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ÉBAUCHE D'UNE ÉTUDE SUR PROUDHON À PROPOS DE LAGUERRE ET LA PAIXGeorges Sorel, Willy Gianinazzi

Société d’études soréliennes | « Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle »

2002/1 n° 20 | pages 129 à 152 ISSN 1146-1225ISBN 2912338204

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-mil-neuf-cent-2002-1-page-129.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Georges Sorel et Willy Gianinazzi, « Ébauche d'une étude sur Proudhon à propos de La guerre etla paix », Mil neuf cent. Revue d'histoire intellectuelle 2002/1 (n° 20), p. 129-152.--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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GEORGES SOREL

Introduction. Georges Sorel, de l’histoire narrée au mythe vécu

Daté de 1916 et resté inachevé, ce nouvel inédit de Georges Sorelsur Proudhon vient compléter celui de 1917, publié dans le numéroprécédent. Rédigé en vue d’un projet avorté de réédition de Laguerre et la paix, ce fragment, tout comme celui de 1917, ne traitefinalement que fort peu de l’ouvrage 1. Il livre, en revanche, uneréflexion critique tout à fait originale sur un autre ouvrage phare deProudhon, De la justice. Une partie significative de ce texte est réser-vée par ailleurs à la question de l’histoire. Dans le cadre de la pro-blématique du présent numéro, nous saisissons donc l’occasion pourcommenter ce passage que nous éclairerons et compléterons pard’autres écrits de Sorel. Quoique sous une forme synthétique, il enressortira une vision générale de sa conception de l’histoire.

On ne saurait exagérer en disant que, d’une manière générale,l’histoire est au centre de la réflexion de Sorel. Sous l’histoire, il y al’utopie qu’il ne cesse de traquer comme la forme idéologiqueaccomplie de la soumission et de l’embrigadement des masses. Sousl’histoire, ou peut-être au-delà, il y a le mythe qu’il pose en moteur

Ébauche d’une étude sur Proudhon à propos de La guerre et la paix

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1. Pour un historique des projets de Sorel autour de Proudhon durant la guerre, voirl’introduction de Michel Prat et Patrice Rolland à G. Sorel, « La guerre et la paix.Essai d’exégèse proudhonienne » (1917), Mil neuf cent, 19, 2001, p. 151-158.

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idéel de l’autonomie et de la libération populaires. Mais l’équilibreentre les deux aspects n’est pas tenu. La critique des formes entra-vantes de l’histoire l’emporte de loin sur la mise en évidence de lavivacité créatrice de l’histoire. Sans doute parce qu’il est plus facile dedéconstruire ce que l’on voit à l’œuvre et qui est le lot du cours ordi-naire des choses que de cerner les obscures et exceptionnelles condi-tions du changement, autrement dit le processus de mytho-poïèseque seuls quelques rares exemples dans l’histoire viennent illustrer.

Cette bipolarité magnétise tout entière la pensée de Sorel, maisne lève pas l’ambiguïté sur ce qu’est l’histoire à ses yeux. Est-elle his-toire narrée par les historiens ou histoire vécue par les protagonistes ?Récit ou mémoire ? Elle est en fait les deux. Et en toute hypothèse,un enjeu politique majeur. D’une façon générale, l’histoire apparaît àSorel comme une représentation mentale où les images du passéentretiennent un rapport fonctionnel avec les exigences du présent.La constitution de l’objet peut relever aussi bien d’une constructionhistorienne plus ou moins légitime que d’un vécu conscient ouinconscient. L’indistinction, la superposition des niveaux, le flou descatégories caractérisent la laborieuse réflexion de Sorel sur l’histoire.C’est par cette démarche – compréhensive, non classificatoire – queSorel entend rendre compte de l’ambivalence même de l’histoire,théâtre de « puissances psychologiques » diversement exploitablespar les imaginaires rivaux de l’utopie et du mythe.

La matière de l ’histoire. Hasards et enseignements moraux

Ingénieur, c’est de la physique que Sorel tire sa conception philoso-phique des choses – et aussi de l’intérêt précoce, quoique tempo-raire, pour la météorologie qui lui apprend l’aléatoire ! Le monde engénéral lui apparaît comme une réalité extérieure qui se manifeste parla résistance opposée à la volonté (la douleur en est le symptômesuprême). Pris en soi il est chaos, soumis à une abstraction troppoussée il disparaît. Il est néanmoins possible de l’approcher à traversun dosage équilibré d’empirisme et d’abstraction (Sorel, tout commeBergson, est marqué par l’expérimentalisme de Claude Bernard).C’est ici que prend forme l’accusation d’« intellectualisme » portéecontre Proudhon, à savoir l’absence d’un juste équilibre entre saverve dialectique et la prise de « contact intime avec les faits » (voir ci-après, p. 139-140). L’injonction est courante chez Sorel : « préoccupéde la réalité » (p. 143), le philosophe doit reconnaître « la nécessité de

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maintenir ses raisons dans ces zones moyennes où la réalité ne jurepas trop avec les abstractions qu’on lui accole » (p. 139). Or l’historienest logé à la même enseigne. « La matière historique » (p. 143) aussia son noyau de réalité. Composée de faits, de concours de circons-tances, d’enchaînements, d’impondérables et d’autres aléas, elle n’estgouvernée par aucune loi interne hormis celle du hasard. Scandée parl’événement qui est unique, elle est sous la coupe du hasard qui est « le grand maître de la réalité de l’histoire » (p. 148), comme Sorell’apprend de Cournot 2. Le hasard a également un autre sens lorsqu’ilest le produit inopiné de l’action. Comme le montre Vico (qui parle,lui, de Providence) ou Engels, il est alors le résultat incontrôlé de lavolonté ou celui imprévu de volontés qui se croisent 3. En un certainsens, examine longuement Sorel, il peut donc aussi relever d’undéterminisme objectif. C’est en économie politique qu’on a le mieuxmis en évidence cette dimension objective (Sorel pense sans doute àla « main invisible » du marché) 4. En histoire, c’est une autre affaire.

La prétention à l’objectivité, à la science, y est excessive. Lematériau historique requiert une mise en ordre qui est avant tout untri. Mais tout choix relève de critères inévitablement subjectifs. Quel’on compare, par exemple, les approches cohérentes mais dissem-blables de l’histoire chrétienne que développent le protestant Adolfvon Harnack et le paracatholique Renan 5. Au mieux, il s’agit de« préparer, de coordonner et de diriger des hypothèses destinées àmontrer comment se produit le drame historique » par-delà les« actions réelles » 6. La prudence est de rigueur et l’approximationindépassable. C’est de la lecture des ouvrages méthodologiques clas-siques de Seignobos et Langlois que Sorel tire cette circonspectionpropre à l’investigation en histoire (l’historien Edward Carr saurapour cela lui rendre hommage 7). En tous cas, « faire de l’histoire unescience ne saurait être expliquer tous les phénomènes ; c’est découvrirce qu’il y a d’éternellement vivant dans ce qui semble être, tout

2. Voir G. Sorel, Saggi di critica del marxismo, Palerme, Sandron, 1903, p. 89.3. G. Sorel, « Étude sur Vico », le Devenir social, octobre 1896, p. 800, 808 ; Id.,« Préface » (datée décembre 1896) à Antonio Labriola, Essai sur la conception maté-rialiste de l ’histoire, Paris, Giard et Brière, 1897, p. 12 (cf., par ailleurs, la théoriesimilaire des « effets pervers » de Raymond Boudon).4. G. Sorel, Saggi di critica del marxismo, op. cit., p. 76-94.5. G. Sorel, « Vues sur les problèmes de la philosophie », Revue de métaphysique et demorale, janvier 1911, p. 72-74, et ci-après, p. 147.6. G. Sorel, « Vues sur les problèmes de la philosophie », ibid., p. 71, 74.7. Voir Edward H. Carr, Qu’est-ce que l’histoire ?, Paris, La Découverte, 1988, p. 115.

