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POLI T 1 QUE D'ARISTOTE BARTHELEMY-S AIN T-H1LA IRE LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE DE LADRA.NGE 4),mjESAt~T-AXDRË-DES-AKTS,41 TRADUITE EN FRANÇAIS DÉPUTE À i/ASSËMULHH NADON~LK Membre de t~uxtttut (Académie des Sciences morales et politiques.1 TROISIÈME ÉDITION Revueet corrigée. –0-<M~ PARIS MDCCCLXXIY

Aristote politique

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  • POLI T 1 QUE

    D'ARISTOTE

    BARTHELEMY-S AIN T-H1LA IRE

    LIBRAIRIE PHILOSOPHIQUE DE LADRA.NGE4),mjESAt~T-AXDR-DES-AKTS,41

    TRADUITE EN FRANAIS

    DPUTE i/ASSMULHH NADON~LK

    Membre de t~uxtttut

    (Acadmie des Sciences morales et politiques.1

    TROISIME DITION

    Revueet corrige.

    0-

  • J..VINCENTl

    D'ARISTOTE

    POLITIQUE

  • M!!
  • DE1848.

    A LA MEMOIRE

    DE

    MON AMI PAGNERRE

    APRSV)NGT-C)NOANS

    JE LUI DDIE DE NOUVEAU CE L~VRE

    DONT LES THOHS PROFONDES

    ONT T SOUVENT L'OMET

    DE NOS ENTRETIENS ET DE NOS MDITATIONS

    MME AU MILIEU DE NOS LABEURS PATRIOTIQUES

    AU GOUVERNEMENT PROV[SO)RE

    ET A LA COMMISSION DU POUVOIR EXCUTIF

  • PREFACE.

    La Dclaration des Droits de l'homme et du citoyen est le rsumde toute la science politique. Utilit et mthode de cettescience. Platon; vrit et grandeur de sa politique la foisrationnelle et historique; ses erreurs.Aristote; sa mthode

    presque entirement historique ses dfauts et ses mrites.

    Montesquieu sa mthode est plus historique encore que celle

    d'Aristote; l'Esprit des Lois; ses lacunes et sa grandeur.Polybe. Cieron. Machiavel. Hobbes. Spinosa.Rousseau. Conclusion; devoirs de la science politique.Post-scriptum de la troisime dition.

    La rvolution franaise a marqu dans le destindes socits, et dans l'histoire de la science poli-tique, une re nouvelle. La Dclaration des Droitsde l'homme et du citoyen a rappel aux peuples,et mme aux philosophes, quelles sont les vri-tables bases de l'ordre social et c'est d'elle quel'on peut dire avec toute justice qu' elle a pr-sent la nature humaine ses titres perdus dans la

    plus grande partie de la terre D.Ea proclamant quele but de toute association politique est la conser-

  • PRFACE.II

    vation des droits naturels et imprescriptibles de

    l'homme, et que l'ignorance, l'oubli ou le mprisde ces droits sont les seules causes des malheurs

    publics et de la corruption des gouvernements,laConstituante a fait plus encore peut-tre qu'ellen'a cru elle prtendait stipuler pour le genre hu-

    main, au nom du peuple franais elle a en outre

    stipul pour la science, au nom de la vrit.La politique a pu ne pas tenir grand compte

    d'une sorte de dissertation philosophique mise entte d'une constitution phmre. Tout absorbedans les intrts et les proccupations du mo-

    ment, la politique n'a pas le temps de remonteraux principes. Comme elle ne songe qu'aux con-

    squences et aux applications, elle n'a pas toujourssu voir que c'est de ces droits reconnus et pro-clams que la Rvolution tirait non-seulement sa

    lgitimit, mais encore sa puissance; qu'ils talentles fondements de l'ordre nouveau tout entier, lasource intarissable de laquelle devaient sortir etdcouler toutes les institutions ncessaires son

    organisation et sa dure; et que ce sont cesdroits qui donnent la socit franaise, prise dansson ensemble, une supriorit incontestable surtoutes les socits contemporaines, ses imitatricesau moins autant que ses rivales. La politique em-

    ploiera bien des sicles de travaux en Europe et

  • PRFACE. II I

    dans le reste du monde, avant d'avoir tir de laDclaration des Droits tous les fruits qu'elle recleet les hommes d'tat, malgr le ddain qu'ils affec-tent souvent pour ces thories, ne font cependantrien de srieux que par elles et pour elles.

    Mais l'histoire, qui sait quel prix furent ache-tes ces conqutes de la raison et de la justice, enconnat mieux toute la valeur. A ses yeux, la Dcla-ration des Droits rsume quarante sicles d'effortset de luttes, de mme qu'elle prpare des sicles

    plus longs encore de progrs et d'esprance. LaConstituante en a su plus que tous les sages quil'avaient prcde, parce qu'elle a pu mettre

    profit leurs leons. Les socits ont ignor bien

    longtemps ces conditions lgitimes de leur vie etde leur bonheur; les lgislateurs ne les ont entre-vues qu'obscurment; la philosophie mme ne lesa pas toujours comprises, et les religions les plussaintes n'ont pas su les consacrer. Mais lesefforts des nations, des lgislateurs, des philo-sophes et des religions n'ont pas t striles; et,aprs une bien longue attente, il s'est trouv un

    peuple capable de recueillir cet hritage et digne dele fconder. La philosophie qui applaudit sansrserve ce code ternel des socits, est heu-reuse de le recevoir tout fait des mains de la grandeassemble qu'elle seule anima. Elle n'a rien y

  • PRFACE.!V

    ajouter, rien en retrancher; et c'est du haut decet imprissable monument qu'elle doit porter ses

    regards, et sur le pass qui contribua l'lever, etsur l'avenir qui ne l'branlera pas.A la splendeur de cette lumire, il n'est plus

    possible de s'garer. S'il est vrai que la nature del'homme ait des droits inalinables, l'homme nedoit point les perdre dans la socit, qui est savraie fin et sa perfection. La socit, quelle quesoit la forme politique qu'elle se donne, c'est--dire son gouvernement, doit, dans la mesure oelle connat ces.drolts, les respecter et les garantir,en eux-mmes d'abord, et ensuite dans toutes les

    consquences lgitimes qu'ils entranent. La meil-leure socit sera celle qui assurera le plus com-

    pltement le libre exercice de ces droits le meilleur

    gouvernement, celui qui saura le mieux les dve-

    lopper et les maintenir dans les citoyens le poli-tique le plus habile, celui qui les suivra et les

    appliquera le mieux. A cette large et quitablemesure, on peut apprcier sans erreur, et lessocits passes, et les gouvernements qui les ont

    rgies, et mme les uvres des philosophes.Platon et Aristote, Montesquieu et Rousseau, peu-vent comparatre devant ce tribunal dont ils invo-

    qurent souvent la juridiction sans en bien voirtoute l'tendue les socits antiques et les socits

  • PRFACE. v

    modernes peuvent y tre galement juges; leshommes d'tat et les lgislateurs de tous les

    temps, le paganisme et la religion chrtienne, s'ypeuvent prsenter tour tour. La nature humaine,se connaissant enfin aprs tant d'tudes et tant

    d'preuves, peut leur demander tous ce qu'ilsont fait pour elle; car c'est elle seule que tousdurent avoir en vue, puisqu'ils se sont chargs dela conduire et de l'amliorer, au milieu de tous lesobstacles et de toutes les souffrances que la Provi-dence suscite la sagesse des hommes et leur

    courage.Parmi ces travaux de genres si divers, tous

    dignes de la reconnaissance de l'humanit, ceux

    qui mritent le plus d'attention sont ceux des phi-losophes. D'abord, ils ont contribu au rsultat

    commun; et leur part, qui souvent y est la plussecrte, n'y est ni la moins belle ni la moins effi-cace. Mais, en outre, ils ont, sur tous les autres,l'avantage incontestable d'tre les plus clairs. Le

    lgislateur, mme le plus prudent, fait son uvresans chercher approfondir ni analyser les prin-cipes il obit l'instinct heureux, parfois mmeinfaillible, de son exprience et de son patriotisme.L'homme d'tat rflchit moins profondmentencore que le lgislateur; les intrts qu'il doitservir, les passions qu'il doit concilier, bien que

  • PRFACE.VI

    trop souvent il les partage, le troublent et l'aveu-

    glent. Dans les conflits de chaque jour, il seraitbien embarrass de dire par quelle lumire sup-rieure il se guide. De plus, les travaux du lgisla-teur sont dposs dans des codes o sa pense se

    perd sous des dtails obscurs et incertains; cellede l'homme politique va s'teindre le plus ordinai-rement dans les archives moins sres encore del'histoire. Le philosophe seul parle en son proprenom, l'abri, autant que l'homme peut l'tre, del'erreur et des illusions. Il se place directement,et sans l'intermdiaire des lois ou des affaires, enface de la nature humaine; et rien ne parat devoir

    l'empcher de la bien observer. Ni le temps ni leslieux ne lui font obstacle; il n'a point mme s'in-

    quiter des conditions matrielles de la socit, nides circonstances de toutes sortes qui ont tant

    d'empire sur la destine des nations, ni des vne-ments qui les lvent ou qui les ruinent. Il ne s'a-dresse qu' la raison, et il semble qu'il n'ait qu'recueillir ses rponses. Pourtant le philosophe,tout indpendant qu'il est, ne se soustrait jamaisentirement l'influence du sicle o il vit il a beau

    s'abstraire, il tient toujours son temps; et l'tatidal que traait Platon se sent encore de la poli-tique grecque, comme la monarchie rve parMontesquieu est la copie de la seule monarchie

  • PRFACE. VII

    constitutionnelle que l'Europe possdt alors. Lesuvres des philosophes, quelque individuelles

    qu'elles paraissent, sont aussi des manifestations

    sociales; c'est toujours tudier les nations que d'-tudier les grands hommes qui les reprsentent et

    qui les honorent.

    Ainsi, essayer de juger les philosophes sera tout la fois plus ais, plus sr et mme plus utile quede juger les lgislations et les peuples.

