1. Henri Bergson (1900) Le Rire http://krimo666.mylivepage.com/
Essai sur la signification du comique
2. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 4 Avant-propos 1 Nous runissons en un volume trois
articles sur Le Rire (ou plutt sur le rire spcialement provoqu par
le comique) que nous avons publis rcem- ment dans la Revue de
Paris. Ces articles avaient pour objet de dterminer les principales
catgories comiques, de grouper le plus grand nombre possible de
faits et den dgager les lois : ils excluaient, par leur forme mme,
les discussions thoriques et la critique des systmes. Devions-nous,
en les rdi- tant, y joindre un examen des travaux relatifs au mme
sujet et comparer nos conclusions celles de nos devanciers ? Notre
thse y et gagn en solidit peut-tre ; mais notre exposition se ft
compliquer dmesurment, en mme temps quelle et donner un volume hors
de proportion avec limportance du sujet trait. Nous nous dcidons,
en consquence, reproduire les articles tels quils ont paru. Nous y
joignons simplement lindication des principales recherches
entreprises sur la question du comique dans les trente dernires
annes. Hecker, Physiologie und Psychologie des Lachens und des
Komischen, 1873. Dumont, Thorie scientifique de la sensibilit,
1875, p. 202 et suiv. Cf., du mme auteur, Les causes du rire, 1862.
Courdaveaux, tudes sur le comique, 1875. Darwin, Lexpression des
motions, trad. fr., 1877, p. 214 et suiv. 1 [Cet avant-propos sera
remplac par la prface suivante partir de la 23e dition.]
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3. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 5 Philbert, Le rire, 1883. Bain (A.), Les motions et
la volont, trad. fr., 1885, p. 249 et suiv. Kraepelin, Zur
Psychologie des Komischen (Philos. Studien, vol. II, 1885).
Piderit, La mimique et la physiognomie, trad. fr., 1888, p. 126 et
suiv. Spencer, Essais, trad. fr., 1891, vol. I, p. 295 et suiv.
Physiologie du rire. Penjon, Le rire et la libert (Revue
philosophique, 1893, t. II). Mlinand, Pourquoi rit-on ? (Revue des
Deux-Mondes, fvrier 1895). Ribot, La psychologie des sentiments,
1896, p. 342 et suiv. Lacombe, Du comique et du spirituel (Revue de
mtaphysique et de morale, 1897). Stanley Hall and A. Allin, The
psychology of laughting, tickling and the comic (American journal
of Psychology, vol. IX, 1897). Lipps, Komik und Humor, 1898. Cf.,
du mme auteur, Psychologie der Komik (Philosophische Monatshefte,
vol. XXIV, XXV). Heymans, Zur Psychologie der Komik (Zeitschr. f.
Psych. u. Phys. der Sinnesorgane, vol. XX, 1899).
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4. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 6 Prface 1 Ce livre comprend trois articles sur le
Rire (ou plutt sur le rire spcia- lement provoqu par le comique)
que nous avions publis jadis dans la Revue de Paris 2. Quand nous
les runmes en volume, nous nous demandmes si nous devions examiner
fond les ides de nos devanciers et instituer une critique en rgle
des thories du rire. Il nous parut que notre exposition se
compliquerait dmesurment, et donnerait un volume hors de proportion
avec limportance du sujet trait. Il se trouvait dailleurs que les
principales dfini- tions du comique avaient t discutes par nous
explicitement ou implicite- ment, quoique brivement, propos de tel
ou tel exemple qui faisait penser quelquune dentre elles. Nous nous
bornmes donc reproduire nos articles. Nous y joignmes simplement
une liste des principaux travaux publis sur le comique dans les
trente prcdentes annes. Dautres travaux ont paru depuis lors. La
liste, que nous donnons ci- dessous, sen trouve allonge. Mais nous
navons apport aucune modification au livre lui-mme 3. Non pas,
certes, que ces diverses tudes naient clair 1 [Prface de la 23e
dition (1924)] 2 Revue de Paris, 1er et 15 fvrier, 1er mars 1899.
[En fait 1er fvrier 1900, pp. 512-544, 15 fvrier 1900, pp. 759-790
et 1er mars 1900, pp. 146-179.] 3 Nous avons fait cependant
quelques retouches de forme. http://krimo666.mylivepage.com/
5. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 7 sur plus dun point la question du rire. Mais notre
mthode, qui consiste dterminer les procds de fabrication du
comique, tranche sur celle qui est gnralement suivie, et qui vise
enfermer les effets comiques dans une formule trs large et trs
simple. Ces deux mthodes ne sexcluent pas lune lautre ; mais tout
ce que pourra donner la seconde laissera intacts les rsultats de la
premire ; et celle-ci est la seule, notre avis, qui comporte une
prcision et une rigueur scientifiques. Tel est dailleurs le point
sur lequel nous appelons lattention du lecteur dans lappendice que
nous joignons la prsente dition. H. B. Paris, janvier 1924. Hecker,
Physiologie und Psychologie des Lachens und des Komischen, 1873.
Dumont, Thorie scientifique de la sensibilit, 1875, p. 202 et suiv.
Cf., du mme auteur, Les causes du rire, 1862. Courdaveaux, tudes
sur le comique, 1875. Philbert, Le rire, 1883. Bain (A.), Les
motions et la volont, trad. fr., 1885, p. 249 et suiv. Kraepelin,
Zur Psychologie des Komischen (Philos. Studien, vol. II, 1885).
Spencer, Essais, trad. fr., 1891, vol. I, p. 295 et suiv.
Physiologie du rire. Penjon, Le rire et la libert (Revue
philosophique, 1893, t. II). Mlinand, Pourquoi rit-on ? (Revue des
Deux-Mondes, fvrier 1895). Ribot, La psychologie des sentiments,
1896, p. 342 et suiv. Lacombe, Du comique et du spirituel (Revue de
mtaphysique et de morale, 1897). Stanley Hall and A. Allin, The
psychology of laughting, tickling and the comic (American journal
of Psychology, vol. IX, 1897). Meredith, An essay on Comedy, 1897.
Lipps, Komik und Humor, 1898. Cf., du mme auteur, Psychologie der
Komik (Philosophische Monatshefte, vol. XXIV, XXV). Heymans, Zur
Psychologie der Komik (Zeitschr. f. Psych. u. Phys. der
Sinnesorgane, vol. XX, 1899). Ueberhorst, Das Komische, 1899.
Dugas, Psychologie du rire, 1902. Sully (James), An essay on
laughter, 1902 (Trad. fr. de L. et A. Terrier : Essai sur le rire,
1904). Martin (L. J.), Psychology of Aesthetics : The comic
(American Journal of Psychology, 1905, vol. XVI, p. 35-118). Freud
(Sigm.), Der Witz und seine Beziehung zum Unbewussten, 1905 ; 2e
dition, 1912. Cazamian, Pourquoi nous ne pouvons dfinir lhumour
(Revue germanique, 1906, p. 601-634).
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6. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 8 Gaultier, Le rire et la caricature, 1906. Kline,
The psychology of humor (American Journal of Psychology, vol.
XVIII, 1907, p. 421-441). Baldensperger, Les dfinitions de lhumour
(tudes dhistoire littraire, 1907, vol. I). Bawden, The Comic as
illustrating the summation-irradiation theory of pleasure-pain
(Psychological Review, 1910, vol. XVII, p. 336-346). Schauer, Ueber
das Wesen der Komik (Arch. f. die gesamte Psychologie, vol. XVIII,
1910, p. 411-427). Kallen, The aesthetic principle in comedy
(American Journal of Psychology, vol. XXII, 1911, p. 137-157).
Hollingworth, Judgments of the Comic (Psychological Review, vol.
XVIII, 1911, p. 132-156). Delage, Sur la nature du comique (Revue
du mois, 1919, vol. XX, p. 337- 354). Bergson, propos de la nature
du comique . Rponse larticle prcdent (Revue du mois, 1919, vol. XX,
p. 514-517). Reproduit en partie dans lappendice de la prsente
dition. Eastman, The sense of humor, 1921.
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7. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 9 Chapitre I Du comique en gnral Le comique des
formes et le comique des mouvements Force dexpansion du comique Que
signifie le rire ? Quy a-t-il au fond du risible ? Que
trouverait-on de commun entre une grimace de pitre, un jeu de mots,
un quiproquo de vaude- ville, une scne de fine comdie ? Quelle
distillation nous donnera lessence, toujours la mme, laquelle tant
de produits divers empruntent ou leur indiscrte odeur ou leur
parfum dlicat ? Les plus grands penseurs, depuis Aristote, se sont
attaqus ce petit problme, qui toujours se drobe sous leffort,
glisse, schappe, se redresse, impertinent dfi jet la spculation
philosophique. Notre excuse, pour aborder le problme notre tour,
est que nous ne vise- rons pas enfermer la fantaisie comique dans
une dfinition. Nous voyons en elle, avant tout, quelque chose de
vivant. Nous la traiterons, si lgre soit-elle, avec le respect quon
doit la vie. Nous nous bornerons la regarder grandir et spanouir.
De forme en forme, par gradations insensibles, elle accomplira
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8. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 10 sous nos yeux de bien singulires mtamorphoses.
Nous ne ddaignerons rien de ce que nous aurons vu. Peut-tre
gagnerons-nous dailleurs ce contact soutenu quelque chose de plus
souple quune dfinition thorique, une con- naissance pratique et
intime, comme celle qui nat dune longue camaraderie. Et peut-tre
trouverons-nous aussi que nous avons fait, sans le vouloir, une
connaissance utile. Raisonnable, sa faon, jusque dans ses plus
grands carts, mthodique dans sa folie, rvant, je le veux bien, mais
voquant en rve des visions qui sont tout de suite acceptes et
comprises dune socit entire, comment la fantaisie comique ne nous
renseignerait-elle pas sur les procds de travail de limagination
humaine, et plus particulirement de limagination sociale,
collective, populaire ? Issue de la vie relle, apparente lart,
comment ne nous dirait-elle pas aussi son mot sur lart et sur la
vie ? Nous allons prsenter dabord trois observations que nous
tenons pour fondamentales. Elles portent moins sur le comique
lui-mme que sur la place o il faut le chercher. I Voici le premier
point sur lequel nous appellerons lattention. Il ny a pas de
comique en dehors de ce qui est proprement humain. Un paysage
pourra tre beau, gracieux, sublime, insignifiant ou laid ; il ne
sera jamais risible. On rira dun animal, mais parce quon aura
surpris chez lui une attitude dhomme ou une expression humaine. On
rira dun chapeau ; mais ce quon raille alors, ce nest pas le
morceau de feutre ou de paille, cest la forme que des hommes lui
ont donne, cest le caprice humain dont il a pris le moule. Comment
un fait aussi important, dans sa simplicit, na-t-il pas fix
davantage lattention des philosophes ? Plusieurs ont dfini lhomme
un animal qui sait rire . Ils auraient aussi bien pu le dfinir un
animal qui fait rire, car si quelque autre animal y parvient, ou
quelque objet inanim, cest par une ressemblance avec lhomme, par la
marque que lhomme y imprime ou par lusage que lhomme en fait.