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d’abord, un fouillis inextricable de hasards 8 ». Parce que « l’historientraite le passé comme nous traitons le présent », parce qu’il ne peutfaire abstraction des émotions qui le gagnent « tout comme s’il s’agis-sait de phénomènes contemporains » 9, il ne peut être indifférent auxappréciations morales, à la psychologie des groupes humains, aux« états mentaux collectifs » de la société étudiée. Il y a là comme uneunité de l’histoire qui nous est intelligible par-delà les époques.

De là résulte que ce passé n’est pas tellement mort que nous nepuissions lui demander, quelquefois, de nous apprendre ce qui estadvenu des peuples qui ont adopté certaines manières de comprendre lavie et que nous ne puissions tirer quelques renseignements moraux dece qui a eu lieu autrefois […] Il nous est toujours possible de nousinitier […] aux sentiments moraux du passé 10.

L’exemplarité des « formules éthiques du passé » peut être inva-lidée par « le hasard qui résulte des volontés particulières », nuancemystérieusement Sorel (p. 151). Il n’empêche que c’est bien « lagenèse historique de la morale » qui l’intéresse au premier chef 11. Et cela se comprend car les jugements moraux, au même titre que« l’idée politique que chaque classe se fait du rôle de la loi » 12, jouent,à son avis, « un rôle capital » dans les luttes sociales et ne sont rien de moins qu’à « la base de tout le mouvement historique » 13. Voilàpourquoi Sorel peut écrire : « L’intellectualisme qui tend à faireoublier l’histoire, ne fera jamais connaître les forces qui peuventnous amener à accepter un impératif catégorique » (p. 143).

L’histoire comme objet scientifique. Intellectualisme et utopie

La science met l’accent sur la nécessité et le déterminisme du fait his-torique, qui réduisent à peu de chose la marge de manœuvre deshommes. On peut donc postuler qu’elle incite à la plus grande pru-dence ceux qui voudraient extraire de l’histoire des exemples utiles

8. G. Sorel, « Les facteurs moraux de l’évolution », in Ouvr. coll., Questions demorale, Paris, Alcan, 1900, p. 79.9. Ibid., p. 78.10. Ibid., p. 79.11. Ainsi qu’il l’admet dans une lettre à Benedetto Croce du 6 mai 1907, in « Letteredi Georges Sorel a B. Croce », la Critica, 1928, p. 100.12. G. Sorel, « L’éthique du socialisme », Revue de métaphysique et de morale, mai1899, p. 287.13. G. Sorel, « Étude sur Vico », art. cit., p. 797 n.

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pour inventer un avenir sans contraintes. C’est l’avis de Sorel. Mais,se désole-t-il, avec l’avènement de la bourgeoisie et des Lumières,c’est un sentiment autrement optimiste qui a prévalu. La confiance« idéaliste », « intellectualiste » dans la toute-puissance de la science aainsi produit un « scientisme historique » 14 aux graves conséquences.Dans ce registre, l’optimisme est de mise. Celui-ci découle tantôtd’une réminiscence historique : le souvenir de faits guerriers victo-rieux ou légendaires ; tantôt d’une impression d’ordre économique : laprospérité semble prouver qu’il n’y a pas lieu de surévaluer les diffi-cultés matérielles et laisse par là entrevoir aux consommateurs la pos-sibilité du bonheur 15. Quels que soient les cas de figure, les condi-tions sont ici remplies pour que s’impose une vision linéaire et télé-ologique de l’histoire. Il est alors possible de croire, et d’embrigaderen faisant croire, à une loi de l’histoire fatale qui assure le Progrès etl’avenir rêvé. Le futur est jugé prévisible en tant qu’il est le prolonge-ment du passé : ainsi naît l’utopie, qui trouve là sa définition même.

À ce compte-là, on peut exposer l’histoire de deux manières, quiparticipent l’une et l’autre de la théorie évolutionniste. Premiè-rement, en la divisant en périodes homogènes qui se succéderaientselon un ordre hiérarchique. (Ce qui peut renvoyer aux étapes de lathéorie positiviste de Comte.) Deuxièmement : si l’on veut éviterd’effrayer ses propres partisans par une interprétation d’un passage à l’autre de ces moments en termes de révolution et autres « sautspérilleux », on peut les enivrer d’utopies, mais aussi concevoir l’his-toire comme un continuum (cf. p. 145-146).

La question continuité/rupture, en tous cas, n’a pas été desmoindres lorsqu’il a fallu à la patristique s’expliquer sur les relationsque le christianisme avait entretenues avec les sources juives : com-ment éclairer la nouveauté radicale du christianisme qui ne fut paspour autant un commencement absolu ? Sorel a raison de soulever laproblématique qu’il déplace, peut-être sous l’influence de Harnack,du côté des rapports, bien réels, avec le paganisme grec. Il souligne àjuste titre que c’est par l’astuce de l’allégorie (l’« explication symbo-lique ») – reprise d’ailleurs à la philosophie païenne – que les Pères del’Église ont récupéré, par-dessous le sens littéral, les « intuitions »

14. Sur lequel, voir G. Sorel, « Avant-propos » (daté juillet 1914), in Matériauxd’une théorie du prolétariat (1919), Genève-Paris, Slatkine, 1981, p. 14-24.15. G. Sorel, « Storia e scienze sociali », Rivista italiana di sociologia, mars-juin 1902,p. 223-224.

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involontaires des Grecs : cette exégèse textuelle a sanctionné la rup-ture, d’une part, avec l’« abjection » de l’ancienne religion païenne etla permanence, d’autre part, de la « raison divine » dans l’univers créé(p. 149-150). La continuité du dessein divin fut ainsi assurée par-delàles âges. Il s’ensuit que la théologie de l’histoire et l’histoire séculariséeont en commun une visée téléologique, mais Sorel n’en dit pas mot.

Mais que l’histoire soit conçue comme un processus continu oucomme une succession d’étapes, elle fournit indifféremment desformules figées aux implications politiques et pédagogiques redou-tables – Sorel et Péguy s’accordent sur ce point 16. Il arrive ainsiqu’elle soit considérée comme une sorte de « morale en action » queles gouvernants étudieraient pour devenir habiles, comme le préco-nisaient Machiavel et dans une très large mesure Montesquieu, etque le peuple devrait être instruit à vénérer pour y puiser le sens dudevoir 17. Ou comme une leçon apprise passivement à l’école quimeuble la mémoire de souvenirs si prégnants qu’ils empêchent uneexpérience personnelle capable de faire comprendre l’étendue dupouvoir que nous avons sur le monde 18.

L’histoire comme mémoire

L’histoire est souvenir, qu’il soit spontané ou reconstruit. Or il fautsavoir que

lorsque des souvenirs historiques ont pris une forme très abstraite, ils deviennent beaucoup plus puissants dans notre esprit que lesréflexions que nous faisons sur les faits de la vie courante [...] [car] lespremiers opèrent d’une façon automatique dans les régions profondesde la conscience [...] La Révolution française en vient ainsi à troubleren permanence le syndicalisme 19,

comme ce fut déjà le cas pour Proudhon. L’histoire opère dansl’inconscient, constate Sorel. Elle devient alors un problème de psy-chologie. Psychologie de l’imaginaire individuel, d’abord : « Pendant

16. Cf. Charles Péguy, « De la situation faite au parti intellectuel dans le mondemoderne devant les accidents de la gloire temporelle » (1907), in Œuvres en prose com-plètes, Paris, Gallimard, coll. « La Pléiade », II, 1988, p. 662-664.17. G. Sorel, « Vues sur les problèmes de la philosophie », art. cit., p. 71.18. G. Sorel, « Les facteurs moraux de l’évolution », loc. cit., p. 97-98.19. G. Sorel, « I dolori dell’ora presente », il Divenire sociale, 16 septembre-1er octobre 1909, p. 238.