    Quelssont donc, depuis deux mille ans et plus,les philosophes qui se sont appliqus comprendrela'socit et l'clairer sur sa nature et ses rels.intrts? Il en est bien peu dont la gloire ait sanc-tionn les noms et qui aient t immortaliss parelle d'abord Platon, Aristote et Montesquieu; l'un,le fondateur de la morale; l'autre, l'organisateur dela science et le troisime, le plus sagace inter-

    prte des lois puis, au-dessous d'eux et des dis-

    tances diverses, de vigoureux et mme de faciles

    esprits, Polybe et CIcron dans l'antiquit, Machia-vel l'aurore des temps modernes, Hobbes et

    Spinosa au xvn" sicle, Rousseau sur le seuil de larvolution franaise; les uns ne demandant leursthories qu' l'exprience et l'enseignement de

    l'histoire, les autres ne les tirant que des dduc-

    tions de la logique. Les voil tous ou peu prs et

    encore, dans cette lite des penseurs. politiques,

  • PRFACE.vm

    combien il en est qui sont infrieurs en mrite etsurtout en utilitDans la science politique, comme dans toute

    autre science, il n'y a que deux mthodes possibles:ou l'on part de principes rationnels pour juger et

    rgler les faits, ou l'on part des faits convenable-ment interprts pour les riger en principes. Ici,la nature humaine observe directement lalumire d'un examen attentif, dont le philosopheporte en soi tous les lments l, la naturehumaine observe sur cette scne plus vaste et

    plus obscure qu'on appelle l'histoire. Connatrel'homme dans ce qu'il est et dans ce qu'il doit tre,ou le connatre dans ce qu'il a t, voil les deuxseuls procds qu'ont suivis les crivains politi-ques, le plus souvent leur insu. De fait, il n'y ena point d'autre. Ces deux mthodes, avec les avan-

    tages et les inconvnients qu'elles prsentent,expliquent fort clairement la grandeur ou l'insuf-fisance de certains systmes politiques, et leserreurs qui dparent mme les plus beaux et les

    plus vrais.Il a t dmontr que, dans toutes les sciences,

    la mthode rationnelle, malgr ses prils, vautmieux que l'empirisme. L'homme est plus lui-mme dans sa raison que dans sa sensibilit, bienque parfois la raison s'gare. En politique, cette

  • PRFACE. IX

    supriorit de la raison est de toute vidence.Comme les faits dont la politique s'occupe sontdes faits humains, c'est--dire volontaires, lascience peut, jusqu' un certain point, ainsi quel'homme lui-mme, en disposer son gr ellen'a point les subir. De tous les tres, l'hommeest le seul qui change et s'amliore; le progrs dela civilisation l'atteste d'une manire clatante etsi le sentiment irrsistible de la libert ne vivait

    pas dans la conscience humaine, le spectacle del'histoire suffirait dmontrer que l'homme estlibre puisqu'il se modifie. Voil pourquoi la poli-tique est la seule science o l'utopie puisse tenirune place. Sans doute l'utopie n'a pas toujours tfort raisonnable en politique mais enfin elle a pus'y introduire; les hommes, mme les plus prati-ques, ne s'en sont pas dfendus ils s'en sont fait,non pas un jeu d'esprit, mais un instrument et unearme. Bien plus, la fortune soudaine de quelques.grands hommes qui ont cr des tats et boule-vers le monde, a paru souvent n'tre qu'un rvemerveilleux et l'on et dit, mme de nos jours,que le fondateur de l'Empire ne faisait que raliserun roman prodigieux dont lui seul avait le secret.Quand les faits de l'histoire donnent eux-mmes ladmonstration d'une telle mobilit, la science n'est

    pas coupable de prtendre, elle aussi, les modi-

  • PRFACE.x

    fier. Elle doit s'interdire des utopies impraticables,qui ne seraient que ridicules, mais elle ne doit

    s'pargner ni les esprances ni les conseils car,sous peine d'tre inutile, elle doit se croire la

    puissance, et mme le devoir, d'agir sur les hom-mes et sur leur destine. La science politique doitne jamais oublier qu'elle relve immdiatement dela morale, et que la morale est minemment ledomaine de la libert.Si donc il est une science o l'emploi de la rai-

    son soit lgitime et fcond, c'est la science po-litique sans contredit. Les hommes d'tat lesavent bien car ils s'inquitent assez peu des

    leons de l'histoire et profitent rarement de l'ex-

    prience du pass. Les philosophes le saventencore mieux que les hommes d'tat et les plusgrands d'entre eux sont ceux aussi qui ont le plusdonn la raison.

    Qu'a donc faire le philosophe, quand il veut

    comprendre ce .que c'est que la socit, et quellessont les lois gnrales qui la doivent rgir? Uneseule chose c'est de se rendre compte de lanature humaine. Une fois qu'il aura pntr lesecret de l'homme, il possdera le secret de la

    socit, dont les membres ne sont que des hommessemblables entre eux, si ce n'est tous gaux. Lebut de l'association, quelque nombreuse qu'elle

  • PRFACE. XI

    soit, ne peut tre essentiellement autre que le butde chacun des tres associs et la loi suprmede l'individu sera la loi suprme de l'tat mthodeaussi simple qu'elle est puissante, que les philoso-phes ont parfois pratique, mais dont ils ne tir-rent point, mme l'aide du gnie, des cons-

    quences assez rigoureuses ni assez compltes.Demandons Platon d'abord, qui, grce

    Socrate, en a tant su et nous en a tant appris sur

    l'homme, ce que c'est que la socit. Si jamais phi-losophe a conu la nature humaine dans toute sa

    grandeur et dans son divin caractre, c'est bienlui. La vertu n'a point eu de prcepteur plus fcondni plus aimable le christianisme mme est venus'instruire son cole. Personne n'a mieux comprisla loi morale de l'homme, et n'a plus profondmentanalys son me personne n'a donn pour la pra-tique de la vie de plus utiles ni de plus noblesconseils. Pourtant la politique de Platon est enta-che ds sa base d'une norme et dplorableerreur. Il ne l'a point commise sans doute lui seulil l'a reue des prjugs et des ncessits de son

    temps. Mais, comme tous les lgislateurs de son

    pays, comme toutes les constitutions de la Grce,Platon divise la socit en deux classes, les hom-mes libres et les esclaves. Il est vrai qu'il n'a pasessay, ainsi que l'a fait son disciple, une explica-

  • xn PRFACE.

    tion, et comme une apologie dtourne, de l'escla-

    vage, pour lequel il se sent une vritable rpu-gnance mais il ne l'a pas combattu au nom de ces

    principes suprieurs qu'il voyait si'bien, et que la

    psychologie de Socrate lui avait rvls il ne l'a

    point proscrit au nom de la nature humaine ana-

    lyse par la philosophie, bien qu'il pt entendrenon pas seulement les plaintes inconsolables des

    esclaves, mais aussi les protestations formelles quela piti et la raison arrachaient ds lors quelquescurs moins clairs que le sien. Platon connatadmirablement l'homme en soi et dans toute sa

    gnralit mais en fait, il ne le reconnat que dansl'homme libre, qui seul est membre de la cit. Il abeau recommander bienveillance et douceur envers

    l'esclave; l'esclave, ses yeux, ne fait point partiede l'association civile, en d'autres termes, de l'hu-manit. Le philosophe sait cependant que l'mede l'esclave n'a point perdu, mme sous le jougqui l'avilit, les traits divins qu'elle a reus dansune autre vie. L'esclave du Mnon rpond Socrateaussi bien que pourrait le faire un homme libreet la rminiscence, gage actuel d'une existence.

    antrieure, que l'esclavage apparemment n'a pointfltrie, n'est en lui ni moins vive ni moins sre.

    Platon, sans doute, a voulu imposer l'esclavagede son temps quelques limites, et il a conseill

  • PRFACE. XII ses compatriotes de l'Hellade de ne plus faire'd'esclaves parmi eux le barbare seul tait fait

    pour porter des chanes; mais cette nouvelleerreur repose sur un prjug national, commel'autre reposait sur un prjug civil, qui n'taitni plus coupable ni plus aveugle.

    Jetons un voile sur cette portion de la poli-tique de l'antiquit. Quand il y a tant admirerdans Platon, ne nous arrtons pas des dfauts

    qui ne sont pas tout fait les siens. L'esclavagetel qu'il l'a connu a dur mille ans encore aprslui; le christianisme ne l'a pas plus proscrit quele philosophe; l'Evangite s'est efforc de l'adou-

    cir, mais ne l'a pas dtruit et Snque a t plushardi que ne l'tait la loi nouvelle. Au visicle denotre re, quels que soient les changements pro-fonds qu'a subis le droit romain, l'esclavage sub-siste encore avec toute sa force lgale, quoique les

    murs le rendent moins dur. Justinien, tout rfor-mateur qu'il est, ne l'a point aboli; et mmeplustard, il ne disparat que pour faire place au ser-

    vage, ce dernier anneau de la chane fodale.

    Dplorons l'erreur de la philosophie grecque, maisne nous en tonnons pas. Les temps ne sont pasvenus c'est la civilisation seule qui, en modifiantla socit, l'assoira sur des fondements tout nou-veaux, que le gnie des philosophes n'avait pu devi-

  • PRFACE.XU

    ner, parce que de tels secrets n'appartiennent qu'Dieu.

    Souffrons donc que le philosophe bannisse lesesclaves de la cit, puisqu'ils n'y doivent entrer a

    pas lents que quinze ou vingt sicles plus tard.Mais la cit telle qu'il la conoit, sa cit d'hommes

    libres, quelle est-elle? Quels principes lui a-t-ildonns ? Rendons ici un clatant hommage Pla-ton. Le premier il a montr que l'association civilen'a qu'une base solide, la justice; et que tout tat

    qui ne sait pas s'assurre celle-l est la fois untat corrompu, et un tat qui menace ruine. C'estde Socrate qu'il tenait cette maxime suprme et

    imprissable, que Socrate lui-mme avait reuede sa conscience, maxime qui vit au fond de toutesles socits, bien qu'elle y soit souvent mconnue,ternel refuge pour les opprims, ternel avertis-sement pour les oppresseurs, qui fit la force poli-tique du christianisme, qui clairait les lgislateursde la Constituante, et qui est imprescriptiblecomme les droits qui en sont la sainte expression.Onse rappelle la pense qui a dict la Rpubliqueet l'occasion qui fait natre cet incomparabledialogue. Socrate discute avec ses amis sur la na-ture du juste et de l'injuste, un des sujets les plusordinaires de dissentiment et d'examen parmiles hommes. Mais comme sur le thtre de la con-

  • PRFACE. XV

    science, quelque. lumineuse qu'elle soit, les traitsdu just et de l'Injuste trop dlicats et trop uns

    pourraient n'tre pas bien ~aperus, le sage trans-

    porte ses recherches dans un champ plus largec'est l'tat et ses vastes dimensions qu'il em-

    prunte un tableau que l'individu lui et prsentmoins net et moins clair. Mais quel tat s'adres-ser pour y trouver cette peinture clatante etfidle? Certes aucun des tats existants ne mrite

    qu'on le prenne pour modle tous ils sont dgra-ds par des vices, qui les placent bien loin de ce

    type que demande le philosophe. C'est un tatidal qui seul pourra le lui offrir. Et de l la Rpu-blique, et mme les Lois, o Platon se complat tracer cet exemplaire d'une cit que la justiceseule anime, et dont la vertu rgle toutes les ins-

    titutions, comme elle en inspire les murs irrpro-chables.

    L'imagination de Platon a pu s'garer; tout envoulant ne suivre que la justice et la raison, il a

    plus d'une fois mconnu la nature. Qui pourrait lenier? Mais cette conception gnrale de l'tat, quine doit avoir pour base que le juste et la vertu,n'est-elle pas tout ensemble pleine de grandeur et

    pleine de vrit? Le philosophe pourra se tromperdans les applications de ce principe; il en pourratirer des consquences errones et mme dange-

  • PRFACE.XVJ

    reuses. Mais ce principe suprme, sur lequel iltient ses regards sans cesse fixs, est le seul vraiet c'est une gloire bien grande d'avoir le pre-mier fait.briller aux yeux des hommes une si purelumire. De nos jours, il n'y a plus de discussion

    possible sur un axiome aussi vident, du moinsdans le domaine de la science, bien que la ralit,mme au sein des socits les mieux organises,semble encore si loin de l'admettre et de le repro-duire. Mais au temps de Platon, au milieu de tousces gouvernements qui, pour laplupart, ne devaient

    qu'au hasard et la violence leur origine et leur

    dure, n'tait-ce pas un trait de gnie que de

    dcouvrir, sous tant d'abus et tant d'iniquits, le

    principe qui seul pouvait les gurir, et qui reste

    jamais l'inpuisable remde des maux dont lessocits sont affliges? N'tait-ce pas comprendreadmirablement l'tat que de l'identifier ainsi l'in-dividu, et de vouloir imposer l'association civilela loi qui seule peut faire le mrite vritable et lebonheur de l'homme?Cette rgle souveraine une fois pose, voici les

    rgles secondaires, non moins vraies et non moinsfcondes, qu'y rattache le philosophe.D'abord, le pouvoir dans la socitn'aura jamais

    pour but que l'intrt de ceux auxquels il s'ap-plique. Les citoyens n'instituent les magistrats que

