirigeants.

recherches comme celles de Dougherty et Hardy [1996]montrent que ceux qui souhaitent innover dans des grandes entre-prises de secteurs stables ont d'énormes difficultés. Et Alter[1999] montre comment Ia structure formelle permet néanmoinsle développernent d' innovations semi-clandestines, que néan-moms elle canalise et récupère.

Les contraintes de gestion qui existent dans les autres types destructures que celles dont nous avons traité 19

104 LE SENS DE L'INNOVATION

Les contraintes de gestion venant des <<systèmes vitaux >> de

l'organisation autres que les systèmes formels de gestion dontnous avons traité: le système hiérarchique, les relations nonhiérarchiques20, les groupes de projets et groupes de domaines21,les systemes d'action concrets au sens de Crozier et Friedberg[1977], les systèmes d'action au sens de Romelaer [1998b], lesrelations informelles entre personnes, les groupes informels, lesystème de pouvoir et les processus de decision ad hoc.

Les contraintes de gestion qui viennent de l'organisation réelledes processus d'innovation: innovation séquentielle ou bouillon-nante, contraintes de coordination, de contexte, de cadrage, de (re)-definition du projet, de competence.

Les contraintes de gestion qui influencent l'appantion des idéesd'innovation. Les idées ne viennent pas totalement au hasard: leurnature et leur nombre sont aussi influences par le cadre organisa-tionnel22.

Et sans doute bien d'autres...

19. Nous avons traité de Ia structure fondée sur les connaissances. Mintzberg [1979]identifie quatre autres types de structures les structures sirnples. les adhocraties de projets etadhocraties opérationnelles, les structures mécanistes et les structures divisionnalis&s degrande taille dont le pilotage est par une batterie de ratios souvent ci a courtrerme. Nous avons par ailleurs identifié cinq autres types de structures divisionnalisées degrande taille [Romelaer, 19961 el des structures fond&s sur les qui peuvent étre depetite taille (les départements Verites par exemple). Nous ne traiterons pas non plus de I'entre-prise apprenante ou de l'entreprise innovante de Leonard-Barton [1995] et de Nonaka etTakeushi [1995].

20. Les relations non hiérarchiques soft entre autres celles qui existent enire lesfonctionnels et les opérationnels. entre certains chefs de projet et les détenteurs desressources qu'ils souhaitent mobiliser, enire les m&anismes de liaison de Galbraith et lesentités qu'ils contiibuent a coordonner.

21. Les groupes de projet sont des groupes temporaires dont les meinbres sont a pleintemps ou a temps partiel : leur objet peut étre le développernent dune innovation produit,l'implantation d'un logiciel, une Construction iminobiliere, Ia conduite d'une OPA ou I' inté-gration organisationnelle apres une fusion. Les groupes de domaines oft une existence ofli-cielle et permanente (jusqu'au prochain changement d'organisation). une composition etune mission semi-stables, et un fonctionnement a temps pailiel, souvent sous foiine dereunions périodiques. Parmi eux on trouve les comitCs permanents charges de l'infojmati-sation, de l'actualisation des definitions de postes ou de Ia gestion des carrières, Iacommission d'investissement, Ic comitC directeur, Ia commission de planification conjointede Ia production ci des ventes, les commissions qualite, les groupes de travail sur Ia gestiondes produits dans les organisations regroupés sur une base geographique.

22. L'infIuence sur I'innovation des six dernières contraintes de gestion mentionneesest en partie analysee dans Ronielaer [I 998d].

4

Sur l'innovation

Danièle Linhart

La question de l'innovation dans le travail est une questionpiège par bien des aspects. En tout cas, on peut dire qu'elle piègeIa communauté des spécialistes du travail depuis le debut desannées quatre-vingt, dressant deux camps l'un contre l'autre.D'un côté, en effet, on trouve ceux qui affirment que des trans-formations radicales affectent le travail et qu'on sort d'un type delogique pour aborder une ère nouvelle avec I'émergence forted'autonomie, d'implication des salaries dans leur travail; del'autre côté, ceux qui dénient l'existence de ruptures véritables etne voient qu'une radicalisation des logiques a l'ceuvre dans lepassé.

Dans une perspective, les innovations introduites seraientsuffisamment importantes, feraient suffisamment corps ensem-ble pour créer de nouvelles cohérences et dessineralent unnouveau modèle d'organisation du travail et de l'entreprise. Dansl'autre, les innovations ne seraient que des renforcements ou desmodes d'adaptation du modèle antérieur, structure par leslogiques taytoriennes. Elles ne seraient pas vraiment des innova-tions mais des changements lies a Ia nécessité d'adapter lemodèle pour qu'iI perdure dans ses principes et sa logique.

La difficulté vient de ce qu'une même innovation peut servirplusleurs objectifs, se parer de différentes legitimités; les effetsqu'elle produit peuvent, de plus, être de différentes natures selonles logiques avec lesquelles elle voisine.

Une innovation qui se diffuse et se généralise a une périodedonnée devrait s'analyser au regard des objectifs qui président a

106 LE SENS DE L'INNOVATION

son invention et son apparition, lesquelles peuvent appartenir aune période différente, dans un contexte lui aussi fort different.Avant sa diffusion, une innovation se concoit, notamment enreaction a un probleme, pour dépasser des contraintes, desobstacles dans Ia rCalisation d'une action, d'un projet, d'uneactivité.

Repérer les fondements d'une innovation qui, a une périodedonnée, envahit Ia scene implique donc de reconstituer sonhistoire et d'analyser les conditions dans lesquelles elle estapparue. Des pratiques innovantes présentées et percues commedes réponses a un type de contraintes et d'objectifs pourraientbien avoir été engagées a leur debut pour répondre a d'autrescontraintes et objectifs. Ce qui powTait expliquer entre autresleurs effets multiples difficiles a interpreter, et les positionscontrastées des chercheurs a leur égard.

II arrive en effet souvent que des innovations s'imposent aucours d'une période donnée, suffisamment éloignee de celle oüelle apparaIt a ses debuts pour que l'on oublie les raisons qui ontprevalu a son emergence et que I'on Soit réceptif a des argumen-tations destinées a Ia légitimer qui puisent a d'autres rationalités.D'ailleurs ces autres rationalités peuvent entrer alors en action etse substituer aux anciennes (si les objectifs ont éte atteints) ouintervenir en complement.

Cela nous incite a penser que les innovations ne poursuiventpas des objectifs unilatéraux mais peuvent servir plusieursobjectifs. Les innovations sont alors multivalentes. Les innova-tions qui balaient le monde du travail dans la période actuelle mesemblent particulièrement illustrer cet aspect. Introduites acertaines fins dans un contexte donné, elks trouvent leurapothéose plus tard avec des arguments et des objectifs d'uneautre nature.

La question est alors de savoir si ces différents objectifspresents ensemble, et que l'innovation sert, sont compatibles ets'ils peuvent coexister sans entraIner trop de contradictions.

SUR L'INNOVATION 107

LA FORCE TRANQUILLE DE L'INDIVIDUALISATION

Dans cette contribution je m'efforcerai d'apporter deséléments de réponse en prenant l'exemple de ce qui me semblemarquer notre époque d'une façon decisive et déterminante, asavoir l'individualisation des situations de travail et du traitementdes salaries.

Cette individualisation s'inscrit dans un cadre general d'effi-lochement des grandes categories collectives structurant le

monde du travail éclatement et diversification des formesd'emploi, des temps de travail, des horaires, des rémunérations,evolution de Ia ndgociation collective qui se deporte du plannational et interprofessionnel vers l'entreprise. Mais elle en estun aspect bien particulier qui transforme le rapport de chacun ason entreprise, a sa hiérarchie, a ses collegues, a son travailcomme Ic vécu de cc travail. Nous sommes avec Ia montée del'individualisation face a une innovation majeure dont l'impactpuissant ne cesse de s'imposer sous de multiples formes.

Une nouvelle nécessité

Depuis les années quatre-vingt-dix on presente ce phénomènecomme concomitant d'une série de transformations qui l'expli-que et le justifie. Une concurrence exacerbée, désormais appré-hendée a travers les notions de mondialisation, et de globalisationcréant un état de quasi-guerre économique, s'impose auxentreprises; les armes en sont Ia qualité, Ia variété, Ia réactivitd,Ia rapidité, la capacité d'adaptation. La déclinaison de cesexigences qui frappent les entreprises se fait << naturellement>> le

long des lignes hierarchiquesjusque vers les postes de travail lesplus subalternes. On demandera aux salaries, quels que soientleur statut, leur poste et leurs responsabilités, d'être les relais effi-caces des nouvelles politiques déployées dans Ic cadre de cetteconcurrence sans merci.

Le recours a des technologies informatiques de plus en plussophistiquees influe, lui aussi, a sa manière, sur Ia nature dutravail. La fameuse revolution informationnelle tisse une toilequi prend tous les salaries dans sa logique, leur assignant des

108 LE SENS DE L'INNOVATION

tâches nouvelles qui modifient souvent Ia nature de leur inter-vention et des relations qu'ils entretiennent entre eux.

Les transformations qui travaillent l'économie en profondeurpromeuvent de plus en plus des activités de services qui se carac-térisent, elles aussi, par un travail different de celui du secteurindustriel identifié aux formes traditionnelles de l'organisationdu travail et de gestion de Ia main-d'ceuvre.

Par ailleurs, l'évolution des valeurs, qui s'est manifestée clai-rement sur le plan social et politique par une remise en cause desideologies collectives et un repli individuel, fait echo a cestendances lourdes qui affectent le monde du travail.

Un faisceau d'évdnements s'offre ainsi a l'analyse pour accré-diterl'idée d'une evidence, celle de l'individualisation opportunedes situations de travail. C'est là une innovation adaptée aucontexte nouveau inauguré par la crise dconomique, l'évolutiondes technologies et des valeurs. Et qui se concrétise par Ia figureddsormais omniprésente et omnipotente du client, veritablestatue du Commandeur, qui surplombe le monde du travail danssa totalité. Le client est explicitement prdsenté comme unindividu, une personne dont il faut respecter les spécificités, lesexigences particulières, et implique en retour une personnali-sation de Ia production des biens et des services qui le concerne,par le biais d'une personnalisation des situations de travail et dutraitement des salaries. Cette representation de I'évolution quiaccompagne Ia modernisation agit sur un double registre quiorganise sur le mode du reflet ou du double les relations entre lesalarié et le consommateur. Ce sont des individus, des personnesqui interagissent a partir de logiques distinctes répondant a descontraintes d'un autre ordre, mais qui ont en commun d'êtrepercus, d'être considdrés essentiellement sous l'angle de leurspécificité personnelle particulière; avec des exigences d'adé-quation a leur besoin, leur désir de consommateur, de client, d'uncôté, des exigences d'autonomie, de marge d'initiative, de defi-nition de fonction et poste de travail adaptés a leurs possibilitéset objectifs de travail, de l'autre.

L'individualisation des situations de travail serait ainsi uneevolution, une innovation advenant logiquement dans un

SUR L'INNOVATION 109

contexte en rupture avec les contraintes, les objectifs et lesvaleurs du passd. Elle évoque une période nouvelle qui s'ouvredans une fantastique ambivalence øü, des terribles défis imposespar la concurrence, sortiraient triomphant le client, mais dans unecertaine mesure aussi le salarié, car l'entreprise, pour satisfairedans les meilleures conditions ce client, est acculée a l'excel-lence, impératif rdpercuté a tous les niveaux de Ia hiérarchie. Cequi impliquerait une nouvelle organisation du travail, menageantles conditions pour chacun de déployer ses compétences auservice de Ia variété, de Ia qualité et de Ia rapidité. Une nouvelleorganisation du travail oü les tâches changent de nature puisqueselon certains ii s'agit désormais de gérer des dvénements, desaléas, d'effectuer des analyses et des diagnostics, avant tout desavoir communiquer. Ces nouvelles tâches, engageant La sub jec-tivité, impliquent le salarlé et nécessiteraient un certain degred'autonomie et une certaine liberté de decision [Chatzis,Mounier, Veltz, Zarifian, 1999].

Ambivalence donc ou páradoxe puisqu'une pression inten-sifiée sur l'entreprise et son avenir Ia conduit dans sa recherched'une stratdgie de survie a opter pour des politiques d'organi-sation du travail qui mettent en valeur les salaries dans unelogique post-taylorienne. Une pression élevée, des contraintesparticulièrement fortes, une incertitude constante face a l'avenir,un horizon menacant en permanence pour l'entreprise se tradui-raient (en regle génerale) pour les salaries certes en incertitudequant a l'emploi, en exigence accrue en matière de compétences,de capacité d'adaptation et d'efforts a fournir, mais aussi en plusgrande autonomie, en marge de liberté elargie, et en un travaildont Ia nature, sub jectivement plus impliquante, l'éloignerait ducarcan prescriptif taylorien.

Le cceur, le noyau de cette aichimie si curieuse des contraintesn'eSt autre que le processus d'individualisation qui concerne lessituations de travail. C'est a ce niveau qu'on la saisit La mieux,qu'on en prend Ia mesure Ia plus réelle.

Elle emprunte de multiples voies individualisation des rému-nérations, des carrières et formations, qui repose sur le trèsrépandu entretien individuel avec le N + I, au cours duquel se

110 LE SENS DE L'INNOVATION

fixent les objectifs individuels que le salarié s'engage a atteindre,et s'dvaluent ensuite les performances; bilan individuel decompetences, evaluation des potentiels personnels, responsabili-sation de chacun face a Ia qualite, aux délais, reclassification despostes après pesée, canaux de plus en plus individualisés de Iacommunication et de I'information (certaines entreprises allantmême jusqu'à produire des bilans sociaux individualisés). Cesinnovations dans Ia gestion des ressources humaines se super-posent a des transformations du travail qui vont dans le mêmesens: isolement physique (les postes de travail sont souvent deplus en plus éloignés les uns des autres avec les nouveaux équi-pements), activité en interaction avec le public.

L'individualisation s'affirme ainsi et s'affiche comme portéepar une série d'évolutions, objectives (technologies, evolution dela nature du travail) et stratégiques (adaptation aux nouvellescontraintes qui poussent a coupler, sur un mode individuel, lesalarié a son travail et au client personnalisé).

Une nouvelle morale

Une partie de ces representations nous rappellent fortementles arguments développés en son temps par F.W. Taylor pourjustifier son << invention >> au debut du XXC siècle. L'organisationscientifique du travail s'impose legitimement a tous puisque c'estIa science qui est mobilisée pour définir Jes tâches, les manièresde faire et les allures [Taylor, 1957]. Dans cette optique, Iadémarche scientifique permet alors de sortir de Ia situation deconflit opposant patron et ouvriers et qui se traduit par Ia flâneriesystématique des uns et l'arbitraire des autres a travers lareduction constante des taux de paiement, c'est-à-dire in fine parune faible productivité, desservant Ia nation américaine. Onretrouve là le fondement de la definition de l'incomplétude ducontrat de travail. L'employeur ne peut jamais être d'obtenir,en contrepartie du salaire qu'iI consent a ses employés, lemaximum de productivite du travail effectué dans sonentreprise; en d'autres termes, ii ne peut jamais étre stird'atteindre Ia rentabilité maximale possible de ses investisse-ments, et notamment des coIIts salariaux. La science s'impose

SUR L'INNOVATION ill

alors: elle va définir I'organisation Ia plus efficace possible, leone best way.

Mais surtout elle est censée désarnorcer le conflit lui-même:comment les ouvriers et les patrons pourraient-ils encores'affronter puisqu'ils sont a égalité face a Ia science qui imposesa démarche, sa logique et ses résultats? La science cons-tamment invoquée par Taylor dans ses dcrits comme ses discoursa une fonction ideologique, celle de mettre a egalité ouvriers etpatrons. La representation véhiculée est que le patron n'imposeplus de diktat, puisqu'il est lui aussi soumis a Ia démarche scien-tifique qui impose ses exigences.

Dans le cadre de Ia modernisation amorcée au debut desannées quatre-vingt, et qui a véritablement trouvé ses marques aucours des années quatre-vingt-dix, c'est le client qui est mobiliséa l'instar de Ia science dans l'argumentation taylorienne. Ii estcelui qui s'interpose pour rCconcilier salaries subaltemes etmanagers. II a entre autres fonctions celle de ravaler tout lemonde au même niveau: direction comme employés sont auservice du client. C'est lui qui impose a tous son diktat [Philo-nenko, Guienne, 1997J.

Le client est ainsi celui par lequel I'innovation arrive, raisoninvoqude de l'individualisation et base du consensus qui doltdésormais se substituer au sentiment d'un conflit irréductibled'intérêts, d'un antagonisme de valeurs au sein des entreprises.

Cette individualisation et cette logique consensuelle trouventleur assise dans l'éthique de l'entreprise ou de l'économie. Lamodernisation des entreprises s'est accompagnée de ce quecertains appelent une <<offre éthique>> [Salmon, 20001. II s'agitde Ia production d'une morale fondée exclusivement sur Ia réali-sation de l'individu, sur son engagement personnel, et qui ne sesatisfait pas de l'intérêt collectif, ni de valeurs genérales. Cettemorale individualiste, forgée par l'entreprise modernisée, reposesur Ia disqualification de La morale sociale, sur une allegation deIa crise de La société, sur sa défaillance quant a Ia production desens et de valeurs (c'est Ia these que defend F. de Conninck[19951, par exemple).

112 LE SENS DE L'INNOVATION

Selon A. E. Salmon, sur la base d'une sorte de ddnonciationde Ia société qui ne serait plus en mesure de produire les repèreset Ia morale nécessaires au bon fonctionnement des individus,s'affirment une privatisation et une individualisation desvaleurs: <<Elles satisfont des besoins d'ordre privd et l'intdrêtbien compris de l'individu en quête de sens >>, on assiste a une<<metamorphose des vertus en des biens susceptibles d'êtredésirés a titre personnel >>. De bien collectif, Ia morale se trans-forme en bien personnel. Cette individualisation et cette privati-sation débouchent sur une exaltation de Ia subjectivité. Le projetest de réduire toute morale a uiie morale personnelle et d'obtenirque toute personne puisse réinterpréter les situations de travailafin de les rendre agrdables. C'est cela aussi l'autonomie. AnneSalmon analyse toute une série de textes managdriaux, puisantlargernent aux sources de Ia philosophie classique, et qui visent adtayer, alimenter cette offre éthique. Les grandes entreprisesproduisent leurs chartes éthiques, leurs règles de vie, qui tournenttoujours autour de l'épanouissement par Ia responsabilité,l'expression authentique de soi, le besoin de se singulariser,d'affirmer son autonornie, Ia transparence et Ia vérité des rela-tions.

Sandrine Guyonneau [1998] a de son côté analyse Ia missionSolidarité d'une grande entreprise publique dont Ia mission prin-cipale est l'insertion professionnelle de jeunes en difficultd.L'objectifest Ia mise au travail d'une population peu adaptée auxcontraintes professionnelles. La ddmarche est double, leurattribuer une fonction a mi-temps dans l'entreprise, fonction rela-tivement simple, imposant les contraintes classiques de Ia vieprofessionnelle et au contact avec le public ; leur faire suivre uneformation considérée comme indispensable pour Ia mise autravail. Or celle-ci, analyse l'auteur, correspond a un travail surla personnalité de chaque participant combinant enseignementphilosophique, cours de yoga, séance collective d'analyse,épreuve d'endurance (marathon), acceptation de prise de risqueset de dépassement de soi (saut en parapente). Plus que Iaformation a un métier, plus que Ia transmission de connaissancespratiques et opérationnelles, ii s'agitde s'adresserachaquejeune

SUR L'INNOVATION 113

et de Iui incuiquer Ia morale du travail qui nécessite un travail sursoi, sur sa singularité, son sens des responsabilités et cela dans legiron d'une entreprise qui s'impose comme horizon normatif. Lebut est d'obtenir un engagement, une implication, une mobili-sation des ressources subjectives au service du travail, de Ia partde ces jeunes, mais ii est également d'impliquer et de remotiverdes agents titulaires de cette entreprise (notamment des syndica-listes ou anciens syndicalistes pénalisds dans leur carrière) autourde nouvelles techniques managériales (on pratique beaucoup letravail en réseau) et de cette nouvelle morale émergente.

L'individualisation, mise en scene comme processus d'adap-tation des salaries aux nouvelles donnes économiques, straté-giques et technologiques comme a l'évolution de Ia nature dutravail, s'exprime ainsi naturellement dans la nouvelle ethique, etse trouve exacerbée par elle. Elle tisse un type particulier de liensocial. A. Salmon écrit: <<Si l'idéologie classique de Ia

modernité se caractérise selon Touraine par "1' idée que Ia sociétéest source de valeurs, que le bien est ce qui est utile a Ia sociétéet le mal ce qui nuit a son integration et a son efficacité", c'estapparemment contre die que se développe l'éthique des affaires.Ainsi, si elle libère l'individu des contraintes de son devoirenvers Ia société posée comme extériorité, c'est pour qu'il se plieaux contraintes communautaires imposées dans l'entreprise qui,cependant, ne pose pas ces contraintes comme extérieurespuisqu'eile va chercher a définir ses membres comme unecollection de "je" désirant se fondre dans un "nous". >>

L'entreprise communautaire et exigeante (parfois mêmeimplacable) réunissant, autour de nouvelles valeurs, des indivi-dualités, misant sur leurs compétences, leurs engagements, leurautonomie, pour satisfaire le client, veritable clef de voôte dumodéle, c'est cette vision du monde moderne du travail qui tenda dorniner. C'est a travers ce prisme que l'on est désormais invitea déchiffrer l'individualisation au scm du monde du travail.

CASSER LA CRITIQUE

Mais cette individualisation n'a pas été initiée dans le cadre deIa modernisation Iiée a la crise ouverte par les nouvelles formes

114 LE SENS DE L'INNOVATION

de Ia concurrence et l'dvolution du marché. Elk s'est amorcéedans les années soixante-dix, en reaction a ce phénomène,considéré par le patronat d'alors comme majeur Mai 68.

Les évdnements regroupds derriere ces mots évocateurs deMai 68 ont en effet ébranlé considérablement les dirigeantsd'entreprise: Ia violence de Ia remise en cause du travailtaylorisé, d'un travail rdpétitif, contraignant, de l'autoritarisme,l'explicitation d'un refus de l'exploitation et de l'inegalité, aunom d'un droit a l'épanouissement personnel (c'est-à-dire, pourreprendre les termes d'Eve Chiapello et Luc Boltanski [1999],uric alliance de Ia critique sociale et esthétique), tout cela aconvaincu le patronat francais de Ia nCcessité de procdder a desrdformes pour contrecarrer cette lame de fond.

L'epoque est celle des conflits incessants, mobilisation,grèves, et d'une rdelle force syndicale même si une partie de Iastratégie syndicale se trouve elle aussi remise en cause [Linhart,1991, 1994]. Le projet patronal est simple, ii s'agit de mettre en

tous les moyens susceptibles de mininhlser les sources demécontentement ou du moms de minimiser son expression. On lesait, le patronat entame une réflexion de longue haleine, lesassises du CNPF de Marseille posent Ia question de l'humani-sation du travail, de Ia revalorisation du travail manuel. A Iamême époque le gouvernement cherche aussi des solutions (noussommes dans Ia premiere moitié des années soixante-dix). C'estle moment de Ia creation de I'Anact, d'un secretariat d'Etat a IaRevalorisation du travail manuel. Les preoccupations se tournenten premier lieu vers l'organisation du travail. Ii faut le rendreplus attrayant, moms contraignant, plus acceptable. II fautl'humaniser. Les solutions sont recherchées du côté scandinave,oui des experiences sont en cours. Progressivement, les dirigeantsd'entreprise introduisent dans leurs entreprises Ia rotation destâches, leurs élargissement et enrichissement, us mettent en placedes groupes semi-autonomes de production, ils cassent Ia logiquedes chaInes de fabrication en introduisant des carrousels. II s'agitlà de minimiser les causes du mécontentement. L'analyse deChiapello et Boltanski, qui mettent en avant le role de La critiquedans les transformations du capitalisme, est pertinente. Mais un

L'INNOVATION 115

autre mouvement s'est aussi déclenché, celui qui attaque lescapacités de mobilisation et d'expression du désaccord, quiattaque en somme Ia critique elIe-même.

Fait partie de ce mouvement Ia volonté de contrer les valeurscontestataires, les cultures oppositionnelles, les comportementsrebelles. 11 s'agit de combattre l'idéologie de Ia lutte de classes,Ia culture syndicale, les valeurs ouvrières, les identités opposi-tionnelles. Tous les efforts se concentrent sur I'invention demodes brisant de telles logiques et en promouvant d'autres.L'objectif est en effet de substituer aux rapports confhctuels,antagoniques, des rapports plus conviviaux, plus consensuels,indépendamment des manières de travailler.

La diffusion très progressive de cercies de qualite dans lesentreprises françaises s'opère dans Ia deuxièmepartie des anndessoixante-dix; de même qu'un effort est engage du côtd de Iacommunication. En 1975, Francois Ceyrac, président du CNPF,insiste sur Ia nécessité d'informer et de communiquer. <<Unecommunauté n'existe et ne dure que par Ia cohesion qui s'établitentre ses membres. Le role de l'information et, mieux encore,celui de Ia communication sont de créer, d'affermir et deperpétuer cette cohesion [Beatrice Piazza Paruch, 2001]. On nepane pas encore de culture d'entreprise ou de projet d'entreprisemaisles dirigeants sont bien a Ia recherche de techniques mana-gériales qui introduisent une autre logique sociale. L'objectif estIa cohesion, ii s'agit de rompre avec Ia symbolique et lespratiques d'affrontement, et d'instaurer une communauté. Les<<boItes a idées >>, les cercles de qualité comme I'accent mis surIa communication sont les bases de Ia diffusion d'un autre typede rapports sociaux, d'une autre culture, d'autres valeurs queceux portés par la période précédente dont Mai 68 a été un abou-tissement. Dans les cercles de qualite, on ne se contente pas defaire émerger des propositions pour améliorer Ia qualite mais l'onsouhaite surtout faire Ia demonstration, aux yeux des salaries, quedes situations de dialogue, d'echange et d'écoute entre subor-donnés et hiérarchie sont possibles et benéfiques. A travers Iacommunication, on s'efforce de faire partager des valeurs [D. etR. Linhart, 1985].

116 LE SENS DE L'INNOVATLON

La stratégie qui s'essaie a cette époque est done double d'uncóté, on innove pour minimiser les effets les plus negatifs dutaylorisme; de l'autre, on mise sur Ia pacification des rapportssociaux et la diffusion de relations plus consensuelles.

Mais ces deux orientations reposent elles-mêmes sur uneoption bien nette: celle de l'individualisation du traitement dessalaries. Elle sera le veritable cheval de Troie lance dans Iabataille. Miner Ia capacité qu'ont les salaries par leur mobili-sation de mettre en peril Ia production et done Ia rentabilité desentreprises. Et ce au nom de leurs véritables besoins et intérêts.L'equation posée et alléguee est simple : les salaries souffrent dutaylorisme et celui-ci les attaque essentiellement dans leurs aspi-rations personnelles en ne respectant pas leur singularite, leurbesoin d'implication et leur autonomie. 11 faut done réintroduireet favoriser ces dimensions. Cela se fera notanirnent par le biaisde l'individualisation des horaires. Les années soixante-dixvoient se diffuser les horaires variables ou a Ia carte. Ils déso-rientent des syndicats qui ne peuvent aller a l'encontre d'undesserrement des contraintes mais se trouvent confrontés a desproblèmes de diffusion de tracts. La revue CNPF consacrel'année 1976 <<comme l'an I de l'lioraire souple>> [PiazzaParuch].

Cela se fera aussi par des mesures d'individualisation dessalaires. Celles-ci se diffusent en niême temps qu'apparaissentles critères classants dans les conventions collectives. II s'agitcertes de prendre du recul par rapport aux grilles Parodi trèsrigides, mais aussi de briser des logiques qui se caractérisent parune dimension collective. Cela constituera une dimensionprdsente dans Ia plupart des politiques mises en place pourrééquilibrer le rapport des forces en faveur des managers.

Démassifier

Dans sa these sur l'histoire de l'usine Peugeot de Sochaux,Nicolas Hatzfeld [2000] relate de façon magistrale Ia mise enplace de cette strategic post-68: : démassifier, reva-loriser -hiérarchiser, personnaliser >>, cette formule, établie par leresponsable de Ia gestion des personnels ouvriers en 1978, traduit

SUR L'INNOVATION 117

bien l'onentation choisie. Il s'agit de <<briser Ia logique massi-fiante qui découle de Ia conjonction de deux éléments ; l'organi-sation taylorienne du travail d'un côté, et Ia puissance d'unsyndicalisme de classe reprdsentd par le COT et Ia CFDT del'autre côté >>.

Les ingredients y sont tous presents:—L'accent mis sur l'inforrnation et Ia communication.

N. Hatzfeld cite un cadre: <<La communication était essentielle.11 faut dire qu'avant ii y avait un journal, Le Courrier des usines,sur papier glacé, qui ne parlait pas aux gens de ce qui les inté-ressait. Alors nous avons décidé de créer notre journal JIP, quidtait un journal engage. Au depart, les syndicats, du moms IaCFDT, nous avaient écrit pour nous demander a s'y exprimer.Nous lui avons répondu : "Vous avez vos journaux, et nousaussinous avons les nôtres, ii ne faut pas tout melanger." Nous avonsdonc fait un journal engage.>> Et N. Hatzfeld conclut: <<Lacreation de ce journal représente l'effort le plus important enmatière de communication, en direction de Ia masse du personnel

Destine a Ia des esprits, II...] ii met enfanfare Ia nouvelle politique sociale a Sochaux >>.

— La signature d'un protocole d'application de l'accordnational sur Ia classification du 21 juillet 1975, qui ne reconnaItplus des métiers mais des categories définies en fonction deméta-références, dont I'adaptabilité face a l'évolution technolo-gique fait partie. De plus le passage de l'ancienne a Ia nouvellegrille (oii un coup de pouce gdnéral a été donné aux classifica-tions et donc aux salaires) n'est pas automatique mais individuelet lie aux critères d'évaluation. par écrit aux intéressés,ce reclassement constitue une premiere mise en euvre duprincipe d'individualisation qui sous-tend Ia réforme.>>

— << Un pas de plus vers l'individualisation des rémunérationsest effectué en octobre 1978 avec Ia mise en place du dossierindividuel dii personnel ouvrier, le DIPO. >> La gestion en partieindividualisée des ETAM est étendue aux ouvriers et fait bienecho aux messages délivrés par le journal de l'usine.<<Personnalisation, le mot-clé >>, indique le JIP qui titre en carac-tères gras: <<Les carrières ouvrières deviennent rdalité.>>

118 LE SENS DE L'INNOVATION

N. Hatzfeld note que si le D1PO n'instaure pas Ia notation indivi-duelle qui date formellement de 68, ii Ia met en scene enl'utilisant comme moyen de communication et de négociationdans Ia gestion des carrières. II développe l'individualisation atravers J'entretien et par Ia mise en valeur de Ia carrière dechacun.

— En matière de durée du travail, en 1977, un plan individueld'epargne congé est instituée, qui lie l'attribution de jours decongd supplémentaires a l'assiduité au travail. On se trouve bien,comme le dit N. Hatzfeld, dans une période d'individualisationdes avantages catégoriels ou généraux, obtenus dans l'imrnédiataprès-68, qui vise a changer les mentalités, les representations.

— S'ajoute a ces démarches Ia mise en ceuvre d'un aména-gement du taylorisme. La direction de Sochaux fait un bilan en1972 : Si l'organisation scientifique du travail a fait ses preuvesen matière de productivité et d'amélioration des conditions maté-rielles d'existence, elle a, en revanche, negligé l'aspect spirituelet moral reste a résoudre pour le plus grand nombre le problèmede l'épanouissement au travail. Dans le contexte actuel ii n'estpas question de renier brutalement les principes de division dutravail, nous avons a notre portée un excellent moyen de revalo-riser les postes de travail : donner a chacun le maximum deresponsabilité qualité, donc de satisfaction morale. Comme le

constate N. Hatzfeld, <ce point de vue propose simplementd'ajouter l'epanouissement a Ia performance taylorienne

— Suit toute une série d'expériences de regroupement destâches, d'enrichissement des tâches qui se <<heurtent aux hen-tages techniques >'.

Je ne développerai pas plus loin l'analyse que fait N. Hatzfelddes strategies a I'ceuvre dans une usine de l'après-68. Mais elleoffre une illustration bien intéressante de Ia spécificité de cesstrategies. S'appuyant sur l'insatisfaction des salaries expriméede manière particulièrement virulente et inquiétante, elle met enscene les besoins individuels non satisfaits par les conditionstayloriennes du travail. ii s'agira ensuite dans une doubledémarche d'introduire un traitement individualisé des salaries

SUR L'INNOVATION 119

pour tailler dans Ia masse qui conteste et lui retirer la capacité debloquer le système par l'expression de sa critique, et égalementdejouer sur Ia subjectivité, par Ia communication, I'implication,Ia personnalisation des carrières et rémunérations, et par Iaresponsabilisation dans le travail.

L'objectif est de gérer individuellement des salaries dans dessituations tayloriennes rdaménagées, de les inciter a jouer un jeuplus consuensuel pour en retirer leur épingle.

Une bonne partie des innovations, qui nous paraissent carac-téristiques des années de crise économique, et de la nouvelledonne concurrentielle sont donc des <<inventions >> de Ia périodeprécedente pour trouver des solutions a une grave crise sociale.

La modernisation, qui s'est mise en place dans les annéesquatre-vingt et quatre-vingt-dix et nous est présentCe comme unenécessaire adaptation au marché, trouve son origine et une partiede son contenu dans les contraintes d'ordre social.

LE SALARIE FACE A DES LOGIQUES CONTRADICTOIRES

Ces éléments d'analyse aident a déchiffrer les transformationsréelles du travail et a mieux comprendre Ia nature des problèmesauxquels les salaries se trouvent confrontés dans le cadre de lamodernisation.

Celle-ci se présente comme Iinéaire et cohérente. Articuléeautour de Ia nécessité de miser sur les competences individuelleset Ia capacité d'adaptation des salaries (dans le cadre d'organisa-tions du travail Ia prescription cede le pas aux objectifs fixesa chacun, et le contrôle a Ia responsabilité), Ia modernisationdecline ainsi un nouveau code social. Les salaries désormaisgerds en tant qu'individus, selon leurs qualités personnelles etspécifiques, trouveraient dans le travail des modes communica-tionnels nouveaux (grace aux technologies de I'information et deIa communication), qui constitueraient le cceur des activitésprofessionnelles modernes (cf l'importance conférée a lacommunication intersubjective au sein des entreprises moder-nisées par Ph. Zarifian [1996]).

Mais cela ne décrit qu'une partie et une partie seulement de laréalité du travail moderne qui absorbe de plus en plus de contra-

120 LE SENS DE L'INNOVATION

dictions. Dans de nombreux cas, on assiste en effet a une super-position de logiques contradictoires qui s'expliquent par le faitque les managers poursuivent des objectifs de natures diffé-rentes. Les innovations, conduisant a l'instauration systématiqued'une individualisation des situations de travail et de traitementdes salaries, répondent a un double impératif: un impératifd'ordre social, destine a restaurer un rapport de force plus favo-rable et a désarnorcer les capacites destructrices de Ia critique oudu rejet; un impératif plus directernent, organisationneldécoulant de I'évolution de Ia nature du travail et des contraintesconcurrentielles. us restent presents tous les deux.

Cela signifie que Ia question de Ia confiance n'est pas rCsolue.Pour les managers, il n'y a guère de garantie que les salaries necherchent pas a satisfaire leurs intéréts avant ceux de I'entreprisequi les ernploie. La menace est toujours presente de comporte-ments nuisibles et destabilisateurs, et Ia nécessité de disposer demoyens de contrainte et de contrôle efficaces n'a pas diminué.Peut-être même a-t-elle augmenté car les entreprises sont plusdépendantes de Ia conformité des salaries aux exigences del'organisation, avec Ia généralisation du travail en flux tendu deIa relation de service, des exigences de qualité et de respect desdélais. L'< offre éthique >> n'a pas non plus apporte de solution acette donnée fondamentale que constitue l'incomplétude ducontrat de travail. Comment s'assurer du fait que les salariessubalternes remplissent les objectifs de Ia facon Ia plus rentablepour I'entreprise ? Et d'ailleurs, Ia fixation de ces objectifs peutelle-même s'avérer problématique compte tenu des nouveauxcontextes de travail. Avec quel degre de finesse peut-on les fixersans qu'ils perdent leur statut d'objectifs et redeviennent desirnples contraintes?

Ne vaut-il pas mieux continuer a exercer un contrôle direct surl'utilisation du salarié pendant le temps rémunéré?

La plupart des managers modernistes ne veulent pas renoncera cette clause de sécurité et optent ainsi pour un état decompromis hybride oü le salarié subit ala fois le poids d'objectifsa atteindre et une pression teniporelle forte sous forme decadences tayloriennes, tout en étant responsable de Ia qualité et

SUR L'INNOVATION 121

de Ia coherence de son travail. Ces logiques qui sont le plussouvent difficilement compatibles traduisent en fait Ia difficultéqu'ont les managers modernistes a définir des formes d'organi-sation efficaces adaptées aux impératifs techniques, écono-miques d'une part, et aux impdratifs lies a Ia dimension plussociale des relations entre salaries et direction, en somme lids a Ianature des rapports sociaux dans une entreprise capitaliste.

Le modèle taylorien offrait une coherence interne forte de cepoint de vue. Ce n'est plus le cas du modèle contemporainreposant sur une individualisation et une responsabilisation dessalaries, une certaine ddprescription d'un côté, mais conservantles modes de contrôle temporels lorsque c'est possible et danstous les cas un contrôle strict par les possibilités de tracabilitdfournies par l'informatique.

A titre d'illustration je voudrais proposer deux types de situa-tions que j'ai eu l'occasion d'observer et d'analyser. L'une dansune caisse d'allocations familiales [Jaeger, Linhart, 1998] etI'autre dans un centre de tdldconseil d'une grande entreprise quioffrent toutes deux un aperçu rdvdlateur des pressions contradic-toires que subissent les salaries et de Ia décentralisation sur lespostes de travail subalternes des multiples contraintes que l'orga-nisation devrait normalement rdguler. Dans ces deux cas, l'indi-vidualisation est centrale.

Le progrès : une épreuve individuelle

La CAF dont ii est question s'est délibdrément lancée sur lavoie de Ia modernisation. <<On passe d'un univers taylorien a ununivers responsabilisant, ce sont des changements très lourds,vous comprenez, passer de l'OS au concept de mdtier, celui detechnicien conseil polyvalent. Pendant trois ans, on a fait unecampagne électorale, on a organisd des rencontres avec lespersonnes, des entretiens individuels pour les convaincre et on afait un effort de formation très lourd. ça a mobilisd Ia totalitd dupersonnel, 800 personnes qui ont bougd, dont 470 qui oñt bougephysiquement pour quitter le centre et aller dans les agences.>>Le directeur de Ia caisse donne le ton. LI s'agit d'une revolutionet elle sera consacrde par Ia certification qualite ISO 9002 car le

122 LE SENS DE L'INNOVATION

grand ordonnateur du changement est celui auquel le serviceproduit est destine: le client. Il s'agit d'accroItre sa satisfaction.La seule particularité est qu'il ne s'agit pas d'un client qui payemais au contraire qui reçoit de l'argent. La CAF étant un olga-nisme privé mais qui gère un service public et pas n'importelequel puisqu'il s'agit de prestations de plus en plus nombreusesparmi lesquelles le RMI qui concerne, dans le cas de la CAFétudiée, une population défavorisée pour laquelle ii constituel'essentiel, parfois, des revenus. Les clients sont des usagers quiviennent chercher des renseignements, des informations sur leursdroits, sur l'état d'avancement de leurs dossiers et qui attendentque leurs prestations leur soient versées. L'amélioration de Iaqualite de ces services se joue sur le passage d'un traitementbureaucratique des dossiers a une approche et une écoute plusattentives des personnes, ce qui suppose une proximité accrue duterrain et une implication plus forte des salaries appelés a trouverles ajustements nécessaires au cas de chacun tout en limitantl'attente.

