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LES MÉDECINS ET LA STIGMATISATION DU VICE SOLITAIRE (FINXVIIIE-DÉBUT XIXE SIÈCLE) Anne Carol Belin | Revue d'histoire moderne et contemporaine 2002/1 - no49-1pages 156 à 172

ISSN 0048-8003

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-d-histoire-moderne-et-contemporaine-2002-1-page-156.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Carol Anne, « Les médecins et la stigmatisation du vice solitaire (fin XVIIIe-début XIXe siècle) »,

Revue d'histoire moderne et contemporaine, 2002/1 no49-1, p. 156-172.

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1. M. A. PETIT, Onan, ou le tombeau du Mont-Cindre, Lyon, Kindelem, 1809, p. 78.2. Voir par exemple Jean STENGERS, A. VAN NECK, Histoire d’une grande peur, la masturbation,

Paris, Synthélabo, 1998 ; Jean-Louis FLANDRIN, Le sexe et l’Occident. Évolution des attitudes et des

Les institutions médicales : normes et usages sociaux

Les médecins et la stigmatisation du vice solitaire

(fin XVIIIe-début XIXe siècle)

Anne CAROL

En 1809, dans un ouvrage consacré à l’onanisme, le docteur Petit rapportel’expérience malheureuse tentée par un de ses collègues. Appelé pour soignerun jeune homme plongé dans le marasme par sa honteuse habitude, il juge lemalheureux trop atteint pour être sauvé, mais se propose de s’en servir pourdissuader un autre de ses patients, moins gravement touché, mais peu résolu às’arrêter. « J’espérais, dit-il, qu’en offrant aux regards de ce dernier un aussiterrible exemple, je parviendrais à écarter absolument le principal obstacle quis’opposait encore au succès de mes soins »1. Malheureusement, l’expérienceréussit au-delà de ses espérances : le second jeune homme, épouvanté parl’exemple en question, se jette dans un puits au retour de sa visite, et le premiersuccombe peu après, désespéré davantage par cette culpabilité nouvelle.

Cette anecdote me paraît être exemplaire des stratégies dissuasives mises enplace par les médecins à l’encontre de la masturbation. On sait que jusqu’auXVIIIe siècle, l’onanisme intéresse davantage les théologiens que les médecins. Les«pollutions», volontaires ou non, le «péché de mollesse», constituent un péchémortel au même titre que la sodomie ou la bestialité, et au sujet duquel l’attitudeplus ou moins tolérante de l’Église est encore l’objet de débats. On sait aussi quec’est au XVIIIe siècle que l’intérêt des médecins s’éveille, eux qui n’avaient jusque-là disserté de l’onanisme que dans le cadre plus général des dangers liés aux abusvénériens, et sans accorder une attention particulière à cette pratique. La parutionen 1715 à Londres de l’ouvrage Onania, suivie de multiples rééditions, puis cellede L’onanisme du docteur Samuel Auguste Tissot en 1760, marquent la fin decette période de relative indifférence, et le début d’une obsession phobique bienconnue, qui va durer jusqu’au XXe siècle et jusqu’à Freud.

Cette obsession a été l’objet de nombreuses études historiques, qui se sontattachées à montrer l’ampleur et la cohérence du phénomène2. Certains se sont

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49-1, janvier-mars 2002.

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efforcés plus particulièrement de montrer que cette hantise de la masturbation,qui prend toute sa mesure au XIXe siècle, est «portée par l’ascension sociale de labourgeoisie, qui dénonce la corruption morale et physique de la noblesse et se faitle champion de la vertu, et qui applique par ailleurs à l’économie amoureuse lesmêmes impératifs d’épargne qu’elle prône en matière de gestion domestique»3. Jen’ai pas la prétention d’expliquer ici les raisons de cette translation: pourquoi lepéché s’est-il transformé en une conduite mortifère, pourquoi la médecine s’est-elle emparée de ce péché pour en faire un épouvantail pathologique? Plus modes-tement, je voudrais plutôt montrer comment la médecine a inventé son proprepéché – au point d’opérer un rapt lexicologique, puisque le crime d’Onan a uneautre signification dans la Bible –, comment elle a établi la liste de ses sanctions, etsurtout comment une véritable prédication contre l’onanisme s’est peu à peuconstruite, destinée à dissuader, essentiellement la jeunesse, de se livrer à cettepratique. Mais même ramenée à cette seule dimension, le problème resteénorme, si l’on tient compte de la production médicale très touffue sur ce sujetau XIXe siècle. J’ai donc choisi de restreindre mon sujet en me cantonnant audébut du XIXe siècle, et en prenant comme fil directeur l’ouvrage de Tissot,L’onanisme, qui fournit une sorte de matrice des ouvrages consacrés ultérieure-ment à la masturbation, et dont la renommée est, à ce titre, tout à fait justifiée.