  • PRFACE. xvn

    pour le service de la communaut. Aucun art, quelqu'il soit, n'a en vue l'intrt propre de celui quil'exerce, et l'art politique moins encore que toutautre. L'architecte construit une maison, le mde-cin procure la sant, l'homme d'tat rgit la cit,sans qu'aucun d'eux ait s'inquiter, en tant

    qu'homme d'tat, mdecin ou architecte, du salaire

    plus ou moins lev qui ncessairement rcom-

    pensera son uvre. Le politique en particulier s'en

    inquitera d'autant moins que la mission qui lui estconfie est la fois plus utile et plus haute. Il ne

    prendra jamais le pouvoir pour lui-mme; il lesubira comme un devoir que lui imposent la foiset les vertus spciales qui le distinguent, et le librevu de ses concitoyens. Probablement Platonn'tait gure moins loin des ralits de son temps,quand il demandait le dsintressement auxhommes politiques, que quand il demandait la jus-tice la cit. Probablement, aujourd'hui mme,l'abngation n'est pas la vertu ordinaire deshommes d'tat, et la plupart pourraient encore

    profiter des leons que Platon adressait, il y a

    vingt-deux sicles, ses contemporains. Mais la

    rgle qu'il a recommande au pouvoir n'en est

    pas moins vraie, bien qu'elle soit si souventmconnue des politiques vulgaires; et l'exemplede tous les grands hommes rend tmoignage ai

    b

  • xvm PREFACE.

    la sagacit du philosophe. Les mes des Lycur-gue, des Pricls, des Alexandre, des Charle-

    magne, des Henri IV, n'ont point t des mesintresses, et leur patriotisme a t plus grandencore que leur ambition. Oui, le pouvoir socialdoit s'exercer au profit de ceux qui le dlguent, etnon au profit de ceux qui on le remet. Sous uneautre forme, la souverainet nationale, ce grandprincipe des constitutions libres, n'est point autrechose que cette maxime; et la Constituante taitencore profondment platonicienne quand elledclarait

  • PRFACE, xix

    ferme, le noble troupeau dont la garde lui est attri-bue. Voila comment, pour obtenir l'amliorationde la socit, il accepterait mme le joug tempo-raire d'un tyran clair, dont l'me jeune et amiedu bien serait ouverte tous les sages conseils,et aux nergiques rsolutions qui doivent sauverl'tat en le renouvelant. Voil surtout comment ilexalte le gouvernement aristocratique, dont le nommme, s'il n'est point un mensonge, est une garantiede lumires et de vertu. On a parfois raill Platond'avoir dclar que les peuples ne seraient heureuxque quand leurs chefs seraient philosophes, ouquand les philosophes seraient leurs chefs. On acru dmler dans ce vu, qui n'est que celui du bonsens et de l'exprience, une sorte de requte pr-sente par l'ambition, et peut-tre aussi par lanavet philosophique, comme si le philosophetait autre chose qu'un amant de la sagesse, commesi la sagesse n'tait pas plus utile encore au salutdes tats qu'elle ne l'est la flicit des individus.Au fond, il n'y a pour Platon qu'un seul gouverne-ment, c'est celui des meilleurs, c'est l'aristocratie*,

    VoirLe.Po~tt~MgdePlaton,page458,trad.deM.V.Cousin.C'esttoujoursencesensplatonicienque la sciencepolitiquedoit prendrele motaristocratie.Montesquieu,pour n'avoirpointeucesoin,etpouravoiradoptlelangagevulgaire,a faitbien des confusions.Il n'aparlquedes oligarchiessouslenomd'aristocraties.

  • PRFACE.XX

    au vrai sens de ce a nom d'heureux augure lesautres gouvernements, quels qu'ils soient, mritent peine le nom dont ils se parent; car il n'y a de

    gouvernement vritable que celui o l'intelligenceet la raison sont dpositaires et matresses de la

    puissance publique. Les faits, tels que l'histoirenous les montre, ont trop souvent donn tort lathorie du philosophe; ce sont bien rarement les

    plus dignes que les nations ont vus leur tte.Mais il n'est point un peuple libre qui n'ait tout fait

    pour que le mrite seul arrivt au pouvoir, ainsi

    que Platon le recommande; et c'est un honneur

    pour le gouvernement reprsentatif de tcher, parses savantes combinaisons, d'assurer mieux encore

    que tout autre cette possession durable de l'auto-rit aux mains des citoyens les plus capables del'exercer. La thorie de Platon est donc aussi vraie

    qu'elle serait utile, si d'ailleurs elle tait d'une

    application moins difficile et plus ordinaire.Autre consquence tout aussi grave et tout aussi

    sage. A quelques mains qu'on remette le pouvoir,quelque pures et quelque fortes qu'elles soient,la prudence exige qu'on prenne des garantiescontre les erreurs et les abus que commet et qu'ex-cuse la faiblesse humaine. Les yeux les plus clairsne sont pas toujours vigilants; la vertu, mme la

    plus active, se lasse; et quelque confiance que mri-

  • PRFACE. XXI

    tent les hommes appels au gouvernement, il est

    plus sr encore de s'en fier aux institutions. Lesentranements du pouvoir, quel qu'il soit, sont

    peu prs irrsistibles et la pratique des affaires,rapide et tumultueuse comme elle l'est ncessaire-ment, ne permet pas toujours, mme aux intentionsles plus droites et les plus prouves, de discernerles vritables limites que le pouvoir doit toujourss'imposer. Il faut donc, si l'on veut que l'tat soitheureux et durable, temprer le pouvoir lui-mme.Ne le faire reposer que sur un seul principe, c'est

    risquer que ce principe ne s'exagre bientt, et nese dtruise en s'exagrant. Sans contredit, il faut

    toujours que les meilleurs soient chargs dela direction des intrts communs. Mais il faut

    qu'au-dessous d'eux, ct d'eux, la foule,quelqueinfrieure qu'elle soit, conserve ses droits, et pr-vienne, en les exerant, les excs mmes du bieno la vertu pourrait se laisser emporter. Il n'y a de

    gouvernements stables que les gouvernements tem-

    prs. Le despotisme s'est perdu en Perse par sa

    puissance sans bornes. La dmocratie athnienne, l'autre extrmit, n'a pas t plus sage. Ici, lalibert sans frein a produit une dplorable licence;et l, l'obissance aveugle des sujet sa enfant unemonstrueuse tyrannie. Entre ces deux excs,Sparte a t plus modre, et par suite elle a t

  • PRFACE.xxn

    plus vertueuse et plus tranquille. Mais Spartemme n'a pas su pousser assez loin ce principefcond; il est possible de supposer un tat o le

    pouvoir serait encore mieux tempr que danscelui-l.Platon cherche donc cet tat parfait. Sans doute

    il ne l'a pas trouv. Mais n'est-ce pas un mriteimmense de l'avoir cherch? Et cet quilibre sage-ment combin des divers lments de l'tat, n'est-ce pas le but qu'ont poursuivi et que pour-suivent encore les socits civilises? D'o sontvenues la plupart des rvolutions, si ce n'est del'excs du pouvoir remis quelques mains? Lessocits n'ont-elles pas t troubles le plus sou-vent parce que les privilgis, par la pente natu-relle des choses, y devinrent bientt des oppres-seurs ? Les constitutions qui ont vcu le pluslongtemps n'ont-elles pas t celles o cette pon-dration quitable du pouvoir a t le mieux tablie,qu'elle le ft d'ailleurs par la volont intelligentedu lgislateur, ou par le concours fortuit des cir-constances ? Sparte et Rome ne sont-elles pasd'assez grands exemples? Et que font aujourd'huiles peuples les plus clairs de l'Europe, si cen'est de donner leurs gouvernements, quand ilsles rforment, les bases solides et larges dontPlaton a fait la condition d'un pouvoir qui veut

  • PRFACE. XXIII

    vivre et remplir ses devoirs sociaux? Cette nces-sit de temprer le pouvoir pour le rendre durableet fort, en le faisant lgitime et rgulier, d'autresl'ont recommande aprs Platon; mais lui seul l'abien comprise dans toute sa profondeur, parce queseul il a bien connu les intimes rapports de lamodration dans le principe et la conduite del'tat avec la temprance dans l'me de l'individu.Mais cette premire garantie, dj fort efficace,

    ne suffit pas. A cette barrire puissante et presqueinfranchissable, puisqu'elle embrasse le pouvoirentier, et le circonscrit son insu, il faut ajouterd'autres barrires plus videntes, et non moins

    respectables. Les dlgus auxquels la cit a confile dpt du pouvoir devront rendre compte de l'u-

    sage qu'ils en ont fait. Comme tous les citoyens, entant que tels, sont gaux, et qu'ils ont tous con-couru dans des proportions diverses l'lectiondes magistrats, depuis les snateurs, les gnrauxet les pontifes jusqu'aux simples officiers de policeurbaine, tous les magistrats sans exception auront justifier de leur administration devant ceuxmmes qui la leur ont accorde, et qui l'ont sup-porte en leur obissant. Il y aura des poquespriodiques et assez rapproches o s'exerceracette censure svre. Les punitions que les cou-

    pables pourront encourir seront dtermines

  • XXIVV PRFACE.

    l'avance, et appliques suivant les formes pres-crites par la loi. La responsabilit du pouvoir orga-nise tous les degrs assurera la rgularit de

    l'administration et srieuse autant qu'elle pourral'tre, cette responsabilit repoussera des fonctions

    publiques ces ambitions subalternes et peu sresd'elles-mmes, qui risqueraient trop en l'affron-tant. De plus, cette institution aura l'avantage demaintenir tout la fois et les magistrats dans ledevoir et les citoyens dans la vigilance. Les affairesn'en seront que mieux gres, lorsque de part etd'autre des craintes lgitimes et rciproques tien-dront les esprits en veil. Tout tat o la respon-sabilit du pouvoir n'a pas t sagement prvue et

    rgle par la loi mme, doit savoir qu'il s'est confi,pour le redressement des abus, au hasard et laviolence des rvolutions. On cherche toujours

    rparer le mal quand il est devenu intolrable, etl'on rejette le fardeau quand on en est cras. Maisil valait mieux prvenir le dsordre en le surveil-lant avec soin car on ne le gurit par ces terriblesremdes qu'en faisant au corps social bien desblessures, qu'un peu de prvoyance pouvait facile-ment lui pargner.Enfin, une dernire garantie contre l'tat entier,

    contre les entranements de la foule aussi bien quecontre les erreurs des magistrats, ce sera l'insti-

  • PRFACE. XXV

    tution d'une assemble spciale qui sera confile soin de veiller au maintien de la constitution.