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vingt ans – écrit-il en 1907 en ouverture des Réflexions sur la vio-lence – j’ai travaillé à me délivrer de ce que j’avais retenu de monéducation ; j’ai promené ma curiosité à travers les livres, moins pourapprendre que pour nettoyer ma mémoire des idées qu’on lui avaitimposées 20. » Psychologie de l’imaginaire collectif, ensuite : il s’agitde libérer la pensée sociale des influences que les « formations idéo-logiques antérieures » exercent sur elle. À l’une et à l’autre tâches,Sorel s’attelle de manière constante. Elles relèvent à ses yeux del’exercice ordinaire de l’intellectuel qui prétend à l’indépendance del’esprit. La liberté d’inventer l’avenir, fondée en raison, en dépend.

L’histoire comme création imaginaire. Symbolisme et mythe

Faut-il pour autant jeter l’histoire aux oubliettes ? Élever, contre lestenants de la conservation ou du progrès programmé, une barrièreentre passé et avenir ? comme parfois Sorel semble s’y résoudre :

Quand on considère l’ensemble d’un long passé, chez les grandspeuples, on trouve les choses achevées, la science, l ’histoire, le détermi-nisme ; mais quand on se tourne vers l’avenir, on trouve la vie, l’ima-gination, le mythe, la liberté. Les anciens métaphysiciens ont perduleur temps, en cherchant à concilier ces deux points de vue ; on ne peutpas regarder, à la fois, vers le nord et vers le sud 21 !

Contre le danger politique de l’instrumentalisation « scientiste »de l’histoire par les démagogues (il pense aux républicains radicauxet socialistes), Sorel fait mine d’opposer à l’histoire une fin de non-recevoir, mais c’est en fait pour mieux en appeler à la vivacité sym-bolique de l’histoire et des traditions 22.

Cette revendication s’inscrit dans la Weltanschauung que voici. Le pessimisme en est le liant. Car, pour Sorel, le cours de l’histoiren’est ni linéaire ni continu ni progressif : il répond à un cycle desuite-recommencement – comme l’indique Vico. Et à l’enchante-ment ne manque jamais de succéder très rapidement son contraire.Non pas que l’expérience historique se répète. C’est sur le plan des

20. G. Sorel, « Introduction » (1907), in Réflexions sur la violence (1908), MichelPrat (ed.), Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 5.21. G. Sorel, « Rudolf Eucken, Les grands courants de la pensée contemporaine »,l ’Indépendance, 15 mai 1911, p. 231. Voir aussi Id., « Avant-propos », loc. cit., p. 24.22. Voir ibid., p. 13-18.

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enchaînements émotionnels qu’il y a cycle – comme le montre dansson domaine le psychologue Théodule Ribot. Ainsi donc pourl’alternance d’enchantements/désenchantements qui participe del’expérience psychologique ou morale. Elle implique d’emblée que la révolution n’a d’efficace que sa préparation et que, de toutesmanières, les « solutions » ne sont que « provisoires ». Ce qui ne pré-juge pas de l’espérance qui est l’autre face du pessimisme.

Pour examiner l’histoire utilement, il convient donc de la « divi-ser en périodes » homogènes (p. 145), mais non pas relativement àune vision macro-cyclique des Nations qui fut celle de Vico (et quisera celle décadentiste et irrémédiablement pessimiste d’OswaldSpengler), mais relativement aux points de vue restreints et particu-liers que choisit l’observateur non utopiste. L’historien conscient deslimites de l’investigation, qui sont autant subjectives (le choix)qu’objectives (le chaos des faits), ne produira qu’une histoire secto-rielle. Cela peut donner, à la rigueur, une histoire des institutions oudes structures économiques. Mais surtout, au point de vue qui inté-resse Sorel, c’est la voie indiquée pour une mise au jour « des devenirspartiels, des traces de mouvements parcellaires » qui concernent des« collectivités particulières » et que l’histoire nationale et officielleétouffe par sa propagande (c’est ainsi que le regard porté sélectivementsur le monde du travail situe la rupture historique en 1848 et non pasen 1789). Il s’agit, autrement dit, de segments d’histoire isolés quiconcernent des groupes sociaux. Ils rendent compte d’une créationimaginaire, d’une symbolisation liée à « l’état de tension passionnéeque l’on rencontre dans les âmes » 23 et qui porte sur un événementmoral profondément ressenti. La limite qui sépare une séquenced’histoire vivante et un état d’âme vécu au présent s’évanouit 24.L’histoire devient ainsi chez Sorel un facteur identitaire, celui degroupes engagés dans la transformation sociale. En tant qu’histoirede soi maîtrisée, elle participe donc de la conscience de classe. Entant qu’épopée, légende, tradition ou idéal transmis, elle prendl’allure d’une mission historique. En offrant une perspective, elle estapport constructif à l’« esprit d’invention » qui ouvre au devenir. Elleest alors une composante du mythe qui agit sur l’action présente.

Willy Gianinazzi

23. G. Sorel, « Vues sur les problèmes de la philosophie », art. cit., p. 76.24. Cf. G. Sorel, « Introduzione » (datée 1901), in Saggi di critica del marxismo, op. cit.,p. 14 ; Id., « Avant-propos », loc. cit., p. 7.

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Ébauche d’une étude sur Proudhon à propos de La guerre et la paix *

I

Dans un livre composé en vue de lutter contre les progrès du socia-lisme, un éminent magistrat exprimait en ces termes, il y a vingt ans,l’admiration qu’il éprouvait pour le talent de Proudhon, tout endénonçant avec une singulière âpreté les doctrines du grand révolu-tionnaire : « Cette argumentation puissante est rehaussée par lamagie du style. Il connaît à fond cette langue française que si peu degens ont su manier. Bien plus, il a sa langue à lui, comme Bossuet eutla sienne. Celle de Proudhon est puissante et colorée. […] Il fut undes trois ou quatre premiers écrivains du XIXe siècle 1. » Et ailleurs ildit : « Proudhon […] séduisit les hommes non pas seulement par sonenseignement, mais par la forme de cet enseignement [...] Quoiqueincapable d’improviser à la tribune, il avait le tempérament, lesardeurs, les mouvements impétueux, les élans passionnés d’un ora-teur véritable. Il harangue en écrivant. Il a l’abondance magnifiquede l’orateur […] Cependant il n’a pas les négligences et les impuretésdu langage oratoire. Ce plébéien sculpte sa phrase avec un art pro-fond, avec l’art des grands classiques ; il descend des écrivains queprotégea Louis XIV et qui achevèrent notre langue. Il manqua, nonmoins que Molière, à l’Académie française 2. » Ce jugement auraitbesoin d’être un peu complété, parce qu’il faut bien se garder d’éta-blir un rapprochement entre Proudhon et les fanatiques du style quiexistaient à son époque [ 3]. Des écrivains illustres, croyant que lalittérature est analogue aux arts plastiques, s’imaginèrent qu’ilsdevaient avoir pour ambition suprême de produire de belles formes ;de même que Louis Veuillot, Proudhon ne peinait point pour obte-nir d’heureuses combinaisons de mots ; l’un et l’autre ont voulu

* Manuscrit autographe de 24 feuillets conservé à la Bibliothèque publique et uni-versitaire, Ville de Genève, Ms. fr. 1360/II/6 . Les citations ont été vérifiées. Lesindications bibliographiques ont été complétées entre crochets et uniformisées sui-vant les normes actuelles. Toute autre intervention figure entre crochets en italiques.Texte établi par Michel Prat.1. Arthur Desjardins, avocat général à la Cour de cassation et membre de l’Institut,P.-J. Proudhon, sa vie, ses œuvres, sa doctrine, [Paris, Perrin, 1896,] t. I, p. XIV.2. Ibid., t. II, p. 92-93.3. Flaubert n’admettait pas qu’on admirât les écrits de Proudhon.