La modernisation se concrétise par Ia mise en route de touteune série de changements: evolution technologique, réaniéna-gement des espaces, reorganisation des contenus de travail,nouveau fonctionnement des hierarchies, modification des prin-cipes de management, mais surtout par l'attribution a chaquetechnicien conseil (TC) non plus d'une spécialité par type deprestations mais d'un < portefeuilie d'allocataires >> dont il suivratoutes les prestations. 2 500 allocataires sont attribués a chaqueTC. Autre nouveauté, Ia polyfonctionnalite: désormais chaqueTC doit passer au moms une demi-journée a l'accueil, au contactdirect des allocataires.

Le suivi de l'allocataire s'individualise donc, ce qui signifieque les TC, devenus polyvalents, sont seuls eux aussi face a<leurs >> allocataires et chacun travaille dans son coin >. 1mph-

cation et responsabihisation accompagnent cette individuali-sation.

Ils sont unanimes a dire que leur travail est plus intéressant,plus riche et plus vane, et qu'ils sentent mieux l'irnportance deleur fonction. Mais si leur travail est plus riche, ils ont plus cons-

SUR L'INNOVATiON 123

cience qu'auparavant que leurs <<clients>> sont pauvres. Leurrnisère est en permanence offerte, puisque chaque TC a Ia respon-sabilité de families a qui ii sert Ia totalité des prestations. Cetteconfrontation douloureuse et quotidienne pose problème et Iadirection a mis en place des stages anti-stress. Le problème de íacompassion pour les salaries au contact de populations en diffi—culté est un phénomène bien connu [Corcuff, 1996] mais iiapparaIt a l'évidence qu'il s'est largement amplifiC pour ces TCqui le vivent sur un mode purement individuel compte tenu deleur situation de travail.

us ont le sentiment de ne pas en faire assez face auxproblèmes des families qu'ils ont a gérer, mais ce sentiment deculpabilité est accru par l'impossibilité dans laquelle us setrouvent de donner du temps, d'offrir une disponibilité a chacunet de i'écoute, car us restent, maigré Ia mana-gériale >>, soumis a une norme taylorienne. Leurs objectifs sootbien détaillés, et us ont a fournir un nombre précis d'opdrationspar jour : 40. Un dossier traité égale deux operations, un courrier,une operation, Ic téléphone en égalent une. .xChez nous, leproblème est que Ia production est une pression, ii faut faire duchiffre. Or on ne peut pas faire a Ia fois de Ia qualité et durendement d'autant que Ia complexite de Ia legislation et de soninterpretation augmente de même que l'urgence et Ia dimensiondramatique des demandes.>>

Les TC se retrouvent a gérer, chacun a son poste, des contra-dictions qui frôlent l'absurde. us ont bien du mal avec unemodernisation qui introduit Ia responsabi lisation, I' individuali-sation, ía en main-tenant de fortes contraintes en matière de productivité et ce dansun contexte de gestion de Ia misère. <<Le commercial, c'estquand on fait du commerce qui rapporte, quand Ic client paye. Làon nous oblige a une attitude hypercommerciale, mais c'est nousqui donnons les sous, c'est problematique, en matière de rapportshumains, quel que soit le niveau social, c'est problématique ici.On nous dit que l'accueil doit être rapide, mais ça ne veut nendire, c'est utopique si les gens viennent a l'accueil, c'est qu'ils

124 LE SENS DE L'INNOVATION

ont un problème... Les objectifs c'est très moderne, c'est trèS"in" mais ça ne tient pas Ia route. >> (TC femme)

Conflit de roles

L'autre cas est celui d'un plateau de tCléconseillers d'unegrande entreprise de téléphonie. Ici aussi, Ia modernisation induitune nouvelle logique qui vient se superposer a l'ancienne, intro-duisant de I'incohérence, et occasionnant pour les télCconseillersun veritable conflit de roles et d'identité. us sont là tout d'abord,c'est leur premiere fonction, pour répondre aux appels des clientsqui ont un problème a résoudre. A eux de développer le savoir-faire nécessaire pour identifier leur demande veritable et pour yrépondre de Ia manière Ia plus satisfaisante. us ont des soutiens:les applications informatiques, dont us apprCcient I'efficacité etIa pertinence.

Arrive le virage commercial. us ne sont pas, dans leurmajorite, a priori opposes a l'idée d'inclure dans leur fonction etleur competence une dimension commerciale. Certains d'entreeux le vivent même comme une promotion sociale, pour tous celaintroduit de Ia diversité dans leur travail. Mais us out bien du mala faire entrer cette facette commerciale dans leur activitécourante qui ne s'y préte guère tant par ses contraintes externesque par celles imposées par le management.

Leur activité commerciale consiste a placer un certain nombrede services et de produits aux clients qui appellent. Mais cesclients que les téléconseillers ont au bout du fil des qu'ils décro-chent appellent le plus souvent parce qu'ils ont un problème (usne peuvent payer leur facture et demandent un échéancier, etsurtout qu'on ne leur suspende pas Ia ligne) ou une reclamation aformuler (ils contestent Ia facture ou ne sont pas contents d'unservice), une reparation a demander.

La clientele du plateau que nous avons étudiée est souvent endifficulté, certains téléconseillers culpabilisent facilement, ontpeur des responsabilités que peut occasionner Ia sanction de Iasuspension de Ia ligne, d'autres affirment savoir faire Ia part deschoses et différencier les personnes en reel les difficultés de cellesqui inventent des histoires, mais Ia responsabilité individuelle est

SuR L'INNOVATION 425

toujours engagée. II y a donc une implication qui rend le travailémotionnellement lourd. Y faire face, l'assurer demande dumétier. Ii vient indéniablement avec I'expérience, laquellepermet également de traiLer Ia grande variété de demandes plustechniques. On a les véritables ingredients d'un métier: on estdans Ia recherche de solutions pour régler les probtèmes finan-ciers, dans l'apport d'un certain réconfort, d'une aide, on proposedes astuces pour limiter les appels et les dépenses ou mieuxcontrôler, c'est-à-dire qu'on contribue a garantir Ia solvabilitéd'une population fragile et donc sa fidélisation.

La dimension commerciale vient se greffer sur ce métier deconseiller dans des conditions particulièrement ingrates, sanslaisser Ia marge de manreuvre, Ia liberté d'initiative, l'autonomieindispensables pour développer ce type d'activité.

On leur fixe en effet tolls les mois tin nombre déflfli de ventesa assurer pour chaque service et produit (ce n'est jamais le mêmed'un mois sur ('autre), en fonction duquel leur prime s'étabht. usne peuvent influer sur le choix de ces services et primes, et sontdans un état de totale dépendance qui entre en contradiction avecl'état d'esprit nécessaire pour être un commercial efficace etperformant.

us sont en état de dépendance : par rapport a des coups de fildu tout-venant : us ne savent pas stir quels types de problèrnes ilsvont tomber; dépendance par rapport au flux: il faut aligner Iacadence et les réponses aux informations que les tableaux trans-mettent (us ont de fait un nombre fixe d'appels a traiter par jour);dépendance par rapport a une prime variable liée a des objectifsfixes: le nombre de services et produits a placer est décidé sansqu'ils soient consultés et d'une manière arbitraire qul ne prendpas en compte Ia spécificité des appels ; dépendance par rapporta un type de poste qui ne semble déboucher sur aucune fihière depromotion ; dépendance egalement par rapport aux dysfonctionsdes autres services, notamment de facturation. us se sententballottés dans des directions contradictoires, décidées ailleurs. ussont en manque d'informations, de communication, de partici-pation, de consultation, de formation, de reconnaissance desefforts qu'ils fournissent, en manque de perspectives d'avenir.

126 LE SENS DE L'INNOVATION

On se trouve là dans le genre de situation décrite par Wallondans sa critique du taylorisme [Clot, 1999]: le coüt pour letravailleur ne reside pas seulement dans le geste prescrit et Iafatigue, la lassitude qu' il occasionne, mais dans le geste réprimé,celui de I'initiative qu'il faut s'interdire. Le taylorisme épuise,stresse non seulement pour ce qu'il determine, mais pour ce qu'ilinterdit de faire. Le plus fatigant, le plus epuisant vient de ce quel'on ne peut pas faire dans ce que l'on fait.

Accompagnant une certaine forme de déprescription et derecours a l'autonomie, s'est installée une organisation quiempêche les salaries de construire leur fonction et de repondre aleur mission.

Ces contradictions, qui correspondent en fait a une décentra-lisation, aux postes les plus subordonnés, d'incohérences quel'on n'arrive plus a gérer, traduisent ce fait incontournable etpourtant presque oublié de Ia littérature sociologique : Ia coexis-tence de contraintes d'une double nature pour les managers,exercice d'un contrôle et de coercition lies a un deficit deconfiance a l'égard des salaries, nécessité d'une adaptation auxexigences du marché et des formes de Ia concurrence.

Ce n'est que dans le cadre de cette double contrainte et desstrategies qu'elIe determine que Von doit analyser et interpreterles causes et les effets de toute innovation.

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III

Créateur, inventeur et innovateur

5

Le role des scientifiquesdans le processus d'innovation

Danièle Blondel

Aujourd'hui, chacun constate aisénient le role de plus en. pluscrucial de la science et des scientifiques dans Ia dynamiqueéconomique de I'innovation. Une tension croissante se crée doncentre l'acteur public, producteur de connaissances destinées a Iacollectivité et diffusées par des systèmes publics (education —recherche publique enseignement supérieur), et I'acteur écono-mique qui participe aux divers processus de creation de valeuréconomique fondée sur les nouveaux savoirs. Cette tension estomniprésente, semble-t-il, queue que soit Ia position du cher-cheur par rapport a Ia sphere scientilTique et par rapport a Iasphere économique. Toutefois, les modes de gestion personnelleet collective des conflits d'objectifs qui peuvent en résulterdeviennent de pius en diversifies et méritent d'être examinesdans le detail.

Cependant un préalable théorique s'impose dans Ia mesureune interrogation sur le rOle des chercheurs dans le processusd'innovation ne prend sens que si l'on precise Ia definition decelle-ci. En effet Ia confusion sémantique a propos de ce conceptest telle qu'il est nécessaire de le situer sur une échelle de défini-tions qui va de Ia pure et simple assimilation de I' invention scien-tifique a l'innovation, jusqu'à un recouvrement des termesinnovation, changement, mutation ou rupture. La premiereoption donne au scientifique toute Ia responsabilité del'innovation; a l'inverse, la deuxième ne laisse au scientifique

132 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

aucun role majeur dans ce processus. La question ne se pose doneréellement que pour les cas intermédiaire.

Le premier cas correspond au modèle dit << linéaire>> ; l'inno-vation n'est alors qu'une consequence du progrès scientifique:I 'enchaInernent séquentiei science-technologie-innovation>>fait largement dépendre le processus d'innovation (rythme-orien-tation...) de Ia dynamique scientifique: là øü les scientifiquessont nombreux et les avancées de Ia science rapides, l'innovationdevrait être frequente et diffusante. S'il n'en est pas ainsi c'estque, quelque part, un maillon de Ia chaIne de causalité est tropfaible ou inexistant, par exemple au niveau des rapports entrelaboratoires scientifiques publics et firmes industrielles. Onparlera alors de politique de et des interrnédiairespublics seront éventuellement charges d'activer cc transfert.

Au plan strictement thCorique, cette conception qui faitdépendre le progrès technique et I'innovation du progrès scienti-fique constitue le fondement même des rnodèles de croissanceavec progrès technique exogène de type Solow, mais elle survitaujourd'hui dans les rnodèles de croissance dite << endogene >> øü

Ia production de nouvelles connaissances est désormais intégréea Ia sphere économique et rendue endogene, mais oà cetteproduction reste cependant en amont de tout Ic système écono-mique, dans un secteur specialisé qui livre des inputs cognitifsaux autres secteurs.

Au plan de Ia politique éconornique, cette problématique esttrès bien représentée par le rapport de mission d'HenriGuillaume, récemment publié en France, oü ii est clairementpréconise de stimuler Ia capacité d'innovation française par acti-vation et mobilisation de la recherche technologique supposéeelle-même émaner du progrès scientifique, et surtout par Ic déve-loppement d'institutions et de réseaux de transfert ; on retrouve,derriere ces prCconisations, une preoccupation politique de ratio-nalisation des choix budgétaires qui impose une démarche devalorisation et de rentabilisation de Ia recherche publiquestimulée par Ic budget de l'Etat.

Ce premier modèle censé représenter le processus de chan-gement technique depuis Ic laboratoire jusqu'au marché, et qui

LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 133

place le scientifique en an-iont de toute Ia chaIne de production denouveaux procédés ou de nouveaux produits, souffre de tous lesdéfauts relevés par les économistes de I'innovation technolo-gique depuis une quinzaine d'années; ii neglige Ia distinctionentre invention et innovation pourtant déjà fortement soulignéepar Schunipeter a propos de l'innovation radicale; ii <<oublie>>Ia multitude d'innovations souvent incrémentales qui ne sefondent pas sur des avancées scientifiques ou techniques maisprocèdent plutôt de nouveaux agencements d'éléments déjà exis-tants (et même parfois anc lens) en profitant éventuellement del'environnement technologique ; et, plus genéralement, ii ne tientpas compte du caractère systémique de l'organisation innovante.Enfin, ii neglige les disparités sectorielles en ce qui concerne Iaproximité de l'innovation par rapport a la science. En outre, Iadiversité des multiples acteurs de l'innovation et le caractèrecollectif de leur travail au sein du système économique sontpasses sous silence ; ainsi, par exemple, les intentions et les apti-tudes du manager qui gère les processus d'innovation ne sont pasretenues comme éléments explicatifs de Ia réussite de ceprocessus.

Le modèle oppose, qui minimise parfois jusqu'à l'annuler lerole des scientifiques, est propose par les analyses de I'inno-vation souvent conduites par des sociologues plutOt que par deséconomistes qui, constatant des ruptures dans les organisationsou des contestations des ordres établis, donnent au conceptd'innovation un sens très proche de celui de changement ou demutation; ii y aurait innovation des que certains éléments dessystèmes ou certaines structures sont modifies intentionnel-lement en réponse, par exemple, a de nouvelles contraintes ou ade nouveaux objectifs économiques, sociaux ou culturels:l'aménagement du temps de travail peut ainsi être considérécomme une innovation poursuivant ces trois types d'objectifs aIa fois. Dans ce cas, même Si 011 peut considérer que les sciencessociales peuvent infléchir ces nouvelles réponses ou que lessciences de Ia communication ouvrent de nouveaux horizonspour ces modes d'organisation innovants, ii est clair que lerapport a la science, au sens de production de connaissances

134 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

nouvelles, est très lointain et ne peut s'analyser en termes decausalité; le scientifique ne peut ici être considéré comme unacteur essentiel dans le processus.

Confrontés a cette profusion d'usages du mot innovationii faut, pour traiter du role du scientifique, se donner un cadrethéorique coherent permettant une definition de l'innovation quidonne sens a Ia question posée. Ce cadre est fourni par le nouveauparadigme de Ia science économique intitulé knowledge-basedeconomy et mal traduit en francais par de laconnaissance >. Dans cette representation des faits et desrelations économiques actuelles, Ia démarche du chercheurscientifique et celle de l'innovateur sont intimement imbriquéeset constituent toutes deux des démarches d'apprentissage ; elles

ne peuvent cependant être confondues puisque, comme lerappelle Herbert Simon, Ia recherche de nouveaux savoirs estmue dans un cas par Ia curiosité, dans l'autre cas par I'utilitééconomique.

Pour traiter du sujet, ii est donc legitirne de faire plusieurschoix emboItés:

— Par révérence pour Schumpeter et parce que, malgrécertaines critiques légitimes a son égard et beaucoup de progrèsaccomplis par l'analyse économique depuis tine vingtained'années, notamment dans le cadre de Ia théorie évolutionniste,ii reste le théoricien le plus novateur du siècle et le plus stimulanten matière de recherches sur l'innovation, on peut adopter saconception: innover est une fonction économique assumée pardes entrepreneurs qui prennent un risque pour en tirer unavantage concurrentiel. II n'est donc pas d'innovation sanscreation de valeur économique, c'est-à-dire sans legitimation parl'usage et sanction par le marché (même si Ofl peut considérerqu'en tant que substitut de Ia demande privée, Ia dépensepublique peut constituer le côté << demande >> de ce marché — par

exemple en matière de sante, d'éducation ou d'environnement);autrement dit:

—L'innovation sera id distinguee de l'invention (un bel<<elephant blanc dont personne n'a l'usage peut être une belle

LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 135

invention en tant que réalisation technologique, mais ii nedeviendra peut-être jamais une innovation s'il ne rencontre pasde demande); II est clair qu'une politique de stimulation de Iatechnologie ne pourra donc pas être considérée commesynonyme d'une politique de développement de l'innovation.faut a cette dernière des acteurs spécifiques qui collectivement etvolontairement définissent et mettent en ceuvre le projet d'inno-vation de l'idée au marché ; parmi eux ii peut y avoir des scien-tifiques qui devront être repérés dans leur competenceindividuelle et collective. Schumpeter doit cependant ici êtrecomplété par les analyses ultérieures qui ont montré que Ia tech-nologie ne se situe pas forcément en amont de l'innovation maispeut, a I'inverse, en constituer le résultat.

Comme chez Schumpeter, le caractère diversifié et nonsystématique de La relation entre I'invention et I'innovation seraegalement retenu comme hypothèse de travail. En effet toutes lesetudes empiriques vont dans ce sens: l'innovation, selon lesépoques, les secteurs, Ia taille des entreprises et surtout Ia stra-tégie de leurs managers, a des relations plus ou moms directesavec la technologie, et une proximité plus ou moms grande avecIa science formelle. Certaines innovations sont en prise directesur la science sans même une étape intermédiaire de nature tech-nologique (non velle molécule/médicament dans des PME << bio>>

aux Etats-Unis par exemple), d'autres se construisent en mêmetemps que Ia technologie correspondante (nouveaux produits ouprocessus lies aux technologies de l'information et de Ia commu-nication), d'autres enfin peuvent bénéf icier des nouvelles techno-logies sans être a proprement parler d'origine technologique(nouveaux services financiers ou commerciaux). L'intuition deSchumpeter, qui distingue cinq types d'innovations dontcertaines n'ont que peu ou pas de rapports avec La science et Iatechnologie, sera donc respectée.

— Simultanément, il faut tirer Ia lecon des travaux des écono-mistes de Ia technologie qui, grace a de multiples etudes empi-riques et parallèlement aux travaux des gestionnaires deI'avantage concurrentiel, ont mis en Iumière d'une part Iacomplexité du processus d'innovation et d'autre part le caractère

136 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

intentionnel et stratégique de Ia mise en ceuvre de ce processus,dans les organisations. En outre, exploitant l'économie de Iaconnaissance qui a mis au jour la pluralité des sources d'inforrna-tions et l'imbrication des processus cognitifs impliqués dans Iavalorisation d'une idée nouvelle, ii convient de relativiserl'importance de l'input scientifique pur et de distinguer lesenjeux purement cognitifs des enjeux dconomiques.

Même après avoir ainsi précisé les concepts et les hypothesesde travail, ii apparaIt que Ia complexité des processus et descomportements ne permet guère d'élaborer un modèle généralreprdsentant les rapports entre innovation et science. Enrevanche, l'observation des acteurs permet d'éclairer ce parte-nariat désormais permanent ; ii est donc sans doute intdressant depréciser comment les scientifiques interviennent de manièrediversifiée dans les projets et les processus d'innovation et cc, adeux niveaux différents:

— au niveau conceptuel, ii s'agit de I'emprise croissante de Iaddmarche scientifique dans les processus de creation de valeuréconomique, malgré des finalités différentes des acteurs et unegrande variété des processus cognitifs mobilisés dans le

processus d'innovation;— au niveau opérationnel, fl s'agit des diverses coniplCmenta-

rites entre chercheurs et managers dans Ia strategic d'innovationet dans la réussite du processus de valorisation économique de Iarecherche.

LA SCIENCE ET L'INNOVAT!ON : UN MEME COMBATPOUR LA CONQUETE DE NOUVEAUX SAVOIRS

Au modèle <<linéaire>> qui opposait Ic producteur d'idéesnouvelles (scientifique ou inventeur en amont) a son utilisateur(en aval), ii faut substituer un modèle plus subtil les deuxtypes d'acteurs sont les unset les autres coproducteurs et co-utili-sateurs d'informations et de savoirs varies et évolutifs. Unepremiere étape de l'analyse consiste donc a rechercher en quoi etjusqu'à quel point les démarches sontjumelles.

LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 137

Une base commune : Ia démarche cognitive sous des formesdiverses

L'économie de l'innovation déborde largement le domainestrictement technologique ; on convient désormais que sa base etson lubrifiant sont constitués de connaissances diverses et entre-mêlées plutôt que d'avancées techniques au sens strict. Laknowledge-based economy, qui comprend aussi bien les grandesdynamiques transversales, comme celle qui anime le secteur destélécommunications par exempie, que le développement demultiples activités industrielles et de services nouveaux, mobilisede plus en plus d'informations et de savoirs. L'investissement enconnaissance et en competence (capabilities) semble se caracté-riser aujourd'hui par des rendements croissants, ce qui ouvredonc de belles perspectives a ce nouveau type d'économie.

Simultanément, des analyses connexes ont mis en lumière Iasynergie de quatre types de savoirs au service de l'économie;cites ont recherché les modes de constitution de ces savoirs dansI'entreprise innovante et nous informent donc sur laplace relativedes savoirs émanant de Ia recherche scientifique:

— Know why: c'est le domaine priviiegié de I'activitéscientifique; ii s'agit de mettre au jour et de formaliser les prin-cipes et lois régissant les phénomènes naturels et sociaux. Laproduction et Ia reproduction de ce type de savoirs sont souventle fait d'institutions spécialisées, notamment universitaires, etl'accès a ces savoirs n'est géneralement pas possible par simpletransmission d'informations. Ii exige une formation préalable desorte que l'entreprise qui cherche a les ne peut secontenter de puiser dans une base de données externes ; die doltau moms organiser des systèmes de de cesconnaissances autour de vrais scientifiques.

— Know what: ii s'agit de Ia connaissance de faits et donc enréalité d'informations sur.

Ce type de savoirs, qui peut porter sur n'importe quet champ,est sécable et peut être transmis sous formes d'unités d'informa-tions (bits), notamment par tous les nouveaux moyens decommunication. Dans certains secteurs ces informations consti-tuent Ia base d'expertises ; dans d'autres, ii s'agit seulement de

138 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

matériaux pour construire des savoirs plus complexes. C'est ledomaine d'excellence de Ia codification et de Ia communicationmultimedia; ii ouvre un grand champ d'activité économiquecorrespondant aussi aux procedures de normalisation, de standar-disation et de contrôle de Ia qualité. Les entreprises innovatricespeuvent done avoir un accès direct a cette connaissance. Encorefaut-il savoir faire le tn des informations compte tenu de leurproliferation actuelle, de sorte que leur usage requiert le plussouvent d'autres types de savoirs.

—Know how: ii s'agit ici d'aptitudes ou competences,c'est-à-dire de la capacité d'accomplir certaines tâches. II faut noterque cette definition ne limite pas le besoin de ce type de savoirsuniquement au travail pratique de I'artisan ou de l'ouvrier,cornme on I'a cru Iongtemps; des travaux récents montrentcombien ces savoirs sont égalernent importants dans des activitésaussi intellectuelles que celles des scientifiques ou des forma-teurs. L'accumulation de ce type de connaissances prend dutemps, ce qui justifie une gestion des ressources humaines fina-lisée par les projets de l'entreprise sur un horizon assez lointain.

— Know who : il s'agit ici d'un ensemble d'aptitudes diverses,y compris celles que l'on peut qualifier de sociales; cecirecouvre le fait de savoir qui salt quoi, qui fait quoi et qui saitcomment faire, c'est-à-dire l'inforniation sur les possibilitésd'acquerir les autres savoirs, mais aussi et surtout l'aptitude a Iacooperation dans Ia mesure celle-ci devient de plus en plusimportante dans un monde oii les capacités d'expertises trèspointues sont largement disséminées, et les structures partena-riales et réticulaires paraissent de plus en plus efficaces. L'entre-prise innovante doit participer a des réseaux extemes dont Ia clépeut Iui étre fournie par des scientifiques ; elle dolt aussi souvents'organiser en interne pour valoriser ce type de connaissances.

Ces quatre types de connaissances se combinent aussi biendans Ia démarche scientifique que dans Ia démarche innovatrice,mais probablement avec des pondérations différentes et des rolesdifférents: en ce qui conceme le scientifique, ii est clair que,pour produire du know why, il a besoin d'informations cones-pondant au know what et au know who, et d'aptitudes cones-

LE ROLE DES SCIENTJFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 139

pondant au know how. En outre, sa formation lui donne le role deleader dans Ia production du know why, tout au moms dans saforme Ia plus abstraite et rationalisante ; par ailleurs, le processusd'innovation par son caractère systdmique peut lui-mêmegénérer des connaissances nouvelles de toute nature. C'est qu'eneffet tes processus d'apprentissage individuels et collectifs nesont ni strictement spécialisés par types d'acteurs, ni indépen-dants les uns des autres ; its sont Ic plus souvent imbriqués dansle temps et I'espace pour constituer Ia competence (au sens large)des individus ou des organisations et ii ne s'agit en aucun casd'une simple exploitation d'un système d'information.

Le scientifique, lie a I'entreprise d'une façon ou d'une autre,dans un projet d'innovation, est donc a Ia fois producteur,consommateur et diffuseur des quatres types de savoirsconcernés dans le projet. En outre, Ia maItrise de chacun de cesquatre types de savoirs ne procède pas d'une démarche unique.Plusieurs types de savoirs mais aussi plusieurs voies entremêléesd'acquisition de ces savoirs constituent un système dynamiquetrès complexe d'accu mutation et de diffusion de la connaissancesupposée utile pour l'économie. Remarquons notamment que Icknow how, de plus en plus important pour toutes les compé-tences, est accessible par Ia pratique (learning by doing), commeon l'a reconnu depuis longtemps, mais peut-être aussi par lelearning by using et par le learning by interacting qui mettent enrelation les détenteurs des compétences principales avec lesusagers et les partenaires ou collegues. Les scientifiques ne sontdonc pas les seuls pourvoyeurs de connaissances.

Par ailleurs, le know who est appris grace aux pratiquessociales. Traitant de Ia cooperation entre le monde de Iarecherche et le monde de l'économie, it faut insister sur le faitque, soit sous Ia forme de partenariats entre des individus ou descollectifs appartenant a ces deux groupes, soit SOUS Ia formed'équipes de recherche créées en leur sein par les grandes entre-prises, ces dernières se doiinent un moyen important d'avoir enpermanence un accès informel et immédiat aux réseaux d'expertsacadémiques, ce qui est crucial pour leur capacité d'innovation.

140 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

La connaissance ou competence d'une organisation est doncconstituée d'une combinaison singutière de ces quatre types desavoirs mobilisés dans une visée stratégique, et qui procèdentd ' apprentissages entremêlés, education in itiale et formationpernianente mais aussi pratiques professionnelles et socialesdiverses.

Dans une evolution de l'ensernble de l'éconornie de plus enplus immatérielle, complexe et rapide, on peut comprendre queIa mobilisation des formes d'apprentissages et de savoirs duscientifique soit de plus en plus strategique.

L'inscription de I'action innovante comme de Ia déniarchescientifique dans un processus historique et paradigmatique

L'analogie entre l'histoire d'un paradigme et le processusd'innovation a été proposée par G. Dosi des 1982 pour signifierle parallélisme des processus par lesquels, en science comme enéconomie, se succèdent des réalisations originales (unprece-dented) auxquelles se rallient les communautés concernées ; dans

le domaine scientifique comme dans le domaine économique,chaque paradigme successif ouvre de nouvelles occasions derecherche (par de nouveaux modèles, representations, instru-ments) et d'innovations (grappes d'innovations) jusqu'aumoment oü, epuisés, its laissent la place a de nouveaux modèles,technologies ou systèmes.

Le chercheur partage avec l'innovateur un environnenientdont les caractéristiques peuvent se résumer en trois mots : incer-titude, irréversibilité, contrainte de sentier. Cette similitudedevrait le reridre particulièrement apte a participer a l'ensembledu processus.

Incertitude

Le chercheur comme l'innovateur ne découvrent pas Ic futurcomme s'ils déchiraient un voile; l'un et I'autre créent le futurpour eux-mêmes et pour les autres ; ce faisant, us entretiennent Jeclimat general d'incertitude radicale qui empêche les proceduresd'optimisation d'être efficaces a terme; Ia selection qui evince

LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 141

ceux qui ont fait les mauvais choix peut leur être favorable unmoment, mais ne leur garantit aucune sécuritd de leur positionrelative. Dans leur pénode faste, us sont en effet les architectesdu nouveau paradigme et les destructeurs de l'ancien. S'ils selaissent distancer par d'autres en s'enfermant dans des modèlesou des projets obsoletes, us deviennent les victimes du principede selection qu'engendre Ia dynamique de Ia découverte et deI'innovation. Its sont done I'un et l'autre soumis a Ia dialectiquedu progrès des connaissances fondée sur Ia tension inevitableentre approfondissement et changement, méme si les modalitdsde Ia selection qui s'exerce sur eux sont différentes.

Irréversibilité

La relation entre science et progrès est évidente voire tautolo-gique puisque, comme le fait remarquer Kuhn, on reserve géné-ralement le nom de science aux domaines oü ii y a progrèsevident des connaissances et de Ia maItrise du reel, de sorte quel'on assimile généralement une science a une discipline cumu-lative et que I'on peut retracer Ia trajectoire de cette science dansle temps historique. Dans l'ordre économique, pour l'innovation,l'irréversibilité ne tient pas uniquement au sens de Ia trajectoirecognitive; elle correspond surtout au fait que le retour au statuquo ante est voire infinirnent coCteux, lorsqu'il s'agitnotamment d'une innovation technologique importante. C'est lecoilt d'opportunité qui empêche le retouren arrière sauféventuel-lement en cas de force majeure (guerre, blocus, etc.).

Dépendance du sentier

Si, dépassant le cadre de I'analyse du comportemént d'unindividu actif, chercheur ou innovateur, isolé dans ce contexted'incertitude, on essaie de rendre compte de Ia tension entre cecomportement et le processus collectif d'interactions dans lequelii évolue, on peut mettre au jour, dans l'un et I'autre cas, deseffets de dependance du sentier, c'est-à-dire de polarisation deschoix sur une option, a partir d'un processus dynamique deralliement a cette option (qui n'est d'ailleurs pas forcément

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optimale) ; cette option evince a terme les autres choix qui étaientpossibles au depart. On retrouve d'ailleurs, exacerbé ici, Ic

dilemme suggéré plus haut entre <<exploitation >>, et

<<exploration >>, c'est-à-dire entre les efforts tendus versI'amélioration de ce qui existe déjà et les efforts de recherche denouveautés incertaines.

P. A. David et D. Foray [1995] traitent essentiellement de Iadépendance du sentier dans le cas de I'avancée des technologiesmais les sources des rétroactions positives qu'ils citent pourexpliquer cette dynamique peuvent être facilement transposéesdans Ic champ scientifique apprentissage par l'usage, relationsinterpersonnelles, externalités de réseau, rendement dynamiqued'échelle, etc. On peut insister tout particulièrement surI'évolution de l'organisation de Ia science en réseau international— via Internet notamment — qui devrait accélérer encore ces effetsde polarisation et de << dCpendance du sentier>> en orientant peut-être davantage qu'autrefois Ia science vers l'exploitation plutôtque l'exploration.

Des visées, des modes d'évaluationet des sanctions différents

La similitude des démarches intellectuelles (faire émerger dunouveau en termes d'idées) et des organisations, de plus en plusréticulaires pour les chercheurs et pour les innovateurs, ne doitpas faire oublier que les modes d'évaluation et les sanctions sontlégitimement différents dans le monde scientifique et dans lemonde économique.

Les chercheurs ont pour mission essentielle de faire avancerIa connaissance pour elle-même et d'en faire profiter le reste dumonde, notamment les jeunes generations. Quelle que soit leurméthode pour accomplir cette mission, recherche en laboratoirespublics et (ou) cooperation avec I'industrie, us ne peuvent êtreévalués, dans leur carrière de chercheurs, que par leurs pairs, enfonction de leur participation a cette mission et de Ia qualiteintrinsèque de leurs travaux. Malgré Ia tendance actuelle amélanger les genres, aucun marché ne peut assurer cette tâched'évaluation, sauf a sacrifier l'avancée des connaissances a des

LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 143

critères d'utilité marchande a court terme. En outre, cette final ltdstrictement cognitive donne fatalement un caractère internationalet disciplinaire a leurs productions, a partir notamment de leurspublications, qul a celles-ci le statut de bien public. Onsalt combien le rapprochement science/industrie crée deproblèmes de propridtd intellectuelle a partir de cette tensionentre diffusion publique de Ia connaissance en emergence etappropriation industrielle de ces produits cognitifs. C'est qu'eneffet I'dvaluation et Ia sanction des productions des innovateurspar Ic marché sont au contraire des instruments essentiels de Iaconcurrence monopolistique consubstantielle a Ia dynamique del'innovation. Complice intellectuel des managers de l'inno-vation, Ic scientifique est menace de schizophrénie lorsqu'ils'agit de juger de sa < rdussite >>.

L'INSERTION DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS

D'INNOVATION: UNE DIALECTIQUE DELICATE

ENTRE SPECIFICITE ET IMPLICATION

Si, pour faire bref, on resume le processus d'innovation par Iaddmarche qui va de l'idée au marchd, ii ne faut pas cependant enddduire que Ia cooperation entre le scientifique et les autresacteurs de cc processus est de type sdquentiel: le scientifiquepenserait, puis l'industriel et le commercial mettraient enIc résultat de ses pensées.

En fait, Ia ddmarche innovatrice ne consiste pas, comme levoudrait une problematique de stricte application de Ia science, asimplement juxtaposer des étapes, comme si le chercheurpouvait, en deus cx machina, dessiner le projet ideal dans tous sesdetails, des l'dtape n° 0, laissant ensuite a des exdcutants, ingd-nieurs, technologues, ouvriers, commerciaux, etc, Ic soin derdaliser l'objet nouveau.

II faut d'abord noter que la situation statutaire des chercheurspar rapport a I'entreprise innovante peut être diverse. Selon lessecteurs, Ia taille des entreprises, les lieux, les institutions scien-tifiques et leur politique de valorisation, entre autres détermi-nants, les modes d'intervention des chercheurs dans les projets

144 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

d'innovation peuvent revêtir différents traits. Par ailleurs, unchercheur scientifique peut parcourir sa vie professionnelle demanière plus ou moms linéaire ; Ia formation a Ia recherche et parIa recherche, mêrne pour les docteurs, ne conduit pas uniquementa Ia direction de recherche dans un laboratoire public ni a l'ensei-gnement pour toute Ia vie.

Ainsi, I'observation des diverses situations de chercheursscientifiques participant a 1' innovation amène-t-elle a distinguer:

— le chercheur qui, dans un laboratoire public de recherche,participe, sous contrat (individuel on collectif) passé avec une ondes entreprises, a des projets précis d'innovation, dans leur défi-nition et leur mise en

— le chercheur qui, dans un laboratoire industriel derecherche, soil par sa recherche fondamentale, soit par sarecherche finali see, nourrit directement et continuel lementl'entreprise en connaissance scientifique, et ce a tous les stadesdu processus si nécessaire (cas frequent dans les industriesfondées sur Ia biologie et Ia chimie);

— le chercheur qui, dans une entreprise, est le correspondantscientifique, le a double qui instruit etvalorise le partenariat entreprise/recherche publique: fonctiond'autant plus importante que Ia production scientifique estsophistiqude et rapidement dvolutive;

— Ic chercheur qui, a I'extérieur des entreprises, dans desstructures d'interrnédiation publiques ou privées, assume lemême role de << passeur de connaissances>> : fonction particuliè-rement nécessaire pour les PME qui ne peuvent s'offrir detraducteurs internes;

— enfin, le chercheur qui saute le pas et fonde son entrepriseen essayant de tirer un avantage concurrentiel de sa productionscientifique. On sait que son succès depend alors très largementde sa capacite de faire équipe avec un manager et un cadrecommercial.

Dans tous ces cas pourtant très varies, le role du chercheur nepeut se limiter a émettre une idée initiale pouvant s'appliquer aun nouveau produit ou a un nouveau procédé; ii est en faitconduit a participer tout au long du projet a une démarche inte-

LE ROLE DES SCIEFJTLFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 145

ractive et interdisciplinaire qui permet de ré-interroger lessciences au fur et a mesure que le projet, par nature systémique,pose de nouvelles questions. Simultanément, cette cooperationavec d'autres acteurs, notamment les fonctionnels de I'entre-prise, engendre pour les scientifiques des connaissancesnouvelles de tous ordres et aussi de nouveaux questionnementspour nourrir leur recherche.

L'articulation de Ia science et de l'économie s'avère fina-lement d' autant plus efficace que Ic jeu est coopératif et I' objectifde type win win, même si les gains des uns sont essentiellementd'ordre cognitif et ceux des autres principalement d'ordre écono-mique. Oü qu'il soit, le chercheur apparaIt comme un acteuressentiel, mais original, car Ic plus souvent hors hiérarchie; iin'est ni un prophète révélant Ia vérité a de laborieux ouvriers del'empirique, ni un puits de connaissances toutes prêtes qu'iIconvient d'exploiter au moindre coflt, voire de dérober.

Dans ces conditions, ii est difficile de tracer le portrait-robotdu scientifique participant au processus d'innovation. Au risquede simplifier a l'extrême le problème, on peut cependantdistinguer deux figures polaires:

— celle du chercheur qui reste un élément, voire le directeurd'une équipe de recherche, et dont Ia fonction ne peut donc seconfondre avec celle d'un entrepreneur. Même lorsqu'il travaillea l'intérieur d'une grande entreprise ou au sein d'un groupe, safonction est celle du chercheur; dans l'entreprise, ii participe leplus souvent a une équipe de recherche dont le profil et lesobjectifs sont définis par le <<cceur de compétences>> dei'organisation; ii y assume, avec d'autres, le role de.xproducteur>> et de <<traducteur>> de savoirs, et constitue unesorte de << portail '>d'entrée dans les réseaux de Ia connaissance;

— celle du scientifique-entrepreneur qui crée sa propre entre-prise, parfois Ii partir d'un laboratoire public, parfois a partird'une activité de recherche en entreprise débordant Ic cceur decompétences de celle-ci. Franchissant délibérément le pas quisépare l'espace de Ia curiosité intellectuelle de l'espace del'économie marchande, it devient le porteur d'un projet deconversion d'un objet scientifique en une valeur économique.

146 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

Dans son cas, la tension entre les deux finalités de son activitd estparticulièrement forte et beaucoup d'observateurs pensent que,pour devenir un bon entrepreneur, ii faut renoncer a Ia culture etaux objectifs propres a Ia science.

Le scientifique << producteur-traducteur de connaissances>>dans les grandes firmes ou dans les groupes

Dans Jeur stratégie d'innovation, les grandes firmes sontcontraintes par leurs compétences actuelles mais aussi, et demanière interdépendante, par les connaissances spécifiques dontelles peuvent disposer dans l'avenir, c'est-à-dire par ce qu'ellespeuvent apprendre et exploiter a partir de ce qu'elles savent déjà.

Elles ont donc besoin d'une recherche certes large et pro-spective, mais qui soit aussi orientde par leur sentier de develop-pement. Les grandes organisations poursuivent donc des projetsqui correspondent a leur ceur de conipétences ; dies exploitentdes trajectoires technologiques specifiques pour lesquelles el lesdoivent entretenir et développer leurs savoirs et, dans ce but,constituent et entretiennent des équipes de recherche perma-nentes et structurdes.

