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RAINIER GRUTMAN - HEBA ALAH GHADIE INCENDIES DE WADJI MOUAWAD • LES MI~ANDRES DE LA MI~MOIRE Neohelicon X.VXIII (2006) I, 91-108 DOt: 10.1556/Neohel.33.2006.1.8 While memory guarantees a degree of continuity between past and present, it is not wi- thout shortcomings. Powerless in the face of the future and threatened by oblivion, memo- ry has the ability to imprison individuals and communities alike in a version of the past that has been promoted to the level of historical truth. This is why the work of Leba- nese-Canadian playwright Wajdi Mouawad (a rising figure in the world of French-lan- guage theatre) generally prefers the internationalkind of memory provided by literature to the historical ties commonly invoked in family retellings of the past. Mouawad's rewor- king of memory is particularly present in his best-known play, Littoral (1997), which ad- dresses the various ways in which institutionalizedforms of memory prevent the develop- ment of individual identities. This article concentrates on his more recent play Incendies (2003), where historical memory no longer yields to literary memory, but rather superimposes itself on an intertex- tual canvas. While obviously rewriting the Oedipus myth as told by Sophocles (whose Oedipus Rex becomes a "palimpsestuous" plot fur lncendies), Mouawad's text is also re- plete with references to the civil war in his native Lebanon. Most historical episodes (e.g. the burnt-out bus of 1975, the Sabra and Chatila refugee camp massacres of 1982) are re- worked in function of the dramatic plot, and it would be unfair to reduce hwendies to a "message" or any other traditional form of"commitment". Yet Mouawad does not fit the profile of Jean-Paul Sartre's "irresponsible" writer either: Lebanon's civil war, far from being a mere screen onto which the action is projected, informs this play as much as the oedipal plot does. It is indeed the combination of both semantic networks that allo~vsa real working through of memory, which is what is at stake here. Uno .o ~:s" de ninguna parte mientras no tenga utt m.erto bajo la tierra. (Gabriel Garcia Mhrquez, Cien a~os de soledud) L'ENFANT TERRIBLE DE LA SCI~NE QUI~BI~COISE Le Canadien d'origine libanaise Wajdi Mouawad (1968) est en passe de devenir une figure marquante de la rel6ve th6~trale dans la francophonie. Quand il n'a encore Rainier Grutman Heba Alah Ghadie, D6partement des lettres franqaises, Universit6 d'Ottawa, 60, rue Universit6, Ottawa (Ontario), K1R 5H3 Canada. E-mail : [email protected]; [email protected] 0324-4652/$20.00 AkadEmiai Kiad6, Bmlapest © 2006 Akad~miai Kiad6, Budapest Springer, Dordrecht

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R A I N I E R G R U T M A N - HEBA ALAH G H A D I E

INCENDIES DE WADJI M O U A W A D • LES MI~ANDRES DE LA MI~MOIRE

Neohelicon X.VXIII (2006) I, 91-108 DOt: 10.1556/Neohel.33.2006.1.8

While memory guarantees a degree of continuity between past and present, it is not wi- thout shortcomings. Powerless in the face of the future and threatened by oblivion, memo- ry has the ability to imprison individuals and communities alike in a version of the past that has been promoted to the level of historical truth. This is why the work of Leba- nese-Canadian playwright Wajdi Mouawad (a rising figure in the world of French-lan- guage theatre) generally prefers the international kind of memory provided by literature to the historical ties commonly invoked in family retellings of the past. Mouawad's rewor- king of memory is particularly present in his best-known play, Littoral (1997), which ad- dresses the various ways in which institutionalized forms of memory prevent the develop- ment of individual identities.

This article concentrates on his more recent play Incendies (2003), where historical memory no longer yields to literary memory, but rather superimposes itself on an intertex- tual canvas. While obviously rewriting the Oedipus myth as told by Sophocles (whose Oedipus Rex becomes a "palimpsestuous" plot fur lncendies), Mouawad's text is also re- plete with references to the civil war in his native Lebanon. Most historical episodes (e.g. the burnt-out bus of 1975, the Sabra and Chatila refugee camp massacres of 1982) are re- worked in function of the dramatic plot, and it would be unfair to reduce hwendies to a "message" or any other traditional form of"commitment". Yet Mouawad does not fit the profile of Jean-Paul Sartre's "irresponsible" writer either: Lebanon's civil war, far from being a mere screen onto which the action is projected, informs this play as much as the oedipal plot does. It is indeed the combination of both semantic networks that allo~vs a real working through of memory, which is what is at stake here.

Uno . o ~:s" de ninguna parte mientras no tenga utt m .er to bajo la tierra. (Gabriel Garcia Mhrquez, Cien a~os de soledud)

L'ENFANT TERRIBLE DE LA SCI~NE QUI~BI~COISE

Le Canadien d 'or ig ine libanaise Wajdi Mouawad (1968) est en passe de devenir une figure marquante de la rel6ve th6~trale dans la francophonie. Quand il n ' a encore

Rainier Grutman Heba Alah Ghadie, D6partement des lettres franqaises, Universit6 d'Ottawa, 60, rue Universit6, Ottawa (Ontario), K1R 5H3 Canada. E-mail : [email protected]; [email protected]

0324-4652/$20.00 AkadEmiai Kiad6, Bmlapest © 2006 Akad~miai Kiad6, Budapest Springer, Dordrecht

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que vingt-cinq ans, frais 6moulu de l'l~cole nationale de th6fltre du Canada, il signe une premi+re pi6ce, Will), Protagoras enJerm~ dans les toilettes ; lors de sa cr6ation (cinq ans plus tard, en 1998), elle sera unanimement salu6e par l 'Association qu6b6- coise des critiques de th6~tre. Depuis, Mouawad accumule honneurs et accolades, pour son oeuvre dramatique comme pour son travail d'adaptation (de romans allant du classique Don Quichotte au tr~s contemporain Trainspotting d'lrvine Welsh) et de mise en sc~ne (d'CEdipe roi, notamment). Laur6at du prix de la Gouverneure G6n6rale du Canada (en 2000) et Chevalier de l 'Ordre franqais des Arts et des Lettres (en 2002), il refuse cependant le Moli+re du ~meilleur auteur francophone vivant)~ que Paris s'appr~te ~ lui d6cerner au printemps de 2005, voulant ainsi protester contre l'indiff6- rence avec laquelle trop de directeurs de th6~tre accueillent ~ son avis la production contemporaine. Cet accrochage a fait couler plus d'encre sur les rives du Saint-Lau- rent que sur ceux de la Seine, car Wajdi Mouawad est aussi l 'angryyoung man, pour ne pas dire l 'enfant terrible, de la sc~ne qu6b6coise. S'il ne fait aucun doute qu'il parle en connaissance de cause, ayant lui-m~me 6t6 au gouvernail du Th6fitre de Quat'sous (fi Montr6al), il est 6galement vrai que Mouawad s'6tait d6j~ fait remarquer par une sortie ~ anti-institutionnelle )) en 1999, quand il avait d6nonc~ la publicit6 commer- ciale accompagnant la reprise de son Don Quichotte. 1

La pi6ce la plus c61~bre de Wajdi Mouawad est sans contredit Littoral. Cr6de Montr6al au Festival de th6-Stre des Am6riques, enjuin 1997, elle triomphe h Limoges en 1998 et sera remarqu6e ~. Avignon l'annde suivante. C'est encore elle qui lui vaut le prix de la Gouverneure G6n6rale et le Moli6re. Port6e ~t l'6cran par son auteur en 2004, Littoral est aussi la plus traduite des oeuvres de Mouawad. Au moment off nous 6cri- vons ces lignes, elle a connu sa premi6re en traduction au Mexique, en Italie, en R6pu- blique tch+que e t / t Toronto, mais toujours pas au Liban, ni ailleurs dans le monde arabe. De sorte que cette fable presque m6taphysique sur l'impossible voyage aux ori- gines identitaires attend toujours d'etre traduite dans la langue maternelle de son au- teur...2

Littoral tourne autour du d6fi que posent les formes institutionnalis6es de la m6- moire collective h l ' individud6sireux de se constituer une identit6 propre, qui ne soit pas un pur produit de la m6moire des autres. Ces autres, chez Mouawad, ce sont le plus souvent les membres de la famille : sa toute premi6re pi6ce, Willy Protagoras enfermO dans les toilettes, nous montrait d6j~ un adolescent ~t la recherche de lui-m~me, aux prises avec les limites que lui imposait le cocon familial. Dans Littoral, il ne s'agit plus d'une simple crise d'adolescence cependant; la famille s 'y est 61argie, elle est de- venue une t~ tribu ~ qui a tendance ~ se nourrir de la nostalgie du pays natal. Lui-m~me issu d'une famille libanaise qui s'est 6tablie ~ Montr6al apr6s avoir transit6 par la France, Mouawad ne s 'enferme cependant pas dans une vision pass6iste, car il sait que

Voir Suzanne Dansereau, ~ La commandite du th6gttre est lh pour rester ,, in Les Affaires. vol. 71, no 41,9 octobre 1999, p. 9 et Genevi6ve Saint-Germain, ~ L'emp~,cheur de penser en rond ~), in Elle Quebec, no 123, novembre 1999, p. 73-76. Voir Kamal A1-Solaylee, ~ Mouawad works in many languages )~, in The Globe and Mail (To- ronto) du vendredi 11 novembre 2005.