Signalons maintenant, comme un symptme non moins digne de remar-
que, linsensibilit qui accompagne dordinaire le rire. Il semble que
le comi- que ne puisse produire son branlement qu la condition de
tomber sur une surface dme bien calme, bien unie. Lindiffrence est
son milieu naturel. Le rire na pas de plus grand ennemi que
lmotion. Je ne veux pas dire que nous
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9. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 11 ne puissions rire dune personne qui nous inspire
de la piti, par exemple, ou mme de laffection : seulement alors,
pour quelques instants, il faudra oublier cette affection, faire
taire cette piti. Dans une socit de pures intelligences on ne
pleurerait probablement plus, mais on rirait peut-tre encore ;
tandis que des mes invariablement sensibles, accordes lunisson de
la vie, o tout vnement se prolongerait en rsonance sentimentale, ne
connatraient ni ne comprendraient le rire. Essayez, un moment, de
vous intresser tout ce qui se dit et tout ce qui se fait, agissez,
en imagination, avec ceux qui agissent, sentez avec ceux qui
sentent, donnez enfin votre sympathie son plus large panouissement
: comme sous un coup de baguette magique vous verrez les objets les
plus lgers prendre du poids, et une coloration svre passer sur
toutes choses. Dtachez-vous maintenant, assistez la vie en
spectateur indif- frent : bien des drames tourneront la comdie. Il
suffit que nous bouchions nos oreilles au son de la musique, dans
un salon o lon danse, pour que les danseurs nous paraissent aussitt
ridicules. Combien dactions humaines rsisteraient une preuve de ce
genre ? et ne verrions-nous pas beaucoup dentre elles passer tout
coup du grave au plaisant, si nous les isolions de la musique de
sentiment qui les accompagne ? Le comique exige donc enfin, pour
produire tout son effet, quelque chose comme une anesthsie momen-
tane du cur. Il sadresse lintelligence pure. Seulement, cette
intelligence doit rester en contact avec dautres intelli- gences.
Voil le troisime fait sur lequel nous dsirions attirer lattention.
On ne goterait pas le comique si lon se sentait isol. Il semble que
le rire ait besoin dun cho. coutez-le bien : ce nest pas un son
articul, net, termin ; cest quelque chose qui voudrait se prolonger
en se rpercutant de proche en proche, quelque chose qui commence
par un clat pour se continuer par des roulements, ainsi que le
tonnerre dans la montagne. Et pourtant cette rper- cussion ne doit
pas aller linfini. Elle peut cheminer lintrieur dun cercle aussi
large quon voudra ; le cercle nen reste pas moins ferm. Notre rire
est toujours le rire dun groupe. Il vous est peut-tre arriv, en
wagon ou une table dhte, dentendre des voyageurs se raconter des
histoires qui devaient tre comiques pour eux puisquils en riaient
de bon cur. Vous auriez ri comme eux si vous eussiez t de leur
socit. Mais nen tant pas, vous naviez aucune envie de rire. Un
homme, qui lon demandait pourquoi il ne pleurait pas un sermon o
tout le monde versait des larmes, rpondit : je ne suis pas de la
paroisse. Ce que cet homme pensait des larmes serait bien plus vrai
du rire. Si franc quon le suppose, le rire cache une arrire-pense
den- tente, je dirais presque de complicit, avec dautres rieurs,
rels ou imagi- naires. Combien de fois na-t-on pas dit que le rire
du spectateur, au thtre, est dautant plus large que la salle est
plus pleine ; Combien de fois na-t-on pas fait remarquer, dautre
part, que beaucoup deffets comiques sont intradui- sibles dune
langue dans une autre, relatifs par consquent aux murs et aux ides
dune socit particulire ? Mais cest pour navoir pas compris limpor-
tance de ce double fait quon a vu dans le comique une simple
curiosit o http://krimo666.mylivepage.com/
10. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 12 lesprit samuse, et dans le rire lui-mme un
phnomne trange, isol, sans rapport avec le reste de lactivit
humaine. De l ces dfinitions qui tendent faire du comique une
relation abstraite aperue par lesprit entre des ides, contraste
intellectuel , absurdit sensible , etc., dfinitions qui, mme si
elles convenaient rellement toutes les formes du comique,
nexpliqueraient pas le moins du monde pourquoi le comique nous fait
rire. Do viendrait, en effet, que cette relation logique
particulire, aussitt aperue, nous contracte, nous dilate, nous
secoue, alors que toutes les autres laissent notre corps indiffrent
? Ce nest pas par ce ct que nous aborderons le problme. Pour
comprendre le rire, il faut le replacer dans son milieu naturel,
qui est la socit ; il faut surtout en dterminer la fonction utile,
qui est une fonction sociale. Telle sera, disons-le ds maintenant,
lide directrice de toutes nos recherches. Le rire doit rpondre
certaines exigences de la vie en commun. Le rire doit avoir une
signification sociale. Marquons nettement le point o viennent
converger nos trois observations prliminaires. Le comique natra,
semble-t-il, quand des hommes runis en groupe dirigeront tous leur
attention sur un dentre eux, faisant taire leur sensibilit et
exerant leur seule intelligence. Quel est maintenant le point
particulier sur lequel devra se diriger leur attention ? quoi
semploiera ici lintelligence ? Rpondre ces questions sera dj serrer
de plus prs le problme. Mais quelques exemples deviennent
indispensables. II Un homme, qui courait dans la rue, trbuche et
tombe : les passants rient. On ne rirait pas de lui, je pense, si
lon pouvait supposer que la fantaisie lui est venue tout coup de
sasseoir par terre. On rit de ce quil sest assis involon-
tairement. Ce nest donc pas son changement brusque dattitude qui
fait rire, cest ce quil y a dinvolontaire dans le changement, cest
la maladresse. Une pierre tait peut-tre sur le chemin. Il aurait
fallu changer dallure ou tourner lobstacle. Mais par manque de
souplesse, par distraction ou obstination du corps, par un effet de
raideur ou de vitesse acquise, les muscles ont continu daccomplir
le mme mouvement quand les circonstances demandaient autre chose.
Cest pourquoi lhomme est tomb, et cest de quoi les passants rient.
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11. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 13 Voici maintenant une personne qui vaque ses
petites occupations avec une rgularit mathmatique. Seulement, les
objets qui lentourent ont t truqus par un mauvais plaisant. Elle
trempe sa plume dans lencrier et en retire de la boue, croit
sasseoir sur une chaise solide et stend sur le parquet, enfin agit
contresens ou fonctionne vide, toujours par un effet de vitesse
acquise. Lhabitude avait imprim un lan. Il aurait fallu arrter le
mouvement ou linflchir. Mais point du tout, on a continu
machinalement en ligne droite. La victime dune farce datelier est
donc dans une situation analogue celle du coureur qui tombe. Elle
est comique pour la mme raison. Ce quil y a de risible dans un cas
comme dans lautre, cest une certaine raideur de mcanique l o lon
voudrait trouver la souplesse attentive et la vivante flexibilit
dune personne. Il y a entre les deux cas cette seule diffrence que
le premier sest produit de lui-mme, tandis que le second a t obtenu
artifi- ciellement. Le passant, tout lheure, ne faisait quobserver
; ici le mauvais plaisant exprimente. Toutefois, dans les deux cas,
cest une circonstance extrieure qui a dtermin leffet. Le comique
est donc accidentel ; il reste, pour ainsi dire, la surface de la
personne. Comment pntrera-t-il lintrieur ? Il faudra que la raideur
mcanique nait plus besoin, pour se rvler, dun obstacle plac devant
elle par le hasard des circonstances ou par la malice de lhomme. Il
faudra quelle tire de son propre fonds, par une opration naturelle,
loccasion sans cesse renouvele de se manifester extrieurement.
Imaginons donc un esprit qui soit toujours ce quil vient de faire,
jamais ce quil fait, comme une mlodie qui retarderait sur son
accompagnement. Imaginons une certaine inlasticit native des sens
et de lintelligence, qui fasse que lon continue de voir ce qui nest
plus, dentendre ce qui ne rsonne plus, de dire ce qui ne convient
plus, enfin de sadapter une situation passe et imaginaire quand on
devrait se modeler sur la ralit prsente. Le comique sinstallera
cette fois dans la personne mme : cest la personne qui lui fournira
tout, matire et forme, cause et occasion. Est-il tonnant que le
distrait (car tel est le person- nage que nous venons de dcrire)
ait tent gnralement la verve des auteurs comiques ? Quand La Bruyre
rencontra ce caractre sur son chemin, il comprit, en lanalysant,
quil tenait une recette pour la fabrication en gros des effets
amusants. Il en abusa. Il fit de Mnalque la plus longue et la plus
minu- tieuse des descriptions, revenant, insistant, sappesantissant
outre mesure. La facilit du sujet le retenait. Avec la distraction,
en effet, on nest peut-tre pas la source mme du comique, mais on
est srement dans un certain courant de faits et dides qui vient
tout droit de la source. On est sur une des grandes pentes
naturelles du rire. Mais leffet de la distraction peut se renforcer
son tour. Il y a une loi gnrale dont nous venons de trouver une
premire application et que nous formulerons ainsi : quand un
certain effet comique drive dune certaine cause, leffet nous parat
dautant plus comique que nous jugeons plus natu-
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12. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 14 relle la cause. Nous rions dj de la distraction
quon nous prsente comme un simple fait. Plus risible sera la
distraction que nous aurons vue natre et grandir sous nos yeux,
dont nous connatrons lorigine et dont nous pourrons reconstituer
lhistoire. Supposons donc, pour prendre un exemple prcis, quun
personnage ait fait des romans damour ou de chevalerie sa lecture
habituelle. Attir, fascin par ses hros, il dtache vers eux, petit
petit, sa pense et sa volont. Le voici qui circule parmi nous la
manire dun somnambule. Ses actions sont des distractions.