Cette activité scientifique des entreprises peut inclure de Iarecherche de base, et Ia raison de cet apparent paradoxe estdonnée clairernent par Rosenberg: <<On peut considérer que laperformance de Ia recherche de base constitue une sorte de ticketd'entrée pour pénétrer un rdseau d'informations. Celui-ci inciutdes flux d'informations diverses sans qu'elles solent distinguCesou classifiées en categories différentes selon qu'elles émanentdes travaux de base ou des applications. La très forte interactivitédu réseau permet d'embrasser les travaux en cours aussi biendans le domaine du développement que dans celui de Iarecherche.>>

Même si les firmes qul entretiennent une vraie recherche debase sont assez rares, ii faut bien voir que Ia nécessité permanented'être a Ia fois sur le front du progrès scientifique et d'enrichirson de compétences spécifique fonde l'investissement enressources humaines scientifiques de toutes les grandes entre-prises innovatrices. Des dquipes de recherche permanentes,

LE ROLE DES SCIENTIFIQLJES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 147

cultivant des routines qui sont souvent peu différentes de cellesdes milieux scientifiques académiques et qui entretiennentd'étrojtes relations avec ces dernières, occupent alors un rolecentral dans la definition de Ia stratégie d'innovation. Leurfonction est multiple:

— pourvoir I'entreprise en connaissance scientifique (knowwhy);

— ouvrir une fenêtre sur le reste du monde scientifique et tech-nologique (know what et know who);

— fournir l'expertise technique pour Ia mise en desinnovations (know how).

Les scientifiques peuvent alors être vus comme des << passeurs

ou traducteurs >> de connaissances ; un pied dans chaque monde,celui des savoirs et celui des pratiques marchandes, its fontéquipe avec les autres équipes chargées de Ia promotion del'innovation, particulièrement dans les services du produit ou lesservices du marketing.

Plus précisément, dans Ia mesure oii il est reconnu que lessuccès d'innovation ne dependent pas tant de ta robustesse desrésultats scientifiques que de Ia pertinence des processus organi-sationnels dans lesquels les chercheurs sont impliqués, troistypes de fonctions sont assures par les équipes de R & D, afin derépondre aux trois questions que doit se poser Ia firme:

— a Ia question << Quels sont les coiIts et les risques potentielsde ne pas entrer ou de ne pas maItriser ce champ deconnaissance?>> correspond Ia fonction de construction de Iaconnaissance pertinente (knowledge building);

— a Ia question << Est-ce que le programme de recherche ouvredes options sur un investissement rentable a terme ? >> correspondl'expertise en matière de positionnement stratégique. AI'interface de Ia construction de Ia connaissance et de l'investis-sement, le role des chercheurs consiste a réduire I'incertitudetechnique et a participer avec le marketing a des etudes deviabilité marchande;

— a Ia question sont les coilts et les bénéf ices prévi-sibles de ce projet colTespond Ia fonction d'ingénierie dudéveloppement. Les scientifiques doivent réduire les incertitudes

148 CREATEuR, INVENTEUR El INNOVATEUR

inhérentes au développement de projets portant sur de nouveauxproduits, procddés ou services.

II faut noter que, dans tous ces roles, les scientifiques fontpartie de collectifs de travail transversaux. L'analyse des organi-sations actuelles montre en effet que Ia question de l'innovationet de sa gestion ne peut plus être foca(isée uniquement surl'exploitation de Ia R & D. Trois dimensions du changementdoivent être intégrées: Ia technologie, le marché et l'organi-sation.

Le scientifique intégrd a une entreprise participe donc a unedynamique interdisciplinaire et multi-fonctionnelle selon unprocessus interactif en plusieurs phases:

— phase de search: il s'agit de repérer les opportunitdsd'innovation qui, d'ailleurs, ne se situent pas seulernent dans lechamp scientifique et technologique

— phase de selection : ii s'agit de préciser queues sont parmices opportunites celles qui confèrent a l'entreprise en question lesmeilleures chances de se créer un avantage concurrentiel;

— phase d'alimentation de l'option choisie en ressourcesfinancières, technologiques et humaines qu'il faut trouver soit al'intérieur de l'entreprise soit a l'extérieur

— phase de mise en euvre de l'option : de l'idée an produit (onservice ou processus)

— phase d'évaluation : ii s'agit de revoir tout le processus danssa marche vers le succès ou vers I'échec, pour en tirer des leconset accumuler des connaissances.

On imagine bien quel rOle essentiel jouent les scientifiquesdans Ia premiere et Ia dernière phase, mais cette approcheintuitive, qui tend a limiter leur influence a des temps privilégiéset a une attitude d'observateur extérieur a Ia decision strategiqueet managdriale, est insuffisante. En effet, des opportunités nontechnologiques peuvent amener l'entreprise a interroger le scien-tifique bien après la premiere phase: par exemple dans le casd'une opportunité ouverte par la perspective d'une réglemen-tation antipollution.

— Dans toutes les phases du processus, des feed perma-nents entre l'analyse et l'action, c'est-à-dire entre les chercheurs

LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 149

et les responsables du produit et du marketing, doivent être entre-tenus, en particulier a propos du dialogue avec les utilisateurspotentiels. Plus le produit ou le service est cornplexe, plus cetteimplication permanente du scientifique est requise. Dans toutesles phases et peut-être surtout dans Ia premiere et Ia dernièreii domine Ia discussion en tant qu'expert, le scientifique ne doitpas faire prdvaloir les critères purement scientifiques ou intellec-tuels sur les considerations de marché ou de viabilité de l'organi-sation (qui sont essentielles dans les phases 2, 3 et 4). C'est sur lecritère de I' avantage concurrentiel et non du beau produit scien-tifique qu'on lui demande de participer a l'évaluation du projet.

Enfin, ii faut reconnaItre le caractère perturbateur pour I'orga-nisation de l'intervention permanente des scientifiques ; bien quereconnue par toutes les firmes modernes, Ia fonction recherche nepeut manquer de créer des tensions entre deux logiques celle dumarché qui implique rapidité d'application, flexibilité auxcontraintes de rnarché et rentabilité a court terme, et qui inviteplutôt a Ia décentralisation, et celle de Ia recherche ou de Iaconnaissance qui, dans une perspective de long terme, légitimedes options incertaines qui ne peuvent être assumées que par lesstratèges de l'ensemble de l'organisation. Les chercheurs sontd'ailleurs souvent, pour cette raison, classes hors hiérarchie.

Dans certains cas, cette tension est trop forte pour être compa-tible avec les routines de I'entreprise miIre ; le cheminement deI'idée au business ne va donc pouvoir prendre forme que par lacreation d'une nouvelle entreprise.

Le scientifique-entrepreneur ou Ic <<passage a l'acte>>

On peut identifier deux origines du <<passage ad'entreprendre pour un chércheur.

Le premier cas est celui des chercheurs qui, ayant été recrutéspar une entreprise, imaginent de nouveaux <<business>> plus oumoms étrangers au cceur de compétences de Ia firme en question,et qui ne peuvent intégrer leurs projets dans le programme deI'équipe de recherche officielle. Pour que le processus d'inno-vation prenne forme, ii faut donc qu'ils établissentieur legitimitéafin d'obtenir les ressources humaines et financières nécessaires

150 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

a Ia conduite du projet jusqu'à son terme, c'est-à-dire qu'ilarrivent a convaincre les différents responsable stratégiques, aI'intérieur même de l'entreprise. En fait, toutes ces barrières tantfinancières que psychologiques rendent très difficile l'intra-preneuriat par un scientifique, de sorte que ce genre de projetpousse souvent ce dernier a sauter le pas en devenant vrairnententrepreneur autonome ; d'ailleurs, la grande entreprise peut l'yaider de diverses rnanières car cette externalisation de ses risquespeut Iui permettre de ne pas perdre totalement le bénétice de Iacompetence innovatrice de ce chercheur.

Le deuxième cas, plus connu, est celui de Ia creation d'entre-prises technologiquement innovantes par des chercheurs origi-naires des laboratoires de recherche publics. En fait, ii existeplusieurs types de creations d'entreprises innovantes et leursrapports avec les milieux scientifiques sont très diversifies, selonles pays et les secteurs.

Si on ne traite ici que de celles qui ont été créées par un scien-tifique venu directement du monde acadérnique (si même ii atransité par une équipe de recherche d'entreprise), on voitaisément que les problèmes rencontrés sont du même type queceux décrits plus haut a propos de l'intrapreneuriat: ii faut secréer une légitimite économique et marchande, et drainer versson projet les ressources humaines et firiancières nécessaires ason développement, c'est-à-dire qu'il faut changer de culture etde comportement a l'egard de Ia connaissance. Le but n'est plusd'être le premier a publier une découverte scientifique ; ii est dese construire un avantage concurrentiel de coilt ou de différen-ciation sur un marché le plus souvent international, et oü Ia cons-truction de barrières a I'entrée des concurrents doit être unepreoccupation permanente. La veille technologique et I'inteUi-gence économique dans leurs dimensions stratégiques doivent sesubstituer a Ia culture de I'excellence scientifique.

Certes, le scientifique-entrepreneur a, par rapport au cher-cheur d'entreprise, l'avantage d'être indépendant et de ne pasêtre contraint par une trajectoire technologique precise; ii

souffre en revanche, au depart, d'une solitude incompatible avecles impératifs d'une gestion de projet efficace (même s'il

LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS D'INNOVATION 151

conserve le soutien scientifique de son laboratoire de rechercheoriginel). Pour completer ses propres compétences, ii doit enpriorité constituer autour de lui une capacité managériale et uneéquipe de gestion qui partagent avec Iui Ia vision de son projettout en lui apportant les savoirs économiques complémentaires.

L'ensemble de ces contraintes est révdld par Ia difficulté querencontrent souvent les scientifiques-entrepreneurs pour établirle business plan de leur entreprise dont us ne voient souvent quel'aspect formel impose en quelque sorte par les financiers. Enfait, au-delà de son caractère normatif, le business plan a un rolecapital établir un accord stratégique entre les fondateurs sur Ianature et le développement du projet. Un business plan typiquedoit donc cornprendre un certain nombre de rubriques obliga-toires, soigneusement élaborées:

— description de l'activité (nature et caractéristiques),marches visés (taille, tendance et consommateurs spéci-

fiques),situation de Ia concurrence,ressources humaines physiques et financières,

— perspectives financières,— conditions de viabilité,— risques techniques et managériaux, et instruments de

gestion de ces risques,— description du management.C'est Ia coherence de ces rubriques qui va permettre d'attirer

des fonds extérieurs sur le projet. Or, le scientifique a tendance aconstruire son business plan uniquement sur des considerationstechniques ; ii est donc très souvent pris dans un cercie vicieux.Pour faire un business plan qui attire des ressources humainesautant que financières, ii lui faut avoir constitué une bonneéquipe de management; mais, pour constituer celle-ci, ii luifaudrait pouvoir presenter un projet credible au plan commercial,qui, notamment, ne soit pas trop vulnerable en termes dedébouchés (utilisateurs potentiels trop peu nombreux ou tropaléatoires).

En fait, il est rare que les scientifiques puissent se transformeren entrepreneurs a part entière : us n'ont ni les mêmes logiques,

152 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

ni les mêmes horizons, ni les mêmes experiences. Toutes lesetudes empiriques sur ce type d'entreprises montrent que lesdéfal Ilances tiennent davantage aux carences managérialesqu'aux carences techniques. II n'est pas sCr, par exemple, que lemeilleur moyen, pour le scientifique-innovateur, de mener a bienson projet soit de conserver Ia direction de l'entreprise au-delà deIa période de démarrage. 11 est donc essentiel pour le créateurd'entreprise, avant même de chercher les ressources financièresautres que de proximité, de constituer une équipe pluridiscipli-naire composée au moms de trois personnes: lui-même, unmanager et un spécialiste du marché.

En ternies de politique incitative, malgré une assez grandeméconnaissance des dynamiques précises de ce type d'entre-prises (qui different beaucoup selon les secteurs), on peutaffirmer que Ies soutiens a Ia creation d'entreprises de typescience based devraient porter prioritairement sur la constitutionde ces capacités complémentaires ; en effet, les difficultés finan-cières souvent évoquées comme contraintes decourageantes parles scientifiques ne sont Ia plupart du temps que des consé-quences de I'incompétence managériale de lajeune entreprise.

CONCLUSION

Toutes les observations montrent que, par des trajectoirespersonnelles très variées, les scientifiques jouent un role de plusen plus important dans les strategies d'innovation et donc dans Iadynamique globale actuelle de l'économie et de Ia société, elles-mêmes de plus en plus tributaires du developpement des diversesformes de savoirs. Cette evolution semble aujourd'hui irréver-sible.

II convient donc de souligner qu'en contrepartie Ia responsa-bilité des scientifiques, dans leur double role d'expert public etd'expert privé, tend a s'élargir.

Au plan public de Ia politique et de l'ethique, le débat est déjàengage depuis plusieurs décennies sur l'application du principede responsabilité qui impose que les scientifiques construisenteux-mêmes et en connaissance de cause les instruments de

LE ROLE DES SCIENTIFIQUES DANS LE PROCESSUS 153

contrôle des ddveloppements non seulement scientifiques, maisaussi sociaux et politiques de leurs savoirs.

Au plan privé des relations dconomiques, cette responsabilitdest peut-être moms souvent mise en lumière. Or, les chercheurs,par leur fonction de traducteur de connaissances a des fins écono-miques (fonction que l'on retrouve aussi bien au du dispo-sitif d' intelligence économique des grandes entreprises qu'au-près des institutions financières, par exemple pour instruire lesdossiers de venture capital), ont une responsabilité croissantedans l'orientation et la gdographie de l'dconomie, mais aussidans le type de competition entre les firmes et entre les nations.Ce faisant, its participent de manière indirecte a des dynamiquescollectives dont us ne peuvent pas plus se désintdresser que desconsequences plus visibles (sur Ia sante par exemple) de telle outelle découverte. Le domaine des biotechnologies appliquées al'alimentation des humains et des animaux ouvre des horizonsinfinis sur ce sujet.

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LittCratures.

6

L'engagement des chercheurs vis-à-visde l'industrie et du marché:

normes et pratiques de recherchedans les biotechnologies

Maurice Gassier

En 1942, le sociologue R. K. Merton propose une caractéri-sation des normes culturelles de la comrnunauté scientifique quis'avèrent Jargement incompatibles avec celles du monde indus-triel. L'opposition Ia plus évidente porte sur les normes d'appro-priatlon des connaissances. Pour Merton, les scientifiquespartagent Ia norme du défini comme la<<propriete commune des biens>> <<Les résultats de Ia sciencesont le produit de la collaboration sociale et us sont transférés aIa communauté. us constituent un heritage commun dans tequelLa propriéte du producteur individuel est fortement limitée'. >> Lestatut de bien commun de Ia science et les normes de divulgationpartagées par les chercheurs sont antithétiques des normes envigueur dans J'industrie : <<Le communisme de Ia morale scien-tifique est incompatible avec Ia definition de Ia technologiecomme une "propriété privée" dans une économie capitaliste.Les écrits actuels sur Ia "frustration de Ia science" ne font que

I Dans son ouvrage Scientific Knowledge and its Social Proble,ns. J.-R. Ravetz[19711 souligne egalenient Ia particularité de Ia propriété intelleccuelle attribuée aux cher-cheurs, qui ne peut étre aliénée comme une propriété ordinaire. Du reste, cette appro-priation, modérée ou faible, suppose Ia publication: La propriété advieni a l'existenceen devenant accessible a l'utilisation par d'autres >' (chapitre 8, p. 245).

156 CREATEIJR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

refléter ce conflit. >> II envisage plusieurs attitudes de Ia part desscientifiques pour faire face a ce conflit: premièrement, desscientifiques comme Einstein et Millikan ont déposé des brevets,a titre défensif, pour preserver I'accessibilité de leurs travaux<<Certains scientifiques ont entrepris de breveter leurs résultatspour garantir leur mise a disposition pour l'usage public>>deuxièmement, les chercheurs sont sollicités pour devenir desentrepreneurs, autrement dit pour s'engager directement sur lemarché : <<Des scientifiques ont été presses de devenir des fonda-teurs de nouvelles entreprises économiques>>; troisièmement,certains scientifiques proposent de résoudre le conflit sur le statuteconomique de Ia science par un changement de J'ordre social,par instauration du socialisme >>.

En 1994, plusieurs spécialistes de Ia sociologie des scienceset de l'économie de Ia recherche avancent Ia these d'un chan-gement du mode de production des connaissances et d'une inté-gration croissante de Ia science au marché [Gibbons eta!., I 994}.La science n'est plus le domaine réservé des institutions acadé-miques et des communautés scientifiques spécialisées, commedans le mode 1 de production du savoir. Dans le mode 2 quis'étend, Ia production des connaissances associe de plus en plusétroitement découvertes, applications et usages. Elle estlargement distribuée entre des institutions hétérogenes, entre-prises, universités, hôpitaux, sociétés de conseil, reliées enréseaux ou all iées le temps d'un projet2. Les universités, naguèreclassées parmi les <<institutions non économiques >>, participentdésormais a Ia dynamique de Ia competition. La connaissance aun statut de plus en plus commercial3.

2. Cette hypothèse est egalement celle de M. callon [1992] qui analyseirresistible montée des réseaux technico-economiques : L'organisation écono-

mique, comme mode de coordination d'activités diversifiées inais complCmentaires,s'Ctend au-delà du seul monde des entreprises. Les centres de recherche publics ou semi-publics, les centies techniques. les bureaus d'Ctudes et d'ingénierie deviennent desacteurs economiques apart entière, de méme que les pouvoirs publics...

3. Le chapitre 2 de l'ouvrage de Gibbons et a!. s'intitule The Markeiabilitv andCo,n,nercialisation of Knowledge. II analyse l'expansion du marchë de Ia connaissanceet Ic caractère de plus en plus commercialisable de la science — et pas seulement de Iatechnologie >>.

L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 157

Les normes des chercheurs changent aussi: les critères decontrôle de la qualite de Ia science se diversifient (l'excellencescientifique qui fonde lejugement des pairs est complétée par lesnotions d'utilitd ou d'efficience de Ia connaissance pour desusagers ou des marches varies) tandis que les universitaires sontsusceptibles d'adopter les normes d'appropriation qui sont cellesde l'industrie. Ce mélange des normes fait naItre des commu-nautds hybrides [Gibbons eta!., 1994, p. 37]. Une des formes lesplus abouties de cette evolution est Ia figure du chercheur-entre-preneur décrite par les dconomistes amdricains Zucker et Darby[1997] dans le domaine des biotechnologies. Les star scientistsde Zucker et Darby sont doublement engages dans l'acaddmie etsur le marché. us sont directement affiliés a l'entreprise ousimplement lids a elle par des projets ou des publicationscommunes. Les chercheurs qui collaborent avec l'industrie sontles plus productifs en termes de publications et de citations, etleur productivité augmente pendant leur pdriode d'engagementcommercial.

Dans queue mesure cette evolution linéaire du mode I deproduction des savoirs vers le mode 2 est-elle fondde ? Lascience Ia plus rdcente voit-elle dmerger un modèle unique duchercheur, en 1 'occurrence celui du chercheur-entrepreneurfortement engage dans le monde marchand, ou fait-elle ressortirIa pluralitd des modes de production des savoirs et des registresd'action des chercheurs, avec leurs cohérences?

Nous ddcrirons et nous analyserons ici l'dvolution et Ia varidtddes normes et des pratiques des chercheurs en mobilisant desmatdriaux pris dans Ia biochimie et les biotechnologies au coursdes XIXe et XXe siècles. La premiere section, centrée sur lesfigures de Pasteur et d'Ehrlich, montrera l'ancienneté de l'enga-gement industriel des biochimistes ainsi que les normes qu'ilsadoptent en matière d'appropriation et de divulgation desconnaissances. La deuxième section, consacrde a Ia formation dedeux centres de recherche en biotechnologie a Ia fin des anndessoixante a I'universitd technologique de Compiègne et a I'INSAde Toulouse, révélera la manière dont les chercheurs dlaborentdes regles de cooperation et concoivent de nouvelles organisa-

158 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

tions pour interagir avec les industriels. La troisième section,focalisée sur Ia recherche sur le génome humain dans les annéesquatre-vingt-dix, analysera trois registres d'action des cher-cheurs qui se situent a l'interface de Ia science, de Ia médecine etdu marché.

UN NOUVEAU MODE D'ENGAGEMENT DES CI-IERCHEURS?

BIOLOGISTES ET INDUSTRIELS A LA FIN DU XIXe

ET AU DEBUT DU XXe SIÈCLE : PASTEUR ET EHRLICH

Les pratiques d'enseignement et de recherche de LouisPasteur sont un exemple privilégie de la << science entreprise dansle contexte des applications >>, pour reprendre le concept deGibbons et a!. Au point que les économistes Nelson et Romer[1994] parlent de Pasteur like activities pour qualifier un modede production des savoirs qui associe Ia solution de problèmesindustriels et I' elaboration de connaissances fondamentales.

Ces interactions entre science et industrie sont d'abord lisiblesdans les extensions multiples du laboratoire de Pasteur dans lemonde agricole ou industriel. Par exemple, l'étude sur les asoie, réalisée a Ia demande du ministre de I'Agriculture,commence a partir de 1865 par l'instaUation d,'un laboratoirerudimentaire dans les regions d'Elevage du ver a sole du sud-estde Ia France, un des champs>> [Geison, 1995].Entre 1866 et 1870, Pasteur quitte son laboratoire de Ia rued'Ulm pour s'y rendre a chaque campagne. Cette installation estparfaitement hybride quant a ses activités et ses produits: c'estun laboratoire de recherche qui isole des collections devers a soie pour les observer, les classer et identifier I'origine deIa maladie qui les frappe (ce travail alimente Ia réflexion dePasteur sur I'origine microbienne des pathologies) ; c'est unlaboratoire de développement qui met au point une nouvelleméthode de selection des ceufs sains grace a l'usage dumicroscope, méthode que Pasteur diffusera dans les elevages, enFrance, en Italie et en Autriche; c'est un laboratoire pilote quifournit aux producteurs des ceufs sains pour leur élevage. Leséchanges avec les éieveurs sont dans les deux sens: Pasteur

L' ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 159

collecte auprès d'eux des échantillons pour l'expérirnentation etii les approvisionne en semences saines, ii leur dispense desconseils pour l'application de sa méthode et ii en recoit descomptes rendus de culture. Pasteur était au centre d'un réseautechnico-economique qui le reliait aux éleveurs de vers a soie,aux soyeux lyonnais, a l'Académie des sciences, aux pouvoirspublics4. Cette étude effectuée en relation étroite avec l'industriedu ver a sole et le ministère de l'Agriculture obéissait a une obli-gation particulière de publicité des résultats, afin de diffuser rapi-dement les ameliorations possibles dans Ia profession5.

Si le laboratoire central essaime quelquefois a [a campagne, iiaccueille aussi dans ses murs des procédés et des milieux indus-triels. Ainsi le laboratoire de Ia rue d'Ulm loge une

dans ses sous-sols. Pasteur organise ensuite Iatranslation des résultats du laboratoire vers l'industrie. II partvisiter les brasseries anglaises pour étudier l'applicabilité de sonprocédé de production de levure pure de germes : <<Aujourd'huij'ai Pu commencer mes visites des brasseries de Londres dontl'étendue est vraiment effrayante. Les procédés de fabricationexigeront de ma part quelques nouvelles etudes afin de savoirdans queue mesure exacte je puis leur appliquer mes idées6.>>Enfin, pour le vaccin charbonneux, le laboratoire devient uncentre de production, puis essaime dans une nouvelle organi-sation dédiée a Ia fabrication et a Ia commercialisation desvaccins : << II n'est donc pas étonnant que tes dernandes de vaccincharbonneux soient arrivées de toutes parts. Pour y satisfaire, il afallu installer, hors du laboratoire de I'ENS devenu insuffisant,une petite industrie. De là, patient chaque jour pour tous les paysdu monde des tubes contenant les vaccins des deux degres, que le

4. << II passait ses soirees a dicter a sa femme des réponses a de lointains collabora-teurs, des articles de polCrnique pour les journaux techniques, des communications scien-tifiques pour les academies, et enfin son ouvrage sur les maladies du vera sole" [Dubos,1995].

5. Ici au contraire, ii avait I'obligation de parler des qu'il avait trouvé quelquechose, de provoquel le dCbat public et celui de Ia pratique industnelle sur toutes sesdécouvertes de laboratoire Emile Duclaux, collaboratcur de Pasteur, cite par R. Dubos[1995].

6. Cite par Pierre Darmon [1999].

160 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

laboratoire envoie franco aux agriculteurs au prix de dix centimespas dose destinée aux moutons et de vingt centimes pour les grosanimaux7.>> A partir de 1888, I'Institut Pasteur continue cettehybridation entre laboratoire et maison de commerce [Moulin,1993 ; Lowy, 1994]. B assure la production des vaccins puis desserums en série, soit une gamme de nouveaux produits thérapeu-tiques qui se developpe a côté de Ia production des médica-ments8. Pasteur et les pastoriens sont en France les créateurs decette nouvelle industrie et de cc nouveau marché [Moulin, 1993].

La pratique de recherche de Pasteur est donc typique du mode 2de production des savoirs de Gibbons et a!. On peut du restecaractériser différentes formes d'engagement industriel dePasteur, depuis Ia simple observation des procédés d'usine pouré(aborer un cours de chimie industrielle a Ia faculté des sciencesde Lilie, les recherches appliquées Iancées ala demande de I'Etatou a son initiative, Ia diffusion de nouveaux procédCs de fabri-cation, le conseil et l'assistance aux agriculteurs et aux indus-triels, Ic développement de nouveaux produits et Ia creation denouvelles sociétés (Ia société de vulgarisation du vaccin char-bonneux fondée en 1886, Ia société d'application des méthodespastoriennes créée en 1896). Ces multiples circulations et hybri-dations entre laboratoire et industrie ne manquent pas de poserdes problèmes de propriété des connaissances. Si Pasteur publicses résultats dans des revues académiques ou techniques, ii estengage dans des disputes sur Ia priorité de découverte oud'invention (par exemple sur les procédés de vinification) et IIutilise Ic secret de laboratoire ou le droit des brevets pourprotéger ses connaissances.

Les pratiques d'appropriation de Pasteur different scion lesecteur d' application, 1' industrie agroalimentai re ou Ic secteur

7. Cite par Salomont-Bayet (19861.8. La mission de production de l'institut Pasteur est clairement exprimee par Pasteur

a propos du remede propose par Koch, finalement abandonné: Si le reméde de Kochavait pu guérir Ia tuberculose qui fait (ant de victimes dans tous les pays du monde, nuldoute que les pouvoirs publics eussent demandé a 1' Institut Pasteur de preparer cc remèdeen grande quantité. Nos Jaboratoires actuels auraient dQ s'agraiidir... conseil d'adminis-tration de I' Institut Pasteur du 18 fCvrier 1891.

L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 161

biomedical (Ce qui reflète Ia loi sur les brevets de 1844 quiexcluait les médicaments du champ de Ia brevetabilité).

Dans le secteur agroalimentaire, Pasteur a déposé six brevets,qui ont été complétés par plusieurs certificats d'addition quidéveloppaient les procédés et en précisaient les conditionsd'application9. Ces brevets se réf'erent aux savoir-faire industrielsen vigueur, proposent de nouveaux procédés expérimentés enlaboratoire ou a plus grande échelle et font valoir les avantagestechnico-économiques des nouvelles méthodes. Dans le brevetsur Ia fabrication du vinaigre, Pasteur critique les méthodesindustrielles en vigueur (<< Les procédés d'acidification parI'emploi des copeaux de hêtre reposent sur des idées theoriquesentièrement erronées10 >>), et ii met en avant les economiesresultant de l'application de La nouvelle invention <<Ce procédépermettra de livrer, au prix de revient de dix centimes le litre, desacides acétiques a 7 % ou 8 % d'acide. Son application n'a pas delimites. On pourrait en I'espace de quelques jours, presque sansfrais de main-d'ceuvre ni d'installation, fabriquer des milliersd'hectolitres d'acide acétique de force quelconque et presquesans perte d'alcool. >> Le brevet sur Ia conservation des vms faitétat des conditions du commerce de detail des vi, qui occa-sionne de nombreux transvasements qui sont a l'origine des alté-rations. L'adoption du nouveau procéde est justifiée par safacilité et sa rapidité d'application, par la suppression deplusieurs operations et par Ia preservation de Ia qualite du yin(<< sans altérer Ia qualite du yin >>). Ces nouveaux procédés indus-triels s'accompagnent de Ia production de savoirs scientifiques:le brevet sur Ia conservation des vms fait référence a deuxcommunications a l'Académie des sciences et a une publicationdans une revue technique. Ii en va de même du brevet sur Ia

9. Le premier brevet porte sur sur un procédé de fermentation (1857), Ic second surun procédé de fabrication du vinaigre (1861), le troisième sur une méthode de conser-vation des vms (1865) ; trois brevets concernent de nouveaux procédés de fabrication etde conservation de Ia bière (deposes entre 1871 et 1873).

10. Certification d'addition 50359 du 12 dCcenibre 1861 au brevet pris Ic9juillet 1861, fabrication du vinaigre Ct de I'acide acCique ', délivré a M. LouisPasteur, directeur des etudes scientifiques a I'Ecole normale de Paris.

162 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

bière: <<Ce procédé repose sur des données scientifiquesnouvelles que j'exposerai ailleurs et desquelles ii résulte que lecontact avec l'air entraIne les plus graves dommages dans Iafabrication de Ia bière.

Quel usage Pasteur fait-il de ses brevets? Une premiereréponse nous est fournie par une note des <<Etudes sur levinaigre et sur Ic yin >>, 1868: <<Comme ii arrive fréquemmentque des principes scientifiques, livrés a Ia publicité par leursauteurs, deviennent, entre les mains d'autrui, I'objet de brevetsd'invention par l'addition de dispositifs d'appareils ou de modi-fications insignifiantes, j'ai pris antérieurement a ma communi-cation du mois de février, d'après l'avis de personnes autorisées,un brevet qui primerait tous ceux auxquels mon travail aurait Pudonner lieu; et j'ajoute que je suis résolu des aujourd'hui alaisser tomber cc brevet dans le doniaine public. >> Pasteur utiliseici le droit des brevets a des fins défensives, pour enipêcher leverrouillage d'une invention par des acteurs opportunistes etpour preserver l'accessibilité de son procédé. En placant soninvention dans le domaine public, ii favorise sa diffusion dans Jetissu industriel. Ii établ it son antériorité sur le procddé, maisn'utilise pas le monopole d'exploitation que le brevet lui confère.

Qu'en est-il des autres brevets ? La protection du procédé defabrication de Ia bière mobilisa plusieurs brevets qui fureiitétendus aux Etats-Unis, en Grande-Bretagne et en italic. 11

semble que les brevets américains ne furent pas exploités[Federico, 1937]. Si laplupart des brevets pastoriens furent deli-bérément mis dans le domaine public, Ic brevet relatifà un filtrebactérien pour Ia purification des eaux d'alimentation futexploité par une société créée a cet effet Ia société anonyme dufiltre Chamberland-système Pasteur La pratique de brevetagede Pasteur fut controversée : Si OIl le louait pour avoir verse sesbrevets dans le domaine public, certains lui reprochaient debreveter des connaissances scientifiques: <Dans Ia Semainepolitique du 8 avril 1873 [...} Ic rédacteur s'étonne que Pasteurait voulu faire breveter ses procédés pour Ia fabrication de Iabière. Et c'est le laboratoire de Ia rue d'UIm qui Iui sert de bras-serie expérimentale. Nous ne comprenons pas ce concubinage de

L'ENC,AGEMENT DES CHERCHELJRS... 163

Ia speculation et du patriotisme. Les principes ne sont pas breve-tables. II n'y a que les applications qui le soient>> [Salomont-Bayet, 19861.

Dans le domaine de Ia médecine animate, Pasteur utilisa nonpas le brevet mais le secret pour faire valoir l'originalité de sesrésultats vis-à-vis de ses compétiteurs et pour construire unmonopole industnel et commercial pour Ia fourniture desvaccins. L'exemple le plus remarquable concerne le vacciri anti-charbonneux. Si l'essai du vaccin fut public, Ia méthode depreparation du vaccin n'a jamais ete divulguée par Pasteur[Geison, 1995]. Ce secret s'explique tout d'abord par Ia volontéde se démarquer de Ia methode d'un• competiteur, Toussaint, quia inspire les préparateurs de Pasteur. Ensuite, le laboratoirepastorien s'est efforcé d'etablir un monopole de production.et dediffusion des vaccins anti-charbonneux, et veilla soigneusementa preserver le secret de fabrication. Des 1 881, immédiatementaprès I'essai de Pouilly le Fort, Pasteur est assailli de demandesde vaccins, en France et a I'etranger. Un grand proprietairehongrois demande a Pasteur l'autorisation d'effectuer un essaipublic dans son domaine. Un ministre lui demande

d'assister aux experiences de vaccination et a Iapreparation du vaccin >>. Pasteur répond que la preparation duvaccin ne peut être faite sur place, en Hongrie: prepa-ration est assez simple en principe: je I'ai publiée dans lescomptes rendus de I'Academie des sciences de Paris. Mais, pouren assurer toute Ia valeur, 11 faut beaucoup de temps et même dedepenses... Le temps manquera absolument a M. Thuillier —l'envoyéde Pasteur sur place — pour se livrer a cette etude''.>>La preparation doit être faite dans le laboratoire de Pasteur quidispose du savoir-faire necessaire.

L'exclusivite de Ia fabrication est justifiee par Ia difficulte dela méthode de preparation, qui procède par essais successifs pourtester l'attenuation progressive du microbe, et par le souci de Laqualite des vaccins qui conditionne le succès de leur adoption

I. Lettre au baron Kerneny, 4 octobre 1881. musëe pasteur.

164 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

<<En outre, permettez-moi de vous faire observer que parprudence et afin de ne pas compromettre le succès d'une mdthodea tout prendre delicate, je desire extrêmement que, pendant uneannde au moms, tout le vaccin qui sera utilisd par les éleveurs demoutons et de bestiaux soit prépard par rnoi ou sous masurveillance immediate. >> 11 precise ensuite l'organisation indus-trielle qu'il prdvoit pour produire et diffuser le vaccin: <<Jem'occupe presentement d'installer une sorte de fabrique... auprintemps prochain, je pourrai expédier au Join des tubes remplisde liquide vaccinal aux prix les plus modiques au prix de revientprès.>> Pasteur envisage enfin Ia creation d'un laboratoire enHongrie: je serais le premier a en assurer le succès par lesindications les plus prdcises. >> Les difficultds de conservation duvaccin et Ia croissance du rnarché conduiront Pasteur a accepterIa creation de laboratoires a l'etranger. Le monopole commercialdu laboratoire pastorien fut assure par des contrats de concessionqui prevoyaient Ia division du travail suivante: le laboratoireparisien prdparait les cultures du vaccin qui étaient expédiées aulaboratoire installé sur place, ce dernier ayant Ia charge de les<<régénérer >> et de distribuer les doses vaccinales. Le laboratoirelocal rendait compte de ses rdsultats et de ses difficultés, et solli-citait l'autorisation de Paris pour toute modification.

La propriété de Pasteur sur le vaccin charbonneux futégalement protégée par le ddpôt d'une marque de fabrique, quiest un moyen legal couramment utilisd par les pharmaciens a Iafin du XIXe siècle pour protéger les mCdicaments, alors nonbrevetables. Pour résumer, le monopole de Pasteur sur Je vaccinanti-charbonneux reposait sur Ia spécificité de son savoir-faire delaboratoire, sur le secret maintenu sur Ia méthode de preparationeffectivement utilisée, sur des contrats de concession de cemonopole a des laboratoires affihiés et sur Ia division du travailentre le laboratoire parisien et Jes laboratoires locaux, et enfin surle recours au droit de Ia proprieté industrielle (marque defabrique).

Les pratiques d'appropriation des connaissances de Pasteur serévèlent diversifiées et sophistiquées, qu'iI s'agisse de constituerune bio-industrie et d'asseoir le monopole de son laboratoire et

L'ENGAGEMENT DES CI-IERCHEURS...

de son nom sur Ia commercialisation des vaccins anti-char-bonneux ou de favoriser la diffusion de ses inventions dans letissu industriel (brevets pris puis verses dans le domaine public).Pasteur est partagé entre l'académie et l'industrie, particuliè-rement dans le domaine de Ia médecine. En témoigne Ia contro-verse qui l'opposa a son collaborateur Duclaux sur Ia vocation del'Institut Pasteur. A deux reprises, Duclaux propose de déve-lopper les activités industrielles de l'Institut Pasteur (en créant unlaboratoire destine a Ia fabrication et a Ia vente de Ia levure debière aux brasseurs, en regroupant les laboratoires producteursdes vaccins, en fondant une école de brasserie). Pasteur s'opposea la production a grande échelle de levures pour les brasseurs:<<M. Pasteur était d'accord avec M. Duclaux sur Ia possibilité defabriquer et de vendre aux brasseurs de petites quantités delevures pures... mais ii combattait l'idée de Ia fabrication et de Iavente en grand, par kilos, de Ia levure de 2

>> réaffirme Iafinalité académique et biomédicale de l'Institut Pasteur:

Pasteur voit un grand peril a faire dévier l'lnstitut de son butqui doit être purement et étroitement scientifique°.>

Pasteur n'est pas le seul représentant des Pasteur like acti-vities. Au tournant du siècle, le biologiste Paul Ehrlich, prixNobel, coopéra intensément avec l'industrie pharmaceutiqueallemande [Liebenau, 1990]. L'engagement industriel d'Ehrlichdiffere en plusieurs points de celui de Pasteur. Premièrement,I'Institut qu'il dirigeait était a la fois une unite de recherchemédicale et un bureau national de contrôle et de standardisationauquel l'industrie envoyait ses serums pour qu'ils soient testes etcertifies. Deuxièniement, Ia division du travail entre laboratoireet industrie était beaucoup plus achevée en Allemagne qu'enFrance øü I'Institut Pasteur cumulait recherche et production, surun mode relativement artisanal. Troisièmement, les firmes de Iachimie et de Ia pharmacie en Allemagne se sont dotées très tot delaboratoires d'essai ou de R & D qul entretenaient des liens régu-

12. Comptes rendus du conseil d'adininistration de I' Institut Pasteur, 19 févner 1891.13. Conseil d'administration du 23 mars 1892.

166 CREATEUR, iNVENTEUR ET INNOVATEUR

hers avec hes chercheurs académiques. Les coopérations y étaientdavantage formalisées qu'en France. Des 1894 Ehrhich conclutun contrat avec Hoechst quite met au service exciusif de Ia firmepharmaceutique pour une durée de quinze années. Ehrlich estquasiment intégré a Ia recherche industrietle: it echange avecHoechst des échantillons, des informations, des services. It

signale les opportunités de nouveaux produits, qui sont aussitôtbrevetés par l'entreprise. L'appropriation des travaux des cher-cheurs par t'industrie estjustifiée par l'intérêt mutuel qui lie lesdeux parties : Ehrhich avait besoin du soutien du laboratoire phar-maceutique pour développer un vaste programme de recherche;les brevets devaient être détenus et défendus par une organisationpuissante'4.

LES CHERCHEURS INVENTEURS l)E REGLES ET D'ORGANISATIONS

POUR INTERAGIR AVEC L' INDUSTRIE : LA CREATiON DE CENTRES

DE BIOTECHNOLOGIE A LA FIN DES ANNEES SOIXANTE

EN FRANCE

Les figures de Pasteur et d'Ehrlich nous ont montré des cher-cheurs au de réseaux science-industrie, qui utilisent diffé-rents outils de Ia propriété intellectuelte. L'idée d'unecommunauté scientifique séparée de I'industrie et unifiée par unenorme générale de divulgation des connaissances telle que nousIa présente Merton parait donc tout a fait insuffisante pour décrireIa variété des pratiques de recherche. Les exemples qui suiventvont nous montrer ha manière dont les chercheurs inventent denouveaux dispositifs pour coopérer avec I'industrie et formulentdes règtes d'appropriation de ha recherche qui ne se déduisent nide Ia seule norme de divulgation, ni du seul droit du brevet. Enmême temps, us mettent en des disciplines au croisementdes sciences de l'ingenieur et de Ia biotogie.

14. En France, les entre i'institui Pasteur, mi-acadérnique, mi-indus-triel, et des firmes pharmaceutiques moms équipées en R & D sont beaucoup plus problé-matiques. Voir Liebenau et Robson 1991].

L'ENGAGEMENT DES C}IERCHEURS... 167

Que ce soit a Compiègne ou a Toulouse, les chercheurs fonda-teurs des laboratoires de biotechnologie a Ia fin des annéessoixante (1966-1968) associent d'emblée science, technologie etindustrie. Its inventent de nouveaux objets artificiels et biolo-giques qui intéressent les industriels, its déposent des brevets etits créent des associations de recherche sous contrat et detransfert de technologie. Tout cela de manière simultanée.