Il me semble en effet que Tissot propose un modèle de stratégie dissuasivedouble. Pour convaincre son lecteur de renoncer à la masturbation, ou en faireun prosélyte de sa cause, il use de deux armes : faire appel à l’intelligence, endémontrant ; faire pression sur la sensibilité, en montrant. Expliquer d’un côté ;épouvanter de l’autre. La justification scientifique et la mise en scène de la puni-tion du masturbateur constituent les deux volets d’une même stratégie.

Il s’agira de montrer d’abord comment Tissot explique médicalement lanocivité de la masturbation (ce qui revient, dans une certaine mesure, à laïciserce péché) ; puis, à partir des modèles proposés par Tissot, d’évoquer à traversquelques exemples les mises en scène de la punition de l’onaniste, qui aboutis-sent à une véritable stigmatisation du vice solitaire.

EXPLIQUER, DÉMONTRER

Le premier volet de la stratégie dissuasive de Tissot consiste à démontrerla nocivité de l’onanisme. Rappelons en quelques mots son cheminementlogique qui s’articule en trois volets, et qui s’intègre parfaitement dans les sys-tèmes médicaux de son époque.

comportements, Paris, Seuil, 1981; J. F. DELARUE, L’onanisme dans la littérature médicale jusqu’au XIXe siècle,thèse de la Faculté de médecine d’Aix-Marseille II, 1981 ; D. J. DUCHE, Histoire de l’onanisme, Paris,PUF, 1994.

3. Jean-Paul ARON, R. KEMPF, Le pénis et la démoralisation de l’Occident, Bruxelles, Complexe,1978 ; Pour une analyse de l’économie de la sexualité, voir aussi Alain CORBIN, « La petite Bible desjeunes époux », Le Temps, le Désir et l’Horreur, Paris, Aubier, 1991, p. 171-184.

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1.Tout vient, à l’origine, des pouvoirs et des vertus que Tissot (et d’autresavant lui) attribuent au sperme. Le sperme n’est pas une humeur ordinaire : aulieu d’être évacuée lorsqu’il y a trop plein, comme l’urine dans la vessie parexemple, la liqueur séminale, fabriquée à partir du sang, « s’accumule dans lesréservoirs […] pour acquérir dans ces réservoirs une perfection qui [la] rendpropre à de nouvelles fonctions, quand elle rentre dans la masse deshumeurs »4. En effet, s’opère au niveau des testicules, un subtil circuitd’échanges qui met en jeu entre autres, les « vaisseaux absorbans » : ceux-ciramènent une partie du sperme bonifié et travaillé vers le sang, d’où elleirrigue l’ensemble du corps et stimule toutes les fonctions physiologiques. Or,toute déperdition excessive de sperme appauvrit ou même supprime ce méca-nisme de retour.

2. La façon dont s’évacue le sperme, c’est-à-dire l’éjaculation, est compa-rable, dans ses symptômes et dans ses effets, à un spasme, une convulsion,voire une crise d’épilepsie. Elle sollicite de façon brutale et dangereuse le sys-tème nerveux : « dès qu’il y a convulsion, le genre nerveux se trouve dans unétat de tension, ou plus exactement dans un degré d’action extraordinaire,dont la suite nécessaire est un relâchement excessif ». L’émission de sperme estdonc périlleuse, surtout si elle est réitérée.

3. Mais il reste à achever la démonstration en résolvant la dernière difficulté,qui n’est pas la moindre. Pourquoi, en effet, la masturbation serait-elle plus dan-gereuse que le coït? Pourquoi ces deux actes, a priori physiologiquement équi-valents, diffèreraient-ils quant à la gravité de leurs conséquences? Tissot avancehuit explications :

– Dans la masturbation, l’émission de semence n’est pas sollicitée par laNature, parce que les réservoirs seraient engorgés ; elle est sollicitée par l’ima-gination et ne répond pas à une nécessité. Elle est donc une perte injustifiéedans l’économie des humeurs.