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donner au lecteur l’impression saisissante qu’il est en contact avecune pensée violemment agitée ; saint Jérôme est sans doute l’auteurde l’antiquité qui pourrait lui être le plus exactement comparé. Lesœuvres de tels personnages, en raison de leurs rares qualités d’élo-quence, doivent être consultées avec quelques précautions ; elleséchappent complètement aux étreintes d’une critique scolastique ; ilne faut donc pas s’étonner si Proudhon s’est plaint si souvent d’avoirété mal compris [ 4].

La grande majorité des livres de Proudhon sont devenus difficilesà entendre, parce que nous avons peine à bien suivre les polémiquesdont ils sont surchargés. Je sais bien que suivant Renan « l’occasionéphémère produit souvent des écrits qui ne le sont pas » 5 ; il est cer-tain, par exemple, que l’Histoire des variations est encore propre ànous intéresser, bien que nous soyons bien loin des préoccupationsdes controversistes du XVIIe siècle ; mais la Réforme fut un gigan-tesque phénomène historique dont nous reconnaissons les effetsactuels, pour peu que nous réfléchissions sur les événements qui semanifestent autour de nous, tandis qu’assez généralement les théo-ries révolutionnaires ont été artificieusement fabriquées par desrhéteurs qui se sont proposé de plaire à des groupes parfois très res-treints, d’une cohésion imparfaite, animés de passions que lesannales de l’humanité omettent d’enregistrer. En 1848 Saint-RenéTaillandier observait que la philosophie contenue dans les Contradic-tions économiques de Proudhon s’adressait bien moins à la France let-trée de 1846 qu’à des docteurs d’outre-Rhin appartenant à l’extrêmegauche hégélienne 6 ; seuls quelques rares érudits connaissent aujour-d’hui les dissertations de ces agités qui avaient prétendu représenterles tendances de la pensée européenne arrivant à son régime défini-tif ; il ne faut donc pas s’étonner si les Contradictions économiquessont pour nous si énigmatiques. Sous le Second Empire Proudhonpublia des livres ayant un intérêt plus durable que ceux de l’époqueantérieure, parce qu’il fut alors beaucoup plus libre des influences declan qu’il ne l’avait été auparavant ; cependant, comme il prit une

4. [Sorel a noté en marge du manuscrit : « Placer ici ce que P[roudhon] a dit dans lesnotes de la Justice sur l’éloquence. » Il citera longuement ces passages dans son texte surProudhon rédigé en 1917, cf. « La guerre et la paix. Essai d'exégèse proudhonienne », art.cit., p. 166-167 (NdE).]5. E. Renan, Essais de morale et de critique, [Paris, M. Lévy, 1859,] p. 9.6. Saint-René Taillandier, Études sur la révolution en Allemagne, [Paris, A. Franck,1853,] t. II, p. 515-516.

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part très active aux luttes électorales de 1863-1864, on peut sedemander si la Capacité politique des classes ouvrières nous fournit uneexpression toujours bien authentique de sa doctrine ; en tout cas unelettre publiée en 1911 par un professeur de l’Université de Besançonlaisse supposer que Proudhon n’avait qu’une médiocre estime pourle Manifeste des soixante dont son livre posthume est censé dévelop-per les principes 7.

On a cru souvent faire un grand éloge de Proudhon en vantantl’adresse vraiment singulière avec laquelle il savait pousser une argu-mentation jusqu’à ses dernières conséquences ; en raison de cette vir-tuosité, il avait pour la démonstration par l’absurde un goût qu’onn’avait probablement rencontré chez aucun autre philosophe depuisles Grecs ; il était donc naturel qu’il fût beaucoup plus fort dansl’attaque des opinions adverses que dans l’exposition de ses propresdoctrines. Je crois que peu de critiques ont bien compris la nature dece talent de dialecticien. Doué d’un très remarquable tempéramentde juriste 8, Proudhon avait une entière confiance dans les armeslogiques dont se sert l’homme de droit ; n’ayant jamais pratiqué lesprétoires, il ne sentait pas toujours malheureusement la nécessité demaintenir ses raisons dans ces zones moyennes où la réalité ne jurepas trop avec les abstractions qu’on lui accole ; il marche en consé-quence avec une hardiesse dont les vices sont très choquants pour lepragmatiste habitué à juger la valeur des outils intellectuels par lesproduits qu’ils fournissent. Les contradictions que l’on a si souventreprochées à Proudhon s’expliquent aisément grâce aux remarquesprécédentes. Tout le monde comprend qu’une légère modificationdes directions primitives de la pensée peut conduire à d’énormesécarts le logicien qui s’éloigne imprudemment beaucoup des ori-gines ; d’autre part, on ne saurait regarder comme un vrai philosophel’écrivain qui ne sait pas plier son esprit aux circonstances pourprendre un contact intime avec les faits actuels ; Proudhon étant à la fois un dialecticien intrépide et un observateur très perspicace,ramenant facilement les phénomènes à des principes, a formulé des théories très diverses aux diverses époques de sa vie. Il s’indi-gnait quand il se voyait traité de sophiste par des gens qui avaient

7. Édouard Droz, Pierre-Joseph Proudhon. Lettres inédites à Gustave Chaudey et àdivers Comtois, [Besançon, Impr. Dodivers, 1911,] p. 70-73.8. Arthur Desjardins signale « l’habituelle lucidité de son sens juridique » (op. cit., t. I,p. 194).

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enseigné la souveraineté du syllogisme ; il n’est pas douteux qu’il asacrifié à la superstition discursive les dons les plus rares de l’intelli-gence ; il nous présente un exemple particulièrement remarquablede la malfaisance de l’intellectualisme.

II

Proudhon a gâté son grand traité De la justice dans la Révolution etdans l ’Église, en présentant ses conceptions éthiques comme desinterprétations légitimes de la législation établie sur les ruines del’Ancien régime. On pourrait admettre dans une certaine mesureune telle manière de raisonner si l’on devait examiner seulement desquestions ayant un rapport très étroit avec les principes du Codecivil ; nos pères avaient cru établir en France une constitution dudomaine agricole reproduisant les traits essentiels de la propriétérurale qu’ils s’imaginaient avoir existé dans les républiques antiquesaux époques de leurs gloires ; leur utopie offrait des analogies évi-dentes avec les démocraties paysannes rêvées par Proudhon ; celui-ci a cru avoir quelque droit de rattacher une morale de producteursà l’idéologie révolutionnaire. Mais sur la famille, sur le gouverne-ment, sur la formation de la jeunesse, les théories de l’apôtre de laJustice sont aux antipodes de celles que la société moderne a reçuesdu XVIIIe siècle à travers la Révolution française qui leur a donné uneapparence démocratique. Nous n’aurons une vue claire de ce querenferme d’admirable le livre de Proudhon que le jour où un com-mentateur avisé nous aura fait reconnaître les sources véritables aux-quelles a puisé l’auteur.

