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UC) Nicolos Bolutet, Polomo Otoolo

& Delphine Tempère (coords.)

Controbo nd istoentre m undos fronte rizos

Hommoge ou Professeur Hugues Didier

Coiiection Terres Hisponiquesdirigée par Nicolos Bolutet

Lettres & LanguesLangues étrangères

Ce voyoge gue l'on ignore :

lo mission jésuite en merou XVll'sfècle

Delphine Tempère

< Après la grâce divine, ce qui nous a le plus aidés jusqu'icto"il::î,3ïJ;ii:1,

Les missions font l'objet d'un renouveau historiographique sans précé-dent ; détachées de l'histoire religieuse officielle, appréhendées sous unnouvel angle qui les replace dans un contexte d'histoire culturelle, elles sontdésormais considérées comme un maillon essentiel de I'histoire des tempsmodemes2. Missions lointaines et intérieures sont également étudiées afinde mettre en perspective les mécanismes qui leur sont communs ou, aucontraire, distincts. Il est maintenant possible de s'interroger sur ces deuxréalités - missions intérieures, au sein de I'Europe, et missions lointaines, enAmérique et en Asie notamment - et de comprendre quels enjeux elles ontsuscités, quelles réalités elles ont entraînées, et d'analyser quels sont lespoints de convergence ou de dissension. Pourtant, une dimension n'a pasencore retenu toute l'attention nécessaire : le voyage en mer, cette étapetransitoire entre I'Europe et les nouvelles terres à évangéliser, est souventpassé sous silence'. À lir" les différents travaux consacrés aux missions en

t Propos du préposé général Aquaviva datant de I 585, cités par Lécrivain Philippe dans ZesMissions jésuites. Ponr une plus grande gloire de Dieu, Paris, Gallimard, < Découvertes >,1991,p.2. '' Nous pensons à I'ouvrage Missions religieuses modernes. ( l{otre lieu est le monde >,

sous la direction de Piene-Antoine Fabre et Bernard Vincent, Rome, École française deRome, 2007, et à celui de Broggio Paolo, Evangelizzare il mondo. Le missioni della Com-pagnia di Gesît tra Europa e America (secoli WI-XWI), Roma, Carocci, 2004, etnotamment à la préface rédigée par Francesca Cantù.

' Dans l'étude d'Anna Rita Capoccia menée par exemple sur le destin des Indipetae, unvolet est consacré à I'envoi des missionnaires et s'intitule < de la demande à l'envoi >. Undécompte des missionnaires qui partent évangéliser est établi, un parcours biographique

Amérique ou en Asie, on a le sentiment que le voyage en mer ne recouvrequ'une faible réalité matérielle, comme s'il s'agissait d'un prérequis à lamission lointaine sans qu'il soit pour autant nécessaire de s'interroger sur ce

momentl. Tout le monde s'accorde à souligner l'importance de l'æuvre mis-sionnaire jésuite à travers le monde2 et à mettre en exergue le caractèreéminemment mobile et universel de l'ordre à l'échelle de la planète3 ; pourautant, les modalités pratiques du déplacement restent relativement mécon-.rrr"ro. Les voyages en mer sont souvent relégués à un plan secondaire,comme s'ils allaient de sois. Il semble toutefois que ces traversées océani-ques revêtent une réahté bien particulière et qu'au cours de ces étapes

transitoires, des liens entre mission de l'intérieur et mission lointaine se

soient instaurés. D'une part, les gens de mer, éloignés de leur paroisse, sont

pour certains d'entre eux apparaît, un croisement des sources entre les lettres de demandeadressées à Rome et le lieu de mission est finalement inclus, mais aucune mention duvoyage n'est faite : < Le destin des Indipetae au-delà du XVI" siècle >, in: Missions reli-gieuses modernes... op. cit., pp. 89-103.I Pourtant, de premiers questionnements apparaissent : Bemard Dompnier s'interroge ainsisur la circulation des hommes et de leurs méthodes d'évangélisation, et par conséquent surI'importance du voyage en mer. Idem, p.313. Hugues Didier a pour sa part démontréI'importance de la circulation des hommes et des idées à l'échelle planétaire. Voir son arti-cle < Entre 1'Europe et les missions lointaines, les jésuites premiers mondialisateurs >, in :

Les Jésuites en Espagne et en Amériqre, sous la direction d'Annie Molinié et d'AlexandraMerle, Paris, PUPS, 2007, pp. 355-361.

' Le voyage est souvent comparé au pèlerinage et les missionnaires à de pauvres voyageursau mode de vie comparable à celui des pèlerins ; voir par exemple Dompnier Bernard, < LaCompagniedeJésusetlamissiondef intérieur>>,in:LesJésuitesàl'âgebaroque. 1540-1640, sous la direction de Luce Giard et de Louis Vaucelles, Grenoble, Editions JérômeMillion, 1996, p. 159.

'Jean Lacouture déclare ainsi: < le propre du jésuite est d'ôtre mobile >>, dans son ouvrageJésuites. Llne multibiographie, tome 2 < Les Revenants >, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p.

28.a Hormis I'article de John W. O'Malley qui pose les premiers jalons de notre recherche,< To Travel to Any Part of the World. Jeronimo Nadal and the Jesuit vocation >>, Studies inThe spiritualiQ of Jestrits, vol. 16, Saint Louis, American Assistancy Seminar on JesuitSpirituality, 1984,pp. 1-20. ,

' Isabel Soler rappelle que la Compagnie de Jésus est née avec un esprit fortement lié au

voyage. Elle souligne que les membres de l'ordre doivent accepter deu principes fondamen-taux, celui de l'obéissance au pape et celui du déplacement, et cite à ce propos les

Constitutions d'lgnace de Loyola. Elle mentionne certes le voyage et son importance, < elviaje religioso adquirirâ un protagonidmo geogrâfico [...] y lograrâ asegurar rur espacio que lepermita llevar a cabo su mission >, cependant peu de précisions supplémentaires concemant levoyage des missionnaires apparaissent. Soler Isabel, E/ nudo y la esfera. El navegante comoartifice del mundo moderno, Barcelona, El Acantilado,2003,p. 317 etp.332.

considérés comme de mauvais chrétiens qu'il faut conduire sur la voie de laconversion; l'espace océanique est en effet considéré comme un repairedémoniaque et s'apparente par conséquent aux campagnes les plus reculées

d'où il faut extirper le mal'. D'autre part, le navire offre une image singu-lière : reflet ambigu de la société espagnole et américaine et, de manièreparadoxale, microcosme utopique, il reproduit en partie les futures caracté-ristiques de la mission lointaine en accueillant en son sein de pauvres âmes,

les esclaves à catéchiser.C'est pourquoi nous souhaitions nous interroger dans ce travail sur les ré-

alités matérielles, symboliques et spirituelles du voyage océanique. Commentles jésuites perçoivent-ils l'espace maritime et les hommes auxquels ils sontconfrontés ? Quels sentiments éprouvent-ils ? Et à leur tour, quelles émotionstransmettent-ils ? Quelles méthodes de catéchèse, voire d'évangélisation, met-tent-ils en place à bord des vaisseaux ? Quels liens par conséquent pourrait-onétablir entre missions de f intérieur et missions lointaines ? Enfin, comment lediscours des missionnaires jésuites fait-il naître des dévotions qui leur sontpropres ?