Seulement, toutes ces distrac- tions se rattachent une cause connue
et positive. Ce ne sont plus, purement et simplement, des absences
; elles sexpliquent par la prsence du personnage dans un milieu
bien dfini, quoique imaginaire. Sans doute une chute est toujours
une chute, mais autre chose est de se laisser choir dans un puits
parce quon regardait nimporte o ailleurs, autre chose y tomber
parce quon visait une toile. Cest bien une toile que Don Quichotte
contemplait. Quelle profondeur de comique que celle du romanesque
et de lesprit de chimre ! Et pourtant, si lon rtablit lide de
distraction qui doit servir dintermdiaire, on voit ce comique trs
profond se relier au comique le plus superficiel. Oui, ces esprits
chimriques, ces exalts, ces fous si trangement raisonnables nous
font rire en touchant les mmes cordes en nous, en actionnant le mme
mca- nisme intrieur, que la victime dune farce datelier ou le
passant qui glisse dans la rue. Ce sont bien, eux aussi, des
coureurs qui tombent et des nafs quon mystifie, coureurs didal qui
trbuchent sur les ralits, rveurs candides que guette malicieusement
la vie. Mais ce sont surtout de grands distraits, avec cette
supriorit sur les autres que leur distraction est systma- tique,
organise autour dune ide centrale, que leurs msaventures aussi sont
bien lies, lies par linexorable logique que la ralit applique
corriger le rve, et quils provoquent ainsi autour deux, par des
effets capables de sadditionner toujours les uns aux autres, un
rire indfiniment grandissant. Faisons maintenant un pas de plus. Ce
que la raideur de lide fixe est lesprit, certains vices ne le
seraient-ils pas au caractre ? Mauvais pli de la nature ou
contracture de la volont, le vice ressemble souvent une courbure de
lme. Sans doute il y a des vices o lme sinstalle profondment avec
tout ce quelle porte en elle de puissance fcondante, et quelle
entrane, vivifis, dans un cercle mouvant de transfigurations.
Ceux-l sont des vices tragiques. Mais le vice qui nous rendra
comiques est au contraire celui quon nous apporte du dehors comme
un cadre tout fait o nous nous insrerons. Il nous impose sa
raideur, au lieu de nous emprunter notre souplesse. Nous ne le
compliquons pas : cest lui, au contraire, qui nous simplifie. L
parat prcis- ment rsider, comme nous essaierons de le montrer en
dtail dans la dernire partie de cette tude, la diffrence
essentielle entre la comdie et le drame. Un drame, mme quand il
nous peint des passions ou des vices qui portent un nom, les
incorpore si bien au personnage que leurs noms soublient, que leurs
caractres gnraux seffacent, et que nous ne pensons plus du tout
eux, mais la personne qui les absorbe ; cest pourquoi le titre dun
drame ne http://krimo666.mylivepage.com/
13. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 15 peut gure tre quun nom propre. Au contraire,
beaucoup de comdies portent un nom commun : lAvare, le Joueur, etc.
Si je vous demande dima- giner une pice qui puisse sappeler le
jaloux, par exemple, vous verrez que Sganarelle vous viendra
lesprit, ou George Dandin, mais non pas Othello ; le Jaloux ne peut
tre quun titre de comdie. Cest que le vice comique a beau sunir
aussi intimement quon voudra aux personnes, il nen conserve pas
moins son existence indpendante et simple ; il reste le personnage
cen- tral, invisible et prsent, auquel les personnages de chair et
dos sont suspen- dus sur la scne. Parfois il samuse les entraner de
son poids et les faire rouler avec lui le long dune pente. Mais
plus souvent il jouera deux comme dun instrument ou les manuvrera
comme des pantins. Regardez de prs : vous verrez que lart du pote
comique est de nous faire si bien connatre ce vice, de nous
introduire, nous spectateurs, tel point dans son intimit, que nous
finissons par obtenir de lui quelques fils de la marionnette dont
il joue ; nous en jouons alors notre tour ; une partie de notre
plaisir vient de l. Donc, ici encore, cest bien une espce
dautomatisme qui nous fait rire. Et cest encore un automatisme trs
voisin de la simple distraction. Il suffira, pour sen convaincre,
de remarquer quun personnage comique est gnralement comi- que dans
lexacte mesure o il signore lui-mme. Le comique est inconscient.
Comme sil usait rebours de lanneau de Gygs, il se rend invisible
lui- mme en devenant visible tout le monde. Un personnage de
tragdie ne changera rien sa conduite parce quil saura comment nous
la jugeons ; il y pourra persvrer, mme avec la pleine conscience de
ce quil est, mme avec le sentiment trs net de lhorreur quil nous
inspire. Mais un dfaut ridicule, ds quil se sent ridicule, cherche
se modifier, au moins extrieurement. Si Harpagon nous voyait rire
de son avarice, je ne dis pas quil sen corrigerait, mais il nous la
montrerait moins, ou il nous la montrerait autrement. Disons-le ds
maintenant, cest en ce sens surtout que le rire chtie les murs . Il
fait que nous tchons tout de suite de paratre ce que nous devrions
tre, ce que nous finirons sans doute un jour par tre vritablement.
Inutile de pousser plus loin cette analyse pour le moment. Du
coureur qui tombe au naf quon mystifie, de la mystification la
distraction, de la distrac- tion lexaltation, de lexaltation aux
diverses dformations de la volont et du caractre, nous venons de
suivre le progrs par lequel le comique sinstalle de plus en plus
profondment dans la personne, sans cesser pourtant de nous
rappeler, dans ses manifestations les plus subtiles, quelque chose
de ce que nous apercevions dans ses formes plus grossires, un effet
dautomatisme et de raideur. Nous pouvons maintenant obtenir une
premire vue, prise de bien loin, il est vrai, vague et confuse
encore, sur le ct risible de la nature humai- ne et sur la fonction
ordinaire du rire. Ce que la vie et la socit exigent de chacun de
nous, cest une attention constamment en veil, qui discerne les
contours de la situation prsente, cest aussi une certaine lasticit
du corps et de lesprit, qui nous mette mme de
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14. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 16 nous y adapter. Tension et lasticit, voil deux
forces complmentaires lune de lautre que la vie met en jeu.
Font-elles gravement dfaut au corps ? ce sont les accidents de tout
genre, les infirmits, la maladie. lesprit ? ce sont tous les degrs
de la pauvret psychologique, toutes les varits de la folie. Au
caractre enfin ? vous avez les inadaptations profondes la vie
sociale, sources de misre, parfois occasions de crime. Une fois
cartes ces infrio- rits qui intressent le srieux de lexistence (et
elles tendent sliminer elles-mmes dans ce quon a appel la lutte
pour la vie), la personne peut vivre, et vivre en commun avec
dautres personnes. Mais la socit demande autre chose encore. Il ne
lui suffit pas de vivre ; elle tient vivre bien. Ce quelle a
maintenant redouter, cest que chacun de nous, satisfait de donner
son attention ce qui concerne lessentiel de la vie, se laisse aller
pour tout le reste lautomatisme facile des habitudes contractes. Ce
quelle doit craindre aussi, cest que les membres dont elle se
compose, au lieu de viser un quilibre de plus en plus dlicat de
volonts qui sinsreront de plus en plus exactement les unes dans les
autres, se contentent de respecter les conditions fondamentales de
cet quilibre : un accord tout fait entre les personnes ne lui
suffit pas, elle voudrait un effort constant dadaptation rciproque.
Toute raideur du caractre, de lesprit et mme du corps, sera donc
suspecte la socit, parce quelle est le signe possible dune activit
qui sendort et aussi dune activit qui sisole, qui tend scarter du
centre commun autour duquel la socit gravite, dune excentricit
enfin. Et pourtant la socit ne peut intervenir ici par une
rpression matrielle, puisquelle nest pas atteinte matriellement.
Elle est en prsence de quelque chose qui linquite, mais titre de
symptme seulement, peine une menace, tout au plus un geste. Cest
donc par un simple geste quelle y rpondra. Le rire doit tre quelque
chose de ce genre, une espce de geste social. Par la crainte quil
inspire, il rprime les excentricits, tient constamment en veil et
en contact rciproque certaines activits dordre accessoire qui
risqueraient de sisoler et de sendor- mir, assouplit enfin tout ce
qui peut rester de raideur mcanique la surface du corps social. Le
rire ne relve donc pas de lesthtique pure, puisquil poursuit
(inconsciemment, et mme immoralement dans beaucoup de cas
particuliers) un but utile de perfectionnement gnral. Il a quelque
chose des- thtique cependant puisque le comique nat au moment prcis
o la socit et la personne, dlivrs du souci de leur conservation,
commencent se traiter elles-mmes comme des uvres dart. En un mot,
si lon trace un cercle autour des actions et dispositions qui
compromettent la vie individuelle ou sociale et qui se chtient
elles-mmes par leurs consquences naturelles, il reste en dehors de
ce terrain dmotion et de lutte, dans une zone neutre o lhomme se
donne simplement en spectacle lhomme, une certaine raideur du
corps, de lesprit et du caractre, que la socit voudrait encore
liminer pour obtenir de ses membres la plus grande lasticit et la
plus haute socia- bilit possibles. Cette raideur est le comique, et
le rire en est le chtiment. http://krimo666.mylivepage.com/
15. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 17 Gardons-nous pourtant de demander cette formule
simple une explica- tion immdiate de tous les effets comiques. Elle
convient sans doute des cas lmentaires, thoriques, parfaits, o le
comique est pur de tout mlange. Mais nous voulons surtout en faire
le leitmotiv qui accompagnera toutes nos expli- cations. Il y
faudra penser toujours, sans nanmoins sy appesantir trop, un peu
comme le bon escrimeur doit penser aux mouvements discontinus de la
leon tandis que son corps sabandonne la continuit de lassaut.