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toute forme de m6moire lutte contre l 'oubli l~ourtant in61uctable : <( m a m6moire est une for~t dont on abat les arbres - J 'oubl ie )~,~ avoue le p6re dans Li t toral . /k une m6- moire familiale qui c616bre volontiers la terre ancestrale, mais selon des param6tres que Wilfrid, le personnage principal, ne maitrise pas parce qu ' i l n ' a pas connu le pays de ses anc&res, Mouawad oppose la m6moire internationale de la litt6rature, en int6- grant des bribes de textes fondateurs tant classiques ( l ' l l iade) que m o d e m e s (Hamlet, voire L "Idiot de Dostoievski) .

hzcendies, la pi6ce sur laquelle nous nous pencherons ici, a 6t6 cr66e au pr intemps de 2003 en France (~ l 'Hexagone de Meylan) et au Qu6bec (de rechef au Festival de th6~tre des Am6riques). Elle forme le deuxi+me volet de ce qui, aux dires mSmes de Wajdi Mouawad, promet de devenir une t6tralogie - la troisi~me partie s ' inti tule pro- v iso i rement Ciel(s). Sans ~tre une suite narrative de Littoral au sens ofl elle en prolon- gerait la fable, lncendies n ' en reprend pas moins ~( la r6flexion autour de la question de l 'origine)). 4 Nous verrons cependant que cette r6flexion y prendra un tout autre tour.

Littoral affichait volontiers son caract+re litt6raire et ce faisant, pointait son masque du doigt. Les renvo is / t la r6alit6 historique (d 'un Liban j amais nomm6) y 6taient plut6t ponctuels; Wilfrid, le protagoniste d 'o r ig ine libanaise, n ' a pas v6cu la guerre civile, de telle sorte que celle-ci demeure largement, j u squ ' au revi rement final, ~( l 'His to i re de l 'autre ~).5 Dans cette pi6ce, l ' onomas t ique l ibanaise ou plus largement arabe n ' e s t pas non plus suff isamment mise en exergue pour que le spectateur/lecteur occidental se sente tenu de la d6chiffrer. Soit ce personnage qui par tage <( un morceau de pain et une bouteille d ' e au de rose )) avec des copains aupr6s de qui il volt et ressent (< tant de choses que ce pain et cette eau prennent un sens surprenant )~.6 Ce n ' e s t bien stir pas un hasard s ' i l s ' appel te Massi, soit (< mess ie ~) en arabe, car cela vient souligner son caract6re christique. J6sus est mentionn6/~ quelques reprises dans le Coran, tant6t par son seul pr6nom Issa (qui viendrait de l 'a ram6en) , 7 tant6t par la p6riphrase lssa Bnou M a r y a m al-Massi (J6sus ills de Marie le Messie) - c o m m e dans le verset 45 de la sourate III (AI-Oumran).

Dans h~cendies, en revanche, le naturel n ' a pas ,4 revenir au galop, car il n ' en a pour ainsi d i re jamais 6t6 chass6. La m6moire litt6raire y a moins tendance/ t prendre le pas sur la m6moire nationale, familiale, identitaire que dans Littoral. L'his to i re r6cente du Liban y est tel lement pr~sente que nous avons cru bon de r6activer une m6taphore

3 Wajdi Mouawad, Littoral, Montr6al/Arles, Lem6ac/Actes Sud, coll. ~ Papiers ~), 1999, p. 61. 4 W. Mouawad, (< Une consolation impitoyable , , h~cendies, Montr6al/Arles, Lem6ac/Actes Sud,

2003, p. 7. 5 Voir Lucie Picard, <( L'histoire de l'autre : la guerre civile libanaise cians Littoral de Wajdi

Mouawad et Le collier d "Hbldne de Carole Fr6chette , , in L 'Annuaire th~dtral, no 34, 2003, p. 147-160.

6 W. Mouawad, Littoral, op. cit., p. 98. Rappelons que le mot ~( copain ~ (encore 6crit ~( cumpainz ~ dans La Chanson de Roland) signifie litt6ralement ~( celui avec qui l'on partage le pain )~. I1 d6- rive du latin cum (avec) +panis (pain), qui a donn~ au cas r6gime (~ compagnon >>.

7 Jana Tamer, Dictionnaire ~tymologique. Les sources dtonnalttes des noms ~ht monde arabe, Pa- ris, Maisonneuve & Larose, s.d. [2004], p. 195.

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lexicalis6e, devenue opaque, et parler des 'm6andres de la mdmoire' dans Incendies. La m6taphore d6signe bien stir les parcours sinueux qu'y emprunte le souvenir mais c 'est aussi une r6f6rence :~ la g6ographie levantine : le M6andre (Maiandros en grec, Bfiyiik Menderes en turc) est un fleuve dont la source se trouve en Turquie et qui se jette darts lamer l~g6e, soit dans la partie orientale de ce bassin m6diterran6en qui fait l 'objet du pr6sent num&o.

MEMOIRE, HISTOIRE, LITTERATURE

Avant d'analyser l'oeuvre de Mouawad, un petit d6tour s ' impose pour mieux situer la probl6matique g6n6rale de la m6moire et de l'identit6. Jamais univoque, jamais claire, la m6moire est une arme ~ double tranchant. Garante de la continuit6 entre le pass6 et le pr6sent, au point parfois de substituer celui-ci b. celui-lh, elle ne garantit pourtant en rien l 'avenir : la connaissance de son pass6 n 'a jamais empfich6 tel indivi- du, tel peuple, telle nation d'agir contre ses propres int6r~ts. On se rappellera l 'apho- risme de Marx qui, clans son 18 brumaire de Louis Bonaparte, pr6cisait ta th6se de He- gel selon laquelle les grands 6v6nements historiques se r6p6tent toujours deux fois, en y ajoutant" <t la premi6re lois comme trag6die, la seconde fois comme farce >>.8 On sait aussi que la m6moire collective, qu'elle soit nationale ou plus modestement familiale, tout en ayant le pouvoir de nous rassurer sur nos origines et notre identit6, cr6e de fausses 6vidences, op6re des ~t raccourcis >> (pour ne pas dire qu'elle commet des <t er- reurs ~)).

La m6moire est encore paradoxale en ceci qu'elle repose sur l'oubli, qui lui est rien de moins que consubstantiel, alors m~me qu'elle se pr6tend le gardien du souvenir. Ecoutons l'historien Pierre Nora :

La m6moire est la vie, toujours port6e par des groupes vivants et ~ ce titre, elle est en 6volution permanente, ouverte 'h la dialectique du souvenir et de I'amn6sie, inconsciente de ses d6forma- tions successives, vulndrable h toutes les utilisations et manipulations, susceptible de longues latenecs et de soudaines revitalisations. 9

~, l ' image convenue de Mn6mosyne, m6re des Muses grecques, on opposera le personnage 6ponyme d'une nouvelle de Jorge Luis Borges : Ireneo Fun6s, dit << le m6- morieux >> (el memorioso). H) Alors que selon la notice n~crologique sur laquelle se ter- mine cette nouvelle, Fun6s << mourut en 1889, d'une congestion pulmonaire >> (p. 233), il 6tait en r6alit6 condamn6 5- mort depuis longtemps, h cause mg~me du mal funeste dont il 6tait afflig6 : victime g l'fige de 19 ans d'un accident de cheval, il avait compen-

8 Karl Marx, Le 18 BlTunaire de Louis Bonaparte, Paris, l~ditions sociales, 1969 (6d. orig. 1852), p. tS.

9 Pierre Nora, << Entre Mdmoire et Histoire. La probl6matique des lieux )), in Les liezLr de m6moire, t. Ier, P. Nora dir., Paris, Gallimard, coll. << Quarto ~>, 1997 (~d. orig. 1984), p. 24-25.