Afin de répondre à ces interrogations, l'étude des sources pose certainsproblèmes. Si, tout d'abord, les documents sont peu nombreux, ils sont loind'être inexistants. Des recherches menées dans des archives espagnoles etromaines nous ont permis de découvrir des récits de voyage écrits par des

missionnaires jésuites. Leur étude présente toutefois un écueil qu'il convientd'éviter : comme dans tous travaux ayant trait à l'æuvre missionnaire jé-suite, l'analyse des sources requiert un traitement particuliert. En effet, leslettres annuelles, les récits de voyage, les livres et même la correspondanceprivée offrent une vision de la réalité dans laquelle le trait est souvent forcé.Les relations de voyage peuvent ainsi prendre des allures d'épopée prodi-

I Bernard Dompnier précise que < les premiers jésuites ne voient pas dans leur activité en

Europe - territoire à conquérir à Dieu - une tâche différente de celle qui les attend dans les

terres lointaines >>. Dompnier Bemard, < La Compagnie de Jésus... >>, op. cit., p. 157. Voirégalement I'article d'Alain Cabantous : < Les Finistères de la Catholicité. Missions littora-les et construction identitaire en France aux XVII' et XVIII" siècles >>, in''. Mélanges de

l'École française de Rome, tome 109, vol. 2, Rome, École française de Rome, 1997, pp.6s3-669.2 Jean-Claude Laborie offre à ce sujet une étude complète et nuancée des sources mission-naires jésuites. Il précise que si < les textes sont soumis à des règles formelles strictes [...]ces limites ne réduisent fas pour autant la portée et I'intérêt de ces écrits, tout au plus doi-vent-elles constituer des précautions de lecture et appeler à une attitude de vigilance. >

Laborie Jean-Claude, La Mission jésuite du Brésil. Lettres et autres documents (1 549-I 5 7 0), Paris, Chandeigne, 1 99 1.

gieusel - lors de navigation de Malacca aux Philippines, par exemple, c'estI'intervention miraculeuse de Dieu qui mène contre toute attente les pères dela Compagnie à bon port'-, de même, dans les lettres annuelles, le labeurdes missionnaires en mer devient < exceptionnellement > édifiant. En dépitde la nature de ces écrits dans lesquels les discours, on le sait, doivent fairenaître des vocationso les sources étudiées offrent des informations de toutepremière importance. Ainsi donc, après avoir pris les précautions nécessai-res, on découvre de multiples facettes liées à l'histoire jésuite en mer. Lesdocuments fournissent de menus détails, ils permettent de prendre la mesurede l'æuvre missionnaire lors de ces déplacements et ils éclairent f,rnalementsous un nouvel angle le monde des navigations. Dans ce travail, nous avonsutilisé des lettres annuelles conservées aux Archives Romaines de la Sociétéde Jésus (ARSD3, des documents transcrits dans les Monumenta, des récitsde voyage écrits par des jésuites et publiés, entre autres, dans les recueilsdes Lettres édifiantes, ou encore des récits de voyage provenant du MuseoNaval de Madrid ou de la Real Academia de la Historia (RAH). L'ensemblede ces documents date principalement du XMI' sièclea, et ce travail s'articuleautour de deux axes: d'une part l'étude du quotidien des missionnaires enmer et les représentations qu'ils en donnent ; d'autre part,l'analyse du carac-tère miraculeux de certaines navigations et leur portée dans le dessein deconquête des espaces maritimes par I'Eglise.

I Ainsi commence par exemple la lettre du père Castro écrite en 1602 et relatant les condi-tions de voyage de Cadix à la Nouvelle Espagne : < parecia milagro oyr 1o que referian queavian pasado por la mar y por la tierra >. AP.SI, Mexico Documenta et Historia, Mex. 17,fol. 38-40.2 ARSI, Perut historia, Peru. 19, fol. 102-103. Dans cette lettre rédigée en 160l par le coad-juteur Francisco de Belmonte et adressée au préposé général de la Compagnie, lanavigation périlleuse est narrée et prend sous la plume du missionnaire un caractère excep-tionnel relevant du miracle : < Fue dios servido por misericordia oyr a la compaflia que tande veras en ese reyno se acordava en sus sacrificios y oraciones de nosotros y traemos pormilagro a las Philipinas. >

' Je tiens à remercier le père Francisco de Borja Medina pour ses conseils et son attentionlors de mon séjour à Rome, ainsi que- le père José Antonio Yoldi.o Nous avons choisi ce siècle car I'ordre des jésuites est recomu en 1540 et son rayonne-ment en Amérique ne commence qu'à partir de la fin du XVI" siècle avec l'arrivée desjésuites, en 1512 dans la vice-royauté de la Nouvelle Espagne et en 1568 dans celle duPérou. Lécrivain Philippe, Les Missions jësuiîes...,op. cit.,p.94.

Le voyage en mer, représentations et réalités

Avant l'embarquement pour les Indes, un voyage à travers I'Europe pré-cède celui sur les océans. Dans les lettres annuelles, où il est parfois faitmention de cette étape terrestre, les ressorts du discours jésuite se mettent en

place. Voyageant de village en village, les jésuites édifient sur leur passage.

En 1687, avant de s'embarquer pour la Nouvelle Espagne, les quarante-quatre jésuites de la mission à destination des Philippines traversentI'Espagne et, chemin faisant, confessent, (( oyeron en este camino confesio-nes bien necesarias >> et soulagent les plus démunis et les malades, << se

empleavan diligentemente en los ministerios de socoffer a los pobres [...] yayudaban a los moribundos >t. Le père jésuite Antonio S"pp, dans son récit,précise lui aussi les modalités de son voyage en 1689, de Trente à Cadix, etindique qu'il a attendu près d'un an en Andalousie avant de s'embarquer,empl,oyant sans doute rott t"-pr à æuvrer auprès des chrétiens nécessiteux2.

Une fois cette première étape terrestre franchie, le voyage en mer peutcommencer. Son récit se réduit parfois à sa plus simple expression et il ar-rive ainsi qu'une seule et brève mention de la traversée océanique soit faite.En 1584, le père Hemân Suârez se contente par exemple d'indiquer qu'il a

fait un très bon voyage, < tuvimos prospera navegacion [...] sin aver muertonadie >>,^alors qu'il a tout de même traversé I'océan Pacifique d'Acapulco à

Manille'. De même, lorsque le père Francisco Yaez écrit au général Aqua-viva en 1584, il renonce à lui décrire les conditions pénibles de la traverséepour ne point l'ennuy"ro. Il est cependant très rare de rencontrer si peu deprécisions concernant les expéditions maritimes. La description du voyageen mer permet en effet de souligner l'épreuve endurée par les missionnaires,le caractère édifiant de cette expérience ou encore l'aspect miraculeux de

l'intercession d'un saint.