L’illusion dont Proudhon a été victime s’explique facilementlorsqu’on sait à quel point, durant les dernières années de sa vie, sonesprit a été préoccupé de considérations apparentées à ce que nousnommons aujourd’hui le pragmatisme. Il sentait fort bien qu’il seraittout à fait vain de proposer à ses contemporains une nouvelle phi-losophie des mœurs, si celle-ci devait se borner à ajouter un nou-veau rationalisme aux rationalismes antérieurs ; une époque enivréed’industrialisme ne pouvait guère être sensible à la perspective d’uneéthique donnant mieux satisfaction que les autres aux aspirationsdes âmes d’élite qui veulent s’élever au-dessus des vulgarités de lavie commune ; mais peut-être réussirait-on en prouvant à deshommes fiers de leur génie positif que la Justice réussit, c’est-à-direqu’elle assure la prospérité des nations, leur grandeur politique et

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leur supériorité intellectuelle. Tous les gens qui ne participaient pasaux orgies impériales, constataient avec effroi que les prétendus res-taurateurs de l’ordre social travaillaient depuis le Coup d’État àruiner, autant qu’il était en eux, ce qui était demeuré de meilleurdans les usages du peuple ; les vaincus de 1851, constatant l’impuis-sance idéologique de la réaction cléricale, étaient persuadés quel’histoire favorisait les progrès de la Révolution dont ils demeuraientde dévots adeptes ; Proudhon cherchait à se persuader que sa doc-trine de la Justice se rattachait à une tradition qui avait laissé dessouvenirs glorieux, chers à la partie vraiment vivante du pays.Aujourd’hui que nous sommes devenus familiers avec les méthodesdu pragmatisme, nous voyons clairement que Proudhon a pu seule-ment découvrir ses principes dans la Révolution grâce aux subtilitésd’une dialectique trompeuse ; quand on écarte les utopies révolu-tionnaires pour étudier l’activité des acteurs du drame, on s’aperçoitque la Révolution constitue la grande école où les bourgeoisiesdémocratiques, la haute comme la basse, ont puisé leurs principes detactique ; le pragmatisme bien compris établit une séparation abso-lue entre une morale de producteurs et l’art dont se servent les poli-ticiens pour exploiter la naïveté des masses qui travaillent.

Proudhon a posé un nouvel impératif catégorique qui a sur celui de Kant l’avantage d’avoir un objet certain, alors que la règlefameuse énoncée dans la Critique de la raison pratique nous prescritde chercher l’absolu en morale sans nous indiquer une région oùexiste cet absolu : « La Justice, dit-il, est le respect, spontanémentéprouvé et réciproquement garanti, de la dignité humaine, enquelque personne et dans quelque circonstance qu’elle se trouvecompromise, et à quelque risque que nous expose sa défense 9. »Cette formule, dont il croit trouver des anticipations plus ou moinsheureuses chez nombre de grands penseurs, renfermerait, d’aprèslui, tout ce qu’il y avait d’essentiel dans les revendications deshommes de la Révolution. Il proteste avec force contre les philo-sophes qui ont enseigné que la Justice se fonderait, en partie dumoins, sur une raison des choses au lieu de se trouver tout entièredans les personnes 10 ; son système lui permet de donner libre coursà sa dialectique pour juger souverainement les maximes auxquelles

9. P.-J. Proudhon, De la Justice dans la Révolution et dans l ’Église, 2e éd., [Paris,Lacroix, 1868-1870,] t. I, p. 225.10. Ibid., t. III, p. 163-164.

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on peut rapporter les diverses activités humaines ; il accuse sesadversaires d’aboutir seulement à du probabilisme que repousse legénie éthique moderne.

La distinction que Proudhon établit ainsi, est fort analogue àcelle que l’on a souvent établie entre les mathématiques et la scienceexpérimentale. Vico avait dit que la géométrie arrive à la certitudeabsolue parce qu’elle raisonne sur des choses qu’elle crée ; le physi-cien se trouve en présence de phénomènes dont les vraies causes ne sont connues que de Dieu ; « les sciences sont d’autant moinscertaines qu’elles sont plus engagées dans la matière corporelle 11 ».Claude Bernard me paraît avoir voulu paraphraser Vico dans le pas-sage suivant : « Quand, au lieu de s’exercer sur des rapports subjec-tifs dont son esprit a créé les conditions [comme cela arrive dans lesmathématiques], l’homme veut connaître les rapports objectifs de lanature qu’il n’a pas créés, immédiatement le critérium intérieur etconscient lui fait défaut. Il a toujours la conscience, sans doute, quedans le monde objectif ou extérieur, la vérité est également consti-tuée par des rapports nécessaires, mais la connaissance des conditionsde ces rapports lui manque. Il faudrait, en effet, qu’il eût créé cesconditions pour en posséder la connaissance et la conception abso-lues » ; c’est pourquoi suivant notre auteur, il serait absurde de vou-loir contrôler expérimentalement les théorèmes de la géométrie, carcela reviendrait à « vouloir mettre les sens au-dessus de la raison » ;mais on ne saurait sans imprudence se passer de vérifier les résultatsde la physique mathématique 12. La thèse de Vico s’applique évi-demment beaucoup mieux à l’éthique proudhonienne qu’à la sciencedes figures, parce que l’impératif catégorique de Proudhon est uneconstruction de notre intelligence acceptée par notre volonté, alorsqu’assez peu de personnes regardent aujourd’hui comme vraisem-blable que la géométrie s’occupe de simples données spirituelles ; ilest évident que nous pouvons développer, en toute liberté, les consé-quences extrêmes issues des principes d’une éthique absolue, sansêtre jamais gênés par l’expérience, tant que notre conviction moraledemeure ferme ; or Proudhon suppose que celle-ci est inébranlable,

11. J. Michelet, Œuvres choisies de Vico, [Paris, Flammarion, 1894,] p. 220-222,p. 235-236.12. Claude Bernard, Introduction à l ’étude de la médecine expérimentale, [Paris,Baillère, 1865,] p. 52-53. – Il n’est pas paradoxal de supposer que Claude Bernardait connu Vico, car l’illustre physiologiste vint à Paris en 1832 avec l’intention de fairede la littérature et les opuscules de Vico furent adaptés par Michelet en 1835.

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attendu que, suivant lui, on ne saurait douter de la Justice sans subirune minutio capitis, à laquelle un citoyen digne préférerait la mort.

Si Proudhon a cru que sa doctrine possède une supériorité tenantà ce qu’elle place la Justice dans les personnes, c’est que de son tempsles philosophes se croyaient assez généralement le droit de regarderla matière historique comme une impureté qui empêche l’hommed’accomplir sa doctrine. Plus on donne d’importance aux processusd’abstraction, qui justifient l’emploi de la dialectique en morale,moins on discerne les sources qui alimentent les convictions sanslesquelles une théorie de la Justice n’est qu’un bavardage d’école ;l’intellectualisme qui tend à faire oublier l’histoire, ne fera jamaisconnaître les forces qui peuvent nous amener à accepter un impératifcatégorique ; aussi ne faut-il pas être surpris si le livre de Proudhondevient fort insuffisant dans les parties qui seraient les plus propres àintéresser le philosophe préoccupé de la réalité. En étudiant les obs-tacles que rencontre la réalisation de l’idéal jacobin, Taine a donnécomme fait caractéristique de la psychologie moderne l’existence de règles auxquelles on obéit d’une façon presque instinctive, quicorrespondent si convenablement à l’impératif catégorique deProudhon que nous avons le droit de penser que l’auteur matéria-liste 13 des Origines de la France contemporaine avait lu avec soin LaJustice dans la Révolution et dans l’Église. « Chaque société, dit-il, a seséléments, sa structure, son histoire, ses alentours qui lui sontpropres, et partant ses conditions vitales qui lui sont propres […]Dans la cité antique, c’était l’omnipotence de l’État, l’éducationgymnastique et l’esclavage. En chaque siècle et chaque pays, cesconditions vitales sont exprimées par des consignes plus ou moinshéréditaires, qui prescrivent ou interdisent telle ou telle classed’actions […] Dans notre société européenne, la condition vitale, etpartant la consigne générale, est le respect de chacun pour soi et pourles autres (y compris la femme et les enfants). » Il cherche à faire voircomment « cette consigne nouvelle dans l’histoire » et mûre de nosprogrès matériels et sociaux, a pu sortir des influences séculaires

13. Il paraît nécessaire de relever ce caractère de la philosophie de Taine, parce quecelui-ci emprunte le premier exemple des conditions vitales à la zoologie : « Dans laruche, sitôt que l’abeille reine est choisie et fécondée, cette condition est le massacredes femelles rivales et des mâles inutiles. » La pensée de Proudhon était si éloignéede cette sociologie naturaliste que dans la Justice il s’excuse d’avoir donné autrefoisune théorie trop physiologique de l’équilibre de la population, qui d’après lui « doitreposer avant tout sur un principe moral » (op. cit., t. I, p. 360).

