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Stéfan Leclercq Gilles Deleuze, immanence, univocité et transcendantal. Collection « De nouvelles possibilités d'existence» 8. Deuxième édition corrigée et augmentée Sils Maria ¿ifiii^a

Leclerq deleuze, immanence, univocite et trascendance

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Page 1: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

Stéfan Leclercq

Gilles Deleuze,

immanence, univocité et transcendantal.

Collection

« De nouvelles possibilités d'existence» 8.

Deuxième édition corrigée et augmentée

Sils M a r i a ¿ifiii^a

Page 2: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

Les Éditions Sils Maria asbl sur l 'Internet :

Il 11 p ://www. d bth. co m/si Ism a ria

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FONDS DOCUMENTAIRE GILLES DELEUZE Bibliothèque du Saulchoir, 43 bis, rue Glacière,

Paris, 13'™*.

Les Editions Sils Maria asbl, 21, me des Chartriers,

7000 Möns Belgique.

Les Editions Sils Maria asbl ne sont pas yesponsables des manuscrits

qui lui sont envoyés.

Nos plus vifs remerciements à Monsieur Jean-Luc Bastin.

© Sils Maria asbl 10/2003 D/2001/8109/045 isbn : 2-930242-43-4

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Introduction.

Gilles Deleuze ne fut jamais un historien de la philosophie, si

nous comprenons, par ce terme, la mise en œuvre d'un système

d'interprétation d'une pensée existante. Chaque fois, que ce soit

pour Nietzsche, Bergson, Spinoza, ou d'autres, on peut voir à

(ravers sa lecture l'ouverture de la pensée abordée, plutôt que sa

réduction, son cloisonnement. Le travail de Gilles Deleuze se

situe bien dans la mise en relation des concepts abordés avec

d'autres, étrangers à l'œuvre, et pourtant rendus si proches par

Gilles Deleuze. Dire ce que l'auteur a voulu dire, mais n 'apas

pu dire. Ce qui pourrait être compris comme le travail d'un

historien est d'abord, par lui, le rapprochement, la mise en

lumière de relations entre concepts, pensées, paraissant, avant

lui, éloignés, distincts. Le travail de Gilles Deleuze se situe

précisément dans cet entrelacement se réalisant entre deux

mouvements, deux pensées, deux concepts. Ainsi, il ne peut être

un historien de la philosophie, de la littérature, des sciences ou

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de Tart. Développer un monde étranger, pourtant si proche, au

sein même de l'œuvre. C'est entre ces rencontres qui ainsi se

dessinent que son œuvre propre se trace. Nietzsche et ta

philosophie n'est pas moins un livre créateur que Mille

plateaux. C'est à l'endroit où la pensée abordée semble te plus

se révéler qu'apparaît le plus fortement la réflexion deleuziemie.

Cette réflexion devient alors l'intérieur et l'extérieur de la

matière analysée. Le philosophe étudié n'est alors plus réduit à

une tradition mais s'ouvre à la pensée de tous temps, il est rais

en relation avec d'autres dimensions temporelles, philosophi-

ques, artistiques ou scientifiques. La pensée, dans ce jeu de

relations, apparaît comme immanente à d'autres systèmes de

pensée. Cela n'est jamais, malheureusement, le travail d'un

historien. L'exploitation du entre deux. Entre deux événements,

entre deux temps, entre deux lieux comme espace de la pensée.

Seuls la tradition et les gens qui se croient obligés de la garder,

y trouveront à redire.

Maintenant l'œuvre deleuzienne peut sembler close, et aux

chercheurs à présent de la commenter. Nous éviterons, à notre

tour, de vouloir réduire la puissance qu'elle dégage par une

interprétation qui n'aurait l'avantage que de l'enfermer dans ce

qui pourrait alors paraître comme une tradition du deîeinia-

msme. Le deleuzianisme ne peut exister, comme il est

impossible de réaliser un livre sur la philosophie deleuziemie.

Car ce type d'entreprise ne pourrait qu'amoindrir l'ensemble

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des lignes de ftiite qu'elle contient, des interactions dont elle

rend compte, des concepts qu'elle révèle. La pensée de Gilles

Deleuze est complètement consacrée à l'Ouvert, à

l'imperceptible, au souterrain. Réaliser un livre sur cette

question serait les mettre au grand jour, en faire des micro-

pomoirs de la philosophie, de la pensée contemporaine. Nous

ne pouvons penser, dans l'idée d'un tel travail, qu'à une mise en

perspective, qu'à une approche contextuelle de son travail. Mais

en même temps, et par ce principe, nous avons le sentiment

d'approcher au mieux, mais humblement, l'essence de sa

pensée. Suivant son conseil, nous n'avons exploité ici que ce

qui nous plaisait, que les lignes les plus troublantes qui nous

apparaissaient. Nous n'avons pourtant pas délaissé les autres,

puisque nous leur avons laissé leur liberté. Liberté de

s'exprimer, souterrainement, en dehors de notre travail.

Le présent ouvrage est d'abord réalisé à partir des sources

mêmes, évitant de provoquer une doxographie, par le

commentaire du commentaire. Cependant, nous n'ignorons pas

les excellents ouvrages qui existent déjà sur la question.

L'essentiel est ici de domier à tous les éléments en présence la

possibilité d'exprimer réellement leur puissance.

Spinoza. Nietzsche et Bergson sont, comme on le sait, les

figures majeures du travail de Gilles Deleuze. Mais les

commenter trop systématiquement aurait l'inconvénient

d'évincer d'autres figures, ou personnages, pourtant si présents

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au sein de l'œuvre. Anaximandre, Bousquet, Fichte, Marne de

Biran... Ils ne sont pas moins présents dans les livres, mais pas

de la même manière. Une note de bas de page, leur nom glissé

entre deux propos, surtout entre deux. Ils sont pourtant

immanent à l'œuvre, sur quarante ans de pensées et d'écriture.

Figures de l'ombre, elles viennent toujours appuyer la réflexion

au moment opportun, une fois ici ou là, Gilles Deleuze ne leur a

pas consacré un ouvrage, mais souligne leur présence quand

elles apparaissent. Leur puissance n'en est pas moins existante,

et n'agit pas moins que ce que la tradition, déjà, a retenu.

La pensée deleuziemie, parce qu'elle est authentiquement une

pensée, s'exprime toujours à travers d'autres, ou face à l'Autre.

Elle s'établit à travers les figures aimées, elle contrecarre les

figures du pouvoir, elle constitue alors tous les dehors des

pensées en présence. Il nous apparaît alors, comme le verra le

lecteur qui aura la bonté de nous suivre, que les questions les

plus fondamentales que Gilles Deleuze poursuit, sont celles de

la philosophie de la Nature et celles du droit naturel. Ces

questions se ressemblent, couvrant cependant d'autres champs.

On y parle pourtant peu de liberté car la liberté ne peut être un

dehors, au plus une abstraction, ce que Gilles Deleuze abhorre.

L'essentiel est bien plutôt dans sa lutte systématique contre tout

ce qui diminue, réduit, avilit, contre donc toute forme oppres-

sante de subjectivation dans les réseaux qu'elle peut imposer. Si

son œuvre est pensée, celle-ci s'est souvent montrée action.

Page 7: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

Gilles Deleuze fut dissident polonais, fumeur de Marie-Jeanne,

résistant salvadorien\ Là, chaque fois qu'une minorité,

authentiquement face à un réseau, tenta d'exprimer l'essence de

son existence. C'est ce que certains appellent de la subversion

tant ils appartiennent eux-mêmes à des mécanismes de pouvoir.

Nous dirons plutôt qu'il s'agit là de mouvements a-subjectifs

produits par la pensée en dehors de l'imposition d'un sens en

cours. Bien sûr, Gilles Deleuze est subversif comme peut l'être

la Nature dans le régime différentiel qu'elle établit. N'est

subversif que ce qui s'exprime à travers un système reçu. Son

œuvre rouvre l'ère de la philosophie de la Nature, comme si le

kantisme ne fut qu'un orage sur l'histoire de la pensée. Chaque

pensée, chaque réflexion rétablit la Nature dans sa mouvance,

dans ses connexions, dans ses différences. Le devenir contre la

conscience, en dehors de la conscience.

Ainsi, le travail de Gilles Deleuze évite de donner la raison du

monde au profit des conditions de son fonctionnement. Il ne

peut y avoir alors une seule formule qui les résumerait toutes

comme essence. Mais bien plutôt différents plans qui, dans leurs

enchevêtrements, se meuvent un peu comme des machines, ou

les rouages d'une même machine. Machines désirantes.

L'imivocité, l'immanence et le transcendantal ne s'opposent pas

mais se chevauchent, se coordonnent, chacun selon son mode et

' Voir la bibliographie réalisée par Timothy Murphy, Appeh et pétitions signés par Deleiize, in (Internet) : http ://www.deleuze.fT.st

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son amplitude." Il ne peut y avoir d'opposition entre ses

dimensions du réel, et encore moins un choix à y opérer. Le

transcendantal crée l'immanence qui s'unit à l'univocité. Trois

plans, ou trois réseaux, dont les spécificités et ressemblances

forment la condition du monde. Hétérogènes mais si contigus,

ces plans forment un même ensemble comme univocité, mais

aussi comme immanence à laquelle tout se rapporte. Courent

sur ces plans des figures qui viemient les cadencer, les régir, ou

les émanciper. Nous avons toujours évité de voir, dans le travail

de Gilles Deleuze, l'occasion d'oppositions, antinomies. Bien

plus riche que ces dichotomies, la relation qui se découvre alors

autorise l'établissement, ou le surgissement, de l'événement, et

de l'événement de la pensée. Cet événement est alors ontologie,

et il n'y a de réelle philosophie qu'ontologique. L'ontologie est

un entrelacement.

Il n'y a pas de philosophie par Gilles Deleuze, mais un travail

plus vaste, plus proche et plus étranger que toutes ies

philosophies. La sienne ne peut se comprendre que par des

parties, toujours hétérogènes, elles-mêmes comme des plateaux,

comme des plans. On ne peut pas, sans déraisonner, prétendre à

la résumer. Et en même temps, c'est par cette indépendance,

que nous laisserons au propos, qu'il pourra le mieux se montrer,

se laisser approcher.

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Chapitre 1.

Immanence : Spinoza, Anaximandre .

Gilles Deleuze ne peut concevoir le champ transcendantal que

dénué d'une conscience qui viendrait l'asservir. Au contraire de

Kant, la conscience ne constitue pour Gilles Deleuze, dans le

champ transcendantal, qu'un des nombreux éléments le

peuplant. La spécificité de cette conception réside dans le point

où le transcendantal n'est plus ainsi le moyen de réfléchir

métaphysiquement les concepts fondant le monde. Le

transcendantal ne transcende plus le sensible^ l'ar l'absence de

la conscience, par l'annulation de sa suprématie, surgit un autre

rapport entre le transcendantal et le donné qui est celui

d'immanence. Ce n'est qu'à la condition que la conscience soit

hors d'effet que les éléments du transcendantal peuvent être

immanents à la réalité, qu'ils peuvent s'actualiser en elle\ La

critique, sur ce sujet, qu'adressera Deleuze à Kant est que son

transcendantal est calqué sur les formes du sensible. Cela veut

dire que le sensible, par l'omniprésence de la conscience, n'a

plus les moyens d'être un élément différentiel ou, autrement,

qu'il n'a plus les moyens d'authentiquement s'actualiser. Cela

parce qu'il est transcendé par le transcendantal. C'est parce que

^ Gilles Deleuze, L'immanence : une vie., in Philosophie n°47. Les j Éditions de Minuit, 1995, p. 4. Désormais : lUV. ^

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la conscience transcende la conscience de ¡'objet que celui ne

peut plus s'actualiser que par les formes qui lui sont dictées par

la transcendance de la conscience. Cette transcendance impose à

la fonne une représentation exacte de ce que la conscience de

l'objet est. Ainsi, transcendantal et donné sont identiquement

les mêmes. En effet, un élément transcendé ne peut se

développer que corrélativement à ce qui le transcende. La

transcendance ne peut admettre, par elle, l'avènement d'un

aspect différentiel. Cette differentiation ne peut s'opérer que par

l'immanence.

L'immanence est l'ensemble de ce qui est commun à

différents ensembles. Nous pouvons dire, par exemple, ia forme

est immanente à tout objet. À ce moment, l'immanence est le

prédicat de l'objet. Parallèlement, ce qui est immanent devient

une modalité de l'objet : tout objet a une forme, mais toutes les

formes de l'objet sont différentes. À ce stade, l'immanence reste

immanente à la chose, elle n'en constitue que la modalité, une

expression sensible lui permettant d'exister dans ses formes.

Nous restons encore à ce point dans une hiérarchie, c'est-à-dire

dans une transcendance de la constitution du sensible.

L'immanence n'est que l'expression de l'objet. Nous sonunes

toujours là au moment de la reproduction du même, à

l'analogie. Si nous pouvons nous le pennettre, nous dirons que

l'immanence est transcendée par la conscience, elle ne

'IUV,4

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s'exprime pas en tant qu'immanence mais comme immanent à*.

La conscience, au sein du transcendantal. dicte la représentation

qui lui est adéquate, mais ce n'est nullement une connaissance

adéquate telle qu'on peut la voir chez Spinoza' Il s'agit

seulement des moyens que se donne la conscience à se

représenter un réel. L'immanence ne sert alors que la

conscience dans le monde qu'elle se représente et non le monde

tel qu'il se produit.

Si alors, nous retirons à la conscience la puissance qu'elle a au

sein du transcendantal, les éléments la constituant deviennent

alors libres. Cela veut dire que leur actualisation n'est plus

régulée par une représentation que se fait la conscience, que

cette actualisation se déroulera selon d'autres processus que

l'imposait l'hégémonie de la conscience. Lorsque Deleuze dit

«Quand le sujet et l'objet, qui tombent hors du plan

d'immanence cela signifie une distinction entre le plan

d'immanence, ou champ transcendantal sans conscience, et

l'actualisation de cet élément, le sensible. Il y a donc ainsi une

différence entre l'élément transcendantal et l'élément sensible

engendré par son actualisation. Mais en même temps, cet

élément ne cesse d'appartenir, en s'actualisant, au plan

d'immanence. Il est à la fois le même et le différent, et pas

' Voir sur les trois genres de connaissance chez Spinoza ; Gilles Deleuze, Immortalité et éternité, Gallimard, collection A voix haute, 2 cd. 2001. Désormais : Œ.

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seulement le même comme le pensai! Kant, Il ne peut être

seulement le même que par la transcendance. Par contre, par

l'immanence, il ne cesse d'entretenir une interaction, et non

d'être subordonné, au plan d'immanence. Cela, parce qu'il

provient de l'immanence, qu'il est son actualisation. Le sensible

continue d'être une immanence, mais cette fois, actualisée. Ce

n'est plus un élément, une qualité ou une forme qui est

immanente au sujet ou à l'objet mais bien l'immanence qui

s'exprime sous d'autres modalités, créant ainsi le sensible. Il ne

s'agit plus d'une immanence à mais d'une immanence ptite ;

l'immanence ne renvoie plus à autre chose qu'elle-même^.

L'immanence n'est plus transcendée par une conscience qui lui

serait supérieure, mais au contraire permet à la conscience une

existence transcendantale et aussi réelle.

Ce qui permet à l'immanence une actualisation est son rapport

avec les autres éléments du réel. Nous pouvons voir, à la

lumière de Spinoza, conmient l'immanence peut s'actualiser

dans une réalité. Si nous concevons l'actualisation des essences

chez Spinoza, celles-ci ne s'actualisent que par le contact, ou

rapport, de ses parties extensives avec d'autres parties. C'est le

choc entre ses parties qui en pennet le développement, c'est-à-

dire l'avènement de la puissance de l'essence. Une essence est

' Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu 'esi-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991, p,49. Désormais : QP,

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une puissance, comme peut l'être l'immanence®, et les parties

extensives de l'immanence sont évidemment l'objet et le sujet

sur le plan d'immanence. Lorsque l'objet et le sujet tombent

hors du plan, cela veut dire que ces parties extensives de

l'immanence - ou de l'essence - sont en confrontation avec les

éléments du réel. Ils instaurent avec eux des rapports qui

permettent à l'immanence une existence. Ici aussi nous voyons

que l'immanence n'appartient pas à quelque chose qui en

permettrait l'existence mais que, au contraire, c'est l'existence

de l'immanence qui autorise la concrétisation des éléments.

C'est en cela que l'être de Spinoza est étemel. Son essence n'est

en rien transcendante, du sujet ou de l'objet. Au contraire, cet

essence est l'immanence pure qui par les rapports

qu'entretiennent ses parties extensives avec d'autres lui

autorisent une existence. Cette essence, au contraire de ce que la

philosophie a pu lui donner comme définition, est singulière,

c'esl-à-dire, comme nous le venons, intrinsèquement

différentielle. Mais c'est aussi parce que l'essence de l'être est

l'immanence pure que le système de Spinoza repose sur

l'univocité.

Nous dirons que dans la philosophie spinoziste l'essence est

l'immanence de la substance. L'essence n'est en rien

subordonnée à l'existence et, par conséquent, aux attributs qui

l'expriment, même si l'essence n'est exprimable que par ses

'IE.

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attributs. Cela parce que l'essence est une partie intensive de la

substance et non, comme les attributs, une partie extensive.

Ainsi, la mort ne veut pas dire que l'essence s'éteint. Ce qui

disparaît, c'est la substance et les attributs de cette essence,

mais jamais l'essence elle-même''. Ce qui veut dire que

l'essence est l'immanence de la substance, Elle n'est pas

immanente à la substance mais en réalise l'immanence. En

même temps, l'essence de l'être est une puissance, d'affecter ou

d'être affectée. Cette puissance d'affectation réside dans les

attributs de la substance, dans ces parties extensives dans leurs

rapports avec d'autres parties du même tj'pe'". Ces rapports,

même s'ils sont issus des parties extensives rencontrant d'autres

parties extensives étrangères, n'en restent pas moins distincts de

ces parties. Et si la mort impose la disparition de la substance et

des attributs, ces rapports, parce qu'ils sont distincts des

attributs, n'en restent pas moins, comme l'essence, en vigueur.

Lorsque cette essence perd ses attributs, et il est nécessaire,

inévitable, que par la mort elle arrive à les perdre, cette essence

devient passive, partie intensive sans expression. Il n'empêche

qu'elle reste, par l'effet de ses parties extensives, une

immanence pure malgré la disparition de celles-ci.

Tout le système de Spinoza, reposant sur la triade essence,

substance et attributs, est une des formes les plus spécifiques de

^ Loc. cil.

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l'univocité. Effectivement, l'essence contenue dans la substance

ne lui appartient pas. Elle y réside ou y habite, l.a substance, par

ses attributs, lui donne seulement le moyen d'une expression".

Mais, d'un autre côté, il ne peut y avoir de substance sans

essence, tandis que, passivement, il peut exister une essence

sans substance. L'essence est bien l'incarnation du Un, qui,

dans chacune de ses expressions - attributs de la substance - se

montre différemment. Ainsi, le Un ne peut se concevoir sans

une infinité d'expressions différentielles. Cette expression du

Un, ou essence, c'est-à-dire les rapports qu'entretiennent les

parties extensives se trouvant dans im ordre de composition ou

de décomposition de ces parties, tout cela se déroule en dehors

d'une conscience capable de comprendre et de connaître la

complexité de ces rapports. Ce qui crée les connaissances

inadéquates^^. Une connaissance adéquate est constituée par

l'appréhension, par la conscience de ces rapports".

Spinoza décèle trois genres de connaissance : le premier genre

est définit par un choc, une incompréhension des parties

extensives entre elles. Ces parties en rencontrent d'autres mais

restent dans l'impossibilité d'établir un rapport". Cela se trouve

Gilles Deleuze, Spinoza ou Je problème de l'expression. Les Éditions de Minuit. 1968, pp. 21 et suivantes, Désormais : SPE. " Loc. cit.

Gilles Deleuze. Spinoza, philosophie pratique, Les Éditions de Minuit, 1981, p.30. Désomiais : SPP.

Œ. Spinoza, Ethique, 11, 40. SPP, 80.

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IS

par exemple dans le cas d'une apparence trompeuse. Une appa-

rence se comprend comme l'impossibilité d'établir un rapport

entre tes parties réelles d'un objet, ou d'une situation, et celle de

l'être qui est en présence (qui les perçoit). Ce t>pe de situation

n'engendre qu'un choc entre les parties sans y créer un rapport.

La conscience est présente dans ce premier genre de

connaissance. La conscience n'est présente que dans les parties

extensives, c'est-à-dire par les attributs qui eux-mêmes sont

l'expression de l'essence. Le niveau de conscience se limite ici

à ce qui est donné, ou perçu, sans jamais atteindre l'essence des

choses. Cependant, plus rarement, ta conscience peut

comprendre le deuxième genre de connaissance. Celui-ci se

situe au niveau des rapports qui s'établissent entre les parties

extensives, dans le rapport, par exemple, qu'entretient le corps

avec un élément. Tout corps, toute substance entretiennent une

infinité de rapports avec tous les éléments. Inévitablement, ces

rapports se déroulent en termes de composition et de

décomposition'^ Que la conscience puisse appréhender ces

rapports est déjà beaucoup plus rare, car il s'agit là de

comprendre la cause et non seulement, comme dans te premier

genre de connaissance, de subir les effets. Mais la conscience

peut en être affectée car en tant que parties extensives, elle peut

être capable de suivre, d'être affectée par ces rapports. Ainsi, la

conscience peut avoir ta puissance d'être affectée par le réel,

•Œ.

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dans les rapports qui le constituent. Cela à condition qu'elle

puisse quitter le premier genre de connaissance, c'est-à-dire

quitter Tordre de l'apparence de ce qu'elle perçoit. Mais qu'elle

appartienne au premier ou au deuxième genre de connaissance,

elle reste, malgré sa puissance d'être affectée, une partie

extensive, c'est-à-dire subissant l'ordre des rapports plutôt que

d'en connaître l'essence. Connaître l'essence des choses, de soi

et de Dieu, est ce qui correspond au troisième genre de

connaissance. La conscience alors a la puissance de réfléchir les

essences constitutives du réel, à commencer par Dieu lui-même,

ainsi que les essences dont il est l'initiateur. Ce que permet ce

troisième genre de connaissance est que Dieu s'investisse en

nous, et à nous, par ce troisième genre, d'agir en sorte que nous

soyons investis par Dieu, « que ces idées telles qu'elles sont en

Dieu se réfléchissent en nous Là, seulement, la conscience a

les moyens de connaître les essences.

Une essence est d'abord une puissance, celle d'affecter".

Cette puissance d'affecter crée la substance et s'exprime par les

attributs. Aussi, elle affecte la conscience, seulement si celle-ci

a atteint le troisième genre de connaissance, c'est-à-dire si elle a

su dépasser l'ordre des apparences et a su être capable de

comprendre intrinsèquement l'infinité des rapports en cours

pour atteindre l'essence. Sinon la conscience en reste seulement

SPE, 84. '^lE.

Page 18: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

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au stade des rapports avec lesquels elle conçoit une

connaissance (premier et deuxième genre). C'est ainsi que « la

quantité de puissance fait appel à la conscience Il y a donc

un moyen, même s'il est rare et difficile, que la conscience

puisse connaître les essences, et donc Dieu, c'est-à-dire d'être

affecté par lui, par les essences. Si le deuxième genre de

connaissance s'établit selon le rapport qu'entretiennent les

parties extensives, le troisième genre touche alors les parties

intensives. C'est un rapport qui s'établit entre la conscience et

ces parties intensives. Nous voyons alors un changement de

composition de la conscience : dans le deuxième genre, elle

restait dans l'ordre des rapports des parties extensives, c'est-à-

dire qu'elle n'était encore qu'une entité ou conscience

subject!vée, finie, face à l'infinité des rapports des parties. Mais

dès le moment o£i elle a la puissance d'être affectée par les

essences, et donc par Dieu, elle cesse d'être une conscience

subjectivée, elle perd sa finitude pour atteindre cette puissance

d'affecter qui définit les essences. Autrement dit, c'est le

moment où la conscience atteint Dieu. Dans ce moment, elle

devient une conscience partout diffuse, la conscience devient

immanente à la substance et, même mieux, elle devient pure

immanence. Cette immanence de la conscience infmie n'est

autre que l'éternité, c'est-à-dire la persistance d'un rapport au-

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delà des parties qui l'ont fait naître'^. Il y a une double éternité

donc, celle de ces rapports restant au-delà de leur terme et celle

de l'essence qui, même sans substance et sans attribut et donc

après la mort, reste en vigueur, alors passivement'". Cette

conscience, ayant atteint l'infinité de Dieu, est immanente à tout

ce qui est ainsi étemel, l'essence et les rapports.

Cette conscience partout diffuse n'est autre que la pensée

absolue. Une pensée, selon Spinoza, est une idée qui se

réfléchit, l'idée d'une idée"'. Ainsi, l'idée est le mode premier

de la conscience'^ Et ce sont, bien évidemment, les idées qui

constituent les genres de connaissance. Ainsi, l'être qui a des

idées inadéquates reste dans le premier genre de connaissance.

Comme nous le savons, une idée inadéquate est formée sur le

choc des parties extensives sans en déceler le rapport, c'est-à-

dire qu'elle se crée sur l'apparence. C'est une idée inadéquate

ou contingente. La production de ce type d'idée réalise l'être

seulement comme fini. Effectivement, s'il produit une idée

inadéquate, celle-ci se fonde sur une contingence des parties

sans pouvoir distinguer le rapport qu'elles entretiennent en

dehors de l'apparence. Ces idées limitent l'être dans sa

connaissance. Il est par conséquent un être fini. S'il est fini,

c'est parce qu'il a des idées limitées et, si ces idées sont

"IE. ^"Loc.cil. " Spinoza. Éthique. II. 21.

SPP, 82.

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limitées, cela veut-dire qu'elles ont un mouvement fini à une

vitesse limitée. Ajoutons que pour les choses créées, Spinoza

conçoit une vitesse illimitée entre les parties qui les

composent*^. Ces parties, par leur mouvement illimité, réalisent

la durée '*. Spinoza crée donc un lien entre vitesse et durée.

Spinoza marque une différence entre l'objet et celui qui le

perçoit. Ce n'est pas parce que l'être fini, par le premier genre

de connaissance, détient une idée limitée (par son mouvement)

que les choses créées subissent le même régime. Il y a une

difïérence intrinsèque entre la vitesse des mouvements de la

chose et celle de la pensée issue de l'idée inadéquate.

Lorsque l'être atteint le deuxième genre de connaissance,

l'idée qu'il réfléchit, et qui incame donc sa conscience, sait se

glisser dans le rapport entre les parties extensives des choses.

C'est une idée qui se glisse, ou se reflète, dans ces rapports et

qui agit, ou se meut, à la même vitesse que ces parties. Elle

devient alors une idée adéquate. Cette idée appartient encore à

la conscience et la fonne conjointement à la réalité des choses et

non plus à leur apparence. Cette idée appartient déjà

authentiquement. parce qu'elle est adéquate, au monde de la

pensée. Mais ce deuxième genre de coimaissance entretient les

notions communes (ou idée adéquate), c'est-à-dire ce qu'il y a

^ Spinoza, op. cit, II. 3. Spinoza, Principe de la philosophie de Monsieur Descartes,

G-F Flamniarion, 1964, Œuvre 1,2" partie, proposition XI, p.299. Spinoza, Pensées métaphysiques, op. cit., 1964, p.350.

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de commun entre les choses et les êtres dans leur rapport.

L'idée adéquate révèle à la conscience le monde des choses

mais pas encore celui de Dieu.

Le troisième genre de connaissance permettra de provoquer

les formes communes, ce qu'il y a de commun dans les

essences*'. Elle atteint une vitesse infinie et un mouvement

pennanent. Mais elle habite la conscience plus qu'elle ne la

forme, Là est peut-être la différence la plus singulière entre le

premier et le deuxième genre de connaissance : dans le

deuxième, la pensée vient occuper la conscience et la hisse aux

formes de la pensée. Ce sont les idées adéquates. Elle n'est pas,

au contraire du premier genre, une production de la conscience.

Dans le deuxième genre, et à raison dans le troisième, la

conscience appartient bien plus à la pensée qu'elle ne la produit.

Et plus l'être est habité par le troisième genre, plus sa

conscience devient pensée, appartient à la pensée. Il n'y a que le

premier genre qui puisse produire la pensée, petitement, par

rapport à une simple et innocente perception. Et plus la

conscience se perfectionne, plus elle appartient à la pensée, et

moins la pensée lui appartient.

Appartenir à la pensée est la singularité de la conscience

proche de Dieu. Proche de Dieu veut dire recevoir une pensée

immiscée dans les rapports entre les parties extensives de l'être

" SPP, 129. Spinoza. Ethique, V, 10.

Page 22: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

24

et des choses et les essences, c'est être affecté par les essences,

essences de mode, essences de substance. Cette puissance

d'affecter n'est autre que les essences singulières, c'est-à-dire

Dieu. Ainsi, par la pensée constituant le troisième genre de

connaissance, l'être peut avoir conscience des parties intensives,

c'est-à-dire Dieu. Ce type de pensée, par sa singularité, change

de statut par rapport à l'idée créant les deux autres genres. Celle

du premier genre est une pensée finie par un mouvement et une

durée finie, tandis que celle du deuxième répond à la vitesse et

au mouvement des rapports des choses dans lesquels elle

immisce, donc une vitesse illimitée participant à la réalisation

du temps spinoziste. Le deuxième genre contemple les choses

créées, alors que le troisième genre contemple, dans la

béatitude, la création de Dieu^^. On voit ici la transmutation

opérée par la pensée fondant les deuxième et troisième genres.

Le deuxième est encore à la surface des choses, tandis que le

troisième les pénètre et appréhende l'essence de ces choses et

entre en relation avec Dieu. Le deuxième conçoit par cela la

durée alors que le troisième appréhende le temps. La durée est

créée par le mouvement de la chose, et cette durée s'inscrit par

la longévité de ce mouvement. Il y a donc autant de durées qu'il

n'y a de choses". C'est ce que perçoit la conscience de l'être

par le deuxième genre de connaissance. L'ensemble de ces

^ Spinoza, Pensées métapiwsiques, op. cil., 1964, p.382. ^ Loc. cit.

Page 23: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

25

durées est ce qui réalise le temps. Ces durées ne se réalisent pas

d'elles-mêmes, elles constituent un des modes de ta substance.

En tant que mode, elle répond à une essence qui est Dieu^®.

Effectivement, le mouvement est celui de la matière qui,

composé de parties à l'intïni, a une infinité de mouvements et

donc de durées en elle. Mais ces parties sont réalisées par les

modes des attributs de cette substance, c'est-à-dire à la fois par

l'essence de la substance, mais aussi par l'essence des modes.

Ainsi, les durées, par leur mouvement, répondent aux essences.

Et, comme nous le disions, le temps est l'ensemble de ces

durées, et en tant qu'ensemble et les dominant toutes, le temps

est l'essence de chaque durée. Celles-ci sont le mode d'une

substance. Dieu est l'essence des durées, ou il est le temps, et

c'est ainsi que Spinoza crée une distinction entre la durée des

choses créées et le temps créateur^^.

Nous reconnaissons, dit Spinoza, deux attributs de Dieu,

même s'il en possède une infinité : la pensée et l'étendue^".

Cela semble constituer principalement les deux parties d'un

tout qui s'entremêlent : le degré physique et le degré

métaphysique du monde. Mais il est clair que Spinoza ne crée

pas par cela une transcendance. La pensée est dans la cons-

cience, de même les essences ne peuvent s'exprimer que par les

^^ Loc. cit. " Loc. cit.

Spinoza, Le Court Traité. op. cit., 1964, p. 76. SPP, 103.

Page 24: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

26

modes des substances. La pensée est donc un attribut de Dieu

mais ce n'est qu'un des attributs qui nous apparaît le mieux.

Ainsi, lorsque la conscience a, par l'idée, une pensée, elle se

rapproche de Dieu. Inversement, lorsque avec le troisième genre

de connaissance, la conscience appartient à la pensée, qu'elle ne

possède plus la pensée, l'être alors lui appartient

authentiquement. C'est là la grande transmutation de ta pensée,

entre le deuxième et le troisième genre de connaissance : ia

pensée n'appartient plus à la conscience mais la possède,

La pensée, par Spinoza, détient une vitesse infmie". La cons-

cience appartenant, par le troisième genre à la pensée, détient

alors, à son tour, cette vitesse infinie. Cela veut dire que la

conscience quitte son statut de fmitude, elle cesse d'être la

conscience subjectivée d'un être fini, pour atteindre la vitesse

infinie de la pensée, pour rejoindre un des attributs de Dieu. Par

la pensée, nous pouvons voir une désubjectivation de la

conscience quittant le monde des représentations (premier genre

de connaissance) et celui des rapports entre les choses

(deuxième genre de connaissance) pour atteindre Dieu dans ses

attributs, à travers ses essences (troisième genre de

connaissance). Cette conscience désubjectivée est véritablement

une conscience immédiate absolue^^, appartenant à

l'immanence de la pensée. Dans le deuxième genre, la pensée

" QP, 38. ^ njv, 4

Page 25: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

27

appartient encore à la conscience, elle est immanente, par l'idée,

aux formes de la conscience. Mais avec le troisième genre, la

pensée n'est plus immanente à, mais n'est plus immanente qu'à

elle-même, une pure immanence. La conscience devient alors

un élément de cette immanence pure ou. pour le dire avec Gilles

Deleuze, un élément sur le plan d'immanence^^ La conscience

ne détient plus l'immanence, elle devient elle-même un élément

lui appartenant. Elle en adopte la vitesse, la vitesse infinie de la

pensée. Car l'immanence pure n'est rien d'autre que la pensée,

peuplant le plan d'immanence de concepts^''.

Ce n'est pas que l'immanence forme un plan, mais, plus

justement, elle est reçue par un plan qui lui permet de devenir

pure. Il y a par le plan un caractère sélectif qui lui autorise une

pleine activité au sein de l'immanence^', Évidenunent, il n'y a

pas que le penser qui est immanent. Les états de choses, les

caractères et qualités des choses le sont tout autant. Mais tous

ces éléments sont incapables de former une immanence pure

même si d'eux pourront naître également des concepts, à

condition de savoir en retirer l'événement qui les alimente^^. La

forme est immanente aux choses, mais il faudra toujours une

chose pour que la forme puisse se produire. Il peut bien y avoir

un type de forme en-soi mais qui, intrinsèquement, soumettra

" Loc. cit. ^••QP, 38 " QP, 53. " Loc. cit.

Page 26: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

28

avec elle l'idée d'une chose. Seul le penser a la faculté de ne

répondre qu'à lui-même, de créer une inmianence pure. Le

penser, et plus que la pensée qui, nécessairement, doit

accompagner une conscience qui la pense. Le penser, et c'est en

cela qu'il trouve son immanence, est constitué autant du pensé

que du non-pensé". La pensée est même ce qui détruit le penser

dans son immanence. La pensée cherchera toujours à lui

insuffler une transcendance à la conscience qui la produit, ou à

la rendre immanente à. La pensée interprète ce qu'elle ne peut

atteindre, un peu comme chez Spinoza, la différence entre le

premier genre et les autres genres de connaissance. Car ce que

la pensée ne peut atteindre, elle tente de le posséder par des

formes modifiées, détériorées^®. Le penser est alors perçu par la

pensée comme transcendant, forme inatteignable de la

réalisation du réel. Spinoza fut le premier grand penseur à

comprendre le penser comme immanence pure, c'est-à-dire

comme essences singulières à l'origine de la création des

choses. Avec Spinoza, ces essences, bien qu'originaires, ne

cessent de s'exprimer et, en s'exprimant, créent les choses du

réel. Les essences, et Dieu comme essence de ces essences, sont

alors l'immanence s'exprimant en créant le réel.

Ce que la pensée ne peut concevoir parce qu'elle est enfermée

dans les formes du sensible, c'est la part de non-pensé dans le

" QP, 59. QP, 52.

Page 27: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

29

penser. Toute pensée veut le vrai et dans toutes ses instances le

recherche activement. Ce n'est pas que le noii-pensé représente

la valeur du faux, ou une négativité spécifiée. Le non-pensé est

la possibilité de l'impossibie^^. On ne confondra pas le possible

dans le réel et cette possibilité de l'impossible. Cet impossible

ne l'est que pour la pensée mais pas pour le penser car il est,

partiellement, composé par lui. Le penser est un mélange

indissoluble du pensé et du non-pensé, « L'aller-retour inces-

sant du plan, le mouvement infini. V Chacun de ces éléments

donne une puissance à l'autre et permet au plan d'accueillir

seulement l'immanence pure. Cela parce que l'immanence pure

ne répond pas à une autre définition : elle est la somme du pensé

et du non-pensé. Elle est l'intimité comme dehors, un dehors et

un dedans de la pensée". La possibilité de l'impossible est la

part de non-pensé dans la pensée qu'elle ne sait, dans la

conscience, appréhender. Cette part est alors niée par elle et, par

cette négation, la pensée de la conscience se refuse l'accès à

l'immanence pure. Ainsi, par ce refus, elle se sentira toujours

obligée de transcender, c'est-à-dire de n'accepter que ce qui

paraît vrai et jamais les formes impensées de cette vérité (ce qui

en changerait profondément le statut).

Il y a donc toujours un principe sélectif qui opère, que ce soit

dans Tordre de la pensée, et donc des choses réelles, comme au

QP, 59. Loc. cit.

Page 28: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

30

niveau du plan d'immanence. Mais l'un et l'autre refusent ce

que reconnaît l'autre. Le plan sélectionne les états de choses, les

caractères et qualités des choses, tout ce qui ne porte pas

intrinsèquement une part de non-pensé. tout ce qui ne veut

porter que le vrai. Si nous pouvons faire un parallèle avec

Spinoza, nous dirons que le plan d'immanence, ou l'ensemble

des essences singulières, refuse les idées inadéquates.

Inversement, la pensée rejette, en la transcendant, la non-

pensée. Cette non-pensée, parce qu'elle est inappréhendable par

la pensée, est refoulée comme transcendance. Elle reste

inappréhendable parce que la pensée ne peut se détacher du

monde sensible qu'elle perçoit, même si elle peut concevoir le

rapport entre les choses (deuxième genre de coimaissance) sans

jamais atteindre le non-pensé qui lui permettrait de devenir

immanence (troisième genre de connaissance). Mais il ne peut

s'agir ici d'une opposition entre l'immanence (le penser) el la

pensée. Cela parce que l'immanence contient la pensée conmie

un de ses éléments constituants. L'immanence est le mélange

indémaillable de la pensée et du non-pensé et par cela,

possédera toujours la production de la conscience comme

réflexion d'une idée. Une pensée n'est qu'un des éléments du

penser, de l'immanence pure, tandis que la pensée ne contient

qu'elle-même par une perception des choses. Le plan

" Loc. cit.