I ARSI, Philippinas litterae annuae, Philipp. 8, fol.2T,lettres annuelles de la province des

Philippines datant de 1681 à 1696.2 Hoffman Wemer, Relaciôn de viaje a las misiones jesuîticas, ediciôn critica de las obrasdel padre Antonio Sepp, Buenos Aires, Eudeba Editorial Universitaria de Buenos Aires,1971. A propos de l'æuvre missionnaire jésuite en Andalousie, voir I'ouvrage de Le6nPedro (de), Grandeza y miseria de Andalucïa, (1578-1616), édition utilisée de Pedro Herre-ra Puga, Granada, Facultad de Teologia, 1981 .3 ARSI, Phitippinas historia, Philipp. 9,1o1.34,lettre du père Hernân Suârez rédigée en1584 à Manille.a Monumenta mexicana, tome II, p.374,lettre de Francisco Yaez aupère Claudio Aquavi-va, rédigée en 1584 à Mexico.

Dans la plupart des écrits, les récits sont détaillés et proposent, certes,une vision déformée par le prisme de la lecture édifiante qui s'ensuivra,mais également de nombreuses informations concernant le ministère de ces

hommes d'Eglise en mer, leur perception du voyage et de I'espace maritime.Le premier trait commun de ces lettres annuelles est sans aucun doute celuide la souffrance. C'est un leitmotiv que l'on retrouve également dans 1es

lettres rédigées sur le continent américainl ; mais, indéniablement, le voyageen mer présente bien des dangers, les conditions de vie sont éprouvantes etles affres de la maladie inquiétantes en ces lieux de solitude. Souvent, lediscours des jésuites met ainsi I'accent sur la souffrance endurée : il permetde la sorte d'insister sur I'effort missionnaire, mais également sur le dé-vouement des hommes prêts à souffrir, à f image du Christ2. Dans les lettresannuelles de la province des Philippines, un récit de voyage précise com-ment le père provincial a été confronté aux multiples dangers d'unetraversée ; sont évoqués < los inmensos trabajos de navegaciones > ainsi que< los riesgos de muèrte o cautiverio de los navegantes >'. Ett 1605, lorsqueDiego Garcia s'adresse au préposé général pour lui faire part d'un voyagesur I'océan Pacifique, il évoque < los muchos trabajos de frio, hambre ysed > que les pèresjésuites ont enduréro. Si l'érrocation de la souffrance peutamener le lecteur à s'émouvoir, elle amènent également à considérer les

émotions réellement ressenties par les pères jésuites. Dans cette dernièreleffre en l'occurrence, le fait de mentionner la souffrance î'a riend'édifiant : il s'agit d'une correspondance privée, et les épreuves subies, quise soldent d'ailleurs par le décès d'un père, ne sont f,rnalement_ que le refletd'une Éalité, d'une situation vécue et éprouvée dans la douleur5.

' Voir par exemple I'article de Bemd Hausberger, < La vida cotidiana de los misionerosjesuitas en el noreste novohispano >, in : Estudios de historia novohispona, México,LINIAM, 1997, pp. 63-1 06.2 Giovanni Pizzorusso souligne à ce propos que les traits caractéristiques des missionnairessont < la hâte d'accomplir le devoir apostolique, I'insistance sur le mythe du martyre et lavalorisation de la dimension individuelle de l'effort missionnaire >. Voir son article < Lechoix indifferent : mentalités et attentes des jésuites aspirants missionnaires dans l'Amériquefrançaise au XVII" siècle >, rn: Mélanges de I'Ecole française de Rome, tome 109, vol. 2,

Rome, École française de Rome, 1997, p. 892.t ARSI, Phitippinas litterae annuae, Philipp. 7(II), fol. 642,lettres annuelles de la provincedes Philippines datant de 1646 à 1649.o ARSI, Philippinas historia, Philipp. 10, fol. 65, lettre de Diego Garcia rédigée à Manilleen 1605 et adressée au préposé général à Rome.t Dans une autre lettre, celle du père Castro, les détails sordides de la maladie et des souf-frances endurées en mer sont également relatées : < Fue nuestro seflor servido que aunque

Le fait d'être confrontés à cette réahté permet toutefois aux jésuites de

franchir les premières barrières matérielles et émotionnelles qui les séparentde I'Europe, et ainsi de vivre cette expérience maritime comme une épreuveque l'on iurmonte, comme un premier pas que l'on franchitl. Dans la lettredu père Jorge Brant, on comprend que les multiples épreuves endurées - lasoif, la faim, la chaleur, les maladies, la présence des rats, des mouches, des

puces et autres petites bêtes désagréables, mais également les injures et lapromiscuité - constituent finalement le prix à payer pour mener à bienl'æuvre missionnaire aux Indes2. Le trait est certes forcé, mais il correspondsans nul doute à une réalité pénible et doulourenre'. E.t 1615, le père Le-desma souligne que les navigations permettent, au vu des difficilesconditions de vie à bord des vaisseaux, d'expérimenter des vertus comme lapatience, la détermination ou I'humilité4. Le voyage par là même constitueune mise à l'épreuve et conduit donc les missionnaires sur la voie de

l'exemplarité. La souffrance devient édifiante, l'expérience maritime exal-tante, et le navire finit même par se transformer en un parfait lieu de

recueillement. Dans les lettres édifiantes, le vaisseau est souvent présenté

muchos la mayor parte del viaje viniessen mareados y con otros achaques y dos otrosubiessen estado malos unos con calenturas continuas y tercianas dobles y otro de echarsangre por la boca y no poder retener nada y otro que casi se yba consumiendo de puromareado quando llegamos al puerto, todos veniamos muy buenos y con muy buenos alien-tos. > Le discours n'est pas édifiant, il ne s'agit pas d'une lettre annuelle, mais uniquementd'une description de voyage précisant finalement que tous les missionnaires sont bien arri-vés à bon port, à laYeracrsz. ARSI, Mexico documenta et historiq, Mex. 17, fol. 39, lettredu père Ildefonso de Castro rédigée à Mexico en 1602.t Nous reprenons cette idée très séduisante avancée par Johan Verberckmoes, << Les émo-tions et le passage : jésuites flamands et wallons au Nouveau Monde, XVIf-XV[fsiècles >>, in: Passar as fronteiras. II Colôquio Internacional sobre mediadores culturais -Séculos XV a XVIII, Rui Manuel Loureiro & Serge Gruzinski (coordenaçâo), Lagos, Centrode Estudios Gil Eanes, 1999,pp.63-76.' Leltre du père Jorge Brandt, missionnaire jésuite, datant de 1686. Matthei Mauro, Cartase informes de misioneros jesuitas extranjeros en Hispanoamérica (1680-1699), Analos de

la Facultad de Teologia, vol. XX (1968-1969), cuademo 4, Santiago, Universidad Catôlicade Chile, ï969,p.194.3 Voir notre ouvrage, Tempère Delphine, Vivre et mourir à bord des navires du Siècle d'Or,Paris, PUPS,2009.t ARSI, Phitippinas litterae annucie, Philipp.6Q), fol.59, lettres annuelles de laprovincedes Philippines datant de 1615 et contenant ce récit de voyage rédigé par le père Ledesma à