Its mettent au point de nouveaux matériaux, tels que desenzymes greffees sur des membranes de cellulose, sur du verre,des briques ou des rafles de maIs, qui intéressent les entreprisesde fermentation. us brevettent teurs inventions, encourages par1'Agence nationale pour Ia valorisation de l'innovation. Unpremier brevet est déposé en mars 1968 par l'équipe deD. Thomas, qui sera complete par ptusieurs brevets d'applicationet étendu en Allemagne et aux Etats-Unis. Au cours des annéessoixante-dix, us concèdent plusieurs licences de brevet et passentdes contrats de recherche pour développer des capteurs enzynia-tiques. Le laboratoire se lance dans te développement d'uncapteur biologique en cooperation étroite avec une sociétéd'instrumentation. Plusieurs prototypes sont construits et testeschez les utilisateurs. En 1978, un contrat passé avec un industrielprCvoit Ia fourniture de plusieurs centaines de membranes biolo-giques par mois.

En même temps, Ia fabrication de ces objets biotechnolo-giques débouche sur le renouvellernent des connaissances enenzymologie (on découvre que t'enzyme introduite dans unestructure acquiert une << mémoire >>). Ces résuttats sont pubtiésdans Nature et dans un ouvrage édité par le prix Nobel de chimieI. Prigogine. Ces nouveltes entités ont une double valeur d' usage,academique et industrietle: <<On a commence en greffant desenzymes sur des supports pour les stabiliser, pour en faire desmodèles. II y avait encore des gens réputés a l'époque quidisaient que l'on ne pouvait pas toucher chimiquement a uneenzyme sans ml faire perdre son activité... Tout de suite, on apense que ce que I'on faisait avait des implications théoriques etméme extrêmement fondamentales, puisque cela revient aétudier comment se créent les formes, des problèmes de struc-

168 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

tures dissipatives, et on a aussi tout de suite percu que c'était unoutil technologique que l'on mettait au point >> (directeur du labo-ratoire de technologie enzymatique de l'université deCompiegne). De plus, en greffant des enzymes sur des supports,les chercheurs de Compiegne contribuaient a faire passer Iabiologie d'une <<science de découverte>> a une <<science

: <<On faisait des objets avec du vivant mais arti-ficiel. Et Ia seule vérité biologique admise ii y a vingt ans, c'étaitIa biologie science de découverte... Or, nous, on ne faisait pasqu'une démarche de découverte, on créait des objets nouveaux>>(directeur du laboratoire).

Outre l'usage des brevets, les chercheurs concoivent des orga-nisations pour coopérer avec l'industrie, et cela des 1970.L'équipe de Daniel Thomas, installée a l'hôpital de Rouen avantde gagner l'Université technologique de Cornpiègne, fonde IaSociété normande de chiniie biologique et medicate. Cette asso-ciation a pour objet <<de développer la recherche biochimique etde chimie physique pure et appliquée, de diffuser et de faireconnaItre le développement de cette branche scientifique dans Iaregion, d'intéresser les industriels et le public a ses développe-ments possibles, d'aider et de subventionner des é.quipes de cher-cheurs ou des chercheurs isolés dans ce doniaine; de collecterdes moyens permettant de rCaliser des programmes de recherchebiochimique pure et appliquée ; de favoriser les contacts avec leséquipes de recherche et tous milieux susceptibles d'utiliser lesrésultats obtenus dans ce domaine >>. Au debut des annéessoixante-dix, l'equipe de Daniel Thomas s'installe dans Ia toutenouvelle université technologique de Compiègne qui ambitionnede développer un nouveau type de recherche, Ia <<recherchetechnologique >>, en interaction étroite avec I'industrie. Ladémarche du laboratoire de Toulouse est tout a fait siniilaire:fondé par des biologistes universitaires et des ingénieurschimistes, ii s'installe dans une école d'ingénieurs (l'INSA) pourentreprendre des recherches appliquées et fondamentales sur lesreactions biologiques. II crée lui aussi une association derecherche, I'<< Association pour le développement des recherchesdes industries alimentaires Ct de fermentation >>, également en

L'ENGAGEMENT CHERCHEURS... 169

1970, et conclut de nombreux accords de recherche avec desindustriels dans le cadre des contrats DGRST'5.

Comparées aux collaborations industrielles de Pasteur, cellesdes biochimistes de Compiegne et de Toulouse se singularisentpar Ia forte croissance des relations contractuelles'6, le develop-pement des institutions de transfert de technologie a Ia périphériedes institutions scientifTiques, 1' importance des politiquespubliques, nationales et européennes, qui incitent au rappro-chement de l'université et de t'industrie.

Depuis Ia fin des années soixante, les chercheurs ont élaborédes outils de cooperation qui visent a la fois a transférer leursrésultats et a réguler les tensions entre bien public et bien privd.us ont progressivement mis au point des formules de contrats, ens'inspirant des contrats de Ia DGRST et en s'instruisant desconflits rencontrés pour introduire des clauses de protection. Parexemple, l'association de recherche sous contrat de Compiègne,instruite par les difficultés de certains laboratoires face a desentreprises qui revendiquaient une propriété manifestement troplarge, a inscrit des clauses d'antériorité des droits du laboratoiresur les sujets qu'il a ddveloppds. Les chercheurs mettent au pointune série de pratiques de protection de leur patrimoine scienti-fique.

Si les contrats passes avec l'industrie attribuent dans près deneuf cas sur dix Ia propriété unique des résultats de Ia recherche,les chercheurs s'arrangent pour limiter I'étendue de cette appro-priation. En premier lieu, en faisant valoir l'antériorité de leuracquis. Le transfert de propriété ne porte que sur les rdsultats deIa prestation tandis que le laboratoire reste propriétaire desdonnées antérieures. Si l'industriel souhaite accéder a ses

15. II faut id souligner le role de l'Etat dans les rapprochernents entre universitd etindustrie dans les soixante ci soixante-dix via les contrats DGRST et Ia creationde I'ANVAR [Benghozi. 1982]. Rappelons-nous que, pour Pasteur, I'Etat a souventjouéun role de dernandeur de recherche appliquee.

16. Entre 1968 et 1991, le laboratoire de technologie enzyrnatique de Compiegne aconclu 62 contrats de recherche avec I'industrie tandis quc Ic centre de biotechnologie deToulouse en a conclu 84. Chaque laboratoire a collaboré avec 47 entreprises dans dessecteurs très diversifies — IAA, pharmadie, instrumentation, energie. Sur cc point, voirCassier [19961.

170 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

connaissances antérieures, ii devra négocier un nouveau contrat.Cette protection est renforcée par les brevets pris sur les tech-niques de base des laboratoires de Compiègne et de Toulouse,ceci des I'origine de ces unites. us peuvent faire egalement valoirleur anteriorité sur un sujet en déposant l'dtat de leurs connais-sances chez un notaire ou en niontrant des carnets de laboratoire.Outre ces mesures de protection, les chercheurs peuvent différerIa signature de contrats industriels sur un sujet trop neuf. usattendront d'avoir engrangé suffisamrnent de résultats et depublications pour négocier un accord. En second lieu, les cher-cheurs s'efforcent de découper l'objet du contrat de manière alimiter l'étendue des droits de l'industriel a un domaine d'appli-cation bien défini. Ce faisant, us préservent leur autonomie sur lesujet qu'ils peuvent développer librernent, dans le contexteacadCmique ou en passant d'autres contrats de recherche avec desentreprises. Enfin, les contrats peuvent définir un droit depropriéte conditionnel pour l'industriel, qui sera suspendu en casde non-usage des résultats dans un délai donné. Une telle clausede propriété a permis au laboratoire de technologie enzymatiquede I'UTC de réutiliser avec un nouveau partenaire industriel destravaux réalisés tors d'un premier contrat, des lors que le premiercontractant s'était désengagd du sujet.

Les chercheurs utilisent dgalement une série de solutions pourdéfendre leur droit de publication face aux revendications de confi-dentialité des industriels. II s'agit en premier lieu de séparer lesdonnées immédiatement publiables des données confidentiellesqui seront consignées dans un dossier technique secret. Seules lesconnaissances les plus proches du milieu industriel seront main-tenues confidentielles tandis que les données transposées dans unmilieu modèle de laboratoire seront publiées. Ce partage ne va passans conflits Ia separation entre modèle de laboratoire et appli-cation n'est pas toujours facile a établir. Ainsi les données sur Iastructure des protélnes ont une valeur commerciale immediate deslors qu'elles décrivent une protéine qui intéresse I'industrie phar-niaceutique. Les industriels sont susceptibles de revendiquer uneprotection par secret bien au-delà de leur doniaine d'application,

L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 171

ne serait-ce que pour empêcher leurs concurrents d' accdder auxconnaissances disponibles.

En deuxième lieu, industriels et universitaires s'entendentpour travailler en parallèle sur des matériels publics et des maté-nets privés. Les chercheurs travaillent sur un materiel derecherche sur lequel its ont la liberté de publier tandis quel'industriel récupère des données transposables a son materielsecret. En troisième lieu, les chercheurs négocient des délais depublication les plus courts possible, afin de ne pas se fairedistancer dans Ia competition scientifique et afin de ne pas pdna-user l'insertion professionnelle des étudiants. Des difficultéspeuvent survenir des lors que l'industriel entreprend de déposerun brevet, ce qui signifie un allongement sensible des délais depublication (ii demãnde alors un délai de dix-huit mois au lieu detrois a six mois en regle genérale). En quatrième lieu, les cher-cheurs marchandent leur droit de publication en s'appuyant sun lefait que Ia plupart des contrats de recherche réalisés ne couvrentpas l'ensemble des coats. L'entreprise ne s'acquittant que d'unepartie des cotits, elle ne peut prétendre a une appropriationcomplete des résultats.

Les chercheurs de Compiègne et de Toulouse ont progressi-vement ordonné leurs transactions avec l'industrie ils ont sépardles contrats de recherche exploratoire, qui donnent gdnéralementlieu a des theses, des prestations de recherche répétitives et desprojets d'innovations conduits jusqu'à l'industrialisation. ACompiègne, Ia separation entre Ia recherche cooperative, d'unepart, et les projets d'innovations industrielles, d'autre part, a étéprécipitée par les pertes financières enregistrées par I'associationde recherche sous contrat: << En 1979, l'association était bienassise, elle commencait a avoir de Ia trésorerie, on s'est dit qu'onpourrait faire nous-mêmes de Ia valorisation sur Ia trésoreriegenérale des contrats, faire nous-mêmes un prototype et essayerde le vendre. Or, ces coups-là ont rate>> (directeur de I'asso-ciation). Si bien qu'à Ia fin des années quatre-vingt, I'associationde recherche se recentre sur les <<recherches communesuniversité-industrie>> tandis qu'une société anonyme nouvel-lement créée s'occupera des dossiers de developpement prdin-

172 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

dustriel et des prestations les plus marchandes (conseilscientifique et services de gestion pour les petites sociétés crééespar les chercheurs). Les chercheurs et les institutions universi-taires ont progressivement construit un marché concret de Iascience et de Ia technologie, supporté par un continuum d'orga-nisations qui va du plus academique au plus marchand.

Si les laboratoires de biotechnologie de Cornpiegne et deToulouse se sont développés en interaction étroite avecI'industrie, les formes d'engagement (ou de désengagement) deschercheurs vis-à-vis de l'industrie et du marché sont variées. Onpeut observer dans chaque laboratoire un continuum de positionsdans un espace académie, industrie, marchd. Certains chercheursse tiennent a distance de l'industrie: us n'ont pas de collabora-tions directes avec des entreprises et s'ils sont amenés a travaillersur le sujet d'un contrat industriel, ils resteront sur Ia partie Iaplus theorique de Ia recherche. Par exemple, deux chercheursCNRS de l'dquipe de biomathématique de Compiegne onttravaillé sur un contrat passé avec le laboratoire de recherched'une grande société de traitement des eaux. Ils en ont tire unmodèle de reaction biologique qu'ils ont réutilisé par la suite.Mais cette collaboration industrielle fut ponctuelle dans leurprogramme de recherche. II n'en va pas de méme pour d'autreschercheurs du laboratoire qui sont pleinement engages dans lesPasteur like activities. Ceux-Ià sont susceptibles de contacter leslaboratoires de R & D de plusieurs entreprises pour définir unprogramme de recherche technologique ou pour monter unenouvelle équipe. us développent parfois leurs travaux dans desmilieux quasi industriels ou construisent des prototypes pré-commercialisables, méme s'ils veillent a ne pas aller trop loindans Ia recherche industrielle. Ils publient dans les revues acadé-miques et technologiques, et déposent des brevets. Enfin,plusieurs chercheurs de Toulouse et de Compiègne se sontengages beaucoup plus en avant dans l'industrie ou sur le marchéde Ia recherche, en gagnant un laboratoire industriel on en créantune société de biotechnologie. Par exemple, un professeur del'INSA de Toulouse, qui avait développé des connaissances engenie enzymatique, a décidé, au milieu des années quatre-vingt,

L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 173

de créer une société privée de recherche dans cette spécialité. Itest devenu directeur scientifique de I'entreprise, qul vend de Iarecherche sous contrat et qui a monte une unite de productionindustrielle dans Ia region. Ii partage aujourd'hui son temps entreIa direction scientifique de l'entreprise et Paul-Sabatier ii dirige le centre de biotechnologie.

LA PLURALITE DES REGISTRES D'ACTION DES CHERCHEURS,

ENTRE BIEN PUBLiC ET BIEN PRIVE: LA RECHERCHEGENOMIQUE

ET LA GENETIQUE DU CANCER DU SEIN

La gdnétique du cancer du sein eSt emblematique de Ia dyna-mique d'integration de Ia science et du marchd [Cassier etGaudillière, 2000]. Si les premieres recherches pour etidentifier les genes de predisposition au cancer du sein se sontdéroulées dans le cadre des institutions académiques et cliniques,elles out très vite suscité l'intérêt du capital risque et des grandslaboratoires pharmaceutiques, A peine Ic premier gene desusceptibilité est-il localisé en décembre 1990 par une cher-cheuse de l'université de Berkeley, Marie-Claire King, qu'unchercheur de l'université de l'lJtah, Mark Skolnick, fonde unestart up de génomique dans le parc scientifique attenant al'université, en 1991. Eli Lilly passe aussitôt un contrat derecherche avec Ia sociétd fondée par Skolnick, Myriad Genetics,pour financer Ia chasse au gene. Celle-ci se termine par le dépôtde multiples brevets concurrents qui émanent des sociétés degénomique, des universités et d'une fondation pour Ia recherchecontre Ic cancer (The Cancer Research Campaign en Grande-Bretagne). Bien que Ia polarité du marchd soit très forte, on peutcaractériser plusieurs registres d' action des chercheurs.

Le premier registre est celui des chercheurs qui sont attachesa Ia science en tant que <<bien public>> ou <<bien commun pourles patients >>. Aux Etats-Unis, dans Ic domaine de la génomiqueet du cancer du scm, on peut retenir Les profits de Francis Collins,directeur du programme national américain sur le génomehumain, et de Marie-Claire King, qui proposa la premiere locali-sation d'un gene de predisposition au cancer du sein, BRCA1.

174 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

Ces deux scientifiques ont coopéré au debut des années quatre-vingt-dix au sein d'un consortium académique pour identifier etséquencerle premier gene de predisposition au cancerdu sein. usétaient alors en concurrence avec Myriad Genetics. Marie-ClaireKing offrant sa collection d'ADN et ses connaissances sur Iagénétique du cancer du sein, Francis Collins apportant la puis-sance de séquençage de son centre de gCnomique. Après Iapremiere localisation du gene qu'elIe eQt proposée en 1990,Marie-Claire King fut contactée par des laboratoires pharmaceu-tiques. Elle refusa toutefois de s'engager dans Ia creation d'unesociété dédiée a Ia génCtique du cancer du sein. Elle ne croyaitpas a I'émergence d'un veritable marché des tests génétiques,l'essentiel restant pour elle de découvrir Ia fonction biologiquedu gene pour envisager des solutions therapeutiques a offrir auxpatientes. Elle dénonça même opportunisme des sociétés debiotechnologie qui précipitaient l'ouverture d'un marché destests génétiques en I'absence de connaissances scientifiquessuffisantes sur ces genes.

Marie-Claire King fut pressée par les NiH de déposer desbrevets sur les mutations du gene BRCAI qu'elle avait identi-flees, pour ne pas laisser le champ libre a Myriad Genetics. Dcfait, elle est co-inventrice de deux brevets déposés parl'université de Californie et I'université de Washington. Aprèsqu'elle eut perdu Ia course au gene BRCAI face a MyriadGenetics, elle développa a l'université un programme derecherche sur la fonction biologique du gene BRCAI, fonctionqul n'est d'ailleurs toujours pas établie. File participe égalementaux réfiexions sur l'usage de Ia génétique dans le cadre del'American Society of Human Genetics et elle est très attachée ai'intervention des associations de patientes pour améliorer Iamise a disposition et I'encadrement legal des tests gCnétiques.Son collègue Francis Collins joue un role de premier plan dans lasphere publique de la recherche, et cela de plusieurs manières.Dans le domaine du cancer du sein, it fut réservé quant a Ia misesur ie marché des tests génétiques au milieu des années quatre-vingt-dix et se déclara partisan d'un meilleur encadrementmedical de ces tests, compte tenu de i'écart existant entre Ia four-

L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 175

niture de I'information gdnétique et les possibilités de prise encharge médicale des porteurs d'une mutation. II recommandait Iafourniture des tests dans le cadre d' un protocole de rechercheautorisé par un comité d'agrément. Ii participa avec Marie-ClaireKing a Ia redaction des guidelines de l'American Society ofHuman Genetics sur les tests des genes BRCAI et 2, qui furentpubliéesen 1994.

Outre cette activité d'expertise et de regulation relative al'usage social de Ia génétique, Francis Collins dirige depuis 1993le programme de séquencage du génome humain des NIH. Uneveritable course de vitesse oppose le secteur public et le secteurprivé dans ce domaine, le second gardant l'information secrete etddposant des brevets sur les sequences potentiellement intdres-santes tandis que le premier verse ses données sur Internet dansles vingt-quatre heures qui suivent leur assemblage. FrancisCollins defend une politique de diffusion immediate de Iasequence dans le domaine public. II commentait ainsi Ia prise deposition de Tony Blair et de Bill Clinton en faveur de Ia divul-gation complete de Ia sequence du génome humain: Afind'assurer Ia disponibilité de cette information pour les cher-cheurs, pour leur permettre de developper une nouvelle géné-ration de diagnostics, de traitements thérapeutiques et destrategies preventives, cette connaissance fondamentale dolt êtreplacee dans Ic domaine public afin que tout le monde puissel'utiliser librement. J'applaudis Ic Premier ministre et Ic

président de recommander l'accès immédiat et libre a Ia sequencedu génome humain > La sequence étant une connaissance quiest encore très en amont, sur laquelle on salt peu de chose, iiimporte de Ia placer dans le domaine public pour que tous leschercheurs qui ont des idées puissent y accéder immédiatement.La prise de droits exclusifs sur une telle connaissance ne pourraitqu'entraver Ia recherche et les innovations. Son argumentation serévèle assez proche de celle de Dasgupta et David [1994], sur

17. Conference de presse donnée avec Neal Lane, directeur du Bureau dU présidentpour Ia science et Ia technologie, 14 mars 2000.

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l'open science. Collins envisage une complémentarité entre lesecteur public, fournisseur de données brutes, et le secteur privé,qui pourrait ajouter de Ia valeur a la sequence en décelant safonction biologique.

Le second registre d'action est très different puisqu'ils'incarne dans Ia trajectoire d'un chercheur-entrepreneur, MarkSkolnick. Skolnick est a l'origine un géndticien des populationset un informaticien (ii menait ses travaux dans le départementd'informatique médicale de l'université de l'Utah). Après destravaux de genétique des populations dans une vallée des Alpesitaliennes, il gagne l'Utah en 1974 pour exploiter les donnéesfamiliales enregistrees ala Société généalogique de l'Utah sur lesdescendants des pionniers. II participe aux premiers développe-ments de Ia génomique (il est l'un des inventeurs d'une techniquede marquage du génome) et il oriente ses travaux vers Ia carto-graphie gdnétique d'un certain nombre de maladies. L'utilisationdes genealogies des mormons, qui sont de très grande taille, estun atout pour identifier ces genes. Ii decide en 1991 de mobiliserdes fonds privés et de créer une société de génomique pourchanger I'échelle de ses recherches. La vocation de MyriadGenetics sera d'identifier des genes de predisposition a desmaladies, de développer et de commercialiser les tests gCnétiquesafférents et de vendre aux laboratoires pharmaceutiques les droitsdes applications thdrapeutiques dérivées de ces genes.

Myriad Genetics passe des accords de recherche avecplusieurs firmes pharmaceutiques sur des pathologies variées(cancers, maladies cardio-vasculaires, obésité, asthme,depression, etc.). En 1995, elle investit pour construire une usinea tests a proximité immediate de ses Iaboratoires de recherche.Cette plate-forme de séquençage devrait permettre d'offrir unelarge panoplie de tests, celle de Ia <<médecine predictive etpersonnelle >> dont Myriad fait Ia promotion. Les tests des genesBRCA sont commercialisés en 1996. En 1999, les premiers testsgénétiques pour les maladies cardiovasculaires sont proposes. En1999, la société realise un cinquième de son chiffre d'affairesavec Ia vente des tests génétiques, le reste étant fourni par Ies

L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 177

contrats de recherche conclus avec les laboratoires pharmaceu-tiques. Myriad Genetics compte actuellement 285 salaries.

Mark Skolnick reprdsente le profit type du chercheur-entre-preneur. II s'est attaché a valoriser ses connaissances en géné-tique des populations sur le marchd financier, a crder un marchdprivé de Ia recherche sur les genes de predisposition auxmaladies, a construire un marché de Ia médecme predictive. PourSkolnick, Ia privatisation de Ia recherche et I'extension de Iasphere marchande dans le domaine de Ia géndtique medicate vontde pair avec l'amélioration du bien-être social. La possibilité debreveter les genes attire les investissements privés qui accélé-reront Ies innovations médicales. Ii souligne Ia complémentaritéde l'université et des sociétés privdes de biotechnologie quiréalisent près de Ia moitié de Ia recherche génétique aux Etats-Unis. La start-up coopère régulièrement avec I'université locale:les équipes universitaires qui disposent de Ia base de donndes surles families des mormons se chargent de Ia selection des familiesa étudier et de la coilecte des échantillons d'ADN tandis queMyriad s'attache a localiser et a sequencer les genes. Skolnick etMyriad Genetics s'inscrivent dans le système de recherchepropose par Gibbons et al. dans lequel La science est de plus enplus intégrée au marché. Toutefois, cette symbiose entreuniversité et industrie ne doit pas masquer ies possibilitds deconflits touchant aux restrictions de publication ou aux exclusi-vitds demandées par Myriad, problèmes qui sont dvoqués par desuniversitaires qui ont coliabord avec eiIe'8.

Le troisième registre d'action que nous analyserons est celuides cliniciens-chercheurs, principalement en France et secondai-rement aux Etats-Unis. us ont une activité hybride qui associe Iarecherche en génétique humaine (Ia recherche de genes de prddis-position ou les etudes épidémioiogiques sur les families a hautrisque de cancer), le développement de techniques de tests (usproduisent des tests en routine pour les patients), le conseil

18. Cf. I'article du Guardian du IS décembre 1999 relatant le conflit entre MyriadGenetics Ct Barbara Weber, généticienne a I'universitë de Pennsylvanie, duconseil scientifique de Myriad.

178 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

génétique pour les patients et leurs families. Leur activité sedéroule dans un contexte académique et medical, a i'écart dumarché. Leur pratique de recherche s' inscrit généralement dansun cadre collaboratif (groupe Genetique et Cancer de Ia Liguecontre le cancer, consortium international sur le cancer du sein,programmes européens). Les connaissances et les techniquesqu'iis developpent ne sont pas des objets de valorisationmarchande, mais des valeurs d'usage médicales, a appliquer auxpatients. Leur activité se déroule dans un cadre non marchand:its sont aides par Ia Ligue contre le cancer et les programmes derecherche publique, les tests qu'ils fournissent sont finances pardes fonds de recherche. us n'ont pas de culture de propriétéindustrielle et les seules relations qu'ils aient avec i'industriesont des echanges de techniques et de services (us proposent detester les nouvelles techniques mises au point par les firmes, encontrepartie de quoi ils récupèrent les résultats obtenus sur leurséchantillons). us sont attaches a Ia fourniture des tests dans uncadre clinique : c'est Ia consultation de génétique qui dolt jouerun role primordial pour Ia selection des patientes et des familiesa risque a qui on proposera un test génétique, et non le marchélibre des tests. us ont une importante activité de regulation pourencadrer l'usage des tests. Ces cliniciens sont hostiles aubrevetage des genes et sont favorables a une regulation publiquede l'appropriation et des usages de Ia génétique'9.

CoNcLusioN

Premier enseignement, l'engagement industriel ou commer-cial des chercheurs est au moms aussi ancien que Pasteur ouEhrlich. Cela ne signifie pas que les relations entre science,industrie et marché n'évoluent pas. En attestent Ia croissance des

19. La question de Ia brevetabilité, non pas du génome mais des applications defaites sur les liens entre genes et maladies, est un enjeu majeur. Tant au

niveau des assurances qu'au niveau de Ia brevetabilité, les choix qui seront faits dépen-dront de I'arrière-plan ideologique: Iibéralisme ou [Stoppa-Lyonnet,Blandy, Eisinger, 1997].

L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS... 179

collaborations contractuelles entres firmes et laboratoires ou plusrécemment Ia place nouvelle des marches financiers et desbrevets dans Ia recherche sur le génome humain. On ne peut doncse satisfaire du schema linéaire qui fait succéder le mode 2 aumode I de production des savoirs, même s'il présente l'intérêt derésumer I'évolution récente des pratiques de recherche et desinstitutions scientifiques. Pas plus qu'on ne peut se satisfaire deI'image produite par Merton d'une communauté scientifiqueisolée qui s'efforce de se maintenir a distance de l'industrie.

Le second enseignement porte sur les normes d'action deschercheurs. Si Merton souligne justement le conflit entre deuxlogiques d'appropriation et d'usage des connaissances, celle dubien public et celle du bien privé, ii définit une structurenormative de Ia science qui elude la réalité des pratiques derecherche et Ia diversitd des engagements. Pour Merton, les cher-cheurs adoptent les normes culturelles de leur communautd, enl'occurrence cel(es du bien commun, qui sont transmises sousforme de prescriptions, de préférences ou de permissions. OrI'observation des pratiques des chercheurs qui se situent aI'interface de l'académie et du marché montre Ia variété desoutils et des normes de propriete qu'ils utilisent ainsi que lesprocessus d'interprétation, d'adaptation et d'invention de cesnormes. Les normes d'appropriation étant mobilisées, ajustées,redéfinies dans des actions de recherche situées relativement ades objets concrets. Les chercheurs qui travaillent dans lecontexte des applications sont conduits a gérer différents niveauxde publicité et d'accessibilité de leurs travaux, effire bien privé etbien public. Si Pasteur verse les brevets qu'iI ddtient sur levinaigre et le yin dans le domaine public, il s'efforce de preserverle monopole tant scientifique que commercial qu'il possède surle vaccin charbonneux. Les chercheurs des centres de biotechno-logie de Compiegne et de Toulouse ndgocient avec les industrielsdifférents compromis entre divulgation et protection desrésultats. us distinguent les contrats de recherche les plus acadé-miques, sur lesquels ils revendiquent un droit de publication, desprestations les plus marchandes et les plus finalisdes surlesquelles Ia propriété des industriels sera plus étendue. Quant

180 CREATEUR, INVENTEUR ET tNNOVATEUR

aux chercheurs qui participent a Ia recherche génomique, usdébattent du statut économique des genes et des frontières atracer entre le domaine public et le domaine privé de la science.II s'agit a chaque fois pour les chercheurs, sur chaque nouvelobjet, de delimiter ce qui relève du bien public ou du bien privé.

Le troisième enseignement touche a Ia variété et a Ia cohé-rence socio-économique des positions des chercheurs dans unespace qui relie science, technologie et rnarché. On a identifléplusieurs degres d'engagement ou de desengagement des cher-cheurs, depuis ceux qui se tiennent a distance du marché, ceuxqui développent leurs travaux a travers des coopérations indus-trielles, ceux qui passent dans le secteur privé de Ia recherche,start-up ou laboratoire de R & D d'une grande firme20. Ces diffé-rents registres d'action renvoient chacun d'eux a une certaineconception de l'économie de Ia recherche. Les premiersdéfendent l'étendue de Ia sphere publique de Ia recherche, etnotamment I' accessibil ité des connaissances qu' us produi sent etune certaine autonomie d'investigation et d'expertise. Lesseconds, engages dans les Pasteur like activities, mettent I 'accentsur les processus de creation scientifique et d'apprentissagemutuel qui Iient laboratoires et firmes industrielles. Les troi-sièmes justifient leur action par I'efficacitd de Ia propridte privée•et de l'échange sur le marché pour développer Ia recherche et lesinnovations. L'identification de ces différents modes d'enga-gement et de leurs justifications économiques permet de dépasserIa sociologie mertonienne des sciences qui représente I'activitédes chercheurs au sein d'une institution scientifique homogenegouvernée par des normes d'une grande originalité. Elle montredgalement les limites d'une sociologie des réseaux science-tech-nologie-marchd qui conclut a I'effacement des frontières entrel'appropriation publique et I'appropriation privée [Gibbons etal., 1994, p. 164], et qui occulte les conflits et les problèmes de

20. On retrouve les trois modes de production de Ia science par Nelson etRomer [1994], qui distinguent les Bohr like activities, a distance des applications, lesPasteur like activities, soit Ia science dans Ic contexte des applications, ci les Edison likeactivities, soit Ia science et Ia technologie dans Ia sphere commerciale.

L'ENGAGEMENT DES CHERCHEURS 181

regulation qui se posent aux chercheurs et a la soclété pour main-tenir un equilibre entre ces différents modes de production etd'appropriation des savoirs.

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7

Réseaux et capacité collectived'innovation l'exemple du brainstorming

et de sa discipline sociale

Emmanuel Lazega

II n'est pas rare de trouver des theories sur l'importance desréseaux sociaux pour Ia capacité individuelle d'innovation'. Onpeut considérer, par exemple, un fort score de central ité et un fortscore d' autonomie dans les réseaux intra-organisationnelscomme un indicateur de cette capacité: un acteur central peutavoir davantage qu'un acteur marginal accès aux informationsnécessaires pour proposer une solution innovante a desproblèmes récurrents. Un acteur autonome peut avoir davantaged'opportunités qu'un acteur trés contraint de créer des coalitionscapables de promouvoir un tel changement. II est plus rare, enrevanche, de trouver des theories sur l'importance des structuresrelationnelles pour Ia capacité collective d'innover.

Dans les ensembles organisés, Ia participation a I'actioncollective — par exemple dans le travail en équipe, dans Ia délibé-ration sur les regles a adopter, dans Ia misc en ceuvre des accords— requiert des échanges de toutes sortes de ressources [Crozier etFriedberg, 1977; Lazega, 1999a; Lazega et Pattison, 1999;Lindenberg, 19971. Ces ressources comprennent tous les moyensutiles a des fins individuelles et collectives, comme par exemple

I. Voir Ibarra [1989] pour une des premieres approches utilisant l'analyse de réscauxsociaux dans ce doinaine.

184 CREATEUR. INVENTEUR ET INNOVATEUR

l'information, Ia bonne volonté des collegues, le conseil, parfoisle soutien émotionnel. D'un point de vue structural, ceci conduita l'hypothèse que, pour participer a des efforts collectifs d'inno-vation, les membres doivent compter sur l'existence, dans leursréseaux de relations, de sous-structures relationnelles (uniplexesou multiplexes2) dont le role est de les aider a cooperer et aechanger de rnanière réguliere et adaptée a leur objectif d'inno-vation en commun. Cette aide intervient notamment au momentd'entrer dans les de [Sutton et Flargadon,1996] nécessaires a leur motivation, et pour garder le contrôle deces enchères. En d'autres termes, a Ia fois pour cultiver et pouratténuer Ia concurrence de statut entre collegues participant a Iarecherche de solutions nouvelles a des problèmes nouveaux ourécurrents.

Pour tester cette hypothèse sur Ia relation entre innovation etstatuE social dans l'organisation, on représente ce travail collectifd'innovation comme une forme de brainstorming, et ce derniercomme un mécanisnie social soutenu par Ia presence de ces sous-structures particulières. A son tour, le fonctionnement de cemécanisme peur être considéré comme un atout collectif, unecomposante du de gouvernance> ou du capital socialde l'organisation3 [Coleman, 1990; Leenders et Gabbay, 1999;Lazega et Pattison, 2001]. Notre travail s'appuie sur l'étude deréseaux d'un cabinet d'avocats d'affaires, une organisation collé-giale, dite knowledge-intensive [Waters, 1989; Lazega, 1999b],dans laquelle différentes formes de brainstorming informel sontcouramment pratiquées. Comme le suggère l'analyse des rela-tions complexes entre experts [Alter, 1996, 2000; Gadrey,1996; Gallouj, 1991, 1994; Gallouj et Weinstein, 1997;

2. La multiplexité renvoie a l'existence de plusieurs types de relations entre deuxpersonnes ou plus, et par consequent a l'idée que différents types de jessources sont trans-férés ou échanges entre elles [Wasserman et Faust, (9941 pour rendre possible laproduction en common.

3. Cette conception du capital social de I'organisation s'inscrit dans une traditionsociologique qui s'inléresSe aux mCcanismes sociaux sous-tendant l'activitC économique,a commencer par Durkheini et Weber, et maintenant bien établie [Smelser et Swedberg,1994, pour one vue d'ensernble].

RESEAUX FT CAPACrTE COUECTIVE 185

Starbuck, 1992], Ia production dans ce type d'entreprise est trèsdifficile a routiniser, l'expertise professionnelle ne peut dtre fad-lement standardisde, et les coats de transactions <<internes >>,entre membres, peuvent être considdrds comme une bonne partdes coats de l'action collective. II s'agit donc d'un milieu detravail dans lequel on peut verifier l'existence des regularites(dans l'dchange de plusieurs types de ressources) nécessaires aubrainstorming.

Le role de ces sous-structures relationnelles dans le brain-storming (comrne processus d'innovation) peut être brièvementidentifié en résumant le travail typique des membres de cetteorganisation, ainsi que les ressources dont us ont besoin pourl'accomplir. us doivent être capables de coopdrer rapidement etefficacement, de réagir a des problèmes complexes et non stan-dardisés. Dans ce contexte, des équipes temporaires composdesd'associés et de collaborateurs (au moms un de chaque) consti-tuent le noyau des groupes de travail multifonctionnels et parfoisaussi multidisciplinaires (contentieux, conseil de gestion).L'importance de l'interdependance et de Ia cooperation dans ceséquipes apparaIt dans Ic fait que Ia performance économiqueindividuelle est positivement et significativement associée al'appartenance a une équipe et a La relationnelleque celle-ci exerce sur ses membres [Lazega, 1999a]. La coopé-ration dans cette organisation collégiale est pourtant marquee parIa concurrence de statut et par ses enchères. Ce travail est très<<délibératif>> et par consequent inextricablement lid auxjeux destatut [Lazega, 1992]. Cependant, a un moment ou a un autre, unassocid met fin a cette délibération. Cette intervention del'autorité hierarchique n'est pas bien accueillie entre experts. Lebesoin se fait sentir d'un mdcanisme d'attdnuation des effetsndgatifs de cette intervention. Le role des sous-structures rela-tionnelles est de faciliter le fonctionnement de ce mécanismesocial pour entretenir Ia capacitd d'innovation collective de cetteorgan isation.

Les rdsultats de nos analyses montrent que l'on peut consi-dérer que deux dtapes (analytiquement parlant) caractdrisent ceprocessus social. Dans une premiere etape, les pairs (ou

186 CREATEIJR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

comme les appelait BoulTicaud [1961]) endésaccord se tournent vers des associés plus anciens pour obtenirun conseil ou recourir a un arbitrage. Cette démarche expliquel'interdependance observée plus bas entre relations de travail etrelations de conseil dans cette organisation4. Une seconde étapeconsiste a éviter que Ia rival ité ne soit simplement transférée plushaut — par une sorte d'effet domino — lorsque les membres d'unemême équipe se tournent vers plusieurs tierces parties, elles-mêmes potentiellement rivales, a des fins d'arbitrage. La solutionest alors soit de ne s'adresser qu'à un seul conseiller, soit de setourner vers des conseillers eux-mêmes fortement relies,capables de parvenir a un consensus plus facilement que lesmembres de l'equipe de travail engagée dans le brainstorming.L'existence de cette seconde etape dans Ic processus d'atté-nuation est attestée plus bas par Ia fréquence, dans les réseauxsociaux du cabinet, de configurations relationnelles danslesquelles une relation de conseil et une relation d'<<apparaissent ensemble : l'utilisation de cette <<distance au role>>au sens goffmanien permet l'atténuation de Ia rivalité, au momsentre arbitres.

Cette presentation explique pourquoi et comment uneapproche structurale de Ia cooperation entre experts doitexaminer les transferts ou échanges de ressources nécessaires aufonctionnement de ces groupes de travail. Cette approche permetde montrer qu'un mécanisme social fournit une solution struc-turale a ce problème d'atténuation. Techniquement, ces rCgula-rites s'observent par Ia presence significative de sous-structuresdyadiques, triadiques ou d'ordre supérieur, mais toujours multi-plexes, combinant trois ressources (Ia bonne volonté descollègues, le conseil et l'< amitié >) transférées ou échangeesentre membres5. En particulier, I'analyse est centrée sur les inter-

4. Voir Blau [1964] pour le cas gënëra!, puis des derivations du inême pnncipe dansLazega [1995], Lazega ci Van Duijn [1997].

5. Dans sa conception de l'analyse de réseaux, Michel Callon [1991] ne you pasl'intérCt de preter attention a Ia circulation conjointe de plusieurs rcssourccs bien sped-fiques. II affirme qu'iI suffit de décrire des associations ' ernie entités>> (humaines,non humaines). Notre approche, on le volt, est différente.

RESEAUX CF CAPACITE COLLECFIVE D'INNOVATION... 187

relations entre types de relations observées et sur un nombrelimité d'interdépendances entre elles. On utilise pour cela desmodèles appelés [Frank et Strauss, 1986; Pattison etWasserman, sous presse; Wasserman et Pattison, 1996} quipermettent de déconstruire le mécanisme et d' analyser le jeu desinterdépendances entre types de relations différentes. Après avoirdécrit le cabinet de manière un peu plus détaillée, on identifie lessous-structures locales et multiplexes qui contribuent — plus quetoutes les autres sous-structures possibles — a l'organisation decette forme de cooperation.

BRAINSTORMING ET ENCHERES DE STATUT DANS UN CABINET

D' AVOCATS D'AFFAIRES

La forme organisationnelle des cabinets d'avocats d'affairesest décrite en detail parSmigel [1969], Nelson [19881 et Galanteret Palay [1991]. La structure formelle de ces cabinets est fondéepremierement stir Ia distinction entre administratifs et profes-sionnels, et deuxièmement sur Ia distinction, parmi les profes-sionnels, entre associés (copropriétaires du cabinet) etcollaborateurs (avocats salaries tenus de facturer environ deuxmule heures de travail par an). Les associés sont au sommet de Iahiérarchie. us dirigent le cabinet au moyen d'un systèmecomplexe de commissions. La relation hierarchique entreassociés et collahorateurs est d'ordinaire très marquee. Les colla-borateurs doivent manifester une certaine déférence a l'égard desassociés, surtout en public ou devant les clients. Cette structurecollegiale formelle est lourde, difficile a mobiliser, et les prisesde decisions sont lentes. Face a ces difficultés, les cabinets déve-loppent des structures informelles plus centralisées, dirigées pardes associés plus centraux que d'autres (par exemple les rain-makers, qui contrôlent les plus gros clients du cabinet) ou unecentrali sation plus bureaucratique.