– L’imagination, qui remplace la Nature, fatigue le cerveau, qui « fait uneffort qu’on pourrait comparer à un muscle longtemps et fortement tendu ».

– Cette mise en action par l’imagination, au lieu d’être un besoin épiso-dique, devient une habitude, dont la fréquence va en augmentant : « desorganes sans cesse irrités contractent une disposition morbide qui devient unaiguillon toujours présent ».

– Les organes génitaux, ainsi sollicités sans cesse, s’épuisent et ne fonc-tionnent plus correctement : « les parties relâchées laissent échapper la véri-table semence à mesure qu’elle arrive ».

– Le masturbateur, qui opère généralement debout ou assis, se fatigue plusque l’amant, que Tissot n’imagine, semble-t-il, qu’allongé.

– Contrairement à ce qui se passe dans la copulation, l’onanisme ne donnepas lieu à un échange de sueurs ; or, « cette transpiration des personnes bien

4. S. A. TISSOT, L’onanisme, (1774), rééd. Paris, La Différence, 1991, p. 76.

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portantes (prodiguée abondamment dans l’amour) contient quelque chose denourricier et de fortifiant qui, inspiré par une autre, contribue à lui donner dela vigueur ».

– À l’onaniste fait également défaut la joie que connaissent les amants dansles plaisirs de l’amour ; or, cette joie a pour effet de « réparer ce qu’ils peuventôter de force ».

– Enfin, la masturbation s’accompagne de « l’horreur des regrets […]quand les maux ont dessillé les yeux sur le crime et sur ses dangers », regretsqui empoisonnent littéralement le masturbateurs en vertu des liens qui unis-sent l’âme au corps.

L’énumération de ces explications peut prêter à sourire : on touche pour-tant là à quelque chose d’essentiel, à savoir l’appropriation d’un péché par lamédecine, la transformation d’un péché en conduite anti-hygiénique, c’est-à-dire, au fond, une forme de laïcisation de ce péché. Revenons en effet à laquestion posée tout à l’heure : en quoi la masturbation est-elle plus nocive quele coït ? Du point de vue de la théologie, la réponse est simple. Mais on vientde voir quelle ingéniosité Tissot a été obligé de déployer pour justifier cettenocivité spécifique : c’est l’autonomie – le prestige ? – de la médecine qui est enjeu. Éluder la difficulté, noyer la réponse dans des considérations pieusesreviendrait à donner une limite au pouvoir d’explication de la science : c’est ceque Tissot reproche justement à son prédécesseur, qu’il accuse d’avoir produit« un chaos […] de trivialités théologiques et morales ».Tissot refuse l’esquive etaffirme avec une certaine rigueur :

« Ceux qui font intervenir partout une providence particulière établiront que la raison[de la nocuité particulière de la masturbation] en est une volonté spéciale de Dieu, pourpunir ce crime. Persuadé que les corps ont été astreints, dès leur création, à des lois qui enrégissent nécessairement tous les mouvements, et dont la divinité ne change l’économie quedans un petit nombre de cas réservés, je ne voudrais avoir recours à ces causes miraculeusesque quand on trouve une opposition évidente avec les causes physiques. Ce n’est point le casici : tout peut très bien s’expliquer par les lois de la mécanique du corps, ou par celle de sonunion avec l’âme.5 »

Tissot ne qualifie d’ailleurs jamais la masturbation de péché : il préfèreparler de crime, et encore, sans en développer le sens. Ainsi, dans la préface en1774, il écrit : « Je me suis proposé d’écrire des maladies produites par la mas-turbation, et non point du crime de la masturbation : n’est-ce pas d’ailleursassez en prouver le crime que de démontrer qu’elle est un acte de suicide ? »L’utilisation du mot crime est ambiguë, et n’évacue pas – c’est le moins quel’on puisse dire – la dimension morale de son travail ; mais il n’est pas sûr quele suicide dénoncé ici relève exclusivement du crime théologique. La santé desnations inquiète Tissot, qui écrit son livre dans l’espoir, dit-il, « de prévenircette décadence dont on se plaint dans la Nature humaine, et peut-être […] lui

5. Ibid., p. 83, 95, 99, 100, 101, 41, et 93. Rappelons que L’onanisme porte le sous-titre : Dissertationphysique sur les maladies produites par la masturbation.