Page 29: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

31

d'immanence devient alors un Un-tout illimité''\ une image de

la Pensée-Être''^

Le non-pensé est un ensemble d'affecis. On ne confondra pas

une affection et un affect. Pleurer ou faire pleurer est une

production d'affection, tandis que le sourire d'un personnage

d'un tableau est un affect. Un affect est la production d'une

chose qui s'en détache pour devenir indépendante, pour être un

bloc de sensations''\ Le sourire persistant n'appartient plus au

modèle du peintre. Ce sourire lui persiste, quelquefois bien

longtemps après sa mort, jusqu'à ce que l'œuvre, à son tour,

disparaisse. Il y a donc une autonomie de l'affect. L'affect,

parce qu'il est précisément affect, ne peut être confondu avec la

pensée.

La pensée de la conscience reste immanente à la conscience

sans jamais s'en défaire. L'affect est bien plutôt un mode, dans

le sens spinoziste, ce qui veut dire l'expression d'une essence.

Comme le mode, l'affect est le passage d'un degré de

perfection, c'est-à-dire de puissance, vers un autre plus grand'''.

En cela, l'affect se trouve très principalement produit par

l'œuvre d'art. Effectivement, là se trouve, dans ce passage à une

perfection plus grande, toute la possibilité de l'art. Tout ce qui

se comporte comme artiste tend au même passage de perfection.

QP,.64. QP,I54 et suivantes. SPP, 1981, p. 69.

Page 30: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

32

comme, par exemple, le philosophe-artiste de Nietzsche. Seul

l'art a cette puissance, par les affects qu'il crée, d'élever l'être à

une énième puissance. Ces affects, dans la puissance qu'ils

recèlent, distinguables de la pensée, sont la part de non-pensée

dans la i>ensée. Affecter et penser semblent les deux faces du

plan d'immanence, comme peuvent l'être Pensée et Nature. La

Nature donne une matière à l'être tandis que la pensée s'établit

en image'**. Aussi, la pensée ne devient immanence que

lorsqu'elle est rejointe, sur le plan, par l'affect, la non-pensée.

L'affect n'appartient plus à la chose, il devient autonome

laissant la chose à son devenir. Ainsi, l'affect échappe à la

pensée de la conscience, la pensée immanente à la conscience,

celle du premier genre de connaissance. Au plus, elle peut lui

apparaître comme héccéité, individuation sans fonne, se

montrant dans l'ombre de la conscience'*'. Quittant la

conscience, l'affect accompagne, ou habite, la pensée pour

mieux la transfigurer. Par la non-pensée, donc par l'affect, la

pensée n'est plus celle de la conscience à la recherche du vrai.

Ensemble, elles forment le penser, la pensée-immanence,

l'essence des essences. Le penser alors devient authentiquement

un Etre-pensée. Mais loin d'être une abstraction, ces deux pôles

QP, 46. Voir infi-a.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Afille plateaux. Les Éditions de Minuit, 1981, pp. 318 et suivantes. Désomiais : MP.

Page 31: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

33

du plan d'immanence réalisent le réel, autant qu'il est réalisé

par lui.

Sur le plan d'immanence, la pensée devient concept, alors que

la non-pensée est affect. Ce sont les concepts qui occupent en

droit le plan d'immanence, mais sans les affects, comme nous

l'avons vu, ils ne sauraient être opératoires. Le concept n'est en

rien une abstraction. Il crée le monde, il est à l'origine de toutes

les déterminations du réel. Le bord du plan d'immanence réalise

un horizon, mais celui-ci n'est pas une limite, mais plutôt une

ligne de passage pennettant une complète interaction entre

l'immanence et le réel. Ainsi, le monde est l'effectuation des

concepts. Une chose ne peut exister sans un concept qui la

définit, diversement, un concept sans production n'est qu'une

abstraction. Cette chose produite est un attribut du concept. Et,

en tant qu'attribut, se manifeste par des modes. Ces modes sont

les affects ou bloc de sensations qui se détachent de la chose

pour une autonomie. C'est le degré artiste de la chose, c'est ce

qui permet un degré de perfection, de puissance, plus grand.

Si l'affect est similaire à l'idée adéquate spinoziste, il est

indissociable du rapport dans lequel il s'immisce. C'est parce

qu'il doit nécessairement appartenir à ce rapport que le

deuxième genre de connaissance existe, et qu'il est si difficile

de rejoindre le troisième genre, à savoir atteindre les essences.

Le système spinoziste est réalisé sur la filiation, sur le don

potentiel de l'être à se glisser dans les rapports. Tandis que

Page 32: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

34

l'afiect deteuzien est plus aérien, il ne s'insère pas dans un

régime de filiation, dans un réseau généalogique, mais plutôt sur

l'activité spécifique des mouvements. L'idée adéquate va aux

essences singulières, mais ne peut le faire que par les modes de

la substance. Il y a donc un sens du rapport. L'affect deleuzien

est immanent potentiellement à tout être, avant de devenir

immanence. Le rapport que représente l'idée adéquate est

l'expression d'un rapport spécifique entre deux choses comme,

par exemple, le jaune et le rouge créant un troisième élément

qui en est le rapport en tant que orange. Cette idée adéquate ne

peut correspondre qu'à ce rapport, même si, en tant qu'affect,

comme nous te verrons, elle délient une durée dépassant les

deux éléments qu'elle exprime. L'affect deleuzien ne reste pas

cloisonné par les éléments qu'il manifeste. Au contraire, c'est

en se détachant d'eux qu'il acquiert sa véritable spécificité. Et

se séparant de la chose dont il est l'expression, l'affect rejoint la

pensée sur le plan d'immanence, afin que le concept (pensée) et

l'affect lui-même (non-pensée) puissent réaliser une immanence

pure.

Lorsque Pierre KIossowski montre Gilles Deleuze

introduisant dans l'enseignement l'inenseignable dans son

travail, il nous semble voir la participation du non-pensé dans ce

qui est pensé, ici l'enseignement même'"'. L'inenseignable est,

Pierre KIossowski, Digression à partir d'un portrait apocryphe, in Giììes Deleuze, Arc, n''49, 1972, p, 31 et suivantes.

Page 33: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

35

pour KIossowski. rapparîtion, au sein du cours deleuzien, du

simulacre. Cette opération a pour but «la liquidation du

principe d'identité à tous les niveaux de la connaissance, à tous

les niveata de l'existence Face à l'enseignement, le

simulacre paraît être un art du faux, contredisant les structures

qui régissent la connaissance. Mais, en même temps, le

simulacre est l'expérimentation même, l'élément différentiel au

sein des structures catégorielles. Le simulacre est-il une science

fiction immanente à toute fonne de pensée (comme peut l'être

l'affect) ? Ou alors, inversement, si le simulacre est

expérimentation et, par conséquent, peut-être l'authenticité de la

connaissance, n'est-il pas la seule part véritable de

l'enseignement, et de toutes les formes de la science?

L'expérimentation ne peut se réaliser qu'en dehors de l'Histoire

et, ce qui s'enseigne selon les structures de la connaissance est

uniquement de l'histoire'" (celle de la science, de la

philosophie, ou celle d'aujourd'hui). Comme nous le verrons,

l'Histoire ne peut concevoir le réel que dans sa succession. Elle

se déroule, ou se réfléchit, toujours en dehors de ce qui est

immanent aux événements, en dehors d'une immanence qui les

constitue. L'inenseignable au sein de l'enseignement est un

simulacre comme irruption d'une immanence dans le réel.

'"Loc. cit. '"QP.lOé.

Page 34: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

36

1! y a un double mouvement perpétuel qui s'effectue entre

l'immanence et le réel. Le concept fonde la chose qui, en retour,

émet un bloc d'affects. Celui-ci se détachant devient immanent

à la pensée, créant ainsi l'immanence pure, l'immanence

créatrice de toute réalité. 11 n'y a rien de moins abstrait que le

plan d'immanence. 11 est à l'origine de toute réalité et, en retour

s'en nourrit, ce qui lui permet d'exister et de fonder le monde.

Cela en se déroulant à une vitesse infmie par des mouvements

infinis. Ces mouvements, parce qu'ils ont une vitesse infinie,

défmissent un temps propre au plan d'immanence et une

déshistorisation de ce plan.

Il est clair que le plan d'immanence, par le système de la

pensée et de la non-pensée, trouve une de ses origines les plus

nettes dans l'céneipov d'Anaximandre". L'Apeiron est une

surface originaire, un ^rc», en dehors du sensible. Il est

quantitativement illimité, et qualitativement indétentiiné'^.

Cette surface est parcourue par un ensemble illimité de forces.

Lorsque l'une prend le pas sur l'autre et tombe hors de cette

surface, ou de ce plan, une création se produit. Celle-ci, en tant

que chose, aura une existence et, à sa mort, rejoindra l'Apeiron.

" <f C'est Anaximandre qui porte à ¡a plus grande rigueur la distinction des deux faces, en combinant h mouvement des qualités avec la puissance d'un horizon absolu, l'Apeiron ou l'illimité, mais toujours sur le même plan. Le philosophe opère un vaste détournement de la sagesse, il la met au service de l'immanence pure, » QP, 46.

Page 35: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

37

Quittant le plan, la chose créée ne cesse donc de lui appartenir :

ce que l'Apeiron perd d'une part, le renourrit d'autre part.

L'équilibre du monde ainsi se réalise par ce qui naît et périt.

Nous pouvons croire que si l'Apeiron et les forces qui le

peuplent sont « indéterminés », c'est parce qu'il n'y a aucune

hiérarchie entre elles. Cette hiérarchie s'exprimerait en terme de

pureté ou de petjection. Elle nous montrerait surtout alors un

ensemble homogène de forces, ce qu'impose une hiérarchie.

Au contraire, il n'y a, dans l'Apeiron, aucun rapport de

perfection, ce qui n'empêche aucunement un rapport de

puissance. 11 faut nécessairement ce t j pe de rapport pour qu'une

création puisse apparaître. C'est lorsqu'une force prend le pas

sur l'autre que cette création s'opère, L'Apeiron est donc réalisé

par un ensemble infini de forces qui ne sont pas plus

perfectionnées ou plus pures les unes que les autres, bien que

certaines soient bien plus puissantes que d'autres. La puissance

n'équivaut pas à une perfection supérieure. Le bœuf est plus

puissant que le cheval mais ne lui est pas supérieur. Les forces

de l'Apeiron restent ainsi indéterminées, parce qu'elles ont

toutes le même degré de perfection, mais n'ont pas la même

puissance, ce qui permet la création. La puissance de la force de

l'Apeiron est une puissance de création, et les unes sont plus

enclines à créer que d'autres. Cela organise l'Apeiron comme

^ Marcel Conche, Anaximandre, fragments et témoignages, PUF, 1991, pp.67 et suivantes.

Page 36: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

38

hétérogénéité.. Mais cette puissance ne s'exprime qu'en un

moment précis, celui de la création. Inversement, c'est lorsque

cette puissance s'exprime que la création s'opère.

Mais l'immanence deleuziemie s'organise bien différemment de

l'immanence anaximandrienne. L'immanence deleuzienne

s'instaure dans le rapport de deux éléments distincts, la pensée

et l'affect. Ce n'est que lorsque la pensée et la non-pensée

entretiennent un rapport, nécessairement sur le plan, que

l'immanence ainsi fonnée crée la chose, c'est-à-dire permet à

l'élément de tomber hors de ce plan", La chose est alors

création de l'immanence, même si une infinité de qualités lui est

immanente {immanence-immanente à). C'est donc la relation,

ou le rapport, entre deux éléments qui autorise l'immanence.

Par Anaximandre, rimiiianence s'exprime par des modalités

contraires. Ce n'est que lorsqu'une force prend le pas sur une

autre, lorsque sa puissance dépasse celle d'une autre force,

qu'une création peut se réaliser. Ce n'est pas par l'entretien

d'un rapport que l'immanence se crée, mais bien par la

dissolution de ce rapport. Par Anaximandre, ta puissance

s'exprime par rupture'", par Gilles Deleuze, elle s'exprime par

l'union, ou le rapport, entre parties initialement distinctes. Mais

ils ont tous deux le point commun que l'immanence est à

l'origine de toute création, L'iimnanence n'est pas immanente à

" njv, 4.

Page 37: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

39

mais immanence pure. L'élément anaximandrien, tombé hors du

plan, appartient, tout au long de son existence, à l'immanence

même, même si lui aussi est constitué de qualités qui lui sont

immanentes. Cette immanence est, comme l'immanence

deleuzienne, «une vie», et n'appartient pas à la Vie".

L'élément anaximandrien, au terme de son existence, rejoint

également l'Apeiron. il redevient alors cette puissance de

création sur un plan non hiérarchisé mais plein de cette

puissance. L'Apeiron est bien indéterminé si l'on considère

cette indétermination comme un manque de perfection, mais

qualitativement ordonné par la puissance différentielle qui

l'agence. Ces éléments sont traditionnellement interprétés

comme indifférenciés parce qu'ils n'appartiennent pas à un

élément sensible comme (ipxiT- Effectivement, les éléments

peuplant l'Apeiron ne sont ni l'air, ni le feu, ni l'eau, ni la terre,

ni ces quatre éléments réunis'^. C'est pour cette raison que

l'Apeiron fut considéré par tous ces doxographes comme

indéterminés. Il est immanence pure et, par cela, ne peut être un

élément sensible, même générique, car ce serait là, en lui, une

immanence attribuée et non l'expression de l'immanence. Cette

différence est fondamentale pour l'organisation du temps dans

l'Apeiron. Comme le montre bien Marcel Conche, l'Apeiron

^ Gilles Deleuze, Critique et clinique, Les Éditions de Minuit, 1993, p. 160. Désormais : CC. " ruv, 3-5.

' Simplicius iu, Conche, op. cit., 1991, p. 67.

Page 38: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

40

n'est pas seuleinent une surface illimitée mais aussi un temps

illimité. Si PApeiron ouvre l'espace et le temps d'une infinité

de mondes, il s'ouvre également dans un rapport spatio-

temporel infini".

Anaximandre avait, par son occupation, une relation

permanente au temps. En effet, le philosophe grec était chargé

de régler les gnomons, par exemple à Sparte. Un gnomon est un

cadran solaire, donnant, outre l'heure, les équinoxes, les

saisons, les solstices. Cet appareil nécessitait des réglages en

fonction de la latitude du lieu où on l'installait. Il s'avère

qu'Anaximandre était un spécialiste de ces réglages'®. Ce qui

veut dire que, pour Anaximandre, le temps de chaque lieu est

distingué. Cette distinction est physique et l'adaptation au lieu

présent est ce qui constitue son travail. Nous pensons que cette

dimension locale du temps n'a pas pu lui échapper, considérant

que, parallèlement à cette occupation, il crée son système

philosophique de l'Apeiron. Il ne peut pas être qu'un simple

exécutant. La relation physique qu'il entretient avec le temps

doit nécessairement déteindre sur sa philosophie. Ainsi, nous

dirons que, pour Anaximandre, le temps est constitué d'un

ensemble de dimensions temporelles hétérogènes. Chaque ville,

chaque lieu, détient donc sa dimension. Il n'existe pas une

dimension universelle du temps. Pour les Grecs, cette

" Ibid., p. 66. Ibid., p. 35 et suivantes.

Page 39: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

41

dimension universelle du temps se situerait dans un étemel

présent dont le passé et le futur ne constitueraient qu'une des

expressions. Cet étemel présent est chronos. Le présent serait

alors le Un temporalisé, uniformément le même en tout lieu.

Mais Anaximandre, par la fonction qu'il occupe, ne peut

réfléchir ainsi le temps. Au contraire, la conception du temps

par Anaximandre nous semble être l'Aiôn, une dimension

hétérogène de la durée, constituée seulement du passé et du

fiitur. Effectivement, la durée d'une autre ville que celle qu'on

fréquente devient une dimension temporelle autre, un autre

temps. Le temps de Milet n'est pas celui de Sparte. Par

exemple, le temps de Sparte est le passé de Milet, Athènes le

futur de Sparte. Toute ville, par l'installation que le gnomon

nécessite, détient sa propre dimension temporelle renvoyant les

autres dimensions dans un temps nécessairement autre. De

même, le présent vécu n'est présent que relativement, qu'en un

seul endroit et conformément aux autres dimensions se

déroulant ailleurs. Ce présent n'est motivé que par l'ombre des

passés et futurs créés par d'autres villes, d'autres lieux : Aiôn''.

Face à l'étendue de ces autres dimensions, le présent ne peut

être que relatif, voire incertain. Ainsi, Anaximandre,

physiquement aussi bien qu'intellectuellement, vit l'Aiôn en

dehors de Chronos. Ce temps est celui de l'Apeiron. Le temps

" Concernant Chronos et Aiôn voir : Gilles Deleuze, La logique du sens, 1969, pp. 192 et suivantes. Désormais : LS.

Page 40: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

42

est aussi une force du plan. Il reste indifférencié tant qu'il ne

rencontre pas une autre force, une autre dimension du temps.

Toute dimension temporelle du plan est une puissance, et en

tant que tel détient la potentialité de sa différence. La durée,

comme tout élément ou force de l'Apeiron, ne peut se réaliser,

se concrétiser qu'en prenant le pas sur une autre. C'est à ce titre

que la durée comme composante du temps, dans le système

d'Anaximandre, est une puissance. Tant que la durée n'est pas

incamée dans un réel, elle reste, dans l'Apeiron, indifférenciée.

La concrétisation de la durée permet la réalisation du temps

dans le sensible par trois dimensions complémentaires que sont

le passé, le présent, et le futur. Mais ces trois dimensions ne

sont pas moins existantes, en tant que puissance, dans

l'Apeiron. Ces puissances créent le temps de l'Apeiron, ou du

plan. Loin de créer une relativité temporelle comme pour le

sensible, ces forces que sont les durées indifférenciées

n'existent que comme puissance du temps. Elles existent, elles

s'expriment mais seulement comme puissance. Ces puissances

réalisent le temps du plan d'immanence (et dans le cas

d'Anaximandre, l'Apeiron) comme temps stratigraphique^''. Le

passé, le présent et le futur ne se succèdent plus maïs se

superposent. Car si le plan d'immanence est plan, il n'en est pas

moins constitué de couches ou d'épaisseurs. Le plan

d'immanence est un ensemble de plans d'immanence qui se

^ QP, 58.

Page 41: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

43

chevauchent, se réunissent ou se dispersent. Cette accumulation,

cette superposition des plans, est constitutif du plan

d'immanence. De même, les différentes durées composant le

temps du plan ne peuvent se succéder, comme ne le peuvent les

différents concepts peuplant le plan ou les différentes figures ou

personnages. Ce que Gilles Deleuze entend ainsi, c'est

l'annulation, sur le plan, de l'idée de succession qui pourrait

apparaître sur une surface. Le plan est une surface composée de

strates, de couches ou feuilles^'. L'idée de succession est

l'antinomie du devenir, car les devenirs ne peuvent être que

simultanés. Ce qui organise les devenirs sont un ensemble

d'éléments dans leur simultanéité. Cette simultanéité s'explique

par l'intensité de chaque élément constitutif des devenirs.

Chaque élément s'imprime sur les autres comme intensité, et

cela ne peut se faire qu'en la présence de ces autres éléments.

Ainsi, il faut nécessairement une simultanéité, et non une

succession, de tous les éléments constituant le plan pour y voir

apparaître les devenirs comme composants du plan

d'immanence. Et si le plan véhicule l'image de la pensée par les

concepts, le plan est d'abord philosophie. Gilles Deleuze

propose alors un temps de la philosophie, plutôt qu'une histoire

de la philosophie^^ Ce temps de la philosophie, et non son

histoire, se montre dans l'immanence de certaines figures de la

QP, 58-59.

Page 42: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

44

philosophie. Anaximandre, Lucrèce ou Spinoza sont, entre

autres, à l'origine de l'œuvre deleuzienne comme actualité,

mais aussi immanence, de la pensée. Et la philosophie actionnée

dans ce sens autorise à toute forme de la pensée une actualité.

Les figures de la philosophie appartiennent alors à cette

actualité aussi brûlante que tous les concepts réalisant

r aujourd'hui.

C'est par cet exemple que nous pouvons mieux comprendre

l'importance de la superposition des plans d'immanence, par

rapport à la succession organisant, ou semblant organiser le

sensible. Tous les éléments se donnent dans leur simultanéité et

jamais dans leur succession. Les devenirs, comme nous le

savons, sont l'organisation simultanée d'un ensemble

d'éléments se présentant. Cela détruit la succession temporelle

qui semblerait se montrer à l'entendement et réalisant l'Histoire.

L'Histoire, au contraire, se présente comme la succession des

dimensions du temps et, par conséquent, des concepts et des

figures. Par cela, l'Histoire nous paraît se concevoir sur des

idées reçues, sur un ensemble d'apparences se présentant au

sujet. Et contrairement à l'Histoire, les devenirs n'ont ni

commencement, ni fin mais seulement un milieu^'. Le milieu

est ce qui définit donc les devenirs et tout ce qui entretient un

rapport avec eux, comme les événements. Le milieu, se

^^ La philosophie est devenir, non pas hi.^toire : elle esl coexistence de plans, non pas succession de systèmes QP, 59.

Page 43: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

45

différenciant du début et de la fin, veut bien dire la simultanéité

des éléments du réel contredisant une condition temporelle

d'apparition et de disparition. Cela n'impose pas un présent

universel et absolu, un Chronos, mais bien la superposition

simultanée de toutes les dimensions temporelles, un temps

stratigraphique. C'est bien ce qui manque à l'histoire : un

temps stratigraphique permettant de dévoiler les événements

dans leur devenir même, dans leur singularité, plutôt que corrél-

ativement à une succession temporelle semblant apparaître à

l'entendement^'*.

En même temps, sur le plan d'immanence, ce qui pourrait

apparaître à des moments différents, c'est-à-dire semblant créer

des durées différentes, appartient au même temps. Lorsque des

concepts apparaissent sur le plan à des moments ou dates

différents, cela n'inclut pas qu'ils appartiennent à des durées

distinctes, qu'ils sont alors nécessairement différents. Ils

peuvent très bien appartenir au même groupe de concepts et

s'exprimer dans une même continuité. Par exemple, Platon et

les néo-platoniciens ou Kant et les néo-kantiens®'. Inversement,

des concepts apparaissant sur le plan dans le même moment

" QP, 106. ^ Voir ('événement stoïcien, in :

LS, 13 et suivantes. « Les concepts c/ui viennent peupler un même plan, même à des dates

très différentes et sous des raccordements spéciaux, on les appellera concepts du même groupe ; au contraire ceux qui renvoient à des plans différents. »

Page 44: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

46

peuvent être distincts, même incompatibles. Ce qui veut dire

que, sur le plan d'immanence, le mouvement reste premier sur

le temps. Le temps ne domine pas le mouvement, le mouvement

maîtrise bien plutôt le temps. En ce sens, le plan d'immanence

appartient bien à une philosophie de la Nature.

QP, 57-58.

Page 45: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

Chapitre 2.

univocité.

Duns Scot, Epicure, Sade,

Bousquet, Nietzsche, Rousseau.

^ Nous avom connu tes usines de ¡a mort,

maintenant nous connaissons les fermes de la mort, Ji*

Alain hmkelkraut.®^

Une multiplicité n'est pas un ensemble d'unités. On ne

comprendra pas l'unité comme élément d'une multiplicité qui

viendrait, raisonnablement ou sans cesse, s'ajouter". L'unité ne

constitue pas la muhiplicité, elle est en elle. Cerner l'unité

appartient seulement au subjectif*". C'est par lui l'imposition

d'une limite provoquant l'unité comme unité distincte et

fermée. Au contraire, l'unité ne se fenne pas sans changer de

nature. Nous dirons, par exemple, que Blanc est une unité

constitutive "d'une multiplicité. Il est une unité car il ne se

confond pas avec le rouge. Mais en même temps, le blanc se

retrouve dans la multiplicité entière. Tout élément de cette

multiplicité contient le blanc. Chaque corps constituant une

Répliques, France Culture, 28 juillet 2001. 6«

" MP, 13. MP, 15,

Page 46: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

48

mulliplicité est distinct des autres corps mais en même temps

partage des notions communes, jamais les mêmes, avec tous les

autres corps. Certaines unités sont plus grandes que d'autres

suivant qu'elles concernent plus ou moins la multiplicité. Toute

couleur, sauf le noir, contient du blanc, tandis que peu de

couleurs contiennent du violet. Le blanc crée une unité plus

grande que le violet. Mais cette unité n'est pas distinguable

puisqu'elle est immanente à la multiplicité entière. Le rouge ne

l'est pas plus, même s'il ne se diffuse que faiblement dans cet

ensemble.

A ce niveau, l'unité reste immanente à la multiplicité, elle ne

sert, mais c'est déjà beaucoup, que d'attribut. C'est dans son

interaction avec d'autres qu'elle trouve sa spécificité : blanc et

rond, blanc et plat. L'unité n'est alors concevable que comme

partie d'un tout que, partiellement, elle constitue. L'unité est

alors unité parce qu'elle est réalisée par le tout. Mais si d'autre

part, nous considérons l'unité comme une immanence,

distinctement à ce qui peut être immanent à, l'unité ne dépend

plus d'une multiplicité qui la spécifierait. Si l'unité est

immanence, et plus immanente à, c'est au contraire la

multiplicité qui se rapporte à elle. La multiplicité ne peut exister

sans le blanc qui la constitue. Sans le blanc, ou dans une

moindre mesure le rouge, la multiplicité ne peut se réaliser. Ce

n'est alors pas que l'unité transcende la multiplicité mais que la

multiplicité est contenue dans l'unité. L'unité est alors, en tant

Page 47: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

49

que pure immanence, constitutive de toute chose. L'unité

devient essence. La pure immanence est une essence. II ne peut

s'agir ici de transcendance, puisque la pure immanence ne

manque de rien^'. La transcendance traduit toujours un sale petit

manque que l'élément subordonné serait censé combler.

L'unité, comme pure immanence ou comme essence, devient

alors la condition de tout multiple sans pour autant ne manquer

de rien pour elle-même. Elle n'est pas la condition des

multiplicités comme ordonnatrice de celles-ci mais comme

partie partout diffuse. Ce n'est pas que la multiplicité sort de

l'unité, ou que celle-ci se répéterait. L'unité se donne, se

distribue, multiplement sans jamais changer de sens. C'est, en

quelque sorte, une distribution nomade.

Il existe une infinité de blanc, blanc cassé, coquille d'œuf...

Et si tous ces blancs sont distincts entre eux et ne peuvent être

confondus, ils se rapportent tous à un blanc premier. Celui-ci

n'est pas la cause, pas même efficiente, de la variété infinie des

blancs, À vrai dire, ce blanc exemplaire n'existe pas dans le

donné. Il n'est cependant pas une abstraction. Il est l'unité

permettant l'infinité de ses variations. Celles-ci, bien qu'elles

semblent se distinguer du blanc exemplaire, n'en font pas varier

le sens mais sont, chaque fois, l'expression de ce blanc. Les

blancs ne pourraient exister sans le blanc premier et constihient

son expression. En temps qu'ils sont son expression, ils n'en

lUV, 4.

Page 48: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

50

font pas varier le sens. Le blanc a seulement une expression

différentielle dont toutes les nuances créées le caractérisent

comme unité, comme pure immanence, le Blanc, Ce principe,

montrant un ensemble d'expressions distinguables se rapportant

et spécifiant l'unité, est, à partir d'une réflexion sur IXins Scot,

l'univocité™. Duns Scot est une figure deleuzienne dans la

mesure où il paraît penser l'univocité de l'être à partir d'une

différence, d'un ensemble de singularités. Par cela, Duns Scot

est le grand penseur de l'ontologie. Duns Scot pense l'être

comme neutre", et cette neutralité n'est pas sans nous faire

penser à une certaine phénoménologie, une certaine

intentiomialité avant l'heure. Cette neutralité rendant l'être

indifférent à toute spatialisation (fmi, infini, singulier, universel,

créé et incréé) semble être le point dont la philosophie

deleuzieime se démarquera comme elle évitera toujours la

phénoménologie, far Gilles Deleuze, il y a une véritable mise

en action des modalités de l'être, soumettant toute l'unité aux

différeiiciations produites par l'être. Il faut toujours établir la

conversion pennettant à l'être univoque de ge dire de la

différence'^. Par Gilles Deleuze, l'unité comme univocité n'est

plus immuable, mais, comme nous le verrons, devient sensible à

ses propres manifestations modales.

™ Gilles Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, pp. .'52-; 5. Désormais : DR. " DR, 57. " D R . 91.

Page 49: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

51

Henri Bergson crée, de manière fort singulière, un système

axé. sur l'univocité. Ce système est déjà singulier puisqu'il est

construit sur l'ouvert. L'univers est un tout, ce tout est virtuel. Il

est maîtrisé par la durée et le mouvement. Le mouvement est

différenciation, car un mouvement ne peut s'effectuer sans

changer les choses qu'il anime. Il n'y a pas de mouvement qui

ne change rien^', À un point tel, que le mouvement n'es! que

différenciation, et en tant que différenciation absolue, il devient

pure différence'^ Nous le verrons plus tard, le processus de

substantialisation est ce qui conçoit la différence". Le tout est

un virtuel et s'actualise par le mouvement. Il n'y a que par le

mouvement qu'il peut trouver une actualisation. Si le

mouvement est différenciation, il différencie en retour le tout

dont il est issu. Le tout n'est donc ni donné, ni donnable

puisqu'il varie toujours en fonction de son actualisation

même'^. Aussi, la durée ne peut trouver comme expression que

le mouvement^'. La durée est donc d'abord changement. Il ne

peut y avoir une durée identique à elle-même, mais seulement

Sur les trois thèses du mouvement selon Bergson, voir i Gilles L'image-mouvement, Les Éditions de Minuit, 1983, pp. 9-22, Désomiais : IM '"' Gilles Deleuze, La conception de la dtjjference chez Bei-gson, in : Les études bergsoniennes, 1956, pp. 88. 89,91. " Voir notre chapitre Le transcendantal.

Nous verrons que chez Fichte également, l'essence n'est pas donnée et qu'elle se modifie par son actualisation. " IM, 22.

Page 50: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

52

une durée intrinsèquement différence'^ {substantialisation de la

durée). La durée est pourtant simple, elle est, comme le

mouvement, ^ indivisible s ^ s changer de nature. Il n'y a donc

pas une durée, mais une infinité de durées hétérogènes

simultanées, et non successives. Il n'y a pas une seule durée qui

serait soumise à des variations. Une relation s'instaure alors

entre le mouvement et la durée. Soit l'instant est un moment

remarquable et coupe le mouvement arbitrairement. L'instant

est alors une coupe immobile du mouvement et crée, plusieurs

mouvements. Soit l'instant est une coupe mobile du

mouvement, ce qui veut dire que l'instant devient un élément

quelconque. Dès lors, le mouvement n'est plus censé relier deux

moments remarquables. Temps et mouvement s'organisent dans

le même agencement, ce qui donne un véritable processus de

changement, de dilTérentiation, il s'agit d'un changement

qualitatif. C'est le célèbre exemple du verre d'eau sucrée de

Bergson". Le mouvement de l'eau sur le sucre, en une certaine

durée, modifie le lout ; l'eau, le sucre deviennent eau sucrée.

L'univocité de Bergson s'exprime donc ainsi : il y a un tout et il

y a une actualisation de ce tout. Sans cette actualisation, le tout

qu'est le virtuel ne serait qu'abstraction. Ce qui permet cette

actualisation est un mouvement et une durée comme différence.

Chaque actualisation n'est pas différente mais l'expression de la

" Gilles Deleuze. cp. cit.. 1956, p. 89.

Page 51: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

53

différence. Le Tout est différence d'avec lui-même, en ce sens

que son expression est exclusivement l'expression de la

différence. Cette expression, par le mouvement et par la durée

comme mouvement, est ce qui autorise l'actualisation de ce

tout. En retour de ce mouvement, c'est le tout qui s'en voit

modifié. Il y a bien une univocité chez Henri Bergson dont

l'immense originalité a été de penser le réel comme la

production du nouveau, du différent, au contraire de ceux qui

l'ont précédé réfléchissant essentiellement ce qui avait d'étemel

en ce monde^.

Il n'y a pas chez Gilles Eteleuze d'opposition univocité /

immanence mais la superposition de deux plans trouvant leur

point commun dans l'unité comme pure immanence ou essence.

L'unité est réellement unité qu'à la condition d'être diffuse,

partiellement ou totalement, dans une multiplicité. Elle n'est

alors pas individualisée mais, au contraire, reste indéfinie*'. Elle

se révèle alors comme immanence et plus comme immemenSe à.

L'unité la plus parfaite est alors la Vie dans sa manière d'être,

comme pure immanence, totalement diffuse. Elle n'est pas

immanente aux formes de vie mais les contient toutes en se

donnant en elles^l La vie n'est pas l'attribut du vivant mais, en

se donnant, en se distribuant pour elle-même réalise le vivant,

Henri Bergson, L'évolution créatrice, Édition du Centenaire, PUF, 1963, p. 520,

IM, 11. lUV, 6,

Page 52: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

54

La vie ne manque de rien el dépasse la condition de l'objet et du

sujet. Ainsi, en tant que pure immanence se distribuant, l'unité

devient en même temps essence. L'unité est à la fois

immanence pure et véritable essence. L'unité constitue l'axe, ou

le pivot, permettant de superposer deux plans différents, celui

de l'immanence et celui de l'univocité. C'est dans le même

temps où l'unité qu'elle réalise, comme pure immanence,

devient essence. Le Blanc n'appartient plus à la multiplicité

mais elle se rapporte à lui (immanence), comme le Blanc

devient constitutif de la multiplicité sans changer de sens par

elle (univocité)®'. L'unité est, selon le plan, tantôt immanence,

tantôt univocité. Dans les deux cas, ou selon le plan, l'unité suit

un développement similaire. En tant qu'immanence, c'est en se

propageant qu'elle permet à la multiplicité d'exister, par l'acte

de diffusion ou de distribution. Mais jamais, la pure immanence

ne se limite à l'objet ou au sujet qu'elle autorise. En tant

qu'univocité, l'unité devient essence et. en tant que telle, elle

doit être nécessairement opératoire sans jamais pour autant

changer de sens. L'essence garde le même sens malgré la

diversité de ses modes et attributs. Le Blanc crée une infinité de

nuances qu'elle conditionne en tant qu'essence. Mais l'infinité

de ces nuances ne changeront jamais la qualité de ce blanc

premier. De même, en tant qu'immanence, le Blanc se diffuse

S2 IUV,4.

Page 53: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

55

dans cette infinité de blancs et en permet l'existence sans que

pour autant sa qualité puisse changer. Il est pure immanence et

non un attribut de la nuance.

L'unité, comme immanence ou essence, n'exprime pas

l'universel. L'universel est, au contraire, l'unité individualisée à

laquelle appartiennent les multiplicités. Le Un. dans son

acceptation classique, est universel quand l'unité deleuzienne

est essence ou immanence. L'universel reste attaché, par la

transcendance qu'il provoque, à un objet ou un sujet. Sans eux.

nulle universalité ne peut tenir. L'immanence et l'essence, sans

pour autant se détacher de l'objet, ne s'arrêtent pas à lui, mais

se répartissent, se distribuent à travers des multiplicités entières.

Pour l'immanence, pour l'essence, il n'existe pas un objet qui

les limiterait. En permettant une multiplicité, elles existent

toujours plus qu'en l'objet ou le sujet. L'essence et

l'immanence sont partout mais jamais prenables. C'est pour

cela que l'immanence et l'essence peuvent se distribuer

indistinctement, indéfiniment sans changer de nature ou de sens.

Rompre le rapport des essences ici ne l'empêchera jamais de se

reformer là-bas. L'essence, comme l'immanence, se diffiise

mais ne se loge pas. En même temps, elles ne peuvent jamais

apparaître elles-mêmes, toute nue. mais seulement comme

travesties par les éléments du donné. Le Blanc premier reste

" L'Être est le même pour toutes ses modalités, mais ces modalités ne sont pas toutes les mêmes », DR, 53.

Page 54: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

56

invisible tandis qu'il se distribue en une infinité de nuances.

Reconnaître rinimanence du Blanc ou l'essence de ses nuances,

est atteindre, spinozistement, le troisième genre de connais-

sance. Mais se limiter à subir ses différentes teintes est se fixer,

seulement, au premier genre® . De même, tant que la couleur est

considérée comme un attribut de l'objet, comme peut l'être

aussi sa forme, c'est voir cette nuance comme immanente à et

non comme l'expression même de la pure immanence. C'est

aussi rompre le rapport entre l'essence et la diversité de ses

modes.

L'intersection de ces deux plans qu'organise l'unité,

immanence ou essence, est d'abord, comme nous le verrons

plus tard, une entreprise de désaliénation du subjectif. Par lui,

l'unité est cernée, individualisée et transcendante. La vie se

limite alors aux sujets qu'elle crée. Par la transcendance,

l'essence, ses modes et ses attributs se disent nécessairement

dans le même sens. Le Blanc contrôle toutes les nuances qu'il

peut produire. Celles-ci n'expriment pas le Blanc mais lui sont

subordonnées. Il ne s'agit pas d'une univocité du sens mais de

sa transcendance. L'univocité, nous le savons, consiste en une

différenciation des attributs de l'essence. Le blanc cassé est

différent du blanc. se rapporte au Blanc, mais n'en dépend pas

sémiotiquement. Aussi, la substance reste invariable et ses

modes ne cessent de s'en différencier. La substance et ses

'lE.

Page 55: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

57

modes ne se disent alors pas, par cette différenciation, au même

sens. Cependant, l'unité, ou essence de la substance, et ses

modes différentiels forment un groupe représentant l'unité

comme essence. La différenciation de ses modes est comprise

intrinsèquement dans l'essence. L'essence reste donc indivisible

de ses modes. Pas de blanc cassé sans blanc premier, pas de

blanc géniteur sans une infinité de ses nuances, même s'ils ne se

disent pas dans le même sens. Cette différenciation est donc

immanente à l'essence de la substance. C'est ce que Gilles

Deleuze appelle l'Être qualifié de la substance, permettant à la

substance d'être en-soi et à ses attributs et modes de se

différencier comme développement logique de cette subs-

tance®'. Ainsi, l'immanence est comprise en l'univocité.

L'univocité ne peut se comprendre sans une immanence, celle

de la différenciation. L'unité, ou essence, est donc bien le pivot

entre deux plans qui pourraient paraître distincts. Ce qui est

immanent à la substance est un sens qui diffère de cette

substance et qui, en même temps, la spécifie comme substance.

C'est l'ensemble des blancs différents qui nous fait comprendre

ce qu'est le blanc. L'Être qualifié de la substance propose le

sens de la substance compte tenu que ce sens contient le sens de

la substance et sa différenciation même®®. L'Être qualifié de la

substance propose alors la substance dans un seul et même sens.