Ces cabinets justifient des honoraires très élevés en seprésentant comme I 'elite de la profession juridique, seule capablede mobiliser rapidement de grandes équipes d'avocats et de gérerdes affaires complexes exigeant une connaissance sophistiquée

188 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

du droit et de ses plus récents développements, Pour recruter lesmeilleurs collaborateurs possible (i.e. sortant des facultés de droitles plus réputées et faisant preuve de créativitd au momentd'imaginer des strategies gagnantes pour les clients), ces cabinetsdoivent pouvoir leurdonnerl'espoirde devenir associés au termede six a dix ans de travail conime collaborateurs. Si au terme decette période le collaborateur n'est pas coopte comme associé, iiou elle dolt quitter le cabinet. C'est la règ(e du up or out. Laressource Ia plus importante d'une étude d'avocats reside dansson capital humain et social (experience, niveau de sophisti-cation, reputation, bonnes relations avec les clients, bonnes rela-tions entre associés). La structure traditionnelle des cabinetsd'avocats a pour fonction de rendre possibles le contrôle, lepartage et l'accumulation de cc capital [Gilson et Mnookin,1985]. Les etudes d'avocats s'organisent autour de Ia promotionau partenariat comme mécanisme de protection de ce capitalhumain et social, ainsi que de contrôle des collaborateurs.

Le cabinet dans lequel cette étude de réseau a Cté menée estformellement structure suivant ce modèle. II s'agit d'un cabinetencore relativement (du point de vue desassociés). Au moment de l'enquete, il rassemble 71 avocats, dont36 associés dans trois bureaux différents. II est relativernentdécentralisé, mais sans distinctions entre centres de profit. ii doitsa croissance rapide a une fusion. Ses deux grands domaines despécialisation sont Ic contentieux (litigation) et Ic conseild'entreprise (ou corporate, c'est-à-dire tous les services juri-diques, excepte Ic contentieux, dont ont besoin les entreprises etles institutions publiques). Dans l'un et l'autre domaines, lestâches accomplies par les avocats créent entre eux une forte inter-dépendance.

Le travail des avocats conseils d'entreprise (corporatelawyers) comporte un éventail de tâches aussi vaste, par exemple,que mettre sur pied des transactions complexes, comme l'achatd'un centre commercial, arranger des accords de gros prêtsbancaires, créer des sociétés, contrôler I'achat ou Ia vente deproduits financiers, diriger pour un client des négociations al'échelle intemationale, et bien d'autres encore. II est impOrtant

REsrAux ET CAPACITE COELECTEVE D'INNOVATION... 189

de voir que Ia mémoire collective du cabinet est une ressourceindispensable que les associés et les collaborateurs souhaitentpouvoir mobiliser facilement au cours de leur travail, notammentau moyen de consultations et de brainstormings plus formels.Les litigators sont des spécialistes du contentieux plus combatifsqui interviennent après-coup pour représenter le client dans unconflit ouvert avec l'autre partie. L'activité des litigators estmoms feutrée et continue que celle de Ia plupart des avocatsconseils. Elle est plus irrégulière, très intense pendant unepériode fixée par les délais de procedure, puis parfois très ralentiependant de longues périodes. Elle consiste a représenter le clientauprès du tribunal pendant le procès, y compris assigner l'autrepartie en justice, gérer les pièces introduites dans les procès,écrire et presenter des requCtes. Leur travail peut comprendredestâches comme reformuler en termes juridiques des affirmationsde leurs clients, les argumenter de manière serrée. Mais lemoment le plus libre de lens activité est avant l'introduction duproces. C'est Ia période øü Ia definition en commun de Ia stra-tégie a suivre, les jeux de pouvoir et Ia gestion de I'informationpréorganisent le procès en négociant Ia definition du conflit[Mann, 1985]. Dans les cabinets qui gèrent des contentieux agrande échelle, l'organisation du travail des avocats suppose Iacreation d'equipes plus ou moms temporaires d'associés et decollaborateurs, ainsi qu'une infrastructure qui peut devenircomplexe, comme par exemple la creation d'équipes satellitesqui travaillent a plein temps dans les locaux du client6.

Dans ce contexte, les équipes d'associés et de collaborateursconstituent le noyau de groupes de travail multifonctionnels etparfois multidisciplinaires. Dans ces équipes, les associésconservent leur autonomie en matière de definition des fins et desmoyens. Les collaborateurs pour leur part se retrouvent souventen position de brainstorming avec des associés au statut plusélevd. Ceci crée ce que Sutton et Hargadon [1996] appellent desstatus auctions, des enchères de statut, et un pseudo-marché pour

6. Pour une presentation plus complete du cabinet, voir Lazega [2001].

190 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

de Ia cooperation entre membres de statuts semblable et/oudifferent. Ceci signifie que, lorsqu'ils délibèrent au sujet d'uncas, les collaborateurs et les associésjouent souvent Un jeu égali-taire et collegial dans lequel tous les arguments ont un poids égal.Cependant, a un moment ou a un autre, Ia plus grande experiencedes associés ou leur responsabilité vis-a-vis du client devient uneraison pour justifier l'arrêt des délibérations et Ia prise dedecision souvent unilatérale concernant Ia manière dont les casseront traités et les efforts distribués. Ceci est souvent percu pardes collaborateurs frustrés comme un comportement autocra-tique de la part d'associés imposant des critères idiosyncratiquesde bonne pratique. Mais us l'expriment rarement. us espèrentavancer en ancienneté vers le sommet de Ia pyraniide des colla-borateurs, pour devenir un jour associCs. Entre assoclés, avoir ledernier mot a l'issue de ce type de délibération apparalt commeun devoir evident de prestataire de services ou d'éducateurprofessionnel. Des differences entre associés, cependant,peuvent soit être traitées comme des differences de style, soitdéclencher Ia recherche de conseils hors de I'équipe temporaire.Les associés que l'on sollicite ainsi sont souvent plus senior[Lazega, 1995 ; Lazega, Van Duijn, 1997].

CULTIVER ET A'ITENIJER LA CONCURRENCE DE STATUT

Cette forme de concurrence de statut (entre associés, entreassociés et collaborateurs, entre collaborateurs) est un méca-nisme efficace de motivation de professionnels au travail.Recevoir l'approbation sociale de ses pairs par les honneurs et Iareconnaissance — avec les privileges du rang et de Ia hierarchicinformelle — est en effet un puissant instrument de motivation.Cependant, Ia concurrence de statut peut échapper au contrôledes pairs. Le statut peut être indéfiniment remis en question, enparticulier au nom de conceptions différentes du professionna-lisme. Dans ce cabinet, les jeux de statut peuvent devenir desconflits personnalisés entre associés. its peuvent avoir des effetsdestructeurs sur l'apprenhissage, Ia circulation de Ia connaissanceet le partage de l'expérience. Bien ii y a toujours des exhor-

RESEAUX Er COLLECFIVE D'INNOVATION... 191

tations morales a preserver le consensus entre pairs, rnais celles-ci peuvent rester artificielles et rhétoriques. Quoique stimulante,Ia concurrence peut interferer avec Ia cooperation et les profes-sionnels savent qu'ils peuvent perdre le contrôle de ce processus.La concurrence de statut est donc a double tranchant. Elle estencouragée, niais aussi contenue.

Ceci crée des problèmes de gestion pour les organisationscollégiales, toujours en danger de désintegration. Mais celasoulève aussi Ia question de Ia man ière dont cette concurrence destatut est gérée. Les approches économiques hétérodoxes dumarché du travail ont aussi cherchd a comprendre cette gestion deIa concurrence de statut, que ce soit par I'usage de conventions[Favereau, 1994j ou par celui de mécanismes de comparaisonsociale. Frank [19851 affirme, par exemple, que les incitationssalariales peuvent atténuer les effets negatifs des differences destatut: les acteurs de bas statut — dont Ia performance est faible —auraient tendance a être surpayds relativement a Ia valeur qu'ilsproduisent; alors que les membres de statut élevé dont Iaperformance est forte — auralent tendance a être sous-payés parrapport a Ia valeur qu'ils produisent: its paient un prix pour êtrereconnus comme des mernbres de statut plus élevé. Le systèmede compensation du cabinet étudié (partage des béndfices aégalité entre associds) peut donc être considéré comme uninstrument d'atténuation de Ia concurrence entre associds. Unegrande majorité d'associés soutient ce système parce qu'elIesuppose qu'il leur permet d'éviter des conflits internes chaqueannée au moment du partage du gateau.

Dans Ia mesure oii ce partage dans ce cabinet est lie aI'ancienneté, et dans Ia mesure oü le rang de chaque membredans l'échelle d'ancienneté est défini une fois pour toutes, Iaconcurrence de statut perd I'un de ses enjeux les plus dangereux:I'argent. Mais elle se recentre sur d'autres enjeux, comme Iareputation professionnelle ou I'autorité dans les groupes detravail. Par exemple, les associés peuvent nuire aux collabora-teurs dans les evaluations semestrielles, qui peuvent être consi-dérées comme des rituels d'humiliation (ou d'apprentissage del'<< humilité >>) signalant aux collaborateurs qu'iI existe des

192 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

lirnites aux défis acceptables au statut d'associe dans le processusde travail [Bosk, 1979 ; Nelson, 1988 ; Lazega, 1993]. Les effetsde ces rituels sont atténués par les comparaisons avec d'autresassociés, mais us affirment de manière détournée les differencesde statut entre membres [Bosk, 19791.

Les organisations collégiales doivent gérer les enchères destatut et leur double tranchant, destructeur aussi bien queconstructif. Elles cultivent donc Ia concurrence de statut, maiselles doivent aussi l'atténuer. On constate parfois que ces jeux destatut sont atténués par les relations aiiuitié>> entre membres[Lazega et Van Duijn, 1997]. Ceci suggère que l'on doits'attendre a ce que le mécanisme social qui nous intéresse idstructure le processus délibératif et aide dans Ia gestion desrelations de concurrence. Dans Ia section suivante, une analysedes interdépendances entre relations entre membres montre quel'organisation apporte une solution structurale a ce problème.

TR0P DE CHEFS EN CUISINE ? HYPOTHESES SUR UN MECANISME

D'ATI'ENUATION EN DEUX TEMPS

Cette presentation du fonctionnernent de ces equipes detravail flexibles suggère qu'une approche structurale de Iaparticipation a l'action collective doit examiner les transferts etéchanges de ressources indispensables a leur fonctionnement, ycompris les ressources nécessaires a l'atténuation de Ia concur-rence de statut. Nous considCrons ici trois sortes de ressourcesIa bonne volonté des collegues, le conseil et l'<< amitié >>. Commedans toute organisation, ces ressources sont inégalement distri-buées entre membres. On affirme aussi, cependant, que cetteinégal ité s' accompagne d' une forme particulière d' interdépen-dances entre types de ressources. On en déduit ainsi l'hypotheseque cette interdépendance est structurée de manière a créer unmécanisme d'atténuation de la concurrence de statut.

RESEAUX El' CAPACrrE COLLECTIVE D' 193

Collaboration, consell et <<amitié>>

Le premier type de ressource est la bonne volonté descollegues en matière de cooperation. Etant donné Ia flexibiliténécessaire pour satisfaire les demandes des clients, étant donné Iataille et Ia complexité des dossiers, un bon collaborateuracceptant de donner un coup de main en cas d'urgence est uneressource importante pour les avocats dans ce genre de cabinet.On l'a mentionné plus haut, Ia structure formelle impose descontraintes en matière de processus de travail. En général, deuxpersonnes au moms s'occupent d'un dossier, un associé et uncollaborateur. L' interdépendance entre avocats travail lantensemble sur un dossier peut être forte pendant des semaines,puis faible pendant des mois. L'accès aux dossiers depend depolitiques de selection des clients et d'allocation du travail(intake Ct assignment) sur lesquelles les associés comptent pouressayer d'éviter les conflits d'intérêts, mais aussi de relationsclientélistes entre associés et collaborateurs [Lazega, 2000].

Suivant la philosophie de l'apprentissage propre a Ia

profession juridique, les associés analysent et décomposent lesproblèmes complexes en plusieurs sous-problèmes, et attribuenta chaque collaborateur travaillant avec eux et observant cetexercice une partie des tâches a accomplir [Nelson, 1988]. Lacooperation forcée est quotidienne pour Ia plupart des associés etdes collaborateurs ; mais les membres se donnent des marges demanceuvre dans leur choix stratégique de collegues pour formerune équipe. Dans cette structure, associés et collaborateurs ontbesoin les uns des autres pour plusieurs raisons. us peuvent avoirles mêmes clients, ils peuvent reprdsenter des dossiers volu-mineux et complexes. La forme de Ia cooperation est done dictéepar les exigences du marché. De plus, une manière bien connuede conserver des clients est de lui proposer des services (cross-sell) que d'autres associés peuvent fournir dans leurs spécialitésrespectives. Partage du travail et cross-selling entre associés sefont le plus souvent de manière informelle, bien que les routinesse formalisent davantage au moment l'on fait entrer en scenedes collaborateurs.

194 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

Dans ce contexte, les membres du cabinet ont deuxpreoccupations : trouver du travail intéressant et obtenir Ia coopé-ration de collègues de bonne volonté pour l'accomplir, en parti-culier de collegues intéressés par une relation de cooperation along ternie, et donc prêts a ne pas ceder aux tentations opportu-nistes. La plupart des membres veulent partager le travail avec descollegues raisonnables qui font leur part du travail et ne s'arrogentpas tout le credit en cas de succès. Leur premiere preoccupationest donc de construire des relations de travail fortes, sQres etdurables. Les associés veulent d'autres associés bien places sur lemarché et en qui ils peuvent avoir confiance. Les collaborateursveulent travailler avec des associés gratifiants a Ia fois intellec-tuellement et en termes de carrière. Des relations de travail fortesconstituent donc une fornie de police d'assurance ; elles créent unhorizon de sécurité au-delà du court terme.

Le second type de ressource est le conseil. Ce cabinetorganise le travail entre experts qui font souvent référence a desconnaissances juridiques abstraites. La nature du travailknowledge intensive exige l'accumulation, le transfert et leséchanges de connaissances et d'expériences. Dans ce contexte,transferts et echanges de conseils entre membres sont vitaux : itsjustifient l'existence méme de ce genre d'organisation. Lesmembres s'appuient constamment sur Ic conseil de leurscollegues. Le conseil peut être compris comme le produit de Iabonne volonté des collegues, mais il a une dimension essentiel-lement différente au sens oC il peut être fourni par un collègueavec lequel il n'y a pas de relation de cooperation forte et suivie.Dans les cabinets de ce type, le conseil n'est pas facturé a celuiou celle quite demande. II n'apparaIt pas dans les comptes. Lesconseillers ne peuvent pas s'arroger du credit dans les affairesrCussies. Des avocats qui ne sont pas assignés a un dossierpeuvent conseiller, mais s'ils veulent que l'on reconnaisse leurcontribution au succès de l'affaire, us doivent demander a faireofficieliement partie de J'equipe assignee au dossier. CeJa n'estaccepté qu'au-delà d'une certaine contribution et reste négo-ciable avec I'associé déjà en place. II est difficite de predireunilatéralement quand le conseil devient du travail en commun,

RESEAUX Er CAPACITE COLLECTIVE D'INNOVAllON... 195

puisque cette decision est précisément stratégique. En effet,demander conseil dans ce genre de milieu, oü règne une concur-rence affairiste, carriériste et symbolique, représente uneoperation souvent delicate. Dans les cabinets d'avocats qui sestructurent, on l'a vu, de man ière a protéger et a développer leurcapital social et humain, une telle ressource est particulièrementvitale pour les membres individuels. Sans cette expertise, us nepeu vent résoudre les problèmes complexes qui leur sont soumis.En consequence, us souvent sollicités peuvent être considéréscomme des membres de fort statut [BIau, 1964].

Le troisième type de ressource est 1'<< amitié >>, comprise au sensde Ia distance de role, une forme de soutien ouvert qul n'est pas lieaux tAches elles-mêmes. II s'agit d'une ressource de <<coulisses >>,pour utiliser l'idée de Goffman [1961] : un lieu les acteurspeuvent se retirer pour créer une forme de distance entre eux-mêmes et leur role7. J'appelle ce soutien <<amitié>> et le définiscomme le font les membres du cabinet, c'est-à-dire dans un sensnon romantique : une volonté de soutien en situation difficile par Iafoumiture de différentes sortes de ressources comme Ia sociali-sation, le soutien émotionnel, une definition de Ia situation.L'importance de cette definition de l'amitié est qu'elIe nepresuppose pas de réciprocité et n'est pas directement Iiée au travailIui-même. Les avocats affirment que, dans ce cabinet, de telles rela-tions se forment entre collaborateurs d'une même cohorte ou entreassociés qui ont fait leurs etudes au même endroit, et qu'elles durentpour toute Ia carrière. II peut paraItre surprenant que des relationsd'amitié constituent des ressources très valorisées dans ce contexteaffairiste, calculateur et concurrentiel. Mais, dans leur propos surleur organisation, les membres reconnaissent qu'il ne s'agit pasd'une entité exciusivement économique8. Sans idéaliser un passésuppose plus << collegial >>, les associés considèrent que les relations

7. Goftiiian pensait que Ia construction d'une distance de role est une activité indivi-duelle, souvent assimilée au sens de l'humour. On considère id que cette activité est plusrelationnelle; les acteurs ont besoin de certains autres bien sélectionnés pour construirecette distance.

8. Des citations confirmant cette attitude et extraites du travail ethnographique sontprésentées dans Lazega [2001].

196 CREATEUR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

d'amitié interfèrent avec Ia bonne conduite des affaires, excepté desrelations privilégiées avec quelques associés bien sélectionnés9.

Les deux temps du processus

Souvenons-nous que, dans ce cabinet, les membres travaillentdans des équipes flexibles et temporaires. Un assoclé et un cotta-borateur au moms forment une dquipe. L'équipe doit résoudredes problèmes juridiques complexes et non standardisés pourleur client, souvent de grandes entreprises. Le travail est intensifet l'interdépendance est souvent forte tant que le dossier n'est pascbs. Puis l'équipe est dissoute et ses membres forment d'autreséquipes avec d'autres collegues pour travailler sur des dossiersdiffdrents. Les assoclés conservent le pouvoir, mais II estimportant de constater que ce travail d'équipe requiert de Ia partdes collaborateurs qu'ils participent au brainstorming avec descollegues de statut plus dlevé afin de trouver des solutions inno-vantes a des problèmes complexes. L'aspect intéressant de cetravail est que les associés et les collaborateurs jouent un jeuégalitaire dans lequel tous les arguments ont un poids dgal. Uneforme de concurrence de statut professionnel est délibérémentutilisée pour stimuler Ia créativité parce qu'elle est reconnuecomme un instrument de motivation efficace entre profes-sionnels. Les membres cherchent une forme de consensus sur Iastratégie a adopter pour résoudre le problème du client, mais iin'y a pas toujours de consensus et, a un moment ou a wi autre, lesassociés mettent fin a cette délibération et prennent one decisionsur Ia manière dont le dossier sera géré (Ia << strategic >>), et sur Ia

manière dont les efforts seront répartis.Cependant, rnettre un terme aux délibérations sans consensus

est difficile. La concurrence de statut est stimulante, mais ellepeut avoir des effets négatifs. Les collaborateurs frustrés peuventêtre conduits a une position de retrait. D'autres associés, formel-lement égaux, peuvent simplement ronchonner et ceder a

9. Les densités des rëseaux de collaboration, de conseil et d'aiuitié dans le cabinetsont respectivement de 0.22,0.17, et 0.11

RESEAUX Er CAPACITE COLLECI1VE [)'INNOVATION... 197

l'associé responsable du dossier ou decider de prendre conseilauprès d'autres associés, souvent plus seniors et plus experi-mentés, hors de l'équipe de travail. On définit le fait que lesmembres ont recours a une tierce partie comme la premiere étapedu mécanisme d'atténuation de Ia concurrence de statut. Cetteutilisation de tierces parties est semblable a celle des mddecins deColeman, Katz et Menzel [19661 qui se trouvaient en situationd'incertitude et se tournaient vers un collegue de plus fort statutpour guider leur choix. Cette premiere étape est déjà multiplexedes membres ayant des relations de travail se tournent versd'autres membres auprès desquels its ont une relation de conseil.Pour que ce mécanisme soit confirmé dans ce cabinet, les rela-tions de travail et de conseil devraient être fortement<<imbriquées ou associées.

La seconde étape de ce processus d'atténuation est liée au faitque, dans une organisation collegiale et plutôt plate, les membresde l'équipe peuvent facilenient se tourner vers ptusieurs tiercespersonnes pour leur demander conseil. Dans ce cas, sans une autreétape dans le mécanisme, les problèmes soulevés par Ia concur-rence de statut seraient simplement transférés plus haut vers desassociés plus seniors, avec le danger d'un effet domino. C'estpourquoi ii est utile de penser que Ia seconde étape du mécanismeconsiste soit a ne choisir qu'un seul conseiller, soit a choisir desconseillers différents, eux-mêmes relies par un troisième type delien, un lien d'amitié au sens ddfini plus haut. Pourquoi Ia concur-rence de statut serait-elte atténuée Iorsque les conseitlers ont entreeux une relation d'amitié? Souvenons-nous du fait que, dans Iaseconde étape du mécanisnie, les deux conseillers ne sont pasdirectement impliqués daris le travail sur ce dossier particuher. Ilssont d'habitude des associés de statut plus élevd (on ne demandepas conseil <<en dessous >> de soi), et il est plus facile pour eux degérer leur propre concurrence de statut de manière a ne pas mettreen danger leur relation d'amitié. On dit souvent, par exemple, queles membres de statut dlevé sont plus soumis a Ia pression duconsensus que les membres de statut plus bas. Si cette hypothèsesur le second temps du mécanisme est acceptable, les relations deconseil et celles d'amitié devraient aussi être fortement

i 98 CREATEUR, INVENTEUR FT INNOVATEUR

<<imbriquées>> dans ce cabinet. De plus, si ce mécanisme a deuxétapes, on devrait aussi observer une absence d'association forte etdirecte entre relations de travail et relations d'arnitié. Alors que lescollegues de travail se maintiennent les uns les autres a distance,les conseillers peuvent davantage se rapprocher socialement.

En résumé, on pent faire denver de cette argumentation leshypotheses suivantes concernant l'imbrication des différents typesde relations entre collegues. Pour structurer le processus de travail,l'interdépendance des relations de travail et de conseil devrait êtreforte dans ce système. Les membres mélangent ces relations demanière a faire intervenir un statut plus élevé pour contrôler Ia deli-bération. De plus, pour atténuer la concurrence de statut, l'interdé-pendance entre relations de conseil et d'amitié devrait aussi êtreforte dans ce système d'Cchange. En d'autres termes, les membresmélangent le conseil et I'amitiC pour adoucir les effets potentiel-lement négatifs de Ia concurrence de statut. Enfin, l'imbricationdirecte entre relations de travail et d'amitié devrait être faible. Lesmembres trient leurs relations de manière a ne pas mélanger direc-tement travail et amitiC (les affaires et les sentiments >).

Ces hypotheses sont testées dans Ia section suivante au moyend'une classe particulière de modèles statistiques (mieux adaptésaux données de réseaux que les approches standard), les modèlesp* [Frank et Strauss, 1986 ; Pattison et Wasserman, sous presse;Robins, Pattison et Wasserman, a paraItre; Strauss et Ikeda,1990; Wasserman et Pattison, 1996]. Dans leur forme la plusgénérale, ces modèles expriment Ia probabilite d'émergence de Iastructure d'un réseau multirelationnel an moyen de parametresassociés a des sous-structures particu Iières. Par sous-structures,on entend une configuration hypothétique spécifique de relationsentre un petit nombre de membres, par exemple une dyaded'avocats relies par une relation de travail mutuelle ou une triadedont deux membres sont relies par un lien de conseil réciproqueet le troisième par une relation d'amitié avec l'un des deux précé-dents. L'un des présupposés de ce modèle statistique est que lesrelations multiplexes et les configurations dyadiques ou tria-diques sont importantes pour Ia reconstitution de Ia structured'ensemble du réseau observe.

RESEAUX rr CAPACITE COLLECI1VE D'INNOVATION... 199

L'AGENCEMENT DES RELATIONS COLLEGIALES NECESSAI RES

AU BRAINSTORMING10

Sur la base de cette analyse organisationnelle des ressourcesassociées a Ia production, des données sociométriques standardont été récoltées dans ce cabinet. Les générateurs de noms utilisés

pour reconstituer les réseaux de relations entre membres (rela-tions de travail, de conseil et d'amitié) sont présentés en annexe.Une presentation de Ia stratégie de selection du modèle etI'analyse des données au niveau univarié et bivarlé ont étépubliées ailleurs [Lazegaet Pattison, 1999]. Je ne présente ici que

le modèle multivarlé final pour les trois réseaux de relations a Iafois. Dans ce modèle, lorsqu'une sous-structure est un

paramètre fort et positif, cue renforce la probabitité d'emergencede Ia structure du réseau dans son ensemble. Ces paramètres sontobtenus au moyen d'une estimation par Ia pseudovraisemblance[Strauss et Ikeda, 1990; Panison et Wasserman, a paraItrel. Lesécarts types sont approximatifs; its accompagnent (entre paren-theses) les estimations pour fournir un ordre de grandeur.

Le nombre possible de sous-structures dyadiques et triadiquesdistinctes est très élevé. Par consequent, Ia classe de sous-struc-tures utilisées pour définir un modèle multivarlé initial estrestreinte a des sous-structures dyadiques a quatre relations, a des

sous-structures triadiques a trois relations maximum, ainsi qu'àdes sous-structures triadiques a quatre relations identifiées parl'analyse univariée1

Les estimations pour les paramètres du modèle final sontprésentées dans le tableau 1. La representation graphique et Iasignification des paramètres sont présentées dans Ia figure 1.

10. Une partie de I'analyse statistique présentëe plus bas ainsi que sa justificationtechnique sont publi&s en anglais dans Lazega et Pattison [19991.

II. Les analyses bivariées confirment qu'aucune autre sous-structure triadiqueduplexe a quatre relations ne contribue vraiment a du niodèle.

200 CREATEUR, INVENTEUR ET

Tableau I

Paramètres estimés pour le modèle multivarié final

Collaboration Conseil Aniitié

Parainètre PLE* Paramètre PLE Parwnètre PLE

tISTTh_T.Tt1211'E1311'EI4TT'E9T 1. T

'EIOTlT'E7_T.T.T

'E3TTTT'E6TTTT

— 3.49 (.25)4.45 (.47)0.06(01)

—0.04(02)0.10(02)

— 0.03 (.02)0.30 (.06)

—0.09 (.02)—0.06 (.02)—0.11 (.02)

0.21 (.04)

'E_c.c

t13

C. C

— 3.46 (.25)1.33 (.24)0.06(01)0.06(.01)0.06 (.01)0.28 (.02)

'EISA

'EHAA'EI2AA'EI3AA

'EI4AA'E9A A. A

—4.65 (.29)2.91 (.24)0.07 (.01)0.06 (.02)0.03 (.02)0.28 (.02)

Collaboration et conseil Collaboration et ainitié Conseil et amitié

Paraniètre PLE Pararnèire PLE Paramètre PLE

'EI2TC'EI3TC

'E14_C.T

'EII_T.

'E9_C. C, T

'E9_C. T. c

'E9_T.C,C

'E9_C. T. T

'E9_T.C,T

'Eg_T.T.C

2.44 (.13)0.61 (.21)

—0.01 (.01)—0.03 (.01)

0.04(01)—0.02(01)—0.39 (.17)—0.82 (.14)— 0.08 (.02)— 0.10 (.02)—0.12 (.02)

0.13 (.02)0.18(02)0.03 (.01)

'EIS_TA

'EIITA

'EI3AT'El3_r,A

'E14_T.A

'EY_T.A.T

'EIO_A.A.T

0.96 (.17)0.48 (.18)

0.01 (.01)0.0O(.0I)0.01 (.01)

— 1.13 (.23)

0.07(.02)

0.13 (.02)

'EISCA

'EUCA

'tI3CA'E13_A.C

'E14_C.A

'E1 l.,.C. CA

I_A. CA

'E9_C. A. C

'EI(LC.C.A

'E13_A.CA

'EII_CA.cA

2.42 (.22)1.30 (.19)

—0.01 (.01)0.03 (.01)

—0.02 (.01)—0.87 (.24)—0.90 (.27)

0.07 (.02)

—0.15(.02)0.07 (.02)1.55 (.45)

Collaboration, conseil et amitié

Parcvnètre PLE

'EIS_CAT

I_I. CA

'EIl_T.CAT

—1.00 (.21)— 0,30 (.24)

1,51 (.31)

* Psudolikelillood estimate

RESEAUX EFCAPACifE COLIECI1VE D'INNOVATION... 201

Paramètre Paramètre Paramètreet configuration et configuration et configuration

tl5a

a

ti4ab t13_a,b

tila

b4:o

t9a, b, C 18_a, b, c t7_a, b, c

O4\tfia b, C, d t5_a, b, C, d t4a, b, C, d

t3a bc, d t2_a, bc, d, e tia.b,c, d, e,

Figure 1

Configurations correspondant aux paramètres du modèle(tableau 1)

Les lettres a, b, c, d, e etfreprésentent les relations uniplexes oumultiplexes, queues qu'elles soient: T (travail ou collaboration),

202 CREATEUR, INVENTEUR El INNOVATEUR

C (conseil), A (amitié), TC (travail et conseil), TA (travail et amitié),CA (conseil et amitié), TCA (travail, conseil et amitié)

Les estimations sont presentees en fonction du type de lienconstituant les configurations correspondantes. Les structurescomprenant chaque combinaison de relations sont discutéesl'une après l'autre, ainsi que leurs implications pour Ia formed'imbrication des relations différentes dans le cabinet'2. Le grandnombre de pararnètres correspondant aux configurationscomprenant des liens de travail et de conseil suggère que cesdeux types de relations sont distribués de manière hautementinterdépendante. Notons d'abord que le paramètre duplexe (ienvoie un lien duplexe àj) est fort et positif ; ceci suggère que laco-occurrence et l'alignement des deux relations sont vraisem-blables. Deuxièmement, le paramètre de troc (i demande conseilaj qui réciproque avec une relation de travail) est aussi positif,reflétant la tendance a échanger ce genre de ressource l'une pourl'autre. Troisièmement, ces tendances a l'alignernent et au trocsont relativement disjointes, comme Ic suggèrent les estimationsnegatives pour les paramètres 'till CT et CT• Quatriè-mement, on observe une forme claire et intéressante d'interdé-pendance triadique pour le conseil et le travail : les 2-pascomprenant une relation de conseil puis de travail ont de forteschances de coIncider avec une relation de travail, mais pas avecune relation de conseil. Ainsi, être le collaborateur d'unconseiller ou Ic conseiller d'un collaborateur n'est pas une quali-fication suffisante pour être un conseiller direct. De tels liensindirects ont plus de chances d'être associés avec des relations decollaboration directes.

On peut faire l'hypothèse que des relations de conseilconduisent ala creation de nouvelles relations de travail au sens oüde nouvelles relations de travail sont forgees soit avec les colleguesde travail de mes conseillers soit avec les conseillers de rnescollègues de travail. En effet, il est intéressant de noter que deux

12. Dans le tableau 1, un parainètre negatif pour chaque type de lien signilie que celien entre deux acteurs a peu de chances d'exister tout seul dans Ce réseau.

REsnwx ET CAPACIrE COLLEGI1VE D'INNOVATION... 203

configurations triadiques (pour le travail et pour le conseil) auxparamètres positifs contiennent comme sous-structures deux desrares formes de collaboration dans lesquelles l'echange n'est pasevident (a savoir 'tI7T T et T141, 14. Une possibilité, par consé-quent, est que Ia relation de conseil alt un role stabilisateur dans cequi serait autrement une distribution moms stable de relations detravail dans un système pour une grande part par de l'échange.Le manque d'echange dans ces configurations est absorbé parI'opportunité de travailler avec des individus de statut plus élevé.En ce sens, les relations de conseil signalant Ia reconnaissance destatut sont fortes et aident a l'articulation des participations indivi-duelles a l'action collective. Notons cependant que cette capacitédes relations de travail d'<< ignorer>> les differences de statut nes'étend pas au-delà de certaines limites: les conseillers de;rnesconseillers ne sont pas susceptibles de devenir mes coUegues detravail (comme I' indique le paramètre negatif

De plus, on note que les relations de conseil signalant Iareconnaissance du statut jouent un rOle dans l'accès aux occa-sions d'obtenir du travail, et que ceci peut aider a atténuer Iaconcurrence de statut. Au total, cornrne on s'y attendait, l'imbri-cation des relations de travail et de conseil est forte dans cesystème d'echanges.

Le conseil et l'amitié sont aussi fortement imbriqués avec unecertaine duplexité (i envoie un lien duplexe a j) et du troc (ichoisitj comme conseiller etj choisit i comme ami). De plus, leparametre positif pour I_CA, CA indique un effet de réciprocitérenforcée pour l'un des deux liens en presence d'une relationréciproque pour l'autre lien ; ce renforcement n'est pas observe,cependant, en presence d'une relation non réciproque pourl'autre type de lien (comme l'indiquent les estimations negativespour I_A, CA et CA). Au niveau triadique, le seul parametrepositif représente une structure triadique dans laquelle l'amitiérelie les conseillersj et k d'un avocat i. Ainsi, de même que lesrelations de conseil servent a articuler des relations de collabo-ration, les relations d'amitié remplissent aussi un role articulateur(relativement plus faible que le précédent) entre les relations deconseil (puisque des configurations oü l'ami d'un conseiller est

204 1NVENTE1JR ET INNOVATEUR

aussi un conseiller ont un paramètre positif). Des parametresnegatifs sont associés a des 3-cycles comprenant deux relationsde conseil et une relation d'amitié (suggerant que même Si leconseiller d'un conseiller est aussi une source possible deconseil, une telle personne n'est pas susceptible de renvoyer enéchange un lien d'amitié). Ainsi, on peut affirmer que I'imbri-cation du conseil et de l'amitié peut être décrite en termes depropension dyadique a Ia duplexité et au troc, bien qu'un rolearticulateur soit aussi joué par l'amitié entre des relations deconseil. Cette régularité de l'interdépendance entre arnitié etconseil peut aussi s'interpréter comme indication du fait quel'amjtié adoucit les differences de statut inhérentes aux relationsde conseil, aussi bien directement (au travers des effets duplexeset de troc) et indirectement (par Ia tendance a relier les conseillersd'un individu). Ainsi, ces observations confirment l'hypothèsedu role de l'amitié dans l'atténuation de Ia concurrence de statut.

Comme on s'y attendait, les paramètres pour les configurationscomprenant des relations de travail et d'amitié sont beaucoup plusfaibles. Les paramètres de duplexité et de troc sont faibles maispositifs, mais aussi disjoints (puisque le paramètre pour Ia configu-ration dans laquelle un lien de travail mutuel apparaIt en presenced'une relation d'amitié asymétrique est fort et negatif). Au niveautriadique, les cycles comprenant deux relations d'aniitié et unerelation de travail ne sont pas vraisemblables. On observe aussi unefaible tendance pour les relations d'amitié a relier les deux avocatsqu'un troisièrne cite comme relations de travail. Ce dernier effet estsemblable a, mais beaucoup plus faible que la configuration danslaquelle le conseil apparaissait soutenir deux relations de travailasymétriques. Ainsi, les membres tendent a trier leurs relations demanière a ne pas mélanger travail et amitié de manière trop directe.

Un très petit nombre de configurations dyadiques imbriquantles trois relations de travail, de conseil et d'amitié sont associées ades parametres forts. En particulier, le lien triplexe de i àj a unparamètre négatif, alors qu'un lien triplexe comprenant unerelation de travail mutuelle a un parametre positif, Ceci indiqueque même si des couples d'avocats sont lies par des relationsduplexes plus souvent que ne le suggère Ia fréquence globale des

RESEAUX Er CAPACITE COLLECI1VE D'INNOVATION... 205

relations au niveau univarié, l'observation des trois types de rela-tions ensemble entre deux individus n'est pas une forme commune(a moms d'accompagner une relation de travail mutuelle).

Finalement, de simples comptages illustratifs sont aussi utilesa ce stade de notre argumentation. Observons le nombre desconfigurations comprenant des collaborateurs et des associésdans chacune des positions possibles dans les sous-structuresélémentaires du processus des enchères de statut13. Ces nombresconfirment que le brainstorming dirige massivenient les

demandes de conseils vers des associés (75 % des triadescorrespondantes); et que l'amitié dans ce contexte relie surtoutdes associés conseillers (62 % des triades correspondantes). Leprocessus de concurrence de statut et son attenuation au moyend'un mélange particulier de relations (personnalisées etsonnelles) entre membres apparaissent ainsi comme ancrés demanière réaliste dans Ia structure formelle de l'organisation.

CONCLUSION

La cooperation entre membres d'une organisation peut doncêtre comprise comme un ensemble de routines de transferts et/oud'echanges de différentes ressources. L'analyse structurale de Ia

13. Voici a titre d'illustration une simple distribution de configurations particuliè-renient évocatrices de ce processus pour Ic temps I (celles comprenant un lien de travailmutuel entre i etjet une relation de conseil deja k) et pour le temps 2 (celles comprenantun lien de conseil entre jet) et entre set k, ainsi qu'une relation entrej et k):

Statut de ij k Nombre de configurations Nombre de configurationsau temps 1 au temps 2

CCC 508 503

CAC 1179 209

CCA 646 251

CAA 1470 693

ACC 456 57AAC 535 105

ACA 2852 122

AAA 2921 1415

A : Associés (ou partners) ; C : Collaborateurs

206 CREATEuR, INVENTEUR ET INNOVATEUR

cooperation et de Ia gestion de ces différentes ressources socialesrenforce notre comprehension de Ia participation des membresaux activités collectives d'innovation comme le brainstorming.L'analyse statistique de l'imbrication de trois types de ressourcessociales donnant forme a Ia cooperation entre ces experts apermis de confirmer Ia presence d'un mécanisme social d'encou-ragement et d'auénuation de Ia concurrence de statut dans uneorganisation collegiale. L'importance des configurations rela-tionnelles reflétant l'existence de ce mécanisme social confirmele role de cette forme collective de capital social pour l'inno-vation. Elle met au jour des régularités dans les choix deressources a l'intérieur d'une organisation specifique. Notonsenfin que cette approche structurale ne presuppose en rien uneinterdépendance directe et naïve entre relations de travail et rela-tions amitié Ces dernières ne s'articulent qu'aux relationsde conseil ; elles aident les conseillers arbitres a trouver unconsensus là les membres du groupe de travail, directementimpliqués dans Ia concurrence de statut professionnel, n'yparviennent pas.

Ce mécanisme typiquement collégial soutenant le processusd'innovation collective petit donc être mesuré par l'imbricationde relations proposant des ressources différentes. Plus généra-lement, Ia multiplexité aide les associCs a ne pas perdre lecontrôle de Ia concurrence de statut parce qu'elle maintient Iacirculation de ces ressources dans I'organisation. De même quele pouvoir est dépersonnalisé puis repersonnalisé dans les orga-nisations collegiales [Bourricaud, 1961], ces échanges reguliersde ressources jouent un role important dans cette attenuation parune personnalisation très selective. Its soulignent donc l'interdé-pendance du processus d'innovation collective et de Ia structurerelationnelle de l'organisation.

CAPACrFE cOLLECrIVE D'INNOVATION... 207

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210 CREATEIJR, INVENTEUR El INNOVATEUR

Annexe

QUESTIONS SOCIOMETRIQU ES POSEES POUR RECONSTITU ER

LES RESEAUX DE COLLABORATION, DE CONSEIL ET D'<< AMITIE>>

<<Voici la liste de tous les avocats de votre cabinet.1) Les cabinets d'avocats comme le vôtre étant organisés de

manière très informelle, ii est difficile de se faire une idée clairede Ia manière dont leurs membres travaillent vrairnent ensemble.Si vous réfléchissez a l'année qui vient de s'écouler, pourriez-vous indiquer sur cette liste les personnes avec lesquelles vousavez eu des relations de travail soutenues? [J'entends par là quevous avez eu ensemble Ia responsabilité d'un dossier au moms,que vous avez passé du temps ensemble sur ce ou ces dossier(s),que vous avez lu et utilisé leur production et qu' its ont lu et utiliséla vôtre.]