Mainte- nant, Cest la continuit mme des formes comiques que nous
allons tcher de rtablir, ressaisissant le fil qui va des pitreries
du clown aux jeux les plus raffins de la comdie, suivant ce fil
dans des dtours souvent imprvus, stationnant de loin en loin pour
regarder autour de nous, remontant enfin, si cest possible, au
point o le fil, est suspendu et do nous apparatra peut-tre puisque
le comique se balance entre la vie et lart le rapport gnral de lart
la vie. III Commenons par le plus simple. Quest-ce quune
physionomie comi- que ? Do vient une expression ridicule du visage
? Et quest-ce qui distingue ici le comique du laid ? Ainsi pose, la
question na gure pu tre rsolue quarbitrairement. Si simple quelle
paraisse, elle est dj trop subtile pour se laisser aborder de
front. Il faudrait commencer par dfinir la laideur, puis chercher
ce que le comique y ajoute : or, la laideur nest pas beaucoup plus
facile analyser que la beaut. Mais nous allons essayer dun artifice
qui nous servira souvent. Nous allons paissir le problme, pour
ainsi dire, en grossissant leffet jusqu rendre visible la cause.
Aggravons donc la laideur, poussons-la jusqu la difformit, et
voyons comment on passera du difforme au ridicule. Il est
incontestable que certaines difformits ont sur les autres le triste
privilge de pouvoir, dans certains cas, provoquer le rire. Inutile
dentrer dans le dtail. Demandons seulement au lecteur de passer en
revue les difformits diverses, puis de les diviser en deux groupes,
dun ct celles que la nature a orientes vers le risible, de lautre
celles qui sen cartent absolument. Nous croyons quil aboutira
dgager la loi suivante : Peut devenir comique toute difformit quune
personne bien conforme arriverait contrefaire.
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16. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 18 Ne serait-ce pas alors que le bossu fait leffet
dun homme qui se tient mal ? Son dos aurait contract un mauvais
pli. Par obstination matrielle, par raideur, il persisterait dans
lhabitude contracte. Tchez de voir avec vos yeux seulement. Ne
rflchissez pas et surtout ne raisonnez pas. Effacez lacquis ; allez
la recherche de limpression nave, immdiate, originelle. Cest bien
une vision de ce genre que vous ressaisirez. Vous aurez devant vous
un homme qui a voulu se raidir dans une certaine attitude, et si
lon pou- vait parler ainsi, faire grimacer son corps. Revenons
maintenant au point que nous voulions claircir. En attnuant la
difformit risible, nous devrons obtenir la laideur comique. Donc,
une expres- sion risible du visage sera celle qui nous fera penser
quelque chose de raidi, de fig, pour ainsi dire, dans la mobilit
ordinaire de la physionomie. Un tic consolid, une grimace fixe,
voil ce que nous y verrons. Dira-t-on que toute expression
habituelle du visage, ft-elle gracieuse et belle, nous donne cette
mme impression dun pli contract pour toujours ? Mais il y a ici une
distinction importante faire. Quand nous parlons dune beaut et mme
dune laideur expressives, quand nous disons quun visage a de
lexpression, il sagit dune expression stable peut-tre, mais que
nous devinons mobile. Elle conserve, dans sa fixit, une indcision o
se dessinent confusment tou- tes les nuances possibles de ltat dme
quelle exprime : telles, les chaudes promesses de la journe se
respirent dans certaines matines vaporeuses de printemps. Mais une
expression comique du visage est celle qui ne promet rien de plus
que ce quelle donne. Cest une grimace unique et dfinitive. On
dirait que toute la vie morale de la personne a cristallis dans ce
systme. Et cest pourquoi un visage est dautant plus comique quil
nous suggre mieux lide de quelque action simple, mcanique, o la
personnalit serait absorbe tout jamais. Il y a des visages qui
paraissent occups pleurer sans cesse, dautres rire ou siffler,
dautres souffler ternellement dans une trompette imaginaire. Ce
sont les plus comiques de tous les visages. Ici encore se vrifie la
loi daprs laquelle leffet est dautant plus comique que nous en
expliquons plus naturellement la cause. Automatisme, raideur, pli
contract et gard, voil par o une physionomie nous fait rire. Mais
cet effet gagne en intensit quand nous pouvons rattacher ces
caractres une cause profonde, une certaine distraction fondamentale
de la personne, comme si lme stait laiss fasci- ner, hypnotiser,
par la matrialit dune action simple. On comprendra alors le comique
de la caricature. Si rgulire que soit une physionomie, si
harmonieuse quon en suppose les lignes, si souples les mou-
vements, jamais lquilibre nen est absolument parfait. On y dmlera
toujours lindication dun pli qui sannonce, lesquisse dune grimace
possi- ble, enfin une dformation prfre o se contournerait plutt la
nature. Lart du caricaturiste est de saisir ce mouvement parfois
imperceptible, et de le rendre visible tous les yeux en
lagrandissant. Il fait grimacer ses modles comme ils grimaceraient
eux-mmes sils allaient jusquau bout de leur
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17. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 19 grimace. Il devine, sous les harmonies
superficielles de la forme, les rvoltes profondes de la matire. Il
ralise des disproportions et des dformations qui ont d exister dans
la nature ltat de vellit, mais qui nont pu aboutir, refoules par
une force meilleure. Son art, qui a quelque chose de diabolique,
relve le dmon quavait terrass lange. Sans doute cest un art qui
exagre et pourtant on le dfinit trs mal quand on lui assigne pour
but une exagration, car il y a des caricatures plus ressemblantes
que des portraits, des caricatures o lexagration est peine
sensible, et inversement on peut exagrer outrance sans obtenir un
vritable effet de caricature. Pour que lexagration soit comique, il
faut quelle napparaisse pas comme le but, mais comme un simple
moyen dont le dessinateur se sert pour rendre manifestes nos yeux
les contorsions quil voit se prparer dans la nature. Cest cette
contorsion qui importe, cest elle qui intresse. Et voil pourquoi on
ira la chercher jusque dans les lments de la physionomie qui sont
incapables de mouvement, dans la courbure dun nez et mme dans la
forme dune oreille. Cest que la forme est pour nous le dessin dun
mouvement. Le caricaturiste qui altre la dimen- sion dun nez, mais
qui en respecte la formule, qui lallonge par exemple dans le sens
mme o lallongeait dj la nature, fait vritablement grimacer ce nez :
dsormais loriginal nous paratra, lui aussi, avoir voulu sallonger
et faire la grimace. En ce sens, on pourrait dire que la nature
obtient souvent elle-mme des succs de caricaturiste. Dans le
mouvement par lequel elle a fendu cette bouche, rtrci ce menton,
gonfl cette joue, il semble quelle ait russi aller jusquau bout de
sa grimace, trompant la surveillance modra- trice dune force plus
raisonnable. Nous rions alors dun visage qui est lui- mme, pour
ainsi dire, sa propre caricature. En rsum, quelle que soit la
doctrine laquelle notre raison se rallie, notre imagination a sa
philosophie bien arrte : dans toute forme humaine elle aperoit
leffort dune me qui faonne la matire, me infiniment souple,
ternellement mobile, soustraite la pesanteur parce que ce nest pas
la terre qui lattire. De sa lgret aile cette me communique quelque
chose au corps quelle anime : limmatrialit qui passe ainsi dans la
matire est ce quon appelle la grce. Mais la matire rsiste et
sobstine. Elle tire elle, elle voudrait convertir sa propre inertie
et faire dgnrer en automatisme lacti- vit toujours en veil de ce
principe suprieur. Elle voudrait fixer les mouve- ments
intelligemment varis du corps en plis stupidement contracts,
solidifier en grimaces durables les expressions mouvantes de la
physionomie, imprimer enfin toute la personne une attitude telle
quelle paraisse enfonce et absorbe dans la matrialit de quelque
occupation mcanique au lieu de se renouveler sans cesse au contact
dun idal vivant. L o la matire russit ainsi paissir extrieurement
la vie de lme, en figer le mouvement, en contrarier enfin la grce,
elle obtient du corps un effet comique. Si donc on voulait dfinir
ici le comique en le rapprochant de son contraire, il faudrait
lopposer la grce plus encore qu la beaut. Il est plutt raideur que
laideur. http://krimo666.mylivepage.com/
18. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 20 IV Nous allons passer du comique des formes celui
des gestes et des mouvements. nonons tout de suite la loi qui nous
parat gouverner les faits de ce genre. Elle se dduit sans peine des
considrations quon vient de lire. Les attitudes, gestes et
mouvements du corps humain sont risibles dans lexacte mesure o ce
corps nous fait penser une simple mcanique. Nous ne suivrons pas
cette loi dans le dtail de ses applications imm- diates. Elles sont
innombrables. Pour la vrifier directement, il suffirait dtudier de
prs luvre des dessinateurs comiques, en cartant le ct caricature,
dont nous avons donn une explication spciale, et en ngligeant aussi
la part de comique qui nest pas inhrente au dessin lui-mme. Car il
ne faudrait pas sy tromper, le comique du dessin est souvent un
comique demprunt, dont la littrature fait les principaux frais.
Nous voulons dire que le dessinateur peut se doubler dun auteur
satirique, voire dun vaudevilliste, et quon rit bien moins alors
des dessins eux-mmes que de la satire ou de la scne de comdie quon
y trouve reprsente. Mais si lon sattache au dessin avec la ferme
volont de ne penser quau dessin, on trouvera, croyons-nous, que le
dessin est gnralement comique en proportion de la nettet, et aussi
de la discrtion, avec lesquelles il nous fait voir dans lhomme un
pantin articul. Il faut que cette suggestion soit nette, et que
nous apercevions clairement, comme par transparence, un mcanisme
dmontable lintrieur de la person- ne. Mais il faut aussi que la
suggestion soit discrte, et que lensemble de la personne, o chaque
membre a t raidi en pice mcanique, continue nous donner limpression
dun tre qui vit. Leffet comique est dautant plus saisissant, lart
du dessinateur est dautant plus consomm, que ces deux images, celle
dune personne et celle dune mcanique, sont plus exactement insres
lune dans lautre. Et loriginalit dun dessinateur comique pourrait
se dfinir par le genre particulier de vie quil communique un simple
pantin. Mais nous laisserons de ct les applications immdiates du
principe et nous ninsisterons ici que sur des consquences plus
lointaines. La vision dune mcanique qui fonctionnerait lintrieur de
la personne est chose qui perce travers une foule deffets amusants
; mais cest le plus souvent une
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19. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 21 vision fuyante, qui se perd tout de suite dans le
rire quelle provoque. Il faut un effort danalyse et de rflexion
pour la fixer. Voici par exemple, chez un orateur, le geste, qui
rivalise avec la parole. Jaloux de la parole, le geste court
derrire la pense et demande, lui aussi, servir dinterprte. Soit ;
mais quil sastreigne alors suivre la pense dans le dtail de ses
volutions. Lide est chose qui grandit, bourgeonne, fleurit, mrit,
du commencement la fin du discours. Jamais elle ne sarrte, jamais
elle ne se rpte. Il faut quelle change chaque instant, car cesser
de changer serait cesser de vivre. Que le geste sanime donc comme
elle ! Quil accepte la loi fondamentale de la vie, qui est de ne se
rpter jamais ! Mais voici quun certain mouvement du bras ou de la
tte, toujours le mme, me parat revenir priodiquement. Si je le
remarque, sil suffit me distraire, si je lattends au passage et sil
arrive quand je lattends, involontairement je rirai. Pourquoi ?