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exercées par la méditation chrétienne relative au jugement dernier etpar la préoccupation du point d’honneur léguée par les féodaux 14.Chacun reconnaît facilement qu’il s’en faut de beaucoup que lagénération d’à présent subisse l’empire de ces sentiments avec ladocilité que supposait Taine ; d’autre part celui-ci est bien loind’éprouver pour ces lois l’enthousiasme avec lequel Proudhon parlede la Justice ; on est ainsi amené à supposer que les raisons donnéespar Taine, toutes bonnes qu’elles soient, devraient être complétéespar la détermination des conditions qui ont permis à Proudhon deproposer, au milieu du XIXe siècle, un impératif catégorique dontl’autorité a été en s’évanouissant durant les cinquante dernièresannées.

Il semble probable à première vue que si une vague de sublime apassé dans le génie populaire de la France pendant une partie duXIXe siècle, cela tient à la formidable manifestation de l’esprit guer-rier qui s’est produite de 1792 à 1815 ; cependant l’expérienceactuelle montre que des guerres peuvent mettre en mouvementtoute la nation sans qu’il ne résulte de notables conséquences artis-tiques, religieuses ou philosophiques ; il faut de l’idéal pour engen-drer de l’idéal. Pendant la Révolution et l’Empire, les maîtres de laFrance s’employèrent à persuader au pays qu’il vivait d’une vie vrai-ment romaine ; beaucoup de choses que nous sommes aujourd’huidisposés à traiter de ridicules mascarades classiques, se sont trou-vées exercer en somme une action bienfaisante, en introduisant unpeu de poésie héroïque dans l’âme d’un peuple qui en était fortdépourvu ; c’est pourquoi les guerres de cette époque ont eu unevaleur intellectuelle et morale qui avait manqué aux expéditions de la monarchie. Après 1815 on crut que le romantisme, importéd’Allemagne, servirait à faire triompher les doctrines conservatrices ;mais la manière dont l’histoire de Jeanne d’Arc fut bientôt racontéepar les amis du progrès montra qu’il était facile de concilier le mer-veilleux, réintroduit dans la littérature par le romantisme, avec desconceptions démocratiques ; finalement, c’est au romantisme qu’estdue la formation de l’épopée qui exalta les gloires des guerres soute-nues par la France contre les tyrans de l’Ancien régime. Le livre dela Justice ne peut être bien compris que si l’on connaît bien les

14. H. Taine, Origines de la France contemporaine. Le gouvernement révolutionnaire,[Paris, Hachette, 1885,] p. 125-130.

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passions qu’alimenta longtemps la tradition révolutionnaire 15 ; toutcela n’est plus qu’un souvenir pour nous qui vivons en dehors de touthéroïsme ; ainsi l’intellectualisme se montre incapable d’expliquerles véritables fondements de la Justice de Proudhon.

Lorsque dans une grande âme s’agitent des sentiments ayantl’énergie de ceux que l’on constate chez Proudhon, l’intelligence semet à construire des mythes ; le plus grand nombre des critiques quiont été adressées à la Justice (notamment par Arthur Desjardins)paraîtraient médiocres si l’on se rendait compte que l’auteur a décritdes sociétés mythiques, dont les tableaux sont très propres à faireressortir la valeur pratique de ses conceptions morales ; il me sembleimpossible de ne pas voir des mythes surtout dans beaucoup deschoses que Proudhon a écrites sur l’État, la propriété et le droitpénal.

III

L’intellectualisme convient seulement à l’étude de phénomènes quise présentent sous une forme achevée, dont les limites sont suscep-tibles d’être déterminées avec précision et sur lesquels il est licite deraisonner en remplaçant les données empiriques par des abstractionsconvenablement choisies ; un tel système de direction de l’esprit estdonc très mal adapté aux recherches que l’on entreprend de pour-suivre sur l’histoire ; on ne l’a jamais utilisé dans ce but sans corrigerla réalité par des hypothèses, souvent fort hasardées.

A. – Pour se faire une idée claire d’un grand ensemble historique,il est commode de le diviser en périodes dont chacune offre une cer-taine homogénéité, relative au point de vue particulier qui intéresseles institutions, les mœurs ou les idées que l’on examine actuelle-ment ; l’intellectualisme passe de cet artifice du sens commun à unesuperposition symbolique de mondes susceptibles d’être successive-ment définis par des formules bien caractérisées ; et comme cettephilosophie n’est pas propre à distinguer le symbolisme d’avec laréalité, elle admet, au moins implicitement, qu’on s’élève d’un étageà l’étage supérieur par une sorte de révolution. L’intellectualismeétant chez les peuples européens la manière de penser à laquelle

15. Cf. ce que j’ai dit dans les Réflexions sur la violence, 3e éd., [Paris, M. Rivière,1912,] p. 321.

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s’attachent instinctivement les hommes qui commencent à réfléchir,il est l’âme des sophismes au moyen desquels les publicistes adroitscaptent la confiance des prolétaires, des bourgeois et du clergé. Lespromoteurs de réformes ont cru, assez généralement, que les socié-tés sont condamnées à effectuer, si elles veulent atteindre les hautesdestinées auxquelles a droit l’humanité, des sauts périlleux dans lesténèbres de rénovations assez analogues à celles que pouvaient pré-tendre effectuer des magiciens ; dans la crainte que leurs partisansne reculent épouvantés devant de si redoutables perspectives, ils lesenivrent d’utopies présentant des avenirs enchanteurs dans lesquelsaucun obstacle matériel ne serait plus capable de contrarier la réali-sation des conclusions de la dialectique ; ainsi l’intellectualisme desréformateurs sociaux se trouve-t-il mélangé avec une littératureromanesque qui brave le contrôle de la raison.

Pendant longtemps les socialistes ont eu une si grande confiancedans la force mystérieuse que posséderait dans l’histoire la vérité for-mulée suivant les règles de l’intellectualisme, qu’ils croyaient pouvoir,en démontrant syllogistiquement leurs théories, amener les classesdirigeantes à participer aux bouleversements destinés à les priver deleurs droits acquis ; aujourd’hui les partis socialistes, organisés enmachines à l’américaine, méprisent cette naïveté des précurseurs,parce qu’ils espèrent conquérir les pouvoirs publics grâce à une pro-pagande électorale qui n’a rien de commun avec la raison ; aux espé-rances de jouissances lointaines, les socialistes ont substitué la lutteenfiévrée pour les profits prochains. Quoi qu’en puissent penser desbourgeois abrutis, il me semble impossible de regarder comme uneamélioration intellectuelle ou morale cette conversion de fanatiquesdialecticiens au scepticisme cynique des parlementaires. La tradi-tion du pur intellectualisme des anciens socialistes se maintientferme chez les anarchistes, parce que ceux-ci sont demeurés endehors des convoitises des politiciens.