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rendre, dans quelques générations, la force qu’avaient nos aïeux, et que nousne connaissons plus qu’historiquement, ou par les monuments »6. Il n’est pasinutile de rappeler ici que Tissot a été un défenseur et un ardent propagateurde l’inoculation contre la variole, qui relève de la même logique d’hygiènepublique, et dont la légitimité a été contestée par certains au nom de l’inéluc-tabilité du châtiment divin. La masturbation est un crime, soit, mais un crimecontre la Nature, en ce qu’elle ruine l’harmonieux fonctionnement de lamachine humaine, et un crime contre la collectivité, dont elle compromet ledéveloppement.

Une fois démontés et démontrés les mécanismes par lesquels la mastur-bation ruine l’économie animale, il est facile de comprendre quels types demaux menacent de s’abattre sur la santé du masturbateur. On peut les classeren trois catégories :

– D’abord, les troubles de la fonction de nutrition, auxquels Tissot accordeune très grande importance.

« Nos corps perdent continuellement, et si nous ne pouvions pas réparer nos pertes,nous tomberions bientôt dans une faiblesse mortelle. Cette réparation se fait par les aliments,mais ces aliments doivent subir dans nos corps différentes préparations, que l’on comprendsous le nom de nutrition. Dès qu’elle ne se fait pas, ou qu’elle se fait mal, tous ces alimentsdeviennent inutiles, et n’empêchent pas qu’on tombe dans tous les maux que l’épuisemententraîne.7 »

Or, la fonction de nutrition est la première à souffrir du défaut de stimu-lation occasionné par la déperdition du sperme. L’onaniste ne peut plus com-penser les forces précieuses qu’il gaspille. Il dévore mais n’assimile plus lesaliments, victime de vomissements ou de diarrhées. Bien entendu, cette per-turbation de la fonction de nutrition entraîne à sa suite la fatigue, la faiblesse,la maigreur, bref, tout ce qui relève de ce que Tissot appelle « les maladies delangueur » parmi lesquelles figure en bonne place la chlorose des jeunes filles.En outre, de cette nutrition impossible ou imparfaite découle secondairementun affaiblissement des organes de la respiration ; l’onaniste tousse, s’étouffe, ilest enroué.

– La deuxième série de maux qui s’abattent sur lui relève des troubles dusystème nerveux, dont on a vu qu’il était excessivement ébranlé par les convul-sions masturbatoires réitérées. Soit il s’emballe, plongeant le sujet dans la folieou l’épilepsie ; soit il s’affaisse, produisant des états de stupeur qui confinent àl’imbécilité. L’intelligence, la mémoire, mais aussi les sens sont perturbés (ilfaut souligner toutefois que contrairement à ce que la tradition a retenu, cen’est pas l’ouïe qui est la plus gravement compromise par la masturbation,mais la vue, tout simplement en raison de l’extrême complexité du réseau desnerfs qui aboutissent à l’œil, ce qui le rend plus fragile et plus exposé).

6. Ibid., p. 17, 20.7. Ibid., p. 22

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– Enfin la troisième série de maux touche les organes génitaux eux-mêmes, qui connaissent « un affaiblissement prodigieux » du fait de leur stimu-lation forcenée8.

À ce stade, deux remarques s’imposent. D’abord, il faut rappeler que Tissotn’innove pas réellement ; beaucoup des troubles qu’il décrit sont déjà repérablesdans les textes des Anciens – qu’il ne manque d’ailleurs pas de citer –, mais sousla rubrique plus vaste des maladies produites par les excès vénériens. Ce qui estnouveau, c’est la restriction de ces symptômes au seul onanisme, et la cohé-rence qu’il donne à l’ensemble assez disparate de ces observations. Ensuite, onpeut noter que le processus pathologique qu’il vient de décrire va être repris,dans ses grandes lignes, tout au long du XIXe siècle, alors même que lesconnaissances médicales évoluent : l’éventail des pathologies générées par lamasturbation, déjà généreusement ouvert par Tissot, va simplement continuerà s’étendre, à se compliquer, à se ramifier. Pour ne prendre qu’un seul exemple,dans la période chronologique à laquelle se limite ce travail, on peut se penchersur l’article «masturbation», rédigé par les docteurs Fournier et Bégin dans leDictionnaire des sciences médicales dont le tome 31 est publié en 1819.