    L'ge et la vertu seuls ouvriront l'entre de cetteassemble auguste/qui runira tout ce que la citrenferme de plus sage et de plus expriment. LesGardiens des lois n'auront qu'une mission ce sera

    d'empcher ces dviations secrtes, et par celamme d'autant plus redoutables, que peut prouverle principe de l'tat. Il ne s'agit pas seulement desmesures qui y portent une atteinte directe celles-l, tous les yeux les discernent, tous les bons

    citoyens les comprennent et les'repoussent. Mais ilest dans les mesures et les rsolutions de chaquejour des tendances profondes et des rsultats

    loigns que les yeux les plus sagaces ne pourronty dcouvrir. Le patriotisme et la probit n'y suffi-ront pas car ce sont l des fautes que le patrio-tisme et la probit politique peuvent aussi com-

    mettre, quand un prudent conseil ne les leur

    signale point. Il faut donc ct du pouvoir quiagit, soit par les magistratures, soit mme parl'assemble publique, un corps qui dans l'tat

    n'agit pas, mais qui protge le principe d'o vientla vie de la cit entire, et l'entretient dans toute

    sa. vigueur, en le dfendant contre les influences

    qui le peuvent altrer. Les Gardiens des lois serontle pouvoir qui conservera l'tat, entre les citoyens,

  • XXVI PRFACE.

    dont la libert peut le compromettre par son nergiemme, et les magistrats, qui, ene xagrant l'ordre,qu'ils doivent maintenir, pourraient l'exposer des

    dangers non moins graves.Ainsi, les conditions du pouvoir, selon Platon,

    sont la justice d'abord, rgulatrice souveraine del'tat, comme elle l'est de l'individu; puis le dsin-

    tressement, les lumires, la modration, la res-

    ponsabilit et le respect des lois.Pour un pouvoir ainsi constitu, il est bien facile

    de connatre les relations qu'il doit entretenir avecles citoyens. D'abord, tous les citoyens sont unisentre eux par les liens les plus troits et les plusdoux. Magistrats, guerriers, artisans, laboureurs,ils sont tous ns d'une mme terre; une mme

    patrie est leur mre et leur nourrice communea ils doivent tous la dfendre contre quiconque oserait l'attaquer, et, tous sortis du mme sein, ils doivent tous se traiter en frres' Dieu, dansses dcrets impntrables, a, en quelque sorte, mlaux diverses natures des hommes de l'or, de l'ar-

    gent, de l'airain et du fer. C'est une premire et

    suprme distinction qui appelle les uns au com-mandement et les autres l'obissance. La cit, se

    rglant sur ces diffrences, qu'elle n'a point faites,

    Les Lois, iivrc 11I, page 187, traduction de M. V. Cousin.

  • PRFACE. xxvnzi

    confie ceux-ci le pouvoir qui la conduit, ceux-l les armes qui la dfendent et les labeurs quil'entretiennent et la nourrissent. Plus tard, elle

    peut encore ct de ces diffrences de vertu, quisontles principales detoutes, en consacrer d'autres

    qui ne tiennent qu' la richesse c'est le cens poli-tique, expdient assez peu estimable, quoiquencessaire.

    Mais, en dpit de ces distinctions que la socittablit, en dpit mme de celles que sanctionne lasouveraine volont des dieux, la cit n'en forme

    pas moins une famille dont tous les membres doi-vent tre mutuellement anims d'une bienveillancefraternelle. Le lien social, c'est la fraternit etPlaton qui exprime ce grand et admirable principeen termes exprs, et devanc le christianisme de

    quatre sicles, si ses yeux tous les hommes, ycompris mme ceux qui n'taient pas libres, eussentt membres de la cit. De cette charit socialenaissent de bien prcieux effets d'une part, les

    citoyens obissent avec une soumission toutedvoue des lois qui n'ont t faites que dans l'in-trt universel; et cette obissance mme devientla mesure de leur vertu civique, et le premiertmoignage de leur aptitude aux emplois de l'tatd'autre part, des magistrats qui ont s'adresser des frres au nom de la justice, peuvent dans la

  • xx vm PRFACE.

    plupart des cas n'employer que la persuasion et sadouce autorit.La loi elle-mme, toute reine qu'elle est, avant

    d'ordonner et de prescrire, expliquera les motifssur lesquels elle se fonde. Elle aussi commencera

    par persuader avant de contraindre; et le chti-ment mme, quelle que soit son quitable rigueur,ne frappera jamais sans se justifier, pour ainsi dire,par les conseils austres qui l'auront prcd, et

    qui devaient le prvenir. Du reste, l'emploi de laforce, quand il sera ncessaire, deviendra lgitimeparce qu'il sera toujours appuy sur la justice, loi

    suprme et inviolable de l'tat tout entier. Unpoli-tique clair obligerait alors les citoyens bien

    faire, malgr leur rsistance, comme le mdecin

    gurit le malade qui rsiste la science faite pourle sauver. Mais ces cas sont bien rares; la raisondu bon citoyen est en gnral trs-clairvoyante surles devoirs qu'il doit remplir; le malade se soumetd'ordinaire mme aux remdes les plus doulou-reux et c'est un art bien peu savant que celui deces lgislateurs vulgaires qui n'emploient jamaisque la mthode simple d'un commandement imp-rieux et dur, au lieu de cette mthode double quipersuade les esprits, avant de les enchaner par untexte prcis et troit.

    Appuy sur de si fermes bases, aid par de tels

  • PRFACE. XXIX

    moyens, anim et soutenu par des sentiments si

    purs et si puissants, le pouvoir accomplira sans

    peine sa noble tche. Le but de l'homme d'tatainsi compris est parfaitement vident c'est defaire, autant qu'il dpend de lui, des citoyensaccomplis. Les vertus qu'il a le devoir de leur

    inspirer par ses propres exemples et par ses con-seils, c'est la justice et la temprance. La philo-sophie a d lui apprendre ce qu'elles valent en

    elles-mmes et l'exprience des choses, s'il a sules bien observer, a d le lui apprendre encoremieux. Le salut des' individus n'est qu' ce prix;celui de l'tat, qui est aux mmes conditions, n'estni plus difficile, ni plus incertain. La voie qu'il doitsuivre est tout aussi claire et tout aussi sre. Cette

    loquence, dont les orateurs politiques font tant de

    cas, et qui est en effet si puissante, bien qu'elle soit

    trop souvent dangereuse et coupable, ne peut pasavoir un autre objet. L'homme politique, qui nesait point tout d'abord prendre pour ses conseil-lres et ses compagnes fidles la vrit et la justice,est bien plaindre. Il ne voit pas qu'il compromettout la fois et l'intrt de la cit et le sien propre.Ce n'est qu'un sophiste livr tous les hasardset toutes les bassesses du mensonge, toutes les

    intemprances de la passion, et aussi tous les

    'prils de la faveur populaire. Le vritable orateur

  • PRFACE.XXX

    est avant tout celui qu'on peut dfinir, comme ilsera dfini plus tard par un disciple de Platon,consul de Rome et grand orateur lui-mme a Unhomme de bien, dou d'loquence s. L'orateur quise laisse guider par d'autres rgles satisfait. peut-tre quelquefois son ambition; mais ct de cesalaire si disput et si douteux, il en trouve sur saroute un autre qui ne lui manque jamais c'est le

    mpris de tous les curs clairs et de toutes lesmes honntes.Le vrai politique nourrit des desseins bien diff-

    rents. Comme il n'a jamais eu dans son noble cur

    qu'un intrt, l'intrt du bien, il ne croit pas quel'tat puisse en avoir un autre. Les agrandisse-ments matriels de la cit lui importeront assez

    peu; il ne tiendra qu' son perfectionnement mo-ral. Socrate, quand il assigne l'homme d'tatdes devoirs si simples quoique si hauts, n'ignorepas qu'il fra sourire les habiles de son temps ilest assez probable mme qu'il ferait sourire encoreceux du ntre, si par hasard ils consentaient entendre sa voix. Mais Socrate et son infaillible

    sagesse en appellent aux faits de l'histoire et leur

    impitoyable tmoignage. Comment tant d'hommesd'tat illustres, qui n'taient point des sophistescependant, qui taient mme de bons citoyens,ont-ils donc us du pouvoir, pour que le peuple

  • PRFACE, xxxf

    qu'ils gouvernaient ait eu contre eux de si terriblesretours? Thmistocle banni, Miltiade condamn la prison, Cimon frapp d'ostracisme, Priclstran.en jugement, et tant d'autres, comment sesont-ils donc mpris ce point sur la redoutablescience qu'ils prtendaient pratiquer et connatre ?Loin de rendre leurs concitoyens meilleurs, commeils le devaient, comme ils le croyaient peut-tre,ils n'en ont fait que des tres froces toujours prts se ruer sur leurs guides, dchirer leurs chefs,sans justice, sans reconnaissance, sans piti, dansles caprices d'une rage insense, comme ces ani-maux que d'inhabiles gardiens rendent indomp-tables, tout en se chargeant de les apprivoiser.

    C'est que la science politique dans sa simpli-cit et dans sa candeur, telle que la conoit le

    sage, est chose bien rare, malgr les leons detous les professeurs qui s'offrent l'enseigner leurs lves et leurs dupes. Il n'y a que bien peud'hommes dans l'tat, quelques-uns peine, unseul peut-tre, qui soient capables de diriger les

    autres, parce qu'il en est bien peu qui sachent se

    diriger eux-mmes. Au fond, le politique doitavant tout tre philosophe, c'est--dire, aussi sagequ'il est donn l'homme de le devenir au prix de

    longs et sincres labeurs. Mais en fait, et la plu-part du temps, le politique n'est qu'un sophiste

  • XXXII PRFACE.

    et le citoyen rare, le citoyen unique qui pourraitconduire l'tat au bien et le sauver, n'est quetrop souvent la victime des passions furieuses

    qu'il ne partage pas, et qu'il aurait pu corrigerdans ses frres, comme il les a corriges en lui-mme. L'art de la politique n'est ni aussi compli-qu ni aussi savant que le suppose l'ignorance dela foule, ou que le croit mme la vanit des hom-mes d'tat; mais la leon que jadis Socrate don-nait au jeune Alcibiade, presque tous les politi-ques en sont encore la recevoir et la mettre

    profit a Il faut avant toutes choses, mon ami, quetu penses acqurir de la vertu, toi et tout homme

    qui veut avoir soin, non pas seulement de lui etdes choses qui sont lui, mais aussi de l'Etat etdes choses qui sont l'tat , maxime profondequ'on coutait fort peu sans doute Athnes, et

    qu'aujourd'hui l'on n'couterait gure davantage.Mais si le politique a tant de peine rgir et

    changer ses concitoyens, il est du moins une par-tie de la cit qu'il peut faonner son gr, et dontle germe prcieux renferme tout l'avenir de l'Etatc'est l'enfance. Pari'ducation, l'homme peut pres-que tout sur l'homme car elle modifie profond-ment toutes les qualits que chacun de nous

    apporte en naissant. Et sans parler de cette actionintime et puissante, ne fit-elle que dcouvrir et

  • PRFACE. xxxm

    dvelopper les natures d'lite, elle rendrait djun immense service la socit, et accompliraitpar l mme les dcrets mystrieux de la Provi-dence. L'ducation, comprise dans toute sa portepar l'homme d'tat qui sait tendre au loin ses

    prvoyants regards, est presque le seul point im-

    portant, ou du moins c'est le seul qui suffise.Grce elle, a les heureux naturels qu'elle fait,deviennent d'abord des hommes plus accomplis,des citoyens meilleurs que ceux qui les ont prc-ds mais en outre, ils ont cet avantage de mettreau monde des enfants qui valent encore mieux queleurs pres. DEtl'tat va sans cesse s'amliorant et

    grandissant en bonheur et en vertu.Il n'est donc pas dans la socit un seul intrt,

    une seule affaire, qui mrite plus de sollicitude, ni

    plus de soins dlicats et constants que l'ducation.

    videmment, ce qu'un pouvoir intelligent doit for-mer avant tout, c'est l'me des futurs citoyens,parce que c'est l'me seule qui est en rapport avecla justice, sans laquelle l'homme et l'tat ne sontrien. Mais la culture rgulire du corps, la gymnas-tique, occupera dans l'ducation une place consi-

    drable quoique secondaire, parce que c'est elle

    qui doit prparer pour l'me l'instrument ner-

    gique et docile d'un corps sain et vigoureux. De

    plus, l'ducation s'tendra ncessairement aux

  • XXXIV PRFACE.

    deux sexes et celle des femmes ne diffrera pasbeaucoup de celle des hommes. Quelle que soit plustard la destination des femmes, n'ont-elles pasbesoin aussi d'une me claire, et d'une consti-tution robuste ? La sagesse et la vigueur des mresn'est-elle pour rien dans la vigueur et la raisondes enfants ? Hommes et femmes, il importe ga-lement au bonheur et la force de l'Etat que toussoient des tres aussi accomplis qu'ils peuventl'tre. Pour l'ducation de la jeunesse, il n'y auradonc jamais dans ceux qui la dirigent et la surveil-lent trop de science ni de vertu. C'est aux plussages parmi les sages que ce sacr dpt sera

    confi tous les enfants mritent l'gale vigilancedu magistrat, afin qu'il puisse distinguer de bonneheure entre eux ces personnages exceptionnels,ces natures d'or que plus tard la philosophiepourra rendre dignes du commandement.