Manille. Il dit : < nuestros Padres y Hermanos tuvieron muy particular ocasion de exercitarla virlud de la paciencia, humilidad y pobreza religiosa... >

comme un microcosme idéal, (( une maison religieuse ,rt, ou encore un col-lège reculé isolant les hommes de la société tout en les confrontant à eux-mêmes et à leur spiritualité. Lors de la navigation d'Acapulco à Manille, lepère Hernando Pérez compare I'ambiance dévote à celle pouvant régnerdans un collège: exercices de dévotion et confessions ponctuent le ryttunedes journées2. C'est également le lieu de I'enseignement et, pour les jeunes

frères qui naviguent en compagnie des pères, l'occasion de recevoir des

cours de théologie et d'art3. Dans le livre de Pallas, on découvre que letemps consacré à l'étude est en fait une véritable préparation de l'æuvre à

accomplir aux Indes : < ibase estudiando en la embarcaciôn para poder co-meîzar a trabajar luego >>. On apprend également que la langue quechua est

enseignée en mer : < el padre Juan Yâzquez nos leia una lecciôn de lenguainca >>4. On le constate, la traversée océanique n'est point dépourvue de ma-térialité ni de sens. Si d'un côté, on exalte les souffrances endurées, de

l'autre, une expérience humaine rassemble les hommes et les idées. Les en-seignements se maintiennent et I'apprentissage des langues, caractéristiquedes jésuites, se met en place sur les flots. Le voyage océanique représentebien, par conséquent, une étape singulière : celle, somme toute, d'une uniongéographique, mais aussi culturelle et surtout spirituelle entre I'Europe et lesnouvelles terres. Dans cet élan missionnaire, le voyage en mer recouvre aus-

si une dimension < civilisatrice >. À I'image de la mission < utopique >>, lespères font régner, à bord des vaisseaux, harmonie et dévotion. En 1631,I'attitude irrévérencieuse d'un passager est ainsi modérée grâce à

l'intervention des pères : jurons et insultes disparaissent enfin de la bouchede ce personnage grossier, et les gens de mer et de guerre s'amendent éga-lement de ce vice'. La mission qui incombe aux jésuites en Amérique,

' Lettre du père Chomé datant de 7730. Lettres éelifiantes et curieuses concernant t'Afrique,I'Antérique et I'Asie (avec quelEtes relations nouvelles des missions et notes géographïques et historiques), tome 2, publiées sous la direction de M. L. Aimé-Martin, Paris, Mairet Foumier librairies éditeurs, 1841, p. 102.t RRSI, Philippinas litterae qnnuae, Philipp. 7(I), fol. 3, lettres annuelles contenant unerelation de voyage rédigée par le père Hemando Pérez en 163 L t

' ARSI, Philippinas litterae annuae, Philipp. 8, fol.27,lettres annuelles de la province des

Philippines datant de 1687 à 1696. Au cours de ce voyage de Cadix à la Nouvelle Espagne,on apprend que < tenian cada dia seis conferencias de artes los estudiantes Philosofos presi'diéndoles un Padre. Tenianlas también de theologia los theologos... >o Pallas Ger6nimo, Misiôn a las Indias (1620),livre II, pp.90-91, manuscrit conservé auxARSI mais transcrit et mis en ligne sur www.archivodelafrontera.com.t RRSI, Phitippinas litterae annuee, Philipp. T0), fol.5, lettres annuelles contenant unerelation de voyage rédigée par le père Hemando Pérezen 163 1. On lit: <fue singular la

évangéliser, passe donc au préalable par la mission de < rénovation > de lachrétienté en mer. Si, dans les campagnes, on tente de < policer la rudesse etde diriger les comportements vers un modèle que I'on pourrait qualifier de

civilisateurrrt, rn les océans, il en va de même. Les pères s'attellent avec

ardeur à cette tâche, car il s'agit d'extirper le mal qui s'est immiscé surl'océan, ce lieu abandonné aux forces démoniaques où marins et passagers

sont livrés à leurs peurs et à leurs tentations. Le père caffne Yâzquez de Es-pinosa, dans son récit de voyage, ne manque pas de jeter un regard empreintde mépris et de préjugés sur les gens de mer. Il les considère comme des

barbares offensant Dieu et les accuse d'être des voleurs, des blasphémateurset bien sûr des pécheurs2. À l'époque moderne, un discours négatif se cons-truit en effet autour des populations maritimes qui s'inscrivent dans lamarge sociale et spatiale en raison de leur activité mobile3. Les gens de mer,marqués du sceau de l'infamie, sont donc considérés comme de mauvaischrétiens et les espaces océaniques comme des lieux abandonnés aux forcesdémoniaques. Les jésuites trouvent par conséquent en ces hommes et en ces

lieux un terrain de prédication des plus prometteurs. Il s'agit de conquérircet espace pour Dieu et d'arracher les hommes aux péchés que le diable faitmiroiter sur ces mers abandonnées. lJn nouveau discours édifiant peut doncs'élaborer, et dans les lettres annuelles, les références ayant trait à cette< rénovation > des populations maritimes sont nombreuses. En 1631, vingt-deux jésuites s'embarquent à Cadix sur le navire Nuestra Sefiora del Juncal.A peine sont-ils partis qu'ils entreprennent de < réformer > les mæurs sur lenavirea. Dans ce discours, extrait des lettres annuelles de la province des

enmienda de una persona de importancia que traia escandalizada la nao con infinidad dejuramentos [...] con el trato de los nuestros a quien el llamava santos [...] al poco tiempono se le oya juramento con gran consuelo y admiracion de todos los nuestros y seglares >.

' Bouza Femando, < Commentaires >, in '. Missions religieuses ..., op. cit., p.307 .t Velasco B., < La vida en alta mar en un relato del Padre Antonio Yâzquez de Espinosa en

1622 >>, in: Revista de Indias, n" 743-144, Madrid, CSIC, 1976, pp. 333-334.3 Pour plus de précisions et de nuances concemant le regard jeté sur les populations mariti-mes, voir les travaux d'Alain Cabantous et notamment Les Ciloyens du large. Les identitésmaritimes en France (XVIf -XIX siècles), Paris, Aubier, < Collection historique >, 1995 ; etpour l'Espagne : Pérez-Mallaina Pablo Emilio, Los Hombres del océano, Sevilla, Diputa-ciôn provincial de Sevilla, 1992.* ARSI, Phitippinas litterae annuee, Philipp. 7(l), fol. 2, lettres annuelles contenant une

relation de voyage rédigée par le père Hemando Pérez en 1631. On lit ces propos élo-quents : ( tan de veras se tomava la reformacion de la gente de mar que ya en platicasfamiliares, ya con el exercicio santo de las misas, ya con los frecuentes sennones que se les

hazia, todos yban muy concertados... >

Philippines, une vision idéale des conditions de vie spirituelle est présentéeaux lecteurs. Harmonie et dévotion règnent à bord : les gens de mer assistentaux offices, se confessent et écoutent le soir les litanies récitées par les pè-