Qu’y lit-on ? que le masturbateur s’expose soit à « une débilité profonde del’encéphale», soit à «une susceptibilité nerveuse extrême», ainsi qu’à «une irrita-tion morbide de l’estomac et des intestins» qui gagne peu à peu l’ensemble desorganes. Ses organes génitaux sont «aussi plus mous et plus flasques que dansl’état ordinaire»9. On retrouve donc les trois séries de phénomènes déjà réperto-riés par Tissot (système nerveux, système digestif, système génital). Les auteursse contentent d’enrichir le catalogue des pathologies, et d’ajouter au cortège déjàlourd des maux qui guettent le masturbateur les maladies de poitrine, et la phti-sie, notamment, qui commence à préoccuper les esprits. Pourtant, le supportthéorique a changé. Le vieux système de l’humorisme est jugé dépassé et lesauteurs se moquent de cette idée d’un sperme revenant dans le sang pour stimu-ler les fonctions physiologiques. La doctrine des sympathies et la croyance en lanature inflammatoire des maladies, mise à la mode par Broussais, le remplacent.La continuité réside dans l’anathème, et dans l’urgence de mettre fin à l’exten-sion des ravages de la masturbation, «d’autant plus fatale, nous disent lesauteurs, qu’elle frappe, pour ainsi dire, la société dans ses éléments, et tenddirectement à la détruire, en énervant, dès leurs premiers pas, les sujets les pluspropres à concourir efficacement à sa conservation et à sa splendeur»10. La«pompe» amorcée par Tissot fonctionne parfaitement : l’onanisme provoque unnombre croissant de maladies ; toute maladie peut donc, potentiellement, êtreattribuée à l’onanisme. Le système tourne en rond et s’emballe progressivement.En fait, la spécificité de la masturbation par rapport au coït, point crucial de la

8. Ibid., p. 47.9. FOURNIER, BÉGIN, « Masturbation », Dictionnaire des sciences médicales, Paris, Panckoucke, 1819,

t. 31, p. 100-135.10. Ibid., p. 101.

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démonstration de Tissot, est réduite à presque rien : la surchauffe de l’imagi-nation, la position malcommode de l’onaniste, la tristesse, la fréquence sur-tout de l’acte… Signe que Tissot a, d’une certaine façon, gagné: l’onanisme estdevenu une catégorie morbide à part entière, qu’on n’a plus besoin de justifier entant que telle, mais qu’on peut se contenter désormais de décrire. La démonstra-tion est devenue en partie inutile ou, plutôt, secondaire.

MONTRER, METTRE EN SCÈNE

Cette démonstration ne constitue qu’un des volets de la stratégie dissua-sive mise en place par Tissot. L’autre volet, complémentaire et tout aussiessentiel, est la mise en scène de la déchéance du masturbateur, mise en scènequi doit provoquer chez le spectateur/lecteur un choc salutaire.

Il n’est pas sûr que cette mise en scène ait une simple valeur illustrative ;autrement dit, il n’est pas sûr que ce second volet soit subordonné au premier.Pour Tissot, la mise en scène est sans doute plus importante même que ladémonstration. Il le laisse entendre dans sa préface, lorsqu’il répond à ceux quil’accusent de multiplier les descriptions de cas : « dans une matière commecelle-ci, où l’on doit moins espérer de convaincre par des raisons que d’ef-frayer par des exemples, l’on ne peut pas trop en accumuler ». C’est la mêmeidée qu’il reprend dans le chapitre consacré aux soins, où il explique que « lapeinture du danger, quand on s’est livré au mal, est peut-être le plus puissantmotif de correction ; c’est un tableau effrayant, bien propre à faire reculerd’horreur »11. D’ailleurs, dans L’onanisme, l’exposition des cas est placée en têtede l’ouvrage, dans le premier chapitre, et précède les explications savantes quej’ai résumées plus haut.