    Il ne suffira pas d'ailleurs d'loigner de l'medes enfants tout ce qui pourrait en ternir la puretil ne suffira pas de les clairer par la science, deles former la vertu par des conseils et des exem-

    ples. Il faudra de plus dvelopper en eux ces ger-mes de religion que la nature a mis dans tous les

    curs, et d'o sortent les fortes croyances quirattachent l'homme Dieu. Dieu est le commence-ment, le milieu et la fin de tous les tres. Il est

  • PREFACE, xxxv

    pour les mortels qu'il a crs la juste mesure detoutes choses et la foi son existence est le fon-dement mme des lois. Ces grandes et indispensa-bles croyances qu'il faudra cultiver dans les enfants,

    que- le lgislateur, s'il est sage, inspirera aux

    citoyens par tous les moyens dont il dispose, dou-

    ceur, violence mme, ces croyances sont aussi

    simples qu'importantes. Elles se rduisent troisl'existence de Dieu, sa providence et son inflexible

    quit. Sans elles, l'individu erre au hasard en ce

    monde, livr tous les emportements, toutes lestnbres de ses passions et de son ignorance. Il semconnat profondment lui-mme tant qu'il nesait ni d'o il vient, ni quel est le parfait et divin

    exemplaire qu'il doit se proposer sans cesse pourmodle et pour appui. L'Etat n'a point de base tant

    qu'il ne repose pas sur celle-l; car la justicemme, qui fait la vie et l'ordre de l'Etat, ne vient

    que de Dieu, avec lequel elle se confond en sonessence ternelle.Il faut donc s'y prendre ds les premires annes

    pour faire germer ces convictions saintes danstous les curs. La loi mme ne doit pas ngligerplus tard de s'en faire l'apologiste persuasif ou

    svre, auprs de ceux qui les oublient et les lais-sent prir, par faiblesse ou perversit. Toute du-

    cation qui n'est pas religieuse est incomplte et

  • XXXVJ PRFACE.

    fausse tout tat o les citoyens sont indiffrentsou aveugles sur ces grandes questions, est bien

    prs de sa perte. li ne s'agit pas, comme l'ont crudes politiques vulgaires, de trouver dans la reli-

    gion des instruments de gouvernement. Elle est

    plus qu'un besoin des socits et de l'tat, plusqu'une garantie d'ordre, toujours douteuse sui-vant l'usage qu'on en fait la religion est nede l'irrsistible lan de la raison humaine; elle en

    est, sous ses diverses formes, l'expression la plusnaturelle la fois et la plus profonde. L'hommevnre les dieux, comme il respecte son preil les adore comme la source sacre de tous les

    biens, et surtout de la vertu et de la raison. Etn'est-ce pas dj presque un sacrilge que de dis-cuter l'existence de Dieu?

    L'tat, tel que le comprend Platon, est donc uneassociation spontane d'tres gaux et libres,mettant en commun leur travail et leur intelligence,cultivant tous ensemble les semences divines querenferme l'me de l'homme, unis entre eux par desrelations de frres, obissant, pour que l'ordresubsiste dans la cit, aux magistrats clairs, bien-veillants et svres, qu'ils se sont donns, soumis aux lois qui ne sont que les prceptes de la* rai-son mme, Dforms par une ducation vigilante toutes les vertus, toutes les sciences, et

  • PRFACE. XXXVII

    passant une vie sainte sous l'il de la Divinit.Il est presque inutile de dire qu'un tel tat, or-

    ganis pour maintenir la paix et l'union dans son

    propre sein, ne cherchera que des relations toutes

    pareilles avec ses voisins. Il sera toujours prt la

    guerre pour repousser une agression; et ses d-

    fenseurs, prpars de longue main par les plusrudes exercices, et par les plus savantes tudes,sont assurs de la victoire autant que peuventl'tre le courage et le patriotisme, mme contredes ennemis plus nombreux. Mais la cit ne fera

    jamais de la guerre l'objet unique de ses soins,comme l'ont fait quelques peuples illustres. a Elle

    rglera tout ce qui concerne la guerre en vue de la

    paix, plutt que de subordonner la paix la

    guerre. Elle vitera les luttes du dehors, pres-que avec autant de soin que les sditions intesti-nes et comme elle est rsolue ne jamais com-mettre d'iniquit envers les autres, elle supprimerala moiti des occasions qui mettent si souvent lestats en armes, et elle n'aura qu' se dfendreavec toute l'nergie d'une bonne cause, si, malgrtoutes ses vertus, elle tait attaque par d'injustesrivaux.Tels sont les traits principaux de la politique

    platonicienne. Ne sont-ils pas remplis de vrit,de grandeur et de fcondit? Cette noble et sage

  • xxxvm PRFACE.

    politique a-t-elle rien d'exclusif? A-t-elle rien de

    chimrique? Est-ce qu'elle s'applique uniquement la cit grecque o elle est ne? La vue du philo-sophe ne s'est-elle pas tendue fort au del de l'-troite enceinte o la vue de tant d'autres s'est ren-ferme? Il ne s'est pas born savoir seulementce qu'tait l'tat dans les rpubliques de la Grce.En cherchant comprendre ce que l'tat est en

    lui-mme, il a trouv ce que l'tat doit tre; etcomme dans ce drame immense, que joue l'huma-nit sur tant de thtres divers de temps et de

    lieux, ces grands acteurs, qu'on appelle les nations,

    poursuiventsans cesse un dnoment qui s'loignetoujours devant elles, bien que toujours elles en

    approchent, il s'est trouv que l'idal du philoso-phe est la ralit mme que les socits humaines

    conquirent peu peu, et dont elles jouissent dans

    la proportion de leurs lumires et de leurs vertus.

    C'est l, qu'on le sache bien, le grand ct de la

    politique de Platon c'est l ce qui la rend ter-nelle et la recommande pour jamais aux mdita-

    tions des sages, et, s'il se peut, celles des hommesd'tat. On parle souvent des rves de Platon; de

    grands esprits mme les ont quelquefois tournsen ridicule. Mais dclarer que ces admirables prin-

    cipes sont des chimres, dclarer qu'ils n'ont rien

    d'applicable et de rel, ce n'est pas critiquer le

  • PRFACE. xxxix

    philosophe qui le premier eut la gloire de les d-couvrir et de les exprimer c'est dclarer que la

    justice, la raison, la vertu sont de vains noms

    parmi les hommes; c'est nier la nature humaine,l'histoire et la civilisation, qui, autant qu'elles le

    peuvent, et souvent leur insu, ralisent ce typedivin. La vraie politique est celle qui le reproduitle mieux; les systmes sociaux et les gouverne-ments sont d'autant plus dgrads qu'ils s'en car-tent davantage; et ces prceptes du disciple deSocrate sont tout ensemble et les plus purs et les

    plus pratiques de tous.C'est vraiment avec quelque peine que, de ces

    thories irrprochables, il nous faut descendre

    ces applications qu'en a tentes le philosophe lui-

    mme, et qui sont loin d'avoir toujours rpondu

    ses propres desseins la communaut des biens,celle des femmes et des enfants, la destruction de la

    proprit, l'ducation toute virile d'un sexe dont la

    destine n'est pas tout fait celle de l'homme, etc.Toutes ces thories ont t rfutes, il y a vingt-deux sicles, par Aristote, et elles ont succomb

    ds lors sous ses critiques. Plus tard, elles de-

    vaient se reproduire encore plus d'une fois avec

    tout autant de fausset et avec la grce platoni-cienne de moins. Mais, n'en dplaise au gnie d'A-

    ristote, ces thories ne sont pas prcisment la

  • PRFACE.XL

    politique de son matre. Certes il est bon derelever de telles erreurs, quand mme le justeblme dont elles ont t frappes ne devrait pasles empcher de renatre. Mais il et t bon ausside signaler les vrits immortelles qui rachtent,et qui, suivant moi, effacent toutes ces fautes. Ons'est arrt cette rpublique idale dont Platona trac le tableau indcis et peu complet. Mais lui-

    mme, fidle l'ironie socratique, en a plus d'unefois souri. Il prvoit les rclamations de toutessortes qu'elle soulvera; il les admet sans peineet s'il trouve les gouvernements de son temps fort

    loigns de l'idal qu'il poursuit, il ne croit pas non

    plus que le gouvernement nouveau qu'il proposele ralise entirement. Le but direct de la Rpu-blique n'est donc pas cet tat plus ou moins rel,

    plus oumoins possible, dont Socrate ne s'occupequ'incidemment; l'objet premier et essentiel de la

    Rpublique, c'est l'tude de la justice considredans l'individu et dans l'tat. Sans doute, Socratecroit aussi obir la justice dans ce gouvernementmodle qu'il dcrit; mais il sent et avoue mille fois

    qu'il peut se tromper dans cette copie, que tantde socits et de gouvernements ont faite encore

    plus infidle que la sienne; et le seul point o ilest sr de ne pas errer, c'est la nature de la justiceet sa souverainet sociale. Quant . ces thories-l,

  • PREFACE. xn

    il n'y a point les discuter; il n'y a qu' les admi-

    rer, et, si on le peut, les mettre en pratiquemieux que Platon et les peuples n'ont su le faire.

    Il est utile d'ajouter encore que les erreurs du

    philosophe, comme les erreurs de toutes les gran-des mes, viennent de l'exagration d'excellents

    principes elles ne naissent que de l'excs du bien.S'il veut la communaut des terres, des enfants etdes femmes, c'est pour tablir d'autant plus soli-dement l'unit civile; la fraternit des citoyens luisemble un avantage si considrable qu'il voudraitde la cit ne faire qu'une famille, et, s'il le pouvait,un grand individu il immole la nature elle-mme,qu'il mconnat, pour sauver l'tat. S'il veut d-truire la proprit, c'est surtout pour les guer-riers, qui ne possderont rien en propre, et qui,n'ayant pour tout bien .que l'Insatiable amour dela vertu et de la patrie, dpendront absolument dureste des citoyens, et ne deviendront jamais les

    tyrans de ceux qu'ils doivent dfendre. II sait toutce que le courage qui protge la cit peut entre-

    prendre pour l'asservir; il redoute la tyrannie,mme de ces hommes qui joignent les lumires de

    l'intelligence et de la raison la force que les armesleur assurent; il veut prvenir le despotisme dansune rpublique ou la seule libert, sage et rgle,doit trouvera jamais place. Enfin, s'il veut donner

  • PRFACE.XLH

    aux femmes une ducation militaire que les h-rones de Sparte n'eussent pu supporter s'il veutleur donner une ducation philosophique dont si

    peu d'hommes sont capables, c'est qu'il se fait dela nature de la femme une ide sublime. La femmetait dgrade au temps de Platon; ce n'est paspour elle qu'tait l'amour, mme dans les dsirsles plus chastes et les plus purs du philosophe;c'est parce qu'il veut la relever de cet abaissement

    qu'il est conduit l'exalter outre mesure.