' ' SPE. 150. Loc. cit.

Page 56: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

58

Blanc cassé et Blanc paraissent être dans le même sens, tandis

que le blanc cassé, dans son aspect différentiel, est immanent au

Blanc. Aussi, le blanc cassé peut être la substance d'un objet et

l'attribut d'un autre. À ta fois, l'essence de l'un et l'attribut d'un

autre®'. Essences et attributs entretiennent alors des rapports

leur permettant une coexistence. Il y a donc un rapport profond

entre toutes les essences®',

g» L'unité, comme essence et immanence, est loin d'être une

notion abstraite dans l'œuvre de Gilles Deleuze. Elle apparaît

souvent sous des formes singulières qui ne sont pas pour autant

nécessairement exemplatives, Ces formes sont le plus souvent

des personnages conceptuels et, dans le cas qui nous occupe,

c'est bien le bébé qui est chargé d'incarner cette unité. Le

personnage conceptuel n'illustre pas, ne résume pas le concept.

Il n'est pas exprimé par le philosophe, mais bien plutôt exprime

sa pensée. Il est sa pensée agissante. En tant que pensée, ou

image de la pensée, il traverse le philosophe, plus qu'il n'est

produit par lui® . Le personnage conceptuel est produit par la

pensée, et celle-ci est régulée par les mêmes principes que la vie

même : tous deux n'appartiennent pas à un sujet qui les

limiterait ou les cloisonnerait. Au contraire, le sujet appartient à

la vie, à la pensée, et le dépassent de toute part. Souvent, chez

Gilles Deleuze, il y a cette contiguïté, cette sublime confusion

" Loc. cit. "IE.

Page 57: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

59

entre la pensée et la vie. Comme si la vie ne peut être que

pensée, souveraine et immanente à toutes les formes de ce qui

vit. Vie et pensée dépassent le sujet qui les recueille afin de,

sans cesse, établir de nouveaux rapports comme formes

intempestives du vivant. Le personnage conceptuel n'est pas

l'incarnation de la pensée vivante, il est cette pensée vivante

intervenant en une situation donnée, en un personnage ou un

Ainsi, nous disions que l'unité, telle qu'elle est à la fois

univocité et immanence, se retrouve dans le personnage

conceptuel du bébé. Le bébé exprime cette double situation, de

l'immanence et de l'essence. En tant qu'immanence il est

entièrement singularité pré-individuelle, antérieure à toutes les

manifestations du subjectif Tous les bébés se ressemblent mais

montrent des expressions qui toutes entières les traversent,

comme un sourire ou une mimique". Ces expressions sont les

manifestations d'une vie qui parcourt et qui singularise, sans

individualiser, le bébé. Cette antériorité du subjectif laisse le

bébé dans un indéfini n'appartenant qu'au sensible. 11 n'est pas

sensiblement indéterminé sans être en même temps déterminé

comme objet sur le plan d'immanence, c'est-à-dire comme

conscience pré-réflexive sans moi. Comme nous le verrons, il

appartient alors au champ transcendantal sans conscience

^ Loc. cit.

Page 58: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

60

(événement). Cet objet sur le plan d'immanence est une unité, et

comme tous les objets sur le plan, il est sans conscience, et

donc, pure immanence. Le plan n'est composé que de pures

immanences tant ces objets sont traversés par l'immanence

même, c'est-à-dire par la vie. Il n'existe que ce t jpe d'éléments

sur le plan d'immanence qui, lorsqu'ils tomberont hors de ce

plan, s'incarneront en un sujet ou un objet. C'est ainsi que tout

sujet, tout objet vécu appartient à la vie et que jamais la vie ne

peut leur appartenir. Le bébé est un objet de ce type sur le plan.

Et en grandissant, en se différenciant d'avec lui-même, il tombe

nécessairement hors de ce plan, afin de devenir une entité

subjective appartenant à la vie. Il n'est plus la vie mais lui

appartient.

En même temps, le bébé est dans l'œuvre de Gilles Deleuze une

figure de l'univocité. Dans im de ses cours sur Spinoza^^ le

bébé devient le lieu où le plus expressément les parties

intensives se dévoilent. Selon Spinoza, nous pouvons faire

l'expérience que nous sommes étemel par l'exploitation du

troisième genre de connaissance®\ C'est par l'établissement de

rapports avec les essences que nous pouvons réaliser cette

expérimentation. Nous ne subissons plus les éléments tels qu'ils

interviennent ou apparaissent (premier genre), nous voyons bien

plus aussi que le rapport que nous entretenons avec les éléments

IUV,6. « Œ .

Page 59: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

61

(deuxième gera"e). Le troisième genre de connaissance est

surtout la création d'un troisième élément. Il y a vous, il y a

nous, et il y a un rapport qui se crée entre vous et nous. Ce

rapport, comme troisième élément, est ce qui permettra la

découverte, ou l'appréhension déjà, des essences à travers ses

modes de représentation. Ce rapport est ce qui doit être

conservé, mais surtout développé si nous voulons expérimenter

que nous sommes étemel. Cette essence constitue nos parties

intensives, tandis que vous réalisez nos parties extensives

comme nous les vôtres. Plus nous viserons ce rapport autorisant

la découverte des essences, moins notis montrons au moment

voulu. Dès lors, par Spinoza, le sujet doit atteindre l'être en

délaissant ie dérisoire, l'aléatoire, c'est-à-dire l'équivocité.

L'équivocité se loge toujours dans les parties extetisives à qui

nous ne devons, en aucun cas, permettre de devenir les plus

grandes parts de nous-même. Ceci est par conséquent une

éthique. C'est donc par l'expérience que nous pouvons

découvrir que nous sommes étemel. Mais cette expérience n'est

pas sensible mais bien transcendantale. Elle n'est pas empirisme

simple mais empirisme transcendantal. L'empirisme simple ne

peut permettre que de découvrir l'équivoque, le rapport sans

fondement, dans l'ignorance des essences. L'empirisme

transcendantal n'appartient pas seulement à l'immanence mais

aussi, avec Spinoza, à l'univocité des essences. Par

Voir plus haut notre chapitre 1.

Page 60: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

62

r immanence ou l'univocité son opération reste la même :

comprendre et dévoiler ce qui se place au-delà du sensible et

qui, cependant, le réalise complètement. Un rapport se réalise

avec l'essence, comme l'objet tombe hors du plan

d'immanence. Il y a, en ces deux situations, la même démarche

qui est celle de comprendre le virtuel comme activation de

l'actuel, et non de percevoir ce qui transcende le réel^".

L'empirisme transcendantal pourrait se définir comme la

compréhension de tous les rapports, immanents, univoques.

Nous savons ce qu'est l'univocité, dans les expressions

différentielles que, sans cesse, l'essence crée et qui se

rapportent à elle comme son propre sens. Cette différenciation

de ces expressions constitue son sens et plus ces expressions

sont différentielles entres elles, plus le sens de l'essence unique

est exprimé. Un tel aime le rouge, Rome, les haricots et les

voitures. Ce n'est que par ses goûts comme expressions sans

lien que cet être pourra acquérir un sens. Une expression

unitaire comme, par exemple, il n'aime que les objets rouges ou

que le sud, n'exprime en rien une univocité mais seulement une

transcendance ne pouvant être rivée au sensible. L'empirisme

transcendantal a donc également la puissance de comprendre le

sens de l'être à travers ses expressions différentielles. Il

appartient alors, comme empirisme, autant à l'immanence qu'à

l'univocité.

QP, 49.

Page 61: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

63

Cette opération de l'empirisme transcendantal suit une voie

parallèle au troisième genre de connaissance spinoziste. Elle

reste expérience dans la mesure où elle se dessine selon les

choix du sujet : une plus grande part réservée aux parties

intensives qu'aux parties extensives''. C'est seulement par cette

exploitation de ces parties que nous pouvons expérimenter que

nous sommes étemel, et que lorsque nous mourrons, il n'y a

qu'une faible part de nous-même qui disparaît. Au contraire, si

nous consacrons la plus grande part de notre existence aux

parties extensives, donc à l'équivoque, c'est la plus grande

partie de nous-même qui ainsi meurt^^. L'existence est une

expérience nous permettant d'appartenir à la vie. Dans ce cadre,

comme le souligne bien Gilles Deleuze, le bébé décédé reste

alors un problème dans la philosophie de Spinoza, « Spinoza

n 'a pas été écrasé bébé . Mais c'est à ce moment que

l'immanence, contenue dans l'univocité, surgh. C'est parce que

le bébé appartient à la vie et qu'elle ne lui appartient pas que,

malgré sa précoce disparition, il peut expérimenter qu'il est

étemel. C'est parce qu'il appartient à une immanence qui le

dépasse de toutes parts, qu'il ne périt pas. Il ne sent pas. il

n'expérimente pas qu'il est étemel mais le devient, sans avoir

pu agir autrement comme le font les sujets entretenant

seulement des rapports univoques, faisant de leurs parties

'IE.

Page 62: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

64

extensives la plus grande part d'eux-mêmes. Ceux-là seuls

coupent la vie de ce qu'elle peut, rompent l'immanence, et

s'interdisent un accès potentiel aux essences. Si le bébé écrasé

n'a pas le temps d'expérimenter qu'il est étemel, il n'a pas le

temps non plus de faire de l'équivocité la plus grande part de

lui-même.

Le bébé prend aussi la forme de la plus typique des volontés

de puissance. Il s'oppose au guerrier dont la fonction n'est que

de détruire et de dominer''^. Le guerrier, dans cette forme la plus

basse de la volonté de puissance, applique encore un jugement.

Il répartit ies paris et dans cette distribution agit selon un

principe (jugement). Le bébé ne répartit pas les parts, bien

plutôt il les occupe nomadement. En cela, le bébé est le grand

déterritorialisé. It saute les enclos, franchit les limites et, jamais,

ne distribue les parts, fondement de la faculté de juger (<r d'une

part et d'autre part »). Le guerrier est grand quand le bébé est

petit. Le guerrier agit selon une grandeur quand la force du bébé

ne peut reposer sur ses dimensions. La grandeur est corrélative

de tous territoires, de toutes parts, et donc de tout jugement. Le

bébé est petit et ses forces ne s'expriment que comme puissance

et non comme parts distribuées. Le bébé est pris dans un

principe de miniaturisation qui le développe comme puissances

CC, 167.

Page 63: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

65

impersonnelles'®. Ce principe n'est pas dans une relation avec la

vie organique, la puissance du bébé appartient à sa petitesse et à

cette petitesse en tant que telle. En même temps, l'organique, en

se développant permettra à cette puissance d'autres formes, T-a

petitesse est ce qui rompt la hiérarchie des parts au profit d'une

hiérarchie des puissances.

Nous voyons alors maintenant comment, dans la philosophie

deleuzienne, le bébé est bien un personnage conceptuel. Il allie

les deux plans complémentaires de l'univocité et de

l'immanence, et nous verrons tantôt comment il devient une

figure du champ transcendantal,

L'univocité, telle que Deleuze l'a démontrée, semble trouver

tout son champ pratique dans le concept de déterritorialisation.

L' investissement de la terre par l'être univoque ne peut se

dérouler selon les principes de la territorialité. 11 ne peut s'agir

d'une répartition des terres selon une limite, selon une loi, La

territorialité, par contre, n'est pas sans lien avec une législation

et, plus complètement, avec un principe de jugement selon une

rétribution. Rétribution de parts, «d'une pari et d'autre

part A) Ce principe de distribution, de répartition, pourrait

sembler appartenir à l'univocité, par l'aspect égalitaire qu'il

tente de susciter. Mais cela ne montre qu'une fausse égalité, car

proportionnelle, analogique. Tant qu'il y a une proportionnalité

Loc. cit. "^DR, 54.

Page 64: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

66

de la distribution, et même déjà distribution, Tégalité ne peut

être que simulée car elle ne peut être régie que selon un principe

comme loi. Une part pour toi, mais deux pour toi en vertu de

ceci ou de cela. L'égalité n'est que feinte car son résultat est

toujours inégalitaire. L'égalité, pour être réelle, doit

nécessairement s'organiser sous d'autres formes. Il ne faut pas

distribuer la terre mais la laisser se distribuer aux êtres'"'. La

terre n'appartient à personne, elle se donne ofïirant à la

puissance de l'être l'occasion de la partager. Tout alors se

donne inégalement. 11 n'y a plus une répartition, une distribution

des terres, mais une donation de celle-ci par elle-même. Elle ne

se donne pas autant à tous, et ne se donne jamais à chacun de la

même manière. Les éléments la constituant s'offrent alors sans

unité, sans équilibre. Mais si ce qui se donne est inégal, cela, en

s'offrant ainsi, réalise l'égalité de l'être. C'est cette inégalité

présente qui forme son sens. Le sens de l'être se crée dans la

réception de ce qui se présente à lui de manière inégale. Bien

sûr, recevoir la teire de cette façon impose à l'être univoque un

mouvement qui est le contraire de la sédentarité. La sédentarité

appartient à une distribution analogique des parts, des terres.

C'est une teiritorialité qui ainsi se développe et qui impose à

l'être le refus d'un mouvement. Mais si la terre se doime chaque

fois inégalement, cette inégalité de la donation créera, en l'être

univoque, un mouvement. Ce mouvement, sur ces terres, provo-

'"'loc. cit.

Page 65: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

67

quera un nomadisme ou déterritorialisation. Une distribution

nomade'''^ s'organisera donc, non pas pour réinvestir la terre

sous d'autres conditions, mais pour s'offrir à elle, pour

participer à sa perpétuelle différenciation d'avec elle-même.

On évitera de voir une opposition entre territorialité et

déterritorialisation, entre une répartition de la terre et une

distribution nomade. Dans tous les domaines que concernent ces

deux concepts, et pas seulement la terre mais tous les champs

qu'occupe le vivant, ceux-ci ne s'affrontent jamais mais se

complémentarisent'"'. L'un semble toujours anticiper l'autre, et

à l'être, tantôt univoque, tantôt s'enfonçant dans l'équivocité, de

rebondir sur ces deux conceptions. C'est ce qui constitue un

flux. Flux des monnaies, flux de l'Histoire, flux du

psychologique,

L'être équivoque semble toujours affronter un mur et ne cesse

de vouloir le contourner ou d'essayer de faire un trou dedans'** .

C'est dans ses efforts que se marque le plus grandement son

équivocité, son appartenance, au mur, à la terre qui supporte ce

mur. Son échec tient à cette appartenance. Mais s'il parvient à le

percer, à dépasser la limite, à développer des puissances pour

cela, il deviendra un être univoque. Ce n'est pas, qu'à ce

Loc. cit. cours du 18 janvier 1972, p.8. cours du 7 mars 1972, p.L [ntemet :

http ://www.deleuze.fr.st cours du 14 décembre 1971. http ://www.deleuze,fr.st Gilles Deleuze et Félix Guattari, i'un/i-tEii/pe, Les Éditions de

Minuit, 1972, p. 162. Désomiais : AO

Page 66: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

68

moment, il n'enteetient plus de relations avec ce mur, avec cette

terre sur lequel il est posé. Mais c'est que les relations avec ce

mur et avec lui-même ont changé. Il a su modifier la hiérarchie

de ses puissances, il a pu les rendre inégalitaires entres elles.

Auparavant, ces puissances étaient égales et égalitairement

réparties. Cette répartition, cette distribution des puissances de

l'être entres elles se voyaient toutes définies par une loi de

l'être, une territorialité de ces puissances. Ce type de répartition

n'engendre alors qu'un cloisonnement pour une territorialité

selon un principe ou uiie loi. L'être est alors équivoque. Ce qu'il

faut, c'est les laisser, sous d'autres formes hiérarchiques,

s'exprimer selon ce qu'elles sont. Cette hiérarchie nouvelle

métamorphose le sens de l'être, il est univoque. Ce n'est pas

une amiulation de la hiérarchie des puissances mais la fonnation

d'un seul maximutti"'^, permettant la percée du mur. Plus un

degré de puissances, mais tous les degrés de puissances.

Nous voyons donc ici combien ia territoriahté est inséparable

de la déterritorialisation, où l'un anticipe l'autre dans ces

processus de développement. Aussi, en tant que flux ainsi

constitué, la déterritorialisation peut créer des lignes de fuites se

reterritorialisant ailleurs. Mais c'est lorsque l'être est

déterritorialisé, ici et ailleurs, surtout ailleurs, qu'il y a une

diffiision immédiate de sa conscience qu'il est le plus

authentiquement univoque. Ce n'est pas parce qu'il répartit

Page 67: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

69

inégalement ses forces, ses puissances, qu'il ne constitue pas

véritablement une univocité. C'est piécisément dans cette

distribution nomade, dans ce nomadisme de ses puissances ainsi

éparpillées qu'il devient le plus singulièrement lui-même, où

son sens est le plus spécifié. Ce n'est jamais en tant qu'entité,

comme subjectivité par un ensemble de principes répartis, que

l'être se dit dans le même sens. Là, il n'est qu'équivoque ne

réalisant qu'un rapport sans fondement avec d'autres entités,

d'autres subjectivités. C'est dans cet éparpillement de ces

puissances qu'il peut seulement toucher ce sens qui l'anime

pour lui-même, c'est-à-dire atteindre l'univocité,

L'univocité se construit toujours sur les limites de

l'équivoque. L'équivoque se reconnaît dans sa puissance à

atteindre sa propre limite, sans pour autant jamais la dépasser.

Elle arrive alors à une situation de blocage ou de

métamorphose''". L'équivoque n'est que le rapport sans

fondement qu'entretient l'être avec les éléments qu'il subit.

Cette soumission peut être très large, mais jamais infinie. La

sexualité semble en être l'exemple par excellence"'®. Elle est le

lieu de toutes les soumissions de l'objet, la surface physique où

se déroule le plus parfaitement l'équivoque. Nous dirons même

qu'il y a là une éducation de l'équivoque. N'est-ce pas cette

limite que veut atteindre Dolmancé afin de la métamorphoser ?

LS, 289.

Page 68: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

70

Sade ne recherche-t-il pas l'univocité à la lìmite du Ht ? Cette

éducation de l'équivoque par la sexualité se trouve dans la fuite

de l'érotisme et dans la concentration de la pornographie. Ce

sont deux tj'pes d'images servant cette éducation de 1' équivo-

que, dont le sens diffère complètement. L'image erotique

n'existe que pour ses hors champs, elle n'est que pour ce qu'elle

ne montre pas. Au contraire, l'image pornographique n'existe

que par la concentration de tous ces éléments en elle™. Ainsi, il

y a une égalité de tous les éléments réalisant l'image

pornographique. Par cela, elle est équivoque. Répartition,

distribution des corps et des tâches qui réalisent l'équivocité de

cette image.

Au contraire, l'image érotique n'existe que pour créer des

hors champs, pour susciter ce qu'elle ne sait montrer. C'est-à-

dire qu'elle est créatrice de phantasmes. Le phantasme n'est pas

une spécificité de l'image érotique, toute image en est la source.

Mais c'est probablement l'image érotique qui l'exprime le plus

fortement"''. Un phantasme est une image réalisée à partir de

deux, trois ou une infinité d'images existantes. Ces images se

croisent et en produisent une seule, qu'est le phantasme. C'est

donc une image sans objet, plutôt que l'image d'un objet'".

Stefan Leclercq, La métapf^'sique érotique des Jîhis de Robert Bresson, Les éditions Sils Maria asbl, 2001. "" Il existe, selon l.ucrèce. trois types de phantasmes : théologique, onirique et érotique. Voir : LS, 319-320. '"LS ,319 .

Page 69: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

71

L'image d'un homme et celle d'un animal s'unissent pour créer

le phantasme qu'est le centaure. La représentation d'une

femme, celle d'un lieu ainsi que celle du sujet contemplatif

réalisent une seule image qu'est le phantasme erotique. L'image

érotique n'existe pas pour montrer une image de femme ou

d'homme, mais pour provoquer un phantasme qu'est sa mise en

mouvement, en un autre contexte, avec d'autres personnes. Ce

qui veut dire que l'image érotique n'est pas l'image de son objet

: pas la femme, pas l'homme mais un autre type de rapport. Le

phantasme a pour caractéristique de créer des rapports

nouveaux. Mais il ne crée pas un rapport entre l'objet représenté

et le percevant, cela étant le propre de l'image. Le phantasme

crée un rapport entre la coexistence d'images et de l'être. Ces

images ne vont pas dans le même sens que lui mais forment ce

rapport, dont le fondement est le sens de l'être même. L'image

d'un objet est distincte de l'être et forme, comme empirisme

simple, un premier genre de connaissance. Mais ces images

s'unissant créent le phantasme. Ce phantasme n'appartient plus

aux images des objets qu'il représente, mais bien à l'être. Dès

lors, elles ne réalisent plus Je sens de l'objet mais le sens de

l'être, même si elles en sont distinctes. Ainsi, l'image est

équivoque, mais le phantasme réalise l'univocité de l'être.

L'érotisme n'est autre que cette équivoque du sexuel, mais par

le phantasme qu'il suscite, il dépasse sa propre limite et

métamorphose le sens de l'image en une désexualisation de

Page 70: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

72

* l'image érotique"^. Si l'image recèle le sens de l'objet, le

phantasme devient image de la pensée. L'image n'est alors plus

celle de l'objet, mais celle de la pensée en acte. Par cette union,

ou accumulation d'images, la pensée se crée, se réalise en ayant

comme fondement, non pas l'image de l'objet, mais une infinité

d'images liées. C'est en cela que la philosophie d'Épicure est si

importante dans la réflexion deleuzienne'". Au même titre, les

peintures de Francis Bacon conçues sans dessins préalables,

n'existent essentiellement que par la fusion d'images

préexistantes. La peinture de Bacon est donc une œuvre fan-

tasmagorique"".

Il y a aussi chez Sade une fascination des images. De la même

manière, Sade ne recherche pas l'image de la fenmie ou de

l'homme nu, même si celle-ci revêt une immense importance'

Ce que tente le sadisme est une accumulation de ces images.

Pas une femme nue, mais un agglomérat de corps en action. Cet

agglomérat n'est que transi toi rement une multiplicité, une

partoice. Tous les corps s'unissent, non pas pour en former un

seul, mais pour créer une impersonnalité de l'image. De même.

Sur la désexualisation comme univocité, voir i LS, 289. VoirLS. 307-325. Stéfan Leclercq, L'expérience du mouvement dans la peinture de

Francis Bacon, Éditions de L'Harmattan, 2002. Chez Sac1ier-Ma,soch, l'image de l'être nu est ce qui précède l'acte,

ouvre à une attitude religieuse qui appartient déjà à une désexualisation. Voir : Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Les Éditions de Minuit, 1967, p,21. Désormais PSM.

Page 71: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

73

le discours de l'instituteur sadien ne se prononce pas pour

imposer, faire subir, mais pour présenter une démonstration'

La différence entre im discours et une démonstration réside dans

le point focal du sujet. Le premier se prononce pour l'intérêt

d'un seul, comme le bourreau, quand le second vise le bien de

tous indistinctement. L'instituteur n'existe que parce qu'il est le

seul de la réunion à avoir effectué l'expérience, à connaître la

démonstration (comme dans La philosophie dans le boiuioir).

Ainsi, la sexualité est une condition d'approche de sa propre

limite, et l'ensemble des images en action devient tout autant le

moyen d'une dépersonnalisation du langage. A travers ces deux

conditions, ce sont les cinq sens qui deviennent la possibilité

d'accession à cette désexualisation : les images s'unissent, le

discours se transforme en démonstration. Le corps, dans sa

subjectivité, est alors le moyen d'atteindre la pensée, et cela, ici

aussi, par la constitution de l'image de la pensée, le phantasme.

Chaque corps participant à la partouze s'ouvre sur une

possibilité qu'il ne peut approcher à lui seul. Ce n'est que dans

son mélange avec d'autres qu'il pourra réaliser cette image.

Celle-ci n'est plus image de sexualité, mais celle de la pensée.

Elle est celle de la pensée car il n'y a qu'elle qui peut songer à

ce type de réunion, et non la Nature suscitant la pulsion de

chacun vers, le plus souvent, un seul corps {nature naturante).

Chez Sade, il y a souvent une explication préalable de

'PSM, 18-20.

Page 72: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

74

l'instituteur sur ce qui va suivre, sur les poses à prendre, sur les

actes à réaliser. Rien ne semble laissé au hasard, à la pulsion

seulement. En cela, il y a un esprit très mathématique chez le

divin Marquis"''. Mais cette démonstration mathématique n'est,

comme dans l'œuvre de Spinoza, qu'un moyen à expliquer, et

jamais une fin en soi. Le but de ces démonstrations est que

chacune des figures en présence aillent dans le même sens, celui

de l'instituteur. Mais rappelons qu'il ne peut s'agir d'une

détermination subjective, d'une synthèse réflexive des corps.

L'instituteur n'exerce sa fonction que parce qu'il a déjà

appliqué cet empirisme transcendantal. Chaque corps est une

partie différentielle du groupe s'exerçant, et en cela s'exprime

différemment. Mais cette différence ne contrecarre nullement le

sens de l'être. Chaque corps est différencié mais ne fonde qu'un

seul être. La démonstration sadienne ne distingue pas

l'instituteur de ses élèves mais les forme à atteindre le même

sens, ou la même sagesse''^. Il ne dresse pas, n'impose pas,

n'éduque pas mais informe. Ce qu'il enseigne sont les préceptes

de la pensée, il montre comment une pensée peut apparaître,

comment elle peut être créatrice. Car chez Sade, les

personnages n'ont pas une pensée leur appartenant, comme

"^PSM, 19. Le plus souvent, les héros sadiens prient leiurs élèves de faire la

même chose, et conseille d'agir avec d'autres de la même manière qu'il agit avec eux : « séduisez-hs, sermonnez-les, faites-leur voir le ridicule de leurs préjugés ; mettez-les ce qu 'il s'appelle à mal ». Sade, La philosophie dans le boudoir, Gallimard, 1976, p. 126.

Page 73: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

75

émulation d'une subjectivité. 11 semble bien plutôt, par

l'effectuation des images à l'œuvre, que la pensée soit

processus d'impersonnalisation'". Le corps seul n'est qu'une

équivocité tentant toujours à réaliser des rapports équivoques

par la bourgeoisie de sa situation. Seule la multiplicité peut lui

donner l'occasion d'un autre rapport, plus profond, s'orientant

vers l'univocité de l'être. Sade paraît appartenir véritablement à

un spinozisme'^'*. Ce spinozisme se marque par l'univocité des

êtres embrassant tous les corps et qui, par ces corps, semble

atteindre l'essence de l'être. L'action sadienne ne sert que la

Nature, le corps dans sa variété exécute tous ses modes (nature

naturée). Ainsi, plus le corps se livrera à des perversités, plus la

Nature se réalisera comme telle, pour elle-même'^'. C'est dans

la diversité des rapports que l'essence de la substance peut se

déclarer à elle-même, en d'autres termes, devenir pure

immanence. Inversement donc, plus le corps se donnera, plus il

pourra atteindre les essences. L'être se voit alors indifférencié,

appartenant, sans conscience, à un pian d'immanence. L'acte

dans sa multiplicité permet, par Sade, d'éviter le rapport

équivoque du subjectif L'être n'est plus individu, il rompt le

"" « Si nous pouvions dire, en anglais, « il pense », comme on dit il pleut ou (( il vente », ce serait la manière la plus simple d'énoncer le fait, avec le minimum de présupposés ...Comme c 'est impossible nous devons dire simplement qu 'une pensée se produit. » William James in : David Lapoujade, William James. Empirisme et pragmatisme, PUF, 1997, p. 29. '^°PSM. 19.

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76

réseau non-naturel auquel, sociétairement, il appartient, dont il

se croit le centre'^^. Par l'acte multiple, il s'ouvre à des

processus d'impersonnalisation qui lui font atteindre les

essences"'. Il est, par la même occasion, une pure expression de

leurs modes'^^

Il y a chez Sade, une défiance pour la pensée qui s'énonce,

pour le subjectif qui pense. Dieu, la vertu, la morale sont chaque

fois les émanafions du subjectif à rencontre de la Nature. Celle-

ci, au contraire, ne peut s'exprimer qu'à travers un a-moralisme

que seul le corps peut exprimer. Le corps permet la sexualité,

mais surtout sa propre limite, l'asexualisation des êtres'^'. C'est

seulement en atteignant, et dépassant, cette limite que l'être peut

rejoindre la Nature. Par elle, l'être ne pense plus, mais la pensée

se produit en lui. Il devient non-pensée en une univocité de

l'être.

Sade prône l'extinction de l'humain. Par elle seulement, la

Nature redeviendra créatrice'^''. Cette extinction n'est que la

corruption du subjectif inhérent à l'honmie. Être sans

conscience, sans ego, il n'est plus qu'un objet sur le plan

d'immanence, expression pure de la Nature. Dans Pacte sexuel

selon les modalités sadienne, le non-pensé, ou la non-pensée.

Sade, op. cit., p. 98. Ibid. p. 67. PSM, 22.

''' Ibid., p. 82. LS,288. Sade, op. cit., pp. 108-109.

Page 75: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

77

réside au cœur de la pensée. Le corps est pensée (sans qu'il soit

pensé) e t par Sade, s'unit multiplement à d'autres corps. C'est

dans cette action multiple où les corps se donnent, et prennent

aussi, que s'investit la non-pensée dans la pensée. Les corps,

dans leurs mouvements, créent un nouveau t>pe de rapports qui

n'est plus empirique, mais prétend à une recherche des

essences. S'il s'agit d'un autre tj'pe de rapports, il ne peut

s'exécuter que selon des instances différentes de l'équivoque,

c'est-à-dire de l'empirisme simple, du premier genre de

connaissance spinoziste. L'extase nous paraît participer à cette

non-pensée du sexuel sans pour autant l'incarner complètement.

La jouissance comme petite mort, selon Georges Bataille, ne

peut être qu'une des caractéristiques de la non-pensée qui se

présenterait abruptement. La non-pensée apparaît bien plutôt

dans le mouvement même, elle est la raison d'un mouvement

irraisonnable.

La sexualité provoque, le plus souvent, «« changement de '

personnalité, répudié après l'acte. Cette déraison, se montrant

dans le pervers, est ce nouveau type de rapports, irraisonné et

pourtant présent dans tout acte du sexuel ne visant pas la

reproduction. Car il faut bien que l'acte soit irraisonné puisqu'il

ne sert aucun but, qui serait l'enfantement. Pourtant, il se

prononce, plus ou moins souvent, suivant l'être. Il n'en est pas

moins que la procréation est aussi une effectuation de la NaUire,

puisqu'elle se produit sous l'effet de pulsion. Plus encore que

Page 76: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

78

l'acte de fécondité, 1-acte du plaisir est une effectuation de la

Nature, car il est, et là seulement, la participation du non-pensé

dans rhumain. La procréation ne recèle pas le non-pensé mais

une réalisation, ou perpétuation du sensible. Aussi chez

Spinoza, concernant le deuxième type de comiaissance et à

raison le troisième, la création de rapports selon un fondement

participe plus à une non-pensée qu'à une synthèse réflexive'^'.

Ces types de connaissance, contrairement au premier type, se

laissent dévoiler en dehors d'une conscience qui n'aurait

l'avantage que de les modifier ou de les corrompre. En effet, le

premier type de connaissance spmoziste nous paraît, dans

l'équivocité des rapports qu'il engendre, se constituer sous

l'emprise de la conscience. L'empirisme simple dont il fait

preuve, par la limite que le subjectif lui impose, est la marque la

plus probante d'une conscience à l'œuvre. Le subjectif est

toujours l'effectuation d'une conscience agissante. Cette

conscience subjective est, évidemment, le contraire d'une

conscience absolue immédiate. Les deux genres supérieurs de la

connaissance spinoziste se déroulent donc sans l'effet d'une

conscience qui ne pourrait que détruire l'univocité de l'être par

la limitation et l'interprétation des essences qu'elle viendrait

opérer. Chez Sade comme chez Spinoza, l'univocité de l'être se

déroule en un milieu sans bonheur et sans malheur, par-delà le

QP, 59.

Page 77: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

79

bien et le mal. car ce ne sont que des sentiments que seule ia

conscience peut engendrer.

La sexualité sadienne n'est appliquée que pour toucher le

point de désexualisation. Ce point, ou cette limite, est a-

conscient et, en dehors de cette conscience, le moyen de réaliser

l'être univoque, d'atteindre la Nature. Le sexuel provoque

l'asexualisation, comme l'équivoque est le moyen de rejoindre

l'univocité. L'équivoque ne se dévoile que sous l'effet d'un

empirisme simple révélant les rapports sans fondement qui le

constituent. Il ne peut y avoir, dans le même champ, des

rapports sous l'effet d'un fondement - une univocité - et une

conscience pour les analyser. Cela parce que la conscience

imposera toujours une limite aux rapports qu'elle provoque ou

qu'elle perçoit. La conscience est condamnée à l'équivoque,

aux rapports sans fondement. Mais ce qu'elle doit chercher à

atteindre, c'est sa limite, c'est-à-dire le point où elle perd

conscience d'elle-même, ce qui est le contraire de l'inconscient.

Une conscience qui perd conscience d'elle-même est une

conscience transcendantale, traversée par l'événement, et non

un inconscient qui se révélerait comme condition préalable de

cette conscience. Chez Sade, le point limite de la conscience se

situe dans la désexualisation, permettant à l'être la révélation de

la Nature et. par conséquent, de ses essences. Dans l'œuvre de

Sade comme dans celle de Spinoza, il ne peut donc y avoir

d'opposition entre l'équivocité et l'univocité. L'une est la

Page 78: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

go

condition de révélation de l'autre, dans la mesure où l'être ne se

satisfait pas de l'équivocité qui se présente, par la

représentation, spontanément à lui.

La délimitation du champ de la conscience par elle-même

consiste dans le refoulement de l'événement. La conscience ne

cadre pas, ne fixe pas, ne provoque pas l'événement. Bien

plutôt, c'est l'événement qui autorise à la conscience une

révélation d'elle-même. La conscience ne provoque pas

l'événement, mais le reçoit. Il n'y a pas des événements, mais

éternellement l'Événement, toujours différent qui vient

s'incarner en l'être'^®. L'événement est neutre, indifférencié,

impersonnel. Ce n'est que la conscience qui le spécifie et, en

l'interprétant, lui donne une couleur et un sens. Cette

interprétation est nécessairement une corruption de

l'événement. Par la conscience, il devient un fait lui

appartenant. Pourtant, l'événement semble préexister à l'être, et

à l'être de n'exister que pour lui pennettre une incarnation. On

évitera alors de parler, dans la philosophie deleuzienne,

d'ontologie événementielle mais bien plutôt d'événement

ontologique.

« Ma blessure existait avani moi, Je suis né pour l'incarner ii^Joe Bousquet in : LS, 174.

Aussi, l'événement stoïcien se compose de la même manière. Il n'est pas un attribut de l'être mais ce qui lui est iimnanent. LS, 13 et suivantes.

Page 79: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

81

L'événement est a-conscient. Il semble exister depuis toujours

et ne semble détenir de fins. Bien sûr, il est pure immanence

puisqu'il est indissolublement lié à la vie. Une vie n'est pas sans

événement, comme un événement ne peut rester sans vie.

L'événement n'est pas la valeur la plus haute, mais autorise à

cette valeur, qu'est la vie, une existence. Ainsi, l'événement se

retrouve dans toutes les formes du vivant. Ce n'est cependant

qu'en elles qu'il prendra un sens. Avant cela, l'événement reste

indéterminé, impersonnel. Mais une indétermination physique

ou empirique n'empêche pas une déterminabilité

transcendantale. Ce qui est physiquement indéterminé est en

même temps déterminé sur le plan d'immanence''^

L'événement et la vie sont des objets déterminés sur le plan

d'immanence et, tombant de ce plan, s'incarnent dans les êtres.

La vie de l'être n'est qu'événement distinct de lui ej l'alimente.

L'événement est un incorporel^. Nous pouvons alors dire que

l'être a-conscient devient à son tour im objet sur le plan

d'immanence. Son a-conscience le rend impersonnel même si il

reste un objet déterminé sur ce plan. Son incarnation, c'est-à-

dire la révélation de sa conscience, s'opérera par l'incarnation

de la vie et de l'événement. La vie et l'événement s'incamant

en l'être lui révèlent une conscience qu'il ne pouvait détenir

avant cette opération.

"" lUV, 6. LS, 13 et suivantes.

Page 80: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

S2

Il y a donc un être préalable à toute incarnation physique de

l'être. Cet être, sur le plan d'immanence, est la synthèse de la

vie et de l'événement dans ce qu'ils ont d'impersonnel sur le

plan. Si ma blessure existait avant moi, j'existais avec elle avant

moi-même. Cet être préalable n'est autre qu'une conscience

immédiate partout diffuse sur le plan d'immanence'^'. Cette

conscience sans limite, sans conscience d'elle-même, ne peut

être révélée, il n'y a qu'un corps qui puisse la montrer dans la

limitation dont elle a besoin pour être perçue. Cette conscience

immédiate ne peut êfre révélée qu'en se réfléchissant sur un

sujet qui la renvoie à un objet'". Parce qu'elle est à la fois vie et

événement, elle se diffuse sur le plan d'immanence dans une

déterminabilité transcendantale préexistant à l'être. Vie,

événement, conscience immédiate précédent l'être incamé.

Lorsque ces trois éléments fondamentaux s'incament en l'être

et lui permettent une conscience, ils ne se doiment pas

seulement en lui, et n'en restent pas à sa condition limitée, La

vie, l'événement se doiment partout, se diffusent dans toutes les

formes du vivant. Il n'y a pas des vies et des événements, mais

seulement une vie qui se répand par l'événement. Ils sont

chaque fois les mêmes, même s'ils apparaissent chaque fois

différemment. La vie est un seul événement qui s'incarne sans

cesse différemment dans les êtres qu'elle anime. Par

IUV,3.

Page 81: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

83

l'événement qui l'anime, elle est le grand tout, alors que l'être

fini n'en conçoit que des parties qu'il pense subir, sources

d'injustice et de terreur'". Ce que l'être doit alors tenter, c'est

la révélation de l'événement pur, sa part d'immanence au-delà

du sensible, au-delà de son interprétation psychologique'^"*.

L'événement a un double sens. D'une part, il se manifeste

dans l'être, vit avec l'être en son présent. Il est pure affectation.

Il agit, réagit, sur lui comme pure intensité. Il autorise à l'être

une incarnation. Mais d'autre part, dans le même temps, il est ce

que l'être ne sait voir, ne sait percevoù-, l'événement auquel il

ne sait accéder. En cela, la vie est événement. Elle crée l'être et

le fait ressentir, mais aussi, parce que l'être est fini, elle lui

échappe sans cesse. Il y a toujours une part de la vie. parfois la

plus intense, à laquelle l'être ne peut, dans son impuissance,

accéder. Mais si la vie est pur événement, la mort ne l'est pas

moins. La mort agit sur l'être de la même manière que peut le

faire la vie. Immanente à toutes formes du vivant, elle s'incarne,

comme la vie et avec elle, en l'être. Et aussi, en même temps, la

mort est ce l'être ne sait approcher, toujours plus forte mais

aussi impersonnelle, toujours d'un passé-futur sans présent'^'.