~0 Los citations rcnvoient il Jorge Luis Borges, Ficciones/Fictio,s, 6d. Jean Pierre Bem6s, Paris, Gallimard, coll. <~ Folio bilingue >>, 1994, p. 210-233.

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s6 son infirmit6 physique par un d6veloppement prodigieux de ses capacit6s mn6mo- niques. Fun6s ~tait en effet incapable d'oublier, oblig6 de tout se rappeler, jusqu'au moindre d6tail. II confie au narrateur : ~ J'ai b. moi seul plus de souvenirs que n'en peu- vent avoir eu tous les hommes depuis que le monde est m o n d e , (p. 225) Capable de reconstituer une journ6e enti~re, Fun~s se rappelait non seulement ~< chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu'il l 'avait vue ou imagin~e , . (p. 229) Cette incapacit6, plus forte encore que le plus imp6rieux devoir de m6moire, de- vait cependant troubler son sommeil, puis l'emp~cher de dormir et enfin compro- mettre sa sant6... C'est que sa m6moire, pour prodigieuse qu'elle ffit, lui apparaissait aussi ~ comme un tas d'ordures , . (p. 225)

Unjour, Fun6s forma le titanesque projet de classer les quelque soixante mille sou- venirs auxquels pouvait se ramener chacune de cesjoum6es, pro jet cependant d61aiss6 assez vite parce que jug~ aussi inutile qu'interminable. Dans le monde vertigineuse- ment d6taill6 du memorioso, il n 'y a avait plus aucune place pour les ~ id6es g6n6rales, platoniques >) (p. 229) :

Non seulement il lui 6tait difficile de comprendre que le symbole g6n6rique ~ chien, embras- silt tant d'individus dissemblables et de formes diverses; cela le g6nait que le chien de 3h14 (vu de profil) efit le rn~:me nom que le chien de 3h un quart (vu de face). [...] II avait appris sans effort I'anglais, le fran•ais, le portugais, le latin. Je soup~:onne cependant qu'il n'&ait pas tr6s capable de penser. Penser, c'est oublier des diff6rences, c'est g6n~raliser, abstraire. Dans le monde surcharg6 de Fun~s il n'y avait que des d6tails, presque imm~diats. (p. 229-233)

La m~moire, en devenant ainsi la ma~tresse absolue de l 'homme, en l'occupant tout entier, finit par prendre la place m~me de la pens6e, qu'elle interdit en s 'y substituant. ~ Penser, c'est oublier des diff6fences, c'est g6n6raliser, abstraire , . La m6moire pure en serait donc la n6gation plut6t que le compl6ment.

La leqon de Borges ne vaut-elle pas 6galement pour les collectivit6s humaines : groupes, communaut6s, soci6t6s, nations ? Indispensable au fonctionnement des so- ci6t~s comme des individus, la m6moire peut lh attssi d6raper : en prenant toute la place, elle peut lb. aussi finir par 6touffer la pens6e originale, tiger une communaut6 dans une version du pass6 6rig6e au rang de v6rit6 historique ? Si, selon la belle for- mule de Pierre Nora, ~ la m6moire sourd d'un groupe qu'elle soude , , t l elle n 'y r6us- sit qu'b. condition d'adopter une d6marche diam6tralement oppos6e ~t celle d'Ireneo Fun~s et ce, h deux titres au moins.

D'abord, parmi le nombre immense de faits historiques qui constituent le pass6 d'un groupe, la m6moire en s61ectionnera quelques-uns, qu'elle transformera en ~ ~v6nements, pour distinguer entre un ~ avan t , et un ~ apr~s , : la. chute de Grenade (1492), le Boston Tea Party (1773) et la prise de la Bastille (1789) sont ainsi des exem- pies de bomes jalonnant le trajet temporel des nations espagnole, am6ricaine et fran- ~aise. Nous verrons plus loin que le 13 avril 1975 a acquis cette valeur dans l'imagi- naire libanais. Or qui dit s61ection, dit en m~me temps non s61ection, 6limination, ou-

I I Pierre Nora, op. cir., p. 25.

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bli. Examinant les propri6t6s de l'imaginaire national, Ernest Renan avait t6t identifi6 l'oubli comme un de ses m6canismes fondamentaux: << L'essence d'une nation >>, re- marquait-il d6s 1882 dans une c616bre conf6rence prononc6e en Sorbonne, << est que tousles individus aient beaucoup de choses en commun, et aussi que tous aient oubli6 bien des choses. Aucun citoyen franqais ne sait s'il est burgonde, alain, ta'ffale, visi- goth; tout citoyen frangais dolt avoir oubli6 la Saint-Barth6lemy, les massacres du Midi au XIlIe si6cle >>. 12 De fait, aujourd'hui, darts une R6publique franqaise qui ne se ddfinit plus (en principe) par la religion, ils ne sont pas tr~s nombreux ~ se souvenir du massacre des huguenots dans la nuit du 24 aofit 1572 ; quant ~ ceux qui ont entendu parler de la croisade de Simon de Montfort contre les Albigeois (c'est l'autre exemple donn6 par Renan), on les compte sur les doigts d 'une main. Selon le m6me proc6d6, la fameuse formule vantant << nos anc6tres les Gaulois >~, en mettant l'accent sur l'ascen- dance celtique des Fran~ais, fait l'impasse sur le r61ejou6 par ies Francs germaniques dans la cr6ation du pays qui porte encore leur nom. Voil/l autant d'oublis plus ou moins volontaires qui montrent la redoutable efficacit6 de la m6moire nationale.

Une fois les faits du pass6 ainsi s61ectionn6s, la mdmoire se charge de les mettre en ordre ou mieux, de les << mettre en r6cit >~ (Paul Ricceur). Or si le propre de ces groupes est en effet de se raconter, ce qui est leur fa~on de transmettre un h6ritage, la nation est particuli+re en ceci qu'elle se consid6re, plus que la famille, dans la longue dur6e, comme une entit6 16gu6e par un pass6 lointain et de cefl~it promise/l un bel avenir. Dans la m6moire nationale, la France ne saurait ainsi dater de 1918, 1848 ou 1789, mais doit remonter ~ Louis XIV, Saint-Louis ou Hugues Capet, voire Clovis (le vase de Soissons !) ou m6me Vercing6torix... Indispensable/l la survie du mod6le national, cette continuit6 sub specie ceternitatis n'est pourtant qu'une illusion d'optique, le pro- duit narratif d 'une relecture syncr6tique du pass6 qui vise/t transformer le contingent en n6cessaire, le hasard en destin.

Comme on le volt par ces quelques exemples, la transmission de la m6moire se fait par le biais du r6cit, ce qui explique peut-6tre pourquoi eI!e << n'a jamais connu que deux formes de 16gitimit6 : historique et litt6raire >>.13 Jusqu/l nosjours, 6crivait Pierre Nora (en 1984), celles-ci se sont exerc6es s6par6ment, << l'histoire-m6moire >> se gar- dant bien d'etre confondue/l << la m6moire-fiction >>. Depuis peu, elles se rapprochent pourtant : en t6moignent autant le regain d'int6r6t pour le roman historique que le suc- c6s des documents et t6moignages personnalis6s. En bon historien, Nora prend acte de ce rapprochement pour dire que sa discipline a pris <~ le relais de la fiction >>/l ~< une 6poque sans vrai roman >~ : << c'est le deuil 6clatant de la litt6rature ~.14 D'autres, telle l'historienne devenue romanci6re R6gine Robin, pr6f6rent parler d'un << [t]riomphe de la litt6rature dans l'histoire et non l'inverse >>, tout en conc6dant que << la circularit6 de l'argument montre bien qu'il y a probl~me >>.15 Darts son livre sur Le naufrage dtt

12 Renan, Ernest. Q~ 'est-ce qu 'une natio, ? et autres essais politiques, Paris, Presses Pocket, 1992. p. 42.

13 Picrre Nora, op. cir., p. 43. 14 H)/d. t5 R6gine Robin, Le Nau/rage du si~cle, Montr6al/Paris, XYZ/Berg international, 1995, p. 78.