Chez Proudhon l’idée révolutionnaire est presque totalementune conséquence de ses préjugés intellectualistes ; si dans ses der-nières œuvres cette idée semble s’atténuer, cela tient évidemment àce que des préoccupations d’ordre pragmatique d’abord et plus tardde droit historique entrèrent, d’une façon plus ou moins consciente,dans son esprit ; les anarchistes ne se trompent donc pas quand ilsplacent leurs idées de subversion totale sous l’égide de Proudhon,dont la plus grande partie de l’œuvre est inspirée par une philosophiestrictement intellectualiste.

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B. – Beaucoup de spécialistes de questions sociales, effrayés desdangers que peut présenter toute doctrine historique pouvant êtreutilisée par des révolutionnaires, enseignent que l’on fait un pasconsidérable vers la véritable connaissance de la réalité, quand onremplace une construction à étages par un continu ; mais il faut bienobserver que celui-ci est une enveloppe sous laquelle disparaissentquantité de faits, traités comme accidentels par l’auteur du systèmequand ils ne s’adaptent pas parfaitement à l’hypothèse ; il peut doncy avoir autant d’arbitraire dans le continu que dans le discontinu.On se rendra bien compte de ce qu’il y a de conventionnel dans undéveloppement historique, en rapprochant les vues que Renan etHarnack ont proposées sur l’histoire religieuse de l’Europe. SuivantRenan, les théologies de saint Paul, de saint Augustin, de Lutherauraient corrompu les véritables principes du christianisme occi-dental 16, dont le génie authentique serait représenté par saintBernard, saint François d’Assise, sainte Élisabeth, sainte Thérèse,François de Sales, Vincent de Paul, Fénelon, Channing 17 ; la dog-matique traditionnelle, – une fois débarrassée de ces malencon-treuses thèses d’origine paulinienne, auxquelles la Réforme avaitdonné une importance capable de tromper beaucoup de modernessur l’essence du christianisme, – ferait place à une littérature tendre,romanesque, bonne pour endormir toute préoccupation méta-physique 18 ; il semble que Renan ait regardé le christianisme ainsiépuré comme un auxiliaire très précieux de notre civilisation laïque,parce qu’il peut empêcher les gens du monde de tomber dans unmatérialisme moral accompagné de grossières superstitions 19. PourHarnack, saint Paul, saint Augustin, Luther sont les trois patriarchesqui ont fourni au christianisme le moyen d’atteindre notre époquesans rien perdre de son efficacité ; le christianisme, après avoir

16. Cf. E. Renan, Saint Paul, [Paris, M. Lévy, 1869,] p. 569-570.17. Cf. E. Renan, Marc-Aurèle [et la fin du monde antique, Paris, Calmann-Lévy,1882], p. 635.18. Renan pensait que son œuvre pourrait prendre place dans ce christianismelittéraire ; c’est pourquoi il a émis le vœu qu’on tirât de ses livres un livre propre à être lu à l’office comme le paroissien qui renferme « des choses qui entre-tiennent la femme dans la fâcheuse habitude de trop pactiser avec l’absurde » (E. Renan, Nouvelles études d’histoire religieuse, [Paris, Calmann-Lévy, 1884,] p. XX-XXI).19. « Un immense abaissement moral, et peut-être intellectuel, suivrait le jour où lareligion disparaîtrait du monde. » (E. Renan, Feuilles détachées, [Paris, Calmann-Lévy, 1892,] p. XVII.)

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donné naissance à l’orthodoxie ritualiste des Grecs et au catholi-cisme administratif de Rome, aurait pour fleur le protestantismeallemand, qui permet au sentiment mystique de gagner l’ensembled’une nation sans demander de sacrifice à la science ; le christia-nisme serait plus nécessaire que jamais pour donner aux hommes unsens de la vie, les mettant à même de s’orienter au milieu des diffi-cultés sociales de l’heure présente.

Chaque système est évidemment arrangé en vue de donnerl’impression que l’histoire poursuit des fins conformes aux aspi-rations de l’auteur, en dépit de l’extrême variété des conditions quise sont présentées au cours des temps. La réalité se construit par unesorte d’épigénèse, en ramassant sur le parcours tout ce qu’ellerencontre d’adaptable aux états de la conscience que l’on constatechez les acteurs du drame ; quand on descend aux détails, on observel’existence des mouvements les plus désordonnés qu’on puisseimaginer, l’apparition de faits qui déroutent toutes les prévisions desplus habiles politiques, la stabilité d’institutions que des philosophespleins de sagesse ont déclarées absurdes ; le hasard se trouve être, endéfinitive, le grand maître de la réalité de l’histoire. Mais l’intel-lectualisme se révolte contre une conclusion si simple ; il veut que ledéveloppement continu soit produit par des forces dont la puissancesoit infiniment supérieure à celle des causes qui peuvent êtreobservées à son intérieur ; pour arriver à se donner l’air de raisonnersur les suites de l’histoire, on crée ainsi un fatalisme gouverné par de mystérieuses fictions. Comme le prétendu moteur du déve-loppement est étranger aux données de l’empirisme, on est porté àrattacher son activité à la nature fondamentale de l’humanité ;l’intellectualisme se croit, en conséquence, autorisé par une raisonsuffisante à prévoir que le mode de développement actuellementreconnu se maintiendra dans les temps futurs ; il ne s’aperçoit pas quece mode de développement, qu’il suppose donné par la science, a étédéterminé avec art de manière à concorder avec un avenir rêvé,qu’on prétend ensuite justifier en invoquant une prétendue loi de l’histoire qui est le produit de l’imagination de l’auteur. Cesingulier cercle vicieux a eu des résultats pratiques d’une portéeconsidérable. L’homme éprouve d’autant plus le sentiment de safaiblesse qu’il est davantage instruit ; peu de personnes se soucient dese lancer dans des aventures où doivent se rencontrer beaucoupd’obstacles ; un novateur ne rencontrera donc des disciples nom-breux dans les classes éclairées que s’il peut leur persuader que les

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forces occultes qui gouvernent l’humanité travaillent en faveur deson système 20.

À l’époque où Proudhon écrivait ses premiers ouvrages, deshommes politiques éminents (tels que Alexis de Tocqueville) ensei-gnaient que tous les peuples sont destinés à passer sous le régimeégalitaire, dans un délai plus ou moins rapproché ; il adopte cetteidée avec enthousiasme ; comme son esprit était plein de préjugésintellectualistes, il crut que la marche vers l’égalité est commandéepar une loi de l’histoire d’autant plus générale que sa conviction per-sonnelle était plus ardente. Aujourd’hui nous voyons très clairementque sa théorie de l’égalité doit être interprétée comme un mythe,propre à agir puissamment sur l’âme.