Effectuation et contre-effectuation. L'idée de bonheur serait

alors axée sur un refoulement de l'événement, ce qui ne peut

LS. 177. « ... dresser parmi les hommes et les œuvres leur être d'avant

l'amertume », Joe Bousquet in ; LS, 177. '35 I c n e

Page 82: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

84

être viable puisque la vie comme la mort sont ce qui fonde,

intrinsèquement, l'être.

La vie et la mort ne sont pas deux événements distincts. Elles

participent au même événement. Tout ce qui peut arriver

appartient toujours au même événement immanent,

éternellement présent, qui difftise de manière immédiate tes

formes du vivant. L'être n'est que l'effet, ou l'incarnation

temporaire, de cet événement intense et immanent.

L'événement se domie et ainsi donne et reprend la vie. Mais

dans ces deux modes d'existence, que sont la vie et la mort, ce

n'est qu'un seul et unique événement qui se manifeste.

L'événement est univocité, Toujours le même, il ne peut

apparaître que sous des formes différentielles et déterminées.

Alors qu'il est réellement unique et indéterminé comme

immanence. L'événement se donne comme les fonnes de la vie

et de la mort. Il apparaît tantôt comme Tune, tantôt comme

l'autre. Mais cet événement, à la fois vivant et mortifère, n'est

pas seulement un élément extérieur à l'être qui viendrait le

foudroyer. L'être est dans la genèse de l'événement. Non pas

comme être fini et conscient, mais bien un être infini et a-

conscient. Cette fonne réalise l'être univoque dont la

conscience est immédiate et partout diffuse sur le plan

d'immanence ou champ transcendantal. Comme l'événement, îl

y a deux formes de l'être, ou l'être et sa doublure. Il y a un être

univoque et immanent à ce qui vit et qui, s'exprimant, prend des

Page 83: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

85

formes différentielles et chaque fois différentes. Toutes ces

formes différentes dans leur expression appuient le sens de

l'être. Jamais le sens de l'être n'est différent de lui-même.

Seulement est différente son expression comme sens univoque

de l'être. Cet être univoque est impersonnel. Il ne se limite pas à

un sujet ou une attitude. Il est la quatrième personne du

singulier, un on, bien différent du sens courant que l'on donne

ordinairement à ce mot"^. Tout sujet est dépassé par un lui-

même plus grand, plus lointain qui ne se laisse pas réduire à une

quotidienneté, à un objet. Tout sujet détient un on - comment le

nommer autrement - qui atteste son appartenance à l'univocité,

et qui le dévoile comme seulement un de ses différents aspects.

Nous ne sommes qu'un aspect d'un être qui, bien qu'il nous

appartienne, est celui en qui nous nous reconnaissons. Cet être

univoque est comme l'événement qui nous fait, il n'est pas

universel mais ne sait se satisfaire de l'individuel. L'individuel

est pour lui trop étriqué quand l'universel s'attache trop à un

objet. Mais c'est justement parce que nous sommes trop petit,

trop fmi, trop lent, que nous ne pouvons voir cet être que nous

ne cessons pourtant de permettre. Un on qui nous habite el qui

fait que Je est un autre.

C'est toujours le virtuel qui, s'actualisant, autorise l'existence.

L'événement, la vie, la conscience pure immédiate sont des

virtuels qui s'actualisant, mais aussi se désactualisant, sèment et

LS, 178

Page 84: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

86

reprennent les existences. Le virtuel s'actualise dans l'existence,

comme l'existence acquiert un sens par cette actualisation. C'est

dans le rapport qu'entretiendront ces éléments virtuels -

l'événement, la vie, la conscience immédiate et le plan

d'immanence qui les abrite - que leur actualisation s'opérera

dans un état de choses el dans un vécu'". Le virtuel s'embrasse

el s'actualise dans un sujet, dans un objet qu'il s'attribue. Le

virtuel cependant ne manque de rien, puisqu'il n'est pas

préalable à un sujet. Il n'y a pas un sujet qui lui serait

indispensable. Le virtuel existe en sa spécificité, son

actualisation n'est que la différenciation lui permettant d'avoir

un sens (univocité). Plus cette différenciation sera marquée,

c'est-à-dire plus le sujet sera différent, plus le sens du virtuel

sera appuyé. Le virtuel chasse, embrase, se meut selon des

vitesses, des courants le rendant plus intempestif, plus

immanent, 11 crée alors la vie et. par-là même, crée le sens de la

vie.

•t L'œuvre de Joe Bousquet semble accompagner celle de Gilles

Deleuze, dont les citations reviennent régulièrement"®. Il y a

chez Bousquet une même lecture de l'événement, traduit

principalement par la blessure. L'événement autorise la

conscience sous des formes finies, et la surpasse de toutes parts.

L'être ne subit plus l'événement mais devient événement, tant

lUV, 6. '^"LS, 208,211.QP, 151, IUV, 6.

Page 85: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

87

celui-ci traverse des états de choses ou des vécus. Cette

conscience se concentre et se révèle par un instant-vie, trait

d'union entre le fini de la conscience et l'infini de

l'événement'^'. L'instant-vie est une durée, celle de l'être,

s'ouvrant sur toutes les durées cosmiques. Un Aion développant

un Chronos, Chez Bousquet, la conscience reste finie, mais

détient la capacité de son a-conscience, une ouverture infinie

pénétrant sa finilude'"". Le corps est le territoire de la

conscience, et toute l'œuvre de Bousquet vise à en montrer la

déterritorialisation, la reterritorialisation sur d'autres plans, La

blessure du corps devient donc le moyen de sa

déterritorialisation, une ouverture sur le sens de l'être,

l'anachemenl à sa condition d'être fini. La blessure est

l'événement qui révèle l'a-con science. L'a-conscience, comme

l'événement, se réfléchit, et donc se révèle, sur la surface du

corps. Elle est ce qui permet au corps de se rendre

inhabitable^*^ La vie alors traverse les corps, et a la conscience,

par la pensée, de dépasser le corps pour atteindre la vie"* . La

pensée, comme la vie, ne se produit pas mais se reçoit. L'être

doit être disposé à recueillir la pensée qui se manifeste comme

événement, par-delà l'apparence et l'équivocité. Par

l'équivocité, la blessure ne serait qu'un attribut du corps. En

Joe Bousquet, Mvstique, Gallimard, 1973, pp. 248-249. '''Loc. cit.

ibid, p. 244. Ibid,-p. 235.

Page 86: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

88

tant qu'événement, la blessure détermine l'être, restant pour lui

pure indétermination. La blessure devient pensée, loin d'un

corps qu'elle accablerait*'". Ce qu'engendre la pensée ainsi en

s'installant est, chaque fois, une nouvelle naissance, une

renaissance. La blessure de Bousquet devient, au fil de son

œuvre, une pensée immanente à son corps, un événement qui,

sans cesse, le fait renaître.

L'être doit s'attacher à trouver de nouveaux espaces de

lumière. La conception de l'espace bousquetienne, comme

territoire, est un espace virtuel loin de l'affectation du sensible.

Cet espace de lumière est l'au-delà du corps et des choses, le

cercle virtuel qui entoure le sensible et sans lequel celui-ci ne

pourrait exister'''"'. Mais loin de transcender l'être, cet espace de

lumière, comme événement pur, est bien plutôt un plan

d'immanence, un champ transcendantal sans conscience''". Il

est ce que l'être, par l'événement, pressent plus qu'il ne ressent

ou expérimente. Bousquet ne désire que l'expérience du

suprasensible, le moyen de rejoindre la Nature au-delà de

l'équivocité, de l'apparence. Il est en cela très proche des

Romantiques allemands, notamment de Novalis, qu'il préférait.

En deçà de tout ce que je suis MON ÊTRE EST DANS LE SEIN DU MONDE COMME UNE PU IE QUE JE N 'Al PAS PU REFERMER SANS ME BLESSER MOI-MÊME. » ibid., p. 18.

Gilles Deleuze et Claire Pamet, Dialogues, Flamniarion. 1996, p. 179. Désonnais :D.

lUV, 6.

Page 87: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

89

L'être des espaces de lumière est un être transcendantal,

coexistant à l'être sensible qui n'en est qu'une des

manifestations. L'œuvre de Bousquet devient alors un

gigantesque dialogue entre Fauteur et cet être transcendantal

que la littérature, par le biais d'un langage imparfait, doit se

charger de révéler.

Il n'y a pas d'opposition entre l'être transcendantal et l'être

sensible, comme ne peuvent se contredire l'équivocité et

l'univocité. L'œuvre de Gilles Deleuze s'intéresse le plus

souvent à des textes, des auteurs axés sur ces deux pôles,

transcendantal et sensible, Kant, Nietzsche, Bousquet.

Rousseau, Fichte, Artaud, Fitzgerald, Schelling, Spinoza,,,, Ce

que ces auteurs ont approchés, dans leur mesure, par leurs

moyens, est la schizophrénie. La schizophrénie n'est pas

l'opposition entre deux comportements, entre deux états de

chose, elle est toujours un processus se déroulant entre deux

pôles. La schizophrénie unit deux états plutôt qu'elle ne les

distingue. Ainsi, il n'y a pas d'opposition entre l'homme et la

Nature, l'une est machination de l'autre et inversement"*^.

L'homme est produit de la Nature, et en tant que produit de la

Nature produit la Nature. L'homme ne contredit la Nature que

dans la mesure où une fausse conscience - créée par le

capitalisme - se croit être une entité dressée à rencontre de la

'AO, 10.

Page 88: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

90

Nature"" (comme nous le verrons, apparaît alors la question du

droit naturel). La schizophrénie est le processus de toutes les

machinations unissant l'homme à la Nature, comme une bouche

sur un sem. La schizophrénie est l'ensemble de toutes les

machinations qui unissent des pôles paraissant distincts, mais

les unissant, elle leur perniet une singularité qu'ils n'auraient

pas. Spinoza est schizophrène, en passant du deuxième au

troisième genre de connaissance, du fondement des rapports à la

connaissances des essences. Il l'était déjà du premier au

deuxième genre, de l'équivocité aux rapports exprimés. Gilles

Deleuze lui-même est schizophrène lorsqu'il voit l'objet tomber

hors du plan d'immanence. La schizophrénie est toujours le

processus d'unification des objets, pôles, états distincts. Ce

processus de machination connecte entre eux les éléments de

natures différentes. Lorsque Bousquet entretient seul un

dialogue avec l'être fondamental qui l'habite, il démarre des

machines binaires dont la vocation est l'interaction entre deux

états de sa nature qui semblaient, jusque-là, être étrangers,

t Bien sûr, il y a un lien profond entre l'événement et la

schizophrénie. L'événement surgit du transcendantal comme

vérité éternelle pour fonder l'être sensible, pour le réaliser en

tant que fmi, bien que dépassé de toutes parts par cet

événement. La schizophrénie est événementielle comme

l'événement est d'abord schizophrénique. L'événement crée

Page 89: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

91

l'être quand la schizophrénie le réconcilie avec ce qui l'a fondé.

Œdipe est bien plus schizophrénique qu'incestueux. La

consommation de sa mère est de l'ordre de l'événement dont

l'inceste n'est qu'un effet. Ce qui importe, ce sont ses devenirs,

et non le produit de ses devenirs. Œdipe est tout entier

événement. Lorsqu'il va à la rencontre de la Pythie, il tente

d'échapper à l'événement, à sa propre nature, son propre

fondement. C'est alors qu'il décide de ne plus rentrer chez lui,

afin d'éviter l'événement. Mais c'est précisément en fuyant

l'événement qu'il le réalise, qu'il rencontre son vrai père, qu'il

le tue et se glisse dans le lit de sa vraie mère. Œdipe est, tout

entier, l'être comme événement. Il est le schizophrène pur

unissant le père, la mère, le fils et donc la Nature et le contraire

de la Nature. Œdipe organise des processus machiniques

inédits, schizopliréniques, qui le caractérisent seulement comme

événement.

La schizophrénie est par conséquent déterritorialisation. Le

processus machinique, quand il se câble sur des éléments

distincts, doit aller jusqu'à eux. En cela, il y a déterritiorialisa-

tion. Lorsque Alonzo feint de s'être fait couper les bras, il vit un

devenir-manchot. Il quitte son état de valide pour un devenir-

invalide. Il se déterritorialisé. Mais par le fait qu'il n'est pas

réellement manchot, il est schizophrène, créant un processus

machinique entre le valide et le non-valide. Il crée une zone

Page 90: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

92

d'incemabilité, > un no man's lanci'"^. Ainsi, toute

déterritorialisation est schizophrénique, et toute schizophrénie

est acte de déterritorialisation. Il s'agit toujours d'un va-et-vient

entre deux ou des pôles. La déterritorialisation n'est pas la

transformation d'un pôle (par exemple, valide) en un autre pôle

(par exemple, invalide) mais la digression de l'être entre les

deux et qui emprunte ces pôles pour mieux digresser. Le contre-

ténor ne devient pas femme lorsqu'il chante, mais emprunte la

voix de la femme pour mieux se déterritorialiser. En même

temps, il organise un processus machinique, comme

schizophrénie, entre la voix de l'homme et la voix de la femme.

Par contre, le castrat n'est pas déterritorialisé, il change juste de

territoire ou transforme ce territoire. Et il n'y a pas qu'un seul

sens au processus de la schizophrénie. 11 se détend, se contracte,

se recontracte et se redétend. Lorsque le contre-ténor stoppe son

chant, lorsque Alonzo enlève son camouflage et retrouve ses

bras, ce sont des processus de reterritorialisation qui s'opèrent.

Ce n'est pas une déschizophrénisation qui est ainsi à l'œuvre,

mais la schizophrénie induisant un autre sens à son processus,

La schizophrénie est univocité par la distribution nomade des

parties qu'elle aborde. Elle est un processus, comme la pensée,

se situant toujours entre deux pôles, deux états, deux choses'"*^.

Elle est un entrelacement et nous verrons combien

MP, 360.

Page 91: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

93

l'entrelacement est une figure de la philosophie deleuzienne. Le

personnage conceptuel du schizophrène est véritablement un

être transcendantal. dans la mesure où il réalise un processus en

dehors d'une conscience qui le limiterait. Cette conscience,

dans le fah de s'attacher à un pôle particulièrement, est, dans ce

cas, la conscience capitaliste. Nous pouvons dire que ce qui

distingue le capitaliste du schizophrène est une manière de

distribuer les parts. Le capitalisme répartit les parts

proportionnellement. Une part et d'autre part''". Il fait alors

œuvre de jugement. Le jugement, dont le capitaliste est

l'incarnation, consiste en une répartition analogique des parties,

et de la terre en particulier. Donner, sélectionner les terres en

fonction d'une raison ou d'un principe. Tandis que le

schizophrène ne distribue pas les terres mais bien plutôt les

occupe. Il occupe deux pôles ou agit entre les deux. Il est un va-

et-vient, un entrelacement qui, nécessairement, évite une

distribution, un jugement. Ainsi, le schizophrène ne partage pas

le sens commun, celui-ci se caractérisant par sa faculté de

juger'", dont le schizophrène est incapable. Il applique une

distribution nomade qui est le contraire d'une appropriation

pour une répartition proportionnelle. C'est par lui donc

Gilles Deleuze, Foucault, Les Éditions de Minuit, 1986, p. 124. Désormais : F.

DR, 54. DR, 53.

Page 92: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

94

qu'apparaît une nouvelle définition de l'espace"^. L'espace

n'est plus distribué, sédentarisé et clôturé, mais nomade pour

une libre occupation d'un mouvement immanent. Pour l'espace

réel comme l'espace de représentation'". Cette conception de

l'espace est donc univoque ou se déroule sur la surface de l'être

univoque, par opposition à l'équivocité et l'analogie du

jugement du capitalisme sédentarisé. Cette conception de

l'espace est bien celle du schizophrène ne modifiant, ne

transformant, aucun pôle mais créant des processus de raccord

entre eux. Le schizophrène réalise le rapport entre deux choses,

deux états ou deux espaces. Il ne modifie pas ces espaces mats,

par le rapport créé, leur permet une modification, une

métamorphose peut-être. Par lui, l'espace se réalise selon

d'autres modes, moins fixes, moins sédentaires. En cela se

trouve l'univocité du schizophrène dont te sens du processus

qu'il incame se trouve dans la mutation des éléments qu'il met

en rapport, pôles, choses, états ou espaces. Ces états, ces

espaces se meuvent, et dans ces mouvances, si di,stinctes soient-

elles, caractérisent le sens du schizophrène univoque. Par

conséquent, le schizophrène bouscule la sédentarité de

Jean-Pierre Veniant montre bien comment Clisthène a redéfini l'espace athénien pour une nouvelle politique égalitaire, non plus axée sur les familles et sur le sang, niais bien par un juste équilibre des forces, in : Jean-Pierre Veniant, Les origines de la pensée grecque, PUF, 1992 pp 96-98.

DR, 54.

Page 93: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

95

représentation (le bon sens) comme celle physique du territoire

(capitalisme). Ce qu'il provoque est un saut par-delà les hmites,

les enclos de la sédentarité. Ce saut témoigne d'un degré de

puissance, comme la puissance recrée une nouvelle hiérarchie

au sein de l'univoque. La hiérarchie de l'univoque n'est pas

celle de l'analogie. Pas des parts mais des puissances. Ce n'est

pas la plus grande part qui est la plus forte mais celui qui

possède la plus grande puissance. La hiérarchie, par ses formes

nouvelles, glisse du territoire à l'être. Sous cet angle, le petit

peut détenir la puissance du plus grand'^". L'espace ne se traduit

plus selon la grandeur des parts mais par la puissance qui se

déroule à la surface. L'univocité n'est pas grandeur mais

puissance. Elle est l'ensemble de toutes les puissances.

L'univocité a pour trait principal, et singulier, de rompre les

grandeurs afin d'instaurer une puissance d'un autre type. Celui

qui a le mieux montré cette nouvelle puissance de l'univocité

est Nietzsche. Gilles Deleuze montre souvent comment agit,

nietzschéennement, le coup de dés et, par cela, l'affirmation de

tous les hasards. Non pas chercher le coup gagnant à travers la

succession des coups, mais affirmer tous les coups, toutes les

formules. Rechercher la formule gagnante n'est que l'œuvre du

subjectif La conscience comme maîtresse du jeu. La

conscience, par ce coup, cherche le centre d'elle-même, c'est-à-

dire son identité à travers les cercles du hasard, les cercles non-

"" DR, 54-55.

Page 94: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

96

identitaires'". Ce n'est que par ie coup de la victoire que la

conscience peut s'accepter à elle-même comme identité. 11 y a

une transcendance du coup vainqueur. Par contre, affirmer tous

les coups sans distinction instaure l'immanence sur la surface

du jeu (même si cette surface est du plus grand sérieux). Hors

d'une conscience transcendante, l'être affirme, et émancipe,

toutes les formules sans distinction. L'étemel retour des coups.

Dans l'affirmation de toutes les formules, ce qui compte c'est

qu'elles soient toujours toutes différentes. Pas la même formule,

pas le même ensemble de formules, mais un ensemble ouvert de

formules sans cesse différentes. Ce que la sélection de l'Étemel

retour ne peut garder est bien la fomiule identique qui

reviendrait sans cesse. L'Étemel retour ne retient que le

différentiel, la multiplicité à l'œuvre. Il n'y a que la formule

différentielle qui peut permettre à l'être univoque de

s'authentifier à lui-même comme univocité. Ce qu'il attend ce

n'est pas la formule, mais la formule différentielle : l'être

comme créateur du différent. C'est dans cette création du

différent que le sens de l'être univoque s'inscrit. Ces formules

sortant dans leur difïérence se rapportent au sens de l'être, et si

elles sont différentes entre elles se rapportent univoquement au

sens de l'être. Ce que peut ici la différence, le même ne le peut

pas. Le même est comme la formule gagnante, il transcende la

conscience à la recherche de son identité. Produire le même

LS. 349.

Page 95: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

97

revient à se faire transcender par sa production. On produit le

même alors qu'on crée le différent. Capitalisme et

schizophrénie. Le schizophrène crée les formules différentielles

lorsque le capitaliste reproduit le même. Univocité et transcen-

dance. L'univocité est le sens de l'être quand la transcendance,

l'analogie, dicte le sens de la production. L'univocité ne peut

donc s'établir que par l'Étemel retour, celui qui ne fait revenir

que le différent, en excluant le ménie"^.

Par l'Étemel retour, l'univocité prend sa troisième forme,

après celle que lui avait donné Duns Scot et, par la suite,

Spinoza'". Cette forme, comme les deux autres, mais plus

singulièrement, tend à rompre la subjectivité de l'être, la quête

d'identité inhérente à son comportement, Spinoza considérait

encore la substance comme invariante, comme étant. Les modes

se rapportent à la substance et varient par elle, tandis qu'elle

reste invariable. Il faudrait que la substance puisse varier sous

les modes. Par cela, c'est l'être qui appartiendrait au devenir'^®.

Appartenir au devenir contre les étants est le grand projet de

Nietzsche. Laisser s'exprimer et agir les cercles non-identitaires

du hasard, du différent, du multiple, et non concentrer l'être sur

l'agissement de ces cercles, le faire devenir centre de leurs

mouvements. Désaxer les cercles. Permettre à la conscience de

se former par accident à travers ces cercles et que, par cela,

LS, 348-349, DR, 57-60.

Page 96: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

9S

l'être né le soit que fortuitement'L'être fortuit, comme l'a

expliqué KIossowski par sa lecture de Nietzsche, n'est constitué

que de singularités dont il est la synthèse disjonctive''^. Cette

synthèse ne s'opère pas pour un but comme fin, mais

accidentellement comme carrefour, comme lieu d'intersection

de toutes les singularités. Ce sont les singularités, dans ce

qu'elles ont de différentiel, qui forment l'être fortuit

nécessairement univoque.

Cet être fortuit est une a-conscience comme objet du plan

d'immanence. Elle n'est qu'un objet parmi d'autres sur ce plan,

et jamais elle n'en prend le contrôle, jamais elle ne l'asservit et

le transcende. Cela parce qu'elle est la réunion de toutes les

singularités, de tous les coups de dés, et non la résolution du

coup gagnant. L'ensemble des coups différentiels réalise l'être

univoque, et cet ensemble est sa conscience réduite, ou plutôt

son a-conscience. Conscience sans but, sans cloisonnement,

sans transcendance, une conscience ouverte traversée sans cesse

par les singularités qui la fondent. L'a-conscience appartient à

l'être transcendantal, l'être dont l'a-conscience est partout

diffuse sur le plan d'immanence : une conscience non soumise à

une limite qui, identitairement. la définirait. L'être

transcendantal est le contraire du jugement. Il établit un rapport

avec ce qui lui convient, et non en fonction d'une distribution. Il

'''Loc. cit. ""LS, 349.

Page 97: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

99

organise les rapports de son existence en fonction de joies et de

tristesses, et non en fonction de ce qui peut s'attribuer,

s'octroyer'^'. Il s'agit d'un rapport a-moral, si nous considérons

la morale comme le jugement du monde à partir d'une partie

jugée comme supérieure. Cela ne peut être du subjectivisme

mais l'irruption de l'événement en l'être traçant un ensemble de

rapports comme univocité. Cet être transcendantal, à la

conscience ouverte et traversée par tous les événements du

monde est l'être de l'Étemel retour. Selon les modalités qu'on

lui confère, il prend la figure du surhomme, de l'être des

devenirs, de l'être fortuit, de l'être transcendantal. Mais quelles

que soient les modalités qu'on lui accorde, il appartient à

l'Étemel retour comme univocité, par l'ensemble des coups qui

se déroulent sur la surface de l'être. L'a-conscience est d'abord

oubh. Oubli des états de choses et des vécus. Klossowski

demande : comment pourrions-nous être maintenant si le

souvenir nous impose d'être comme hier? Comment alors

recevoir l'Étemel retour comme avènement du différent si la

conscience se loge dans ses limites transcendantes ? L'oubli

devient, par l'Étemel retour, le lieu d'absorption de toutes les

identités de l'être'". Il efface tout subjectivisme, tout territoire,

tout jugement. L'oubli détruit, comme sélection de l'Étemel

LS, 348. CC, 169. Pierre Klossowski, Nietzsche et le cercle vicieia. Mercure de

France, 1975. pp. 93-94.

Page 98: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

too

retour, la conscience. Ce que ne retient pas l'Étemel retour est

la conscience, qui ne peut être que sous des formes identitaires.

Il n'y a que l'identité qui ne revient pas en un oubli de soi qui

ne laisse transparaître que l'événement.

L'ontologie deleuzienne repose sur l'Étemel retour, L'Étemel

retour n'est pas une cause dont l'être serait la résultante. L'être

se dessine, fortuitement, dans l'acte même de l'Étemel retour

Ce qu'il est, mais surtout ce qu'il devient, s'inscrit dans le

moment même où les dés sont lancés. L'événement. C'est le

lancé des dés qui permet à l'être de surgir, comme formule de

toutes les formules. L'être n'est pas une combinaison, il est

toutes les combinaisons dans leur différence même. Univocité,

Il est dans cet entrelacement où les dés roulent et cherchent la

formule qu'ils adopteront. Leur jeu, leur ronde définit l'être

comme moment unique et univocitaire. Lorsque les dés sont

posés, lorsqu'ils ont donné le verdict, l'être n'existe déjà plus. Il

n'est et ne devient que dans le spastne de la tourmente, moment

plus proche que toutes les intériorités, plus lointain que toutes

les extériorités. C'est le temps de l'être.

Les concepts les plus importants sont toujours des entre-deux,

des entre-temps, entre deux choses. Schizophrénie,

déterritorialisation, pensée, événement. Toujours entre deux

pôles, deux territoires, entre le voir et le parler'®^ entre deux dés

qui se couchent. Rien n'est fixe. La vie est l'expression même

' " F , 124.

Page 99: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

101

de ce moment entre deux moments. La vie est l'événement

comme l'avènement de la pensée entre deux durées, entre deux

lieux pour une constitution de l'être.

L'être est une coïncidence s'inscrivant comme carrefour de

données s'entrecroisant. comme singularités surgissant. L'être

perçoit subjectivement l'événement de sa création dans un sens

contraire. Il n'est pas, comme lui fait croire le principe de

subjectivation qui t'occupe, le centre d'un monde qu'il

détermine. Cela n'a l'avantage que de se percevoir comme étant

doté d'un ensemble d'attributs variables et commensurahles. Il

serait ainsi le centre de tout pôle, le producteur de tout

événement et donc de toute pensée. Ce qu'il opère est une

retrisbitution complète de toutes les singularités, les faisant

passer par son propre sens (avènement de la conscience). Gilles

Deleuze, en un approfondissement de la transmutation de toutes

les valeurs de Nietzsche, libère les singularités de

l'emprisonnement de la conscience. La pensée n'est pas

production mais occupation. Elle s'installe, ne se produit pas.

Elle est comme la doublure de l'intériorité et de l'extériorité.

Elle est extérieure à l'être puisqu'elle ne lui appartient pas. Elle

est, en même temps, intérieure à l'être puisqu'elle le réalise. La

pensée, en tous points, correspond à la vie, elle est la vie comme

singularités. La pensée détruit toute limite de l'être, toutes les

limites que l'être s'est lui-même dessinées. Plus extérieure que

toutes les extériorités, plus intérieure que toutes les

Page 100: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

102

iiitérlorités'^j Ce qui permet cette rupture des limites de la

pensée, c'est qu'elle s'inscrit à la limite du voir-parler, de

renvoyer et recevoir. Parler, c'est envoyer, comme voir, c'est

i) recevoir. La subjectivation de l'être scinde cette opération

unique en deux actions distinctes. C'est par cela, qu'il y a un

lien probant entre la subjectivité et la connaissance : recevoir la

cormaissance pour la reproduire. Cette double opération exclut

la pensée de son processus. De plus, elle instaure une limite,

une distinction entre le voir et le parler. Ainsi, la condition de la

pensée est rompue, Qu 'est-ce que penser ? La condition de la

pensée est le lieu d'incertitude où se rejoignent le voir et le

parler. Là précisément où le subjectif instaure une distinction.

C'est sur cette distinction, ou au point où elle s'inscrit, que se

manifeste la pensée, où elle apparaît, Seulement, l'instauration

de cette limite empêche la pensée d'apparaître. La limite donne

une passivité au voir et une action au parler. La déformation du

subjectif nous laisse croire que la pensée n'est que dans le

parler, donc dans la reproduction de la connaissance. Ce n'est

pourtant qu'une fausse pensée ; ni pensée, ni non-pensée.

Pourtant, la pensée assiège l'être et autorise, par sa présence, le

voir et le parler. C'est toute une corruption de la nature de l'être

que réalise le subjectif. Il n'est pas producteur de quelque chose

(pensée, événement), mais la coïncidence de ces éléments. Il ne

'"F , 125. Gilles Deleuze, Pourftariers, Les Editions de Minuit, 1990, p. 150.

Page 101: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

103

jette pas les dés. il est les dés jetés. C'est ainsi que la pensée est

doublée par l'intériorité et l'extériorité, qu'elle ne limite pas ces

deux lieux mais les réunit par le fait de sa présence à travers

l'être. 11 faut la réunion, ou le croisement, de beaucoup

d'éléments pour que l'être puisse être produit, pour qu'il puisse

apparaître. Vie, pensée, événement, hasard, actualisation de tous

ces éléments comme virtuels. Ces éléments se croisant révèlent

des singularités faisant apparaître l'être comme singulier.

- L'être est toujours entre deux événements, entre deux pensées,

que la vie entraîne, et qui sur leur passage réalisent des

singularités que l'on appelle les êtres. L'être, s'il est univocité,

n'est pas pour autant une partie d'un transcendant.

L'événement, la pensée, la vie sont immanents aux formes de

l'être. La coïncidence qu'ils forment est plutôt un effet de

machines"^ dont l'être est accidentellement issu. Car c'est bien

à ces éléments de produire la vie de l'être. Mais en retour, l'être

comme partie univoque n'existe pas sans changer l'unité, sans

la morceler, sans lui permettre une variation d'avec elle-

même'^. C'est le retour de l'événement, l'Étemel retour de la

vie qui s'affirme en affirmant tout. L'être est affirmation. Et il

Gilles Deleuze. Proust et les signes, PUF, 1964, pp. 195-196. Désormais : PS. Aussi, DR, 56-57 : « ¡1 faut montrer non seulement comment ia différence individuante diffère en nature de la différence spécifique, mais d'abord et surtout comment l 'individuation précède en droit la forme et la matière, l'espèce et les parties, et tout autre élément constitué. »

Page 102: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

104

affirme la vie, donc l'unité dont il est natif. Parce que ces

éléments créant l'univocité ne sont pas transcendants, ils sont

soumis aux devenirs de leur création. Comment, lorsque l'unité

comme essence est immanente à l'être, ne pourrait-elle pas

varier de sens par sa création même ? L'être a-conscient est un

élément sur le plan d'immanence. Mais, en tant qu'objet, il fait

varier le sens de ce plan. Un plan d'immanence sans objet serait

une abstraction. Il faut nécessairement un ensemble d'objets

circulant sur le plan et, de toutes parts, agissant à des vitesses

infinies partout diffuses pour donner corps à ce plan. Le plan

d'immanence est une réalité. Et pour qu'il le soit, il faut des

éléments circulant sur lui qui en fassent varier le sens. Ce qui lui

évite une transcendance, une immuabilité qui le condamnerait à

n'exister que sous la forme d'une transcendance. Ainsi, obliga-

toirement, et comme le montre Gilles Deleuze, il y a une

actualité de l'élément sur le plan d'immanence, bien qu'il soit,

sur ce plan, une virtualité. On évitera de croire qu'un virtuel,

même s'il ne manque de rien, soit a-signifiant. Le virtuel est

doté d'un mouvement, sinon il resterait virtuel sans aucune

actualité. Ce mouvement contribue au sens du plan. Le virtuel

est d'abord mouvement, sans quoi il ne pourrait, comme unité

fixe, n'être que transcendant. Le virtuel est un pur mouvement

parcourant le plan d'immanence et. parce qu'il est mouvement,

fait varier le sens du plan d'immanence. Un mouvement.

'"PS. 197.

Page 103: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

105

nécessairement, change les choses. Le mouvement est toujours

un entre-deux, comme la pensée. Entre deux positions, entre

deux objets. Sur le plan d'immanence, le mouvement est lui-

même objet. Si le mouvement était un attribut de l'objet du

plan, le plan serait une réahté et non un virtuel. Ainsi, l'objet est

un mouvement sur le plan. Et si sa fonction est le changement,

il ne peut que changer le plan. Ce qui ne veut pas dire que le

plan serait subordonné par le mouvement qui l'occupe. Ce qui

voudrait dire alors que l'immanence est attribuée à l'objet, et

plus que l'objet circule sur le plan d'immanence'".

Effectivement, le plan d'immanence ne peut être fixe et

immuable sans verser dans la transcendance. Il faut un élément

qui puisse lui permettre une variation d'avec lui-même. Cet

élément est ce qui l'occupe, ce qui court sur son dos. Le plan

d'immanence ne peut exister sans ses éléments sans tomber

dans l'abstraction. De même, l'objet doit détenir une virtualité

qui puisse lui permettre une différentiation d'avec lui-même. La

virtualité de l'objet n'est pas préalable à cet objet mais

l'accompagne dans cette actualité qui le rend présent'^®. Le plan

d'immanence est le support d'une virtualité, comme cette

virtualité lui permet d'être lui-même virtuel. 11 ne peut y avoir

d'objet virtuel sans un plan qui puisse en supporter les termes,

comme un objet ne peut avoir de virtuel sans la présence d'un

IUV, 4. D, 179-180.

Page 104: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

106

plan qui puisse raccueillir. Sans cesse, il existe un réseau,

constitué de circuits, qui alimente l'actuel de son virtuel et qui

autorise à l'objet virtuel un interaction avec les autres éléments

virtuels de ce plan

Nous voyons encore ici un entre-deux se dessiner comme

concept, le plan d'immanence. Parce qu'il n'est pas

transcendant, le plan d'immanence doit instaurer un rapport

probant entre le virtuel et l'actuel. Le virtuel ne transcende pas

l'actuel. L'actuel est la différentiation univocitaire du virtuel"".

Chaque singularité conmie point ordinaire renvoie, comme

forme de différenciation, à des singularités comme points

remarquables, comme virtualités. Mais ces renvois des points

aux autres par circuit indiquent qu'ils ne peuvent se réaliser

sans la présence d'un plan. Le plan d'immanence est cette

condition entre deux devenirs de l'objet, virtuel et actuel. Un

entre-deux. Si l'être est un entrelacement comme pensée,

comme événement, comme schizophrène, il est issu d'un autre

entre-deux qu'est le plan d'immanence. À son tour, le plan

d'immanence se situe entre deux pôles qu'il définit ; l'actuel et

le virtuel ne trouvent pas en leur position une transcendance

mais bien une immanence. Le virtuel n'est pas pour autant

""D, 185. "" « Les actuels impliquent des individus déjà constitués, et des déterminations par voies ordinaires ; tandis que le rapport de l'actuel et du virtuel forme une individuation en acte ou une singularisalion par points remarquables à déterminer dans chaque cas. > D, 185.

Page 105: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

107

immanent à l'actuel, ni le contraire. C'est à leur limite

respective qui se touche que se situe le plan d'immanence. Le

plan d'immanence est le circuit qui autorise au virtuel de

s'imbiber de l'actuel, comme à l'actuel de permettre une

actualité du virtuel'^'. C'est par cette interaction de l'actuel et

du virtuel que le plan d'immanence peut réellement exister, et

exister comme univocité.

Ce que l'actuel et le virtuel organisent est un combat-entre, et

jamais un combat-contre. Le combat-contre n'est que la

destruction d'une force adverse, une volonté de puissance dans

son degré le plus misérable. Le combat-entre est d'une autre

puissance, c'est l'intégration d'une autre force, d'une puissance

autre, pour créer de nouveaux ensembles"^. Le Clézio, dans sa

peur, perçoit la création de ces nouveaux ensembles, et jamais

la destruction de ce qui le terrorise. Aussi, ce combat-entre est

un peu l'intégration d'une monade par une autre monade, ce qui

lui donne une autre puissance, mais jamais une autre grandeur.

L'actuel ou le virtuel n'ont jamais besoin d'une nouvelle

grandeur, mais toujours d'une nouvelle puissance. Celle-ci se

déclare par la mutualité de l'actuel et du virtuel. Dans leur

interaction, ils investissent de nouvelles puissances que l'autre

fournit. Cela ne peut se faire qu'en un combat-entre, et non un

Le Clézio montre bien la présence du virtuel dans Tactuel, lorsque par exemple, il décrit sa chambre le soir, in : J.M.G. Le Clézio, L'extase niatérieile, Gallimard, 1967, p. 156 et suivantes.

Page 106: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

108

combat-contre qui annulerait la relation en cours. Un

entrelacement où se dessine la possibilité des puissances. La

puissance ne peut se libérer que par ce combat-entre, dans

l'effervescence de deux singularités en relation. Une singularité

est une puissance, à la condition de pouvoir mener ce combat-

entre avec une autre singularité qu'elle incorporera. Elle ne sera

alors plus elle-même, ni tout à fait une autre, mais un nouvel

ensemble, une nouvelle puissance.

Ce combat-entre pour une nouvelle puissance est ce qui

réalise les devenirs"'. Les devenirs sont la constitution de

nouvelles puissances ou l'incorporation de nouvelles

puissances. L'être se situe toujours entre les deux. La vie,

l'événement sont des puissances qui s'accaparent l'être. 11 est

traversé par la vie, mène un combat-entre avec l'événement qui

le transperce (subjectivité). En même temps, la vie et

l'événement entretiennent un combat-entre avec l'être, le font

incorporer à de nouvelles puissances vivantes et événementiel-

les. Ce sont de pures puissances du singulier qui ainsi traversent

l'être dans leur combat-entre. lui permettant d'accéder à de

nouvelles puissances singulières. Mais ces puissances ne sont

jamais hiérarchisées, elles sont puissantes et c'est tout.

Cette puissance octroyée à l'être, par l'événement et la vie, se

traduit par sa pure affirmation. Si l'être est événement, et non

172

Loc. cit. CC, 165.

Page 107: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

109

producteur de l'événement, il n'en est pas moins affinnation"".