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siOcle, un chapitre entier (~ L'Histoire aujourd'hui ~ l'6preuve de la litt~rature >>) est consacr6 aux rapports entre ce qu'elle consid~re comme deux formes de connaissance qui ont chacune leur place. La diff6rence entre l'histoire et la litt6rature ne serait pas tant la question 6pist6mologique de la v6rit6, que la connaissance et la conscience des possibilit~s et des limites du r6cit, de la forme narrative. De ce point de vue, l'6crivain d'aujourd'hui serait plus h m~me de travailler la m~moire que l'historien traditionnel, car il est davantage conscient du caract+re partiel (et partial) de ~ sa >> v6rit6, de << son >> identit6. L'hypoth6se suivante de R~gine Robin guidera notre propre lecture :

Pour que l'identit6 ne soit pas un enfermement, un carcan off s'absolutisent les liens de filia- tion, pour que la m6moire ou ce qui en tient lieu puisse s'historiser ou s'historialiser [...], il faut qu'on puisse jouer avec cette identit6, s'en saisir et s'en dessaisir, se l'approprier et la mettre h distance tout ~ la lois. II faut pouvoir la travailler, la << perlaborer >~, la transmettre mais aussi s'en d&aire, s'en d6tacher, savoir s'en 61oigner sans que ce soit mortif~re) 6

INCENDIES

Dans le deuxi~me volet de la t6tralogie projet6e par Wajdi Mouawad, les allusions intertextuelles s'int6grent h une fable plus ouvertement politique, ax6e au moins au- rant sur la m6moire et l'identit6 nationales que sur ce que Freud avait coutume d'appe- ler ~ le roman familial >>. l~tudiant le comportement de n6vros6s qui refusaient d'ac- cepter leurs parents biologiques et s'inventaient une lign6e plus noble et partant, plus digne d'eux, Freud d6couvrait la dimension narrative de tout arbre g6n6alogique, de toute ascendance, qui est toujours une faqon de se raconter des histoires au sujet de sa famille. Or, dans Incendies, la qu&e des anc&res (r6els, imagin6s, fabriqu6s) est indis- sociable de la reconqu~te de la terre natale. En effet, si les personnages sont <~ toujours pouss6s vers les eaux tumultueuses de la m6moire off ils auraient bien voulu noyer les monstres de la violence, c 'est la premi6re fois que Mouawad les entraine aussi loin dans le reconnaissance du Liban natal >>.17 A la m~moire litt6raire, universalisante parce qu'abstraite, vient s'ajouter (voire se superposer) une m6moire plus enracin6e dans l'histoire concr+te, identitaire parce que particularisante. Ce sont les m6andres de cette double m6moire que nous voudrions explorer dans les pages qui suivent.

MI~MOIRE LITTI~RAIRE ET RI~CIT (< PALIMPSESTUEUX )>

Commenqons par la mise en forme du r6cit dans hzcemffes, dont il est facile de d6- gager le sch6ma actantiel. A l 'ouverture du testament de Nawal Marwan, les jumeaux Jeanne et Simon apprennent qu'ils doivent retourner au pays natal de leur m6re pour

16 Ibid., p. 97. 17 Pierre L'Hdrault, ~De Wajdi... ~ Wahab >>, in Cuhiers de thOdtre Jeu, no 111 ,juin 2004, p. 100.

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trouver, qui leur p6re, qui leur fr6re (deux &res qu'ils n 'ont jamais connus et dont ils ignoraient jusqu'/l l 'existence). Une fois qu'ils les auront trouv6s, ils leur remettront chacun une enveloppe. Alors seulement, lit-on dans le testament de Madame Marwan,

Lorsque ces enveloppes auront fit6 remises ~. leur destinataire Une lettre vous sera donn6e Le silence sera bris6 Et une pierre pourra alors 6tre pos6e sur ma tombe Et mon nom sur la pierre grav6 au soleil. TM

Jeanne et Simon, Sujet de la qu&e, reqoivent ainsi un mandat de leur m6re d6c6d6e (le Destinateur) pour faire rentrer les choses dans l'ordre. Leur principal Adjuvant sera maitre Hermile Lebel, notaire et ex6cuteur testamentaire de Nawal Marwan. R6gle g6n6rale, les personnes rencontr6es au pays d'origine de ieur m6re - u n Liban peine d6guis6 - leur serviront 6galement de guide ou de conseil. Seul Abdessamad Darazia, qui connaTt en principe toutes les histoires du village natal de Nawal, refuse de pr6ter foi ~t la leur, qu'il qualifie de ~ 16gende )~ (L p. 52-53), la rel6guant ainsi au domaine de la fiction, voire de l'affabulation. En r6alit6, le plus grand obstacle que les jumeaux ont h surmonter sera leur propre d6ni, leur propre obstination h ne pas vouloir Dl~-couvrir (le mot retrouve ici son sens 6tymologique) leurs origines : Jeanne s 'en- ferme volontiers dans un savoir abstrait (elle enseigne les math6matiques th6oriques l'universit6), Simon s'abrutit ~ force de s'entraTner pour ses combats de boxe. Lh off l 'une a la t6te trop pleine, l 'autre ne sait pas o~ donner de la t&e.

Au fil des p6rip6ties, leur aventure acquiert des r6sonances r6solument cedipiennes. C'est comme si l ' (Edipe roi 19 qu'il avait pr6sent6 quelques ann6es plus t6t au public montr6alais, avait laiss6 des traces dans l'6criture de Mouawad. Dans l 'une et l 'autre pi6ce, par exemple, l 'inceste joue un r61e central, encore que de mani6re fort diff6- rente. Chez Sophocle, c 'est en signe de gratitude que les habitants de Thebes 61isent (Edipe (qui vient de les d6livrer du sphinx) et lui proposent de partager la couche de leur reine, ce qu' il accepte de bonne grace sans savoir que Jocaste est sa m6re. Chez Mouawad, dans la prison de Kfar Rayat, le bourreau Abou Tarek fait plus que coucher avec sa m6re : il la viole ~ r6p6tition tout en ignorant l'identit6 veritable de sa victime, connue seulement comme ~ la femme qui chante )~, ~ le num6ro 72 )) ou pire... Or, avant d'6tre r6duite/~ l'6tat d'objet, avant de faire un avec le num6ro brod6 sur sa veste de prisonni6re en toile bleue, cette femme s'appelait Nawal Marwan. ~k l'~ge de qua- torze ans, elle avait eu un enfant qu'elle avait dfi abandonner sous la pression de sa m~re et de son milieu, mais qu'elle n'avait pu oublier. Cet enfant trouv6, recueiUi ~t l 'orphelinat de Kfar Rayat, c'6tait Nihad Harmanni, nul autre que le futur Abou Tarek, le tortionnaire de sa propre m6re. Nouvelle Jocaste, celle-ci, maintenant ~g6e de qua- rante ans, se trouve en prison parce qu'elle vient d'assassiner Chad, le chef des milices

18 W. Mouawad, hlcendies, op. cit., p. 14. Dor6navant, les r6f6rences ~ cette oeuvre seront int6gr6es au texte, ~ l'aide de I'abr6viation/, suivie de la page.

19 p. L'H6rault, t~ Troublant (Edipe ~, in Spirale, no 161, juillet-aofit 1998, p. 15.

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qui avait 6t6 responsable des t~ grands massacres dans les camps de r6fugi6s de Kfar Riad et Kfar Matra )), en 1978 (1, p. 56). Beaucoup plus tard, t6moignant au proc6s d 'Abou Tarek, elle reconnaitra son ills et mesurera toute l 'horreur de la situation. Frapp6e de mutisme, elle se tairajusqu'~ sa mort. I1 faudra attendre l 'ouverture du tes- tament de Nawal pour que sa vie devienne racontable, que la mati6re brute se trans- forme en r6cit, que ses enfants jumeaux apprennent la v6rit6 au sujet de leur p6re et de leur fr6re, qui n 'en font qu'un.