rest. Dun, un autre récit de voyage, le père jésuite Hemando de Padilla offreà ses lecteurs les mêmes propos édifiants et prometteurs. En 1628, alorsqu'il navigue vers Lima avec ses compagnons, il décide d'entreprendre < lareformaciôn del Galeôn quitando ocasiones de culpas que originabaî gran-des desafueros, perniciosôs vicios, descomunales ofensar... ,r2. Rapidement,il obtient les effets escomptés : plus un seul blasphème ou juron ne s'entenddans les conversations ; les livres de << comedias > disparaissent même auprofit de livres pieux3. Non seulement, nous disent les pères, le travaild'édification et de catéchèse se déroule dans la plus grande entente, maissurtout dans le plus bel engouement. Ce sont les marins qui réclament depieuses et exemplaires lectures4, ce sont eux qui montrent encore le plus vifintérêt lorsque la vie d'un saint leur est contée5. À la proue d'un autre navfue,

sur le Galion de Manille, on apprend que la doctrine chrétienne est enseignée

tous les jours aux marins, aux mousses et aux rustres6 ; et sur les galions de laflotte de la Nouvelle Espagne, ce sont à nouveau les gens de mer qui réclamentdes récits exemplairest. Lors d'une autre traversée de I'Atlantique, à la fin duXVII" siècle, la même entreprise est menée auprès des marins8. Il convient de

t ldem.

' RAH, Papeles de jesuitcts, aflos de 1628-1629, tomo CXXIX , Relaciôn det viaje del padreHernando de Padilla y sus compaîieros a Lyma, fol. 552.3 lde*,fol. 553.t ARSI, Philippinas litterae ennuae, Philipp. 8, fol. 2T,lettres annuelles de la province des

Philippines datant de 1681 à 1696. On lit : < muchos rogaban a los nuestros les leyesen unrato en un libro santo, otros se aplicaban a oir pias conversaciones. >t Hoffmun Wemer, Relaci1n cle viaje a las misiones jestriticas..., op. cit.,p. 147. Le pèreAntonio Sepp écrit ainsi : < les conté [a los marineros] la vida del Santo Padre Benedictus yconclui con una rnoraleja que habia extraido de su vida. [...] Esta gente nada oye con mâsplacer que mis relatos. >u ARSI, Philippinas litterae annuae, Philipp. 8, fol. 2T,lettres annuelles de la province des

Philippines datant de 1687 à 1696. On lit : < se enseflaba cada dia la doctrina cristiana a los

Marineros y grumetes y gente ruda. >t Mrrr"o Naval de Madrid, Fernanclez Navarrete, tomo 2, doc. 20, Viaje desde Cadiz a lal,{ueva Espafra de los padres Diego de Bobadilla procurador de Filipinas, y su compafreroel padre Simon de Cota. Aîio de 1643, fol. 385 : < Uno de los nuestros hacia un rato de

platica, y contava un ejemplo por haverlo pedido los de la nao que acudian todos y se

consolaban mucho... >>

t ARSI, Philippinas litterae (lnnuae, Philipp. 8, fol. 2T,lettres annuelles de la province des

Philippines datant de 1687 à 1696. On lit : < El dia de la Natividad de Nuestra Seiiora que

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< réformer > les mæurs par la prédication, la confession, mais surtout par la ca-téchèse, et le navire s'y prête à merveille. Dans la lettre annuelle, on découvreles transformations opérées lors de la traversée : les jurons qui émaillaient lesconversations des marins et soldats ont disparu et les gens de mer, édifiés,s'appliquent désormais avec les jeunes frères jésuites à pratiquer les exercicesspirituelsl. On lit finalement dans ce document que le uoyug. s'achevant, lamission prend également fin2.

On soulignera que les sources consultées offrent un regard utopique etédifiant sur le voyage océanique: à quelques mots près, ce sont les mêmesexpériences vécues par les pères au fil du siècle sur des océans différents;ce sont également les mêmes fruits récoltés après d'âpres souffrances. Lesentiment d'accomplissement du labeur évangélique est de plus renforcé parle travail mené auprès des esclaves. Il s'agit bien dans ce cas d'évangéliserces pauvres âmes et le travail qui attend les pères jésuites aux Indes trouve,en mer, un premier terrain d'expérimentation3. Ainsi, en 1617,le père Padil-la donne aux Noirs esclaves des leçons de catéchisme : (( se ensefiaban a losnegros i gente de menos edad y luego se explicaban algunos misterios denuestra santa fe. .. rra. La lecture de l'ouvrage d'Alotrso àe Sandoval sur lamanière d'apporter le christianisme aux populations noires ponctue même lerepas des missionnaires en mert. L'expérience vécue auprès des esclavesnoirs permet encore aux pères jésuites de mettre en place leurs techniquesd'évangélisation reposant sur trois piliers bien connus : la voix, I'image etl'écrit, enveloppés, naturellement, par une grande intensité émotionnelle. En

fue el término de la mision, aezaron en el navio los Juramentos y otras liviandades queinfestan a los marineros, después de la mision gustaban ya todos oir cosas de Dios. >

'.Idem. ( otros acompaffaban a nuestros noviciôs en los èjercicios espirituales. >' On constate que la mission est ici considérée comme le déplacement à travers les océans,mais aussi comme le labeur missionnaire en mer. Voir à propos de la polysémie du terme< mission >, signifiant tour à tour voyage, expédition maritime, lieu de l'évangélisation,æuvre d'évangélisation, etc., I'article de Sievernich Michael, < La Misiôn en la Compafliade Jesûs: inculturaciôn y proceso >>, in'. La misiôn y los jesuitas en la América espafiola,I 566- I 767 . Cambios y permanencia, José Jesris Hemândez Palomo, Rodrigo Moreno Jeria,(coord.), Sevilla, Escuela de Estudios Hispano-Americanos, CSIC, 2005, pp.265-287. Yoirégafement les commentaires de Bemard Dompnier dans Missions modernes..., op. cit.,p.3l l.3 Gonzâlez Sânchez Carlos Alberto, Homo viator, homo scribens. Cttltura grdfica, informa-ciôn y gobierno en la expansiôn atldntica, Madrid, Marcial Pons, 2007, p.214.o RAH, Papeles de jesuitai, aflos de 1628-1629, tomo CXXIX , Relaciôn del viaje clel padreHernando de Padilla y sus compafreros a Lyma, fol. 553.' Idem, fol. 552. Ils lisent l'ouvrage intitulé Instauranda Ethiopez salute publié il y a un anà peine à Séville en 1627.

ll

1691, le père Antonio Sepp édifie et émerveille de la sorte les esclaves. lleur raconte la vie exemplaire des saints, leur fait des sermons, mais surtoutleur montre la Vierge noire d'Altoetting. Il se plaît à raconter de quelle fa-

çon les femmes esclaves s'arrachent I'image et la vénèrentl. En touchantleur sensibilité, un premier pas est alors franchi et la voie de la conversions'ouvre plus facilement. Les jésuites savent séduire les esclaves et leur of-frent de plus un divertissement de choix en leur apprenant à jouer des

instruments. Le père Antonio Seep enseigne ainsi aux Noirs le maniementde la trompette. De la part d'un jésuite, il convient de souligner que cetteactivité n'a rien de surprenant car, dès son arrivée à la mission, il occuperason temps libre de la même façon, offrant aux plus habiles la possibilitéd'apprendre la musique2.