L'être n'affirme pas, ce qui appartient encore au jugement,

affirmer la part distribuée. Au contraire, il devient être à la

condition de s'affirmer, et d'affirmer le monde. C'est en cela

qu'il y a un lien profond entre l'être et l'Étemel retour. L'être

est la pure affirmation et n'affirme rien distinctement, L'Étemel

retour, comme lancer de dés, est l'affirmation de toutes les

formules. Affirmer c'est tout affirmer et, par cela, devenir soi-

même une affirmation. Affirmer et soi, et tout ce qui nous

traverse, tout ce qui traverse notre univers. En cela se révèle la

puissance réalisant l'être comme singularité. Mais tout affirmer

n'est pas dire oui à tout, même quand il faut dire non. Il faut

savoir dire non au nihilisme et non le cautionner. Affirmer, c'est

créer, mais ne pas porter, suppor1er''^ Affirmer, c'est créer de

nouvelles valeurs et non juger des valeurs en cours au nom

d'une valeur existante. Mats l'affirmation, si elle est exécutée

en fonction de l'univocité de l'Étemel retour ne peut rencontrer

le nihilisme. L'Étemel retour est sélectif II ne fait revenir que

les forces actives. Les forces négatives se dissolvent dans ces

forces actives les empêchant ainsi d'apparaître"^. En effet,

lorsque l'être, dans une suprême affirmation, affirme tout, ce

tout de l'existence ne peut être ni négatif, ni positif II en ressort

Gilles Deleuze. Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, pp. 212-214. Désormais : N.

N,213. 80.

Page 108: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

110

cependant, une énonne positivité qui est contenue dans

l'affirmation même. Le négatif se métamorphose en positif, par

une double négation. Dire non au négatif^".

Le retour du négatif semble être la préoccupation de

Rousseau, et par cela, il devient une figure de la philosophie

deleuzienne. L'être naît bon, ou tout au moins sans connaître la

méchanceté. Ce sont les conditions sociétaires qui le rendent

méchant. La belle âme s'abîme dans des situations ambiguës

dont elle ne peut se sortir sans une certaine hargne. Le bon

sentiment est sans cesse corrompu par un ensemble de relations

qui s'imposent et qui font périr l'être vertueux'^^ Un étemel

retour de la méchanceté. Rousseau perçoit le retour du négatif

comme corruption de l'être à l'état de nature. Vu la mdesse des

causes, cet être ne peut cependant être solitaire et donc

provoque la relation, l'interaction qui, indubitablement, sera

délicate. Ce qui engendre cette précarité de la relation est

l'argent, l'avènement de ¡'homo oeconomicus, du bourgeois'".

Car il n'y a pas de méchanceté désintéressée, elle trouve

toujours sa motivation dans le profit ou la vengeance. Ce qui ne

peut revenir alors n'est que le négatif. Des êtres, une situation et

l'installation des forces négatives. Ce que recherche alors

Rousseau est, avant Nietzsche, une transmutation de toutes les

"'Loc. cit. Gilles Deleuze, Jean-Jacques Rousseau précurseur de Kajka, de

Céline et de Ponge, in : Arts, 6-12 juin 1962,

Page 109: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

I l l

valeurs et. surtout, celles du réactif. Nietzsche voyait comme

solution l'affirmation des devenirs et Rousseau cherchera

également, par d'autres moyens, une solution univocitaire.

Cette solution se trouve dans l'unité de l'être, c'est-à-dire

dans le rappel de l'être à l'état de nature. Faire revenir cet être

ou l'Étemel retour de l'être à l'état de nature. L'univocité

rousseauiste est constmite par cet être premier a-sociétaire dont

les manifestations créent la société. Bien sûr Ton pourrait croire

que l'actualisation de l'être premier corrompt définitivement

son sens. Mais il y a chez Rousseau la persistance de l'idée que

les choses peu\ent changer. Cela par l'amour'®®. C'est par

l'amour, et non précisément par la vertu, que l'univocité peut se

rétablir, et que le sens de l'être peut revenir en contrecarrant la

méchanceté que la société provoque chez l'être. Cette

méchanceté, si elle est réelle, n'en est pas pour autant naturelle.

Restituer la Nature par la provocation de son retour. Gilles

Deleuze montre les différents types d'amour auxquels rêve

Rousseau. Ils ne sont pas vertueux parce qu'ils ne sont pas

moraux'®'. Ils sont proposés en dehors d'une morale, donc d'un

jugement. Un homme et deux femmes, ou encore une femme et

deux hommes. Cela parce que la morale n'existe que pour

l'exécution d'un rapport de grandeur, et non pour la restitution

"'Loc. cit. ''"Loc. cit.

Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes. 10/18, 197î,p, 337.

Page 110: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

112

d'un état de nature dans les puissances que cet état peut

exprimer. La morale sert la puissance du riche. La Nature

s'exprime par pulsions, et autorise à l'être des relations que la

morale condamne. Mais en même temps, ces pulsions ne

peuvent dicter une ligne de vie stricte. La Nature s'exprime et à

l'être de la satisfaire'®^ Ainsi, les relations multiples doivent

permettre de retrouver plusieurs états de nature perdus par la

société'®^. Ce type de relations n'est donc nullement équivoque,

il se pense et se construit selon un fondement. Ce fondement est

l'unité, la Nature première. La différenciation qu'elle opère est

dans la variété des combinaisons, provoquée par la pulsion,

plusieurs femmes, plusieurs hommes, selon le besoin. La

pulsion est distributive de multiplicités comme expression de

l'unité. Cette multiplicité organise des pôles, comme la mère

douce et la mère sé\'ère. L'homme, tentant ainsi à retrouver

l'état de nature est cet entrelacement se développant entre les

pôles que la nature lui fournit. Cette lecture deleuzienne est

réalisée à partir de Émile et des Confessions. Cet enseignement

rousseauiste fiit bien moins médiatisé que le célèbre Contrat

On retrouve la même problématique sous la forme du droit naturel chez Spinoza. Concernant les ressemblances de la philosophie de Rousseau et celle de Spinoza voir : Madeleine Frances. Les réminisce/Kes spinozistes dans « Le contrat social » de Rousseau, in : Revue philosophique de la France et de / étranger, janvier-mars 1951, pp. 60-82.

« soit qu 'il y ait deux femmes aimées, l'une comme mère aimée qui châtie, l'autre comme une mère très douce qui fait renaître », Gilles Deleuze in. Arts, op. cit.

Page 111: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

113

social, où la problématique de la relation à autmi s'instaure

selon d'autres modalités, non plus selon le singulier mais bien

en fonction de l'individuel et du collectif

Page 112: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

Chapitre 3.

Transcendaotal .

Kant, Sartre, Bergson, Fichte.

Le texte de Gilles Deleuze, L'immanence, une vie..., commence

par ces mots : « Qu 'est-ce qu 'un champ transcendantal ? Il se

distingi4e de l'expérience, en tant qu 'il ne renvoie pas à un objet ni

n'appartient à un sujet (représentation empirique). »' Pour Kant.

le transcendantal est l'ensemble des connaissances a priori avec

lesquelles nous pouvons réaliser une expérience^ L'expérience

reste le moyen premier en notre possession pour découvrir la

réalité. Cette découverte ne peut se réaliser sans l'appui de la

sensation qui nous permet d'appréhender l'objet. Cependant,

même si nous répétons infiniment l'expérience, en considérant son

finit comme une connaissance, cette connaissance ne pourra

s'établir que par la négative, par défaut : la connaissance relevée

sera considérée comme vraie seulement parce que l'expérience n'a

pu prouver le contraire de cette connaissance'. Ce que produit

alors l'empirisme pur est le doute, c'est-à-dire le contraire de la

vérité. Déjà, nous voyons chez Kant une défiance du doute qui fut,

comme on le sait, l'outil intuhif de la philosophie cartésienne.

' r u v , 3 ^ Rudolf Eisler, Kant-lexikon, Gallimard. 1994, pp. 1039 et suivantes. ^ Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, %'olume 1, Critique de la raison pure, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, pp. 759-760.

Page 113: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

115

Chez Descartes, le doute systématique est le moyen de la

révélation d'une première vérité. Chez Kant. il est l'inconvénient,

comme nous le voyons, de la création d'une première

connaissance.

Ce qui est a priori, et qui par conséquent fonde la connaissance

transcendantale, est en dehors de l'expérience. Cela veut dire que

ce qni est reconnu comme a priori, bien qu'appartenant au donné,

ne subit pas les lois du sensible. Ce qui est sensible est reconnu par

la sensibilité, c'est-à-dire par le subjectif. Kant appellera cette

démarche du subjectif !e jugement esthétique''. Le subjectif relève,

par sa sensibilité, ce qui lui crée du plaisir ou du déplaisir. Ainsi,

ce qui est subjectif ne peut être universel, puisque chacun trouve

de manière différente son plaisir ou déplaisir. Cependant, ce qui

est universel, c'est l'inclination de chacun à trouver du plaisir, et

dans les formes où ce plaisir est recherché'. Ce n'est pas le plaisir,

dans son contenu, qui est universel mais la validité de ce plaisir qui

l'est®. Ainsi, nous pouvons dire que l'expérience révèle la couleur

rouge d'un objet mais est impuissante à révéler la couleur des

objets en général. La couleur des objets en général est un a priori

contribuant à la connaissance transcendentale. 11 s'agit là d'ime

Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, volume 2, Critique de la faculté de juger, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 1066. ' Par Spinoza, l'être doit avoir pour vocation de se trouver des passions

joyeuses et renoncer aux pas.lions tristes. Voir SPE, pp, 21S et suivantes. * Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, volume 2, Critique de la faculté de juger, Gallimard. Bibliothèque de la Pléiade, 1985, p. 1067.

Page 114: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

116

idée transcendentale quittant le simple processus de l'empirisme

pour un inconditionné au-delà de l'expérience.

Au sein même du subjectif, l'universel s'exprime. Ce qu'il y a de

plus individuel, la recherche du plaisir, est structuré par

l'universel. Nous voyons alors combien l'œuvre de Kant, bien

paradoxalement, agit contre la catégorisation et de la connaissance

et de la réalité. Il n'existe pas une connaissance transcendentale et

une comiaissance empirique, un subjectif et un universel. Chacun

de ses éléments s'interpénétre avec d'autres rompant une

catégorisation classique de la connaissance. Le rouge appartient à

la couleur en général tandis que la couleur en général est le Tout

des couleurs. Le rouge résulte de l'empirisme simple et appartient,

comme modalité, à la couleur en général ; tandis que la couleur en

général est une connaissance transcendentale. Si le criticisme est

une méthode de sélection des éléments, ce qui est donné et ce qui

est a priori, la deuxième phase de cette méthode vise les

interactions et dépendances de ces éléments sélectionnés.

Ainsi, nous éviterons de voir en opposition l'empirisme et le

tramcendantaf. Nous savons que l'empirisme reste le premier

moyen de découvrir la réalité. Cependant, l'empirisme dépend de

l'usage que l'on fait de la connaissance qui en ressort. Par Kant.

l'empirisme est le moyen de découvrir ce qu'il y a d'opriori dans

l'objet par le système des schemes, liant le divers de l'expérience.

' Transceiuiental qualifie le concept Kantien, quand transcetidanta! constitue la lecture deleuzienne que nous développerons tout de suite.

Page 115: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

117

Ce qui est a priori ne varie pas d'un objet à l'autre. Nous dirons

que c'est l'Objet de tous les objets. Ce qui est a priori est

immanent à l'objet. l.e transcendantal n'est alors rien d'autre que

l'ensemble de ce qui est immanent à la réalité. Cependant, il y a un

sens de lecture à respecter : le transcendantal ne renvoie pas aux

objets, ce qui est la tâche de l'empirisme. L'empirisme est une

méthode d'investigation de l'objet. Il pennet au subjectif une

rencontre avec lui. Le transcendantal se réfléchit de manière

contraire : il est l'ensemble de ce qui est immanent aux objets,

c'est-à-dire que le transcendantal n'est pas une méthode

pennettant de se diriger vers l'objet mais qu'il est fondé par

l'ensemble des objets, dans ce qu'ils ont de commun. Un seul objet

ne peut renvoyer au transcendantal, mais seulement l'ensemble de

tous les objets. Le transcendantal n'est pas contenu dans les

objets ; seulement une part de chaque objet, ce qui est a priori,

fonde le transcendantal. L'empirisme autorise une concrétisation

puisqu'il amène le subjectif à la découverte de l'objet, même s'il le

découvrira par une faculté de juger esthétique, tandis que le

transcendantal est en dehors de cette matérialité de l'empirisme.

Le transcendantal n'appartient à aucun objet mais, au contraire, il

détient une part de tous les objets. Le transcendantal agit donc en

dehors d'une représentation empirique. Dès lors, comme Gilles

Deleuze le montre, le transcendantal se déroule en dehors du

subjectif, il ne peut être découvert que par une conscience a-

subjective partout difUise sur le plan d'immanence. Le champ

Page 116: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

118

transcandantal est alors « un pur courant de conscience a-subjectif.

conscience pré-réflexive impersonnelle, durée qualitative de la

conscience sans moi ». Ce qui permet donc le relèvement de Va

priori dans l'objet est la conscience sans Je.

Pour Kant au contraire, la conscience nonralise toute expérience

car, sans cela, les perceptions ne seraient plus qu'un jeu aveugle

sans but. De même, ce sont les conditions a priori de l'expérience

qui rendent cette expérience possible'. Ce qui veut dire qu'il n'y a

qu'un empirisme transcendantal qui peut être la seule condition de

l'expérience, par l'effectuation d'une conscience compacte,

fermée, subjectivée. Cet empirisme est fondé par un a priori qui

permettra au sujet de relever ce qu'il y a d 'à priori dans l'objet. Si

l'expérience n'est pas transcendantale (empirisme transcendantal).

elle ne pourra relever que le divers, c'est-à-dire un objet sans

confinnation du véritable. Par Kant. ce qui autorise l'empirisme

transcendantal est une conscience qui régule, qui connecte, les a

priori entre eux : une méthode a priori pour relever ce qu'il y a

d 'ij priori dans l'objet. La conscience a donc ainsi un rôle

particulier qui est celui de connecteur faisant émerger l'o priori

contenu dans la contingence.

Mais l'empirisme transcendantal n'appartient pas au sujet. Au

contraire, c'est le sujet transcendantal qui sert ce type

d'empirisme. Le sujet n'est qu'un phénomène s'il est seulement

^ Rudolf Eisler, op. cit., p. 376.

Page 117: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

119

perçu par sa propre conscience en tant qu'objet. Il faut éviter de se

percevoir en tant qu'objet mais se comprendre en tant qu'être

pensant ou. autrement, saisir l'image de sa propre pensée'". Il est

alors un sujet transcendantal dans la mesure où une part de lui-

même appartient au transcendantal, parce qu'il est régi, partielle-

ment et outre ses sensations, par des conditions a priori. Le champ

transcendantal se déroule en dehors des objets (phénomènes) et des

sujets en tant qu'ils sont soumis à la faculté de juger esthétique,

c'est-à-dire en tant qu'ils sont des subjectivités.

Le champ transcendental kantien est un ensemble fermé d'à

priori universels (cependant, nous verrons que tout champ

transcendantal n'est pas constitué par l'universel). C'est le champ

transcendantal qui est présent dans le sujet et l'objet, eux-mêmes

n'étant constitués que partiellement par le transcendantal. Le

transcendantal ne leur appartient pas, ils ne font qu'y contribuer,

bien que le transcendantal forme entièrement leur condition. Le

sujet transcendantal, par une conscience non soumise à l'objet, a ta

puissance de reconnaître Va priori dans l'objet en dehors de ce que

sa sensibilité lui impose (empirisme simple). Ce qui veut donc dire

que le transcendantal est « m pur courant de conscience a-

suhjectif

Il faut donc différencier deux types de consciences : la

conscience empirique et la conscience pure. L'une est seulement

QP, 40. "1UV,3 .

Page 118: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

120

confrontée au sensible lorsque l'autre, dégagée de l'objet, est ce

qui autorise la création de concepts a priori. La conscience pure

est distincte de la conscience empirique et. plus généralement, de

l'expérience. Par cela, elle n'appartient plus au sujet, à la

subjectivité. Au contraire, c'est le sujet qui lui appartient car c'est

par elle qu'il est capable de découvrir le transcendantal. Le sujet

est un ensemble d'agencements réalisés par le transcendantal, par

l'a priori ; nous dirons qu'il évolue sur la surface transcendantale.

Les conditions de cette différenciation sont les suivantes : si le

sujet existe toujours, sur le pian d'immanence ou dans le champ

transcendantal. il n'en est pas moins en dehors, ce qui en fait un

sujet. Il est clair que, si nous lisons Deleuze développant Kant, le

sujet n'est pas annihilé par le champ transcendantal ou absorbé en

lui. Il existe toujours comme entité mais ouverte, c'est-à-dire sans

la subjectivité qui. dans le sensible, le caractérise. Si le

transcendantal est « un pur courant de conscience a-subjectif,

conscience pré-réflexive impersonnelle », il est entendu que le

sujet qui lui appartient l'est tout autant. Le sujet n'est pas réduit par

le transcendantal mais, au contraire, s'ouvre par une mutation. Le

sujet, alors entièrement transcendantal, n'est pas soumis à un

donné auquel il est confronté. D'ailleurs, ce sera ce donné qui

l'obligera à épouser la subjectivité dans ses formes. Là aussi, on

peut voir la différence d'avec Descartes qui, en reniant le donné,

pour la découverte d'une première vérité, a apporté à la

philosophie une des fomies les plus typiques de la subjectivité. En

Page 119: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

121

déconsidérant le sensible. Descartes recherche les formes a priori

de l'existence. Le doute comme pensée fonde l'être, non comme

sujet transcendantal, mais comme entité pensante. La pensée est

alors une subjectivité, comme savoir et pouvoir. Pouvoir de

sélection, savoir d'une première vérité. C'est donc la conscience

qui réalise l'être et non, comme chez Kant, une conscience a-

subjective. Par Descartes, la conscience de l'être est le moyen de

son authentification, tandis que chez Kant, elle est le moyen de

trouver les formes a priori de la réalité. Descartes tente

d'authentifier la réalité par la preuve de l'être, par le cogito. Par le

« Je pense donc Je suis » l'être devient le dénominateur commun

de toute réalité puisque son être est une certitude et que la réalité

qu'il institue l'est alors nécessairement. Il reste alors une entité

subjective puisque cette certitude lui impose une interprétation des

réalités ; si l'être est certifié par la pensée, la réalité qu'il

authentifie, pour être certifiée par le sujet, devra être interprétée

par lui. Husserl pensera alors que ce dénominateur commun qu'est

l'être est un accès au transcendantal.

Chez Kant, le transcendental institue les formes vraies du réel

par les concepts a priori. Le sujet, à partir du moment où il devient

un sujet transcendantal, se voit à son tour certifié, non comme

puissance déterminante du réel (comme chez Descartes) mais

comme élément a priori de la réalité que la conscience est la seule

à pouvoir authentifier.

Page 120: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

122

Maintenant, nous pouvons nous demander comment un sujet

peut-il devenir transcendantal, comment peut-il quitter les formes

de sa subjectivité pour devenir un pur courant de conscience a-

subjectif ? Chez Kant, ce qui permet au sujet d'être transcendental

c'est l'application du devoir. 11 y a deux sortes de devoirs selon

Kant : ce que l'on est obligé d'appliquer si l'on veut une chose, et

ce que l'on doit appliquer par rigueur (devoir moral). Ces deux

devoirs reposent sur des concepts a priori. Si l'expérience est le

moyen, par la synthèse, de relever ce qu'il y a d'à priori dans la

réalité (empirisme transcendantal), le devoir est l'application, soit

de ces concepts a priori relevés, soit de l'application de concepts a

priori conçus purement par la raison. On voit donc se dessiner ici

une opposition entre l'expérience et le devoir, où l'enjeu et les

valeurs sont institués par le statut du subjectif L'expérience

appartient au subjectif C'est lui qui définit, par sa sensibilité, les

closes de l'expérience simple. C'est quand le subjectif se mute en

sujet transcendantal que l'empirisme, à son tour, devient

transcendantal. Le sujet transcendental, par l'entendement,

n'applique plus un empirisme simple mais relève les concepts a

priori dans la réalité. Il est alors un être raisonnable'^.

L'application du devoir est l'application de ces concepts a priori.

Le devoir est donc la plus haute instance de Va priori, il appartient

au supra-sensible. Ainsi, l'application du devoir est une opération

Emmanuel Kant, Œuvres philosophiques, volume 2, Métaphysique des mœurs, 1985, p. 274.

Page 121: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

123

désubjectivant le sujet. Plus il applique ou répond à un devoir,

moins il est enclin à une représentation personnelle de la réalité".

Et moins, la subjectivité, par le devoir, est à l'œuvre, plus le sujet

devient transcendental. Les concepts purs de la raison deviennent

un ensemble de lois («priori) que le sujet désubjectivé applique. Il

est désubjectivé dans la mesure où il ne se heurte plus aux

principes de l'empirisme simple, mais reste cependant sous le

contrôle d'une conscience souveraine. Ce point est ce qui

différencie, conmie nous allons le voir, Kant de Gilles Deleuze,

Lorsque, dans le premier type de devoir, le sujet applique un

devoir pour obtenir une chose, cette chose appartiendra

nécessairement au transcendantal car un devoir ne peut diriger vers

l'équivocité des objets simples, Donc, si le sujet applique un

devoir comme moyen, ce devoir permettra le relèvement d'un

élément transcendental, la réalisation d'un concept a priori. Le

sujet devient transcendental par l'application d'un devoir et, de

plus, permet à la connaissance transcendentale de s'épanouir. Mais

en même temps, le sujet transcendental, appliquant une loi, se situe

en dehors de ses termes (objectivation), il restreint sa subjectivité

par l'application de ce qui lui est extérieur par l'objectivité

(l'application d'une loi se fait toujours par la restriction du

subjectif'"'). Mais dès qu'il est un être raisonnable (exercice plein

"/ïiirf., p. 275. L'application d'une loi restreint deux choses contraires : le subjectif, se ^

définissant comme pouvoir et savoir, et l'état de natiue comme

Page 122: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

124

du sujet transcendental selon Kant). il ne s'agit plus pour lui

d'appliquer une loi. Son inclination tend entièrement à

l'application des concepts a priori faisant intégralement partie de

sa raison".

La question qui se pose alors, chez Kant, est celle de l'instinct.

Kant affirme que l'homme inexpérimenté répondait à la nature - à

ses instincts- et s'en trouva bien'®. Ce que Kant appelle

« inexpérimenté » est l'homme primitif, avant toute civilisation, un

être à l'état de nature. Ce terme désigne aussi un homme sans

expérience, c'est-à-dire n'ayant pas encore fait usage de ses sens.

Ce qui lui indique une règle de vie est l'instinct, et il s'en trouva

bien. Ce qui engagea alors la raison, c'est l'expérience, Kant

différencie l'instinct de l'expérience et montre que, précisément,

c'est lorsque les sens agissent que l'homme se détourne de ses

pulsations instinctives'^. Mais en même temps, le fait de se

détourner de ce que l'instinct lui préconisait pour sa survie

l'obligeait à un choix. Qu'est-ce qui est alors bon pour lui ? Ainsi

est apparue la raison, comme puissance de choisir'®. Nous savons

que ce que choisit toujours la raison est ce qui est a priori dans la

réalité ; aussi, elle fonde des concepts a priori pour la conservatioii

développement de forces singulières. Voir les cas de Rousseau, Le contrat social, et de Spinoza, Traité Ihéologico-politique, op. cit.

Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques, volume 2, Métaphysique des mœurs, pp. 257-260.

Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques, volume 2. Conjectures sur le commencement de l'histoire hmnaiue, p. 506. "loc. cit.

Page 123: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

125

de l'espèce. La raison alors triomphe de l'empirisme simple, par sa

faculté à voir au-delà de la forme.

Mais aussi, « Toute chose dam la nature agit d'après des

lois.»'^. Les lois constituent un ensemble a priori immuable dans

leur application. De même, le respect des lois est un devoir, le

devoir ayant sur le sujet une action désubjectivante, c'est-à-dire

permettant l'élection de la raison sur l'empirisme. Toute chose

dans la nature répond à des lois, à un ensemble d 'a priori dont les

choses constituent la fin, la fin de la nature. Chaque chose a le

devoir d'y répondre. Ainsi, les choses de la nature agissent selon

un champ transcendantal dans lequel elles trouvent une fin. Ce qui

permet aux choses de la nature d'appliquer ces lois est l'instinct,

puisque l'homme inexpérimenté ne possédait que l'instinct pour

s'orienter dans la nature. L'instinct devient donc le moyen de

rejoindre et d'appliquer le transcendantal. Il n'y a donc pas de

différence majeure entre l'instinct et la raison, tous deux sont des

moyens de découvrir et d'appliquer le transcendantal. Et Kant

évite d'opposer les deux termes lorsqu'il dit : « Car la nature n'a

certainement pas doté des créatures vivantes d'instincts et de

pouvoirs pour que celles-ci les combattent et les étouffent. »'". Ce

pouvoir pouvant être, entre autres, le pouvoir de la raison.

Loc. cit. Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques, volume 2, Métaphysique des

mœurs, p. 274. Emmanuel Kant. Œuvres philosophiques, volume 2, Conjectures sur le

commencement de l'histoire humaine, p. 512.

Page 124: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

126

Selon Kant, la nature se présente sous deux formes ; la nature

comme ensemble de phénomènes, et la nature supra-sensible

constituée de lois (c'est cette deuxième forme que nous avons

abordé ci-dessus). Nous voyons ici, une fois de plus, la méthode

kantienne s'organiser par la constitution d'une différence que la

synthèse vient aussitôt contredire. Ce que le sujet aborde d'abord

est la nature comme phénomènes. Ces phénomènes apparaissent

comme une divershé hétérogène et ce sera l'imagination, par la

synthèse, qui aura la puissance de relier ces phénomènes compris

comme leur reproduction. Ce principe est l'associatiomiisme. Ce

qui veut dire que. nécessairement, il faut une puissance de

l'imagination pour que l'empirisme puisse se produire car, sans

cela, il ne récolterait qu'un ensemble de phénomènes sans lien^'.

Cet associationnisme est donc un concept a priori mis en exercice

par l'imagination. Mais aussi ajoutons qu'il faut un empirisme

simple pour que l'imagination puisse, pour le compte de

l'entendement, exercer son pouvoir. Le fondement de la nature, sa

chose-en-soi, nous restant inconnaissable, nous ne pouvons

l'appréhender que par ses phénomènes^^. 11 n'y a jamais chez Kant

une opposition entre empirisme et transcendental, et, plus

généralement, il ne conçoit jamais la philosophie en terme de

dualités, ce qui reste un point commun avec l'enseignement

deleuzien. Les phénomènes, pour une représentation de la nature.

Gilles Deleuze, Empirisme et subjectivité. PUF, 1993, pp. 123-125. ^ RudolfEisler, op. cit., p. 732.

Page 125: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

127

sont appelés à s'associer. C'est là, par les schèmes, un principe a

priori. En même temps, l'imagination ne peut comprendre et

prévoir ses associations que par le même principe de scheme, tout

autant a priori. Ainsi, la nature et l'entendement se rejoignent par

le même principe. 11 n'y a pas de dualité entre l'être et la nature,

tous deux se retrouvant par le transcendantal. Mais le

transcendantal n'est pas la fin de la nature, au contraire, c'est lui

qui permet à la nature, par des lois, de s'exécuter dans ses formes.

Le transcendantal deviendra alors, du moins pour une certaine

philosophie, le concept le plus important de ces deux derniers

siècles,

Husserl verra en Descartes le véritable créateur du transcendantal.

Réalisant une tabula rasa préalable à la découverte d'une première

vérité. Descartes renie l'empirisme simple et, dans le même temps,

toute condition psychologique de la connaissance. Déjà, nous

pouvons voir là un hen indubitable dans la pensée cartésienne

entre la sensation et le psychologique. L'empirisme, par la

sensation, organise en l'être une condition d'acceptation du réel

ou, tout au moins, de ses représentations. Le psychologique est en

effet la seule possibilité du sujet de recevoir le réel. Le

psychologique est la manière, la seule acceptable pour lui,

d'entrer, de participer à la réalité. Le psychologique fonde donc le

sujet au détriment de l'être. L'être se transforme en sujet

seulement lorsqu'il s'implique dans le réel, c'est-à-dire lorsque sa

démarche tend vers une conquête ou une interaction de

Page 126: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

126

l'extériorité. Plus simplement, c'est lorsque l'être conçoit le réel

conmie une extériorité que naît en !ui une manière de le

concevoir ; cette manière est le psychologique, constitutif du sujet.

Ainsi, la découverte d'une première vérité doit, pour Descartes,

s'organiser en dehors de cette condition psychologique définissant

le sujet et, par conséquent, en dehors d'une représentation, d'un

empirisme. Cette première vérité aboutira, à en croire îiusserl, non

pas à l'essence des objets mais à la conscience des objets en

général'^ . Cette conscience des objets en général n'est autre pour

lui que le transcendantal. À partir de cela, nous pouvons voir une

définition husserliemie du transcendental qui s e r a i t c h a m p

constitué par la conscience des objets en générai. Évidemment,

cette conscience des objets en générai ne peut se réaliser sans la

conscience du sujet, à qui cette conscience des objets apparaît. La

démarche cartésienne étant non empirique, ce que recherche

Descartes paraît être, non pas la détermination du sujet pour qui

apparaît la conscience des objets, mais bien celle de l'être (c'est-à-

dire d'un sujet sans Je). Descartes vise la participation d'un être

qui serait en dehors d'une considération psychologique, c'est-à-

dire ne concevant pas le réel comme extériorité mais bien comme

intériorité"'*. Sa conscience ne sera pas moins chargée

d'appréhender la conscience des objets en général. Le sujet ne peut

recevoir l'objet que comme il apparaît, c'est-à-dire comme objet

Husserl, Méditatiotts cartésiemes, Vrin, 1996, pp. 42-44.

Page 127: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

129

sensible, c'est alors que la conscience de l'être de\ rait avoir les

moyens de découvrir la raison des objets, leur conscience en

général.

Si le champ transcendantal est un ensemble de singularités,

celles-ci ne peuvent prendre corps, c'est-à-dire devenir objets, qu'à

la condition que la conscience de l'être les unitîe, les synthétise.

Ces objets apparaissent alors comme les pôles de la conscience,

par le pouvoir qu'elle a d'unifier les multiplicités^'. Cette synthèse

de la conscience nous indique alors que le champ transcendental

n'est pas réalisable, selon Husserl, sans la domination de la

conscience qui l'administre et le régule. Dans le même temps, la

conscience se voit transcendée par la conscience des objets en

général, donc par la coimaissance transcendantale. Si le

transcendantal est immanent, il reste immanent à quelque chose, à

l'objet, et n'est nullement avec Husserl une « immanence à elle-

même»'*. Une immanence à elle-même veut dire que la cons-

cience n'est qu'une coextention du champ transcendantal, elle n'en

est ni la régulatrice, ni le milieu, ni le centre. La conscience

n'existe que périphériquement au champ transcendantal. Des

mondes alors, emplis de singularités et d'événements, se déroulent

en dehors de la conscience et où, seulement, la conscience peut y

prendre part.

" Nous savons comment Gilles Deleuze résolu cette opposition intériorité/extériorité, voir notre chapitre univocité. " Husserl, op. cit., pp. 114-115.

QP, 48-49.

Page 128: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

130

Le transcendantal n'appartient ni à un objet, ni à un sujet. Mais si

on place, comme le fait Husserl, la conscience au centre du champ

transcendantal, cette conscience se voit alors transcendée par

l'objet qu'elle ne peut qu'inefficacement appréhender. Elle ne peut

totalement l'appréhender car il s'agit ici d'appréhender la

conscience des objets en général. Elle ne peut, par ses capacités,

qu'appréhender l'objet sensible, c'est-à-dire l'unité synthétique

formant cet objet et non les multiplicités immanentes débordant cet

objet. C'est pour cela que la conscience comme milieu du champ

transcendental continue de se laisser transcender par l'objet.

L'objet reste une extériorité pour la conscience parce que

inappréhendable par elle : l'immanence dépasse la conscience.

L'omniprésence de cette extériorité que réalise l'objet fonde alors

le moi comme agent de la conscience, et c'est tout le sujet qui se

voit alors restauré. La conscience régulant le champ transcendental

fait resurgir le sujet dans sa complète subjectivité. Et nous

trouvons la preuve de cela dans le fait que Descartes, dans sa

recherche d'une première vérité, ne fonda autre chose que le

subjectif La recréation du subjectif par Descartes provient du fait

que la conscience, placée au centre du transcendental, ne sait

appréhender, dans son intégralité et sa pureté^ l'immanence à

l'œuvre. La conscience restant maîtresse du champ transcendental,

elle est incapable de comprendre l'objet dans sa diversité, de

recomposer l'objet. Elle n'en saisit jamais qu'une part, jamais

l'immanence qui le compose. Ainsi, le réel reste une extériorité

Page 129: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

131

isolant la conscience et, par l'objet, la transcende. Cette

transcendance correspondra à l'infini face à un être fini. Le réel,

dans son immanence, dépasse alors la conscience par un ego

transcendé. L'être dépassé ne peut plus concevoir le réel que

comme une extériorité, et c'est alors le sujet qui réapparaît. Le

transcendant se déroule toujours dans une conscience qui en

accepte les termes, qui se place favorablement pour se voir

transcendée par ce qu'elle place en dehors d'elle^'.

La conscience n'est pas une entité cernée définissant un sujet,

mais un flux soumis à des variations^®. Ce que nous percevons de

la conscience n'est pas la conscience elle-même mais seulement

l'effectuation de ses variations^'. La conscience est donc multiple

et surtout productrice de multiplicités. C'est l'intensité de ces

multiplicités qui définit la conscience^". Nous dirons que la

conscience évolue dans un champ transcendantal parce qu'elle est

de même constitution que lui : un ensemble hétérogène de

multiplicités soumises à des variations qui définissent le réel. Et si

la conscience est irréductible au champ transcendantal. elle n'en

est pas moins qu'un de ses nombreux éléments.

Si la conscience appartient au champ transcendantal. elle ne peut

en revanche se porter que sur les représentations du réel. Ce que

nous percevons d'abord, ce sont les images de la réalité. La

" IUV, 6. David Lapoujade. Le flipc intensif de la conscience chez William James,

in Philosophie n° 46, Les Éditions de Minuit, 1995, p. 56.

Page 130: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

132

conscience n'a pas spontanément les moyens de s'auto-percevoir

et ne possède une perception que de ce qui lui est extérieur. Notre

regard se porte d'abord sur le monde et ce n'est que dans cette

perception globale du monde que nous pouvons percevoir notre

propre conscience nous apparaissant. Nous nous apparaissons à

nous-même comme réalisant le monde que nous percevons, et

c'est seulement à ce moment que notre conscience nous est

révélée. C'est comme acteur du monde que nous nous percevons,

que la conscience s'apparaît à elle-même. Ce qui veut dire qu'il

n'existe aucune intériorité nous isolant du monde et que, par

conséquent, la démarche cartésienne de la tabula rasa ne reste

qu'un truchement artificiel de la conscience par une représentation

théâtrale d'elle-même. Nous parlerons alors d'une conscience-

monde puisque, les formes d'intériorité n'existant pas, la

conscience ne peut se réaliser que par les variations infinies des

mondes qu'elle partage. Elle ne peut appréhender ces mondes que

par l'empirisme, c'est-à-dire par la perception d'images dans leur

multiplicité et variation. Mais pour en avoir conscience, elle ne

peut qu'unifier ces images, que réaliser une synthèse des

représentations du réel. Ce qui veut dire qu'avoir conscience d'un

objet est légiférer ses multiplicités. Ainsi, si la conscience est

d'abord multiplicité, toute son entreprise sera de synthétiser ce qui

lui apparaît, afin de créer les conditions même de son

émancipation. C'est parce qu'elle légifère les images du réel

David Lapoujade, op. cit., 1995, p. 56.

Page 131: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

133

qu'elle peut être elle-même une conscience-monde infinie. Et c'est

en s'apparaissant comme image que la conscience a le pouvoir de

s'auto-appréhender, de se concevoir comme objet d'expérience, et

non, comme le pense Descartes et avec lui Husserl, en l'extrayant

de son réel. C'est par cette faculté à synthétiser le réel que la

conscience devient une conscience transcendantale. Elle devient

une conscience transcendantale dans la mesure où elle a le pouvoir

d'établir un savoir en dépassant la simple perception de l'image.

C'est en unissant ces images, en les synthétisant, que la conscience

s'apparaît. Le transcendantal est alors moins compris comme une

méthode de recognition que comme une action permettant la

réalisation des mondes tels qu'ils ont la puissance de nous

apparaître. Et au sujet développant cette action d'employer un

empirisme transcendantal^'.

Ce principe législatif qu'est la synthèse des images peut cependant

détenir deux fins distinctes. Soit par elle, l'objet sera saisi comme

entité, comme unité. Ses multiplicités intrinsèques seront

définitivement coupées de ce qu'elles peuvent. Le monde sera

alors considéré comme extériorité, constitué de phénomènes face à

un sujet détenant une conscience intérieure. Soit la synthèse

devient le moyen de dévoiler Vobjet-en-soi et par conséquent sa

constitution transcendantale, la conscience de l'objet en général.

Dans cette condition, la conscience de l'objet en général nous

paraît être une somme infinie de multiplicités indéterminées et

DR, 186.

Page 132: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

134

indéfinies'?^- Cette indistinction est, comme le montre David

Lapoujade pour le ilux de la conscience, non pas ce qui manque de

positivité mais ce qui est « au contraire chargé de toutes les

virtualités Cela, nous permet alors d'affirmer de nouveau que

la conscience et le champ transcendantal sont de même

constitution, leur développement et émancipation se déroulant,

cependant, dans des voies différentes. Le flux de la conscience se

porte sur un réel qu'elle synthétise pour mieux s'émanciper en tant

que multiplicités ; cette synthétisation est le seul moyen possible

d'évoluer dans un ensemble infini de données. Tandis que le

transcendantal organise le réel par la variation incessante de ses

multiplicités. Ce qui constitue transcendantalement l'objet est une

somme de multiplicités (l'objet-en-soi) que nous réduisons par

notre conscience pour mieux appréhender cette conscience qui

semble nous appartenir (empirisme). Si la connaissance que nous

pouvons avoir de l'objet-en-soi réalise bien une connaissance

transcendantale, le transcendantal est avant tout un mouvement,

un flux ou une action. Il est le moin emetU de tous les motn'ements

tant il est constitué intrinsèquement de multiplicités infmies

soumises à de perpétuelles variations. Il ne crée pas seulement une

différence extérieure et empirique (la différence de l'élément) mais

aussi une différence intérieure et transcendantale (l'élément

Cette indétemi i nation empirique n'est pas sans impliquer une déterminabilité transcendantale : IUV, 6 " David Lapoujade, op. cit., p. 56.