Jeanne et Simon sont donc les enfants de ce nouvel (Edipe qu'est Nihad Harman- ni/Abou Tarek. 2° Un signe le distingue, comme ce fut d6j~t le cas du personnage grec. Chez Sophocle, on s 'en souvient, (Edipe devait son nom (oidi-pous, soit ~t pied en- fl6 ))) au fait d 'avoir eu, d6s le berceau, les ~ pieds transperc6s au talon )).21 Le person- nage d'Incendies, quant h lui, a toujours sur sa personne un nez de clown que la jeune Nawal avait requ de son amant Wahab en souvenir du passage d 'un th6~tre ambulant (I, p. 53). Ce petit nez rouge, elle l'avait gliss6 dans les langes de ce ills n6 de l 'amour (/, p. 27) au moment de l 'abandonner b. Elhame, la sage-femme.

D'importantes diff6rences subsistent toutefois. Le h6ros grec s'6tait donn6 comme tfiche d'identifier l'assassin de La'ios, devenant ainsi juge d'instruction dans une en- qu6te qui devait le trouver lui-m~me coupable. (Edipe le fit avec une d6termination telle qu'on a pu dire qu'il se d6signa sciemment comme bouc 6missaire (pharmakos) pour enlever la mal6diction qui pesait sur le peuple dont il avait la charge en tant que roi. 22 Darts lncendies, ce r61e d'enqu6teur n'incombera pas ~ l'orphelin lui-m6me (connu comme Nihad, ills adoptifde Roger et Souhayla Harmanni, avant de devenir Abou Tarek) mais/t sa prog6niture, engendr6e dans la prison qu'il dirigeait : auxju- meaux Jeanne et Simon, qui s'appellent en r6alit6 Jannaane et Sarwane. Enfants de la haine et de la honte, issus non pas de l 'amour mais de l ' i gnomin ie , , du viol et de l 'horreur )) (/, p. 67), ils furent tout de suite confi6s au gardien de la prison de Kfar Rayat, lequel ne put cependant se r6signer h les jeter dans la rivi6re mais les remit b, ~t un paysan qui rentrait avec son troupeau vers le village du haut, vers Kisserwan ~). (1, p. 64)

La double mention du ~ paysan ~ et du ~ berger ~) (I, p. 65) renvoie clairement ~ la trag6die de Sophocle, o£t (Edipe interroge trois t6moins : le devin Tir6sias, le messager de Corinthe et le vieux pfitre de Th6bes. Ce faisant, il montre tout son acharnement, puisque Tir6sias lui donne d~s la fin du premier 6pisode la r6ponse pour laquelle il avait 6t6 convoqu6, 6num6rant les m6faits du roi :

20 D'Abou Tarek, plus pr6cis6ment, car c'est le pseudonyme que porte Nihad en prison. Ace sujet. il faut pr6ciser qu'en arabe, Abou veut dire t~ p6re )), m6me si cette nuance se perd h cause du grand nombre de noms de famille h6r6ditaires qui contiennent (a)bou (J. Tamer, op. cit., p. 41 ).

21 Sophocle, ~Edipe Roi, Paris, Librairie g6n6rale franqaise, coll. ~ Le livre de poche classique ~, 1994, p. 69 (v. 1034) et note p. 117-118.

22 Tel est l'avis de Ren6 Girard, par exemple (voir la Ct Postface, de Francis Goyet, ibid., p. 129-137). En interrogeant le vieux pfitrc, (Edipe va presque jusqu"~ lui souffler ses r6ponses, ce qui plaide certainement en la faveur d'une telte hypoth6se.

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En verite, je te le dis, l'homme que tu cherches [...] est ici. [...] On decouvrira qu'il a pres de lui des enfants dont il est tout ensemble le frere et le p&e; que de la femme dont il est ne, lui, le ills, il est aussi l'epoux; qu'il a ensemenc6 le meme sillon que son p~re; et qu'il est son meur- trier. Va, rentre chez toi, m6dite mes paroles. 23

Les hommes de Corinthe et de Thebes ne font que confirmer ce que nous savons dej',i; ils rendent le recit plus plausible & l 'aide de details concrets. Chez M o u a w a d aus- si, trois temoins sont interroges, qui correspondent chacun ~ u n personnage de So- phocle :

a) Fahim (/, p. 63-64) , le concierge de l 'ecole qui avait ete, pendant la guerre, gar- dien & la prison de Kfar Rayat (transformee en musee depuis). I1 tient le rele du {( vieux p~tre >>dans l ' intertexte grec, vu qu ' i l etait egalement cense se debarrasser du nou- veau-ne ;

b) le paysan qui a requ non pas un mais deux enfants de Fahim, Abdelmalak (dit Malak), combine des traits du messager de Corinthe et du roi de cette ville, puisqu ' i l decide de nourrir et de nommer Jannaane et Sarwane (I, p. 67) ;

c) ainsi que l ' indique son titre de {~ C h e i k h , (I, p. 77), Chamseddine est une figure d 'autori te, b. l ' instar de Tiresias, lequel pouvait traiter d ' ega l en egal avec (Edipe. Cheikh M o h a m e d Chamseddine est d 'ail leurs le nom de l 'ayatol lah proche d ' A m a l qui a preside le Conseil superieur chiite du Liban jusqu'& sa mort en 2002. Nous au- rons bientet l ' occas ion de relever un certain nombre d 'autres realia dans le texte de Mouawad; contentons-nous pour l ' instant de signaler la coincidence.

Contrairement ~ Tiresias, Chamseddine n 'es t pas un devin : meme s'i l d&ient plu- sieurs morceaux du puzzle, il ne possede pas la verite. A vrai dire, il finira lui-meme par comprendre toute la portee de la tragedie seulement apr~s avoir parle ~, Simon :

Je t'attendais. Quand j'ai su que ta seeur ~tait dans la r~gion il y a quelque temps, j 'ai dit : ~ Si Jannaane ne vient pas mc voir. alors Sarwane viendra. ~ Avant de quitter le pays, ta mere est venue ici. Malak venait de vous remettre & elle. Quand j'ai su que le ills de la femme qui chante me chcrchait, j 'ai compris qu'elle ~tait morte. (1, p. 79)

Simon lui apprendra que Nihad Harmanni, l 'orphelin que Chamseddine avait re- cueilli et forme c o m m e franc-tireur, etait nul autre que le ills aTne de Nawal Marwan, ~ la femme qui chante ~.

Le Cheikh conna~t en revanche l 'histoire d ' A b o u Tarek et l 'erreur tragique (ha- martia) sur laquelle elle repose, comme il le confirmera plus tard ~ Simon/Sarwane dans un discours qui n 'es t pas sans rappeler les propos adresses g (Edipe par Tiresias (sauf en ce qui a trait au parricide) :

Ton fr~re 6tait ton p~re. I1 a chang6 son nom. I1 a oublid Nihad, il est devenu Abou Tarek. I1 a cherch6 sa mere, I'a trouvee mais ne l'a pas reconnue. Elle a cherch6 son ills. l 'a trouv6 et ne l'a pas reconnu. [...] Le ills est le p&e de son frere, de sa seeur. Tu entends ma voix, Sarwane? On dirait la voix des siecles anciens qui vient fi toi. Mais non, Sarwane, non, c'est d'hier que date ma voix. Et les 6toiles se sont tues en moi une seconde, elles ont fait silence Iorsque tu as

23 [bid., p. 32 (v. 4 4 9 - 4 6 0 ) .

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prononc6 le nom de Nihad Harmanni tout b. l'heure. Etje vois que les 6toiles font silence ~ leur tour en toi. (L p. 84)

~ PERLABORER )) LA MI~MOIRE HISTORIQUE

On aurait tort toutefois de consid6rer ~Edipe roi comme une << source )) d'Incendies, ce qui reviendrait ~. en r6duire le sens et la port6e. Nous y verrions plut6t un moule nar- ratif mis ~t la disposition de Mouawad par le r6pertoire intertextuel de la litt6rature, cette << tradition )) qui est aussi une forme de m6moire. 24 I1 lui est loisible d 'y faire en- trer une m6moire familiale b. la fois transmise et acquise, reconduite et construite. Loin de s'exclure, ces deux types de m6moire se com~51+tent, se corrigent, s'enrichissent mutuellement. A la ~ voix des si6cles anciens )~, au vieux fonds culturel (dont fait notamment partie i'histoire d'(Edipe, qui plonge ses racines dans la nuit des temps) se m61e une autre voix, nettement plus r6cente : << Mais non, Sarwane, non, c 'est d'hier que date ma voix. ~) C'est la voix de l'histoire, tenue ~ l'6cart pendant l 'existence douillette que menaient au Canada des personnages amn6siques, oublieux de leur cul- ture.