La traversée, dans ce contexte, se présente comme l'ébauche du travail àréaliser sur le continent: la tâche consiste en effet à repousser sans cesse lafrontière de la civilisation et de la chrétienté, et la musique en est un exer-cice. En mer, mission intérieure et mission lointaine semblent donc se

trouver rassemblées le temps de la traversée. Catéchèse des gens de mer et

évangélisation des esclaves se mettent en place : on extirpe le mal des espa-

ces océaniques comme on le fera à terre aux Indes3. On instruit parl'exemple, on donne à voir, on donne à entendre : somme toute, on émeut.

Parmi ces stratégies de bouleversements émotionnels, mais qui ne sontpas propres, rappelons-le, aux jésuitesa, les célébrations de fêtes religieusesen mer sont emblématiques. Elles unissent les hommes le temps d'un instant

'HoffmanWemer, Relaciôndeviajealasmisionesjesuiticas...,op.cit.,p.l43.2 Voir I'article de Bemd Hausberger à propos des différents enseignements proposés dansles missions jésuites du nord-ouest mexicain : < Vida cotidiana en las misiones jesuitas en

el noroeste de México >>, Iberoamericana. América Latina - Espafra - Portugal, n" 5, Ber-lin, Instituto lbero-Americano,2002, p. 126. Voir également I'article de Carmen Bemand,< Le chamanisme bien tempéré. Les jésuites et l'évangélisation de Nouvelle Grenade >, in :

Mélanges de l'Écolefrançaise de Rome, tome 101, vol. 2, Rome, École française de Rome,1989, p. 806.

' Pallas explique que la Compagnie de Jésus offre à Carthagène des Indes catéchisme et

éducation aux Noirs de ce port : < Una de las ocupaciones del servicio de Dios en quien laCompaflia se ocupa con suma caridad en las Indias es la catequizaciôn y enseflanza de losmorenos, particularmente aqui en Cartagena, donde por ser recién venidos de Guinea sonmâs bozales. .. >>, op. cit.,liyre II, chap. V, p. I 11.a Bemard Dompnier démontre à ce sujet que les capucins en Europe ont recours à l'émotioncollective pour faire naître une < unité mentale des foules ) reposant sur < I'existence d'uneâme collective >. Voir son article < Pastorale de la peur et pastorale de la séduction. Laméthode de conversion des missionnaires capucins >>, in:. La Conversion au XVIf siècle,Marseille, CMR, 1983, pp,257-273.

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sacré, elles créent un lien entre le divin et le navire. On organise par exem-ple une procession pour la fête de la Croix, en I6lJ, avec mille et unepetites illuminations scintillantes dans lanuitl, et I'on fête encore, en 1631,la Semaine Sainte avec faste : chants, messes, dévotion, rameaux et bougiesagrémentent ceffe pieuse célébrationt. Ott imagine sans peine les effets que

produisent ces fêtes religieuses en mer : elles bouleversent les gens de meret les passagers, les attendrissent, les réconfortent et prennent a fortiori unedimension particulière en ces lieux abandonnés3. En 1689, à bord du Galionde Manille, on apprend que la célébration de la Semaine Sainte provoqueune tendre dévotion des gens de mer, plus intense encore qu'elle ne l'auraitété à terrea. Les jésuites ont pleinement conscience de l'importance de ces

fêtes et ils offrent ainsi, comme à terre, un catholicisme < opulent >>5 où dan-ses, fiêtes et processions ravissent ; ils savent en effet que cette union entreles hommes et le divin est rassurante et apaisante en ces lieux. Ils célèbrentégalement le saint fondateur de I'ordre de manière éclatante. Ainsi, en 1631,

sur l'océan Atlantique, on fête saint lgnace. Un concours de poésie est orga-nisé en son honneur avec de grandes démonstrations de dévotion de la partdes gens de mer et de guerr"u. E t 1643, salves d'artillerie, omements, pa-

' Pallas Gerônimo, Misiôn a las Indias..., op. cit.,livre II, p. 95. Ces illuminations revêtentune signification particulière dans une religion oir la lumière divine éclaire I'humanité.Elles entretiennent en effet, symboliquement, la relation des hommes aux Cieux. Voir Ro-che Daniel, Histoire des choses banales. l{aissance de la consommation dans les sociétéstraditionnelles. WIF-XX siècles, Paris, Fayard, 1997 , p. 132.

' ARSI, Philippinas litterae annu(te, Philipp. 7(I), fol. 5, lettres annuelles contenant unerelation de voyage rédigée par le père Hemando Pérez en 163 1 : <La Semana Santa se

celebrô con la devocion possible, bendixeronse palmas el domingo de Ramos de que toda lanao se adorn6 contra las tempestades, el Jueves santo se hicieron los officios como se podiadessear en tierra, hubo missa cantada, despues de la comunion hubo procesion con el Santi-simo Sacramento acompafliendole con presencia de muchas velas y gran cantidad de achas

como se podiahazer en un lugar principal. >3 ldem: < Quedô bien compuesto un altar en el arbol de Mesana en forma de monumentodelante del qual se cant6 aquella tarde el evangelio del Mandato y se predic6 quedando lagente tan movida que toda la noche gastaron en continua vela delante del altar acompafladode luces... > ,o ARSI, Phitippinas litterae annuae, Philipp. 8, fol. 28, lettres annuelles et relation de

voyage des missionnaires de la Nouvelle Espagne aux Philippines en 1689 : < funciones

[oficios de Semana Santa] que causan ternissima devoci6n a los navegantes mucho mas que

si estuvieran en tierra. >t Nous empruntons cette expression de Jean Delumeau, citée dans Le Catholicisme de Lu-ther à Voltaire,Paris, PUF, 1971, p.124.6 Museo Naval de Madrid, Fernandez Navarrete, tomo 2, doc. 20, Viaje desde Cadiz a laNueva Espafia de los padres Diego de Bobadilla..., op. cit., fol. 385.

vois, allégresse et repas améliorés sont encore à l'ordre du jour sur le galionqui se dirige à Manille pour célébrer la Saint Ignacel.

On sait qu'une conquête chrétienne des espaces océaniques se met en

place au XVI' et au XVII" siècle. Il conviendrait maintenant d'analyser lafaçon dont I'ordre jésuite s'impose sur les flots. Il semblerait en effet que lespatronages de saint Ignace et de saint François Xavier prennent une dimen-sion particulière sur les mers.

Les dangers de la navigation, supports du miracle

Les récits de voyage mentionnant des traversées périlleuses sont assez fré-quents. Ils décrivent tout d'abord les menus détails d'une expérience vécuedouloureusement par les missionnaires; ils permeffent ensuite de mettre enplace les ressorts de f intercession miraculeuse de saints jésuites. La créationde l'ordre ne remontant qu'à la première moitié du XVI" siècle (1540), la courcéleste n'accueille les saints jésuites qu'à partir du début du siècle suivant (en1622 pour Ignace et François Xavier). Pourtant, dès la fin du XVI" siècle,l'ordre s'emploie à faire reconnaître les miracles des deux hommes.