Page 133: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

135

différentiel)''*. Cela n'apparaît comme différence qu'à une

conscience empirique. Ces différences ne sont qu'une seule et

même chose comme flux dont les variations ne forment qu'une

seule condition, et non une intériorité et une extériorité.

Le type de transcendantal que Deleuze développe n'est pas

comparable au transcendantal kantien ou hussertien. En effet, ces

deux t>'pes de transcendantal, même s'ils ont une origine bien

différente, ne coïncident pas avec la définition deleuzienne de ce

concept. Chez Kant. mais bien plus encore chez Husserl, la

conscience est placée au centre du transcendental". Cette

conscience souveraine aurait la faculté de reconnaître la forme au

sein du transcendantal. Toute coordination du transcendantal passe

alors par la conscience qui, centre de son monde, permet l'élection

du Je, l'avènement de son ego^^. La conscience élève son ego par

la forme reconnue. Cette forme est comprise, non pas pour ce

qu'elle devient, mais pour ce qu'elle est au sein du champ

transcendantal. Husserl donc évite l'activité de l'imagination

''* Stéfan Leclercq, Le mouvemertt transcendantal ou la réalité envisagée comme problèmes, Les Éditions Sils Maria asbl, 2000. " Husserl affinile, comme le montre bien Sartre, que si on peut réduire par répoché ( í toxt í) le moi psychologique au moi transcendental, qu'il est par contre impossible de réduire ce moi transcendental. 11 reste par conséquent une entité au sein du champ qu'il domine. Sartre, La transcendance de l'ego, Vrin, 1996, p. 19, Husserl, Méditations cartésiennes, Vrin, 1996, p. 54.

Novalis déjà dénonçait la conscience qui administre le transcendantal s'exprimant par l'émancipation de la Nature, objectant que si l'eau est un corps sensible elle est cependant sans forme. Novalis, Les disciples à Sais, Gallimard. 1980, p. 44.

Page 134: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

136

transcendantale, telle que la voit Fleidegger, c'est-à-dire comme

synthèse de l'mtuition pure (le temps) et de la pensée pure

(l'aperception)".

L'imagination transcendantale comme synthèse du temps

(devenu premier sur le mouvement) et de la pensée pure (venant

contrer l'empirisme simple) nous semble le seul moyen pour la

conscience de ne pas se laisser transcender par la forme. Seule

l'imagination transcendantale a la puissance de restaurer le devenir

au sein du transcendantal, par l'émergence du temps qu'elle

contracte. Par cela, la forme est en devenir et, par conséquent, l'est

également la conscience qui la perçoit. Par la conscience, le temps

devient une condition supérieure du champ transcendantal. Il n'est

plus un temps empirique en corrélation avec un espace, il devient

une pure durée à laquelle les éléments se déplaçant dans le champ

transcendantal répondent comme condition de leur existence

(devenir). Par l'imagination transcendantale donc, la conscience ne

peut occuper que partiellement le champ transcendantal. Elle n'est

qu'un des nombreux éléments qui le peuplent par les devenirs

devenus immanents aux formes du transcendantal. Ce qui est une

pure durée pour le transcendantal se traduit par l'immanence des

devenirs sur les éléments qui l'occupent (conscience et objets).

Aussi, l'imagination transcendantale émancipant au sein du champ

la pensée pure, c'est la conscience qui s'en voit déstructurée, si

' ' Concernant l'imagination transcendantale voir : Martin Heidegger, Kant et la problème de la métaphi'sique, Gallimard, 1998, p. 186 et suiv.

Page 135: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

137

nous comprenons par pensée pure l'avènement d'un flux indéfini

de la pensée (pensée non individualisée). La pensée n'appartient

pas à la conscience mais la traverse. L'imaginafion transcendantale

est donc le moyen de rompre l'émergence du Je husserlien et la

suprématie de Vego qui le fonde. Si Vego est vaincu, s'il n'occupe

plus qu'accessoirement le champ transcendantal, la conscience ne

sera plus une entité fermée mais deviendra un courant, le courant

de conscience ; elle contribuera à la connexion d'une multiplicité

de flux, elle sera un des éléments de la pensée pure.

Mais c'est par une toute autre perspective que Deleuze

transmutera le champ transcendental. Le champ transcendental

devient un plan d'immanence au moment même où la conscience

ne l'assiège plus, dès qu'elle n'est plus qu'un de ses éléments,

finalement, les plus mineurs'". Ce renversement du statut de la

conscience au sein du transcendantal fiit suggéré, comme le

montre Deleuze. par Sartre dans La transcendance de l'ego^^.

Cette question est fondamentale car, par elle, c'est du

développement plein et entier des flux dont il s'agit. Si la

conscience est maître du transcendantal, elle ne pourra produire

qu'une pensée individuée provoquant une transcendance de tous

les éléments qu'elle rencontre dans le champ transcendantal.

L'Énoxri husserlienne, qui trouve évidemment son origine dans la

«• Â défaut de conscience, le champ transcendantal se définirait comme un pur plan d'immanence, puisqu 'il échappe à toute transcendance du sujet comme de l'objet. », lUV, 3-4.

Sartre, op cit., 1996, pp. 74-87.

Page 136: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

138

tabula rasa cartésienne, souffre des mêmes inconvénients : à

rejeter le monde sensible par une réduction, ou introspection,

l'élément transcendantal devient l'inévitable élément afîirmatif de

la conscience : c'est parce que L'énox^ clôture la conscience en

une intériorisation radicale qu'elle ne peut trouver sa validation

qu'en dehors d'elle-même. Si on instaure une limite,

obligatoirement cette limite valorisera ce qui lui est extérieur. Pour

être une limite, il faut nécessairement au moins un élément en deçà

et un élément au-delà de cette limite et qui la justifie. C'est ainsi

que Descartes créa une version moderne du subjectif, car le doute,

bien plus qu'authentifier la pensée à elle-même, a légitimé le

monde sensible que, précisément par le doute, elle tentait de

rejeter. Husserl commet la même erreur à un niveau

transcendantal'"'. Si la conscience contrôle le champ

transcendantal, elle se verra nécessairement transcendée par les

autres éléments qui constituent le champ, situés alors par-delà la

limite qu'elle instaure,

Par contre, si la conscience n'est que secondaire sur le plan

d'immanence, tout principe de transcendance disparaît, tout

élément étant, de manière immanente, traversé par des flux ou

multiplicités. La limite entre la conscience et les autres éléments

constituant le champ disparaît et par conséquent une interaction

entre les différentes multiplicités dans leur intensité peut

s'installer. Inversement, les flux ne sont plus immanents aux

"''Husserl, op. cit., 1996,pp. 17-20.

Page 137: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

139

éléments, ils se déplacent sur un plcm d'immanence, c'est-à-dire un

plan où l'immanence n'est plus immanente qu'à elle-même, une

pure immanence'". L'immanence n'est plus un attribut mais

devient un plan sur lequel se déplacent les éléments non-

individués. C'est pour cette raison que l'on peut voir, opérée par

Gilles Deleuze, une réelle transmutation du champ transcendantal,

métamorphosé en plan d'immanence par le changement de statut

de la conscience. La conscience n'est plus alors un élément

constitutif du champ transcendantal mais elle est partout diffuse où

rien ne peut la révéler. Elle ne peut être révélée dans la mesure où

elle ne constitue plus un objet mais un flux. Sa présence ne peut

être décelée que parce qu'elle se réfléchit sur un sujet qui la

renvoie à un objet^^ Le sujet sur lequel se réfléchit une conscience

partout diffuse se caractérise par sa « détermination

d'immanence » ou par les «indéfinis d'une vie». Ce sujet n'est

plus caractérisé par une détennination empirique qui le réalise en

tant qu'entité subjective. Il devient l'objet du plan d'immanence

traversé complètement par la vie. 11 appartient à la vie, et n'est plus

alimenté par une vie qui lui appartiendrait*". Cette vie à laquelle il

appartient s'illustre en lui par une indéfinition, de celle qui

caractérise toute vie singulière. Cette indétermination empirique

n'exclut pas une déterminabilité transcendantale en tant qu'objet

QP, 49 et suiv. lUV, 3 (Deleuze y renvoie le lecteur à : Heiuy Bergson. Œinres, 1963,

p. 186.) ruv, 3 et 6.

Page 138: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

140

sur le plan ;*. L'avènement du II impersonnel ou du on, comme il

pleut. La vie est nécessairement sans sujet puisque ce sont les

sujets qui lui appartiennent. Et lorsqu'elle s'exprinie purement,

elle ne peut le faire que de manière impersonnelle, et non par un

sujet ou un objet. Cette vie, tissu de singularités, actualise, dans un

sujet qu'elle produit, le moi ou le Je, même si ceux-ci diffèrent

profondément de ces singularités initiales"'.

De même, le Je peut avoir conscience de la vie à laquelle il

appartient par l'empirisme transcendantal. Par lui, la conscience

peut bouleverser son point de vue subjectif, par les connexions

transcendantales qu'elle peut opérer au-delà de la perception, de

l'empirisme simple. Car le transcendantal n'appartient pas à la

conscience. Dans sa relation avec elle, le transcendantal n'est

qu'une «durée qualitative de la conscience sans moi»"^. Du

même coup, c'est toute la structure rigide et sédentaire du Je qui

s'effondre, par la transmutation que l'empirisme transcendantal

réalise en lui : plus une vie que le Je possède, mais une vie à

laquelle il appartient. Cette durée qualitative détruit la limitation

du Je, qui se voit alors transformé en flux. Le Je, sur le plan

d'immanence, se dissout, ne pouvant plus répondre aux qualités

que nécessitent l'objet, Le Je alors se décompose dans l'infinité

des singularités. Gilles Deleuze, et comme nous l'avons vu Sartre

également, renversent ici la Réxolution copemicienne de Kant.

"IUV, 6. "LS, 125.

Page 139: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

141

Celle-ci avait placé la conscience comme centre du transcendantal,

faisant passer la philosophie occidentale d'une philosophie de la

Nature à une philosophie du sujet. Gilles Deleuze, par cette

transmutation opérée, ouvre une ère nouvelle de la philosophie de

ta Nature, par te fait de voir la conscience comme simple objet sur

le plan d'immanence traversé par une multiplicité de flux soumis à

des variations.

En même temps, le transcendantal nous semble apparaître de

manière visible dans la perception que peut avoir une conscience

sans moi. Dans l'instant où la conscience reste impersonnelle, pas

encore occupée par la transcendance du Je, peuvent apparaître les

héccéités. Héccéité est un concept de Duns Scot que Gilles

Deleuze et Félix Guattari reprennent non sans le modifier. Une

héccéité est un mode particulier d'individuation. Sans corps,

uniquement réalisée d'affects et de mouvements, elle n'est pas

assimilable à un sujet ou un objet. Pourtant présente, décelable par

la perception, l'héccéité est partout visible autour de nous mais

aussi en nous-même, élément du transcendantal qui surgit pour

rompre les sujets. Le vent, un degré de chaleur, mais aussi un

visage ou un mot sont des héccéités. Dans Mille plateam, Gilles

Deleuze et Félix Guattari montrent bien, par I'etymologic du mot,

l'ambigurté que le concept engendre ; non pas ecceité conçu par

erreur à partir de ecce, voici. Mais le mot doit être constniit à

partir de haec, la chose. Heidegger gardera cette lecture de

' ' IUV, 3.

Page 140: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

142

j'eccéité analysant la détermination de la chose par l'espace et le

temps. Le fait qu'il emploie eccéité laisse présager le

développement de son concept de la chose-cf'^. Duns Scot crée lui-

même l'erreur en employant haec, puisque cette racine tend à

suggérer un rapport précis avec l'objet et. s'il y a bien un mode

d'individuation dans l'héccéité, celui-ci se déroule en dehors d'une

objectivation de l'objet ou d'une subjectivation"®.

Les héccéités nous semblent appartenir au transcendantal parce

qu'elles sont des individualités distinguables (objets parcourant le

plan d'immanence) qui ne détiennent pas de fonnes, Individuées,

elles se modifient pourtant sans cesse sans pour autant se dévoiler

aussi facilement qu'un objet. La perception qu'on peut en avoir

n'est pas réalisée par la conscience mais bien par une antériorité de

celle-ci, par une conscience sans moi, de cette conscience partout

diffuse sur le champ transcendantal ou plan d'immanence. Cette

perception n'appartient donc nullement à l'empirisme simple mais

bien à l'empirisme transcendantal. Jean-Luc Godard semble

relever des héccéités dans l'image lorsqu'il déclare que Manet a

révolutionné la peinture en créant des formes qui pemetif''. La

pensée occupant la forme est précisément une héccéité la

nourrissant comme autant de puissance la débordant. Le sensible,

comme le visage, n'est là que pour laisser paraître une puissance

Martin Heidegger, Qu 'est-ce qu 'une chose ?, Gallimard, 1998, pp. 26-42. •"MP, 318.

Page 141: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

143

individuée qui, par son absence de forme, échappe alors à tout

empirisme : une trace du transcendantal à l'intérieur de la figure.

Par l'univocité scotiste, aucune singularité ne divise l'être, ni les

singularités de la nature, ni les siennes qui, en propre, le réalisent

en tant que sujet. Ainsi, ce qui est singulier ne transparaît pas dans

son autonomie, et échappe par conséquent à toute catégorisation.

L'univocité est un ensemble complet de singularités. Ces

singularités, dans leur hétérogénéité, réalisent les essences, vont

dans un seul et même sens'". Ces singularités ne sont en fait que

différents degrés d'une même puissance. Tous les êtres sont les

mêmes sinon qu'ils détiennent une puissance différente". Ces

singularités ainsi soudées ne peuvent se dévoiler par l'empirisme

simple, La singularité appartient au transcendantal'^ Les mondes

dans leur puissance sont d'abord des objets appartenant à un

transcendantal sans conscience qui, par Duns Scot, s'actualisent

sans changer véritablement d'état. Là est toute la force de

l'univocité, seulement si nous comprenons par lui un ensemble

ouvert, mais en cohésion, de singularités dans le même sens.

Ce que vise Gilles Deleuze en cette question est d'abord une

rupture de l'intentionnalité phénoménologique. Par l'univocité,

c'est l'être porté sur la chose qui est rompu. L'intentionnalité

Jean-Luc Godard, Histoire(s) du cinéma, 3' épisode : La monnaie de t absolu, 1997.

Voir notre chapitre Univocité. Gilles Deleuze, Cours du 14/01/1974, Internet, http://www.deleuze,st.fr Paul Vignaux, Philosophie au Mmen Âge, lire Duns Scot aujourd'hui.

Castella, 1987, pp. 190-191.

Page 142: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

144

phénoménologique confond le voir et k p a r k / ^ . La conscience

phénoménologique visant l'objet crée une extériorité et, par cela,

réalise une connaissance par ce qu'elle considère comme lui étant

extérieur. Cette connaissance se construit par une faculté de

perception permettant de voir et de parler. Mais l'intentionnalité.

parce qu'elle vise la chose (ce qui lui pennet de se subjectiver, de

se signifier), ne peut appréhender cette chose qu'en rapportant tous

ses moyens en même temps et sur le même objet'"*. Dès lors, elle

s'identifie, par l'objet extérieur, comme conscience intérieure.

A cela, Gilles Deleuze propose un être constitué selon deux

formes, les énoncés et les visibilités. Énoncés et visibilités ne

recherchent rien car ils ne se rapportent pas à quelque chose ; bien

plutôt ils réalisent un être-langage". Les énoncés sont donc le

moyen de rompre avec l'ambivalence entre intériorité et

extériorité, de l'Un et du multiple. Le réel apparaît alors comme

appartenant à la conscience en un pli ou comme Se-voyant. Par le

pli, la conscience et la réalité vivent dans même moment, et ta

conscience s'apparaît sans différenciation avec son propre réel (ce

que nous disions plus haut par la conscience-monde). La

conscience, par les énoncés et les visibilités, est seulement réalisée

par des êtres (être-langage, être-lumière). Ces êtres sont les

singularités constituant l'être (univocité). Il n'y a pas de

différences entre ces êtres, sinon de puissance, parce qu'ils

" F, 116-117, F, 116,

Page 143: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

145

n'évoluent pas dans une extériorité qui les subjectiverait'®. Si les

êtres constituant l'être-savoir lui étaient extérieurs, certains d'entre

eux seraient plus subjectivés, plus valorisés que d'autres. Par

exemple, l'être-langage est plus valorisé que l'être-lumière chez

l'accordeur de piano. Il y a là une subjectivation de l'ètre-langage

valorisant l'accordeur.

Tous les êtres se développant dans le même réel que la

conscience, il n'y a aucune différenciation qui puisse être opérée

par la conscience, même si tous les êtres (êtres-langage, êtres-

lumière,..) sont différents. Et parce qu'il n'y a pas un objet qui est

extérieur à la conscience, ces êtres ne se mélangent pas pour la

construction d'un savoir. Ils évoluent dans un non-rapport^

(univocité). Ce non-rapport s'efface par les forces constituant les

dehors (que l'on ne confondra pas avec l'extériorité de

l'intentionnalité). Ces forces, qui font naître la pensée, font surgir

la seconde forme de l'être, l'être-pouvoir. Et c'est seulement sous

l'effet des forces du dehors que les énoncés, les visibilités, l'être-

savoir et l'étre-pouvoir entretiendront des rapports. Les dehors,

c'est précisément le lieu où se glissent les énoncés et les visibilités

à la rencontre de forces, seule possibilité pour l'être de se plier,

c'est-à-dire de ne faire qu'un avec son réel'*. Ainsi, on voit mieux

" Loc. cit. Ce n'est plus un rapport de grandeiw, mais un rapport de puissance. Par

la puissance, le plus petit vaut le plus grand. La puissance est toujours puissance de désubjectivation. ' ' F. 117. " F , 120-121.

Page 144: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

146

l'univocité à l'œuvre chez Gilles Deleuze où elle est d'abord un f-

ensemble ouvert de plis et de dépliage de l'être qui. tout en

constituant le Un, ne cesse jamais de voir ses singularités, et donc

ses multiplicités en mouvement'®. Cet être-là est un objet sur le

plan d'immanence, c'est-à-dire dans un champ transcendantal sans

conscience.

Le problème de l'hégémonie de la conscience sur le champ

transcendantal provient d'une dimension psychologique re-

grettable^, La conscience ne possède qu'elle-même pour

comprendre le monde qu'elle ne peut alors que ramener qu'à elle-

même. Dès lors, il y a une auto-proclamation de la conscience

comme souveraine. L'animé et l'inanimé. Cette dimension psycho-

logique dont souffre la conscience dans sa perception du monde

est l'origine du malentendu cartésien. Le système cartésien souffre

des dehors de la conscience qu'elle ne sait appréhender. Elle

devient le centre de toute perception, de toute métaphysique aussi.

Ainsi, il était nonnal que dès l'instauration, ou la découverte du

transcendantal. que la conscience se conçoive comme centre de ce

champ. Elle devient alors maîtresse des a priori, ordonnatrice des

immanences et. en même temps, organise une transcendance de

Mais s'il y a bien multiplichés, celles-ci ne sont à comprendre que comme singularités, c'est-à-dire immanente au Un sans réellement s'en distinguer. On ne peut donc parler, à l'occasion de la philosophie deleuzienne, du principe du un et du multiple conwue élément distinguable.

Husserl distingue bien le moi psychologique et le moi transcendantal in : Edmund Husserl. Méditations cartésiennes, Vrin, 19%, pp. 52-55,

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147

l'objet. II ne peut y avoir aucune fêlure de la conscience. Par cette

hégémonie, la vie est distribuée, et Descartes ne fait rien d'autre

qu'une distribution du vivant. Ce qui est vrai, ce qui ne l'est pas.

La conscience sélectionne ce qui, à travers l'infinité des repré-

sentations, recèle la vie. Sans la souveraineté de la conscience,

cette opération est annulée. Doter ou retirer la vie du réel est ce qui

permet à la conscience de s'asseoir au centre de son monde. Au

niveau le plus haut, le transcendantal, ne peut alors exister que des

éléments réels, et ce sont ceux-là précisément que ta conscience

doit gouverner. On voit bien que le transcendantal, sous cette

forme, regorge de transcendance dans sa sélection, dans sa

distribufion. Conscience vaniteuse. Si Descartes sélectionne la vie,

Nietzsche, dans le sens contraire, appliquera également une

sélection. Sélectioimer les vérités contre la sélection de la vie.

Mais si Descartes sélectionne par le moins - qui vaut la peine

d'être vrai? - Nietzsche, par le plus, condamnera tout ce qui

n'encourage pas la vie - qui a la puissance du vivant ? Il n'y a plus

alors, par Nietzsche, une hiérarchie du vivant, seulement des

ennemis de la Vie, figures du nihilisme, agents de la

transcendance. Nietzsche retient la vie dans tous les éléments du

réel, comprenant que ce qui n'encourage pas la vie appartient déjà

à la mort"'. S'opère alors ici une transmutation, celle de toutes les

Il y a, en ce point, un rapport entre Nietzsche et Fichte. Tous deux considèrent que ce qui n'encourage pas la vie dans ce qu'elle a de plus haut est mortifère. Voir :

Page 146: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

148

valeurs ; si le vivant est immanent à tout ce qui l'accueille, alors

ces éléments du réel appartiennent à la vie. La vie ne leur

appartient plus. L'ensemble infini du réel est possédé par la vie.

Nietzsche lutte contre la transcendance partout où elle se situe,

dans les formes les plus grégaires que ce concept peut prendre : la

religion, la morale, la bourgeoisie, donc Vesprit allemand, l'anti-

sémitisme. Nietzsche contribue fortement à l'installation d'une

immanence pure incamée par la Vie. Le Surhomme est un homme

sans conscience. Éclatement du subjectif Dissolution de la

conscience dans le réel. La conscience, déjà, devient un flux, une

infinité de mouvements.

L'être s'établit selon deux choses : sa conscience et les

mouvements de la réalité. Mais si la conscience a la puissance de

créer des mouvements, elle est d'abord réalisée par l'ensemble des

mouvements du réel. Ainsi, ce qui est préalable à la conscience

n'est pas l'inconscient, cette grande chimère de la modemité, mais

le réel lui-même. C'est parce que l'être est ému par la réalité que

peut naître en lui une conscience. Comme l'a si bien montré Sartre,

il n'y a une conscience que par l'émotion".

Cette conscience, créée par l'infinité des mouvements de la

réalité, est réalisée par eux. Elle est ainsi traversée par ces

mouvements et en devient une conscience-monde. Il ne peut plus y

J.G.Fichte, Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, Sulliver, 2000, toute la première leçon. Désormais ; VB. " Jean-Paul Sartre. Esquisse d'une théorie des émotions. Le Livre de Poche. 2000, p. 26.

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149

avoir alors, par ce flux de la conscience créé par l'intégralité des

mouvements, une conscience transcendantale et une conscience

psychologique. La conscience-monde n'est qu'un élément parmi

d'autres dans l'infinité des mouvements peuplant l'univers. Ce

n'est que sa comiption, par la centralisafion de tous ces

mouvements sur la conscience qui permettra le subjectif, c'est-à-

dire la réduction du monde à un seul.

Tout mouvement est singulier et trouve son processus de

singularisation dans la mesure où le mouvement ne se limite

nullement à la capacité du donné. S'il existe un mouvement

empiriste, il n'en existe pas moins un momement transcendantal.

Si nous concevons, avec Gilles Deleuze, que le plan d'immanence

est un champ transcendantal sans conscience®', l'absence même de

cette conscience au sein de ce champ laisse se dévoiler une infinité

d'éléments que l'on ne peut comprendre comme choses mais

comme moin-ements. En effet, il n'y a qu'une conscience qui peut

cerner la forme, ordonner la qualité, c'est-à-dire créer la chose.

Percevoir, même transcendantalement, c'est cerner la forme, ou la

créer, à partir de ce qui n'en a pas. Dans le champ transcendantal,

ce qui est antérieur à la perception, et à raison à la conscience qui

perçoit, reste une individuation. Mais s'il s'agit d'un élément

disfinguable, il n'est pas encore cerné, ou formé, par une

conscience qui le perçoit. Ce n'est que dans l'opération de la

" lUV, 3-4.

Page 148: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

150

perception que cette individuation sans forme, cette héccéité''^,

s'individualise en entité ou chose. Ce qui veut dire qu'avant d'être

appréhendées par la conscience, les individuations n'ont aucune

forme. Nous pouvons alors croire, puisque justement il s'agit

d'une antériorité de la conscience, qu'une individuation sans forme

est un mouvement, et que, par conséquent, toute héccéité en est un.

Dès lors, s'il existe une antériorité de la conscience comme

individuation sans forme, cela veut dire que le mouvement précède

la conscience. Ce n'est pas la conscience qui permet le

mouvement, mais au contraire, le mouvement qui crée la

conscience (comme la vie n'appartient pas à l'objet, mais l'objet

en découle). Un ensemble infini de mouvements se déroule face à

l'être, mais aussi à travers lui, constituant un monde, à ce moment,

indéfini. Ce monde reste indéterminé tant qu'une conscience ne le

détennine pas. L'indétermination empirique n'implique pas une

indétermination transcendantale, L'indétenniné ne manque de

rien®'. Ces mouvements, dans leur singularité et hétérogénéité,

émotionnent, en le traversant, l'être qui les vit. Cette émotion

réalise la conscience. C'est dans le moment où l'être est touché par

le mouvement qu'il en prend conscience, c'est-à-dire où sa

conscience se forme. La conscience prend conscience d'elle-

même. En retour, la conscience appréhendant le mouvement lui

donne une forme. Lui donner une fonne veut dire subjectiver le

' MP, 318 et suivantes.

Page 149: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

151

mouvement. Subjectivation de tous les réels. Réduction du réel à

une représentation.

Le principe de subjectivation consiste en une distinction

qu'opère la conscience entre elle et ce qu'elle appréhende. Telle

femme nous fascine, et donc nous émotionne, et ce n'est qu'à cette

condition que nous pouvons la considérer, l'aimer. Mais nous

l'aimons pour ce qu'elle est, c'est-à-dire par la distinction que

nous réalisons d'avec nous. C'est parce qu'elle est distinguée par

nous et de nous qu'elle représente l'objet de notre amour. Elle

n'est plus mouvement mais forme. Ainsi, le mouvement suscite,

ou crée, la conscience, et en retour la conscience donne au

mouvement une forme. Par cette forme, le mouvement devient

objet sensible. Nous dirons alors que subjectiver, c'est non

seulement donner une forme à un mouvement, mais c'est le fixer,

en tant que chose, dans un donné. Une chose est un mouvement

fixé. Plus globalement, c'est constituer le donné.

Le mouvement se déroulant en dehors de la conscience, existant

antérieurement à la conscience, est une héccéité. Ces héccéités

appartiennent au transcendantal tant elles sont, non pas les objets

en mouvement, mais bien le concept ou la conscience de ces

objets. Nous pouvons quelques fois percevoir ces héccéités par des

zones franches de notre conscience, en des moments ou sensations

non-conscients ou mal conscients : perceptions a-subjectives. Ces

apparitions se trouvent parfois en un coup de vent, un crépuscule.

Imperceptible par la conscience vraiment, elles marquent l'être

Page 150: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

152

qu'elles,traversent. Au-delà d'une réalité, d'un donné et d'un

empirisme, les héccéités viennent parfois nous toucher directement

nous rendant impersonnel dans le même moment où nous ne les

subjectivons plus. Ces apparitions sont chaque fois des atteintes

portées à une conscience qui, par cela, vacille par ces mouvements

qui la dépassent. Ces mouvements, ces héccéités, sont des

apparitions transcendantales qui, non interprétables, viennent

rompre les équivalences d'un donné par trop agencé.

Tant que le mouvement transcendantal n'est pas appréhendé par

la conscience, qu'il n'est pas fixé par une interprétation, il est un

mom'ement pur, un mouvement sans utilité ni rendement. Parce

qu'il est mouvement, il trouve sa définition dans son action, dans

un déplacement ne ser\'ant qu'à l'authentifier, à le distinguer des

autres mouvements. Ce n'est que lorsqu'il est appréhendé par une

conscience que le mouvement devient une chose, par la fixité, la

qualité et la forme qu'elle lui octroie. Cette appréhension opère

alors une transmutation : le mouvement devient chose dans et par

la conscience. Il n'en reste pas moins que la chose est dotée d'un

mouvement que ne peut ignorer la conscience. C'est ainsi

qu'Epicure dévoila le mouvement des atomes, et particulièrement

le clinamen, comme intériorité des choses constituant le monde.

IVIais loin d'être en cela empiriste (il ne pouvait l'être que s'il

possédait un matériel scientifique capable de lui permettre de

percevoir les atonies), il réfléchit métaphysiquement la condition

Page 151: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

153

transcendantale du mouvement des atomes® . Donc, loin d'être lui

philosophe matérialiste, Épicure, méthodologiquement, pressentait

l'émergence du transcendantal dans le donné. Toute condition non-

consciente (et jamais inconsciente) de l'être lui permet une

émotion par les mouvements du transcendantal le traversant. Et.

comme nous le savons, c'est parce qu'une émotion le touche que

sa conscience peut se révéler.

Jean-Paul Sartre montre bien que la conscience n'est

qu'émotions®'. Et si souvent, on a montré le rôle de la conscience

dans la philosophie de Sartre, nous pouvons voir dans sa

philosophie, l'apparition du transcendantal dans la conscience,

venant en détruire les formes et la subjectivité. Dans la Transcen-

dance de l'ego, Sartre émet l'idée que le champ transcendantal

n'est peut-être pas transcendé par un Je transcendantal. Il en déduit

qu'à partir du moment où la conscience n'occupe plus, ou plus

complètement, le champ transcendantal. elle devient une

conscience impersonnelle^^. Sartre poursuit son développement en

montrant comment la conscience, lorsqu'elle est impliquée dans un

donné, peut se passer d'un Je unificateur. Le Je n'est pour lui

qu'une conclusion, ou les simples conditions d'apparition de la

conscience, qu'en rien il n'est le prmcipe de son unificafion. Ce

^ Stéfan Leclercq, Métaphvsique de l'atomisme, Les Éditions Sils Maria asbl, 2001.

Sartre, à la suite de Husserl et d'Heidegger, considère l'émotion comme le principe originaire de la conscience in ; Jean-Paul Sartre, loc. cit., 2000, pp. 22-27. ^ Jean-Paul Sartre, op cit., 1996, p. 19.

Page 152: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

154

n'est que^.par sa révélation à elle-même que la conscience a la

puissance de s'apparaître®'. Sartre montre ici les enjeux entre une

conscience en une réalité-humaine (ou dasein), dont l'opération

consiste en l'intentionnalité, et un champ transcendantal sans

conscience. Il fournit ainsi les matériaux nécessaires à une rupture

de l'entité de la conscience.

La seconde fois se trouve dans L être et le néant. La condition de

la liberté est, par Sartre, la possibilité même de la rupture entre

l'en-soi et le pour-soi. Le dasein, ou réalité-humaine, incorporant

nécessairement la conscience, ne peut se concevoir qu'en tant que

néantisation. Le dasein opère d'abord une rupture entre la

conscience et son monde (intentionnalité). c'est-à-dire entre l'en-

soi et le pour-soi. Mais aussi, en même temps, cette néantisation

du dasein rompt le lien qui existait entre le pour-soi et l'essence de

l'être. Le dasein, dans sa néantisation, devient alors le principe de

la liberté même"'. Ainsi, l'être n'est que liberté par la néantisation

que réalise le dasein. C'est par la liberté que le pour-soi évite l'en-

soi et, par conséquent, l'essence de l'être". Mais le pour-soi ne

constitue pas la conscience. Au contraire, dans ce cadre, la

conscience, par l'opération de l'intentionnalité, se situe hors du

20-23. ™ Jean-Paul Sartre. L'être et le néant, Gallimard, 1996, p. 483 et suivantes. " Loc. cit.

Page 153: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

155

monde et donc en dehors de l'en-sor^. Ce qui alors apparaît, c'est

que le principe de la liberté ne réside que dans le pour-soi. c'est-à-

dire loin d'une conscience hors du monde (intentionnalité). La

liberté réside précisément dans la néantisation qu'organise la

réalité-humaine ou dasein. Nous pouvons alors dire que la liberté,

c'est être en dehors de la conscience, comme non-conscient^',

La troisième fois se trouve dans un interview donné par Sartre^"*.

Parlant des chiens, et plus généralement des animaux, Sartre émet

l'idée qu'ils sont des consciences sans langage. La langue^' est un

processus d' homogénéisation de la conscience. Autrement, la

langue est la manifestation de la conscience par l'intermédiaire de

l'en-soi. Toute langue est la production d'une réalité-humaine.

« Dans la mesure oit le pour-soi veut se masquer son propre néant et s'incorporer l'en-soi comme ,ion véritable mode d'être, il tente aussi de se masquer sa liberté. » Ibid., p. 484.

Jean-Paut Sartre, La transcendance de l'ego, Vrin. 1996, pp. 77-79. « - Vraiment, je ne crois pas qu 'on puisse en conclure qitej 'en veux aux

chiens. C 'est une formule très baïuile que j'ai utilisée à cet endroit-là (...j Je sais que les animaux ont des consciences parce que je ne comprends leurs attitudes que sij 'admets une conscience. Quelle est leur conscience, qu 'est-ce qu 'une conscience qui n 'a pas de langage ? Je n 'en sais rien. » dans. Une vie pour la philosophie, entretien avec Jean-Paul Sartre, Magazine littéraire n" 384, février 2000, p. 45. " Nous devons comprendre ici par Sartre une conscience sans langue plutôt qu'une conscience sans langage. Le langage étant l'acte du passage des mouvements à travers l'être, tandis que la langue est un processus de subjectivation de ces mouvements dans un but discursif. Mais les commodités de l'inteA'iew demande effectivement l'emploi du terme conscience sans langage. Cette question est elle-même \uie question de langue et de langage. Pour la différence entre langage et langue, voir : Pascal Michon, Poétique d une anti-anthropologie, l'herméneutique de Gadamer, Vrin,2Û0Û,pp. 15-19.

Page 154: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

156

Mais au lieu que la langue soit réalisée par elle, c'est plutôt la

langue qui forme la réalité-humaine et, par conséquent, la

conscience. Ainsi, la conscience trouve ses modalités dans une

langue à laquelle elle se soustrait et qui la forme. La langue est le

processus premier de la subjectivation de la conscience. Le mot, le

discours, montre la chose dans sa forme, forme à laquelle la

conscience se subordonne. La conscience ne crée pas le mot. et

donc la forme, mais emploie le mot et par cela utilise la forme. Si

la conscience peut créer le mot, la forme, elle se laisse aussi créer

et former par lui. À son tour, lorsqu'elle appréhendera un

mouvement inconnu, la conscience ne pourra l'aborder que selon

une langue connue. Le mouvement inconnu, c'est-à-dire pur et

transcendantal, ne pourra être lu qu'en fonction d'une langue, d'un

ensemble de mots, fonctionant et recormue.

11 s'ensuit nécessairement une subjectivation du mouvement, le

rendant chose alors qu'il n'était que mouvement. Par cela, une

conscience sans langage est une conscience ne pouvant suivre les

mêmes processus de subjectivation. Une conscience sans langue

est donc une conscience a-subjective comprenant le réel, et se

comprenant, comme ensemble infini de mouvements dans leur

action même. Une conscience sans langue est alors une

conscience-monde plutôt qu'une conscience subjectivée. Nous

comprenons comme conscience-monde une conscience se compre-

Page 155: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

157

naiit non-consciemment^®, comme mouvement quelconque d'un

réel, au contraire d'une conscience subjectivée se comprenant

comme centre du champ transcendantal. Une conscience

subjectivée, parce qu'elle ramène à elle les mouvements du réel

qui la servent, devient centre de son monde (philosophie du sujet).

Parallèlement, ime conscience-monde, parce qu'elle n'est qu'un

des nombreux mouvements réalisant le réel, restitue, par la

conscience sans langage, une philosophie de la Nature. Nous

pensons ainsi qu'il y a un lien probant entre la conscience sans

langage de Sartre, aussi avec les autres cas que nous avons montré

(le champ transcendantal sans conscience et la néantisation de la

conscience), et le plan d'immanence deleuzien. Les spéculations

de Sartre et la réalisation de Deleuze convergent vers ce même

point qu'est la restauration d'une philosophie de la Nature à

rencontre d'une philosophie du sujet en vigueur, à divers degrés,

depuis Kant. Celle-ci n'a pu être réalisée qu'en plaçant la

conscience au centre du champ transcendantal. Et ce n'est qu'en

détrônant ainsi la conscience de ce champ qu'une philosophie de la

Nature peut apparaître. I,a conscience n'étant alors plus qu'un

mouvement, ou élément panni d'autres, c'est l'infinité des

mouvements du transcendantal qui se voit libérée. Cette libération,

mais surtout l'émancipation des mouvements, n'est autre que la

création d'un nouveau tj'pe de philosophie de la Nature. Nous

^ Une con science-monde est une conscience partout diffuse dans le champ transcendantal et, le débordant, est un flux de conscience

Page 156: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

158

pensons que o'est ce que pressent Sartre lors de cet interview, sans

en avoir, à ce moment-là, les moyens de !a développer, Utie

conscience sans langue échappe aux processus de subjectivation

qui lui permettraient de tout centraliser vers elle. Et c'est bien en

parlant des animaux, donc d'êtres sans subjectivité, que Sartre

énonce ce concept. La distinction que l'individu opère à rencontre

des autres êtres réside bien dans cette faculté à subjectiver les

mouvements du réel. Cette subjectivation s'instaure et se

coordonne par les moyens de la langue.

Si l'être ne peut se concevoir sans une topologie du mouvement,

il n'en est pas moins, comme être, producteur de mouvements.

Etre, c'est envoyer et recevoir des mouvements. Les mouvements

reçus, par leur potentiel émotionnel, créent la conscience, quand

les mouvements envoyés attestent à cette conscience son existence.

Et nous ne créons jamais des mouvements pour autre chose que

pour permettre à notre conscience la certitude de son existence.

Mais si, dans un deuxième temps, la conscience se regarde

émettant des mouvements, elle leur conférera une finalité. Elle

deviendra alors la cause de leur production, et l'effet ne consistera

qu'en un asservissement du mouvement par elle. Pourtant, lorsque

nous envoyons et recevons des mouvements, nous sommes bien

plutôt traversés par eux que nous ne les produisons. Par cela, nous

appartenons au réel, nous participons à la Nature, Créer une

causalité au mouvement est former (subjectiver) notre conscience,

iiiimaneiit au réel.

Page 157: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

159

c'est réaliser notre monde où nous faisons apparaître la réalité qui

nous convient.