2) A qui, parmi les personnes sur cette liste, demandez-vousconseil lorsque vous êtes confronté a des problèmes d'ordreprofessionnel et que vous avez besoin d'un regard un peu exté-rieur au dossier ? Imaginez que vous avez des doutes sur Ia bonnemanière de conduire une affaire importante et que vous voulez endiscuter a fond avec quelqu'un (pas sirnplement demander unrenseignement technique). Pourriez-vous indiquer sur cette listeles personnes que vous consultez dans ces cas-là?

3) Quels sont parmi vos collegues ceux avec lesquels vousavez des activités sociales en dehors du travail, des activités quin'ont rien a voir avec le travail ? Par exeniple des collegues dontvous connaissez bien Ia famille, et qui connaissent Ia

Iv

Nouvelles perspectives théoriques

8

L'innovation en education et enformation topiques et enjeux

Fran çoise Cros

L'innovation en education et en formation est soumise a denombreuses controverses ; celles-ci vont même jusqu'à affirmerque I'innovation dans ce domaine ne peut exister. En effet,comment pourrait-on parler d'innovation pour une des plusanciennes fonctions sociales, comme celle d'éduquer un petithomme, dont on retrouve, fondamentalement, a des siècles dedistance, les mêmes questions ? Cela a-t-il un sens que de parlerd'innovation dans les mondes de l'éducation et de Ia formation?Get article tentera de faire le point par rapport a cette question enfaisant un detour par I'histoire et par Ia politique. Puis ii essayerade donner sinon une definition de ce que I'on pourrait entendrepar innovation en education et ses diverses apories, du moms sescomposantes essentielles, pour déboucher sur I'enjeu que cons-titue a I'heure actuelle l'innovation en education, vaste<<fromage>> pour les politiques modernes de changement dessystèmes éducatifs et de formation.

UN VIEUX MOT POUR DES CONCEPTLONS NOUVELLES

Le terme <<innovation>> est ancien. On peut dater son utili-sation en France autour du xtlIe siècle. Si, aujourd'hui, ii estporteur d'un regard positif oppose a des attitudes non innovantesvues cornme routinières, conservatrices, immobiles, voiceringardes, ii n'en a pas toujours été ainsi. L' innovation a été long-

214 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQULS

temps considérée comme un mauvais objet, comme une pertur-batrice. Elle s' inscrit dans Ic paradigme évolutif du progrès.

Jusqu'au XVe siècle, les corporations des métiers ont joué unrole de frein face aux evolutions, et c'est dans Ia griserie huma-niste que l'innovation et Ia concurrence commencent a se déve-lopper. II y a longtemps, ii existait une incompatibilité entre Iadoctrine de l'Eglise catholique et celle de l'enrichissementéconomique Ia pauvreté et l'acceptation du destin étaient le motd'ordre. S'enrichir était un peché.

Montaigne lui-même s'inscrit dans cette suspicion a l'égardde l'innovation quand ii écrit : <<L'innovation est de grand lustre,mais elle est interdite en ce temps ou nous sonimes presses etn'avons a nous défendre que des nouvelletés. [...] Le monden'est qu'une branloire pérenne. [...] Quelque apparence qu'il yait en Ia nouvelleté, je ne change pas aisdrnent, de peur que j'aide perdi-e au change. Et puisque je ne suis pas capable de choisir,je me tiens en l'assiette Dieu m'a mis. Autrenient, je ne mesaurais garder de rouler sans cesse. [...] Je me suis de Ianouvelleté, quelque visage qu'elIe porte, et ai raison carj'en ai vudes effets très dommageables. [...] Ceux qui donnent le branle aun Etat sont volontiers les premiers absorbCs dans sa ruine.Autrement dit, Ia croyance en une transformation hasardeuse, etdans les malheurs qu'elle peut engendrer, est forte. Favoriser1 'innovation produite par l'homme, ce serait placer ce dernier au-dessus de Dieu seul Dieu peut créer. Durant toute Ia périodel'Eglise, surtout catholique, dominait, I'innovation fut vouée auxgémonies.

C'est dans les pays a forte presence protestante que l'inno-vation va être reconnue, voire encouragée. Des controverses sontnées ace sujet, notamment apropos des conclusions du travail deDurkheim sur le lien incontestable entre Ic protestantisme etI'esprit du capitalisme. Nous n'entrerons pas ici dans cespolémiques: Ia seule chose que nous pouvons dire est qu'iI y aproximité entre les deux phénornènes. Toujours est-il que sedéveloppe, essentiellement dans les pays anglo-saxons, unecroyance en un développement économique empreint de progrèset de parts de marché, a travers l'idée de profit, de plus-value et

L'INNovATION EN EDUCATION FT EN FORMATION... 215

de concurrence loyale entre unites de production. Cela ne veutpas dire que les pays latins n'ont pas eu leur gloire dans lecommerce ii suffit de citer des villes comme Florence, Venise,Seville, Lisbonne ou Genes. Mais ceUe figure commerciales' appuie sur des conceptions plutôt protectionnistes. Les rivalitéspolitiques priment et ne sont pas stimulées par la croissance.

Par exemple, si nous observons le circuit de développementde Vécriture des le siècle, nous voyons que Ia Réformesemble mobiliser davantage l'imprimerie qui permet Ia lecturedes textes religieux et une interpretation personnelle échappant a1' interpretation orthodoxe des responsables religieux.

Erasme écrit dans son Eloge de lafolie: <<Quand tu dis qu'ilest sacrilege de s'dcarter de textes approuvés par l'accord de tantde siècles et de tant de conciles, tu fais comme Ic commun destheologiens: tout cc qui est entré d'une manière ou de l'autredans l'usage public, us ont l'habitude de l'attribuer a l'autoritéecclesiastique>> [1991 ; p. 272].

Ainsi s'est créée une division entre les pays du Nord tournésvers Ia concurrence et l'ouverture des marches, et les pays a fortetendance catholique, carnpés sur des positions d'immobilisme etde craintes de bouleverser les choses et, surtout, de perdre unpouvoir menace. Quand les hommes savent lire, quand leshommes posent des questions sans se soumettre a une autorité quileur est extérieure, les institutions doivent bouger et, par consé-quent, se sentent menacées. C'est dans cette veine que noustrouvonsjusqu'à nos jours des conceptions opposées au develop-pement des innovations.

Dans Ic dictionnaire Furetière de 1690, nous lisons:<<L'innovation est le changement d'une coutume, d'une choseCtablie depuis Iongtemps. En bonne politique, toutes les innova-tions sont dangereuses. Les innovations en matière de religionaboutissent a des schismes, a des guerres civiles. Tous ceux quine se jettent pas, comme le peuple, dans les excès opposes auxinnovations passent pour des monstres a ses yeux.>>

Plus près encore de nous, deux textes illustrent cette oppo-sition a l'idée même de développement des innovations.Rousseau, dans De I 'inégalité les hommes, écrivait: <<Au

216 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

contraire, j'aurais désiré que, pour arrêter les innovations dange-reuses qui perdirent les Athéniens, chacun n'eüt pas le pouvoir deproposer de nouvelles lois a sa fantaisie... >> Enfin, dans l'Ency-clopédie <<Catholicisme de Letourney de 1964, nous trouvonsencore: <<Le canon 216 interdit de rien innover sans avoir l'avisdu Saint-Siege, dans les paroisses constituées pour les groupe-ments de fidèles de langues ou de nationalités diverses. II ne fautrien modifier non plus sans consultation préalable du Saint-Siege, a tout ce qui touche les fetes d'obligation qui ont étésupprimées ou transférées. De même, toute innovation dans leschapitres de cathédrales ou de collégiales est réservée au Saint-Siege.>>

L'innovation apparaIt donc très liée aux mentalités, croyanceset préjugés de l'époque. C'est une notion éminemnient sociale,même lorsque certains obligent a Ia penser en termes techniquesou technologiques.

L'innovation, dans son acception actuelle, s'appuie sur lesoptions fournies par un Autrichien (Schumpeter) réfugié auxEtats-Unis dans l'entre-deux-guerres. Cet eminent économiste acompris que les pays qui favorisaient l'esprit d'innovation réali-saient des avancées considérahies sur le plan économique. PourIui, une nation modeme se doit d'innover. Elk doit favoriserl'esprit d'entreprise des hommes et Ia concurrence stirnulante. Lecapitalisme en est Ia forme la plus stable et pérenne. Les initia-tives des entrepreneurs sont la richesse du pays, Ia notion de plus-value y est reine. L'économje de marché entraIne des concur-rences parfois violentes oü le meilleur gagne et les innova-tions doivent se multiplier pour gagner des parts de marché. Leconsommateur devient Je centre de preoccupation des entreprisesqui veulent développer des besoins nouveaux en accord avec desproduits nouveaux. L'innovation est Ia résultante des inventionsou découvertes réalisées dans les laboratoires et des usagessociaux qui doivent s'accorder: l'innovation est Ia socialisation(ou appropriation par des segments sociaux de plus en pluslarges) d'une invention. Mais, pour s'épanouir, I'innovationdiscrédite les objets déjà existants dans une sorte de << destructioncréatrice >> oh la course en avant est de mise : a peine un objet est-

L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 217

ii mis sur le marchd qu'il devient obsolete et doit impdrativementêtre dépassé si l'entreprise veut continuer a faire des bénéfices,sinon elle meurt. C'est une course en avant oii La créativité est Iaprincipale qualité requise de Ia part des employeurs.

En regardant rapidement Ia perspective historique, ii convientde reconnaItre que l'origine semantique de l'innovation reposesur une conception économiste des rapports sociaux, uneconception de productivité, de qualitd totale ou de zero défaut.Même si, dans les anndes soixante, I'innovation est devenue unemanière de contester l'ordre établi et de proposer des actionsalternatives ou des institutions nouvelles répondant a desobjectifs non remplis par les instances officielles, comme lesboutiques de droit ou les collectifs parentaux d'éducation ou lescollectifs de médecins. Le retour a la terre des jeunes bourgeoisdes années 1968 en est l'illustration. Cet arrière-fond originairede plan dconomique ne cesse de traverser les representations deI'innovation, même si elle est en education Ct en formation lesperformances sont bien plus difficiles a cerner que dans Iaproduction d'objets commercialisables.

Cet arrière-fond de conception économique perdure, méme sicertains se refusent ala voir: I'idée d'innovation repose sur cellede progrès indéfini et continu qui, du domaine technique etéconomique, se communiquera très naturellement au domainesocial puis a celul de l'éducation et de la formation. Deux défini-tions de l'innovation données par des sociologues confirmentcela: <<L'innovation est Ia raison, Ia justification du role dei'entreprise et du manager>> [Crozier, 1998] ou: <<L'innovationest une idde transformde en quelque chose de vendable>>[Frascati, 1986].

II faudra attendre les années soixante pour voir apparaItredans les textes officiels de l'Education nationale et de Iaformation le mot << innovation >>. Nous sommes en pleine pCriodedes trente glorieuses dans un esprit triomphant du capitalismeradieux : II n'est pas étonnant de voir pénétrer cet esprit dansl'école. L'innovation est alors fille du capitalisme et du libéra-lisme introduits a l'école. La place de l'individu dans [a sociétéen tant qu'être affirmant sa propre personnalité et sa responsa-

218 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORJQUES

bilité intervient en faveur du développement de I'initiative et deIa créativité sur son lieu de travail. Ce n'est cependant pas sanseffets négatifs. Les travaux d'Ehrenberg en témoignent: <<Ladepression est une pathologie de Ia honte et du vide, une patho-logie de l'insuffisance. "Suis-je a Ia hauteur ?" est Ia questionsous-jacente a la depression. Elle apparaIt comme Ia contrepartied'une société oü les regles se réfèrent moms a Ia discipline qu'àI'initiative, moms aucouplepermis-défendu (ou normal-patholo-gique) qu'au couple possible-impossible. Si Ia névrose était undranie de Ia culpabilité (entre le désir et l'interdit), la depressionest une tragédie de l'insuffisance, du "suis-je capable de lefaire ?" La depression constitue Ia contrepartie d'un monde oii Iaquestion d'être libre n'est plus un ideal a atteindre, mais unemontagne a gravir>> [Ehrenberg, 1998].

L'innovation en formation et en education acquiert donc undouble sens : celui de Ia contestation d'un ordre établi dans unedynamique de Ia liberté (les mouvements pédagogiques, parexemple) et celui de Ia regulation (c'est un moyen de mieuxaccueillir les transformations inévitables de I'école). Mais iisemble que plus les années passent (notamment avec le

mouvement de décentralisation), et plus l'innovation a l'écolerelève du role integratif (par exemple, Ia recherche de qualite oud'efficacité voire de rentabilité de l'école). Cette ambiguIte dontbénéficie le sens de I'innovation permet aux politiques d'avancermasques et désamorce tout refus pour les formateurs d'être assi-miles a des gestionnaires économistes de l'apprentissage.

Nous voyons par là le caractère éminemment fragile au coursdes temps de l'innovation et rien ne dit que l'innovation ne serapas rejetée dans quelques siècles. Toujours est-il qu'à I'heureactuelle elk a bonne presse, voire elle est un mot incantatoire.L'innovation est actuellement un des mots les plus employés partoutes les categories sociales. II est de tous les domaines et il estde toutes les parties: on innove dans le domaine religieux, oninnove bien sCr en entreprise, on innove dans la famille, oninnove dans les prisons, on innove dans les écoles, on innovedans les partis politiques.

L'INNOVATION EN EDUCATION El EN FORMATION... 219

DES ENJEUX DE POLITIQUES SUCCESSIVES

Pourquoi une telle frénésie dans les usages sociaux d'un telterme? II semble qu'il corresponde a une evolution de Iaconception de mise en ceuvre d'une politique. Avant, les déci-deurs ddcidaient par des textes injonctifs, des lois descendantes,en s'appuyant sur les représentants legaux. Mais us se sontaperçus de l'inefficacité de cette manceuvre car les acteurs nesont pas associés aux decisions et comme c'est eux in fine quiauront a produire ces changements, us peuvent s'y opposer.l'idée de consulter les acteurs et de s'appuyer sur leurs proposi-tions, toutes choses egales par ailleurs. La démocratie n'est plusseulement assurée par les instances legates mais par une diffusionde bas en hautde decisions multiples [Cros, 19981. L'innovationest Ia manifestation de propositions nouvelles de Ia part despersonnes et elle traduit l'état dans lequel se trouve Ia

population: s'aider de ces propositions est s'assurer d'unemeilleure reception des réformes. Bien stir que I'école n'a pasattendu l'apparition de I'innovation pour se renouveler et noustrouvons des extraits de textes émanant de I'école nouvelle dontIa ressemblance avec des textes actuels d'innovateurs est trou-blante'. Mais on ne parlait pas d'innovation ! L'innovations'inscrit dans des intentions politiques modernistes volontaristes.L'innovation est ainsi devenue depuis 19602, dans les systèmesd'éducation et de formation, I'objet de marchandages et deconvoitises de Ia part des décideurs. A partir de 1960, nouspouvons en effet repérer, a travers les textes officiels, les rapports

I. Ala mission Innovation eI Recherche >> de I'Institut national de recherche péda-gogique. nous avons une équipe de chercheurs qui mène une étude < anachronique '> surles questions récurrentes posées par les enseignants novatcurs. Par exemple, lacitoyenneté est une question qui Sc posait déjà au temps de I'école nouvelle et qui se poseactuellement. L'équipe en étudie Ics termes et, surtout, Ia contextualisation des solutionsapportées. II est evident que. en 1937, les situations sociales, politiques et économiquesdifféraient de celles de maintenant. Cependant, les solutions proposées apparaissentparfois troublantes de proximité..

2. Certains pays de I' Union européenne n'ont pas dans leur langue cc mot (parexemple, en Finlande). Ce dernier n'est apparu dans leur langage qu'a Ia suite de son utili-sation par I'OCDE qui, volontairernent, l'a introduit sous forme de management dusystéme éducatif.

220 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

que les gouvernements en education ont entretenus avec l'inno-vation et les innovateurs. Nous avons ainsi Pu repérer en France,a travers l'étude des textes officiels, quatre périodes.

Une premiere période oil l'innovation est contestataire

Cette période s'étale, environ, entre 1960 et 1977. Entre 1960et 1968, Ia France vit sous une conception pragmatiste du gaul-lisnie avec une lente poussée réformatrice. Derriere cette appa-rence paisible germe le mouvement contestataire de Mai 68.

Cette contestation est portee par Ies Ctudiants d'origine bour-geoise, suivis par les ouvriers las de subir des cadences de travailde plus en plus infernales.

Précédant ce mouvement, au niveau de I'Cducation a eu lieule Colloque d'Amiens qui rnarque une etape dans Ia prise encompte de l'innovation. Un grand nombre de leaders innova-teurs, qul se retrouveront dans les années a venir, sont là: GillesFerry, Louis Legrand, Jean Hassenforder, Bertrand Girod deI'Ain, Antoine Prost. L'école passe d'une attitude initiation aune attitude d'initiative >>.

L'innovation scoiaire est incarnée par Jes mouvernents péda-gogiques (mouvernent Freinet, Groupe francais d'dducationnouvelle, etc.). Ces derniers deploient leur réseau et unecomplicité contestataire les unit.

L'innovation en education se positionne là comme rupture parrapport aux valeurs étabiies. File se plait dans Ja transgressionaxiologique et exige une société alternative fondée sur plus deliberté, sur d'autres modes de communication sociale. Le célèbre

est interdit d'interdire>> marque le paradigme dans lequel sesituent les innovations éducatives. Les syndicats dits de<<gauche soutiennent ce mouvement protestataire. L'exigencede démocratisation scolaire s'exacerbe avec Ia parution desetudes de deux universitaires [Bourdieu et Passeron, 1964, 1970]qui dénoncent I'dlitisme social de I'école dans un contexte deprospérité économique.

Face a cela, le gouvernement réagit par cc que certains ontappelé Ia <célébration des réformes >>, d'oü sortent de timides

L'INNOVATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 221

propositions comme le prélèvement de 10 % du temps d'ensei-gnement disciplinaire pour des acti vités extradisciplinaires.

Survient, en cette période, I'aboutissement, pourrait-on dire,du plan Langevin-Wallon : le college unique de Ia réforme diteHaby et qul avait été surtout portée par Je président de la Répu-blique de l'époque, a savoir Valery Giscard d'Estaing3 [1976;

p. 66]. Les enseignants furent déstabilisés et, face a une hétéro-généité du public scolaire, us ne savaient plus que faire : les inno-vations ont consisté a masquer Ia recherche d'homogéneité et decoherence des enseignements : déstabilisés, les enseignants vontréagir par un détournement et une protection.

L'innovation en education, durant cette periode, est celle durefus de l'autorité, de defense de valeurs nouvelles, convivialeset communautaires, souvent irréalistes. Elle est rupture symbo-lique. Elle prepare I'avènement de Ia gauche francaise.

Une deuxième période øü I'innovationest aux prises avec l'institution

Cette periode se situe approximativement entre 1978 et 1989.La multiplication des innovations connues dans le systèmeéducatif conduit les responsables politiques a ne plus les ignorer,et les autorités peuvent même se dire: <<puisque les choses nouséchappent, feignons d'en être les organisateurs.>> D'oii Ia

parution de textes officiels encourageant un certain type d'inno-vations (et bien slir, par consequent, en empêchant d'autres).

L'arrivée d'Alain Savary comme ministre de I'Educationautorise quelques transgressions. Sa politique s'appuie sur lesgrands rapports : de Soubré sue I'autonomie des établissements,de Peretti sur Ia formation des personnels de l'éducation, deLegrand sur les colleges, de Prost sur les lycees et de Jeantet pour

3. <<Le système éducatif en est évidemment un élément essentiel. Le role social del'école ne doit pas Ctre seulement d'assurer Ia reproduction a de Ia société,mais d'aider a Ia creation d'une plus grande egalitC... La misc en place d'un systèmeunique de colleges pour tous les jeunes Francais constituera un moyen puissant d'égaliserleur acquis culturel. Elle devra s'acconlpagner sur Ic plan des programmes de Ia definitiond'un savoir commun, variable avec Ic temps et expnmant notre civilisation particulière.>

222 NOUVELLES I'ERSPECTIVES

l'enseignement supérieur4 [Bourdieu, 1994, p. 131-132]. De cesrapports naissent, en effet, des propositions largement désa-morcées de toute poléniique5. Un exemple, Ia renovation descolleges. Même si cette dernière peut être plutôt considéréecomme une réforme, un changement s'opère, en ce que I'inno-vation est envisagée comme initiative locale d'acteurs dans uncontexte particulier. Autrement dit, l'antienne crozierienne de<<On ne change pas Ia société par est passée dans lesmentalités des gouvernants.

Dans cet esprit, Ic ministère a décidé que Ia renovation descolleges se ferait par étapes, en s'appuyant sur le volontariat desenseignants mais avec l'idée que tous les colleges seront rénovésen 1988. Ce qui n'a pas été le cas, certains établissements refusantobstinément de changer! Cependant les directives dmanenttoujours du ministere, entre des mains centralisatrices, même Si leslois sur Ia décentralisation viendront assouplir cette forniule.

Cependant, des innovations se développent de manière spora-dique. Les renversements de principes interviennent: parexemple, donner plus a ceux qui en ont Ic plus besoin n'était pasun principe jusque-la ou on croyait que donner a chacun Ia mêmechose fondait l'égalitd de principe

Les ZEP (zones d'dducation prioritaire) apparaItront ainsi en1981 (circulaire du ldijuillet). Les innovations sont bienvenuesdans ce cadre.

4. Ces rapports, mCme s'ils s'inspirent d'expCnmeniations concretes, sont Ic fruit decommissions, avec tonics les reserves liées a leur fonctionnement mCjue. L'analyse dufonctionneinent de cette institution Ctrange qu'on appelle Commission — ensemble depersonnes qui sont investies d'une mission d'intCrCt general et invitCes a transcender leursintéréts particutiers pour produire des propositions universelles —, les personnages offi-ciels doivent sans cesse travailler, sinon a sacrifier leur point de vue particulier au pointde vue de Ia sociCté, du nioins a constituer leur point de vue en point de vue legitime,c'est-à-dire universel, notanunent par le recours a une rhCtorique de l'officiel.> Cesacrifice des intérCts individuels ci singuliers est-il compatible avec Ia misc en del'innovation, par essence produite par Ia volontC particuliCre de lindividu ? L'innovationscolaire contieni-elle des proflts matCriels ou symboliques d'universalisation a traversune rhCtorique officielle ? N'est-ce pas déjà condamner I'innovation ou, du moms, endCsamorcer l'élan

5. II suffit de Se rappeler Ia poléntique née aucour de Ia proposition de Ia CommissionLegrand sur le tutorat an college oü scsi effectuée une alliance contre, les enseignantsdisant qu'ils ne savaient pas faire ci les parents disani que c'était une incursion dans Ia vieprivee de l'enfant, les tuteurs adultes risquant de devenir des directeurs de conscience

L'INNOVATION EN EDUCATION El EN FORMATION... 223

Durant cette période, l'innovation est prise dans les mailles dufilet institutionnel des fonds d'aide a l'innovation sont dégagéset gérés localement ; les projets d'établissements sont encouragesa favoriser l'innovation pédagogique. L'innovation devientaffaire d'Etat. Ce dernier encourage I'imagination, l'initiative surle lieu du travail afin d'utiliser au mieux I'intelligence de chacunet de gérer les ressources humaines. Cela coincide avec le déve-loppement dans les entreprises des projets, des groupesd'expression des salaries, des cercies de qualite conduisant a laqualité totale ou au zero dCfaut. L' innovation est désamorcée etfait partie dujeu social comme bulle d'oxygène, en tant que régu-latrice6 [Crozier, 1980, P. 384] du système. L'innovation nerisque plus de perturber le système elle en fait partie a certainesconditions ; elle corrige les excès de contrôle administratifcomme une soupape de sécurité.

Les innovateurs dans ce contexte institutionnel ne seraient-ilspas en passe de devenir des gens ordinaires?

Une troisième période,celle des compétences professionnelles

Cette période se situe de 1990 a 1994. La loi d'orientation dejuillet 1989 de Lionel Jospin marque le debut de cette période. Ellesitue l'élève au centre du système éducatif et crée de nouvellesinstitutions plus susceptibles de faire bouger le système éducatif:les Instituts universitaires de formation des enseignants (IUFM)qui dispensent la formation initiale des enseignants.

Les responsables politiques se rendent compte que les individus,les élèves et Ia société en general sont en continuelle mutation. Parconsequent, le métier de formateur lui-même non seulement évoluemais s'ouvre a l'incertitude, a Ia gestion de l'imprevu. La formationprofessionnelle n'est plus fixée par des gestes répertoriés, codifieset répétitifs, mais s'inscrit dans un contexte de mouvement ii s'agitalors d'apprendre a gérer 1' imprévisible. ApparaIt une sorte de

6. > L'innovation, comme un écureuil en cage, continue par ses efforts a faire tournerle système auquel elk apporte son énergie sans pouvoir en changer>'

224 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

<<flexibilité identitaire7 >> [Wittorski, 1994, p. 65-851 l'heure estdavantage a Ia mobilisation de capacités générales permettant degérer globalement une situation. Le traitement de l'immatériel estplus important, renvoyant a une intellectualisation plus grande del'acte professionnel. Le formateur ne régule plus ses actes parl'unique perception mais davantage par Ia cognition. Cette demièreest sollicitée dans un travail collectif produisant de nouvelles capa-cites et competences permettant une adaptation plus rapide auxsituations de changement.

Avant, I'innovation perturbait un milieu relativement stable;actuellernent, l'innovation répond a un milieu professionnel pleinde surprises et de mobilité: les générations de formés sont achaque fois diffCrentes et exigent une recomposition des connais-sances professionnelles et pas uniquement sur le plan d'unréajustement mais sur celui d'une recomposition nécessitant del'imagination et de Ia créativité dans un laps de temps court.

Le passage du métier de formateur a Ia profession illustre cechangement de paradigme conduisant au passage du métier arti-sanal oü l'on applique des techniques a Ia profession, l'onconstruit ses strategies en s'appuyant sur des savoirs rationnels eten développant son autonomie> [Alter, 1994, p. 23]. Lespratiques nouvelles, l'innovation pédagogique font désormaispartie intégrante de Ia competence du forniateur qui dolt conti-nuellement inventer ses propres normes stratégiques convenant aucontexte, aux formés et a Ia diversité des situations rencontrées.

L'innovation constitue une réponse intelligente (efficace etefficiente) de l'action a une réalité de plus en plus mouvante. Leformateur devient donc avant tout un innovateur en ce qu'ilmobilise des capacites d'inventivité face a des situations de plus enplus nouvelles. Une telle remarque n'exclut pas Ia routine : c'estsur elle que s'appuie l'expert qui l'exploite comme des repères, unsoutien a des experiences multiples mobilisatrices d'anticipation.

L'innovation en formation devient une obligation profession-nelle, faite d'un <<regard ouvert a Ia creation pédagogique et

7. Selon I'auteur. Ia flexibilitë identitaire rëpond a un changemeni de pratiquesprofessionnelles er suppose un abandon des systernes de description de tâches précises.

L'INNOVATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 225

didactique perniettant d'affronter les situations les plusdiverses> [Develay, 1994, p. 65].

Les instances officielles encouragent Ia formation des ensei-gnants et des formateurs a cette << flexibilité identitaire >> sollicitantdes capacités relationnelles, de travail en équipe, d'autonomie, deresponsabilité, de decision, de créativité, d'ouverture a un parte-nariat multiple. L'innovation est une réponse obligee a I'efficacitémême de l'enseignement; elle accompagne le changement. Nousdirions même que, souvent, les textes officiels sont plus en avanceque les pratiques réelles. L'obstacle a I'innovation ne vient pastoujours des instances officielles mais des representations et deshabitudes culturelles des formateurs.

Cette innovation en education et en formation, sollicitée enchacun, est liée au développement de capacités transversalespermettant de gérer globalement une situation particulière.

II est d'ailleurs intéressant de noter que se developpe, durantcette période, dans Ia formation professionnelle de tous leschamps, ce qu'on appelle Ia << réflexion en action >> qui interrogecette double capacité de coller au terrain tout en gérant lesenjeux, le sens, pour y répondre de manière adaptée.

Cette troisième période souligne que le formateur contem-porain est avant tout un innovateur intelligent jouant tour a toursur les registres de Ia théorie et de Ia pratique, de Ia réflexion etde l'action, de Ia recherche professionnelle et du terrain.L'instauration du mémoire professionnel dans plusieurs forma-tions confirme cette tendance. Ces savoirs de et dans l'actionconduisent a la professionnalité même du formateur qui construitune métacompétence, en ce sens que Ia competence profession-nelle est doublée d'une competence d'explicitation du travailconduisant a l'élucidation8 [Castoriadis, 1975, p. 8]. Cettefaculté Iiée a des capacités d'autonomie, de prise de responsa-bilité suscitent pas tant le faire que l'expérience empirique strictosensu. L'innovation rejoint là Ia démarche de projet.

8. <<Ce que j'appelte elucidation est le travail par lequel les hommes essaient depenser cc qu'ils font et de savoir Ce qu'ils pensent. <>

226 NOUVELLES PERSPECTIVES TI-IEORIQUES

Une quatrième période, celle de I'utilisation de l'innovationcomme pilier du changement

Cette période nous est contemporaine. Elle est celle øü l'inno-vation est reine. C'est d'elle que depend le changement dusystème. Les textes ministériels demandent (supplient?) auxenseignants d'innover pour repondre aux changements sociétauxet aux demandes de plus en plus pressantes d'un public exigeantet consumériste. Les innovations servent de <<. vitrine>> aux auto-rites qui y trouvent matière a illustrer leur volonté politique.L' innovation devient consubstantielle des transformations p01 i-tiques. Elles sont non seulement citées mais incitées et favorisées.Le ministerejoue un role de catalyseur et de canaliseur en ce qu'ilinvite, par un programme bisannuel, a innover selon des themesd'actualité (par exemple, Ia violence, la citoyenneté, le multi-culturel, l'apprentissage de Ia langue, etc.), themes suffisammentlarges pour permettre des interpretations locales multiples.

Les innovations sont au service d'une politique mobile, plussoucieuse de se porter en avant que de consolider les acquisd' innovations passées.

DE LA NECESSITE D'UNE DEFINITION

Si ces politiques ont Pu s'installer aussi aisément, dans leurflou et dans leur intention parfois manipulatrice, c'est que l'inno-vation, tout au moms en education et en formation, n'a pas dedefinition stabilisée. Nous possedons plus de trois cents défini-tions recueillies au cours de nos travaux sur Ia construction de Iabanque de données NO VA9 [Cros, 1996]. Chaque fois que nous

9. Dans notre service, ala mission Innovation ci Recherche de 1'INRP, un groupecompose de chercheurs en education et en formation venant dinstitutions différentes(CNAM, AFPA, MEN, etc.) et de documentalistes a fonde une banque de données derecherche sur I'innovation en education ci en formation appelée NOVA et qui contient lesreferences bibliographiques de textes écrits francophones et anglophones sur I' innovationen education ci en formation, a condition que ces testes portent sur le processus Iui-rnCme.Nous avons Cté obliges de dCfinir Ic champ de eeOc banque et donc de stabiliser une defi-nition minimale de I'innovation ci de Ia formation/education. C'est a cette occasion quenous avons ces definitions différentes. Cette banque est consuItable par internet:http://www.inrp.fr aller a banque de données et cliquer sur NOVA.

L'INNovATION EN EDUCATION El EN FORMATION... 227

avons tenté de donner une definition de ce terme au cours d'uneassemblée, elle a été comme par enchantement oubliée car nonconforme au flou dont elle est consubstantielle : l'innovation vitdans et par usages sociaux qui en sont faits. Nous adopterionsvolontiers ce qu'écrit Merleau-Ponty a propos du mot innovation[1976, p. 462]: <<Quant au sens du mot, je l'apprends commej'apprends I'usage d'un outil, en le voyant employer dans lecontexte d'une certaine situation. La subjectivité ne constitue pasle mot, elle pane comme on chante parce qu'on est joyeux, ellene constitue pas le sens du mot, ii jaillit pour elle dans soncommerce avec le monde et avec les autres hommes quil'habitent, ii se trouve a l'intersection de plusieurs comporte-ments, ii est, meme une fois acquis, aussi précis et aussi peu défi-nissable que le sens du geste. Cependant, nous avons bien étéobliges de cerner Ic champ de l'innovation en education et enformation, ne serait-ce que pour construire les frontières entre undedans et un dehors. Faute de definition, nous sommes arrives ades composantes minimales qui permettent de dire s'il s'agitd'innovation en education et formation ou pas.

Ces composantes sont au nombre de cinq.

La premiere est celle du nouveau

II va de soi que, pour tous, l'innovation se définit par lenouveau. Cette evidence du nouveau ne l'est pas tant que cela. Eneffet, comment saisir l'essence du nouveau en education puisque,par definition, le nouveau est une qualité d'existence éphémère,un attribut momentané ? Ii est relatif a celui qui l'énonce, ii estlie au point de vue de celui qui l'énonce. Qui peut decider eneducation et en formation de ce qui est nouveau ? S'agit-il d'unequalite mesurable ? Le nouveau a lui seul ne peut être un critèrede definition. Tout au plus permet-il de qualifier Ia hardiesse del'événement. Et encore Par exemple, un professeur qui, pour Iapremiere lois, fait faire a ses élèves des travaux de groupe diraqu'il innove, même si son voisin le fait depuis des années. Pourlui, ce sera Ia premiere fois et donc ii innove. Autrement dit,l'innovation en education est relative au contexte immédiat voirepsychologique. C'est l'innovateur qui décrète que cc qu'il

228 NOUVELLES PERSPECTIVES TI-IEORIQUES

conduit est nouveau et ii en apporte Ia preuve ! Le nouveau est unconstruit social et relatif aux personnes qui le portent en ce quiconcerne le dornaine de l'éducation.

La deuxième composante est celle du produit

Alors, on peut se rabattre sur le produit Iui-mêrne. Ce serait Iasubstance introduite qui aurait les vertus novatrices elle provoqueune onde de choc qui transforme la pratique du formateur et doncqui le fait innover. Mais cette vision est technologique, objectale.Le formateur peut très bien introduire l'ordinateur dans sa pratiquesans rien changer a cette dernière. Par exemple, I'écran d'ordi-nateur se substitue a Ia page polycopiée ! Ce n'est pas suffisantpour être assure de se trouver face a une innovation.

La troisiènie composante est celle du changement

Innover, c'est changer, voire changer positivement, voirearnéliorer. Mais ce changement pour être de l'innovation doit êtrevolontaire, intentionnel et délibéré. Tout changenient n'est doncpas une innovation mais toute innovation est une espèce particu-here de changement.

La quatriènie composante est celle de l'action finalisée

L'innovation est sous-tendue par des valeurs. Celui qui innoveveut améliorer Ia situation qu'il considère conime insatisfaisante.Mais le meilleur pour lui n'est pas forcément le meilleur pour lesautres. Par exemple, un professeur rétablit dans sa classe les châti-ments corporels. Son inspecteur est content parce qu'il obtient desélèves de bons résultats de mémoire. La fin justifie-t-eIle lesmoyens? Et pourtant, Ic maître peut considérer qu'il a faitprogresser ses élèves et donc ii s'agit pour lui d'une ameliorationNous pourrions dire que I'enfer est pave de bonnes>innovations ! Ainsi faire le bonheur des autres malgré eux peutêtre Ia pire des choses: I'innovation peut être Ia pire et Ianieihleure des choses. Ce n'est pas parce qu'on innove que c'estbien ou alors ii y a un rapport totémique au nouveau qui brouille

L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 229

toute critique. L'innovation en education repose essentiellementsur le choix de valeurs. Un petit aparté pour distinguer innovationde projet. Si le projet contient une visde, comme 1' innovation, iiest aussi et surtout planification en fonction d'objectifs et, réalisédans le temps, fortement lie a une conception causale de l'action,alors que I'innovation est un événement guide par un désir, unélan, une dent tes modalités se dessinent au cours duderoulement même de l'innovation. Parler d'un projet d'inno-vation apparaIt comme un oxymoron.

Cinquième composante, celle du processus

L'innovation est une démarche de transformation sous diffé-rentes formes, une série de mises en problèmes et de mises ensolutions, une serie de mises en intrigue (pour plagier Paul

Ic tout a l'intérieur d'un espace temporel provisoire. IIy a emergence d'imprevu, d'inattendu, d'aléatoire. Le projet estune procedure et l'innovation est un processus avec ses zonesd'incertitudes, d'imprevisible.

Ces cinq composantes nous ont permis de cerner I'innovation eneducation : du nouveau relatif et contextualise, un produit qui peutêtre un indicatif, un changement a condition qu'il soit volontaire,intentionnel et delibere, c'est-à-dire qu'il s'inscrive dans une actionfinalisée, portee par des valeurs et qui se deroule scion un processusplutôt aléatoire. L'innovation en education et en formation est donchautement subjective car elle n'est pas fondamentalement nouvellecomme pourrait l'être Ia fabrication d'un objet nouveau commer-cialisé. L'élément est I' espnt de cette transformation

PEUT-ON DANS CES CONDITIONS PARLER DU TRANSFERT

DES INNOVATIONS?

Une des questions qui ont habite aussi bien les formateurs queles politiques est celle du transfert des innovations éducatives. Enrevanche, c'est très peu uñe question des praticiens eux-mêmes,

230 NOUVELLES PERSPEC11VES THEORIQUES

tout occupés qu'ils sont a installer au mieux leur innovation facea l'hostilité et/ou Ia pesanteur de l'organisation bureaucratique.

Lorsque les formateurs ou les responsables politiques avaientconnaissance d'une innovation (qui marchait ou quiallait dans le sens du choix des actions voulues), le projet detransfdrer cette innovation naissait. Mais une pratique setransfère-t-elIe? Si oui, a queues conditions?

Quatre paradigmes explicatifs du transfert des innovationsscolaires ont traverse les institutions éducatives et de formation.

Le modèle épidémiologique

Dans les années quatre-vingt, ii y eut une premiere approchede La diffusion de l'innovation sociale par l'idée de l'épidémio-logie, puis une période d'abandon pour être reprise rCcemmentpar des anthropologues américains. Ce modèle repose sur le faitque, si 011 prend une population donnée, une dpidémie conime Iapeste ou le cholera s'y diffuse de Ia niême manière que le feraitune innovation. Le paradigme general de diffusion se représentepar une courbe en S. courbe cumulative des gens < touches >>.

Nous voyons mais sans savoirpourquoi. On retrouve Ic mêmemodèle dans I'étude des rumeurs. II a été abandonnC parce qu'ilest trop macroscopique, sans qu'on sache cc qui se passe auniveau individuel, ii est déterministe et laisse peu de place a Ialibertd de decision de I'individu. Cependant, ii vient d'être reprispar les theories naturalistes de l'anthropologie culturelle amen-caine. Ce sont les idées qui seraient contagieuses et pas lespratiques [Sperber, 1996] et ii suffit d'expliquer comment lesrepresentations sociales sont contagieuses par Ic fait d'innom-brables micro-mécanismes (I nterindi viduels).

La communication est, avec l'imitation, un des deux méca-nismes principaux de Ia transmission. Les épidémiologuesentendent par transmission un processus qui peut être inten-tionnel ou non, coopératif ou non, et qui entralne une similaritéde contenu entre une representation mentale chez un individu etun descendant causal de cette representation chez un autreindividu. Le descendant causal n'dtant pas un simple recou-vrement de contenu, ii est cependant inscrit dans Ic processus de

L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 231

construction de cette representation : que cela fasse resonancedans la representation (dans la grammaire mentale de I' individu)sur le plan affectif etlou cognitif. Ce qui confirme que Ia plupatdes representations ne sont jamais transmises mais qu'ellesmutent sous Ia pression de multiples facteurs.

Le modèle de l'interactionnisme social ou Ic jeu des influences

Dans ce modèle, ce sont les decisions individuelles qui sontregardees et leurs effets d'agrégation au niveau social. Ce sonttous les mécanismes de persuasion, plus ou moms lents etcompliquds [Moscovici, 1979].

Deux éléments interviennent:— L'information donnée, apportée, recue. Selon Ia forme et

le degre de réceptivité, cette information sera détournée (cas deIa dissonance cognitive) ou ingérée positivement.