Dans une lettre rédigée en 1601 par le père GregorioL6pez, on découvreles procédés des jésuites qui tentent d'imposer, avec beaucoup d'insistanceet d'habileté, I'intercession d'Ignace en mer'. Ainsi apprend-on comment,lors du voyage de la Nouvelle Espagne aux Philippines, des conflits éclatententre les différents ordres embarqués sur le navire : des franciscains, desaugustins et des jésuites se disputent en effet les dévotions et invocations lesplus appropriées en mer. les jésuites ne manquent pas de rappeler les mira-cles d'Ignace sur les flots', mais il est vrai qu'à cette époque, le fondateur de

' ARSI, Philippinas litterae ennuee, Philipp. 7(l), fol. 3, lettres annuelles contenant unerelation de voyage rédigée par le père Hemando Pérez en 163 1.

' Ils se souviennent en effet des miracles produits lors de son voyage maritime en terresainte. Pedro de Ribadeneyra n'a pas manqué de rappeler ces faits miraculeux dans la bio-graphie qu'il a faite d'Ignace ; des gravures de Rubens illustrent même ces épisodes. VoirI'article de Francisco de Borja Medina, < Ignacio de Loyola y el mar : su politica mediter-rânea >, Revista de Historia Naval, no 50, afio XIII, Madrid, Ediciôn del Ministerio de laDefensa, Instituto de Cultura Naval, 1995, pp. I l-56.'ARSI, Philippinas historia, Philipp. 10, fol. 73,lettre de Gregorio L6pezrédigée à Ma-nille en 1601 et adressée au préposé général à Rome: < El venir todos tan unidos dioconfiança a los nuestros de hazer alguna invocaciôn o veneraciôn a nuestro B. P. lgnaciopor los peligros que suele aver en navegaciones y por la noticia que teniamos de los muchosy grandes milagros que en estos tiempos haze nuestro seflor por su medio... >

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I'ordre n'est pas encore canonisé. Dans cette lettre, on découvre finalementqu'une tempête ayant éclaté, seule I'intercession d'Ignace et l'apposition deson image sur le gouvernail finissent par calmer la furie des flots. Deux re-marques s'imposent alors : d'une part,l'Église investit les océans d'un sacrécapable de réconcilier les hommes et ces mers tourmentées (Alain Caban-tous parle à ce propos d'une conversion des paysages hostilesl), d'autre part,les jésuites imposent lentement dans la cour céleste f interyention d'Ignace,puis nous allons le voir, celle de François Xavier.

L'immersion de reliques fait partie des pratiques conjuratoires pour apai-ser les tourments de I'océan. En 1640, par exemple, alors que le père jésuiteSimôn Méndez traverse I'Atlantique et que les éléments se déchaînent, capi-taine et matelots hagards ne parviennent pas à s'entendre ni à agir. Lesjésuites supplient alors le Ciel et immergent des reliques afin de calmer lesflots. Naturellement, les effets escomptés ne se font pas attendre et le calmes'impose2. Le père don Pedro Cuberô Sebastiân agit de façon semblable etavec le même succès, en 1680, lorsque la furie des éléments menace équi-page et passagers sur l'océan Pacifique. À la demande du général et desmatelots, il plonge dans les flots une relique du corps de saint François Xa-vier et une autre du Lignum Cruciss. Quelques années auparavant, surI'océan Pacifique, on attache au câble de l'ancre une relique de saint Fran-çois Xavier) car) comme I'affirment les pères jésuites. c'est ( le saint patrondes gens de mer qui naviguent en ces parties de l'Inde >>*. On le voit, saintIgnace puis saint François Xavier s'imposent sur les flots : figures rassuran-tes, ils apaisent les tempêtes, ils protègent les navigateurs, ils marquent deleur présence les océans). Il serait à ce propos intéressant d'approfondir le

I Cabantous Alatn, Entrefetes et clochers. Profone et sacré dans l'Europe moclerne. WIF-WIIf siècles,Paris, Fayard, 2002, p. 17 5.t Museo Naval, Ferndndez Navarrete, aflo de 1640, tomo 32, doc.38 : < Relaciôn del Viajey navegaciôn del Padre Sim6n Méndez de la Compafiia de Jesirs >, fols. 453 : < Y nosotrostodos llamando a Dios y a los santos, y hechando reliquias al mar... >i Cubero Sebastiân don Pedro, Breve relaciôn de la peregrinaciôn que ha hecho de lamayor parte del mundo don Pedro Cubero Sebastiân predicador apostôlico de Asia, Ma-drid, Por Juan Garcia Infançon, 1680, pp. 329-330. ,

' ARSI, Phitippinas litterae annuae, Philipp. 7(II), fol. 643, lettres annuelles de la provincedes Philippines datant de 1646 à 1649.5 Une méthode consiste à distribuer des images pieuses représentant notamment Ignace. Lepère jésuite Gregorio L6pez en 1601 ne manque pas de le faire ce qui provoque le courrouxdes autres ordres embarqués. Bernadette Majorana explique que dans les missions intérieu-res, en Italie, la diffusion d'images pieuses fait partie de la pratique de conversion despopulations rurales. Voir son article < Une pastorale spectaculaire. Missions et missionnai-res jésuites en ltalie (XVf-XVIII" siècle) >>, in: Annales. Histoire, Sciences sociales, n" 2,

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sujet et de comprendre comment leur intercession se met en place, commentl'ordre jésuite s'immisce dans cet espace maritime abandonné aux forcesmonstrueuses et démoniaquest. À ce sujet, une gravure de Valdés Leal da-tant de 1681 et illustrant l'ouvrage El Principe del mar Francisco Xavier esttout à fait significative'. Elle représente parfaitement cette domination etcette protection des espaces océaniques par I'Eglise, mais plus précisémentencore par l'ordre jésuite. Saint François Xavier y apparaît conquérant,brandissant sur une croix l'étendard de l'ordre et traversant sur un coquil-lage tiré par des chevaux de mer l'océan Pacifique qu'il protège désormais.Dans un ouvrage sur les Philippines, datant du XVIII' siècle, du père jésuitePedro Murillo de Velarde, une gravure semblable reprend cette représenta-tion iconographique du saint'. La bestialité et l'aspect informel, voirediabolique, des mers apparaissent ainsi assujettis à la puissance chrétiennequi conquiert et domine les espaces océaniques autrefois voués au domainedes monstres et du diableu. Saint François Xavier en est le parfait représen-tant et l'ordre jésuite s'impose ainsi aux confins du monde, mais égalementaux confins des océans.