Car lncendies n'est pas qu'un palimpseste qui r66crit le mythe d'(Edipe ; c 'est aus- si une oeuvre qui multiplie les renvois au conflit qui a douloureusement marqu6, ,~ par- tir de 1975, le pays natal de son auteur. Or, Mouawad proc6de de mani6re subtile. Sans pour autant avoir 6crit une oeuvre engag6e gr~.ce ,5 laquelle il interviendrait dans le d6- bat sur le Proche-Orient, Mouawad n'est pas non plus un de ces 6crivains ~ irrespon- sables )~ que vouait aux g6monies Sartre. Comme le fondateur des Temps modernes, il sait que << L'~crivain est en situation dans son 6poque : chaque parole a des retentisse- ments. Chaque silence aussi. ) 2 6 En termes clairs, lncendies aurait 6t6 impensable sans la guerre du Liban, ce qui n'est pas le cas de Littoral. Cette guerre fournit plus qu'une toile de fond mais forme un deuxi~me r6seau intertextuel, tout aussi important que le sch6ma oedipien. Moins litt6raire que ce dernier, l'intertexte historique est ce- pendant tout aussi travaill6 : rien ne lui ressemble moins que la mati6re premi6re de l'histoire, tout en lui rappelle le travail de << perlaboration ~) propre ,5 la m6moire tel que R6gine Robin le d6crivait plus haut.

En disant cela, nous ne songeons pas tellement aux manifestations les plus visibles de l'identit6/l'alt6rit6 (c'est selon) dont I'auteur orne son texte, telles les lettres de l'al- phabet arabe, signes du pouvoir patriarchal que lajeune Nawal est la premi6re femme de son village ,5 maitriser avant de les apprendre ,5 Sawda. (I, p. 33 et 37-38) Un autre exemple serait le po6me dont les indications de r6gie nous disent que les deux jeunes femmes le r6citent en arabe (/, p. 62), ,5 savoir AI-Atlal (~< Les mines ~). Ce po~me d'amour, 6crit dans les ann6es 1950 par le m6decin 6gyptien Ibrahim Nagi, est devenu

24 Voir Tiphaine Samoyault, L 'IntertL:~tualitb. Mkmoh'e de h~ littbnlntre, Paris, Nathan, 2001. 25 Selon le titre qui coiffe toute cette scene (/, p. 81-85). 26 Jean-Paul Sartrc,, Pr6sentation des Temps modernes )~ (1945), Situations H, Paris, Gallimard,

1968, p. 13.

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un des grands classiques de la chanson arabe dans l'interpr6tation d'une de ses compa- triotes : la 16gendaire Oum Kalsoum, surnomm& << l'astre d'Orient >>. Ce qui nous in- t6resse davantage, ce sont les transpositions qui montrent et masquent b, ia fois, tel le titre du journal aboli, L a h t m i d r e d u j o u r (I, p. 52), qui pourrait bien (ne pas) cacher ce- lui d 'un journal libanais authentique, soit L ' O r i e n t - l e Joz tr . 27

Le titre de la pi&e est une autre illustration de la mise en sc6ne et raise ~ distance de la m6moire que propose Wajdi Mouawad. l n c e n d i e s est divis6e en trente-neuf << sc& nes >> qui sont ~ leur tour regroup6es en quatre << actes >> : << Incendie de Nawal >> (I , p .

1 1-3 2) << Incendie de 1' enfance >> (I, p. 33-49), << Incendie de Jannaane >> (I , p . 5 1 - 7 1 ) ,

<< Incendie de Sarwane >> (1, p. 73-92). Cet 616ment structurant ne semble pourtant pas correspondre h une th6matique centrale. Dans la piece, il n'est question (~ quelques re- prises il est vrai) que d 'un seul incendie, celui du fameux << autobus du Sud >>. Nawal en parle h Sawda (I, p. 48) et ~ Hermile (I, p. 46), qui met les jumeaux au courant. Ils poss+dent une photo de leur m+re et de Sawda avec au fond, un autobus brfil6 portant comme inscription << R6fugi6s de Kfar Rayat >>. (I, p. 43) Le lecteur ou spectateur ca- nadien ou franqais n 'y verra peut-~tre que du feu (si l 'on peut dire), mais le lecteur li- banais comprend tout de suite ce dont il retourne. I! sait que l'incendie d 'un autobus fut l'616ment d&lencheur de la guerre civile au Liban ou du moins, l'6v6nement que les historiens ont retenu comme tel. 28

Le dimanche 13 avril 1975, dans une banlieue chr&ienne de Beyrouth, h Ain- EI-Remmaneh, a lieu un accrochage entre Libanais chr&iens et Palestiniens qui allait faire &later au grand jour la profonde division confessionnelle du pays. Ce jour-lb., des Palestiniens ann6s, c616brant l'anniversaire d'une victoire militaire, passent de- vant l'6glise Notre-Dame de la D61ivrance au moment m~me de son inauguration (ce dernier d6tail explique la pr6sence de plusieurs dignitaires chr&iens, dont Pierre Ge- mayel, 29 le fondateur de la Phalange maronite). Des coups de feu sont tir6s. Quelques heures plus tard, les phalangistes mitraillent un autocar bond6 d'ouvriers (surtout des Palestiniens) en guise de repr6sailles. Bilan de la journ6e : 26 morts et 19 bless6s. L'6pisode de << l'autobus du Sud incendi6 >>, comme on l'appelle dans la pi6ce, est res- t6 grav6 dans la m6moire collective des Libanais.

En auteur qui veut moins t6moigner que faire eeuvre d'~crivain, Mouawad a cepen- dant pris soin de modifier quelque peu les faits en transformant les ouvriers palesti- niens en r6fugi6s politiques. On multiplierait sans trop de peine de tels exemples de 16- gers d&alages, oii la r6alit6 historique est en m6me temps suffisamment voil6e pour faire adh6rer le lecteur-spectateur/t l'univers fictifqu'on lui propose, et suffisamment d6voil6e pour que les h a p p y J k w ( c e u x qui connaissent les 6ph6m6rides de la guerre ci- vile) sachent fi quoi s'en tenir. A de rares occasions, la rSf6rence est particuli6rement

27 On peut le consulter en ligne fi l'adresse suivante : www.lorient-lejour.com.lb 2s Mouawad semble avoir 6t6 particuli&ement marqu6 par la valeur d'6v6nement de cet 6pisode,

car il le narre ,h nouveau au d6but de son roman Visage retrouv~ (Montr6al/Arles, Lem6ac/Actes Sud, 2002, p. 22-23).

29 Gemayel fcra paraitre sa version des 6vhnements dans Le Monde du 17 avril 1975. Voir Jean Sar- kis, Histoire tie la guerre du Liban, Paris, PUF, coll. << Perspectives internationales >>, 1993, p. 26.

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transparente et le texte de Mouawad devient plus ouvertement politique. C 'es t le cas des << grands massacres dans les camps de r6fugi~s de Kfar Riad et de Kfar Matra >> qui dans la pi6ce, eurent lieu en 1978. Ils sont 6voqu~s dans le r6cit fait par le guide Jeanne (~t la fin de la sc6ne 24), puis par Sawda b. Nawal (au d6but de la sc6ne sui- vante) :

LE GUIDE. [...] Les militaires ont encercl6 les camps et ils ont fait entrer les miliciens et les miliciens ont tu6 tout ce qu'ils trouvaient, lls 6taient fous. On avait assassin6 leur chef. Alors ils n'ont pas rigol& Une grande blessure au flanc du pays.