Cette réalité que, subjectivement, l'individu se fait apparaître

n'est que le substrat de l'empirisme simple. L'empirisme, parce

qu'il est la technique d'investigation du subjectif, ne peut porter

son analyse que sur cette réalité que l'individu se fait apparaître,

que sur les représentations qu'il se donne. L'empirisme, c'est

l'analyse des mouvements codifiés par la conscience, c'est-à-dire

des représentations. C'est pour cela que la technique

d'investigation de la psychanalyse fut toujours l'empirisme,

incapable de pressentir autre chose que les mouvements que

codifient la conscience : ce que tu dis, ce que tu te fais apparaître.

La psychanalyse ne sait se reposer que sur les représentations de

son client et jamais sur les mouvements qui le traversent.

Ces mouvements qui le traversent proviennent du transcendantal,

sans pour autant en être réellement l'apparition. Les mouvements

du transcendantal, comme nous le savons, régissent, sans lui

ressembler, le réel. Ils sont toujours mouvements, et non éléments,

parce qu'ils sont dénués de forme. Ce que contient le champ

transcendantal est a-formé, démuni aussi de qualités qui

viendraient les subjectiver. Si ces choses peuplant le champ

transcendantal sont sans forme et sans qualité, elles ne peuvent être

que mouvements. Ainsi, le champ transcendantal n'est réalisé que

par des mouvements partout diffus, étrangers au réel et pourtant en

réalisant la motivation. Les mouvements du transcendantal

Page 158: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

160

organisent, en s'actualisant, la réalité. Mais cette actualisation les

différencie de leur spécificité transcendantale. En s'actualisant, le

mouvement transcendantal change de nature^^. Il crée alors

l'élément du réel. Ce changement de nature du mouvement

transcendantal consiste en une forme et en qualités que prend ce

mouvement. Il se peut aussi que le mouvement transcendantal

apparaisse pleinement sans s'actualiser. Ce sont les héccéités.

Mais pour qu'il puisse apparaître à l'être, il faut que celui-ci soit

non-conscient, c'est-à-dire que ce mouvement lui apparaisse en

dehors d'une conscience qui viendrait alors le subjectiver, lui

donner la forme qu'il n'a pas. Un crépuscule, un nuage passant

rapidement en face du soleil peuvent être des héccéités. De même,

les exo-planètes peuvent constituer également ces héccéités. Mais

dès que nous y pensons, nous les portons à notre conscience qui

alors en corrompt la nature héccéitaire. L'héccéité, fixée en une

forme, se transforme alors en représentation. L'héccéité ne peut

être a-subjective que dans la mesure où elle apparaît à l'être en

dehors de sa conscience. Mais celle-ci a le pouvoir, par la

représentation qu'elle en fera, d'en corrompre l'apparition.

Ces héccéités constituent le mom'emefU médian, apparaissant à la

suite du mouvement transcendantal pur avant d'être transformé en

mouvement codifié par la conscience subjectivante. Car la

conscience subjectivante, c'est-à-dire se prenant pour objet, se fait

' ' Voir sur cette question de l'actualisation de l'élément transcendantal : IUV, 3-4.

Page 159: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

161

apparaître, en codifiant ainsi les mouvements du réel, des

représentations seulement. Cette conscience croit évoluer dans une

réalité et ne fait que percevoir les représentations qu'elle se

(re)présente. Ainsi, la conscience croit réaliser des mouvements

par une réalité qu'elle perçoit et qui n'est autre que les

représentations qu'elle se fait apparaître. Et ces mouvements

effectués agissent sur un réel que la conscience ne sait finalement

percevoir. Le réel échappant à la conscience qui perçoit n'est autre

que des héccéités, restant étrangères à cette conscience. Ces

héccéités sont chaque fois des apparifions du mouvement transcen-

dantal ou mouvement pur a priori. Seules les héccéités, ou

individuations sans forme, créent le réel. La réalité n'est constituée

que d'héccéités que la conscience corrompt pour mieux se faire

apparaître.

Cette situation est en vigueur chaque fois que la conscience tente

d'administrer un mouvement au sein d'une représentation du réel.

C'est-à-dire qu'elle essaie de faire coïncider son mouvement avec

ce qui lui apparaît et non avec ce qui s'effectue (le réel). Nous

pensons toujours avoir un effet sur le réel et en produisons toujours

un autre. Cela parce que, n'ayant de la réalité que des

représentations (mouvements codifiés), nous sommes incapables

de percevoir les mouvements médians (actualisation des

mouvements du transcendantal). La codification du réel empêche

de percevoir le réel même. Ce fait est né avec l'ère de la

philosophie du sujet, c'est-à-dire principalement avec Kant.

Page 160: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

162

plaçant la conscience au centre de son monde {Révolution

copemicienne). Déjà Descartes tenta un tel bouleversement. Ainsi,

Kant interrompait l'ère de la philosophie de la Nature qui, à travers

une formidable diversité de pensées et de mouvements, considéra

toujours la conscience comme seconde par rapport au réel qui

l'administrait.

Ce que nous pouvons appeler à nouveau une philosophie de la

Nature ne peut reposer que sur la possibilité de la Vie de contenir

tous les éléments du réel, Cela ne peut s'opérer que par

l'annulation de la conscience dans le champ transcendantal, ou sa

diffusion immédiate dans tout le champ ou sur tout le plan. Cette

théorie est le message du dernier texte de Gilles Deleuze,

L'immanence : une vie.. Que la vie ne soit pas immanente au réel,

mais qu'au contraire elle soit pure immanence à laquelle tous les

éléments se rapportent, est un concept apparaissant dans la plupart

des figures que Gilles Deleuze a analysées, à l'exception de Kant

bien sûr : Spinoza. Bergson, Bousquet, Nietzsche, Fichte.

Chez Spinoza, la constitution de notre vie s'opère à partir de nos

parties extensives, celles-ci disparaissant avec la mort, nous ne

disparaissons pas pour autant avec elles. Si la plus grande part de

nous-même, cultivée par le deuxième et le troisième genre de

connaissance, comprend nos essences, cette plus grande part

restera éternellement'®. Comprenant les essences, tes parties

intensives ne peuvent périr en même temps que nos parties

''m.

Page 161: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

163

extensives. Notts expérimentons que nous sommes étemels. Nous

devons dès lors consacrer notre existence à la connaissance des

essences afin que cette plus grande part puisse dépasser notre

condition. 11 n'y a donc que la connaissance qui puisse nous rendre

étemels. Aussi, ces parties intensives sont immanentes aux autres

parties et, en rien, n'en dépendent. L'immanence des parties

intensives n'est rien d'autre que l'immanence de la vie même ne se

subordonnant pas aux éléments, ou parties, qu'elle crée. Dans la

philosophie de Spinoza apparaît cette idée que la vie ne manque de

rien, qu'elle ne se résout pas aux éléments périssables. Elle

traverse toutes les parties extensives, toutes les essences, tous les

rapports sans jamais s'y subordonner.

Tout autant, la blessure de Bousquet précédant tout son être et qui

l'accompagne avant même qu'elle se déclare est encore la même

idée qui surgit. La blessure est un événement, mais de ces

événements immanents à la condition de l'être. Il n'y a pas

d'apparition ou de déclaration accidentelle. L'événement n'est

même plus immanent à l'être, c'est plutôt lui qui s'y rapporte.

Bousquet appartient à sa blessure, elle ne lui appartient pas.

L'événement est ce qui revient par l'Étemel retour. De même,

l'Étemel retour est la voie par laquelle la vie s'exprime et s'installe

en l'être. Il est la Vie même. Il est le Retour avant, pendant et

après l'être. L'Étemel retour ne peut souffrir des conditions

d'existence, il constitue lui-même ces conditions. Affirmer tous les

hasards, toutes les conditions est affirmer la Vie dans tout son

Page 162: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

164

déploiement. La Vie s'exprime par l'Éteniel retour et, puisqu'il est

son expression, elle ne peut en être subordonnée. Elle revient pour

l'être, et en dehors de lui.

C'est tout autant une idée similaire qui hante la philosophie de

Bergson. Par elle, la Vie s'incarne dans le mouvement. La Vie est

un mouvement illimité, infini, partout difïïis". Elle est <f la

mobiiité même Ce n'est pas que ta Vie ait besom de s'incarner

dans une chose, même la chose sans forme qu'est le mouvement,

c'est bien plutôt qu'elle est le contraire de l'immobilité. En tant

que pure intempesti vite, elle ne peut être perçue que comme

mouvement, même si elle ne peut se résoudre à quelque élément.

La Vie forme un tout, et ce tout est virtuel. L'actualisation de la

Vie se trouve dans ta forme, dans l'élément, où elle se perd.

L'événement infmi se fait corrompre par le fini, te mouvement

s'emprisonne dans sa réalisation. La forme créée coupe te mouve-

ment vital de ce qu'il peut. Si la vie se donne sans jamais cesser de

croître, elle s'enferme dans l'élément qu'elle a produit®'. De

même, cet élément, en corrompant le mouvement premier, s'en

isole. L'élément créé ne peut percevoir que son entourage

immédiat sans plus toucher ce qui, infiniment, l'incarae. Petitesse

S tu' la topologìe du mouvement, voir ; Henri Bergson, Matière et tttémoire. Édition du centenaire, PUF, 1963,

jgp. 325 et suivantes. " Henri Bergson. L'évolution créatrice, Édition du centenaire, PUF, 1963,

p. 603. " Ibid., p. 604,

Page 163: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

165

et gigantisme. Les choses ne visent que leur commodité"^. Mais si

les éléments se murent, par leur condition, la vie ne peut se

résoudre à cette fermeture. Le tout de l'iinivers ne peut être vu

comme analogie, entre un microcosme et un macrocosme®'. S'il y

a une finalité de l'univers, celle-ci est nécessairement ouverte et ne

peut constituer un but par la formation de deux mondes fermés® .

La Vie est trop immanence pour cela.

Ce qui empêche de percevoir l'univers dans son instantanéité

infinie est bien la conscience. Si l'univers est constitué d'un tout

virtuel s'actualisant, ce tout n'est pas préalable à son actualisation.

Cela imposerait une finalité radicale, par l'actualisation des

éléments. Ce qui est préalable le serait pour l'actuel. Si te Tout de

l'univers poursuit un but, celui-ci ne peut se dessiner que dans la

pennanence de l'actualisafion. La nature crée comme problème, et

réalise la solution au mieux en fonction de ta situation en présence.

Elle donne beaucoup d'efforts pour le résultat qu'elle obtient.

Effort et création sont disproportionnés'*'. La Vie se donne donc

sans compter, elle est l'immanence d'un mouvement intempestif.

Virtuel et actuel s'expriment dans le même mouvement, et non

dans l'idée d'une succession. L'un n'apparaît pas avant l'autre. Le

tout n'est pas donné®®. La Vie est une explosion de mouvements

sans linéarité. Chaque mouvement est un segment, qui ne peut se

Loc. cit. " Gilles Deleuze, Le bergsonisme, PUF, 1966, p. 1 IO. Désomiais : B. ^ B , 111.

Henri Bergson, op. cit, p, 603.

Page 164: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

166

diviser sans changer de nature. Ce qui provoque une hétérogénéité

des mouvements. Ce que la conscience finie perçoit est la

succession, la linéarité des mouvements et, par conséquent, des

espaces et du temps. Pourtant, ces éléments sont distincts, il n'y a

que la conscience qui les unifie. Linéarité par l'homogénéité. Le

temps est spatialisé par la conscience, comme l'espace est

temporalisé. 11 en découle que le mouvement s'en voit figé, il n'est

plus l'immanence éclatant ces données, temps et espace. 11 est une

chose s'exprimant par les éléments du donné, La conscience

paralyse le mouvement. La Vie est conditionnée par la

conscience®' .

Ce qui perturbe la conscience est la ressemblance apparente des

créations de la nature. Dans son infinité, la Vie crée par

l'hétérogénéité, et donc la multiplicité, de ses lignes divergentes®®.

S'il y a ressemblance des produits créés, ceux-ci ne le sont pas par

la même motivation, par le même mouvement. La Vie, par la

nature, crée une solufion pour un problème en cours. Toute

création est une solution à un problème spécifique. Il ne peut donc

y avoir de ressemblance entre plusieurs créations, puisque chaque

problème donné est particulier, La Vie s'exprime par une infinité

'^B, ¡08, Loc. cit.

^^ « L'essence d'me tendance vitale est de se développer en forme de gerbe, créant, parle seidfait de sa croissance, des directions divergentes entre lesquelles se partagera l'élan ». Bergson cité par Gilles Deleuze, in :

Page 165: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

167

de lignes qu'elle distribue. Cette distribution impose des

problèmes caractéristiques, que chaque fois elle résout

précisément. I.a conscience perçoit cette apparence qu'est la

ressemblance comme linéarité. Cette linéarité est comprise comme

succession, et tout élément comme donné par cette linéarité. Tous

les éléments se succèdent et s'additionnent, comme le temps à

l'espace. Cette addhion donne l'illusion d'un donné conçu

préalablement par le tout. La conscience loge la vie dans ces

éléments dont alors elle dépend. La conscience, de manière

erronée, conçoit la vie comme immanente aux éléments. Elle l'a

réduit au donné.

Ce n'est qu'à cette condition que la conscience, comme élément

fini, peut se dévoiler à elle-même. Tant qu'elle se situe dans le

champ transcendantal où elle est partout diffuse, rien ne peut la

révéler®*. Il faut nécessairement qu'un sujet se produise en même

temps que son objet, en dehors de ce champ pour que la

conscience puisse se révéler à elle-même'®. Dans le champ

transcendantal, elle n'est qu'un élément parmi d'autres où elle

rencontre d'autres éléments. Aucun n'a la primauté. Ces autres

éléments sont la substantification de ce qui, actualisé, est compris

Gilles Deleuze, La conception de la différence chez Bergson, in : Les études bergsoniennes, 1956. p. 93,

IUV, 3, Internet : Gilles Deleuze (cours), L'image-mouvemetu, 1982, date indéterminée. " IUV, 3, Il y a là un développement commun à Gilles Deleuze et à Sartre, voir : Jean-Paul Sartre, La transcendance de l'ego, 1996, pp. 19-23.

Page 166: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

168

comme attribut ; Je mouvement, la durée, la sensation... Par le

concept de la différence de Bergson, le mouvement ne se déroule

plus entre deux choses. En tant que producteur de la différence, il

n'est plus ce qui s'attribue mais ce qui coexiste aux choses"". Parce

que si le mouvement produit de la différence, il est aussi la

différence même, ou en-soi. Il n'y a pas de mouvement qui ne

change rien. Le concept de différence est donc immanent à celui

de mouvement. Dans tout mouvement est compris le concept de

différence. Il ne s'applique donc plus à l'élément, il devient, par la

différence qui l'alimente, la différence même. 11 y a donc, par

Bergson, une substantialisation, ou substantification, du

mouvement. Et en tant qu'elle est mouvement, la durée est de

même nature : la durée, c 'est ce qui diffère avec sof^. La durée

n'est pas appliquée aux choses, c'est plutôt la durée qui existe

distinctement aux choses. La sensation est une qualité pure, elle

n'est pas soumise à l'intensité. La sensation dépasse le cadre de

celui qui la produit pour devenir une substance ou entité. Le

mouvement, la durée, la sensation sont des éléments qui

parcourent à des vitesses infmies le champ transcendantal sans

conscience ou plan d'immanence®'. Ils existent, en tant que

substance, virtuellement et fonnent le tout de l'univers. Ce n'est

que leur actualisation, ou chute hors de ce plan ou de ce champ,

qui les font devenir un attribut de l'élément.

Gilles Deleuze. op. cit, 1956, p. 88. Loc. cit.

Page 167: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

169

En tant qu'éléments du plan d'immanence, la durée, le

mouvement et la sensation sont des indéterminations. Bergson

montre combien une indétermination n'est pas accidentelle, et

donc qu'elle ne dépend pas du hasard. L'indéterminé n'est pas

l'imprévisible'". L'indéterminé ne manque de rien, el

l'indétermination empirique n'est pas sans être une détenninabilité

transcendantale''. Et nous savons combien l'indétermination

empirique est source de la vie la plus intempestive : l'indéfini

d'une vie. Le bébé est un élément sur le champ transcendantal,

figure de l'immanence'^. La vie est processus de différence en tant

qu'elle est mouvement et donc durée. Mais c'est parce qu'elle est

différence pure, et non attribuée, que la vie peut, à son niveau le

plus fort, être indéfinie. Il n'y a que la vie attribuée, dans la

hiérarchie de la matière, qui est définie. La différence est là

attribuée, Elle poursuit alors une finalité. Vanité et besogne. La vie

la plus forte dépasse tous les éléments du donné, elle est la Vie et

rien d'autre. Il [l'amour] nous laisse entre\oir que l'être vivant est

un lieu de passage, et que l'essentiel de la vie tient dans le

mouvement qui la transmef^.

" lUV, 3-4. Henri Bergson, L 'énergie créatrice, op. cit., chapitre 1. D y a là un

rapport profond avec Fichte qui considère l'origine de l'essence comme indéterminée et non-accidentelle, in : J.G.Fichte, VB, p. 157.

" RJV. 5. ""Loc. cil. " Henri Bergson, op. cil. 1963, p. 604.

Page 168: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

170

L'indéfinition de la vie tient dans cette détermination empirique,

dans cette déterminabilité transcendantale. Nous voyons

l'importance de la substantialisation du mouvement chez Bergson,

et c'est la même idée que relève Gilles Deleuze chez Spinoza dans

la fondation du rapport. Un rapport est une troisième personne et

non attribut des deux éléments en existence''®. Le rapport existe en-

soi, comme il existe en droit. Il n'est plus la production

d'éléments, mais coexiste à ces éléments. Le doiuié est un

ensemble ouvert de rapports dont la compréhension pennet

d'atteindre les essences. Et c'est encore le même concept de

substantialisation qui se dessine chez Joe Bousquet où la blessure,

comme événement, précède l'acte lui-même, ou l'accident. La

blessure domine tout l'être et le dépasse. C'est une blessure sans

cesse répétée et qui revient, comme Étemel retour, comme

instance de la Vie a dépasser l'être. Encore, l'affect et le percept

sont la substantialisation de l'afl'ection et de la perception qui

surgissent d'une chose, et spécialement d'une oeuvre d'art.

Indépendant du spectateur, ils voyagent dans une autonomie que

leur confère l'artiste qui les produit. L'affect et le percept sont

comparables aux images et phantasmes atomistes. Ils valent pour

eux-mêmes et excèdent tout vécu"®. 11 n'y a pas une transcendance

de l'œuvre d'art sur l'affect et le percept, mais au contraire,

l'affect et le percept sont inunanents à toute prétention artistique.

"" IE, ' 'QP, 154-155,

Page 169: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

171

Car si une œuvre ne se compose que de ces affects et percepts, elle

ne pourra pas tenir debout"^. C'est l'ensemble de ces affects et

percepts, distincts de l'œuvre, qui pourront lui autoriser une

existence comme œuvre d'art. Le processus de substantialisation,

que nous pensons avoir été créé par Bergson, est une

immanentisation de l'élément. L'élément, par ce processus, cesse

d'être un attribut ou une qualité, pour devenir l'immimence à

laquelle les autres éléments se rapportent. 11 y a là une influence du

stoïcisme''*'. Ils ne s'y rapportent que dans le moment où ils sont

actualisés, quand l'élément substantialisé est immanence. Sinon,

ils courent ensemble sur le plan d'immanence, ou encore le

forment pour une actualisation simultanée.

La figure de Fichte semble être immanente à l'œuvre

deleuzienne, et ce, pour le même débat, les mêmes raisons. On

retrouve souvent entre les deux penseurs des idées communes,

l'exploitation du même point de vue. Gilles Deleuze le cite

régulièrement, en ses livres, dans ses cours. Pour Fichte, la vie ne

peut se satisfaire de la forme, elle la dépasse de toute part. Là

aussi, la vie traverse la forme, et à celle-ci de lui appartenir'"^.

Loc. cit. Sur l'élément qui ne se confond pas avec un attribut, devenant

l'événement pur immanent comme acte ou verbe, voir : LS. 14-15. « // n y a que la vie qui puisse d'elle-même el par elle-même exister

indépendante, et en conséquence la vie, pourvu qu 'elle ne soit que la vie, emporte avec elle l'e.xistence. » VB,20. Martial Guéroult, introduction à VInitiation à la vie bienheureuse de J.G. Fichte, Aubier, 1948, pp. 9-10.

Page 170: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

172

L'être absolu appartient à ce flux, à cette infinité constituée de

variations et d'hétérogénéité. L'être absolu est ce qui contient

l'essence et la forme absolue de l'être. Cette essence s'actualise

dans la forme, et s'actualise en elle infiniment. L'être est donc

source d'infini, dans son essence du moins. Cette essence est alors

l'incarnation de la liberté absolue"". De la liberté absolue de créer

la forme. Mais en même temps, la fonne est ce qui cerne, entoure,

enveloppe la motivation de l'essence. L'essence se donne

infiniment et librement dans ce qui n'est ni libre, ni infini.

Il y a alors un retour de la forme sur l'essence ou, en quelque sorte,

la forme se renvoie à elle-même : c'est la propre actualisation de

l'essence qui la modifie, La fonne s'actualise comme existence, et

en retour se voit transformée par cette mise en forme. Ce qui veut

dire que l'essence ne peut être préalable à son actualisation, qu'elle

reste indétemiinée"^. L'essence et son actualisation se nourrissent

donc mutuellement, quand la première reste indéterminée par la

trop grande détermination de l'autre"". Parce que la liberté de

l'essence se trouve dans sa puissance même à créer la forme, cette

liberté n'est pas ajoutée à l'essence, elle n'en est pas l'attribut, La

liberté est la condition même de l'essence. Mieux, elle en est son

immanence'"®. Il y a là, par Fichte, une substantialisation de la

liberté comme condifion de l'essence, mais aussi de la forme.

"" VB, 159. VB, 159. Cette réflexion de Fichte est à mettre en parallèle avec celle

de Deleuze, IUV, 6. VB, 157.

Page 171: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

173

L'essence existe comme possibilité de la forme, la forme varie par

la liberté de l'essence. La liberté n'appartient ni à l'essence, ni à la

forme, mais toutes deux s'y rapportent'"^.

Dès lors, ce qui caractérise la vie à son niveau absolu est la

liberté. Mais celle-ci n'est pas visible dans la vie apparente, celle,

équivoque, dont se satisfait l'être refusant la connaissance. La vie

équivoque, par son apparence, n'est qu'enchaînements, labeurs et

incompréhension. Elle ne peut en rien révéler la liberté concevant

la Vie'™. La liberté se situe au niveau des essences qu'elle

contient. La liberté est l'expression de la vie même. Ce qu'elle

régit, ce sont les conditions d'existence, et non l'existence même.

Et nous retrouvons Spinoza, lorsque Fichte développe l'idée d'une

existence de l'être axée sur la connaissance des essences, existence

se dérobant aux actes du vulgaire'™. Cette essence de l'être est, par

la liberté qui la conditionne, infinie, sans début, ni fin. Elle est

invariable, immuable et identique à elle-même"". Ce n'est que son

actualisation qui peut la transformer, tout en la laissant dans une

indétermination empirique. L'essence change, et ne cesse de se

transformer. La transformation, à ce stade, n'est plus un devenir

"^VB. 159. "" « Il /l'être absolu] ne crée pas, comme on pourrait ¡e penser, une liberie en dehors de lui-même, mais dnns cet élément de la forme, il est lui-même sa propre liberté hors de lui. » VB, 159. ' V B , toute la première leçon. H y a en ce point une iitfluence spinoziste dans la philosophie fichtéenne. Voir notre chapitre Immanence, sur Spinoza.

VB. toute la première leçon.

Page 172: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

174

mais un état.'L'essence, en tant qu'essence se caractérise d'abord

par sa puissance de transformation perpétuelle : elle est immuable

et invariable dans cette puissance. Elle est transfonnation et rien

d'autre : l'état du changement. C'est ce qui la définit. Mais cette

transfonnation ne s'opère ni pour une finalité, ni sous l'exigence

d'une mécanique. Cette transformation perpétuelle ne se réalise

que sous l'action de la liberté, la liberté étant l'expression de la

vie. Le mouvement immanent que subit l'essence est l'incarnation

de la vie qui est en elle. Elle bouge et se transforme comme preuve

d'existence pour elle-même et, se transformant, crée la forme à

l'infini.

Ce qui constitue le champ transcendantal fichtéen est bien la

liberté. Elle n'est pas un élément se propageant dans ce champ,

non plus son centre qui ramènerait à elle l'ensemble du

transcendantal. Elle est plutôt la surface sur laquelle évolue l'être,

surface comme organe, ou expression de la vie. Un peu un pian de

liberté. Elle ne peut appeler à elle les autres éléments, car il n'y

aurait alors plus, en fin de compte, qu'une transcendance de la

liberté, comme par l'hégémonie de la conscience, une

transcendance de l'ego. C'est parce que la liberté constitue, chez

Fichte, la surface sur laquelle court l'être absolu, que la liberté

peut être substantialisée. Elle est ce qui autorise une existence à

tous les autres éléments, et non leur attribut. Elle est alors une

substance qui les accompagne comme expression de la vie qui leur

""VB,22.

Page 173: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

175

est inséparable. Être, forme, mouvement, conscience ne peuvent

trouver leur condition transcendantale que par la liberté sur

laquelle ils évoluent.

Par Fichte, la conscience garde, sous d'autres formes que dans la

philosophie kantienne, une importance fondamentale. La cons-

cience constitue l'unique lien de l'être entre son existence absolue

et son existence réelle'". La conscience est ce qui a la possibilité

de reconnaître la forme, ce qui veut dire que tout être détient une

conscience (univocité). Mais en même temps, la conscience a la

puissance de rejeter la forme, d'éviter à l'être de s'y corrompre et

de s'y perdre. Car là est pour Fichte un des aspects les plus forts de

la mort : se laisser prendre par l'apparence en oubliant ou rejetant

l'absoluité de l'être. La conscience comprend la fonne, elle est

aussi conscience de l'absolu. Ainsi se trouve réunit dans la

conscience la double condition de l'être : son infinité et sa

finitude"^. La conscience en comprenant la forme et en la

rejetant'" s'établit comme méditation entre les deux statuts de

l'être, existant et absolu. Cependant, la conscience n'est peuplée

que de représentations, et non de sujets mêmes. Ces

représentations sont celles d'éléments qui se situent, bien

fatalement, hors de la conscience"''. Par Fichte, la conscience perd

son hégémonie, en admettant qu'il peut exister des choses en

J.G. Fichte. Doctrine de la science. Le livre de Poche, 2000, p. 76 (deuxième introduction). Désomiais : DS.

Loc. cit. VB.64.

Page 174: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

176

dehors d'eifé, > Elle devient un élément dans un champ

transcendantal où les représentations qui la meublent sont les

reflets d'une actualité située au-delà de ce champ.

Mais la conscience commune n'a pas la faculté de se révéler

spontanément à elle-même, c'est-à-dire de se créer une pensée afin

de se révéler, de s'authenfifier. La conscience commune est celle

évoluant dans l'apparence, dans l'ignorance de l'absolu. Là est le

rôle de la philosophie que d'engendrer en cette conscience la

pensée qui lui permettrait d'avoir conscience d'elle-même, et donc

de toucher l'absolu La pensée devient alors l'organe du savoir,

révélateur de l'absolu qui conditionne l'être. Cet absolu est

constitué de deux choses donc, le savoir et la conscience, et

s'enrichir par le savoir est atteindre l'absolu de l'être, la raison de

la vie réelle. Ce que la pensée, à son niveau le plus haut, peut

apporter est une image, celle de la puissance absolue de Dieu"^. À

ce moment, la pensée qui touche l'être est pure immanence qui

révèle à l'être toute la condition de son existence absolue. Ce

qu'est Dieu finalement est pure puissance de pensée que l'être ne

produit plus mais qui se voit occupé par elle. La Vie traverse l'être

et le dépasse. En même temps, elle lui donne, par la pensée pure, la

possibilité d'une conscience de lui-même et du monde. Au-delà de

l'apparence, au-delà de la contingence. Le statut de la pensée ici

est fort proche de la réflexion deleuzietme : une substantialisation

""DS, 75-78. " ' D S , 77.

Page 175: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

177

de la pensée qui. ainsi, traverse tout, se transforme en pure

immanence. Et la figure du philosophe devient donc celle de la

révélation de la pensée pure, de la création du savoir amenant à

une vie bienheureuse.

Ce rôle est celui que semble s'octroyer Maine de Biran. Et c'est

encore la même idée d'absoluité que l'on retrouve dans sa

philosophie. Vêtre extérieur est traversé par un être intérieur qui

le définit et lui donne toute sa validation. La réalité n'est que

contingences, apparences qu'il s'agit d'éviter afin de faire resurgir

cet être premier comme motivation de toute existence'". Cet être

premier, ou être intérieur, est ce qui peut permettre à l'être de

rejoindre Dieu. L'absolu est alors présent, immanent à toute

condition de l'être, si seulement celui-ci en a la faculté. Ce n'est

que lors de sa troisième vie qu'il pourra en être capable (la

première vie étant animale, la deuxième de raison dans sa

compréhension d'une relation au-delà des apparences'"). La

troisième vie devient le moment de la dissolution de la conscience

dans l'absoluité de Dieu"". Une confrontation des durées, ou le

présent, dans la vie extérieure, contient ou révèle l'infinité des

durées. Loin du labeur, de l'effort qu'entretiennent les apparences,

c'est une vie immanente, un plan d'immanence annulant la

" " ¥ 8 , 6 7 . Maine de Biran, Journal, T.II, Éditions de la Batonnière, 1954, pp,

243-244. Ici également, il y a à l'évidence un rapprochement avec Spinoza,

Maine de Biran, op. cit. p. 338. Ibid., p. 340.

Page 176: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

178

finitude de la conscience qui apparaît'^". Sous la transcendance de

l'effort se dévoile l'immanence pure d'un absolu auquel le réel,

comme actualisation, se rapporte. Et cette immanence absolue se

traduit comme une vie, et rien d'autre,

Spinoza, Bergson, Bousquet, Nietzsche, Fichte, Maine de Biran

sont des penseurs qui ont su intéresser Gilles Deleuze par leurs

manières de dévoiler l'immanence à elle-même, l'intensité d'une

vie qui ne se laisse pas approprier, cerner par la fonne. Chacun a

su montrer que la conscience n'est qu'un élément cerné par un

tout, infini et insaisissable, dont la Vie est la plus singulière des

expressions.

lUV, 4-5.

Page 177: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

Conclusion

le droit naturel.

La philosophie est née avec la question de la Nature. Et cette

question ne peut se poser sans, en même temps, réfléchir la

condition du droit naturel'^'. Comprendre la Nature ne veut pas

dire se positionner par rapport à elle, ce qui en constituerait le non-

rapport, mais bien se positionner en elle. Se positionner par rapport

à la Nature serait plutôt s'en détacher, ou l'ignorer. Une réflexion

sur la Nature implique le philosophe dans ses mouvements, ses

replis, ses contractions. On ne peut penser la Nature qu'en lui

appartenant, en étant dedans, et jamais dehors. Ce qui s'oppose à

la Nature est la Tradition'^^. Elle est antérieure à la philosophie et

en constitue la plus grande rivale. Religions contre Nature, ou

contre la pensée. La Tradition est ce qui nuit à la différenciation,

celle des mœurs comme celle de la réflexion. A l'expression de la

Nature. La Tradition, c'est toujours l'autorité et, par excellence, ce

qui empêche le droit naturel d'exister. Il y a toujours dans le droit

naturel, par conséquent, un degré de subversion, de trahison, à

condition que le droit naturel ne soit pas celui, précisément, de la

Tradition.

Léo Strauss, Droit naturel et histoire, Champs-Flammarion, 1986, pp. 83-86. '"Loc. cit.

Page 178: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

180

Le droit naturel de la Tradition. ou droit naturel classique, est

celui qui est envisagé selon le principe du devoir. Le droit naturel,

par la tradition, est ce qui laisse Tindividu dans le choix

douloureux entre les errements de sa nature et la lumière de la

Tradition. Non pas pouvoir mais devoir : le libre-arbitre. Le

devoir dans ce type de droit naturel contribue seulement à

percevoir l'essence. C'est la libre émancipation de l'être à réaliser,

non pas ce qui le fait, mais à perpétuer ce qui le réalise :

transcendance contre immanence. Celui qui connaît les essences

sera apte à diriger la Vie. C'est là, par excellence, la figure du

Sage ou du prêtre'^'. L'institution du devoir est donc une

corruption du droit naturel et, bien fatalement, de la Nature elle-

même. Sous cet angle, le droit naturel ne peut se percevoir que

sous un rapport de grandeurs et de qualités. Celui qui détient une

plus grande connaissance sur celui qui n'en possède pas. Le Sage,

le prêtre sont supérieurs au disciple et au croyant. Ceux-ci devront

s'appliquer en suivant les préceptes. Le droit naturel ne s'inscrit

alors que dans cette clause : se domier les moyens d'écouter. Il ne

s'inscrit que dans son rapport à l'essence. Transcendance.

C'est Hobbes qui opérera la plus grande transmutation de ce

droit naturel. Non plus un droit nahirel construit sur le devoir mais

bien sur la puissance. On ne confondra pas puissance et pouvoir.

Détenir une puissance n'est pas détenir un pouvoir. La différence

Gilles Deleuze, coiirs sur Spinoza de décembre 1980, hitemet : http ://www.deleuze.fr.st

Page 179: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

181

se situe sur le champ d'action de ces critères. La puissance est

toujours une puissance de participation, quand le pouvoir est

toujours pouvoir d'effectuation, La puissance se fait avec autrui, le

pouvoir toujours contre autrui. Le poisson a une puissance avec le

courant, quand le tyran exerce un pouvoir sur son peuple. Ce qui

fait la Vie est toujours une puissance, quand ce qui amoindrit la

Vie est toujours la force d'un pouvoir. La limace, la mouche ou le

moustique ne sont que puissance qu'ils développent pour

participer à la Vie en dehors de qualité, comme la force, qu'ils ne

savent détenir. La puissance se développe toujours en dehors de

qualités. Les qualités appartiennent bien plutôt au pouvoir. La

force ne permet pas la puissance. Au contraire, elle se développe

toujours contre la puissance. Ainsi par Hobbes, et à sa suite

Spinoza, la Nature, et à raison le droit naturel, n'est envisageable

que comme émancipation d'une puissance de rêtre^^\ Cependant,

Spinoza applique le droit naturel plus intégralement que Ilobbes.

Sans réserve dans la constitution d'une société, Spinoza conçoit la

puissance du plus fort comme seule valide. Mais il ne peut s'agir

d'un pouvoir, mais seulement de la puissance de cette figure'".

Elle n'œuvrera pas contre cette société, mais avec elle.

Par la puissance le plus petit est égal au plus grand'^^. Ce que la

puissance recèle, c'est une pure participation à la Vie. Sous cet

angle, la puissance spinozienne et la force nietzschéenne se

"" Loc cU. Spinoza. Correspondance, Les éditions Sils Maria asbl, 2000, p. 81.

Page 180: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

182

ressemblent. Les qualités ne permettent que de s'affranchir de la

Vie, et donc d'œuvrer contre elle. Si les qualités modifient le droit

naturel, par la tradition qui lui impose le devoir, c'est pour mieux

instituer un pacte à l'encontre du droit. Ce pacte nuit au droit

naturel pour mieux rejoindre les essences. Alors, une bonne société

est celle qui, pour atteindre les essences, use du droit naturel

classique'".

De même, si ie devoir est une corruption du droit naturel, la

volonté l'est autant. Le droit naturel n'est ni devoir, ni vouloir,

seulement pouvoir. À l'image de la philosophie de Descartes, la

volonté est ce qui définit le subjectif. C'est par la volonté que le

processus de subjectivation peut qualifier l'être. Le cogito n'est

que volonté. Volonté d'une première vérité. Dans sa démarcation

du réel, dans l'installation du doute opératoire, agit partout une

volonté de l'être. Volonté d'être absolument. La conscience

devient alors centre de son monde. Nous suivons aussi ici la

démarche d'Husserl. Cette conscience ainsi cernée se voit emplie

du processus de subjectivation. La conscience se referme sur elle-

même. évitant les réseaux du réel (intentionnalité). Il y a alors, par

l'effort de ia conscience, à découvrir une première vérité, c'est-à-

dire les essences, une volonté absolue qui la transcende. Le droit

naturel est présent chez Descartes, et la volonté en est

l'incarnation. Mais il répond encore à la définition du droit naturel

"^SPE, 238.

Page 181: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

183

classique, à savoir un droit dont l'exercice consiste à découvrir non

pas la puissance, mais l'essence de l'être. Nous voyons alors

combien Spinoza est moderne par sa conception du droit naturel,

de celui qui ne recherche que la puissance de l'être. Puissance et

non volonté.

Mais au fond, la volonté déterminante de Descartes est bien ce

qui autorisa le capitalisme dans sa réalisation. Toute la modernité

du monde occidental est née par René Descartes. Lorsqu'il a émis

son célèbre "Je pense, donc je suis ", il a posé l'être comme

subjectivité, il en a fait un individu. Quand nous disons "je

pense ", il faut obligatoirement que cette pensée ait un objet. La

condition de la pensée ne peut s'effectuer que par une différence

d'avec elle-même ; si nous pensons, nous pensons forcément à

quelque chose, même si cette pensée s'autoproclame (je pense ma

propre pensée). Disant je pense, nous créons une chose différente

de nous-même, cette chose provoquée par la pensée ne nous est

pas immanente. Il serait impossible de penser une chose sans la

différencier de cette pensée même. Il faut donc toujours un objet

pour que la pensée puisse s'exécuter dans ses modalités. Ainsi, par

le cogito, la pensée ne peut se valider qu'à partir d'un objet qui lui

est extérieur. Ce n'est que par l'objet que la pensée peut

s'authentifier à elle-même. Descartes alors permettait au capita-

lisme de s'installer et devenir, quelques siècles plus tard, la force

Gilles Deleuze, cours sur Spinoza, 9 décembre 1980. Internet : http ://www.deleuze.fr.st

Page 182: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

184

que l'on sait. Force mais jamais puissance. II faut donc toujours un

objet du dehors venant proclamer la pensée pour elle-même.

Descartes se désolidarise d'un réel, ou de la Nature. Descartes

n'est alors pas un philosophe tant il s'éloigne de la Nature pour

mieux se penser, il appartient bien au droit naturel classique. Et il

regarde, de loin, la Nature où il voit passer des animaux-machines.