Nous souhaitions dans ce travail tracer les contours de l'æuvre mission-naire jésuite en mer et nous interroger sur sa portée. Dans un premier temps,le caractère édifiant et utopique du voyage océanique a été souligné. Dansles écrits étudiés, on lit la souffrance endurée par les pères, le sacrifice com-

Paris, EHESS,2002, p. 315. Voir également les travaux d'Hugues Didier sur les jésuites< actifs propagateurs d'images chrétiennes )), et notamment < Le rôle de l'iconographiedans les missions jésuites (lnde du nord et Tibet, XVIIXVII" siècles) >, in Pierre Ci-vil / Françoise Crémoux (eds.), Actas del WI Congreso cle la Asociaciôn Internacional deHispanistas, Paris, jttlio de 2007. Nuevos caminos del hispanismo. 3. Literatura durea,Madrid-Frankfuit am Main, Ibroamericana-Vervuert, 2010, p.212-222 (CD-Rom).1 Francisco de Borja Medina a étudié pour la canonisation d'Ignace trois récits dans les-quels son intervention miraculeuse en mer sauve les hommes du danger. Voir son article< San Ignacio en la fundaci6n de la provincia del Nuevo Reino de Granada y Quito: latempestad calmada >>, in: Theologica Xaveriana, no 152, Bogotâ, Pontificia UniversidadJaveriana, 2004, pp. 601 -628.t OrtitLorenzo, El Prlncipe del mar Francisco Xavier,Bruselas, Francisco Foppens, 1682.Je tiens à remercier le père Francisco de Borja Medrna qui m'a fait découvrir cet ouvrage etplus précisément cette gravure.'Voir la carte des îles Philippines datant du XVIIf siècle (1734-1744) illustrant I'ouvragede Pedro Murillo Velarde et reproduite dans Nebenzahl Kenneth, Exploration des routes dela soie et au-delà. 2000 ans de cartographie,Parts, Phaidon, 2005, pp. 116-117.* Voir notre article, < Les monstres marins. Reflets d'un imaginaire au fil des nouvellesperceptions des espaces maritimes >>, in: Le Monstre. Espagne et Amérique latine, sous ladirection de Francis Desvois, Paris, L' Harm attan, 2009, pp. 3 I -46.

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plet dont ils font preuve, mais on découvre ensuite, comme dans les leffresannuelles rédigées aux Indes, les fruits récoltés auprès des gens de mer. Ces

demiers, considérés comme des rustres qu'il faut policer pour les mener surla voie de la conversion, s'apparentent en fait aux populations rurales aux-quelles les missionnaires ont été confrontés en Europe'. On constate ainsi àquel point le labeur des pères accompli en mer trouve un écho à celui réaliséaupaiavant dans les campagnes, puii plus tard en Amériqu"'. Lu catéchèsedes gens de mer et des esclaves, les sermons édifiants au pied du grand mât,le caractère spectaculaire des fêtes en l'honneur de la Vierge ou d'un saintjésuite sont à ce propos significatifs. Nous avons ensuite insisté surI'apparition d'intercessions jésuites grâce à I'habileté et à I'insistance despères en mer, car ces derniers, conscients du besoin sécuritaire qui assailleles hommes, proposent puis imposent, par la force du miracle, l'intercessiond'Ignace et de François Xavier. La pratique est d'autant plus avérée dans les

eaux du Pacifique, là où le saint est devenu, selon les dires des jésuites, lepatron des gens de mer.

Si le caractère éminemment mobile de I'ordre n'est plus à démontrer,nous souhaitions offrir dans cette étude, afin de rendre hommage aux tra-vaux menés par Hugues Didier sur les jésuites, une nouvelle facette de leurceuvre. En mer, la mission, trop souvent passée sous silence, revêt bien uneréalité matérielle et spirituelle. Elle implique certes les hommes dans des

rapports différents, mais elle présente également les traits caractéristiques de

la mission intérieure et lointaine. Louis Châtellier propose à ce sujet unevision séduisante de la mission : (( une sorte de va-et-vient entre I'Europe etles Indes >, dévoilant ainsi les origines de la modernité dans le monde ca-tholique3. Mais n'est-ce pas 1à aussi une caractéristique de la mission lors duvoyage océanique ?

I Les différentes activités des jésuites en mer destinées à amener les marins sur la Voie de la

conversion sont forl semblables à celles des jésuites dans les missions intérieures en Italie.Voir Majorana Bernadette, < Une pastorale spectaculaire... >, op. cit., p. 301.r Il convient toutefois de nuancer un aspect : la durée limitée de cette expérience ne permetpas aux jésuites de mesurer sur le long terme les effets de leur æuvre apostolique et ne les

conduit pas par conséquent à déplorer finalement le sort qui leur est réservé. Sur le dépitdes missionnaires confrontés à leur triste sofi, voir par exemple Hausberger Bemd, < Lavida cotidiana de los misioneros jesuitas en el noreste novohispano . . . >>, op. cit., p. 78.

' Châtellie. Louis, < Conclusions >>, in '. Missions religieuses..., op. cit., p. 387.

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Gravure de Valdés Leql datant de I68let apparaissant dans l'ouvragede Lorenzo Ortiz, El Principe del Mar San Frqncisco Xavier.

@ Institutum Historicum Societotis lesu

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Nicolos Bolutet, Polomo Otoolo& Delphine Tempère (coords.)

Contro bo nd istoentre m u ndos fron terizos

Ce volume s'articule autour des axes de recherches privilégiés duProfesseur Hugues Didier que sont les rencontres interreligieuses en

Orient, les jésuites et les voyages vers les < Nouveaux Mondes >. Sont

évoqués le franchissement des frontières et des normes, et I'ouverture àl'inconnu évoquant encore ces figures - religieuses ou littéraires - qui ontfranchi - socialement, artistiquement - les au-delàs. Ce recueil offre unregard nouveau sur l'Amérique coloniale, l'Orient et l'Asie, et soulèveimplicitement les problématiques liées aux échanges et aux rencontres

entre civilisations.

Du monde arabo-musulman aux élans anarcho-féministes de 1'Argentine,

cet ouvrage collectif offre un regard décentré et place dans la lumière les

questions des limites et des barrières. Organisées en quatre parties, autant de

recherches à I'intelligence éloquente, riches de la rigueur et de la précision

de leurs auteurs.

Nicolas Balutet est PRCE d'espagnol à I'Université Jean Moulin-Lyon 3. Iltravaille sur

la littérature latino-américaine contemporaine et sur la Mésoamérique précolombienne.lf est I'auteur, entre autres. de Homosexualité et imaginaire sexuel chez les Az7èques(Oxford, Archaeopress, 2008).

Paloma Otaola est Professeur à l'Université Jean Moulin-Lyon 3 où elle enseigne

I'espagnol. Elle est spécialiste de l'Humanisme musical en Espagne au XVIe siècle.

Elle a publié plusieurs ouvrages sur ce sujet dont le demier est consacré à La Pensée

musicale espagnole à la Renaissance (Paris, L'Harmattan, 2008).

Delphine Tempère est Maître de Conférences à I'Université Jean Moulin-Lyon 3 où

elle enseigne I'espagnol. Civilisationniste et spécialisée dans les liens entre I'Espagneet ses nouveaux territoires à l'époque coloniale, elle est l'auteur de Vivre et mourir surIes navires du Siècle d'Or(Paris, PUPS, collection < Iberica )), 2009).

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Beatus de Liébma - Commentaires sur l'Apocallpseillustration mozrabe O Oronoz.

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