Parce que jai maintenant devant moi une mcanique qui fonctionne
automa- tiquement. Ce nest plus de la vie, cest de lautomatisme
install dans la vie et imitant la vie. Cest du comique. Voil aussi
pourquoi des gestes, dont nous ne songions pas rire, devien- nent
risibles quand une nouvelle personne les imite. On a cherch des
explica- tions bien compliques ce fait trs simple. Pour peu quon y
rflchisse, on verra que nos tats dme changent dinstant en instant,
et que si nos gestes suivaient fidlement nos mouvements intrieurs,
sils vivaient comme nous vivons, ils ne se rpteraient pas : par l,
ils dfieraient toute imitation. Nous ne commenons donc devenir
imitables que l o nous cessons dtre nous- mmes. Je veux dire quon
ne peut imiter de nos gestes que ce quils ont de mcaniquement
uniforme et, par l mme, dtranger notre personnalit vivante. Imiter
quelquun, cest dgager la part dautomatisme quil a laisse
sintroduire dans sa personne. Cest donc, par dfinition mme, le
rendre comique, et il nest pas tonnant que limitation fasse rire.
Mais, si limitation des gestes est dj risible par elle-mme, elle le
deviendra plus encore quand elle sappliquera les inflchir, sans les
dfor- mer, dans le sens de quelque opration mcanique, celle de
scier du bois, par exemple, ou de frapper sur une enclume, ou de
tirer infatigablement un cordon de sonnette imaginaire. Ce nest pas
que la vulgarit soit lessence du comique (quoiquelle y entre
certainement pour quelque chose). Cest plutt que le geste saisi
parat plus franchement machinal quand on peut le rattacher une
opration simple, comme sil tait mcanique par destination. Suggrer
cette interprtation mcanique doit tre un des procds favoris de la
parodie. Nous venons de le dduire a priori, mais les pitres en ont
sans doute depuis longtemps lintuition. Ainsi se rsout la petite
nigme propose par Pascal dans un passage des Penses : Deux visages
semblables, dont aucun ne fait rire en particulier,
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20. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 22 font rire ensemble par leur ressemblance. On
dirait de mme : Les gestes dun orateur, dont aucun nest risible en
particulier, font rire par leur rptition. Cest que la vie bien
vivante ne devrait pas se rpter. L o il y a rptition, similitude
complte, nous souponnons du mcanique fonctionnant derrire le
vivant. Analysez votre impression en face de deux visages qui se
ressemblent trop : vous verrez que vous pensez deux exemplaires
obtenus avec un mme moule, ou deux empreintes du mme cachet, ou
deux reproductions du mme clich, enfin un procd de fabrication
industrielle. Cet inflchissement de la vie dans la direction de la
mcanique est ici la vraie cause du rire. Et le rire sera bien plus
fort encore si lon ne nous prsente plus sur la scne deux
personnages seulement, comme dans lexemple de Pascal, mais
plusieurs, mais le plus grand nombre possible, tous ressemblants
entre eux, et qui vont, viennent, dansent, se dmnent ensemble,
prenant en mme temps les mmes attitudes, gesticulant de la mme
manire. Cette fois nous pensons distinctement des marionnettes. Des
fils invisibles nous paraissent relier les bras aux bras, les
jambes aux jambes, chaque muscle dune physionomie au muscle
analogue de lautre : linflexibilit de la correspondance fait que la
mollesse des formes se solidifie elle-mme sous nos yeux et que tout
durcit en mcanique. Tel est lartifice de ce divertissement un peu
gros. Ceux qui lexcutent nont peut-tre pas lu Pascal, mais ils ne
font, coup sr, qualler jusquau bout dune ide que le texte de Pascal
suggre. Et si la cause du rire est la vision dun effet mcanique
dans le second cas, elle devait ltre dj, mais plus subtilement,
dans le premier. En continuant maintenant dans cette voie, on
aperoit confusment des consquences de plus en plus lointaines, de
plus en plus importantes aussi, de la loi que nous venons de poser.
On pressent des visions plus fuyantes encore deffets mcaniques,
visions suggres par les actions complexes de lhomme et non plus
simplement par ses gestes. On devine que les artifices usuels de la
comdie, la rptition priodique dun mot ou dune scne, linterversion
symtrique des rles, le dveloppement gomtrique des quiproquos, et
beau- coup dautres jeux encore, pourront driver leur force comique
de la mme source, lart du vaudevilliste tant peut-tre de nous
prsenter une articulation visiblement mcanique dvnements humains
tout en leur conservant laspect extrieur de la vraisemblance,
cest--dire la souplesse apparente de la vie. Mais nanticipons pas
sur des rsultats que le progrs de lanalyse devra dgager
mthodiquement. http://krimo666.mylivepage.com/
21. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 23 V Avant daller plus loin, reposons-nous un moment
et jetons un coup dil autour de nous. Nous le faisions pressentir
au dbut de ce travail : il serait chimrique de vouloir tirer tous
les effets comiques dune seule formule simple. La formule existe
bien, en un certain sens ; mais elle ne se droule pas rgulirement.
Nous voulons dire que la dduction doit sarrter de loin en loin
quelques effets dominateurs, et que ces effets apparaissent chacun
comme des modles autour desquels se disposent, en cercle, de
nouveaux effets qui leur ressemblent. Ces derniers ne se dduisent
pas de la formule, mais ils sont comiques par leur parent avec ceux
qui sen dduisent. Pour citer encore une fois Pascal, nous dfinirons
volontiers ici la marche de lesprit par la courbe que ce gomtre
tudia sous le nom de roulette, la cour- be que dcrit un point de la
circonfrence dune roue quand la voiture avance en ligne droite : ce
point tourne comme la roue, mais il avance aussi comme la voiture.
Ou bien encore il faudra penser une grande route forestire, avec
des croix ou carrefours qui la jalonnent de loin en loin : chaque
carrefour on tournera autour de la croix, on poussera une
reconnaissance dans les voies qui souvrent, aprs quoi lon
reviendra, la direction premire. Nous sommes un de ces carrefours.
Du mcanique plaqu sur du vivant, voil une croix o il faut sarrter,
image centrale do limagination rayonne dans des directions
divergentes. Quelles sont ces directions ? On en aperoit trois
principales. Nous allons les suivre lune aprs lautre, puis nous
reprendrons notre chemin en ligne droite. I. Dabord, cette vision
du mcanique et du vivant insrs lun dans lautre nous fait obliquer
vers limage plus vague dune raideur quelconque applique sur la
mobilit de la vie, sessayant maladroitement en suivre les lignes et
en contrefaire la souplesse. On devine alors combien il sera facile
un vtement de devenir ridicule. On pourrait presque dire que toute
mode est risible par quelque ct. Seulement, quand il sagit de la
mode actuelle, nous y sommes tellement habitus que le vtement nous
parat faire corps avec ceux qui le portent. Notre imagination ne
len dtache pas. Lide ne nous vient plus dopposer la rigidit inerte
de lenveloppe la souplesse vivante de
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22. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 24 lobjet envelopp. Le comique reste donc ici ltat
latent. Tout au plus russira-t-il percer quand lincompatibilit
naturelle sera si profonde entre lenveloppant et lenvelopp quun
rapprochement mme sculaire naura pas russi consolider leur union :
tel est le cas du chapeau haute forme, par exemple. Mais supposez
un original qui shabille aujourdhui la mode dau- trefois : notre
attention est appele alors sur le costume, nous le distinguons
absolument de la personne, nous disons que la personne se dguise
(comme si tout vtement ne dguisait pas), et le ct risible de la
mode passe de lombre la lumire. Nous commenons entrevoir ici
quelques-unes des grosses difficults de dtail que le problme du
comique soulve. Une des raisons qui ont d susci- ter bien des
thories errones ou insuffisantes du rire, cest que beaucoup de
choses sont comiques en droit sans ltre en fait, la continuit de
lusage ayant assoupi en elles la vertu comique. Il faut une
solution brusque de continuit, une rupture avec la mode, pour que
cette vertu se rveille. On croira alors que cette solution de
continuit fait natre le comique, tandis quelle se borne nous le
faire remarquer. On expliquera le rire par la surprise, par le
contraste, etc., dfinitions qui sappliqueraient aussi bien une
foule de cas o nous navons aucune envie de rire. La vrit nest pas
aussi simple. Mais nous voici arrivs lide de dguisement. Elle tient
dune dlga- tion rgulire, comme nous venons de le montrer, le
pouvoir de faire rire. Il ne sera pas inutile de chercher comment
elle en use. Pourquoi rions-nous dune chevelure qui a pass du brun
au blond ? Do vient le comique dun nez rubicond ? et pourquoi
rit-on dun ngre ? Question embarrassante, semble-t-il, puisque des
psychologues tels que Hecker, Kraepelin, Lipps se la posrent tour
tour et y rpondirent diversement. Je ne sais pourtant si elle na
pas t rsolue un jour devant moi, dans la rue, par un simple cocher,
qui traitait de mal lav le client ngre assis dans sa voiture. Mal
lav ! un visage noir serait donc pour notre imagination un visage
barbouill dencre ou de suie. Et, consquemment, un nez rouge ne peut
tre quun nez sur lequel on a pass une couche de vermillon. Voici
donc que le dguisement a pass quelque chose de sa vertu comique des
cas o lon ne se dguise plus, mais o lon aurait pu se dguiser. Tout
lheure, le vtement habituel avait beau tre distinct de la personne
; il nous semblait faire corps avec elle, parce que nous tions
accoutums le voir. Maintenant, la colora- tion noire ou rouge a
beau tre inhrente la peau : nous la tenons pour plaque
artificiellement, parce quelle nous surprend. De l, il est vrai,
une nouvelle srie de difficults pour la thorie du comi- que. Une
proposition comme celle-ci : mes vtements habituels font partie de
mon corps , est absurde aux yeux de la raison. Nanmoins
limagination la tient pour vraie. Un nez rouge est un nez peint ,
un ngre est un blanc http://krimo666.mylivepage.com/
23. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 25 dguis , absurdits encore pour la raison qui
raisonne, mais vrits trs certaines pour la simple imagination. Il y
a donc une logique de limagination qui nest pas la logique de la
raison, qui sy oppose mme parfois, et avec laquelle il faudra
pourtant que la philosophie compte, non seulement pour ltude du
comique, mais encore pour dautres recherches du mme ordre. Cest
quelque chose comme la logique du rve, mais dun rve qui ne serait
pas abandonn au caprice de la fantaisie individuelle, tant le rve
rv par la socit entire. Pour la reconstituer, un effort dun genre
tout particulier est ncessaire, par lequel on soulvera la crote
extrieure de jugements bien tasss et dides solidement assises, pour
regarder couler tout au fond de soi- mme, ainsi quune nappe deau
souterraine, une certaine continuit fluide dimages qui entrent les
unes dans les autres. Cette interpntration des ima- ges ne se fait
pas au hasard. Elle obit des lois, ou plutt des habitudes, qui sont
limagination ce que la logique est la pense. Suivons donc cette
logique de limagination dans le cas particulier qui nous occupe. Un
homme qui se dguise est comique. Un homme quon croi- rait dguis est
comique encore. Par extension, tout dguisement va devenir comique,
non pas seulement celui de lhomme, mais celui de la socit galement,
et mme celui de la nature. Commenons par la nature. On rit dun
chien moiti tondu, dun parterre aux fleurs artificiellement
colores, dun bois dont les arbres sont tapisss daffiches
lectorales, etc. Cherchez la raison ; vous verrez quon pense une
mascarade. Mais le comique, ici, est bien attnu. Il est trop loin
de la source. Veut-on le renforcer ? Il faudra remonter la source
mme, ramener limage drive, celle dune mascarade, limage primitive,
qui tait, on sen sou- vient, celle dun trucage mcanique de la vie.