    Ainsi, lorsque Platon s'gare dans sa route, lebut qu'il poursuit sans l'atteindre n'en est pasmoins respectable c'est ou l'unit de l'Etat, ou lalibert civile, ou la dignit des femmes.Telles sont peu prs les grandes vrits qui

    immortalisent la politique de Platon, et telles sontaussi les erreurs qui la dparent. Les unes et les

    autres, c'est la mthode rationnelle qui les lui a

    imposes. Platon ne s'est gure adress qu' laraison pour dcouvrir les immuables conditions du

    pouvoir, et les formes variables que peut recevoir

    l'organisation sociale. Cette mthode l'a port observer avant tout les faits de l'me humaine; etcomme il les a connus admirabtement dans l'indi-vidu, il a pu transporter l'Etat les traits essen-tiels du tableau que lui rvlait la psychologie. Cer-tainement, une analyse plus profonde encore et

  • PRFACE.

    plus complte aurait pu lui montrer dans la naturede l'homme les fondements de la proprit et du

    mariage, comme elle lui a montr les bases du pou-voir. Elle lui aurait pargn des thories insoute-

    nables, qui sont rprouves par le cur humainavant de l'tre par la socit. Mais ces fautes, quel-que graves qu'elles soient, ne doivent pasnous ren-dre injustes. En gnral, on les a trop exclusive-ment reproches Platon; et la critique si sagacepour dcouvrir le mal, qui n'est que trop rel, a eule tort d'omettre le bien, qui ne l'est pas moins, et

    qui, tout pes, est infiniment plus considrable.Mais si la mthode rationnelle surtout conduit

    Platon, il n'a pas nglig, comme l'opinion vulgairele croit trop aisment, cette autre mthode qui de-mande des thories et des enseignements l'his-toire et a l'exprience du pass. Platon connat fortbien les gouvernements de son temps et dans cha-cun d'eux, il a discern d'un regard profond et surle principe qui le constitue et qui le maintient oule perd. La peinture qu'il a faite du despotisme enPerse et de ses excs, est aussi vive qu'exacte; et,

    quand un demi-sicle plus tard ce vaste empiresuccomba en trois batailles sous les coups d'un

    jeune conqurant, les contemporains d'Alexandredure nt tre frapps de la sagacit du philosophe,qui leur avait expliqu, l'avance, le secret de tant

  • PREFACE.XLIV

    de faiblesse, et avait pressenti la facilit merveil-leuse de la victoire. D'une autre part, le tableau dela dmocratie athnienne, au milieu de laquelle vi-vait Platon, a t vingt fois reproduit par lui avecdes couleurs aussi vraies que tristes. Il a peint les

    dmagogues d'Athnes avec une fidlit qui dut les

    courroucer, mais qui a le grand mrite, grce cette fidlit mme, d'instruire a jamais la postritsur les desseins et les manuvres des dmagoguesde tous les sicles. Platon qui cherche dans sa r-

    publique idale la vritable galit, c'est--dire

    l'galit proportionnelle la vertu civique, la v-ritable libert, c'est--dire la libert qui s'appuiesur la justice et la raison, faisait trs-peu de casde cette libert turbulente, et de cette galit ini-

    que qui n'amnent que le dsordre dans l'tat, enautorisant tous les excs populaires, et en abais-sant sous un mme niveau toutes les aptitudes po-litiques. Il a bien vu l'abime o sa patrie,

  • PRFACE. XLV

    leon qu'il en tire. C'est aux faits qu'il empruntesa thorie si pratique, quoique si rarement prati-que, du pouvoir tempr; ou plutt c'est par lesfaits qu'il l'appuie et la dmontre; car c'est seule-ment la psychologie et la raison que d'abord illa doit. Mais il fait voir, par les dsordres dont les

    gouvernements excessifs sont victimes, qu'ils ne

    prissent que pour avoir ignor cette admirableloi de la temprance, que quelques autres tats plussages ont mieux sentie et mieux employe.C'est encore de l'histoire heureusement combi-

    ne avec la raison que Platon a fait sortir cetteautre thorie, plus clbre quoique moins pro-fonde, des trois gouvernements. Il avait pu trou-

    ver, entre les diversits du caractre moral deshommes et les diffrentes espces de gouverne-ments, les ressemblances les plus frappantes et les

    plus vraies. Il avait pu signaler les qualits et lesvices qui font la fortune ou lemalheur de l'tat toutcomme des individus. Mais ce n'est pas uniquementdans l'tude de l'me, c'est aussi dans les faits ext-

    rieurs qu'il a puis cette classification gnrale des

    gouvernements qui, sous des nuances trs-varies,ne sont jamais que de trois espces principalesla monarchie, l'aristocratie ou gouvernement des

    meilleurs, et la dmocratie, constitutions rgulireset bienfaisantes, tant que les chefs qui dirigent la

  • PRFACE.XI/Vt

    socit ne songent qu' l'intrt commun; constitu-tionsvicieuses et dvies, quand l'intrt gnral estsacrifi par les dpositaires du pouvoir des int-rts particuliers d'individu, de classe ou mme de

    simple majorit. La royaut, quand elle oublie sondevoir social, devient une tyrannie; l'aristocratietourne l'oligarchie, et la dmocratie tombe dansla dmagogie. A ne consulter que les faits, il n'y adonc en ralit que six gouvernements, qui se cor-

    respondent deux deux, et dont les trois mauvaisont t malheureusement pour l'humanit plus fr-

    quents que les trois bons. Cette thorie, plus his-

    torique encore que rationnelle, appartient tout en-tire Platon. Aristote n'a fait que la reproduireen lui donnant plus de prcision; et de ses mains,elle a pass dans la science qui l'a recueillie etconsacre. Elle y vit encore, comme pourrait l'at-tester le grand ouvrage de Montesquieu. On a con-test parfois la justesse de cette classification etl'on a dit que jamais un gouvernement n'tait ab-solument pur; que de fait, il n'y avait jamais euun tat sans mlange, quelles que fussent la vio-lence et l'exagration du principe qui le gouver-nait. L'objection est vraie; et Platon moins quepersonne l'et repousse. Mais il faut bien que lascience donne des noms aux choses qu'elle tudie;il faut bien qu'elle les distingue et les appelle d'a-

  • PRFACE. XLvn

    prs leurs caractres les plus saillants. Par exem-

    ple, est-il possible de nier que la dmocratie n'aitt dominante Athnes, et que Sparte ne se soit

    rgie en rpublique, ainsi que Rome devait le faire

    plus tard depuis l'expulsion des Tarquins jusqu'l'usurpation du premier des Csars? Cette thorie,qui assigne aux choses politiques le nom et la d-finition convenables, est aussi vraie qu'elle est in-

    dispensable la science et c'est Platon qu'onla doit, bien que lui non plus il n'ait peut-tre past le premier en parlerLa Politique de Platon s'appuie donc aussi sur

    l'histoire, bien que l'histoire n'en soit ni la base la

    plus ferme, ni la source la plus profonde.A ct de tant de mrites, vrit, sagesse, sim-

    plicit, ralit, grandeur, cete politique en possdeencore un autre qui n'y est pas moins clatant, et

    qui doit nous toucher, s'il ne doit pas nous sur-

    prendre. Cedernier et suprme mrite, c'est l'hon-ntet. On sent en tudiant Platon que son me estdvoue tout entire au bien, et qu'elle est aussi

    pure qu'intelligente. On peut signaler dans cesthories des erreurs et des lacunes mais la cons-cience la plus scrupuleuse n'y surprendra ni unemauvaise intention, ni un sentiment douteux.

    Voir llrodote, liv. TII, ch. LXXX,LXXXI, LXXXIIet LXXXIH.

  • XLVin PREFACE.

    C'est que Platon est avant tout moraliste, et qu'ilsait inspirer la vertu parce qu'il est inspir parelle. On vit avec lui dans une atmosphre sereine,

    on'habitentpas toutes les mescertainement, maiso toutes devraient habiter. La politique qui, dansle maniement des affaires, abaisse et fausse si sou-vent le droit, par des transactions de toutes sor-

    tes, o elle se croit fort habile et o elle n'est quefaible ou coupable, n'a pas seulement altr les

    principes dans la pratique. Ses calculs peu hono-rables sont entrs parfois jusque dans la thorie,et y ont corrompu les plus grands esprits. Machia-vel en serait lui seul un exemple, pour ne pointparler de son royal contradicteur. Mais sans mmedescendre jusque-l, les thories d'Aristote et cel-les de Montesquieu, toutes belles qu'elles sont en-

    core, ne sont pas parfaitement pures comme cellesde Platon. Ce n'est certes point la grandeur de

    l'intelligence qui manque l'un ou l'autre.

    Mais, par des causes trs-diverses, ni l'un nil'autre n'avaient pntr aussi profondment quePlaton dans l'tude et la connaissance du bien; leurvue a t moins ferme et moins nette, bien qu'elleregardt au mme but. Tous deux se sont laiss

    garer, ou par une proccupation un peu trop ex-clusive des vnements passs, ou mme par desconcessions aux prjugs de leur temps. Platon,

  • PRFACE. xux

    d

    habitu n'interroger que la justice, n'a jamaiscout qu'elle; et l'auteur du Gorgias a voulu avanttout faire de la politique une cole de morale et devertu. Les droits du citoyen n'ont jamais eu de d-fenseur plus probe ni plus loquent. L'injusticeet la tyrannie dans la cit n'ont jamais eu d'adver-saire plus implacable ni plus sagace et si le vice

    peut tre banni de l'tat et du cur de l'homme,ce ne sera jamais qu'au nom des principes et dessentiments dont s'est nourrie cette me admirable,pour qui la sagesse et la vertu n'ont point eu desecrets

    Pour passer de Platon son disciple, il faut djdescendre. Quelque grand que soit Aristote, il estbien loin de son maitre. Ce n'est pas qu'il ait m-connu les nobles leons qu'il a reues dans l'Aca-

    dmie le souffle socratique et platonicien l'anime

    encore; il sait quels sont les liens troits et indes-tructibles qui enchanent la politique la moraleet s'il tudie l'organisation sociale, aprs avoir tu-di la vertu et le bonheur, c'est pour complter,

    "Cioron.dansla Rpublique,livre11,'chap.xxx,edit deLeclerc,fait un logeparfaitementjuste de la politiquedePlaton, qui s'est,proposenonde tracerlepland'untatquipt exister,maisd'tablird'une maniresensibleles vraisprincipespolitiques.

  • PRFACE.L

    comme il le dit lui-mme, la philosophie des cho-ses humaines. r Mais il perd trop souvent de vueles principes pourne s'attacher qu'aux faits.Platons'tait fi, avant tout, la raison pour compren-dre et juger l'tat. C'tait la raison qu'il avaitdemand les lois fondamentales du pouvoir, toutcomme il lui avait demand les conditions du vri-table bonheur. Aristote, sans repousser la raison,

    l'interroge cependant avec moins d'attention et de

    scurit; il s'en rapporte davantage l'histoire.C'est l'observation des faits extrieurs et des

    phnomnes sociaux, qu'il emprunte ses thories

    presque entires. Il est bien vrai que c'est l'obser-vation seule qui doit toujours guider une philoso-phie prudente. Mais les faits sont de deux espces.L'me de l'homme en contient d'aussi rels que lemonde du dehors et si quelque part les faits psy-chologiques doivent tenir une grande place, c'estsurtout dans la science politique, o il n'est ques-tion que de l'humanit. Platon avait tir les ensei-

    gnements les plus utiles de la psychologie appli-que la politique. Il avait su passer, avec unesret presque gale, de la conscience observe surle thtre un peu circonscrit de l'individu, laconscience observe sur le thtre plus vaste de lacit. Aristote n'a point imit cet exemple fcond.Soit qu'il regardt les vrits dmontres par son

  • PRFACE. LI

    matre comme dsormais acquises, soit qu'em-port par un systme diffrent, il ne reconnt pastoujours la grandeur de ces vrits, il a prfr le

    spectale de la socit celui de la conscience et

    trop souvent il a cru que ce qui est tait prcis-ment ce qui doit tre. En un mot, si Platon a tsurtout rationnel, Aristote a t surtout histori-

    que. Mais, comme des gnies de cet ordre n'ontrien d'exclusif, la raison n'est pas tout fait omise

    par le disciple, de mme que le matre n'a pastout fait nglig l'histoire.