Les réseaux de communication, les échanges interper-sonnels sont plus efficaces que les apports impersonnels d'infor-mation. II faut d'abord stimuler l'intérêt de Ia personne, luimontrer que cela a étd fait sans danger et legitimer cette inno-vation par les détenteurs du pouvoir social et symbolique quesont les innovateurs. Par exemple, dans la mesure oh lescollègues, les voisins, les amis la confirment et Ia légitirnent.

La participation sociale fournit a l'individu un soutiencollectif qui le rassure et facilite Ic developpement de l'inno-vation. Les leaders doivent être en avance mais sans être dessupérieurs hiérarchiques. Mais le ddsir d'influence ne va pas sanscontlits, sans cnse, qui engendrent le changement, que Ia crisesoit interne ou externe. L'influence depend de I'identification acelui qui influence (voir ace sujet tous les travaux de psychologiesociale sur les phénomènes d'influence et de conversion).

Le modèle de I'institutionnalisation

II s'agit du devenir de l'innovation qui est reprise par leministère comme exemplaire ou pour figurer dans les textes offi-ciels injonctifs, ou considérée comme banale et entrée dans Iaroutine. II en est ainsi des groupes de niveaux ou de certaines

232 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

activitds interdisciplinaires courantes dans certains dtabli sse-ments scolaires. L'innovation ne peut vivre tout le temps et sondevenir est soit de s'enkyster et de continuer dans son coin, isoléedu reste, soit de se marginaliser et de ne plus rien avoir affaireavec les autres activités, soit de mourir, soit de s'institutionna-user, c'est-à-dire que l'institution prend Ic relais et ce n'est plusune innovation. On peut dire que toutes les actions un jour oul'autre ont dtd innovantes et se sont vues récupdrées par lesystème qui les a plus ou moms transformdes pour qu'elles soientcompatibles avec l'existant.

On peut résumer Ic processus d'institutionnalisation [Alter,1985, 1990] d'une innovation en education de Ia facon suivante.Dans un premier temps, les directeurs incitent a l'innovation lesformateurs (experimentations pilotes, soutien aux initiativeslocales, etc.), Dans un deuxième temps, les directions sontcontraintes de laisser faire les innovateurs (côté instituant). Dansun troisième temps, les directeurs mènent une politique d'institu-tionnalisation des innovations; us les rationalisent, leur donnentun caractère obligatoire en les << normalisant >>, us les standardisenten s'appuyant sur Ia reaction des groupes soucieux de la marchehabituelle de l'institution (les recteurs, les inspecteurs, etc.).

L'institutionnalisation correspond a une remise en ordre.Peut-on concevoir une institution a ce point suicidaire qu'ellepermette a des innovations rdvolutionnaires, reposant la questiondes valeurs (ce qui est très fort en education et en formation), dusymbolique et de l'imaginaire sur lesquels repose l'institution, dese développer et de risquer le renversement de ladite institution?

Le modèle de Ia recherche-action

Ce modèle de diffusion repose sur Ia cooperation entreplusieurs partenaires dont les logiques et les objectifs ne sont pastout a fait identiques. D'un côté, ii y a le chercheur qui peut êtrevu parfois comme un formateur, un animateur, un consultant, unmilitant et, de l'autre, le praticien qui peut être vu comme unacteur social, un partenaire ou un client.

La recherclie-action telle que nous l'entendons n'est pas Iajuste et pure juxtaposition de la recherche d'un côté et de Ia

L'INNOVATION EN EDUCATION CF EN FORMATION... 233

pratique de l'autre, mais un éclairage mutuel qui aide Ia pratiquea se développer et a affermir ses objectifs.

Le processus de recherche est au service du changementsocial. II s'agit de Ia recherche-action telle que l'ont définie lesdisciples de Kurt Lewin: <<Une application de la méthodologiescientifique a Ia clarification et a Ia solution de problèmespratiques. Elle est aussi un processus de changement personnel etsocial. Dans les deux sens, elle constitue un processus d'appren-tissage l'accent est mis sur Ia qualite de Ia collaboration dansIa planification de l'action et dans l'évaluation de ses résultats.>>

La recherche permet l'apprentissage par le praticien depratiques nouvelles élucidées et formalisées. Ii passe du désap-prentissage a un réapprentissage favorisant le changement fondésur la recherche. Cela pose le problème de l'utilisation de Iarecherche dans le changement social.

11 existe, d'après nous, trois types de recherche-action:— une recherche-action plutôt technique oh Ic role du cher-

cheur est prépondérant. Le chercheur <<utilise>> les praticienscomme source d'information et il stimule le changement local.Ce seront les résultats de Ia recherche qui pourront éventuel-lement jouer sur Ia diffusion,

— une recherche pratique oh Ic chercheur a un rOle deconsultant. II établit des relations de cooperation soit avec lepraticien, soit avec le groupe. II oriente le changement, l'infléchitet enrichit sa réflexion,

— une recherche émancipatrice oh le groupe de praticiensprend Ia responsabilité de I'action et de Ia recherche. Larecherche devient alors une pratique de formation.

La recherche-action comme organe de diffusion de l'inno-vation possède deux postulats: premièrernent, le chercheur estun militant, c'est-à-dire qu'il croit a une certaine issue de l'actionsociale; deuxièmement, l'innovation n'est pas externe aupraticien, elle n'est pas une adoption ou une adaptation depratiques développées ailleurs. L'innovation se construit dansune certaine durée et se prolonge au-delà d'une intervention dontle but est de déclencher un processus qui devra se poursuivre sansIa recherche.

234 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Seulement, Ia recherche-action est un processus long, coilteuxet non assure des résultats compatibles avec les objectifs del'institution. La recherche-action est ainsi rejetée a Ia fois parl'institution qui Ia trouve dangereuse et non performante et par lemilieu scientifique qui Ia trouve peu rigoureuse.

De manière plus contemporaine, s'est développé un modèlede diffusion de l'innovation assez proche de Ia recherche-actionen ce qu'il regroupe des personnes d'horizons différents. C'est lemodèle de Ia traduction porte par le laboratoire du Centre desociologie des innovations de I'Ecole des mines. L'innovationdevient un construit social complexe qui met en jeu tous lesacteurs concernés, les institutionnels, les objets considéréscomme nouveaux, les clients autour d'un bien commun. Nousavons testé la pertinence de ce modèle dans l'innovation scolaireet nous nous heurtons a Ia definition de l'ob jet nouveau [Cros,2000]. Nous avons montré qu'iI existe peu d'innovations selon cemodèle dans le monde scolaire. Nous avons ainsi pu dégager desconditions pour que le modèle de Ia traduction puisse exister (parexemple, sortir des regles instituées, sortir de l'égalitarisme,sortir de l'impersonnalite, fabriquer des objets communs, trouverdes lieux oü s'expriment les controverses, développer les actants,introduire de I'incertitude). Et ii est vrai que l'organisationbureaucratique du système éducatif aide peu l'innovation a sedévelopper. Cela ne veut pas dire qu'elIe n'existe pas.

Autrernent dit, l'existence des innovations dans le mondeéducatif et de formation depend étroitement de I' institution danslaquelle elles se developpent. Ainsi, le ministère de l'Educationnationale francais, malgré l'assouplissement qu'il a opéré cesdernières années, est loin de correspondre a un lieu d'éclosiondes innovations. Qu'en est-il des autres pays de Ia Conimunautéeuropéenne?

LES INNOVATIONS EN EDUCATION ET EN FORMATION EN EUROPE

Nous avons été responsables d'un Observatoire européen desinnovations en education et en formation finance par la Commu-nauté européenne. Cet observatoire, indépendant des respon-

L'INNOVATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 235

sables politiques de chacun des pays et reprdsentd par unregroupement d'universitaires des quinze pays de I'Union euro-péenne, a pu étudier et analyser non seulement les innovations eneducation et en formation, mais aussi les politiques d'innovationet leur articulation avec le terrain [Cros, 1998]. Outre le fait déjàmentionné que certains pays n'utilisent pas le mot innovation, lescomposantes évoquées ci-dessus se retrouvent. Le mot le plusfréquemment employé est celui de réforme (dix pays sur quinze).Le mot experimentation est cite par sept pays, cinq paysemploient le terme de développement: ce sont ceux du nord del'Europe. Si, sur le terrain, les etudes de cas portent bien sur desinnovations telles que nous les avons définies ci-dessus, les poli-tiques des pays pour favoriser Ia transformation des systèmeséducatifs et de formation ne sont pas toutes identiques.

Nous avons ainsi repérd des dimensions jouant un role consi-dérable sur I'infléchissement des orientations des innovations enEurope [Garcia, 20001.

La centralisation du système de formation

Cette dimension s'inscrit dans ce que certains appellent lebottom up ou le top-down, c'est-à-dire l'innovation venant ducentre ou de la périphérie. En rdalitd, ce n'est pas aussi simple,les pays a reputation centralisatrice (France, Grèce, Italie, voireEspagne) se décentralisent et les pays ddcentralisés se centra-lisent en ce qui concerne Ia formation (Royaume-Uni, Alle-magne). C'est dans ce juste milieu que s'opère I'existencepossible de l'innovation.

La place et le pouvoir des parents

En Allemagne, par exemple, l'éducation re!ève de Ia compé-tence des parents qui jouent un role dans les innovations mises enplace par les différentes écoles. 11 est evident qu'un tel fait peutse retourner contre les valeurs de 1' école en faisant des parents de

simples consommateurs de l'école. L'Angleterre offre un tableauproche de celui-là.

236 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Le poids des valeurs et des mentalités

Par exemple, Ia Finlande et le Danemark défendent desvaleurs fortes de holisme de I'éducation les élèves sont al'école pour s'épanouir sur le plan social, artistique et éthique. EnFrance ou en Autriche, ces valeurs ne sont pas consensuelles etles innovations tournées vers une education totale auront du mala trouver des appuis.

Le poids relatif des écoles privées et des associations privéessur I'école

Certains pays ont une majorité d'écoles confessionnelles ouprivées dont les engagements vis-a-vis de I'Etat sont soupies, cequi leur laisse totale liberté de mettre en cruvre des pédagogiesnouvelles et des structures éducatives variées. En Allemagne,une école privée, pour ouvrir, doit déjà montrer qu'elle est inno-vatrice par rapport au système public. Les fondations privéesinterviennent egalement de manière forte. Au Danemark, lesécoles privées suivent le cadre très large donné par l'Etat. EnFrance, c'est le contraire l'école publique est la loi et les écolesprivées I'exception.

La hiérarchie des savoirs

Tous les savoirs n'ont pas Ia même consideration selon lespays. Se former aux savoirs techniques en Allernagne n'a pas Iamême signification qu'en France c'est le signe de I'échecscolaire. En Grèce, les savoirs classiques sont favorisés parrapport aux savoirs orientés vers Ia pratique, etc.

La presence de corps intermédiaires(des agents du changement)

Le fait qu'existe une catégorie de médiateurs appelés inspec-teurs, conseillers, formateurs ou autres favorise l'esprit d'inno-vation, a condition qu'ils ne soient pas les contrôleurs de l'Etat.Le mode d'élection du chef d'établissement et Ia gestion de cedernier sont aussi des indicateurs de facilitation de l'innovation.

L'INNovATION EN EDUCATION El EN FORMATION... 237

La presence de dispositifs d'incitation aux innovations

Ce sont des structures qui facilitent les innovations, pastoujours de manière libre, mais en liaison avec les orientationspolitiques du pays. Ces dispositifs peuvent être des instituts clai-rement identifies (Portugal, France), des << récompenses >> ou des<<prix>> attribués aux meilleurs innovateurs, ceux qui répondentle mieux a ce que autorités attendent des innovateurs. Cela aété beaucoup critique en France car certains considèrent que c'estdésamorcer le côté révolutionnaire de ('innovation pour ('incitera servir les politiques du moment [Cros, 2000].

La presence des syndicats d'enseignants

La facon dont Ia formation continue est gérée joue un role fonda-mental dans Ia mise en euvre des innovations, selon qu'elle est géréepar des associations d'enseignants ou des syndicats ou par l'Etat.

C'EST BIEN A TRAVERS TOUTES CES ETUDES QUE SE DEGAGE

LA SPECIFICITE DE L'INNOVATION EN EDUCATION

Même si les récentes etudes sur l'innovation [Flichy, 1995]montrent bien que l'innovation technique doit son succès a desprocessus sociaux éminemment complexes, l'innovation eneducation demeure spécifique. A travers toutes les etudes quenous venons d'évoquer, nous voyons qu'elle s'appuie plus queles autres innovations sur de l'imaginaire et du symbolique, toutsimplement parce qu'elle porte sur des savoirs de plus en plusconceptuels. Les transactions sociales se font a travers un inves-tissement résolument tourné vers le futur non pas en termes d'unesociCté meilleure mais vers une humanité pétrie de principesgénéraux. Par exemple, ce n'est pas le téléphone portable quipeut indiquer des orientations philosophiques et morales de Lasociété, tout au plus pent-il contribuer a une amelioration (ou aune déterioriation) des relations humaines. Les objets techniques,même, comme dirait Callon, si ce sont des <<actants>> ou desacteurs non humains, sont là et c'est Ia façon dont les individusvont les investir qui va leur donner sens. Dans l'innovation en

238 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

education et en formation, c'est le sens qui préexiste a l'inno-vation. L'immatériel a une force plus grande. Outre les valeursqui interviennent de manière manifeste, ii subsiste une épaisseur,sans doute due a Ia presence d'un autre dans une relation inter-personnelle oü jouent incontestablement le transfert et le désir.

Enfin, l'innovation en education et en formation ne peut secontenter d'une seule approche disciplinaire; c'est en cela queles sciences de l'éducation sont précieuses car elles font primerl'objet sur le découpage disciplinaire et tentent de conjuguer desapproches qui, au premier abord, pourraient paraItre insolites,comme Ia sociologie et Ia physique. Tout est bon pour tenter decomprendre les mécanismes en jeu lors du déploiement des inno-vations en education et en formation. Ces dernières sont spCci-fiques en ce qu'elles touchent a I'éducation et a Ia formation,elles-mêrnes porteuses par essence de transformation (l'appren-tissage). Travailler sur ces types d'innovation, c'est travailler ausecond degre, voire dans une mise en abyrne.

Car n'est-on pas, depuis des siècles, a se poser toujours lesmêrnes questions a propos du développement de l'enfant et decelui de l'homme? N'est-ce pas une gageure que de vouloirappuyer I'analyse de l'innovation en education et en formationsur des theories et des ideologies empruntCes au monde écono-rnique et technique qui nous entoure? Là il faudrait de Ialenteur (le developpement de Ia personne se fait par un chemi-nement particulier, dans un temps qui ne se mesure pasuniquenlent a I'aune du socio-économique et du socio-tech-nique), nous voulons y introduire de Ia rapidité; là oü il y asilence et énigme, nous voulons y mettre du discours et de Iaclarté. Car nos sociétés sont I'expression du bruit et du spot. Ii ya en effet, dans I'innovation en education et en formation, unreflet culturel, ideologique et politique de nos sociétésmarchandes et capitalistes. Travailler sur Ia formation de I'autrepose des problèmes que les etudes sur les innovations techniques,technologiques ou organisationnelles n'ont pas abordés. C'est unrapport au temps, a l'autre, au savoir et a l'espace qui y estdifferent. Seul l'avenir nous dira Si flOUS pouvons inscrire toutesles innovations sous le même ordre d'interprétation des choses.

L'INNOvATION EN EDUCATION ET EN FORMATION... 239

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9

Ce que l'économie néglige ou ignoreen matière d'analyse de l'innovation

Dominique Foray

Cet article porte sur tout (ou presque tout) ce que les éconornistesnegligent ou ignorent lorsqu'ils analysent l'innovation. Prenantconnaissance de notre sujet, le lecteur comprendra immédiatementles raisons de Ia Iongueur de I'étude ! En effet Ia littérature écono-mique sur I'innovation est extrêmement lacunaire et abandonne auxautres disciplines des champs immenses d'investigation.

Pour presenter avec des mots et des méthodes d'économisteles themes et les questions que notre discipline néglige habituel-lement, notis avons besoin d'un cadre permettant de repérer cesthemes et ces questions. L'unité d'analyse que nous avonschoisie est I'entreprise et le cadre que nous esquissons repose surles notions de capacités (ensemble de compétences, savoirs etméthodes destinés a accomplir telle fonction) et de frontières deIa firme (ii y a des problèmes d'organisation interne et de rela-tions avec i'extérieur). Ce cadre a quatre niveaux: le premier estcelui des capacités d'innovation. Nous identifions quatre grandescapacités — créativité, resolution de probième, gestion de Iaconnaissance et valorisation économique de l'innovation — quisont analysées. Le deuxième niveau est celui de Ia vision ou, ditautrement, de i'intelligibilité de l'innovation. C'est a ce niveauque sont intégrées les connaissances spécifiques et locales desusagers. Le troisième renvoie aux procedures organisationnellesde communication et incitation, allocation des ressources etgestion du temps. Le dernier niveau correspond aux problèmesde coordination économique que peut engendrer l'innovation.

242 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Mais avant de procéder a la presentation de ces diffCrentsaspects, nous développerons, sous Ia forme d'un encadré, lesprincipaux concepts microéconomiques de l'innovation — dontnous pensons qu'ils sont utiles et pertinents.

Pourquoi et comment les firmes innovent? La réponse des économistes

Lesfirmes innovent pour se différencier

Les firmes innovent pour se différencier, c'est-à-dire en vue de s'extraired'une situation de concurrence <<trop parfaite >'. En effet, une situation deconcurrence parfaite determine une pression sur les prix, qui interdit toutepossibilité de sur-profit. Mais en se diffCrenciant par I'innovation, Ia firmecrCe une situation de monopole temporaire qui lui permet d'obtenir une rente.Le cas Ic plus simple est celui de l'innovation de produit : les consommateurssont prets a payer plus cher si Ic nouveau produit est different et si cette diffé-rence est attractive. On peut alors fixer un prix supérieur au coin marginal.d'ofi Ia rente qui durera taft que Ia difference est prCservée. L'innovation deproduit est ainsi Ia principale Source de Ia compétitivitC hors prix de l'entre-prise. Dans Ic cas d'une innovation de procCdC (innovation qui porte sur lesmCthodes de production), Ic cheminement de l'innovation a Ia compétitivitéest moms simple. Soit de procédC permet d'obtenir de nouvellescaractéristiques pour Ic produit (on retrouve Ia figure prCcCdente) soit cetteinnovation permet de réduire les coins de production. Dans cc cas, onrCpercute cette diminution sur les prix, et I'innovation est alors une source deIa competitivite prix de l'entreprise.

Destruction créatrice

En innovant, Ia lirme dCtruit: certains équipements sont déclassés, descompCtences deviennent inutiles, des ensembles techniques et organisa-tionnels se désagrègent. Le corollaire de l'innovation est donc Ia destructionet les cofits de l'innovation peuvent Ctre importants: coUts de I'activitC même(par exemple coin de R & D ou de marketing), coin de remplacement et coinde l'inexpérience virtuelle.

La carte des innovations

La firme innove donc pour se dégager temporairement de situations deconcurrence trop contraignantes. Plus I'innovation est <<nouvelle >>, plus diesera fructueuse en matière d'avantages compétitifs. A cci Cgard, on peutdistinguer diffCrents degrés de nouveauté:

CE QIJE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 243

— Ia nouveauté absolue (under the sun) : c'est le cas du premier fabricant deskis, qui passe du bois aux matériaux composites;— Ia nouveauté pour certains agents (adoption et diffusion): les autres firmesimitent pour ne pas être exclues du marché;— Ia nouveauté pour un certain marché (transposition d'une applicationexistante): c'est Ic eas du snowboard dont Ic principe vient des sportsnautiques.

Si I'on combine Ia nouveauté technique et La nouveauté de marché [Freeman,19881, on arrive aux categories classiques, identifiCes sur Ia carte des innova-tions de Abernathy et Clark [19881: innovation architecturale, innovationrCvolutionnaire, innovation courante et creation de niche.

Rente et part de marché

La rente est donc t'objectif. Cependant, le veritable critère Cconorniqueperinettant d'Cvaluer tine innovation n'est pas simplement Ia hauteur de Iarente permise par Ia differentiation positive du produit. Le critère pertinent estcelui de Ia rente multipliCe par Ia part de marchC du nouveau produit.Ainsi, tine innovation extrémement sophistiquée et complexe, source d'unedifférentiatioii trés forte et donc d'une rente très importante, n'aura qu'unevaleur economique faible si seulement un petit nombre de consommateurssont prets a payer Ic prix (I'exemple extreme est celui des programmesd'innovations sur une voiture de sport de formule I : innovations hyperso-phistiquées qui ne seront pas utilisées sur plus de deux ou trois exemplaires).En revanche, une innovation simple qui ne produit qu'une rente minime auraune valeur Cconomique très grande si cue emporte l'ensemble d'un marchC demasse (par exemple, une innovation portant sur Ic conditionnement d'unproduit de grande consommation: tube de colle ou tube dentifrice).On comprend des lors I'importance de l'arbitrage a effectuer entre Ia hauteurde Ia rente et Ia part de marché: on petit par exemple decider de sacrifier unepart de Ia rente en vendant son nouveau produit a has prix, afin d'élargir Iapart de marchC; ce qui en fin de compte peut permettre d'accroItre Ia valeurCconomique de I'innovation. II est donc important de retenir que Ia maximi-Sation de Ia rente n'est pas l'objectif ultime. Celui-ci renvoie a Ia maximi-sation de Ia grandeur [rente x part de marchC]. Si on neglige cela, on ne peutcomprendre Ia plupart des strategies de lancement de nouveaux produits dansles secteurs de l'informatique, des tClécommunications, du multimedia.

I.e role de l'entrepreneur: exploiter les opportunités technologiques

La capacite produire une difference positive est une capacité trés difficile acomprendre et a saisir dans le cadre de I'analyse économique.

244 NOIJVELLES PERSPECTIVES TEIEORIQUES

La notion d'opportunité technologique permet a l'économiste de traduire entermes de relations quantifiables les inégalités intersectorielles de <<capital

et done de formuler le caractère plus on moms propice al'innovation de tel domaine particulier. Cette notion met en avant l'impor-tance du cycle technologique — caractérisé par des rendements croissants oudécroissants de Ia recherche et de l'activité d'innovation. Ainsi Ic domaineIa réalité virtuelle possède certainement plus d'opportunités technologiquesaujourd'hui que celui, disons, de l'emboutissage (ii faudrait cependantverifier !). Mais entre les opportunitCs technologiques ci l'innovationun facteur essentiel Ia capacité d'exploitation des opportunités.C'est là qu'intervient l'entrepreneur Schumpeterien 1996].L'entrepreneur est, dans Ia pensCe de Schumpeter, l'unique agent Cconomiqueen charge du changement. II personnifie l'innovation. L'entrepreneur n'est pasun inventeur mais I'auteur de nouvelles combinaisons, fondCes sur des inven-tions consid&Ces comme exogènes. En aucun cas, l'entrepreneur n'estassimilé a un individu. La fonction entrepreneuriale est Ic plus souvent priseen charge collectivement, notamment dans Ic cadre de Ia grande entreprisemodeme.

Le role de / 'entrepreneur: assurer I 'app ropriabilité

Le maintien de Ia difference est egalement un problCme dC car Ia renteobtenue peut se dissiper sous Ic coup de l'imitation. La protection de I'inno-vation ci ce que I'Cconomiste appelle les mCcanismes d'appropriation desbCnCfices de I'innovation (brevet, secret, course en tCte, actifs complCrnen-taires) sont done essentiels. Mais Ia marque joue aussi un role important devariable contre-alCatoire. Daris Ia stratCgie gCnCrale de l'entreprise, uiie bonnepolitique de marque (ou de fidClisation) peut compenser au moms temporai-rement certains Cchecs relatifs a l'innovation.La restauration de Ia difference est enfin importante puisque, quel que soit Icmoyen d'appropriation, l'imitation, Ia convergence, voire Ic dCpassernent sontdes phCnomCnes qul arrivent relativement vite. II importe done de dCvelopperdes strategies d'innovation continues pour être en mesure de conserver enpermanence un temps d'avance.

Tenips et innovation

Enfin, I'innovation et Ic temps entretiennent des rapports complexes quel'errtrepreneur devra maItriser: une innovation trop tardive n'est plus uneinnovation, landis qu'une innovation trop rapide risque de saper les basesCconomiques de l'innovation prCcCdente. Ainsi une tension existe entre Iccaractère aléatoire du temps de Ia crCativitC ella nCcessaire maItrise du tempsde l'innovation.

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 245

Les lieux de I 'aclivité d 'innovation

Au sein de Ia firme, les lieux de l'innovation ne sont en aucun cas réductiblesau laboratoire de R & D. Depuis les travaux de Kline et Rosenberg [1986], leséconomistes reconnaissent unanimement l'existence de plusieursde l'innovation dans l'entreprise et savent que les fonctions de conception, deproduction et de distribution sont toutes potentiellement des lieux d'inno-vation. Dans cette perspective, les notions d'apprentissage par l'usage etd'apprentissage par Ia pratique sont précieuses puisqu'elles permettentd'Ctablir théoriquement Ia possibilité de production d'innovations au cours del'activitd régulière de fabrication d'un bien ou de fourniture d'un service.11 y a en outre une repartition inteme et externe des activitds d'innovation au scmdes systèmes industriels. Un determinant fort de cette repartition est le caractèreplus ou moms transferable des connaissances nécessaires au processus

d'innovation: lorsque ces connaissances sont dCtenues sur diffCrents sites etqu'elles sont <<adhesives>> (notamment parce qu'elles sont tacites), ii sera moms

d'eflectuer des iterations successives entre les sites plutôt que de transférer

et rassembler I'ensemble des connaissances sur un site unique [von Hippel, 1994].

Les ,nodèles sectoriels de / 'innovation

Dans un travail trés précieux, Pavitt [1984] a identiflC plusieurs modèlessectoriels de l'innovation : les secteurs fondCs sur Ia science (biotechnologie),les secteurs dépendants d'une offre spécialisde (textile, cuir) ; les secteursd'offre spécialisée (instrumentation scientifique, optique et mécanique fine);ou les secteurs de production et de consommation de masse (automobile,construction électrique). Dans chacun de ces secteurs les lieux de l'innovation(interne ou externe, R & D ou apprentissage sur site), les opportunités techno-logiques, les mécanismes d'appropriabilité (brevet, secret, course en tête), lesrythmes de I'innovation, etc. pourront grandement diffCrer. Pavitt fait appa-raItre en revanche une certaine stabilité ou rdgularitd entre les firmes d'unmême secteur, du point de vue de l'Cconomie de l'innovation.

Profirabi/ite privée et rendement social

11 faut enfin dire que les consequences macro-économiques de I'innovation sontloin d'être évidentes. Chaque firme poursuit son propre intCrêt en innovant; ccqui implique que l'innovation ne renforce pas nécessairement le bien-êtresocial : mille innovations successives sur I'emballage des lessives peuventcertes, a chaque fois, élever Ia profitahilité privée de Ia firme mais citesn'Clèvent en rien le bien-être social. Ainsi. le rendement social de I'innovation(dlevé pour un nouveau vaccin, faible pour un nouveau concept de capuchon destylo) est Ia variable clé pour comprendre les effets au niveau global. En outre.les coôts de l'innovation doivent être pris en compte au niveau global, parexemple les coths environnementaux mais aussi ceux de Ia destruction créatrice.

246 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

LES QUATRE PILIERS DE L'INNOVATION (NIvEAU I)

Nous identifions quatre capacités qui s'avèrent essentiellespour gérer l'innovation Ia créativité, Ia resolution de problème,la gestion de Ia connaissance, Ia valorisation économique del'innovation. Ces capacites vont par paire.

La créativité renvoie a l'aptitude a engendrer de Ia nouveauté,des nouvelles idées. Elle est fondamentalenient le fruit du hasardet de la nécessité. Cependant, sans talent, ingéniosité oucuriosité, ni le hasard ni Ia nécessité ne suffiraient a produirel'innovation. Tandis qu'il est difficile voire impossible deplanifier Ia créativité, de Ia contrôler, on peut réduire lesobstacles, atténuer les resistances voire améliorer l'allocation desressources créatives.

La resolution de problème renvoie a l'aptitude a transformerune nouvelle idée en un produit industriel, une application écono-miquement viable. L'ensernble des processus de resolution deproblèmes est mis en dans le cadre de Ia R & D, rechercheappliquee, développement, prototypage et conception.

La gestion de Ia connaissance renvoie a la transformationd'une nouvelle idCe, individuelle et tacite, en un savoir collectif,qui est partagé et mémorisé. Pour partager et rnémoriser Ianouvelle connaissance, ii convient souvent de (a codifier pour Iadétacher de celui qui l'a produite et l'inscrire sur un medium (ellepeut être stockée dans des bases de donnCes, circuler par voiepostale ou electronique). II faut aussi investir dans les réseaux decommunication interpersonnels et promouvoir Ia mobilitC desgens, pour favoriser Ia circulation des savoirs.

Créativité

____________ ____________

ManagementValeur economique ( de Ia connaissance

Resolution de problèmes

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 247

La valorisation économique de l'innovation renvoie aI'ensemble des strategies visant a définir un arbitrage efficiententre la protection de l'innovation et sa diffusion.

Ces quatre capacités sont toutes indispensables. La disparitiond'une seule d'entre elles met en danger le processus tout entier.II y a des substitutions possibles mais dans une mesure trèslimitée.

Créativité et resolution de problèmes

Deux economies bien différentes

L'économie de la créativité et l'économie de Ia resolution deproblèmes sont deux domaines bien différents. Tandis que lacrdativité échappe par essence a toute localisation fonctionnelledans l'entreprise et peut être le fait de chercheurs individuels,personnes extérieures ou déplacées, usagers et utilisateurs, lesprocessus de resolution de problèmes sont le plus souvent orga-nisés et collectifs, dans le cadre de lieux dédiés a cette fonction,tels que le laboratoire de R & D.

Le management des processus de resolution de problèmes estrégi par des lois raisonnablement robustes. Le problème étantconnu, ii convient de trouver Ia voie Ia plus efficiente pour lerésoudre. C'est une situation d'incertitude modérée (on connaItle problème, I'incertitude porte sur Ia solution). L'organisationdes processus de resolution de problèmes obéit aux principes dela division du travail, de Ia spécialisation des tâches. D'impor-tantes economies d'écheHe sont possibles et des techniquesd'optimisation peuvent être utilisées [Thomke et al., 1998]. Parexemple, Ia réalisation de Windows 2000 a été planifiee et orga-nisée de facon a ce que les centaines d'ingenieurs mobiliséspuissent travailler en parallèle.

Le management de Ia créativité ne peut reposer sur des loisaussi rassurantes. L'aspect fortuit, comme on l'a dit, prédomineet l'incertitude est structurelle (quel est le problème ?). L'échelle,Ia taille d'une organisation comptent-elles'? Existe-t-il des liensfonctionnels entre taille de l'organisation et créativité ? Personnene le salt vraiment.

248 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Trop souvent, l'économiste qui croit étudier l'innovationétudie en fait les processus de resolution de problème. 11 s'attachedone a identifier des lois de rendement qui en fait ne s'appliquentqu'à ce domaine particulier. Elles sont pertinentes a ce niveau.Croire qu'elles s'appliquent au processus d'innovation dans saglobalité est en revanche erroné.

La inétaphore du scrabble

Nous devons cette métaphore a Callon et Latour [1985]. Elleest utile pour mettre en perspective Ia difference de nature entreces deux premieres capacites, ainsi que les tensions et les conflitsqui en caractérisent les relations.

On sait que l'objectif du joueur de scrabble n'est pas deproduire le mot le plus long sur son chevalet. Son objectif est demaximiser l'utilité (Ia valeur) des lettres qu'il possède, étantdonné Ia configuration particulière du jeu, au moment il doltjouer.

La metaphore est Ia suivante (voir figure, page suivante). Letirage aléatoire des sept (ettres représente Ia constitution hasar-deuse et fortuite d'une base de connaissance. de créa-tivitC consiste a combiner ces lettres pour engendrer le mot leplus long, sans prêter attention aux contraintes d'insertion du motsur lejeu.

L'action de resolution de problèmes consiste ensuite a assurerl'insertion du mot sur le jeu. Evidemment, l'ingénieurs'emparant du travail du créateur constate qu'il n'y a aucunespace pour le mot, tel qu'il a Cté créé. En outre, on ne peutl'accrocher nulle part. En definitive, le mot magnifique issu dutravail des créatifs devra être change, tordu et réduit pour pouvoirêtre mis sur le jeu, en exploitant des cases comptant double outriple.

Cette métaphore montre Ia tension inhérente, le conflit entreles créateurs et les ingénieurs. Les uns aiment a produire des

<<abstraites >>, detachées des contraintes d'intégrationdans un certain environnement technique; les autres veulentrendre Ia nouveauté opérationnelle, capable de s'integrer dans unchamp de contraintes et de conditions.

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 249

Tirage a!éatoire

I S E A P LA N E Créafivité

_______________________________

Resolution de probleme

SiiA

E A M

—L

—E S S

D R M A I I C A L L V

A R

C H C

I P U S H

N P U B

C R .

S E C E D E

I N T E R N A L

T

— — —La métaphore du scrabble

Solution. Le mot qui peut être place et qui rapporte est: <(easy

Des lors, Ia distance géographique et institutionnelle qui sépareles créateurs et les ingénieurs est une variable decisive. Une certainedistance doit être respectée. En effet, une trop grande proximitéréprime Ia créativité; celle-ci sera empêchée par les arguments debon sens des ingénieurs. Mais une distance trop grande pénaliserale processus dans son ensemble. Sans dialogue et sans travail encollaboration, les conhlits et les tensions peuvent conduire a dessituations de bloquage: <<C'est a prendre ou a laisser>> disent les

créateurs ; << laissons-les jouer dans leur coin>> rétorquent les ingé-nieurs. Les travaux récents de Weil [1999], Jeantet et Boujut [2000]portent sur ces questions en montrant 1' importance des objets inter-médiaires de coordination, objets ouverts, dont Ia forme inachevéelaisse entrouvertes de nombreuses possibilités d'évolution et forcedonc au dialogue et a Ia creation collective.

250 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

De nombreux métiers exigent des professionnels qu'ils solent aIa fois créateurs et ingdnieurs. C'est souvent le cas des métiersd'art, ainsi que de certains domaines de I'artisanat. Le créateur doitêtre aussi ingénieur Iorsque ses idées nouvelles I'emmènent a Iafrontière des savoirs et des schémas conceptuels dorninants de sacorporation (pensons par exemple au compositeur de musiquecontemporaine). Mais même lorsque créativité et resolution deproblèmes constituent les deux facettes d'une même activité, ii estrare que l'une ne prenne pas le pas sur l'autre : soit Ia personne nepeut résoudre les problèmes poses par sa créativité, soit Ia personnerdduit son niveau de créativité de sorte que ses capacités de réso-lution de problèmes ne soient pas mises en difticultd.

Quanci une partie de Ia créativité est traitéeen termes de resolution de problèmes

La chimie combinatoire est sans doute l'exeniple paradigma-tique d'une evolution, connue aussi sous les termes intriguants de<<processus automatique de découverte >>. L'idée est de considérerIa crdativité comme un problème et d'appliquer certainesméthodes de resolution de problèmes a la recherche de nouveautd.On assiste donc a un certain transfert d'une capacité a une autre.

Dans Ia section suivante, nous regarderons de plus prèsl'dconomie de Ia créativité. Comme nous l'avons dit, Ia réso-lution de problèmes est un domaine déjà bien explore, tant enmanagement qu'en ingénierie économique. Quasiment touteI'économie de Ia R & D porte en réalité sur ce genre d'activités.La créativité reste, pour I'économiste, une question beaucoupplus intriguante et fascinante.

Elements pour une économie de Ia créativité

Le talent créatjf: entre hasard et nécessité

Le hasard, c'est l'aspect fortuit de Ia combinaison entre deuxéldments qui fait jaillir l'idée. A. Szentggorgyi — prix Nobel demédecine en 1938 — cherchait a isoler Ia vitamine C dans Ia

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 25!

nature. C'est en consommant un poivron qu'il eut I' idée d' utilisercet aliment

La nécessité, c'est la contrainte qui gene une personne et quecelle-ci souhaite surmonter pour améliorer son bien-être. Quimieux que A. Smith a pane de Ia nécessité comme aiguillon de Iacréativité. Des le chapitre 1 de La Richesse des nations, ii évoquece petit garcon continuellement occupé a ouvrir et a fermer alter-nativement la communication entre Ia chaudière et le cylindre, etqui découvre un dispositif permettant a cette soupape de s'ouvriret de se fermer automatiquement. <<Ainsi, une des découvertesqui ont le plus contribué a perfectionner ces sortes de machinesdepuis leur invention est due a un enfant qui ne cherchait qu'às'épargner de Ia peine.>>

Mais, bien évidemment, tirer parti du hasard ou de Ia nécessitépour inventer une solution nouvelle depend de l'inspiration, de Iavirtuosité, du talent, toutes choses qui s'acquierent bien évidemmentau cours de I'éducation, Ia formation et grace a I'accumulation desavoirs réalisée dans le contexte professionnel. Au sujet de cettevirtuosité ou talent spécifique, on doit sans doute mentionnerl'aptitude a transformer radicalement les données du problème quise pose afin de ne pas rester enfermé dans un espace limité de solu-tions. La métaphore suivante [Nemeth, 1997] nous aide a saisir (et atester!) cette aptitude. Sur le graphe suivant, le problème est dejoindre tous les points, en traçant quatre lignes et sans que le stylo nequitte Ia feuille (on ne peut en outre repasser sur des lignes déjàtracées). Le problème est insoluble sauf si l'on songe a ajouter augraphe deux coordonnées supplémentaires; ce qui n'était pasinterdit dans l'énoncé.

E []

252 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

Les inéthodes de planifi cation forinelle ne fonctionnent pas

Nul besoin d'insister trop lourdernent sur cet aspect. Aprèstrois decades de bons et loyaux services, Brian Quinn, directeurde Ia R & D chez IBM, disait: est difficile de trouver uneseule innovation qui serait venue de Ia planification formelle desproduits. J'ai travaillé dans les laboratoires durant un peu plus detrente ans et je ne peux citer aucun cas d'innovation provenantdirectement de Ia planification des produits>> [cite par Brenner,1987]. En un mot, Ia crdativitd et l'innovation se programmentmal [Alter, 1995].

Comment stitnuler Ia créativité ?

Si, donc, toute idée de planification et de contrôle de Ia créa-tivité doit être dcartée, si, de plus, ii y a une contradiction essen-tielle entre innovation et organisation [Alter, ibid.], ii convientcependant de tenir compte des formes d'organisation du travail etdes mdcanismes d'incitation qui favorisent la recherche de solu-tions originales ou, au contraire, Ia répriment. L'entreprise peutoffrir un environnement plus ou moms favorable a Ia crdativité eta l'émergence de nouvelles idées. Chacun connaIt des exemplesde personnes très créatives dont les idées sont systéniatiquementmises au placard et chacun citera, inversement, des cas de firmessoucieuses de récompenser Ia suggestion originale et de ne paspénaliser l'expérience qui a échoué.

Trois ensembles d'éléments nous semblent compter plusparticulièrement dans Ia creation d'un climat stimulant:

— L'organisation et Ia culture de Ia compagnie

Les structures d'incitation sont importantes. RCcompenserI'originalité et Ia créativité, ne pas punir les échecs éventuelsdécoulant d'une experimentation sont des principes évidents.