[..3 SAWDA. Ils sont rentr6s dans le camp. Couteaux, grenades, manchettes, haches, fusils,

acide. Leur main ne tremblait pas. Dans le sommeil, ils ont plant6 leur arme dans le sommeil et ils ont tug le sommeil des enfants, des femmes, des hommes qui dormaient dans la grande nuit du monde ! (I, p. 56)

I1 ne faut pas beaucoup d'imagination pour savoir que l 'on parle ici, en termes/t peine voil6s, du double massacre de Sabra et Chatila, un des 6pisodes les plus brutaux de toute la guerre civile. Israfil avait ferm6 l 'acc6s b. ces deux camps situ6s au sud de Beyrouth parce que le g6n6ral Ariel Sharon, alors ministre isra61ien de la D6fense, soup~:onnait que des militants de I 'OLP de Yasser Arafat s ' y tenaient cach6s. Le soir du 16 septembre 1982, l 'arm6e isra61ienne y fair entrer quelque 150 phalangistes des Forces libanaises (et probablement aussi une poign6e de miliciens de l 'Arm6e du Li- ban-Sud), soi-disant pour trouver des partisans palestiniens mais en r6alit6 pour se venger de l 'assassinat, deux jours plus t6t, du pr6sident chr6tien Bechir Gemayel. Le carnage dure trois jours, au bout desquels entre 700 et 2000 personnes (le chiffre varie selon les sources), notamment des femmes, des vieillards et des enfants, trouvent la mort. Selon les t6moignages dont on dispose, les armes utilis6es auraient effective- ment 6t~ du type mentionn6 dans Incendies . 3°

l '6poque, le monde entier 6tait constern6 ; le pr6sident am6ricain Reagan << somm[a] Isra61 de retirer sur-le-champ ses forces de Beyrouth >>.31 Aujourd'hui en- core, l '6pisode soul6ve beaucoup de passions et on est loin d 'avoir fait toute la lumi6re sur ce qui constitue h n 'en point douter l 'une des pages les plus noires de l'histoire li- banaise. Wajdi Mouawad (dont on peut supposer qu'il est lui-m6me d'origine maro- nite ou pour le moins chr6tienne) 3z assume ce pass6 de mani+re critique, sans s 'asso- t ier ~ l 'une des nombreuses fractions qui se sont affront6es pendant quinze ans: com- munaut6s maronite, grecque orthodoxe, chiite, sunnite, druze et palestinienne, anaa6es

30 Darts la pr6paration de cet article, nous nous sommes notamment servis de l'encyclop6die Inter- net Wikipedia (versions anglaise et franqaise), "b. laquelle nous renvoyons le lecteur pour des ren- seignements compl6mentaires sur la guerre civile au Liban.

31 j. Sarkis, op. cir., p. 76. 32 Cette hypoth6se est fond6e sur le fait que la pi6ce Incendies est d6di6e ~t Nayla Mouawad,

probablement la veuve de I'ancien pr6sident libanais Ren6 Mouawad, un maronite mod6r6 assas- sin6 le 22 novembre 1989, dix-sept jours seulement apr6s son assermentation (Sarkis, op. cir., 192-193).

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libanaise, syrienne et isra61ienne... C 'es t qu'il propose une transposition th6.'~trale, une interpr6tation donc, non pas du conflit mais de l 'effet qu' i l a eu sur ceux qui l 'ont connu et qui en ont 6t6 victimes. Ainsi s 'explique qu'i l ne s ' en tient pas ~ la grande Histoire, celle qui fit h l '6poque la une des journaux et dont les historiens tentent en- core de d6m61er l ' imbroglio, mais s 'occupe tout autant de i 'histoire h plus petite 6chelle, celle des families d6chir6es et des combattants engag6s.

I1 est ainsi frappant de d6couvrir le dialogue entre I n c e n d i e s et deux livres sur la guerre au Liban qui ne sont pas des ouvrages d'histoire ~ proprement parler, mais des exemples typiques de ce rapprochement entre << histoire-m~moire >> et << m6moire-fic- tion >> que Pierre Nora avait constat6 il y a vingt ans. Le premier de ces documents a 6t6 6crit en pleine guerre civile par le journaliste fran~ais Patrick Meney. Son point de d6- part : des dizaines d 'heures d'entretiens avec un jeune franc-tireur de 26 ans qui << al- lait ~ la tuerie comme nous allons au travail. >>33 Le jeune homme en question s 'appelle Marwan, comme la m6re dans la pi6ce de Mouawad. N6 d 'un p6re musulman et d 'une m6re chr6tienne, il a grandi ~ Chiah, une banlieue sud-est de Beyrouth ~ proximit6 d 'Ain-E1-Remmaneh (of1 cut lieu l ' incident de l 'autobus) et qui de ce fait se transfor- mera rapidement en brasier. Bien qu'il n 'ait que quinze ans, Marwan sera emport6 par le maelstr6m de la violence. Il se brouillera avec Georges, le chr6tien, son ami d 'en- fance. Les Palestiniens lui enseigneront fi manier les armes; ii deviendra franc-tireur, m6tier qu'il r6sume de la sorte :

C'est un artisan de la tuerie. I1 ne tire pas beaucoup, sous peine d'etre vite rep6r& I1 est patient, attendant des heures/t observer, sans tuer. I1 peut rester un jour entier sans rien voir. C'est un solitaire. I1 se constitue un petit univers, autour de sa planque, de ses fantasmes, de ses fusils et de sa bouffe. [...] II ne tire qu'une seule fois. S'il manque la cible, il d6croche avant d'etre d6- couvert, mais il est terriblement frustr6 en c a s d '~ ,chec . 34

Dans une sc6ne d ' l n c e m t i e s intitul6e <t Les principes d 'un franc-tireur >>, Nihad parlera aussi de son travail : << sniper job is fantastic job. [. . .] It is an artistic job. Be- cause a good sniper, don ' t shoot n ' importe comment, no, no, non! [...] When you shot, you have to kill, imm6diatement, for not faire de souffrir tlie personne. >> Pour Nihad, qui essaie de s 'expr imer dans la langue de la musique 35 qu'i l aime 6couter dans son walkman, << Every balle queje mets dans le fusil, / Is like a po6me >>. (L p. 78, s i c )

On prend la peine, darts les deux textes, de souligner que le premier meurtre des deux hommes n 'avait pas de mot i f mais 6tait un acte de violence gratuit : de part et d'autre, les victimes sont des hommes d'fige tour dont le seul crime est de se trouver au

33

34

35

Patrick Meney, M ( m e les tueut=~ ont une more. Document . Paris, La Table ronde. 1986, p. 1. Le sous-titre de ce livre ainsi qu'une note dans l'introduction illustrent bien le rapprochement signa- l6 par Nora : ~< Le Liban n'est pas le th6nae central de cet ouvrage, mais seulement tc cadre d'une histoire v6cue qui aurait pu se d6rouler ailleurs. Nous avons donc volontairement gomm6 les r6- f6rences aux 6v6nements libanais non indispensables ~ la compr6hension du r6cit. >> (ibid., p. 19 n. 2) Ibid., p. 159. <~ The Logical Song >> de Supertramp, << Roxane >> de The Police (I, p. 73-75).

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mauvais endroit au mauvais moment. 36 Chez Meney, Marwan entend la phrase MYme les tueurs ont une m~re de la bouche dujeune Palestinien qui l'initie au monde impi- toyable de la haine. 37 Elle aurait 6galement pu servir de commentaire d'Incendies.

L'autre document dont la lecture jette un nouvel 6elairage sur la pi6ce de Mouawad est un t6moignage direct, livr6 non plus par l'interm6diaire d 'un journaliste mais ~t la premi6re personne. ROsistante fit quelque bruit au moment de sa parution, en 2000. Souha B6chara dddie ce livre/t ~ la m6moire )), qui lui parait ins6parable du ~ droit et [de] la d6mocratie ~ dans ~ un Liban pacifi6 )) : ~ Si les Libanais s 'abandonnent h l 'ou- bli, [...] l 'esprit de la R6sistance sera perdu )).38 Elle n 'a que vingt et un ans quand elle entre h AI-Khiam, la prison libanaise off Israel pouvait confier ~ des sbires locaux le soin de torturer ses ennemis politiques. C'est cette terrible institution (transform6e en mus6e apr6s le retrait des troupes isra61iennes du sud du Liban, le 24 mai 2000) qui se cache derri6re la prison de Kfar Rayat, dont on nous dit 6galement qu'elle est ~ de- venue un mus6e en 2000 [.. .] pour relancer l'industrie touristique )) (/, p. 55). Souha B6chara y a pass6 dix ans, de 1988/l 1998, pour avoir tent6 d'assassiner Antoine La- had, devenu commandant de l 'Arm6e du Liban-Sud (ALS) en 1984, done apr6s Sabra et Chatila (le r61e de I 'ALS dans ces 6v6nements semble avoir 6t6 nettement moindre que celui de la Phalange). Darts lncendies, Nawal Marwan passe cinq ans fi Kfar Rayat pour avoir tu6 Chad, le chef des milices responsables des ~ massacres dans les camps de r6fugi~s )~ (/, p, 56).