Une nature truque mcanique- ment, voil alors un motif franchement
comique, sur lequel la fantaisie pourra excuter des variations avec
la certitude dobtenir un succs de gros rire. On se rappelle le
passage si amusant de Tartarin sur les Alpes o Bompard fait
accepter Tartarin (et un peu aussi, par consquent, au lecteur) lide
dune Suisse machine comme les dessous de lOpra, exploite par une
compagnie qui y entretient cascades, glaciers et fausses crevasses.
Mme motif encore, mais transpos en un tout autre ton, dans les
Novel Notes de lhumoriste anglais Jerome K. Jerome. Une vieille
chtelaine, qui ne veut pas que ses bonnes uvres lui causent trop de
drangement, fait installer proximit de sa demeure des athes
convertir quon lui a fabriqus tout exprs, de braves gens dont on a
fait des ivrognes pour quelle pt les gurir de leur vice, etc. Il y
a des mots comiques o ce motif se retrouve ltat de rsonance
lointaine, ml une navet, sincre ou feinte, qui lui sert
daccompagnement. Par exemple, le mot dune dame que lastronome
Cassini avait invite venir voir une clipse de lune, et qui arriva
en retard : M. de Cassini voudra bien recommencer pour moi. Ou
encore cette exclamation dun personnage de
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24. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 26 Gondinet, arrivant dans une ville et apprenant
quil existe un volcan teint aux environs : Ils avaient un volcan,
et ils lont laiss steindre ! Passons la socit. Vivant en elle,
vivant par elle, nous ne pouvons nous empcher de la traiter comme
un tre vivant. Risible sera donc une image qui nous suggrera lide
dune socit qui se dguise et, pour ainsi dire, dune mascarade
sociale. Or cette ide se forme ds que nous apercevons de linerte,
du tout fait, du confectionn enfin, la surface de la socit vivante.
Cest de la raideur encore, et qui jure avec la souplesse intrieure
de la vie. Le ct crmonieux de la vie sociale devra donc renfermer
un comique latent, lequel nattendra quune occasion pour clater au
grand jour. On pourrait dire que les crmonies sont au corps social
ce que le vtement est au corps individuel : elles doivent leur
gravit ce quelles sidentifient pour nous avec lobjet srieux auquel
lusage les attache, elles perdent cette gravit ds que notre
imagination les en isole. De sorte quil suffit, pour quune crmonie
devienne comique, que notre attention se concentre sur ce quelle a
de crmonieux, et que nous ngligions sa matire, comme disent les
philosophes, pour ne plus penser qu sa forme. Inutile dinsister sur
ce point. Chacun sait avec quelle facilit la verve comique sexerce
sur les actes sociaux forme arrte, depuis une simple distribution
de rcompenses jusqu une sance de tribunal. Autant de formes et de
formules, autant de cadres tout faits o le comique sinsrera. Mais
ici encore on accentuera le comique en le rapprochant de sa source.
De lide de travestissement, qui est drive, il faudra remonter alors
lide primitive, celle dun mcanisme superpos la vie. Dj la forme
compasse de tout crmonial nous suggre une image de ce genre. Ds que
nous oublions lobjet grave dune solennit ou dune crmonie, ceux qui
y pren- nent part nous font leffet de sy mouvoir comme des
marionnettes. Leur mobilit se rgle sur limmobilit dune formule.
Cest de lautomatisme. Mais lautomatisme parfait sera, par exemple,
celui du fonctionnaire fonction- nant comme une simple machine, ou
encore linconscience dun rglement administratif sappliquant avec
une fatalit inexorable et se prenant pour une loi de la nature. Il
y a dj un certain nombre dannes, un paquebot fit naufra- ge dans
les environs de Dieppe. Quelques passagers se sauvaient grand-
peine dans une embarcation. Des douaniers, qui staient bravement
ports leur secours, commencrent par leur demander sils navaient
rien dcla- rer . Je trouve quelque chose danalogue, quoique lide
soit plus subtile, dans ce mot dun dput interpellant le ministre au
lendemain dun crime commis en chemin de fer : Lassassin, aprs avoir
achev sa victime, a d descendre du train contre-voie, en violation
des rglements administratifs. Un mcanisme insr dans la nature, une
rglementation automatique de la socit, voil, en somme, les deux
types deffets amusants o nous aboutis- sons. Il nous reste, pour
conclure, les combiner ensemble et voir ce qui en rsultera.
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25. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 27 Le rsultat de la combinaison, ce sera videmment
lide dune rglemen- tation humaine se substituant aux lois mmes de
la nature. On se rappelle la rponse de Sganarelle Gronte quand
celui-ci lui fait observer que le cur est du ct gauche et le foie
du ct droit : Oui, cela tait autrefois ainsi, mais nous avons chang
tout cela, et nous faisons maintenant la mdecine dune mthode toute
nouvelle. Et la consultation des deux mdecins de M. de Pourceaugnac
: Le raisonnement que vous en avez fait est si docte et si beau
quil est impossible que le malade ne soit pas mlancolique hypocon-
driaque ; et quand il ne le serait pas, il faudrait quil le devint,
pour la beaut des choses que vous avez dites et la justesse du
raisonnement que vous avez fait. Nous pourrions multiplier les
exemples ; nous naurions qu faire dfiler devant nous, lun aprs
lautre, tous les mdecins de Molire. Si loin que paraisse dailleurs
aller ici la fantaisie comique, la ralit se charge quelquefois de
la dpasser. Un philosophe contemporain, argumentateur outrance,
auquel on reprsentait que ses raisonnements irrprochablement dduits
avaient lexprience contre eux, mit fin la discussion par cette
simple parole : Lexprience a tort. Cest que lide de rgler
administrati- vement la vie est plus rpandue quon ne le pense ;
elle est naturelle sa manire, quoique nous venions de lobtenir par
un procd de recomposition. On pourrait dire quelle nous livre la
quintessence mme du pdantisme, lequel nest gure autre chose, au
fond, que lart prtendant en remontrer la nature. Ainsi, en rsum, le
mme effet va toujours se subtilisant, depuis lide dune mcanisation
artificielle du corps humain, si lon peut sexprimer ainsi, jusqu
celle dune substitution quelconque de lartificiel au naturel. Une
logique de moins en moins serre, qui ressemble de plus en plus la
logique des songes, transporte la mme relation dans des sphres de
plus en plus hautes, entre des termes de plus en plus immatriels,
un rglement administra- tif finissant par tre une loi naturelle ou
morale, par exemple, ce que le vtement confectionn est au corps qui
vit. Des trois directions o nous devions nous engager, nous avons
suivi maintenant la premire jusquau bout. Passons la seconde, et
voyons o elle nous conduira. II. Du mcanique plaqu sur du vivant,
voil encore notre point de dpart. Do venait ici le comique ? De ce
que le corps vivant se raidissait en machine. Le corps vivant nous
semblait donc devoir tre la souplesse parfaite, lactivit toujours
en veil dun principe toujours en travail. Mais cette activit
appartiendrait rellement lme plutt quau corps. Elle serait la
flamme mme de la vie, allume en nous par un principe suprieur, et
aperue tra- vers le corps par un effet de transparence. Quand nous
ne voyons dans le corps vivant que grce et souplesse, cest que nous
ngligeons ce quil y a en lui de pesant, de rsistant, de matriel
enfin ; nous oublions sa matrialit pour
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26. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 28 ne penser qu sa vitalit, vitalit que notre
imagination attribue au principe mme de la vie intellectuelle et
morale. Mais supposons quon appelle notre attention sur cette
matrialit du corps. Supposons quau lieu de participer de la lgret
du principe qui lanime, le corps ne soit plus nos yeux quune
enveloppe lourde et embarrassante, lest importun qui retient terre
une me impatiente de quitter le sol. Alors le corps deviendra pour
lme ce que le vtement tait tout lheure pour le corps lui-mme, une
matire inerte pose sur une nergie vivante. Et limpression du
comique se produira ds que nous aurons le sentiment net de cette
superposition. Nous laurons surtout quand on nous montrera lme
taquine par les besoins du corps, dun ct la person- nalit morale
avec son nergie intelligemment varie, de lautre le corps
stupidement monotone, intervenant et interrompant avec son
obstination de machine. Plus ces exigences du corps seront
mesquines et uniformment rptes, plus leffet sera saisissant. Mais
ce nest l quune question de degr, et la loi gnrale de ces phnomnes
pourrait se formuler ainsi : Est comique tout incident qui appelle
notre attention sur le physique dune personne alors que le moral
est en cause. Pourquoi rit-on dun orateur qui ternue au moment le
plus pathtique de son discours ? Do vient le comique de cette
phrase doraison funbre, cite par un philosophe allemand : Il tait
vertueux et tout rond ? De ce que notre attention est brusquement
ramene de lme sur le corps. Les exemples abondent dans la vie
journalire. Mais si lon ne veut pas se donner la peine de les
chercher, on na qu ouvrir au hasard un volume de Labiche. On
tombera souvent sur quelque effet de ce genre. Ici cest un orateur
dont les plus belles priodes sont coupes par les lancements dune
dent malade, ailleurs cest un personnage qui ne prend jamais la
parole sans sinterrompre pour se plaindre de ses souliers trop
troits ou de sa ceinture trop serre, etc. Une personne que son
corps embarrasse, voil limage qui nous est suggre dans ces
exemples. Si un embonpoint excessif est risible, cest sans doute
parce quil voque une image du mme genre. Et cest l encore ce qui
rend quelquefois la timidit un peu ridicule. Le timide peut donner
limpression dune personne que son corps gne, et qui cherche autour
delle un endroit o le dposer. Aussi le pote tragique a-t-il soin
dviter tout ce qui pourrait appeler notre attention sur la
matrialit de ses hros. Ds que le souci du corps intervient, une
infiltration comique est craindre. Cest pourquoi les hros de
tragdie ne boivent pas, ne mangent pas, ne se chauffent pas. Mme,
autant que possible, ils ne sassoient pas. Sasseoir au milieu dune
tirade serait se rappeler quon a un corps. Napolon, qui tait
psychologue ses heures, avait remarqu quon passe de la tragdie la
comdie par le seul fait de sasseoir. Voici comment il sexprime ce
sujet dans le journal indit du baron Gourgaud (il sagit dune
entrevue avec la reine de Prusse aprs Ina) : Elle me reut sur un
ton tragique, comme Chimne : Sire, justice ! justice ! Magdebourg !