Au contraire, Spinoza n'envisage sa philosophie que dans un

rapport de puissance avec autrui. Provoquer la rencontre, créer le

rapport. Non pas que nous sommes tous faits pour tout le monde,

mais seulement pour certains corps, dans lesquels nous entrons,

nous nous faufilons, et qui nous procurent seulement des affections

joyeuses''^. Ce n'est que la constitution de ce rapport qui peut

permettre l'état de nature. Relations, connexions. La Nature

n'existe que dans ces formes : permettre le rapport entre les êtres,

La nature ne répond pas à un ordre des fins, elle ne poursuit pas un

but encore invisible. Elle n'existe que pour le fait d'exister, pour

une mise en condition de ses essences selon un principe de

modalité. Contrairement à Descartes, si la conscience de l'être est

cernée, elle doit nécessairement s'ouvrir au monde pour rejoindre

les essences. Il ne s'agit surtout pas de tout nier - de douter - afin

de découvrir les essences, mais bien de s'offrir au réel, dans les

réseaux qu'il peut proposer. Dès lors la question Que peut un

corps ? ne peut se penser que dans un rapport de puissance, dans la

provocation d'un premier désir. La question est d'abord une

128 SPE, 240.

Page 183: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

185

question de droit naturel'^'. Le désir spinoziste ne soutient pas un

manque qui le justifierait. Le désir est une puissance du corps sans

finalité. li est une vigueur obscure dont l'expression est le corps

entier dans ses déterminations ; droit naturel. Nous voyons ici

combien Sade est spinoziste et comment, également, sa pensée

appartient au droit naturel moderne.

La question du droit naturel est. par le corps qui agit, une

question d'individuation. Le droit naturel moderne est ce qui brise

la subjectivité dans ses principes de cloisonnement de la

conscience. Le plan d'immanence dans son rapport à la conscience

appartient au droit naturel. Et tous ceux dont la pensée lutte contre

les principes de la subjectivation se sont reconnus dans le droit

naturel moderne : Hobbes, Spinoza, Sade, Nietzsche et Gilles

Deleuze lui-même. Cela, parce que le droit naturel ne relève que ia

puissance, au mépris des qualités. La qualité est ce qui permet à la

conscience de s'identifier à elle-même, c'est-à-dire de se cerner, de

s'extraire de son réel pour être absolument. La puissance est ce qui

ouvre l'être à son réel, lui permettant d'être ce qu'il est au mieux

de ses possibilités. C'est pour cela que le droit naturel est aussi

éminemment égalitaire : le plus petit vaut le plus grand par la

puissance maximale qu' il déploie à émanciper ce qu'il est. Exister

par sa puissance n'est que se réaliser par les devenirs. Non plus

une qualité inhérente à l'être lui autorisant un être absolu, mais une

puissance qui se module, se plie, se replie ou se déplie. Le droit

"" SPE. 236.

Page 184: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

186

naturel est ce qui explose donc les renfennements de la conscience

sur elle-même (subjectivité)"". C'est donc, et par Fichte d'ailleurs,

une individuation quantitative qui se dévoile. L'être se définit par

ce qu'il peut, et plus par ce qu'il est. En même temps, cela veut

dire que tous les êtres sont différents, même s'ils sont égaux, parce

que leur puissance est différente. L'individuation alors ne se

dessine plus sur des qualités de l'être, mais sur la puissance de

l'être. C'est une individuation ouverte, une surobjectivité si l'on

comprend par ce mot l'exercice d'une objectivité à l'usage d'un

seul"'. La puissance de ce tj'pe d'individuation se spécifie par sa

quantité, et non par sa qualité, même si ce n'est pas une quantité

comme il peut y en avoir pour la longueur. L'être se définit par sa

quantité de puissance et plus par ce qui le qualifie. L'oiseau est

individué par sa puissajice de voler, et plus par la qualité de ses

plumes.

La subjectivité se caractérise d'abord par sa fermeture, par le

cloisonnement de sa conscience. Cette conscience se situe néces-

sairement au centre du champ transcendantal qu'elle administre.

En cela, toute forme de subjectivité est créatrice de métaphysique,

La conscience du subjectif est d'abord fondée sur la sélection.

'''' Gilles Deleuze, cours sur Spinoza, décembre 1980,2'™'partie, Intemet : http ://www. deleuze. fr.st

La surobjectivité est le renoncement à toute forme d'interprétation et, par conséquent, à tout recentrage de la conscience sur elle-même. Il en découle nécessairement une objectivité à l'usage d'un seul que l'on ne confondra pas avec une objectivité imiversalisante. Voir :

Page 185: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

187

Sélection des affects, des mouvements, sélection de la conscience

d'autrui. Ce qui est accepté nourrit le subjectif, comme ce qui est

rejeté en constitue la métaphysique. Le subjectif est hanté par la

métaphysique qu'il se crée. Les processus de subjectivation n'ont

pu apparaître qu'avec la forme classique du droit naturel, par le

positionnement de l'être face à l'essence, par l'imposition du

devoir au contraire d'une émancipation de la puissance'". Penser

l'essence est déjà s'en détacher, se placer en dehors d'elle, si l'être

ne tâche pas, par l'effectuation de sa puissance, de s'émanciper.

Descartes contre Spinoza, Au contraire, le droit naturel intégral, ou

moderne, rompt les processus de subjectivation que la chrétienté a

imposés.

Par le droit naturel moderne, l'être s'ouvre au monde plutôt que

de s'en distinguer. Les plis du monde sont les conditions de sa

puissance même. L'être même devient l'ouverture de sa

conscience. Cette conscience est réalisée par les courbes ou les

lignes, par une multiplicité de réseaux constituant le monde et cette

conscience, dans le même temps, dans le même jet. Il ne peut donc

y avoir de métaphysique pour l'être du droit naturel. Cet être est

plutôt un être tramcemkmtal conçu par les plissements du monde.

Conscience a-subjective parcourant le champ transcendantal. Pur

courant de conscience a-subjectif, conscierKe pré-réflexive imper-

Stéfan Leclercq. Détermination et hasard de Jean-Michel Basquiat, Les éditions Sils Maria asbl, 1998.

Gilles Deleuze, cours sur Spinoza. 9 décembre 1980. Internet : http ://www.deleuze.fr.st

Page 186: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

ISS

sonneUe, durée qualitative de la conscience sans t}ioi'^\ Cet être

transcendantal, conçu par ce tj'pe de conscience ne peut fonder de

métaphysique. Parcoiu^t le champ transcendantal, il est en même

temps parcouru par tous les événements du monde. Au point où il

devient lui-même événement. Événement ontologique. 11 est tous

les événements du réel, toutes les singularités de la Nature aussi. 11

est touché par tous les affects, sans distinction. Ces affects ne sont

ni joyeux, ni tristes mais instaurent la condition de sa pensée.

Mieux, la pensée est bien plutôt reçue que créée. La pensée se

reçoit et cette réception devient une création. L'être oscille

toujours entre deux, deux événements, deux mouvements, deux

durées. C'est dans cet entre deux que la pensée surgit, que la

conscience court le mieux sur le plan.

L'ontologie de Gilles Deleuze, et sa philosophie n'est

qu'ontologie, est bien principalement le développement de ce droit

naturel moderne et spinoziste créant l'être transcendantal. Mais si

nous l'appelons ici par ce nom, cet être appartient, comme à

présent nous le savons, tout autant à l'univocité et à l'immanence.

Il n'y a pas, dans la philosophie deleuziemie, à faire un choix entre

ces trois termes. Les trois se valent et ont leurs fonctions

ontologiques. Seulement que cet être-là surgit du droit naturel ; ce

qui lui permet d'appartenir à ces trois formes de l'être à la fois.

C'est bien finalement par le droit naturel moderne qu'ont pu

apparaître les grands concepts deleuziens.

IUV, 3.

Page 187: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

189

La déterritorialisation et sa reterritorialisation, TEtemel Retour

du différent, la schizophrénie, Limmanence sont toujours des

effets de la puissance qu'a pu libérer le droit naturel spinoziste.

Faire ce que l'on peut. Jamais ce que l'on veut, ou ce que l'on doit,

mais toujours ce que l'on peut. Passage, puissance, immanence.

Page 188: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

Appendice .

Immanence , images et univocité du corps :

Gilles Deleuze lecteur de Joë Bousquet

Le monde se crée par images, multiples, sauvages ou singulières.

Etre, et à raison, être-mec institue donc une relation permanente

avec l'image"". En cela, toute philosophie a toujours un rapport

avec une histoire de l'art, une histoire des images artistiques. En

même temps, en tant qu'effectuation d'un mouvement, ou d'un

ensemble de mouvements, authentique et inégal, toute image

recèle toujours un très haut degré d'art en elle. Faire de sa vie une

ceiivre d'art pourrait alors se comprendre comme la réalisation de

mouvements sans cesse inédits pour des images irrégulières.

Le mouvement crée le monde, et le monde se dorme comme

images. Être est donc créer, envoyer et recevoir des images. Ces

images répondent à une structure de sens et de sensations. Par cette

structure, elles détiennent un degré d'affectation qui les rendent

asymétriques entres elles. La réception de l'image détermine l'être

qui les reçoit, comme la création d'images ne peut se faire sans

Sur le monde comme images et les différents systèmes que l'image engendre, voir : Henri Bergson. Matière et mémoire. Presses Universitaires de France, 1990, p. 176 et suivantes.

Page 189: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

191

cette affectation reçue par d'autres images. Et l'expression d'une

pensée est toujours cet étalement d'un régime d'images. Elles ont

ensemble une filiation, ou une détermination commune, dont la

succession, mais aussi la simultanéité ou le chevauchement,

exprime une pensée. Philosopher, c'est créer une filiation entre

certaines images du réel qui a priori ne semblent pas avoir de

point commun. Philosopher, c'est donc rompre la distinction

arbitraire semblant exister entre certaines images. Encore faut-il,

pour ainsi les unir, d'abord les avoir vu.

Si le monde est infmi, il est déjà infini dans sa production

d'images. Effectivement, s'il y a infinité, il y a d'abord une

production infinie des images entres elles. Si la condition de l'être

est d'être fini, cette condition n'est cependant pas arrêtée dans sa

structure. Plus l'être verra des images, moins il sera un être fini.

Tout étant image, il y a logiquement des images de tout, quand

tout à des images. Certes, il existe des images visuelles, olfactives,

sonores, gustatives ou tacfiles. Mais il n'existe pas moins des

images de la pensée ou des images invisibles'^^. S'il existe des

images de la pensée, la pensée est elle-même image, ou peut aussi

être productrice d'images.

Dès lors, dans ce foisonnement d'images qu'occasionne une

investigation du réel, la plus grande qualité de l'être sera sa faculté

Sur la typologie de l'image de la pensée, voir : Gilles Deleuze, Différence et répétition. Presses UniversitaÎTes de France, 1968, pp. 169 et suivantes.

Page 190: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

192

à percevoir. Saiis doute, on peut imaginer une objectivité de la

perception, mais celle-ci imposerait la faculté de voir toutes les

images. Voir toutes les images voudrait dire embrasser l'infini, ce

qui nous reste impossible. Nous pouvons cependant nous laisser

éduquer par les images. L'éducation par les images est ce qui

réalise le philosophe'Voir les images dans leur apparition. Les

comprendre et les suivre. Percevoir ce qu'elles ont de commun,

imaginer leur entre-deux qui les rassemble toute deux à la fois.

Ainsi, si la philosophie se nourrit d'images, elle n'en est pas moins

images du réel. Le peintre et le philosophe sont donc bien proches,

dans la production d'images qu'ils peuvent engendrer.

Le problème soulevé par l'image est le point de vue que prend le

spectateur pour la regarder. Sans doute, il n'y a pas de moyen

indubitable pour regarder une image. L'ensemble de tous les

points de vue de tous les êtres réunis donnent sans doute une

vision entière de l'univers. Et chaque être détient individuellement

une part du monde, sans jamais en posséder la totalité. Le point de

vue est toujours dans l'impossibilité d'embrasser le monde. C'est

bien plutôt le monde qui restreint ce principe de vision. Notre vue

est comme écrasée par le gigantisme de ce qu'il y a à voir. Par la

vision, par le point de vue, nous ne détenons jamais qu'une

fraction de l'univers.

Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu 'est-ce que la philosophie Les Éditions de Minuit, 1991, pp, 60 et suivantes. ' ' Comme l'indique Bergson, un système philosophique reste bien la vision d'un seul, vision unique et globale.

Page 191: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

193

Nous vivons et agissons toujours d'une manière un peu aveugle.

L'être se conçoit par un mouvement, sans cesse infmi, créé par une

perception qui ne se légitime que par sa fmitude. En même temps,

le mouvement se donne des images, infinies dans leur extension.

L'être se joue dans ces deux dimensions de l'image, dans l'infini

de ce qu'il crée et dans la finitude de ce qu'il perçoit. Dès lors,

pour pallier à ces deux condifions de l'image, il faut introduire la

pensée qui, dans sa puissance à comprendre les images entre elles,

peut permettre au mouvement produit d'être adéquat"'.

On ne peut effectivement réaliser un mouvement construit

seulement sur le point de vue que l'on possède. Le mouvement

produit dépassera nécessairement la représentation - ou le point de

vue - que nous possédons du réel"', A son tour le monde ne

s'inscrit que par les mouvements qu'il régit"', La pensée est le

moyen de rompre la limite du point de vue qu'occasionne la

perception. Penser, c'est toujours penser par delà, penser outre.

Toute pensée organise un hors-champ de l'image. Penser une

chose, c'est penser l'au-delà de cette chose dans l'organisation

qu'elle partage ou qu'elle soulève, dans le monde qu'elle instaure.

Henri Bergson. L'évolution créatrice, in Œuvres, 1963, p, 657, « J'estime que la matière, en elle-même homogène et indistinctement

divisible, n 'est diversifiée que par le mouvement ; or, nous voyons que les liquides mêmes acquièrent, par le mouvement, une certaine fermeté ». G.W. Leibniz, Remarques générales des Principes de Descartes (\692), in Opuscules philosophiques choisis, Vrin. 2001.

Sur la différence entre image et représentation, dans leur typologie respective, voir ; Stéfan Leclercq, op. cit., 2002, pp. 39 et suivantes.

Page 192: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

194

On ne pense jamais une chose mais toujours au monde de cette

chose. La pensée devient alors l'outil du mouvement, la possibilité

de l'ajuster, de le réaliser adéquatement avec le monde pour lequel

il est fait. Ainsi, si l'être reste aveugle, il détient la puissance de se

donner justement au monde, de se doter d'une vision globale,

presque universelle, une vision de ¡'Univers. Il crée un mouvement

à travers la chose pour mieux atteindre son au-delà. Penser ce

mouvement pour qu'il puisse s'unir à d'autres et, par conséquent,

rendre l'existence de l'être plausible. En etïet, si l'être ne

concevait son mouvement qu'en fonction d'un point de vue reçu, il

ne pourrait justement vivre en son monde. Comment en effet,

pouvoir réaliser son existence dans le danger d'un échec

pennanent de tous les mouvements produits ?

Si nous observons le monde, et les choses qui peuplent le monde,

par la détermination du pomt de vue, le corps ne se perçoit pas

moins selon le même principe. Voir un corps se fait selon cette

subjectivité de la vision n'offrant qu'une partie, éternellement, de

la chose perçue. El voir son propre corps ne peut se faire autrement

que pour le corps d'autrui. Voir son corps reste voir un corps dans

toute la subjectivité qu'engendre le regard. Ce point de vue

extérieur sur notre propre corps vient, en même temps, comme se

faire doubler par un autre point de vue, cette fois bien intérieur.

Point de vue sur soi, engendrant coimne un souci de soi au sens

foucaldien, ne reste pas moins un point de vue dans son

Gilles Deleuze, op cit., 1968, p. 16.

Page 193: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

195

impossibilité à embrasser les composantes du réel. Ce point de vue

intérieur donne au corps une représentation subjective intérieure de

lui-même, dans un ensemble de variations, où se joue un regard sur

la santé du corps, sur sa fatigue ou ses maladies. Ces diagnostics

de l'esprit sur son propre corps restent souvent du domaine de la

probabilité, une préoccupation plutôt qu'une douleur, une

suspicion plutôt qu'un verdict. Logiquement, le rôle du médecin

peut paraître étrange, car il est celui qui seul peut nous renseigner

sur ce qui appartient le plus, sur ce corps dans lequel nous vivons

et que. malgré cela, nous n'appréhendons que si mal. Pourtant, le

médecin n'exploite pas mieux un point de vue que, comme nous, il

détient et sur les choses et sur les corps. Mais au-delà de la

subjectivité de ce point de vue, il s'appuie sur une pensée, nourrie

par la connaissance de la médecine, qui lui permet de comprendre

le mouvement qui se déroule à travers nous-même. Le médecin

n'est pas un visionnaire, ce qui le distingue du marabout, il

développe seulement une pensée comprenant le mouvement dans

son déroulement, selon une typologie du corps. Ce que nous ne

percevons que subjectivement, lui apparaît par la compréhension

de la mécanique des corps et de leurs digressions et

développements hétérogènes. Ce qui permet de comprendre un

corps est bien la pensée, bien plus que la sensation que l'on peut

en obtenir'"". Nous jouons avec notre corps dans le monde par la

Il peut cependant exister une médecine à l'usage d'un seul, une auto-médecim, ou médecin de soi-même construite par une réflexion portée sur

Page 194: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

194

multiplicité decesideux points de vue. intérieur et extérieur. Notre

corps reçoit le monde et s'intériorise en lui. Pendant ce temps, la

poussée intérieure de notre corps l'incite à créer des mouvements,

donc à s'expanser vers l'extérieur, comme une crise de colère que

l'on ne peut contenir. La multiplicité et l'échange de ces deux

points de vue réalisent comme un être-au-monde dont l'intériorité

ne cesse de s'extérioriser et dont tous les extériorités du monde,

sans relâche, lui rentre dedans. L'être-au-monde se joue dans cette

limite, si fine el si précaire, dessinée entre ces deux conditions du

réel.

Si l'être-au-monde peut répondre, presque bioiogiquemeiit. à ces

critères, il n'en reste pas moins que le subjectif organise son

propre corps dans la réalité. Tout corps subit une mise en scène par

l'esprit qui l'habite. Tout corps répond à sa propre théâtralité. Le

corps est toujours une interprétation de celui qui l'habite. Cette

théâtralilé du corps, dont le rôle est d'établir une relation de l'être

au monde, conçoit ce corps comme appareil, ou véhicule. La

théâtralité du corps suggère une métaphysique de l'âme usant, par

codification, du corps qu'elle possède. Cette théâtralité subjective,

crée une scission entre l'âme et le corps. L'âme, ou l'esprit, tente

par une élection de son corps, de se créer une image représentative.

Le corps devient l'image de l'âme, et transcendée par elle. Il y a

alors une production de l'image du corps, où sa mise en scène

son propre corps. Voir ;

Page 195: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

197

participe pleinement à l'image de Pesprit, L'esprit se sert du corps

pour se démarquer, pour se distinguer. En même temps, cette

théâtralité du corps, par le jeu des codes qu'elle organise, ne peut

fonctionner sans une complicité d'autrui. Une codification ne peut

s'établir sans l'accord de toutes les parties. Comme le montre bien

Erving Goffman, tout se passe comme dans une pièce de théâtre,

où l'acteur ne peut jouer son rôle qu'à la condition de posséder la

crédulité du public'"".

C'est sans doute Oscar Wilde qui montra le mieux cette puis-

sance de l'esprit à se jouer du corps. Dorian Gray, par le désir de

conserver sa joviale beauté, ne garda que son corps, pour enfermer

son âme dans une pièce éloignée de sa demeure'"^. Dorian Gray

sans âme se joue de son monde, sans cesse et sans scrupule.

Détaché de son âme, seul son corps brille dans son ultime beauté

pendant que son âme, cachée de tous, dépérit au regard des actes

de Dorian. En même temps, Wilde ne cesse de montrer les

conditions de l'humain, non dans un déchirement moral, mais dans

une nécessité de la vie où l'âme souffre de ce corps qui par son

dépérissement finira par les emporter tous les deux. Car si Dorian

parvient à ceindre si distinctement son âme de son corps, cela n'a

pu se produire que par le vœu de garder toujours cette beauté qui

l'incarne. Fuir le vieillissement, la décrépitude et l'effondrement.

Bemard Andrieu, Le somaphore, naissance du sujet biotechnique. Les Éditions Sils Maria. 2003, pp. 147-t69. "" Erving Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, vol. l . Les Éditions de Minuit, 1973, pp. 12 et suivantes.

Page 196: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

198

Cette tourmente du corps par le temps est l'angoisse de toute âme,

rêvant sans cesse de force et d'éternité, Dorian veut garder sa

beauté et n'y arrivera qu'en faisant de ce corps si beau un objet

plastique par delà le temps. Dégagé de cette union de l'âme et du

corps, Dorian abusera et de l'éternité de sa beauté et de cette

liberté prise sur la sentence du temps. Le portrait de Dorian Gray'

est bien un livre qui parle du temps, dans ces effets sur le corps et

sur l'esprit. Si le corps reste pareil à lui-même, l'âme semble

supporter doublement le mouvement du monde dans ce que Dorian

peut en faire. L'âme, devenue abstraite par l'éloignement de son

corps est paradoxalement celle qui souffre le plus du temps, par

l'équivoque qu'il peut entretenir. Le temps est le véritable héros de

ce roman si puissant, un temps irrémédiablement destructeur, un

temps qid détruit tout'^^.

Tout événement, pris en un Aj'otoj;""', semble détruire les

images du réel. L'événement surgit conune une fracture, une

fissure d'un réel harmonieux. Il constitue une limite scindant une

compréhension chronologique, c'est-à-dire successive, du temps.

L'événement, sous cette lumière, n'est pas une image mais ce qui

contredit cette image même. L'événement absorbe les images du

réel, tel un trou noir surgissant au sein de la réalité. L'événement

Oscar Wilde, Le portrait de Dorian Gray, Gallimard, 1992. Voir Irréversible de Gaspard Noè. 2002. Sur les différences et similitudes des deux formes du temps, Kronos et

Aiân, voir : Gilles Deleuze, La logique du sens, Les Éditions de Minuit. 1969, pp. 190-197,

Page 197: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

199

du Kronos emporte tout avec lui, et les choses du réel et les êtres,

acteurs de ce réel. Par ce t jpe d'événement, c'est donc la

consistance même du présent qui s'évanouit. Le présent s'arrête

par cette figure où il s'engouffre. Le présent ne se dote pas d'un

nouvel attribut qui serait l'événement. Au contraire, l'événement

transcende toutes les formes du réel contenues dans ce présent.

L'événement bouleverse toute la structure du réel, en métamor-

phose la morphologie, et réoriente les êtres à partir de sa

puissance. Cette puissance de l'événement du Kronos ne peut se

développer sans un virtuel qui l'accompagne, entourant toutes les

choses et tous les êtres du présent. L'inédicité de l'événement

marque comme une empreinte sur tous les constituants de la

réalité. Non pas de l'événement à venir, mais bien de l'événement

encore présent.

Ainsi, une blessure peut être un événement du Kronos

apparaissant sur un corps réel. La blessure sur le corps est alors

comme ime griffe sur une image. Elle vient en détruire la beauté,

elle crée une scission, ou une ligne, sur le corps jusque là

immaculé. Cette blessure, par l'événement qu'elle représente, ne

cesse de faire soufîrh le corps et l'esprit qui l'accompagne. La

blessure ronge le corps, et ne manque pas de marquer l'âme

durablement. Par cette transcendance organisée, l'image du corps

n'existe plus. Elle ne se réduit qu'à l'impression de l'événement

qui la gouverne. En même temps, être impressionné ne relève pas

seulement d'une passivité. 11 y a une puissance de l'impression.

Page 198: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

200

Recevoir plus qu'envoyer, tout remettre en compte, se déorganiser

sous l'effet de ce qu'on reçoit. L'impression n'est pas moins

productrice que l'expression. Si le corps s'exprime, et ne vit que

par cette expression, l'impression est autant une des composantes

du corps, comme de l'âme aussi. Plotin est sans doute le

philosophe qui a doimé à l'impression sa plus belle puissance, dans

la contemplation qu'il a décrit. L'être qui voit le Un, et qui le

reçoit, reste actif parce qu'il contemple la raison du monde. 11 est

impressionné et dans cette impression ne cesse de nourrir et le Un

et le monde"".

La blessure se jouant sur le corps de Joë Bousquet"^, par ce qu'il

en a fait, appartient à un autre régime du corps. Si cette blessure,

dans son horreur, constitue son présent, elle provoque en même

temps une autre durée à la surface de son corps. La blessure ne

transcende pas le corps de Bousquet mais, au contraire, devient le

lieu où ce corps se joue. La blessure n'est plus l'attribut du corps

auquel il se subordonne. La blessure devient l'étemel événement

se rejouant à sa surface. Ce corps ne fut pas seulement blessé un

jour, dans la violence de la guerre, il l'était déjà'"\ Le corps de

Plotin. Traile 9, 9 (Vf. 9) 7. Joë Bousquet, poète et essayiste ( 1897 - 1950 ) fut blessé au dos lors

de la guene de 1914-18, Il n'avait que 20 ans. Cette blessure le rendh in fi mie jusqu'à ces demiers jours. La blessure est le thème central de son œuvre, û en sublima la condition.

« Ma blessure existait avant moi, je suis né pour l'incarner », Joë Bousquet cité par Gilles Deleuze et Félix Guattari. Gilles Deleuze et Félix Guattari, op. cit., 1991, p, 151. Joë Bousquet, Les capitales. Le cercle du livre, p. 103.

Page 199: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

201

Bousquet possédait déjà sur lui cette blessure immanente, ne

cessant de courir ainsi sur son dos, et créant dans et sur le corps

une nouvelle dimension temporelle, l'Aiôn. L'Aiôn est bien cette

dimension complémentaire du présent, orchestrant tout ce que le

présent ne sait capturer, comme le passé et le futur aussi. L'Aiôn

fond en une unité temporelle et le passé et le futur, cernant et

complétant l'indivisible présent, toujours présent dans le corps qui

vit'"®. Le corps a donc cette faculté de contenir en lui. ou sur lui,

tous les temps possibles : le présent en lui. le passé et l'avenir sur

lui. La pensée de Bousquet, par l'immanence de la blessure qui

l'alimente, n'est pas sans faire appel au stoïcisme. Effectivement,

cette organisation du temps par les événements que le corps peut

concevoir et recevoir correspond si bien au corporels et

incorporels stoïciens'"^. Le corps est une matière qui existe selon

Sur ces deux dimensions du temps, Aiôn et Kronos, voir : Gilles Deleuze, La logique du sens. Les Éditions de Minuit. 1969, pp. 14 et suivantes.

Dans La logique du sens, aux pages 14 et 15, Gilles Deleuze montre le fonctionnement du corps selon la philosophie stoïcienne, mais cela sans parler de Bousquet. Il parlera pourtant du poète dans cet ouvrage, mais seulement à la page 211, concemant Dims Scot et l'urnvocité. D'autant que Gilles Deleuze, à la page 14 cite Émile Bréhier parlant du corps chez les Stoïciens, particulièrement de la coupure, que l'on peut voir comme une blessure. C'est en 1991, que Gilles Deleuze et Félix Guattari reviendront sur le travail de Bousquet montrant l'immanence de l'événement sur les états de choses et les situations vécues. Gilles Deleuze reparlera une ultime fois de Bousquet en 1995, pour les mêmes raisons, Ibid.pp. 14-15,211. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991, p. 151.

Page 200: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

102

le présent, présent cosmique où évolue tout ce qui vit. En même

temps, sur lui, comme événements, surgit ce qui ne peut se

concevoir comme des attributs de ce corps, mais bien comme des

incorporels issus d'un autre temps. L'Aiôn croise le Kronos et

institue le corps comme cosmogonie. Les incorporels sont plus

qu'un élément immanent au corps, ils sont l'immanence même,

conmie vie aveugle, à laquelle le corps vivant se rapporte"".

Par cette immanence de la blessure sur le corps'^', c'est un

nouveau principe d'Images qui apparaît. La blessure n'est plus la

grilTe survenant sur l'image et venant la déformer, ou l'annuler.

L'immanence convoque un nouveau type d'images s'organisant

dans ia complémentarité d'autres images existantes. L'image de la

blessure vient se juxtaposer à l'image du corps et. ensemble,

forment la cosmogonie du corps. Chaque image est comme la

complémentaire de l'autre, comme un pendant, un diptyque.

Toutes deux se nourrissent mutuellement, chacune étant

immanente à l'autre. Le corps ne peut plus s'imaginer sans la

blessure, quand la blessure a trouvé un corps à épouser. Les

images ainsi se croisent, et s'institue selon leur logique propre,

c'est-à-dire par un mouvement et im temps, n'appartenant qu'à

Gilles Deleuze, Immanence : une vie., in Pliilosophie n°47. Les Éditions de Minuit, 1995, p. 7.

Gilles DeJeuze, op. cit., 1995,p.4-5. « En deçà de tout ce que Je suis MON ÊTRE EST DANS LE SEIN DU

MONDE COMME UNE PLAIE QUE JE N 'AI PAS SU REFERMER SANS ME BLESSER MOI-MÊME » Joë Bousquet, Mystique, Gallimard, 1973, p. 18.

Page 201: Leclerq  deleuze, immanence, univocite et trascendance

203

elles. Car chaque mouvement - et une blessure est un mouvement

- crée une durée le spécifiant. Nous savons combien la blessure

organise un temps qui lui est propre. Et parce qu'elle n'est pas, ou

pas seulement, issue d'un accident du présent, elle reprend avec

elle et le passé et l'avenir. Dans ces dimensions temporelles

qu'elle inscrit sur le corps, par le déchaînement de la pensée

qu'elle provoque chez Joë Bousquet, cette blessure est

authentiquement un mouvement. En tant que mouvement, elle crée

des images, celles de l'immanence venant se marquer sur tous les

corps.

Si la blessure est une image du corps, le corps ne se limite pas à

cette seule image, flit-elle immanente. A son tour, le corps n'est

qu'une des nombreuses images de l'être. L'être est constitué d'une

infinité d'images qu'il ne cesse de renouveler à chaque

mouvements, par chaque intensité. La puissance de l'être se trouve

dans cette manière de pousser chacune des images qu'il produit à

l'infini. Si l'être vit sous la condition d'être fini, il n'en garde pas

moins cette relation avec l'infini, par les images qu'il crée. Chaque

image de l'être, et l'être est une infmité d'images, réalisent le

monde et contribue à une cosmogonie. Chacune de ces images se

donne, se confie, se distribue. D'images en images, d'interactions

en interactions et en pénétrations, un monde se forme, s'actionne

et s'étend. Plus il y a d'images, plus cette étendue se déploie,

jusque l'infini. César a créé des images qui se perpétuent jusqu'à

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204

nous. Nous travaillons encore ces images et les étendons, les

transmettons pour d'autres, pour d'autres temps.

L'être se constitue d'images donc, lui donnant la puissance de

l'infini. 11 se compose d'images, comme celle d'un corps, d'une

blessure, et d'une blessure sur un c o r p s C e s images restent

autonomes, et un corps ne semble pas, par l'image qu'il recèle,

exprimer l'être à lui seul. De même pour la blessure, ou toute autre

image que l'être peut produire. Cela, car le corps, dans son

expression, à un sens différent de l'être. Tout le monde a un corps

et, finalement, tous les corps se ressemblent, mais cela ne veut pas

dire que tous les êtres sont analogues. Aussi, si beaucoup d'êtres

sont blessés, le principe et l'image de la blessure, restent les

mêmes. Toutes les blessures sont semblables, et pourtant ne

blessent jamais de la même manière. Les images de l'être ne vont

pas dans le même sens que l'être même. Toutes les images de

l'être gardent comme une autonomie sémiotique, une différence

qui les distingue. En même temps, la diversité et la différence de

ces images expriment l'essence de l'être, une univocité'".

Ceci est à rapprocher de la pensée de Critolaos, utiivocitaire avant l'heiue. montrant que si les êtres se succèdent par la génération et dans le temps, il s'agit toujours du même être. Tous les chevaux sont différents, mais il s'agit toujours du même cheval. Pliilon d'Alexandrie, Aeternate mundi, Qu. Mutid. Incorruptibilis, 943a. Voir aussi la note très intéressante de Jérôme Laurent, in : Plotin. Deuxième Ennéade, Belles Lettres. 1998, p. 8.

« En effet, l'essentiel de l'univocité n 'eslpm que l'Être se dise dans un seul et même sens. C 'est qu 'il se dise, en un seul et même sens, de toutes les différences individuantes ou modalités intrinsèques. L'Etre est le

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205

La lecture de l'œuvre de Joë Bousquet qu'a pu faire Gilles

Deleuze nous montre combien sont liés l'immanence et

l'univocité. Ces deux concepts n'appartiennent pas à deux régimes

de pensées différents. Toute immanence contient en elle une

univocité au travail. Ce sont deux plans qui se chevauchent et se

détenninent mutuellement. La détermination de l'immanence par

l'univocité a l'avantage de rentre l'immanence ontologique. Par

cette univocité présente, c'est l'être qui est rendu réel sur le plan

d'immanence. En clair, ce n'est plus l'homme dominant la nature,

mais l'homme appartenant à la nature. Cela n'est pas sans lien

avec un droit naturel moderne tel qu'à pu le définir Hobbes, et que

Spinoza a pu développer. L'être et la nature, comme immanence et

univocité"". Si tout être ne se conçoit que par un ensemble

d'éléments lui étant immanents, en retour il appartient pleinement

à l'immanence. C'est par excellence le cas du bébé. Tous les bébés

même pour toutes ces modalités, mais ces modalités ne sont pas les mêmes. » Gilles Deleuze, Différence et répétition. Presses Universitaires de France, 1968, p. 53. L'univocité est un concept de Jean Duns Scot, dont Gilles Deleuze en a modifié le sens. Sur ces différences, voir : Stéfan Leclercq, La présence de Jean Duns Scot dans l'ceuvre de Gilles Deleuze. ou la généalogie du concept d'heccéité. Symposium, revue de l'Université de Montréal, 2003. "" On notera avec attention comment ces deux concepts, immanence et univocité, se croisent et se complètent dans l'ouvrage de Gilles Deleuze ; Gilles Deleuze, Spinoza et le problème de l'expression, Les Éditions de Minuit. 1968.

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206

se ressemblent mais font chacun des mimiques, des petits gestes

qui les singularisent'".

Nous transportons, et développons, des ensembles d'images

fondant l'univocité et dont la permanence convoque en nous une

immanence ouvrant à notre singularisation. Les images nous

fonnent et nous formons le monde par images. Nous nous

incarnons dans une blessure portant notre corps à l'universel infini.

Immanence et univocité sont comme les deux dimensions de l'être,

dont l'une nous permet d'être quand l'autre nous autorise une

existence ; infinitude dans le fini.

Gilles Deleuze, op. cit., 1995, p. 6.

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Conventions.

N : Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962. PS : Gilles Deleuze. Proust et les signes, PUF, 1964. B : Gilles Deleuze, Le bergsonisme, PUF, 1966. PSM : Gilles Deleuze, Présentation de Sacher-Masoch, Les Éditions de Minuit, 1967. SPE ; Gilles Deleuze, Spinoza ou le problème de l'expression. Les Éditions de Minuit, 1968. DR : (îilles Deleuze. Différence et répétition, PUF, 1968. -Gilles Deleuze, La logique du sens, Les Éditions de Minuit, 1969. AO : Gilles Deleuze et Félix Guattari, L'anti-Œdipe, Les éditions de Minuit, 1972. MP : Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux. Les Éditions de Minuit, 1981. SPP : Gilles Deleuze, Spinoza, philosophie pratique, Les Éditions de Minuit, 1981. IM : Gilles Deleuze, L 'image-rnowernent, Les Éditions de Minuit, 1983. lE : Gilles Deleuze, Immortalité et éternité, Gallimard, collection À voix haute, 2 cd, 2001. F : Gilles Deleuze, Foucault, Les Éditions de Minuit. 1986. QP : Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce que la philosophie ?, Les Éditions de Minuit, 1991. VB : J.G. Fichte, Méthode pour arriver à la vie bienheureuse, Sulliver, 2000.

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Bibliographie.

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Articles. Gilles Deleuze, Jean-Jacques Rousseau précurseur de Kaßa, de Céline et de Ponge, in ; Arts. 6-12 juin 1962, Gilles Deleuze, La conception de la différence chez Bergson, in : Les études bergsoniennes, 1956. Gilles Deleuze, H a été mon maître, in : Jean-Jacques Brochier, Pour Sarti-e, Le jour où Sartre refusa le prix Nobel, Jean-Claude Lattes, 1995. Madeleine Francès, Les réminiscences spinozistes dans « Le contrat social n de Rousseau, in ; Revue philosophique de la France et de l'étranger, janvier-mars 1951, pp. 60-82. Pierre KIossowski, Digression à partir d'un portrait apocryphe, in Gilles Deleuze, Arc, n°49, 1972, David Lapoujade, Le flux intensif de la conscience chez William James, in Philosophie n°46, Les Éditions de Minuit, 1995,

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• Table des matières.

Introduction, p.5.

1. Immanence, p. 11.

Le transcendantal perd conscience - Description de l'immanence -

L'actualisation de l'inmianence - De l'immanence spinoziste -

Les trois genres de connaissance - Un mauvais genre - Pensée,

conscience, immanence - Le non-pensé - Un dehors si dedans -

Anaximandre et Deleuze - Temps et immanence : Aiôn, Chronos.

2. Univocité. p. 47.

Multiplicité, unités - Description de l'univocité - L'univocité

bergsonieime - Superpositions des plans - Retour sur Spinoza :

/ 'èlfe qualifié de la substance - Unité et univocité - De l'univocité

spinoziste - Spinoza bébé - Territorialité, déterritorialisation -

Érotisme, pornographie, image, objet - Sade, pensée et sexualité -

désexualisation - Sade ou l'hymne à la Nature - Sade spinoziste -

Le double sens de l'événement - Bousquet blessé - Ventre-deux

de la schizophrénie - Coup de dés - L'univocité de Étemel Retour

- Entre-deia, entre-temps - Actualisation de la pensée - Combat-

entre - Rousseau et l'état de nature.

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3. Transcendantal. p. 114.

Kant, Descartes et le doute - Description du transcendantal - Le

rôle de la conscience - Kant et la Nature - Géographie du

transcendantal - Le mouvement de tous les mouvements - Une

conscience très secondaire - Héccéités - Contre la

phénoménologie - Conscience, mouvements, mouvements de la

conscience - Le présentiment de Sartre - Les conditions de la Vie

- La différence selon Bergson - Substantialisation - Les fonnes de

la Vie selon Fichte - Maine de Biran.

Conclusion : le droit naturel, p. 179.

Philosophie et Nature - Le droit naturel classique - Puissance et

pouvoir - Hobbes. Spinoza et mon droit - Devoir, vouloir, pouvoir

- Descartes et le capitalisme - Provoquer la rencontre - Exploser

la conscience - Une conscience doit être ouverte ou fermée - Pour

un être transcendantal.

Appendice p. 190.

Immanence, images et univocité du corps :

Gilles Deleuze lecteur de Joë Bousquet

Conventions, p. 207.

Bibliographie, p. 208.

Table des matières, p. 214.