II est également important de créer les espaces de travail oilI'expérimentation est possible. La notion d'apprentissage expéri-mental exprime cette propriété particulière de Ia connaissance etde l'innovation, qui est de pouvoir être produite tandis que I'onse consacre a son travail quotidien et régulier. Dans le cadre deson travail rdgulier (c'est-à-dire tout en continuant a assurer Ia

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 253

production du bien ou Ia fourniture du service), Ia personneimplante un concept experimental, collecte les données issues del'experience et, sur cette base, sélectionne Ia meilleure stratégiepour le futur. II est donc important de créer les conditionspropices a l'apprentissage experimental dans I'entreprise. A cetégard, 1' hyperspécial isation et 1' approfondissement taylorien deIa division du travail sont évidemment des facteurs ddfavorablespuisqu'une trop grande spécialisation réduit le périmètre d'acti-vités et d'initiatives expérimentales de l'employé. La structurehiérarchique de Ia compagnie est également importante puisqueles problèmes rencontrés sont un puissant stimulant[cf. A. Smith, 1976], ii faut que ces problèmes soient résolus auniveau oh us apparaissent. En outre, l'apprentissage expéri-mental peut échouer et donc entrer en conflit avec Ia performancenormale attendue. II convient donc d'établir les mécanismes quipermettront a l'organisation de tolérer un certain niveau d'échec,en évitant par exemple que les effets de cet échec ne se propagenta l'ensemble du système. On peut 5' inspirer ici des travaux desingénieurs: une organisation, comme un programme d'ordi-nateur, sera robuste si elle peut continuer a fonctionner en dépitd'échecs et d'erreurs au niveau local.

Mais permettre aux personnes de faire des experiences n'estpas tout. 11 convient aussi de définir les mécanismes qui encoura-geront ces personnes a évaluer leur experience, Ia documenter etIa mettre a disposition des autres. En ce sens, l'encouragement deIa créativité est inseparable de Ia gestion de Ia connaissance (voirplus loin).

On sait aussi que le dCplacement et donc la mobilité despersonnes sont un facteur stimulant. Des personnes

a Ia communauté professionnelle peuvent ouvrirde nouvelles perspectives, de nouveaux angles d'attaque[Nemeth, 1997 ; Brenner, 1987].

Enfin, Ia diversification est par essence une strategie favo-rable a La créativité. Une firme disposant d'un portefeuille deproduits différents multiplie les occasions de recombinaisons, desynergies et d'idées nouvelles.

254 NOUVELLES PERSPECTiVESTHEORIQUES

Les systemes d'information

Bien évidemment, l'existence de systèmes d'informationpermettant a Ia firme de puiser a d'autres sources est un élémentdeterminant. La connaissance de ce que font les concurrents estcertainement une pièce essentiefle du dispositif. 11 y a cependantune tension entre Ic fait de se constituer une base d'informationcomplete sur les projets de ses rivaux et celui d'avoir une vision<<fraIche>> et novatrice de son domaine. La métaphore de IaCoupe de I'America (célèbre course de voi tiers) permet de biensaisir cette tension, A force de s'épier et de se connaItre,d'évaluer les forces et les faiblesses des autres, les différenteséquipes ont propose au bout du compte des concepts très simi-laires.

Les resistances et les blocages

Stimuler Ia créativité, c'est aussi tout simplement prendre Iamesure des obstacles et des resistances. 11 y a une littératureimportante sur le role ambivalent des routines — qui permetteilt lacoordination mais ont aussi une fonction conservatrice. L'un desprincipaux obstactes a Ia créativité est sans doute la durabilité etIa reproduction automatique de règles, procedures et pratiques,qui se renforcent avec Ic temps alors que les circonstances quijustifiaient leur adoption sont largement dépassCes. Les travauxsur Ia dépendance du sentier, appliquee aux organisations,normes et conventions, montrent bien Ia nature des blocages etverrouillages qui empêchent l'emergence de Ia nouveauté,notamment organisationnelle [David, 1994].

En outre, le fait qu'une idée originate, bricolée dans son coinpar un individu, devienne la base d'une croyance collective etd'un projet d'entreprise constitue un défi important ; l'entreprisedoit en permanence prendre garde aux reflexes naturels de rejet,ignorance délibérée des idées et suggestions les plus originales.II est donc difficile mais capital de donner une certaine légitimitéa une idée nouvelle, en surmontant tes biais négatifs que lespersonnes ont normalement lorsqu'elles évaluent Ia propositionoriginale d'un autre [Sternberg eta!., 1997].

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 255

Orienter les ressources créatives vers des domaines a haut rendement

11 est enfin important de concevoir le management de Ia créa-tivité comme une action visant a allouer ses ressources dans desdomaines oh le succès innovatif aura un rendement trèsimportant. Si I'on regarde l'industrie de Ia micro-informatique,on voit que toutes les firmes privilégient l'innovation purementtechnique c'est-à-dire la puissance et la miniaturisation [Stein-mueller, 1991, p. 15J. Elles n'explorent donc qu'un espace rela-tivement limité de Ia créativité possible. Ainsi, Ia plupart desinnovations n'ont pas une valeur économique très grande carelks n'engendrent pas de fortes différenciations des produits etsont très rapidement dépassées par des innovations similaires. Unmanager subtil s'efforcera donc d'allouer une partie de sesressources a une recherche d'innovation dans une dimensiontotalement différente de I'espace de créativité — par exemplel'aspect extérieur, le design, Ia couleur de l'ordinateur. On auracompris que les innovations de presentation qui caracténsent lesdernières series de Macintosh relèvent d'un tel managementsubtil ! La créativité conduisant a faire un ordinateur rouge oubleu ou transparent aura un rendement potentiel plus élevé quecelle qui a été allouée a réaliser une miniatunsationsupplémentaire; laquelle sera obtenue très vite par denombreuses autres firmes. On comprend des lors qu'il est inté-ressant de connaItre le paysage innovatif de son industrie (quelest l'espace de créativité qui est explore par les firmes, quels sontceux qui sont négligés?) pour définir des dornaines oü I'inno-vation n'est pas attendue et oh elle aura donc un hautrendement.Si l'on définit quelques categories d'innovation : i) procédé tech-nique, ii) performance des produits et services, iii) technique delivraison, iv) design, mode et presentation, v) technique de venteet de financement, on s'apercoit que, dans le cas des PC, l'inno-vation s'est concentrée sur les performances du produit, negli-geant complètement par exemple la presentation et le design. Acet égard, l'industrie du PC en est encore au stade du modèle deIa Ford T. Tous les ordinateurs sont gris La prime ira donc a Iapremiere firme qui pensera a mettre de La couleur. En repro-duisant cette analyse pour de nombreuses industries, on observe

256 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

qu'une industrie parvenue a maturité surinvestit dans une oudeux classes d'innovation. Les éconornistes expliqueraient un telphénomène en référence a Ia théorie des défaillances du marché,liées dans ce cas a des phénomènes de dépendance du sentier[Steinmueller, 1991]. D'oü l'importance d'allouer des ressourcesa Ia recherche d'innovation dans d'autres domaines.

Gestion de Ia connaissance et valorisation économiquede I'innovation

Le problème de l'appropriation de Ia connaissance Ct de

I'innovation a deux facettes. D'un côté, ii s'agit d'assurer Iacirculation, le partage et Ia mernorisation de Ia nouvelle idée ausein de I'organisation. Dc J'autre côté, ii s'agit d'assurer Ia valeuréconomique de cette innovation; c'est-à-dire de niener a biendeux tâches qui sont au fond contradictoires: la protection de1' innovation (contre l'imitation) et sa diffusion.

Elements de gestion de Ia connaissance

Gérer Ia connaissance signifie identifier, expliciter et valo-riser les ressources cognitives, capacités d'apprentissage etcompCtences que I'on détient; c'est donc traiter tine classe debiens dont une particularité est d'être difficilernent observables,difficilement manipulables, et quelquefois même ignores parcelui qui les possède. C'est forcément un défi pour une entre-prise, plus a I'aise dans le contrôle et Ia valorisation de son capitaltangible. L'aspect crucial de la gestion de Ia connaissance estconstitué par le triptyque << identification, description et partage>>de ce qui n'est pas directement observable. La contrainte decollecte et de deposition des savoirs est essentielle. Elle estdifficile car les connaissances sont tacites, dies sont produites<<sans y penser >>, dans le cours même de l'action. La misc enplace de mécanismes d'incitation pour encourager les employésa exprimer et partager leurs compétences, ainsi que la cons-truction de boucles de rétroaction entre ces apprentissages et lesprocessus formels de production de connaissance (R-D,

CE Q(JE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 257

conception) sont des éldments souvent cites dans les manuels [cfle modèle de Kline et Rosenberg, 1986].

La construction d'une mémoire organisationnelle

Les questions associées a Ia mémoire organisationnelle et aupartage des savoirs sont particulièrement importantes pour lesperformances d'une firme en matière d'innovation. Le fait de nepas engager de strategies délibérées de la gestion de connais-sances peut entraIner des pertes importantes, Iiées notamment aIa redondance des actions, répdtition des erreurs et faible cumu-lativité des connaissances. Si les procedures de resolution deproblèmes ou les actions de créativitd sont effectuées exciusi-vement au niveau local, elles vont certes bénéficier du contactdirect au problème qu'il convient de résoudre. Mais, d'un autrecôté, Ia resolution de problèmes ou Ia créativitd au niveau localaccroissent le risque d'élaboration de solutions spdcifiques quiignorent les experiences passées; lesquelles seraient potentiel-lement de valeur face au problème considdrd. Les petites organi-sations, caractérisées par une certaine stabilité de l'emploi,peuvent surmonter ce problème en ddveloppant des réseauxpersonnels performants. Mais les grandes organisations sontconfrontées a des difficultés particulières dans le domaine de Iaréutilisation de connaissances existantes pour rdsoudre desproblèmes déjà rencontrés. II y a au moms trois problèmes [Stein-mueller, 2000]

— premièrement, il convient d'identifier les faits saillants(salient feature) d'un problème particulier, qui le rend<<similaire>> a des problèmes que l'organisation a rencontrésdans le passé;

— deuxièmement, ii convient de localiser Ia source d'infor-mation pertinente (c'est-à-dire les acteurs qui avaient su résoudrece même type de problème);

— troisièmement, dans le cas oii il est impossible de retrouverl'individu ayant les connaissances, ii convient de retrouverI' information par d'autres biais.

Ces trois difficultés — être capable d'identifier dans unproblème <<nouveau>> ce qui le rapproche de problèmes déjàrencontrés; être capable de retrouver les individus ayant résolu

258 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

des problèmes de même nature ; être capable de retrouver l'infor-mation sans le recours aux individus — constituent les problèmesde <<mémoire organisationnelle>> les plus courants que lesgrandes organisations doivent affronter.

— Strategies pour Ia gestion des savoirs

Les firmes ont le choix entre deux grandes strategies [Hanseneta!., 1999]. Soit Ia connaissance est codifiée de façon systéma-tique, de sorte qu'il soit possible de Ia stocker dans des bases dedonnées. Celles-ci sont accessibles et exploitables facilement partous les employes. Soit Ia connaissance reste tacite, elle estfortement Iide a Ia personne qui I'a développée et est partagéegrace aux contacts directs entre les employés.

Selon le premier modèle dit de codification >>, les organisa-tions développent des méthodes de codification, stockage etrCutilisation de La connaissance, a travers une approche de type<<personne-vers-document >>. La connaissance est extraite de Iapersonne qui I'a développée, elle est rendue indépendante decette personne, classée et rCutilisée. Cette approche permet a denombreux employes de rechercher et retrouver la connaissance.ernrnagasinCe, sans avoir a contacter Ia personne qui l'a initia-lernent développée. Ce modèle est particulièrement intéressantpour les organisations qui sont confrontées en permanence aumême type de problème et d'attente de Ia part de leur clientele, etdont l'objectif est de fournir un service rapide et bon marché. Laréutilisation efficace de Ia connaissance codifiée est un dispositifessentiel au service de Ia stratégie genérale de l'entreprise.

Selon le second modèle dit de <<personnalisation >>, les orga-nisations privilégient le dialogue entre les individus plutôt que lestockage des connaissances dans les bases de donnCes. Pour quece modèle fonctionne, II convient d'investir forternent dans lesréseaux interpersonnels et de développer une culture de Iamobilité et de Ia relation directe entre les personnes. Ce modèlesera plutôt choisi par les organisations qui sont le plus souventconfrontées a des problèmes et des attentes uniques,. pourlesquels Ia connaissance mobilisée est par definition nouvelle.Les services fournis sont coilteux et demandent un certain délai.

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 259

On est dans une logique d'expertise piutôt que de réutilisation deconnaissances standardisées.

Bien évidernment, chaque organisation s'efforce de combinerles deux strategies mais les meilleures organisations semblentplutôt privilégier l'une d'entre eHes, utilisant I'autre de façonmarginale. II est clair que les différents aspects de Ia gestion deIa connaissance auront certaines particularités selon que l'orga-nisation se situe dans le modèle de [a codification ou dans celuide [a personnalisation.

Quelques differences entre les deux modèles

Le role des nouvelles TIC: elles sont partout essentiellesmais, alors que dans le modèle de La codification l'ordinateur estessentiellement un moyen de stockage, ii est surtout utilisédansI'autre modèle pour favoriser Ia communication entre les gens etnon pas pour stocker Ia connaissance.

Les incitations: dans le modèle de Ia codificanon, ii imported'encourager les personnes a expliciter et écrire leurs savoirs puisa ranger leurs documents dans les systèmes d'information. Dansle modèle de Ia personnalisation, ii faut récompenser lespersonnes qui prennent le temps de partager leur connaissancedans le cadre de relations interpersonnelles directes.

Le stockage et [a capitalisation : alors que le stockage a courtterme de Ia connaissance est réalisé rapidement et facilementdans le modèle de la codification, I'archivage (stockage de longterme) de Ia connaissance codifiée peut poser de graves diffi-cultCs. Dans le cadre du modèle de Ia personnalisation, Ia capita-lisation de Ia connaissance depend crucialement des capacités demémorisation et de transfert des personnes elles-mêmes.

Les choix de valorisation de I 'innovation

La firme doit protéger Ia différenciation qu'elle a produite etqui est a Ia source d'une rente. La protection de I'innovationrepose sur le maintien du secret (mais cette stratégie rencontre denombreuses limites, notamment dans le cas des innovations deproduit) ou sur I'obtention de droits de propriété intellectuelle(un droit d'exclusivité temporaire, qui est Iui-même transferable)

260 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

ou encore sur le fait que l'exploitation de I'innovation repose surun ensemble de compétences complémentaires que personne nedétient, hormis Ia firme qui a engendré cette innovation. Lanotion d'appropriabilité permet a l'économiste de saisir cetensemble de mécanismes de protection de l'innovation. Unepolitique systématique de propriété intellectuelle est donccapitale et est en elIe-même très difficile a mener a bien.

Ouverture versus contrôle

Mais Ia propriété intellectuelle ne représente qu'une partie duprobleme de valorisation. Comme déjà dit (voir encadré), I'objectiffinal de l'entreprise ne doit pas être Ia hauteur de Ia renÉe mais leproduit de Ia rente multiplié par Ia part du marché prise par l'inno-vation. II est alors clair que pour obtenir Ia plus grande part demarché possible, ii faut quelquefois sa politique depropriété intellectuelle. Les industries des technologies de l'infor-mation et de Ia communication offrent des cas éclairants lesfirmes <<sabordent>> leur propriété intellectuelle, en offrant deslicences gratuites a qui veut; ce qui diminue fortement Ia renteespérée mais maximise les chances de conquérir l'ensemble dumarché. La firme espère au bout du compte obtenir une valeuréconomique plus importante que si elle avait contrôlé strictementson innovation sans pouvoir prendre I'ensemble du marché.L'arbitrage est donc entre une rente presque nulle multipliée parune part de marché gigantesque et une rente élevée multipliée parune très faible part de marché.

c1 ContrOle

Optimum

ii

____________

Ouverture Source : Shapiro et Varian

Valeur ajoutée du marché [1 999}.

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 261

IBM a choisi pour ses PC Ia premiere solution, tandisqu'Apple privilégia Ia seconde pour le Mac Intosh. Evidemment,Ia meilleure solution possible — celle recherchée par Apple — est

de conserver un contrôle total de son produit, tout en pariant surses qualités intrinsèques pour conquérir I'ensemble du marché.Dans certains cas, cela fonctionne (voir le cas de Nintendo dansles années quatre-vingt qui s'empare de l'ensemble du marchédes consoles de jeu, en conservant un contrôle strict sur soninnovation) ; dans le cas de Apple, on peut affirmer que Ia stra-tégie a échoué: <<Dans l'industrie du PC, Apple a toujoursjouéle role de l'enfant qui ne voulait pas partager sesjouets. Pendantque les compagnies clonant le IBM PC proliféraient, Applerefusait obstinément de ceder des licences.>> La stratégie deApple n'a pas seulement déterminé une stagnation de sa part demarché mais elle en a entraIné le déclin. Cette stratégie a faitentrer MacIntosh dans une spirale impressionnante de dimi-nution de sa part de marché.

Nous abordons là un point capital, qui transforme Ia nature del'arbitrage entre le contrôle privé pour maintenir Ia rente et Iepartage de sa technologie pour prendre Ie marché. Dans certainesindustries, un petit avantage acquis initialement en termes de partde marché peut s'amplifier avec une telle force qu'il engendreune situation de monopole en bout de course. Dans ces industries,il est très difficile de survivre avec une faible part de marché carIa nature du produit (produit réseau ou produit système) fait queles plus forts se renforcent et les plus faibles s'affaiblissent(situations souvent décrites avec l'expression winner take all).C'est le cas des ordinateurs : plus votre part de marché est forte,plus l'offre des produits complémentaires est abondante et plusle parc de produits compatibles est grand, et donc plus votre partde marchd se renforcera. Dans ce cas, ii est recommandé dechercher a accroItre initialement sa part de marché pourdéclencher ces effets d'autorenforcement. Ii faut donc ouvrir satechnologie et sacrifier sa rente ! Mais alors, Ia part de marché estcelle de Ia technologie et non plus de I'entreprise. CelIe-ci devrapartager Ia rente avec les entreprises qui ont adopté (imité, clone)sa technologie. Le calcul est que Ia valeur finale sera supérieure

262 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

a celle resultant de l'autre stratégie (contrôle strict sur Ia techno-logie). Dans d'autres industries, dans lesquelles on vit très bienavec une part de marché modérée (par exemple, l'industrie de lachaussure), on préférera évidemment cette autre stratégie.

Mais de nombreux cas d'innovation aujourd'hui, dans desindustries qui ne sont pas strictement régies par un principe dewinner take a!!, montrent que l'ouverture de l'innovation estsouvent preferable au contrôle. C'est par exemple le cas des inno-vations dans le domaine des coniposants automobiles, qui nes'imposent que si elles prennent l'ensernble du marché. En effet,les constructeurs automobiles n ' accepteront I 'innovationproposée par un sous-traitant que si celle-ci est credible et fiable.II importe donc qu'elle soit adoptée par d'autres fournisseurs etqu'elle devienne un standard [Nantua eta!., 1999}. Dans ce cas,l'ouverture est a nouveau prdférde au contrôle.

Les choix de design

Un autre arbitrage important Porte sur le fatt de privilégier Iacompatibilitd ou celui de privilegier Ia performance. L'idde demaintenir la compatibilité revient a fournir un chemin demigration >> a l'usager, qui, en adoptant l'innovation, ne sera pasoblige de mettre au placard les équipements compldmentairesqu'iI possède déjà (comme dans le cas du lecteur de disques CD,qui déclasse brutalement les collections de disques noirs). Enmettant au point Ia cassette compacte digitale (DCC), Philipsavait choisi cette stratégie. Les lecteurs DCC peuvent lire lescassettes traditionnelles. Le problème est que le niaintien de lacompatibilité crée des contraintes de conception qui peuventréduire les performances de l'innovation. Ainsi, le système DCCne déterminait pas un saut qualitatif extraordinaire dans l'usagedes cassettes (par exemple, même ddlai de rembobinage). L'autrestratégie revient donc a définir des caracteristiques de perfor-mance nettement supérieures a I'existant, mais au risque depriver I'usager de tout chemin de migration ; ce qui élève gran-dement le coCt total de I'adoption de l'innovation (ii convient deracheter tous les équipements périphériques). Ce fut le cas dumini-disque de Sony que l'on peut utiliser pour enregistrer sespropres programmes. Ses performances sont bien supérieures a

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE O(J IGNORE... 263

celles de Ia cassette analogique mais le mini-disque est incompa-tible avec les CD existants. Là encore l'arbitrage est difficile

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0C-)

Les nouveaux compromis

Source Shapiro et Varian[19991.

L'entreprise se trouve enfin dans l'obligation de faire desarbitrages et de réaliser des compromis entre Ia gestion de Iaconnaissance et Ia valorisation économique de I'innovation.Gérer Ia connaissance augmente Ic risque d' itne perte de contrôlesur son capital intellectuel. En effet, une vertu de Ia situation danslaquelle Ia connaissance n'est pas gérée est de laisser celle-cidans un état inobservable, invisible pour les autres et donc trèsdifficilement imitable et reproductible. Expliciter Ia connais-sance, Ia codifier, fournir des incitations pour que les employésdécrivent et diffusent leurs competences; toutes ces activitéssont a haut risque du point de vue du contrôle que souhaiteexercer I'entreprise sur son capital intellectuel. Gérer Ia connais-sance, c'est donc accepter des compromis, transiger sur lecontrôle (soi-disant) complet de Ia connaissance produite au seinde l'entrepnse.

La capacité d'innovation

Synthèse

Le tableau ci-dessous restitue Ia synthèse de ce qui vientd'être développé, en soulignant les articulations entre les diffé-

Evolution

Performance

264 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

rentes capacités. Les articulations sont nombreuses et des choixeffectués en un point retentissent nécessairernent sur les autrescapacités.

Créativité

Valeur économique Management de Ia connaissance

Resolutionde problémes

Ainsi, les choix portant sur Ia valorisation économique del'innovation retentissent sur Ia créativité (ainsi le choix entrecompatibilité ou performance engendrera des objectifs très diffé-rents pour Ia créativité), sur Ia solution de problèmes (ainsi unelarge diffusion et un partage de Ia technologie permettent unerecherche collective de solution); sur Ia gestion de Ia connais-sance (Ia préférence pour un contrôle strict de l'innoVationcontraindra fortement Ia gestion de Ia connaissance). Les choixen matière de gestion de Ia connaissance (personnalisation oucodification) influencent grandernent tant les méthodes de créa-tivité que les processus de resolution de problèmes. Les choix entermes de crCatiVité infiuencent toutes les autres capacites (parexemple, une créativité développée dans un espace non conven-tionnel d'innovation engendrera de nombreuses difficultés tantpour la solution de problèmes que pour Ia gestion de Ia connais-sance et Ia valorisation économique de cette innovation).

La politique de )'innovation d'une entreprise doit donc êtresystémique, attentive aux effets de rétroaction. Elle doitrechercher rupture et discontinuité, tout en veillant a I'harmoniede l'ensemble.

Les liens critiques externes

Mais Ia capacité d'innovation n'est pas seulement interne.Elle reside aussi dans J'aptitude de Ia firme a tirer parti des flux

CE QIJE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 265

externes de connaissance et d'information. Ces flux externespeuvent stimuler Ia créativité et faciliter la resolution deproblèrnes. L'identification et I'absorption des savoirs et infor-mations externes dependent crucialement des capacites degestion de Ia connaissance [Barabaschi, 1992]. Enfin l'impor-tance de ces liens critiques peut affecter le projet de valorisationéconomique (ainsi, le fait de souhaiter capter des connaissancesexternes peut obliger a <<ouvrir Ia porte>> et ceder certainssavoirs [cf Hicks, 1995]). Selon que Ia firme appartient ausecteur de la chimie, de l'automobile ou du jouet, les lienscritiques externes seront différents [Pavitt, 1984]. Ainsi, dans lessecteurs fondés sur Ia science, les liens critiques sontévidemment ceux qui lient La firme aux institutionsscientifiques; dans les secteurs d'offres d'equipements spécia-uses (par exemple l'instrumentation médicale ou I'optique), lesliens critiques sont noues avec les usagers. Von Hippel [1988]documente de nombreux cas oh les usagers sont les véritablesinnovateurs, dans le domaine de l'instrumentation médicale.Typiquement, l'usager percoit le besoin d'une amelioration deL'instrument, ii met au point cette amelioration, il construit leprototype et ii diffuse l'information sur Ia valeur de l'amélio-ration et sur Ia fabrication du prototype. Ainsi, le lieu de l'inno-vation est presque complètement transféré chez l'usager. Dans cecas, Ic lien externe entre l'usager et le fabricant de materiel estfondamental pour que ce dernier puisse bénéficier des efforts decréativité et de solution de problèmes de l'usager.

Lorsque apparaIt un design dominant"

L'économie generale de ces capacités d'innovation changeprofondément selon qu'iL existe, dans l'industrie considérée, undesign dominant [Utterback, 1994]. Cette notion évoque l'exis-tence d'un concept technologique particulier, qui synthétise Uflcertain nombre d' innovations antérieures et intègre progressi-vement des éléments qui étaient auparavant externes a celui-ci.Un design dominant représente le concept, le paradigmeauxquels l'ensernble des firmes adhere — ce qui facilite Ia coordi-nation industrielle, permet 1' apprentissage col lectif et accélère

266 NOV VELLES PERSI'EcTIVES THEORIQUES

donc l'innovation dans une direction bien precise, motive l'émer-gence d'une offre spécialisée de composants et de sous-systèmes,et enfin réduit les coQts de transaction. L'industrie automobilefonctionne sur Ia base d'un design dominant qui canalisel'évolution technologique dans une direction bien precise. Dansce cas, Ia tension entre créativité et solution de problèmes estrelativement adoucie: <<Canalisée, Ia créativité du styliste esttributaire du cahier des charges'.>>

Dans La plupart des cas, une industrie naissante connaIt unepériode initiale d'exploration de nombreuses options et variantestrès différentes. C'est une periode caractérisée par un grandnombre d'entrées de firmes — chacune explorant une option parti-culière — de très faibles economies d'échelle, peu d'apprentissagecollectif, un faible degré de division du travail entre fournisseurset fabricants, et une grande difficulté pour les consommateurs acomparer les prix et les caractéristiques des produits. Cettepériode est suivie par une phase de convergence — qui est celle del'emergence d'un design dominant.

On voit bien que Ia premiere période constitue une sorte d'aged'or de Ia créativité tandis que dans Ia seconde période celle-ciest beaucoup plus canalisée; les processus de resolution deproblèmes sont plus collectifs et mieux délimités. us deviennentplus efficients.

VISION (NIvEAU II)

Le système que I'on vient de presenter doit soutenir puis-samment les processus d'innovation. Cependant, dans certainscas, ii ne se passe rien. Manque encore Ia vision de l'innovation.

C'est l'histoire fameuse de monsieur Grégoire, scientifiqueprolifique travaillant a I'ONERA, qui cherche a se construire unecanne a pêche en fibre de verre et qui met au point un procédéfondé sur un matériau peu connu a I'époque, le Teflon, afin defaciliter le démoulage. Après de multiples essais, discussions

1. Citation extraite de larticle La dure Ioi du design in Le Monde, 12 septembre2000.

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 267

avec ses collègues- chercheurs et développement experimental,monsieur Grégoire réussit a mettre au point Ia canne a péche. Lesdifférentes capacités d'innovation sont bien présentes dans cettehistoire et fonctionnent a merveille: créativité et resolution deproblèmes, gestion de Ia connaissance (Ia valorisation écono-mique n'est sans doute pas Ia preoccupation principale demonsieur Gregoire). II manque cependant une capacité ultimeIa comprehension de Ia veritable valeur des connaissancesproduites. C'est là qu'entre en scene madame Grdgoire. Agacéepar tout ce <<bricolage >>, celle-ci demande un beau jour a sonman de s'occuper plutôt de ses casseroles dans lesquelles le lait<<attache>> tous les matins (on est encore a l'époque oui ii fautfaire bouillir le lait). Et c'est ainsi qu'est née Ia poêle Téfalgrace a Ia vision du <<simple usager, qui avait entrevu Ia pôssi-bilité d'une application formidable [Chapel, 1999]. Dans cetexemple, avant l'intervention de madame Grégoire, Ie processusde production de nouvelles connaissances était au fond piégé parI'incapacité des acteurs a entrevoir La veritable application inno-vante.

Cette incapacite est inevitable. Comment voir, derriere unobjet technique nouveau mais encore fruste, les marches et lesbesoins qui se construiront eux-mémes progressivement? Onpeut s'amuser longtemps avec quelques fameuses predictions desplus grands experts : <<Je pense qu' ii y a un marché mondial pourcinq ordinateurs, pas plus >>, écrivait T. Watson, président deIBM en 1957. <<11 n'y a pas de raison pour que chacun possèdeun ordinateur chez lui >>, clamait K. Olson, le président de DECen 1977. <<Ce téléphone a beaucoup de desavantages pourpouvoir être sérieusement envisage comme un moyen decommunication >> prétendait une note interne a Ia Western Union,en 1876 ! (Ces citations sont tirées de Ausubel [1993].)

Face a cette incapacité, l'intégration de l'usager est un moyenessentiel d 'amél lorer I' intelligence de L' usager,plongé dans un contexte d'application que ne connaIt pas direc-tement le créateur ou I'ingenieur, a une position privilégiée poursaisir Ia veritable dimension sociale d'une innovation. L'exemplede madame Gregoire nous enseigne que le recours a l'usager est

268 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

absolument essentiel bisque l'innovation porte sur un produit deconsommation courante. Dans les firmes innovantes et spécia-bisées dans les produits d'usage domestique, ii est habile dedemander a tous les employés de partir en fin de sernaine avec lesnouveaux prototypes pour les essayer en famible, les faire testerpar leurs proches (communication orale de V. Chapel).

Si I'usager peut percevoir Ia veritable application de l'inno-vation, ii reste de peu de secours pour prCvoir les innovations dufutur. De nombreux chercheurs contestent a juste titre be fait queles usagers soient mieux places pour prédire leurs besoins a cinqou dix ans. <<Usagers et consommateurs manquent cruellementde capacités de vision du [Hamel et Prabahad, 1994].

La suggestion de von Hippel [1988] est d'identifier ce qu'iIappelle les lead users ; c'est-à-dire les usagers qui expriment desbesoins, en avance par rapport au marché et qui bénéficieralentfortement d'éventuelles solutions par rapport a ces besoins. uspeuvent donc jouer le role de laboratoire expErimental pourcertains projets d'innovation. Ils le feront dans Ia mesurequebques mois de gagnEs pour l'innovation considérée reprEsen-teraient un gain important pour eux.

LES PROCEDURES FONDAMENTALES (NIVEAU Hi)

Une politique d'innovation pertinente doit être procédurale.Ceci signifie qu'elle doit définir les procEdures adequates, favo-risant l'innovation, sans se préoccuper de fixer a priori quelleinnovation devrait être produite.

Elle doit donc fixer bes procedures qui favoriseront par exemplel'apprentissage experimental et qui inciteront les personnes apartager le résultat de leurs experiences; celles qui aideront bescréateurs et les ingEnieurs a passer des compromis; celles quipermettront de fixer les bons choix en termes de valorisationéconomique. Nous nous bornerons a formuler quatre perspectives.

Les procedures de communication et incitation

Les problèmes de communication et de coordination ont faitl'objet d'une vaste littErature, notamment depuis bes travaux de Aoki

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU IGNORE... 269

et Rosenberg [1987] sur tes modèles d'innovation et les typologiesde firmes innovatrices. A partir d'un modèle dit en chalne, carac-térisé par de nombreux liens et bouclages entre tes capacités d'inno-vation de Ia firme, ces auteurs caractérisent des processus concretsd' innovation auachés a des formes particulières d'organisationindustrielle. Ainsi Aoki et Rosenberg opposent-ils Ia firme J a Iafirme A, chacune privilegiant une manière particulière d'innover.

Les procedures d'aHocation des ressources

L'allocation des ressources n'est pas seulement une questionde selection des projets a haute valeur potentielle ni de diversifi-cation des risques financiers. Ii s'agit premièrement de définir unbon équilibre entre les capacités de créativité et de solution deproblèmes; deuxièmement, de soutenir Ia constitution d'unportefeuille d'activités suffisamment larges pour permettre Iafertilisation croisée des idées, sans perdre le du métier;troisièmement, de rechercher en permanence les espaces de créa-tivité negligés par les autres. Les travaux actuels sur les méca-nismes d'option réelle offrent le cadre théorique pour résoudre cetype de problème [Jacquet, 1999].

La gestion du temps

D'un côté, on peut faire l'hypothèse que le timing de Ia créa-tivité et du jaillissement des nouvelles idées correspond a unefonction aléatoire — a certaines périodes, une multitude d'idéesnouvelles surgissent tandis qu'à d'autres périodes Ia créativitéreste faible. D'un autre côté, Ia gestion temporelle de l'inno-vation doit reposer sur une sequence de phases relativementprecise et maItrisée. L'innovation dolt être suffisamment rapidepour qu'elle puisse être effectivement le support d'une valori-sation éconornique ; elle ne doit cependant pas déclasser trop viteles innovations précédentes. Une sorte de régime régulier,permettant I'exploitation de I'innovation, doit donc s'interposerentre deux phases innovantes. Ainsi, une tension existe entre lecaractère aléatoire du temps de Ia créativité et Ia nécessairemaItrise du temps de 1' innovation.

270 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

La modularité

Caractéristique de l'organisation industrielle dans un grandnonibre d'industries, la modularité petit être définie comme unestratégie pour organiser de façon efficiente les processus deconception et de production. Elle repose sur une partition destâches et des problèmes sous la forme de modules. Chaquemodule, concu et produit sur un site particulier, doit se conformera certaines regles générales (architecture, interfaces) mais lesconcepteurs de modules sont libres d'expérimenter de nouvellesapproches dans le cadre de ces règles generales. La libertéd'expérimenter est donc ce qui distingue le fournisseur demodules d'un sous-traitant traditionnel. On voit donc que l'orga-nisation modulaire constitue une procedure d'innovation, encréant des espaces d'expérimentation décentralisée, tout enassurant l'intégration des modules innovants dans Ic systèmefinal [Baldwin et Clark, 1997].

INNOVATION ET COORDINATION ECONOMIQUE (NIVEAU IV)

L' innovation entretient des rapports particuliers avec les systèmes— système industriel ou système d'acteurs. Nous développons troiscas classiques l'innovation — introduite dans un système— requiert des procedures complexes de coordination.

Innovation et système technique

L'innovation déstabilise les ensembles économiques. Lorsqueces ensembles sont composes d'entités fortement liées dans lecadre de relations techniques et organisationnelles verticales,l'innovation introduite quelque part dans le système en précipite latransformation genérale. <<Une fois rCalisées les premieres décou-vertes, tout, ou presque tout, allait de soi. Les distorsions entre lesdivers stades de Ia fabrication poussaient d'elles-mêmes auxinventions complémentaires. II y a alors une sorte d'enchaInementpour rétablir des équilibres détruits. >> Personne n'a dit mieux queBertrand Gille [1978] — ici C propos des techniques textiles auXvIlIe siècle — Ia capacité de l'innovation a bouleverser un système.

CE QUE L'ECONOMIE NEGLIGE OU tGNORE... 271

Rosenberg [1976] analyse des processus similaires dans le cadrede I'industrie de Ia machine-outil.

L'innovation systémique ou Ia marche forcée de I'adoption

Prenons I'exemple d'une innovation organisationnelle dutype <<echange electronique de données>> ou bien <contrôle deIa qualite>> ou encore <<juste-à-temps >>. II s'agit d'innovationssystdmiques, dont le potentiel de productivitd ne peut être réaliséque si elles sont adoptées, a travers des actions concertées, parI'ensemble du système. Lorsque I'innovation est introduite aucentre, par un grand constructeur, celui-ci devra donc<convertir>> a I'innovation I'ensemble du système de fournis-seurs et de sous-traitants. Plutôt que de consacrer des efforts aattirer l'attention de ces derniers, a les persuader, les éduquer etles former aux nouvelles méthodes, Ia fume innovatrice peuttrouver plus avantageux d'acquérir les capacités nécessaires pourse substituer a certains de ses fournisseurs. Langlois [1992]définit les de transaction dynamique comme les cocIts detransfert de capacite; coQts de persuasion, négociation etcoordination ; d'information et de formation. Ces colitss'élèvent grandement en situation de changements technolo-giques et organisationnels. us peuvent inciter les firmes, dans uncontexte d'innovation systémique, a s'intégrer verticalement.

L'innovation périphérique doit d'abord devenir un standard

Quand I'innovation naIt a la périphérie du système — par

exemple chez un sous-traitant —, elle devra souvent être diffuséehorizontalement avant de pouvoir se propager le long des rela-tions verticales. En effet, l'innovation provenant d'un seul four-nisseur rend celui-ci d'une certaine facon unique — ce qul met lesconstructeurs a La merci d'une seule source d'approvision-nement. Les constructeurs bloqueront alors l'innovation jusqu'àce que celle-ci devienne le standard; c'est-à-dire qu'eIle soitadoptée par I'ensemble des fournisseurs [Nantua eta!., 1999j.

272 NOUVELLES PERSPECTIVES THEORIQUES

CONCLUSION

Jusqu'a present, ('analyse économique de ('innovation n'a pasporte très loin. Elle s'est intéressCe fondamentalement aux effets(macro et micro) et a deux grandes classes de conditions. Cellesconnues sous le terme d'hypothèses schumpCtériennes (effets deIa taille des firmes et des structures de marché sur l'innovation)et celles touchant aux formes d'organisation, soit dans un cadrestrictement neoclassique (Aghion et Tirole), soit dans un cadreplus hybride (Aoki et Rosenberg, Amendola et Gaffard), voireCvolutionniste (Dosi, Teece et Winter). L'analyse économiques'est souvent plus intéressée a l'environnement de l'innovation —systèmes nationaux, modèles sectoriels ainsi qu'aux processuspostérieurs tels que celui de là diffusion. Enfin, elle a souventconfondu I' analyse de Ia recherche-dCveloppement (rendementd ' échelle, approche probabiliste, optimisation) avec ccl Ic de('innovation proprernent dite.

11 ressort de cela un domaine encore en friche en dépit destravaux exceptionnels de personnalités telles que Freeman etSoete, Nelson et Winter, Metcalfe, Dosi, Pavitt ou Mowery etRosenberg ; tous peu ou prou engages dans le programme évolu-tionniste et là tradition de Schumpeter.

Ces friches concement tout particulièrement l'analyse de créa-tivité. Cette economic de là crCativité reste devant nous conime uneligne de crete, fascinante mais presque infranchissable. Et pourtant,s'en rapprocher nous permettrait de rnieux comprendre les condi-tions économiques, les procedures et les determinants des processusconduisant a (a nouveauté radicale. Dans cette perspective, ledialogue interdisciplinaire est plus que jamais indispensable, tandisque de nouvelles disciplines économiques — l'économie cognitive,('economic des modèles d'interaction et l'économie des apprentis-sages — apparaissent comme des points de passage obliges.

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Presentation des auteurs

NORBERT ALTER, professeur de sociologie a l'université Paris-IX-Dauphine, directeur du CERSO (Centre d'étude et derecherche en sociologie des organisations).

DANIELE BLONDEL, professeur de sciences économiques a I'uni-versité Paris-IX-Dauphine, présidente déleguée d'AGORANOV(incubateur public).

MAURICE CASSIER, sociologue, chargé de recherches au CNRS-CERMES (Centre de recherche médecine, sciences, sante etsociété).

FRANçOISE CROS, professeur des universités en sciences del'éducation, INRP (Institut national de Ia recherche pédago-gique).

DOMINIQUE DESJEUX, professeur d'anthropologie sociale etculturelle a l'université Paris-V-Sorbonne, directeur scientifiqued'Argonautes, responsable de l'axe consommation au CERLIS-CNRS (Centre de recherche sur les liens sociaux).

DOMINIQUE FORAY, directeur de recherches au CNRS-IMRI(Institut pour le management de Ia recherche et de I'innovation),université Paris-IX-Dauphine.

EMMANUEL LAZEGA, professeur a I'Institut de sociologie del'université de Lute-I, membre du CLERSE-IFRESI (Institutfédératif de recherche sur les economies et sociétés industrielles).

DANIELE LINRART, sociologue, directrice de recherches auCNRS, laboratoire Travail et Mobilités, université Paris-X-Nanterre.

MICHEL Poix, vice-président de I'université Paris-IX-Dauphineet directeur general de l'IMRI (Institut pour le management de Iarecherche et de l'innovation).

PIERRE ROMELAER, professeur de gestion a I'université Paris-IX-Dauphine, directeur adjoint du DEA << Politique générale desorganisations >>.

Composition: EDLE — Montry

Achevé d'imprimer en mars 2002sur les presses numériques de Bookpole

Dépôt legal : mars 2002N° d'impression : C(J2/01 307L

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