I1 ne s'agit aucunement de faire d'Incendies une ~ pi6ce ~ clefs )) : chaque allusion, chaque emprunt est retravaill6 en fonction de l'intrigue propre ~ la pi6ce. Entre le t6- moignage de Madame B6chara et les actes de Madame Marwan chez Mouawad, il y autant de diff6rences que de ressemblances. Mais ce sont ces derni&es qui frappent peut-Etre le plus. Souha B6chara a acc6s ~ la lnaison des Lahad parce qu'elle donne des cours d'a6robic ~t sa femme, Minerve Lahad; Nawal Marwan y r6ussira en rempla- qant une de ses 616ves comme preceptrice aupr~s des filles de Chad. L'une et l'autre ti- reront deux fois 39 sur le chef des milices, ~ bout portant : Lahad, transport6 d'urgence en IsraEl, survivra ",i ses blessures, Chad y succombera. Dans le livre de Souha B6cha- ra, il est question des subterfuges que trouvaient les prisonni~res pour arriver ~ com- muniquer malgr6 tout : elles le faisaient en toussant ou encore ~ par le biais de chants religieux fredonn6s ~ mi-voix. )40 Quand on lui demande quelle serait la derni6re chose qu'elle ferait avant d'etre ex6cut6e, B6chara r~pond : ~ je chanterais une chan- son de Marcel Khalif6, une chanson qui c61~bre la r6sistance. ))4~ I1 n'en faut gu6re plus pour 6voquer la 16gende de la femme qui, dans Incendies, chantait ~ quand les au-

36 Meney, op. cit., p. 123 124; L p. 73 -75. 37 Meney, op. cit., p. 49. 38 Souha B6chara, Rdsistante, Paris, Jean-Claude Latt6s, 2000, p. 199. 39 Ibid., p. 106--107 et/, p. 61 : ~t Deux balles jumelles. Pas une, pas trois. Deux. [...] Une pour les

r6fugi6s, l'autre pour les gens de mon pays. Une pour sa b6tise, une pour l'arm6e qui nous enva- hit.,

40 S. B6chara, op. cit., p. 178. 41 [bid.,p. 131.

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tres se faisaient torturer >>. (/, p. 56) Enfin, le chef de la vraie prison, celle de Khiam, s'appelait Abou Nabil : fig6 de 48 ans, donc nettement plus fig6 que Abou Tarek, c'6tait <~ un homme de haute taille,/l la moustache et aux cheveux blancs >>, ~< capable de terribles acc6s de violence >> et dont les ~ traits 6maci6s [faisaient] ressortir un re- gard per~ant )).42

CONCLUSION

Ces coincidences et recoupements ne visent pas, insistons-y, ~ r6duire l'oeuvre de Wajdi Mouawad au contexte historique. A I'aide de documents comme ceux que nous venons de mentionner, il a pu ddvelopper sur son pays natal et sur la guerre qui l 'a d6- chir6 un point de vue bien/l lui, qui ne soit pas seulement tributaire des points de vue v~hicul6s et tol6r6s dans sa communaut6. C'est un h~ritage acquis en plus d'etre trans- mis, dont il est le producteur aussi bien que le r6cepteur. Sa famille ayant quitt6 le Li- ban quand il 6tait encore petit (n6 en 1968, il n'avait que sept ans quand 6clata la guerre), il est sans doute normal que Mouawad soit jusqu'~ un certain point ~t autodi- d a c t e , en la mati6re, qu'il ait voulu s'approprier un patrimoine (familial, national) d'autant moins facilement transmis que la diaspora libanaise est peu encline ~i parler de la guerre civile...

I1 serait bien stir tout aussi r6ducteur de faire d'hwendies un exemple de ~< l'art pour l'art >>, off la multiplication des renvois intertextuels/l un patrimoine en quelque sorte universel (et donc d6sincam6) l'emporterait sur tout questionnement identitaire. Au- tant on efit fait violence ~i Littoral en en faisant autre chose qu'une oeuvre aux enjeux existentiels, autant on se tromperait sur ce qui fait la sp6cificit6 d'bwendies en 6car- tant du revers de la main la foule d'indices proprement libanais qui y est convoqu6e pour ancrer le r6cit. Certes, ces indices sont rarement univoques : souvent, la r6alit6 (telle, du moins, qu'on peut la connaitre grfice aux t6moignages de ceux qui l 'ont v6cue) est si habilement transpos6e, travestie m~me, que seuls ceux qui savent d6j/t (comme Nayla Mouawad, l 'une des deux d6dicataires) sauront s 'y retrouver.

Ici aussi, cependant, on trouve une r6flexion sur la m6moire institutionnalis6e qui emp6che/t la limite l'individu de se constituer une identit6 sui generis. Incendies montre la mdmoire collective obligeant l ' individu/l se situer par rapport au pass6 fa- milial et national, ft. se savoir ~ en situation >~. Dans hzcendies, la d6couverte de ce pas- s6 produit un renversement d'identit6 qui va au-del~ du cercle imm6diat de la famille et est intimement 1i6/t l'histoire du pays maternel. Au d6but de la pi6ce, Mouawad prend la peine de nous dire que lesjumeaux Jeanne et Simon Marwan sont ~ n6s, tous deux, le 20 aofit 1980 fi l'h6pital Saint-Francois/l Ville-t~mard, (I, p. 12), soit dans une municipalit6 qui a 6t6 absorb6e par l'agglom6ration urbaine de Montr6al depuis les fusions des ann6es 1990. Toujours selon cette version officielle, leur m~re avait fui la guerre dans son pays natal, off leur p6re 6tait mort en h6ros. Cependant, le testament

42 Ibid., p. [36.

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de Nawal Marwan va tout remettre en question. I1 est le catalyseur d 'une qu6te d ' iden- tit6 qui, men6e h son terme, d6bouche sur l ' innommable. En cours de route, tout est revoir : il n ' y a plus de certitudes ni d'identit6s stables. Aussit6t arriv6s en terre ances- trale, ils changent de nora, Jeanne devenant ~t nouveau Jannaane, Simon redevenant Sarwane (conform6ment aux noms que leur avait donn6s Malak). Ils apprennent aussi qu ' i ls ne sont pas n6s 1~ o/~ ils croyaient l '6tre : plut6t qu ' un h6pital darts une banlieue tranquille de Montr6al, ce sera une cellule de prison dans un pays d6chir6 par une guerre civile. Ces deux orphelins sans histoire qui ne voulaient pas d 'histoires se re- trouvent accul6s au tour de l 'Histoire, oblig6s b. r66crire leur ~ roman familial )),43 h se r6inventer. Pour retrouver la m6moire, il faut briser le silence h6rit6 de la m6re, em- mur6e dans un mutisme complet apr6s avoir appris la terrible v6rit6.11 faut accepter de vivre avec le pass6, quelle qu ' en ait 6t6 l 'horreur. I1 faut crever l 'abc6s. Seulement apr6s pourra-t-on << perlaborer )) la m6moire, proc6der par 61imination dans la foule des donn6es qui s ' imposent ~ nous, en faire un r6cit. Tel est le travail de la m6moire, travail jamais fini mais toujours n6cessaire.

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43 Dans ses cours de math6matiques, Jeanne se sert du polygone pour expliquer la th6orie des gra- phes ~t ses 6tudiants, exemple qu'elle applique aussi ~ sa famille : ~ Nous appartenons tous ~ un polygonc. Je croyais connaitre ma place dans le polygoue auquel j'appartiens. Je croyais &re ce point qui ne voit que son fr~re Simon et sa m(~re Nawal. Aujourd'hui,j'apprends qu'il est pos- sible que du point de vue quej 'occupe, je puisse voir aussi mon p~re: j'apprends aussi qu' il cxiste un autre membre ,h ce polygone, un autre fr6re. Le graphe de visibilit6 que j'ai toujours trac6 est nul et faux. Quelle est ma place dans le polygone ? ~. (/, p. 21 )

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