    De l, tous les mrites d'Aristote, et par suitetous ses dfauts; les premiers, bien que trs-inf-rieurs ceux de Platon, l'emportant de beaucoupsur les seconds.

    D'abord, Aristote a la gloire d'avoir fait pour la

    politique ce qu'il a fait pour les autres parties dela philosophie il lui a donn une forme scientifi-

    que. Tous les principes, la plupart mme des tho-ries et des faits sociaux, taient dj dans Platonmais tout se trouvait, dans ces merveilleux dialo-

    gues, comme tout se trouve dans les entretiens,mme des hommes les plus distigus, l'tat deconfusion et de dsordre au moins apparent. Aris-tote a tout class, bien qu'il n'ait pas tout accept.Dans Platon, le systme profond et admirablementenchan se dissimule sous ces digressions qui

  • PRFACE.LII

    semblent trop souvent en rompre la trame. Le lienintime qui unit toutes les parties n'apparat qu'auxyeux les plus attentifs et les plus clairvoyantsc'est l'inconvnient du dialogue. Dans Aristote, aucontraire, l'ordonnance de l'ensemble est de la ri-

    gueur la plus mthodique. Parfois quelques dtails

    peuvent n'tre pas tout fait leur place; quel-ques dveloppements ne sont pas toujours parfai-tementjustifis d'autres sont trop concis. Mais lecadre gnral est d'une rgularit irrprochableet c'est celui que, depuis deux mille ans et plus, lascience a d conserver, lors mme qu'elle n'a passu le remplir aussi bien. Aristote a donc fond lascience politique proprement dite, sous sa vraie

    forme, comme il a fond la science logique, lascience mtaphysique, la science morale, la sciencede l'histoire naturelle, la science de la physiqueet dans des ordres infrieurs, la science de la rh-

    torique, de la potique, de la mtorologie, de la

    physiognomonie et de tant d'autres. Aristote a t,r'on peut dire, l'organisateur de la science dans

    l'antiquit, comme il a t plus tard le prcepteurdu moyen ge et s'il a d beaucoup ses devan-ciers dans la plupart de ses travaux, c'est lui seul

    qui a su construire des monuments rguliers etinbranlables.Il tudie les tats comme il a tudi les autres

  • PRFACE. un

    tres. Il suit, pour la politique, sa mthode habi-

    tuelle, comme il se hte de le dclarer ds les pre-mires lignes de son ouvrage; et cette mthode,c'est l'analyse. Il nepense pas, comme Platon, qu'ilpuisse, en quelque sorte, crer l'tat et le faon-ner, suivant les lumires de son esprit ou les vuxde son cur. Il le prend tel qu'il existe, bien ou malconstitu. Il recherche quels en sont les lments

    indcomposables. Il fait la thorie de ces lmentsessentiels d'aprs les faits vidents et exacts quel'observation lui fournit. Puis, sans prtendre lescombiner conformment aux lois d'une raison su-

    prieure, il se contente de montrer comment ils sesont le plus ordinairement combins et mettant

    profit cette immense rudition qu'il avait puisedans le Recueil des Constitutions, form par lui, et

    qui n'en renfermait pas moins de cent cinquante,il classe et distingue les tats jusque dans leursnuances les plus subtiles. Mais dans cette classifi-cation mme, il s'en tient aux constitutions poli-tiques qui se produisent le plus habituellement.

    Enfin, il couronne son uvre par la thorie des

    changements politiques qui bouleversent ou am-liorent les socits et comme ces changementsont des causes trs-diverses, suivant les diversi-ts mmes des tats, il enseign, l'histoire tou-

    jours en.main, quelles sont ces causes si nombreu-

  • uv PREFACE.

    ses, et souvent si caches ou si faibles, appliquanttoute sa sagacit et son exprience consomme indiquer les moyens de prvenir tant demaux.

    Si l'on se rappelle quelques-unes des principa-les circonstances de la vie d'Aristote, on verra

    qu'indpendamment de son gnie propre, ces cir-constances ont pu contribuer puissamment im-

    primer sa politique cette direction toute histo-

    rique. Aristote tait fils du mdecin d'Amyntas II,roi de Macdoine. Il avait t lev ds sa plustendre enfance la cour de ce roi et ds lors,avaient commenc ces relations qui en firent d'a-bord le camarade des jeux de Philippe, puis sonami, et enfin le prcepteur de son fils. Plus tard,Aristote vcut dans l'intimit d'Hermias, tyrand'Atarne en Asie Mineure et quand il fut appelpar Philippe pour achever l'ducation d'Alexan-

    dre, il se trouva plac, l'ge de quarante et un

    ans, et pendant sept ou huit annes de suite, aucentre et dans le secret des plus grandes chosesde son temps la lutte de Philippe contre la Grce,l'avnement de son jeune lve au trne, et les

    prparatifs de l'expdition qui devait dtruire

    l'empire 'des Perses. Aristote passa donc une

    grande partie de sa vie dans les cours et il put yvoir de trs-prs la pratique des affaires. 11parat

  • PRFACE. LV

    que lui-mme n'y resta pas non plus tranger. Il

    fut, dit-on, charg par les Athniens d'une mission

    diplomatique auprs de l'ancien compagnon deson enfance, et il donna des lois Stagire, sa pa-trie. Ainsi, tout en restant philosophe, Aristote fut

    presque constamment un personnage politique.Platon aussi l'avait t durant quelque temps etil avait nourri pour le service des peuples les plusnobles projets, que Denys repoussa et que Dion ne

    put pas raliser. Mais ce contact des affaires avaiteu peu d'influence sur Platon il en eut au con-traire beaucoup sur Aristote, qui, s'exa.grantpeut-tre l'importance des faits, comme y sont

    ports la plupart des hommes d'tat, n'a pas su

    toujours remonter assez haut vers leur origine, ets'est content d'en retracer le tableau fidle, au lieude les juger au nom des principes de la justice etde la raison.Cette proccupation est si vive dans Aristote

    que, pour la science politique comme pour le restede la philosophie, il a fait de l'tude de l'his-toire une loi expresse, et l'a, par ses conseils etson exemple, leve la hauteur d'une m-thode. Le second livre de la Politique est consacrtout entier l'examen critique des thories ant-rieures et des constitutions les plus clbres. Aris-tote interroge ses devanciers, non pas pour les

  • PRFACE.LVI

    combattre, comme la critique l'a prtendu non

    point pour faire briller son esprit aux dpens duleur, comme il s'en dfend lui-mme mais pourrecueillir ce que ces thories et ces constitutions

    peuvent renfermer de bon et d'applicable, en vi-tant ce qu'elles ont de dfectueux. Dans un autreordre d'tudes, le premier livre de la Mtaphysiquea un but tout pareil le premier livre du Trait del'Ame est rempli par des recherches et' des dis-cussions du mme genre; et quelques autres trai-ts moins considrables reproduisent des procdsanalogues. C'est ainsi qu'Aristote a pu juste-ment tre appel le premier historien de la philo-sophie et, de nos jours, la philosophie, en se li-vrant l'tude de l'histoire, n'a fait que l'imiter,et suivre ses excellents prceptes avec plus de ri-

    gueur encore que lui-mme.Entre les mains d'Aristote, quelque habiles

    qu'elles soient, la mthode historique a port,comme on pouvait s'y attendre, quelques-unes des

    consquences assez peu louables qu'elle renferme.Quand on se borne l'tude des faits, on est tropsouvent conduit s'en faire l'apologiste. C'est surcette pente peu prs irrsistible qu'Aristote a

    gliss quand il a trait de l'esclavage. Il ne s'en est

    pas fait l'aveugle dfenseur, comme on l'a rptplus d'une fois. Loin de l, l'esclavage, tel qu'il est

  • PRFACE. LVII

    tabli de son temps, fond d'ordinaire sur la vio-lence, et rsultant de la guerre, lui semble injusti-fiable. Il reconnat en outre que bien des esclavesseraient dignes de la libert, pour laquelle la na-ture les a faits, et que bien des hommes libres m-riteraient l'esclavage, que le hasard seul leur a

    pargn. Mais s'il ne dfend pas dans l'esclavageles dsordres trop vidents qui l'accompagnent etles iniquits flagrantes qui le souillent, il essaye de

    l'expliquer thoriquement et cette explication estbien prs d'tre une apologie. Exagrant les diff-rences que Platon avait signales dans les diversesnatures des hommes, et qui sont bien relles, il nesoutient pas seulement, comme son matre, que lesuns sont faits pour le commandement politique etles autres pour l'obissance. Il va jusqu' soutenir

    que les uns sont faits naturellement pour la libertet les autres pour l'esclavage. L'esclave est celui

    qui ne doit point s'appartenir, parce qu'il ne sau-rait se guider lui-mme, et qui ne peut rendre ser-vice la socit que comme ces btes vigoureusesque l'homme associe ses travaux. Ainsi qu'elles,l'esclave est un instrument vivant et puisque lacit et la ville ne doivent point se passer des ins-truments qui leur sont indispensables, l'esclavageest lgitime, l'esclavage est naturel, au mme titreque l'acquisition des biens ncessaires la vie. Et

  • PRFACE.LVUI

    si la chasse est permise contre les btes fauves,cette autre chasse qu'on appelle la guerre, doittre permise galement contre ces hommes qui,faits par la nature pour obir, refusent de se sou-mettre. pVoil la thorie de l'esclavage dans toute sa pro-

    fondeur, mais aussi dans toute son horrible faus-set. Chose vraiment incroyable le mme philo-sophe qui trace cette hideuse thorie avec tant de

    sang-froid, n'hsite pas accorder aux esclavesdes vertus, tout comme il en accorde aux hommeslibres. Il voit bien qu'il va dtruire par cette con-cession morale la diffrence essentielle qui spareles uns et les autres, et qui justifie le despotismeet la soumission. Mais, subjugu par l'videncemme des.faits, il dclare que refuser aux esclavestoute vertu, la sagesse, l'quit, la temprance, estchose absurde; car ils sont hommes, dit-il, et ilsont leur part de raison. Ils sont hommes telleest la grande, l'invincible raison qu'il faut opposer l'esclavage. Il est inutile d'en allguer une autre.C'est un attentat contre l'humanit que de rduireson semblable en esclavage. C'est une sorte d'at-tentat contre Dieu mme, qui a fait l'homme avecdes caractres qu'il n'est jamais permis de mcon-natre ni d'effacer. Aristote, qui ne craint pas de secontredire, n'en prtend pas moins que l'esclave

  • PRFACE. LIX

    est absolument priv de volont; comme si unhomme priv de volont tait encore un tre hu-main 1

    On comprend que l'esclavage, quelque mons-trueux qu'il soit, ait exist en fait. Il existe encorede nos jours, quoique la nature humaine soit au-

    jourd'hui bien mieux connue et bien plus respec-te des peuples civiliss. On comprend que les n-cessits sociales qu'indique le philosophe, sansd'ailleurs les approfondir, aient pu faire de l'es-

    clavage une loi des nations antiques, qui toutesl'ont admis, sans en excepter le peuple mme quise disait le peuple de Dieu. Mais ce qui doit nousconfondre d'tonnement, c'est que des philosophesqui avaient analys aussi exactement les facultsde la nature humaine, n'en aient pas mieux sentila dignit, et n'aient pas protest de toute la puis-sance de leur gnie contre l'affreux usage qui l'a-nantissait. Platon, qui, plus profondment initiaux mystres de l'me, aurait d rclamer le pre-mier et le plus haut, n'a pas du moins introduit

    l'esclavage dans sa rpublique idale. Les labou-reurs et les artisans chargs des gros ouvrages dela socit y sont des citoyens le hasard de la nais-sance n'est point pour eux une cause d'exclusionet si Dieu les a dous de facults rares, les hautesfonctions de l'tat les attendent et les rclament.