C. – L’intellectualiste est disposé à penser que tous les événe-ments notables qui surviennent dans le monde, sont sous la dépen-dance immédiate du langage que l’on a employé, aux diversesépoques, pour exprimer les relations sociales de premier ordre ; cettetendance rappelle fort l’état d’esprit que l’on observe chez les Pèresde l’Église grecque, qui prenaient pour base de leurs jugements surles hommes l’orthodoxie plus ou moins complète des professions defoi ; le grand problème de la philosophie de l’histoire serait donc deconnaître en quoi consiste le passage d’un système de formules à unautre. Les anciens docteurs chrétiens faisaient ressortir avec force lasupériorité que possédait la nouvelle religion sur l’ancienne, pleined’abjection ; mais, en même temps, ils prétendaient être les héritierslégitimes de la sagesse des Gentils ; il résultait de cette situationqu’ils devaient trouver un moyen de concilier l’idée de révolutionavec l’idée de développement. Ils utilisèrent, à cet effet, une théoriemétaphysique popularisée par les stoïciens, suivant laquelle la raisondivine n’avait jamais cessé d’agir dans l’univers créé ; les hommes quiavaient vécu avant la révélation chrétienne, n’avaient pu avoir qu’uneimage confuse de la vérité, en raison de la multitude des erreurs au milieu desquelles ils s’agitaient ; les apôtres avaient été les pre-mières personnes admises à méditer sur l’absolu. Les Pères del’Église développèrent en les interprétant au moyen des lumières

20. Aux temps qui précèdent la Révolution la majorité des hommes éclairés atten-daient le renversement de l’Ancien régime par l’alliance du prolétariat avec lafraction de la bourgeoisie qui comprend « l’ensemble du mouvement historique ». Cf. K. Marx, Le manifeste communiste, trad. Andler, [Paris, G. Bellais, 1901,] p. 37.

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évangéliques des intuitions qui s’étaient présentées sous des formesincomplètes, fugitives et parfois fantastiques aux anciens Grecs,enfermés dans la caverne de l’ignorance ; les Gentils, en traitantcomme des réalités des figures dont la haute valeur peut seulementêtre reconnue par qui en donne une explication symbolique, avaientsouvent abouti à des conclusions puériles, fausses ou même révol-tantes ; entre la nouvelle manière de raisonner et l’ancienne, il existeune si profonde différence de genre que pour mettre les Grecs enétat de tirer pleinement profit de leurs antiquités, il n’avait fallu rienmoins que la révolution produite par l’Incarnation.

Cette philosophie de l’histoire séduisit Proudhon, à qui elle per-mit d’expliquer, suivant des principes intellectualistes, comment il sefait que la Justice puisse être nommée une fonction éternellementagissante de l’âme humaine, bien qu’aux temps antérieurs à la Révo-lution l’éthique ait été, d’après sa critique, si mal constituée ; le vicede l’Église est d’avoir créé une théorie de transcendance, imposant àses fidèles une religion qui s’adresse à des symboles plus ou moinsmalheureux de la Justice ; depuis la fin du XVIIIe siècle, la sociétéoccidentale s’efforce d’établir un ordre fondé sur les impératifs pure-ment rationalistes d’une Justice immanente, qui se substituent auxordres divins. Mais pas plus que les anciens Pères grecs, Proudhonn’entendait perdre le fruit de la civilisation antérieure ; aussi, à la finde son grand traité de la Justice propose-t-il au catholicisme unconcordat dont le sens ne paraît pas avoir été bien compris. Pensantque la France n’ayant pas traversé la culture protestante n’était pasmûre pour un enseignement moral complètement conforme à sesprincipes, il désirait que le clergé continuât à enseigner à la jeunesseles devoirs de l’honnête homme ; toute la malice de la théologie dis-paraîtrait si les maîtres ecclésiastiques consentaient à donner de leursformules traditionnelles une interprétation symbolique d’espritrévolutionnaire ; ce régime durerait tout le temps qui serait nécessairepour que la transition pût s’effectuer sans pertes intellectuelles etmorales. Proudhon ne s’apercevait pas que le prêtre aurait perdutoute autorité comme professeur d’éthique le jour où la vieille mys-tique eût été transfigurée par l’intellectualisme ; il avait appris, àl’expérience de son propre foyer, que le mysticisme est indestruc-tible ; mais on ne soupçonnait pas encore de son temps que la psy-chologie dût, à la fin du XIXe siècle, réhabiliter l’expérience mystique.

Le symbolisme devient de moins en moins intelligible, au fur et à mesure que les conceptions dites matérialistes gagnent de

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l’autorité en histoire. Les vrais développements se comptent sur lesinstitutions économiques, juridiques et politiques, mais plus parti-culièrement sur les premières ; nous ne comprenons plus ce que peutêtre une marche vers la Justice, pas plus que ce [que] pourrait être unemarche vers la Beauté ; notre intelligence saisit des relations que l’onnomme éthiques, comme elle saisit celles qu’on nomme esthétiques.Le hasard qui résulte des volontés particulières se faisant d’autantplus sentir que l’on étudie des activités d’ordre plus spirituel, il n’estpas raisonnable de voir dans les formules éthiques du passé desimages des formules actuelles.

IV

Les deux volumes que Proudhon a écrits sur La guerre et la paix sontcensés continuer ceux qui avaient été consacrés à la Justice ; ils portentles numéros 13 et 14 d’une série de philosophie pratique ; la rééditionbelge de la Justice avait été composée de douze fascicules. Il y a unebien grande différence entre les doctrines présentées dans ces deuxouvrages. Le premier est d’ordre purement subjectif, s’occupe desintentions avec lesquelles l’homme est tenu d’agir, mais n’aboutitpoint (sauf pour le mariage) à des propositions objectives ; Proudhonest enfermé par son intellectualisme dans son anarchie ; mais on aremarqué qu’il accepte maintenant la propriété [ 21,] ce qui montrechez lui un effort considérable pour passer à l’objectivité historique.Les événements italiens de 1860 l’amenèrent à se poser des pro-blèmes que son intellectualisme avait presque totalement ignorés :pourquoi y a-t-il des nations et non simplement une catholicité ?pourquoi chaque nation se crée-t-elle un système juridique ? pour-quoi les nations se sont-elles cru tenues de protéger leur économie ?Désormais il faudra ne plus se contenter de poser des règles destinéesà soutenir le sentiment moral des acteurs, mais aussi se préoccuperdes données de l’histoire. La question capitale que veut examinerProudhon est celle de savoir dans quelles conditions le fait imposé parla force est réputé juridique. Qu’il eût résolu cette demande de laphilosophie du droit, on ne saurait le soutenir ; on pourrait mêmedouter qu’il l’ait toujours parfaitement exprimée ; mais son œuvre estconsidérable, attendu qu’elle constitue probablement la seule tenta-tive qui ait été faite en France pour expliquer le droit historique.

21. Cf. A. Desjardins, op. cit., t. II, p. 171.

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Le cinquième livre doit être mis à part ; il nous montre combiensont puissantes même sur les âmes les plus fortement trempées lesinfluences d’une époque ; Proudhon n’a pu échapper à la tendancedes socialistes qui depuis la chute de Napoléon enseignaient que lescivilisations militaires étaient destinées à faire place aux civilisationsindustrielles. La victoire de l’Angleterre paraissait avoir illustré,d’une manière tout à fait éclatante, cette prétendue loi de l’histoire ;les moyens militaires dont avait disposé Wellington avaient étépetits et toutes les expéditions faites par les autres généraux anglaisavaient échoué misérablement ; mais l’or anglais avait soutenu sur le continent des armées de plus en plus puissantes, si bien qu’à lalongue le nouvel Alexandre avait succombé sous les coups desmarchands de Londres. L’extrême opposition qui existait entre lagrandeur du vaincu et la bassesse de ses vainqueurs donnait à lapacification de Vienne un sens propre à frapper vivement les imagi-nations. Napoléon avait tant cherché [à se] présenter sous les traitsd’un empereur romain qu’il semblait avoir été vaincu à titre dereprésentant d’époques privées de science, d’industrie et de lumièresphilosophiques ; désormais la science, l’industrie, les lumières allaientpouvoir se développer librement ; les socialistes ne conçoivent l’Étatque comme un réformateur des rapports économiques destinés àdevenir, grâce à lui, complètement rationnels.

1er août 1916

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