Elle continuait sur ce ton qui membarrassait fort. Enfin, pour
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27. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 29 la faire changer, je la priai de sasseoir. Rien
ne coupe mieux une scne tragi- que ; car, quand on est assis, cela
devient comdie. largissons maintenant cette image : le corps
prenant le pas sur lme. Nous allons obtenir quelque chose de plus
gnral : la forme voulant primer le fond, la lettre cherchant
chicane lesprit. Ne serait-ce pas cette ide que la comdie cherche
nous suggrer quand elle ridiculise une profession ? Elle fait
parler lavocat, le juge, le mdecin, comme si ctait peu de chose que
la sant et la justice, lessentiel tant quil y ait des mdecins, des
avocats, des juges, et que les formes extrieures de la profession
soient respectes scrupu- leusement. Ainsi le moyen se substitue la
fin, la forme au fond, et ce nest plus la profession qui est faite
pour le public, mais le public pour la profes- sion. Le souci
constant de la forme, lapplication machinale des rgles crent ici
une espce dautomatisme professionnel, comparable celui que les
habitudes du corps imposent lme et risible comme lui. Les exemples
en abondent au thtre. Sans entrer dans le dtail des variations
excutes sur ce thme, citons deux ou trois textes o le thme lui-mme
est dfini dans toute sa simplicit : On nest oblig qu traiter les
gens dans les formes , dit Diaforius dans le Malade imaginaire. Et
Bahis, dans lAmour mdecin : Il vaut mieux mourir selon les rgles
que de rchapper contre les rgles. Il faut toujours garder les
formalits, quoi quil puisse arriver , disait dj Desfonandrs dans la
mme comdie. Et son confrre Toms en donnait la raison : Un homme
mort nest quun homme mort, mais une formalit nglige porte un
notable prjudice tout le corps des mdecins. Le mot de Bridoison,
pour renfermer une ide un peu diffrente, nen est pas moins
significatif : La-a forme, voyez-vous, la-a forme. Tel rit dun juge
en habit court, qui tremble au seul aspect dun procureur en robe.
La-a forme, la-a forme. Mais ici se prsente la premire application
dune loi qui apparatra de plus en plus clairement mesure que nous
avancerons dans notre travail. Quand le musicien donne une note sur
un instrument, dautres notes surgissent delles-mmes, moins sonores
que la premire, lies elles par certaines relations dfinies, et qui
lui impriment son timbre en sy surajoutant : ce sont, comme on dit
en physique, les harmoniques du son fondamental. Ne se pourrait-il
pas que la fantaisie comique, jusque dans ses inventions les plus
extravagantes, obt une loi du mme genre ? Considrez par exemple
cette note comique : la forme voulant primer le fond. Si nos
analyses sont exactes, elle doit avoir pour harmonique celle-ci :
le corps taquinant lesprit, le corps prenant le pas sur lesprit.
Donc, ds que le pote comique donnera la pre- mire note,
instinctivement et involontairement il y surajoutera la seconde. En
dautres termes, il doublera de quelque ridicule physique le
ridicule pro- fessionnel. http://krimo666.mylivepage.com/
28. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 30 Quand le juge Bridoison arrive sur la scne en
bgayant, nest-il pas vrai quil nous prpare, par son bgaiement mme,
comprendre le phnomne de cristallisation intellectuelle dont il va
nous donner le spectacle ? Quelle parent secrte peut bien lier
cette dfectuosit physique ce rtrcissement moral ? Peut-tre
fallait-il que cette machine juger nous appart en mme temps comme
une machine parler. En tout cas, nul autre harmonique ne pouvait
complter mieux le son fondamental. Quand Molire nous prsente les
deux docteurs ridicules de lAmour mdecin, Bahis et Macroton, il
fait parler lun deux trs lentement, scandant son discours syllabe
par syllabe, tandis que lautre bredouille. Mme contraste entre les
deux avocats de M. de Pourceaugnac. Dordinaire, cest dans le rythme
de la parole que rside la singularit physique destine complter le
ridicule professionnel. Et, l o lauteur na pas indiqu un dfaut de
ce genre, il est rare que lacteur ne cherche pas instinctivement le
composer. Il y a donc bien une parent naturelle, naturellement
reconnue, entre ces deux images que nous rapprochions lune de
lautre, lesprit simmobilisant dans certaines formes, le corps se
raidissant selon certains dfauts. Que notre attention soit dtourne
du fond sur la forme ou du moral sur le physique, cest la mme
impression qui est transmise notre imagination dans les deux cas ;
cest, dans les deux cas, le mme genre de comique. Ici encore nous
avons voulu suivre fidlement une direction naturelle du mouvement
de limagination. Cette direction, on sen souvient, tait la seconde
de celles qui soffraient nous partir dune image centrale. Une
troisime et dernire voie nous reste ouverte. Cest dans celle-l que
nous allons maintenant nous engager. III. Revenons donc une dernire
fois notre image centrale : du mcanique plaqu sur du vivant. Ltre
vivant dont il sagissait ici tait un tre humain, une personne. Le
dispositif mcanique est au contraire une chose. Ce qui faisait donc
rire, ctait la transfiguration momentane dune personne en chose, si
lon veut regarder limage de ce biais. Passons alors de lide prcise
dune mcanique lide plus vague de chose en gnral. Nous aurons une
nouvelle srie dimages risibles, qui sobtiendront, pour ainsi dire,
en estom- pant les contours des premires, et qui conduiront cette
nouvelle loi : Nous rions toutes les fois quune personne nous donne
limpression dune chose. On rit de Sancho Pana renvers sur une
couverture et lanc en lair comme un simple ballon. On rit du baron
de Mnchhausen devenu boulet de canon et cheminant travers lespace.