  • PRFACE.LX

    Il ne manquait Platon que de gnraliser ces no-bles thories, et d'en montrer l'application possi-ble aux tats de son temps. Il ne l'a point fait. Quece soit l son tort. Mais du moins il a dtourn ses

    regards attrists de la servitude telle qu'elle taitalors pratique partout. Aristote, au contraire, ya fix les siens, non point sans doute pour la lgi-timer dans sa repoussante ralit, mais pour t-cher de lui donner thoriquement quelque basesolide, et, par cela mme, quelque excuse. Un seulmot explique une si dplorable erreur l'esclavagetait un fait; Aristote, ndle sa mthode, t'ana-

    lyse, et ne le combat pas.Mais si la mthode historique a conduit Aristote

    de telles aberrations, elle le mne souvent aussi la vrit, quand les faits qu'il constate sont lgi-times et conformes la raison. C'est ainsi que pourbien comprendre l'tat, il tudie d'abord la socit,dont l'tat n'est que la forme, et proclame que lasocit est un fait de nature, et que l'homme est untre minemment sociable. Celui qui s'isole et quine se runit pas ses semblables, est plus oumoins qu'un homme il est en dehors de l'huma-

    nit a c'est ou une brute ou un dieu. i)L'institu-tion d'une socit rgle par des lois a donc tun immense service rendu au genre humain. Cettethorie d'Aristote est aussi simple que juste. Elle

  • PRFACE. LX!

    n'est que la traduction de ce grand fait qui nousmontre partout les hommes en socit, parce que,comme le dit Aristote lui-mme, la socit est lafin et la perfection de l'tre humain, et que l'hommereste incomplet et mutil, s'il ne communique ses

    gaux et ne reoit d'eux les sentiments moraux detout ordre qui sont sa vritable vie. Quand on se

    rappelle que tant de philosophes, commencer

    par Hobbes et Rousseau, ont mconnu ces grandesvrits, et dfigur l'homme en le faisant insocia-ble et farouche, on accorde ces opinions d'Aris-tote plus d'importance que ne semblerait en m-riter leur simplicit mme. Les lumires d'un siclefort clair n'ont pas empch Rousseau de se

    tromper les obscurits d'une civilisation beau-

    coup moins avance n'ont pas gar le philosopheantique et l'on doit savoir quelque gr celui quile premier a montr des faits de cet ordre avecleur vritable caractre.

    Des observations tout fait analogues ont menAristote une dcouverte considrable, si d'ail-leurs le germe qu'elle renfermait n'a point t f-

    cond, et s'il est demeur, malgr ses efforts, peuprs inconnu et strile c'est la dcouverte, qu'onexcuse ce mot, de l'conomie politique. Lasocitne se compose pas seulement des personnes; elle se

    compose aussi des choses, sans lesquelles les per-

  • Lxn PRFACE.sonnes ne subsisteraient pas. Si donc on peut, entudiant la nature et les conditions des personnes,fonder une science qui n'est autre que la science

    politique, on doit pouvoir aussi fonder une sciencedes choses, non moins relle et tout aussi utile.Comment les choses sont-elles produites? Com-ment se rpartissent-elles dans la socit ? Quelleest la valeur des choses? Qu'ajoute l'change cette valeur; et, aprs l'change, le commerce?Quelrle jouela monnaie? Et qu'est-ce que c'est quela richesse?Telles sont les principales questions que cette

    science doit approfondir dans sa partie thorique,sans parler de ces autres questions toutes prati-ques, et par exemple, celle des monopoles, qu'elledoit discuter galement. Cette science nouvellequ'Aristote distingue de toutes les autres, et del'conomie domestique, qui en est si voisine, il l'ap-pelle d'un nom spcial qu'elle a parfois conservla Chrmatistique, la science des richesses. Chan-

    gez le mot; c'est bien l'conomie politique, avecle cortge des principaux phnomnes qu'elle doit

    expliquer, et rgler mme, si elle le peut.Ce serait aller trop loin de dire qu'Aristote a

    fond l'conomie politique. Le xvm"sicle a raisonde revendiquer cet honneur pour Quesnay, et sur-tout pour Adam Smith et l'illustre cossais n'a

  • PRFACE. I.XJII

    rien emprunt son antique devancier, qu'il n'a-vait peut-tre mme pas lu. Mais on peut affirmersans exagration que l'Economie politique, avecses vraies limites, si ce n'est avec tous ses dve-

    loppements, est dj dans Aristote et c'est sa m-thode historique qui la lui a rvle. Omettre les

    choses, c'est supprimer la moiti du grand fait so-

    cial et le philosophe est trop bon observateur

    pour commettre une telle ngligence. Seulement, ilne fait qu'indiquer la Chrmatistique, et ne luiconsacre que deux chapitres d'un ouvrage o ilavait tant d'autres problmes traiter.

    Maintenant, comment une thorie si formelle, etsi importante, a-t-elle pass presque inaperue?Comment, depuis Aristote jusqu'au xviu" sicle,les faits si graves qu'elle avait signals l'atten-tion des politiques, n'ont-ils pas t de nouveau

    systmatiquement tudis? Comment, lorsque lascience est venue natre aprs un si long oubli,n'a-t-on pas eu un souvenir pour le philosophequi jadis avait le premier tent la carrire? Cesont l des questions que l'on pourrait en partiersoudre, en pensant la nature mme de cette

    science, qui n'a d'attraits que pour bien peu d'es-

    prits, en se rappelant que la Politique d'Aristotea t trs-peu connue dans l'antiquit et dans le

    moyen ge, et surtout en remarquant que les ph-

  • PRFACELxrv

    nomnes qu'tudie l'conomie politique, tout vul-

    gaires qu'ils sont, ne frappent que des yeux fort

    clairvoyants. Quoi qu'il en soit, la Chrmatisti-

    que d'Aristote a devanc de vingt-deux sicles l'E-conomie politique de Quesnay, d'Adam Smith, de

    Turgot. Peut-tre cette revendication en faveurd'Aristote paratra quelque peu tardive. Mais enest-elle moins quitable?Autre avantage qui recommande la mthode

    d'Aristote. Grce elle, il nous a conserv cettefoule de dtails curieux et uniques, que seul ilnous a transmis, sur les tats de l'antiquit. Riensans doute ne peut rparer la perte du Recueil desConstitutions. Mais sans la sollicitude historiquequi le lui fit entreprendre, nous serions encore bienmoins informs que nous ne le sommes de l'organi-sation politique de tant de peuples illustres. Quinous a fait, par exemple, mieux connatre le gou-vernement de Carthage? Chose trange! C'est unauteur grec, antrieur aux Scipions de plus de cent

    cinquante ans, que nous devons les renseigne-ments les plus prcis et les moins incomplets surla rivale de Rome Les historiens romains onteffac presque tous les souvenirs, comme les vain-

    queurs ont dispers les ruines de la cit dtruite.C'est le prcepteur d'Alexandre qui conservera lesarchives d'une ville africaine; comme il nous eut

  • PRFACE. LXV

    conserv, si le temps l'et permis, les annales detant de nations barbares dont le nom mme a dis-

    paru de l'histoire.

    Enfin, c'est la mthode historique qui donne au

    philosophe la base de son ouvrage, on ne peutpas dire de son systme. C'est de l'observationdes vnements passs et de Platon, son matre,qu'il reoit la grande thorie des trois gouverne-ments, laquelle il a ramen tous les autres.Platon avait expos cette opinion ingnieuse, maisil la tirait moins des faits sociaux que de l'analysede l'me humaine et malgr les formules expres-ses du Politique, on peut croire que le disciple deSocrate avait puis bien plus dans la psychologieque dans l'histoire. Aristote, du premier mot, cartetoute quivoque. Il n'y a que trois gouvernementspossibles, parce que le pouvoir ne peut, par la na-ture mme des choses, qu'tre remis ou un seul,ou plusieurs, ou tous rgle aussi profondequ'elle est claire, bien que plus tard on l'ait mcon-

    nue, et que Montesquieu lui-mme s'y soit tromp.Aristote admet aussi les trois dviations signalespar Platon; et il leur donne des noms que depuislors elles ont gards. La tyrannie est la dviationde la royaut; l'oligarchie, celle de l'aristocratiela dmagogie, celle de la dmocratie. Et commePlaton encore, il assigne la corruption des trois

  • PREFACE.LXVt

    gouvernements une cause unique la substitution

    illgitime d'un intrt particulier l'intrt g-nral.

    Jusque-l, le disciple n'a fait que suivre et co-

    pier son matre. Mais voici le dveloppement ori-

    ginal qu'il donne cette thorie fondamentale ilmontre comment elle s'applique l'histoire; etc'est la pratique des peuples qu'il demande lesdiverses espces qu'en ralit prsente chacun deces gouvernements. Les nuances de la royautsont fort nombreuses, depuis la royaut absolue ethrditaire jusqu' la royaut lective et tempo-raire, dont les peuples grecs ont us plusieurspoques longtemps avant que Rome et ses con-suls annuels et ses dictateurs. Les nuances desautres gouvernements ne sont pas moins varies;Aristote en fait l'exact dnombrement et cha-

    que varit qu'il enregistre, il rappelle avec une

    scrupuleuse exactitude le peuple qui la lui fournitet qui en enrichit la science.Pourtant ici la mthode historique lui fait un

    instant dfaut. Aprs la royaut, il devrait tudierl'aristocratie. Mais l'aristocratie proprement diteest bien rare, ou plutt elle n'existe jamais dansles socits humaines. Au lieu des plus dignes,c'est aux plus puissants, aux plus riches, qu'estremis ordinairement le pouvoir; et l'aristocratie,

  • PRFACE. LX'vn

    telle que la thorie l'exige, ne se rencontre guree

    que dans les cadres de la science, ou dans les uto-

    pies des philosophes. Aristote est donc oblig de se

    jeter dansl'idal a la suite de Platon; et il essaye luiaussi de tracer le plan d'un tat parfait. Il ne con-sacre pas moins de deux livres entiers cette ten-tative un peu aventureuse pour un gnie tel quele sien. Il est peine besoin de dire que, dans ces

    rgions leves, Aristote ne plane pas aussi haut, niaussi srement, que son modle inimitable. Le ta-bleau de sa cit parfaite est peut-tre moins completencore que celui de la Rpublique tant reprochepar lui Platon. On y trouve des traits admirablessans doute, des enseignements nombreux et trs-

    pratiques sur toutes les parties de la politique, et

    spcialement sur l'ducation. Mais cette cit fon-de par Aristote ne vit point. Ce n'est pas qu'il ypropose quoi que ce soit d'inapplicable. Tout aucontraire, il s'est attach recueillir dans les faitsrels ceux qui lui semblent les meilleurs et quandil traite duterritoire de l'tat, de son tendue, de la

    position de la cit, des qualits naturelles des ha-bitants, des lments indispensables l'association

    politique, des droits essentiels des citoyens, onsent partout que c'est la pratique qui le guide et le