Mais peut-tre certains exercices des clowns de cirque
fourniraient-ils une vrification plus prcise de la mme loi. Il
faudrait, il est vrai, faire abstraction des facties que le clown
brode sur son thme, principal, et ne retenir que ce thme lui-mme,
cest--dire les attitu- des, gambades et mouvements qui sont ce quil
y a de proprement http://krimo666.mylivepage.com/
29. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 31 clownique dans lart du clown. deux reprises
seulement jai pu observer ce genre de comique ltat pur, et dans les
deux cas jai eu la mme impres- sion. La premire fois, les clowns
allaient, venaient, se cognaient, tombaient et rebondissaient selon
un rythme uniformment acclr, avec la visible proc- cupation de
mnager un crescendo. Et de plus en plus, ctait sur le rebon-
dissement que lattention du public tait attire. Peu peu on perdait
de vue quon et affaire des hommes en chair et en os. On pensait des
paquets quelconques qui se laisseraient choir et
sentrechoqueraient. Puis la vision se prcisait. Les formes
paraissaient sarrondir, les corps se rouler et comme se ramasser en
boule. Enfin apparaissait limage vers laquelle toute cette scne
voluait sans doute inconsciemment : des ballons de caoutchouc,
lancs en tous sens les uns contre les autres. La seconde scne, plus
grossire encore, ne fut pas moins instructive. Deux personnages
parurent, la tte norme, au crne entirement dnud. Ils taient arms de
grands btons. Et, tour de rle, chacun laissait tomber son bton sur
la tte de lautre. Ici encore une gradation tait observe. chaque
coup reu, les corps paraissaient salourdir, se figer, envahis par
une rigidit croissante. La riposte arrivait, de plus en plus
retarde, mais de plus en plus pesante et retentissante. Les crnes
rsonnaient formidablement dans la salle silencieuse. Finalement,
raides et lents, droits comme des I, les deux corps se penchrent
lun vers lautre, les btons sabat- tirent une dernire fois sur les
ttes avec un bruit de maillets normes tombant sur des poutres de
chne, et tout stala sur le sol. ce moment apparut dans toute sa
nettet la suggestion que les deux artistes avaient graduellement
enfonce dans limagination des spectateurs : Nous allons devenir,
nous sommes devenus des mannequins de bois massif. Un obscur
instinct peut faire pressentir ici des esprits incultes quelques-
uns des plus subtils rsultats de la science psychologique. On sait
quil est possible dvoquer chez un sujet hypnotis, par simple
suggestion, des visions hallucinatoires. On lui dira quun oiseau
est pos sur sa main, et il apercevra loiseau, et il le verra
senvoler. Mais il sen faut que la suggestion soit toujours accepte
avec une pareille docilit. Souvent le magntiseur ne russit la faire
pntrer que peu peu, par insinuation graduelle. Il partira alors des
objets rellement perus par le sujet, et il tchera den rendre la
perception de plus en plus confuse : puis, de degr en degr, il fera
sortir de cette confusion la forme prcise de lobjet dont il veut
crer lhallucination. Cest ainsi quil arrive bien des personnes,
quand elles vont sendormir, de voir ces masses colores, fluides et
informes, qui occupent le champ de la vision, se solidifier
insensiblement en objets distincts. Le passage graduel du confus au
distinct est donc le procd de suggestion par excellence. Je crois
quon le retrouverait au fond de beaucoup de suggestions comiques,
surtout dans le comique grossier, l o parait saccomplir sous nos
yeux la transformation dune personne en chose. Mais il y a dautres
procds plus discrets, en usage chez les potes par exemple, qui
tendent peut-tre inconsciemment la mme fin. On peut, par certains
dispositifs de rythme, de rime et dassonance, bercer notre imagi-
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30. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 32 nation, la ramener du mme au mme en un
balancement rgulier, et la prpa- rer ainsi recevoir docilement la
vision suggre. coutez ces vers de Rgnard, et voyez si limage
fuyante dune poupe ne traverserait pas le champ de votre
imagination : ... Plus, il doit maints particuliers La somme de dix
mil une livre une obole, Pour lavoir sans relche un an sur sa
parole Habill, voitur, chauff, chauss, gant, Aliment, ras, dsaltr,
port. Ne trouvez-vous pas quelque chose du mme genre dans ce
couplet de Figaro (quoiquon cherche peut-tre ici suggrer limage dun
animal plutt que celle dune chose) : Quel homme est-ce ? Cest un
beau, gros, court, jeune vieillard, gris pommel, rus, ras, blas,
qui guette et furte, et gronde et geint tout la fois. Entre ces
scnes trs grossires et ces suggestions trs subtiles il y a place
pour une multitude innombrable deffets amusants, tous ceux quon
obtient en sexprimant sur des personnes comme on le ferait sur de
simples choses. Cueillons-en un ou deux exemples dans le thtre de
Labiche, o ils abondent. M. Perrichon, au moment de monter en
wagon, sassure quil noublie aucun de ses colis. Quatre, cinq, six,
ma femme sept, ma fille huit et moi neuf. Il y a une autre pice o
un pre vante la science de sa fille en ces termes : Elle vous dira
sans broncher tous les rois de France qui ont eu lieu. Ce qui ont
eu lieu, sans prcisment convertir les rois en simples choses, les
assimile des vnements impersonnels. Notons-le propos de ce dernier
exemple : il nest pas ncessaire daller jusquau bout de
lidentification entre la personne et la chose pour que leffet
comique se produise. Il suffit quon entre dans cette voie, en
affectant, par exemple, de confondre la personne avec la fonction
quelle exerce. Je ne citerai que ce mot dun maire de village dans
un roman dAbout : M. le Prfet, qui nous a toujours conserv la mme
bienveillance, quoiquon lait chang plusieurs fois depuis ... Tous
ces mots sont faits sur le mme modle. Nous pourrions en composer
indfiniment, maintenant que nous possdons la formule. Mais lart du
con- teur et du vaudevilliste ne consiste pas simplement composer
le mot. Le difficile est de donner au mot sa force de suggestion,
cest--dire de le rendre acceptable. Et nous ne lacceptons que parce
quil nous parat ou sortir dun tat dme ou sencadrer dans les
circonstances. Ainsi nous savons que M. Perrichon est trs mu au
moment de faire son premier voyage. Lexpres-
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31. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 33 sion avoir lieu est de celles qui ont d reparatre
bien des fois dans les leons rcites par la fille devant son pre ;
elle nous fait penser une rcitation. Et enfin ladmiration de la
machine administrative pourrait, la rigueur, aller jusqu nous faire
croire que rien nest chang au prfet quand il change de nom, et que
la fonction saccomplit indpendamment du fonction- naire. Nous voil
bien loin de la cause originelle du rire. Telle forme comique,
inexplicable par elle-mme, ne se comprend en effet que par sa
ressemblance avec une autre, laquelle ne nous fait rire que par sa
parent avec une troisime, et ainsi de suite pendant trs longtemps :
de sorte que lanalyse psychologi- que, si claire et si pntrante
quon la suppose, sgarera ncessairement si elle ne tient pas le fil
le long duquel limpression comique a chemin dune extrmit de la srie
lautre. Do vient cette continuit de progrs ? Quelle est donc la
pression, quelle est ltrange pousse qui fait glisser ainsi le
comique dimage en image, de plus en plus loin du point dorigine,
jusqu ce quil se fractionne et se perde en analogies infiniment
lointaines ? Mais quelle est la force qui divise et subdivise les
branches de larbre en rameaux, la racine en radicelles ? Une loi
inluctable condamne ainsi toute nergie vivan- te, pour le peu quil
lui est allou de temps, couvrir le plus quelle pourra despace. Or
cest bien une nergie vivante que la fantaisie comique, plante
singulire qui a pouss vigoureusement sur les parties rocailleuses
du sol social, en attendant que la culture lui permt de rivaliser
avec les produits les plus raffins de lart. Nous sommes loin du
grand art, il est vrai, avec les exemples de comique qui viennent
de passer sous nos yeux. Mais nous nous en rapprocherons dj
davantage, sans y atteindre tout fait encore, dans le chapitre qui
va suivre. Au-dessous de lart, il y a lartifice. Cest dans cette
zone des artifices, mitoyenne entre la nature et lart, que nous
pntrons main- tenant. Nous allons traiter du vaudevilliste et de
lhomme desprit. http://krimo666.mylivepage.com/
32. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 34 Chapitre II Le comique de situation et le comique
de mots [I] Nous avons tudi le comique dans les formes, les
attitudes, les mouve- ments en gnral. Nous devons le rechercher
maintenant dans les actions et dans les situations. Certes, ce
genre de comique se rencontre assez facilement dans la vie de tous
les jours. Mais ce nest peut-tre pas l quil se prte lanalyse le
mieux. Sil est vrai que le thtre soit un grossissement et une
simplification de la vie, la comdie pourra nous fournir, sur ce
point particu- lier de notre sujet, plus dinstruction que la vie
relle. Peut-tre mme devrions-nous pousser la simplification plus
loin encore, remonter nos souvenirs les plus anciens, chercher,
dans les jeux qui amusrent lenfant, la premire bauche des
combinaisons qui font rire lhomme. Trop souvent nous parlons de nos
sentiments de plaisir et de peine comme sils naissaient vieux,
comme si chacun deux navait pas son histoire. Trop souvent surtout
nous mconnaissons ce quil y a dencore enfantin, pour ainsi dire,
dans la plupart de nos motions joyeuses. Combien de plaisirs
prsents se rduiraient pour- tant, si nous les examinions de prs,
ntre que des souvenirs de plaisirs
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33. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 35 passs ! Que resterait-il de beaucoup de nos
motions si nous les ramenions ce quelles ont de strictement senti,
si nous en retranchions tout ce qui est simplement remmor ? Qui
sait mme si nous ne devenons pas, partir dun certain ge,
impermables la joie frache et neuve, et si les plus douces
satisfactions de lhomme mr peuvent tre autre chose que des
sentiments denfance revivifis, brise parfume que nous envoie par
bouffes de plus en plus rares un pass de plus en plus lointain ?
Quelque rponse dailleurs quon fasse cette question trs gnrale, un
point reste hors de doute : cest quil ne peut pas y avoir solution
de continuit entre le plaisir du jeu, chez lenfant, et le mme
plaisir chez lhomme. Or la comdie est bien un jeu, un jeu qui imite
la vie. Et si, dans les jeux de lenfant, alors quil manuvre poupes
et pan- tins, tout se fait par ficelles, ne sont-ce pas ces mmes
ficelles que nous devons retrouver, amincies par lusage, dans les
fils qui nouent les situations de comdie ? Partons donc des jeux de
lenfant. Suivons le progrs insensible par lequel il fait grandir
ses pantins, les anime, et les amne cet tat dindcision finale o,
sans cesser dtre des pantins, ils sont pourtant devenus des hommes.
Nous aurons ainsi des personnages de comdie. Et nous pour- rons
vrifier sur eux la loi que nos prcdentes analyses nous laissaient
pr- voir, loi par laquelle nous dfinirons les situations de
vaudeville en gnral : Est comique tout arrangement dactes et
dvnements qui nous donne, insres lune dans lautre, lillusion de la
vie et la sensation nette dun agencement mcanique. I. Le diable
ressort. Nous avons tous jou autrefois avec le diable qui sort de
sa bote. On laplatit, il se redresse. On le repousse plus bas, il
rebondit plus haut. On lcrase sous son couvercle, et souvent il
fait tout sauter. Je ne sais si ce jouet est trs ancien, mais le
genre damusement quil renferme est certainement de tous les temps.
Cest le conflit de deux obstina- tions, dont lune, purement
mcanique, finit pourtant dordinaire par cder lautre, qui sen amuse.
Le chat qui joue avec la souris, qui la laisse chaque fois partir
comme un ressort pour larrter net dun coup de patte, se donne un
amusement du mme genre. Passons alors au thtre. Cest par celui de
Guignol que nous devons commencer. Quand le commissaire saventure
sur la scne, il reoit aussitt, comme de juste, un coup de bton qui
lassomme. Il se redresse, un second coup laplatit. Nouvelle
rcidive, nouveau chtiment. Sur le rythme uniforme du ressort qui se
tend et se dtend, le commissaire sabat et se relve, tandis que le
rire de lauditoire va toujours grandissant. Imaginons maintenant un
ressort plutt moral, une ide qui sexprime, quon rprime, et qui
sexprime encore, un flot de paroles qui slance, quon arrte et qui
repart toujours. Nous aurons de nouveau la vision dune force qui
sobstine et dun autre enttement qui la combat. Mais cette vision
aura perdu http://krimo666.mylivepage.com/
34. Henri Bergson, Le rire. Essai sur la signification du
comique (1900) 36 de sa matrialit. Nous ne serons plus Guignol ;
nous assisterons une vraie comdie. Beaucoup de scn