Quelles formes cette mise en scène indispensable prend-elle ? Deux, mesemble-t-il, que l’on ne cessera de retrouver par la suite : 1. le tableau(« effrayant », bien sûr) ; 2. la lettre de l’onaniste repenti. Aucune de ces deuxformes n’est nouvelle ou propre à l’auteur. Les « tableaux » relèvent du genredes « observations » médicales, qui illustrent les ouvrages de médecine, maisc’est surtout au XIXe siècle que leur collection, leur accumulation (générale-ment numérotée) envahit la littérature médicale, dans le contexte du dévelop-pement de la méthode anatomo-clinique. Les lettres de patients (ouéventuellement de médecins adressées à un confrère plus éminent) sont ellesaussi fréquemment reproduites dans les livres de médecine, à une époque oùles consultations par courrier sont banales. D’ailleurs, l’ouvrage du précurseurde Tissot, Onania, était en grande partie composé de lettres12. Chacune de cesdeux formes présente ses propres avantages ; le « tableau » permet d’atteindre

11. TISSOT, op. cit., p. 19, 169.12. Voir aussi, au XIXe siècle, J. L. DOUSSIN-DUBREUIL, Lettres sur les dangers de l’onanisme, Paris,

Moreau, 1806.

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un niveau de précision très poussé dans la description ; la lettre apporte unedimension plus angoissante, permet des effets plus dramatiques par l’emploidu « je », auquel le lecteur peut immédiatement s’assimiler, en comparant sespropres symptômes à ceux décrits par le malheureux. Elle entretient un cer-tain suspense également, en se terminant sur l’appel au secours du patient…suspense que le praticien se charge de clore par quelques mots laconiques quisignent l’arrêt de mort ou le sursis de l’onaniste. On sait, enfin, la vogue desromans épistolaires au XVIIIe siècle.

Tableaux et lettres usent, au delà de leur origine différente, de procédésidentiques ; j’en distinguerai deux – qui peuvent ou non être associésd’ailleurs :

– le récit, la narration exemplaire. On présente un personnage, en généralsocialement situé ; celui-ci s’adonne à la masturbation. Commence alors unprocessus de déchéance morale, intellectuelle et physique dont les étapes sontclairement décrites. La mort du personnage met fin le plus souvent à l’histoire.La progression dramatique est ici le ressort dont use le médecin.

– le diptyque avant/après. Le tableau présente le cas, généralement douéde qualités nombreuses, puis le décrit à nouveau, miné par la corruption. Dansce cas, c’est plutôt un effet de choc qui est recherché par le contraste, soigneu-sement balancé, entre les deux portraits.

L’exemple le plus connu, le paradigme des tableaux, est, bien sûr, letableau de l’horloger qui est présenté dans L’onanisme, et dont la mise enlumière, l’encadrement, sont particulièrement soignés par Tissot : « Le tableauqu’offre ma première observation est terrible ; j’en fus effrayé moi-même, lapremière fois que je vis l’infortuné qui en est le sujet. Je sentis alors, plus que jene l’avais fait encore, la nécessité de montrer aux jeunes gens toutes les hor-reurs du précipice dans lequel ils se jettent volontairement.13 » Trop long pourêtre rapporté dans son intégralité, le tableau mérite néanmoins quelques cita-tions significatives :

« L. D***, horloger, avait été sage et avait joui d’une bonne santé jusqu’à l’âge de dix-sept ans ; à cette époque il se livra à la masturbation, qu’il réitérait tous les jours, souvent jus-qu’à trois fois, et l’éjaculation était toujours précédée et accompagnée d’une légère perte deconnaissance, et d’un mouvement convulsif dans les muscles extenseurs de la tête, qui la reti-raient fortement en arrière, pendant que le col se gonflait extraordinairement […]. Il perdittotalement ses forces ; obligé de renoncer à sa profession, incapable de tout, accablé de misère,il languit presque sans secours pendant quelques mois […]. Ayant appris son état, je me ren-dis chez lui ; je trouvai moins un être vivant qu’un cadavre gisant sur la paille, maigre, pâle,sale, répandant une odeur infecte, presque incapable d’aucun mouvement. Il perdait souventpar le nez un sang pâle et aqueux, une bave lui sortait continuellement de la bouche ; attaquéde la diarrhée, il rendait ses excréments dans son lit, sans s’en apercevoir ; le flux de semenceétait continuel ; ses yeux chassieux, troubles, éteints, n’avaient plus la faculté de se mouvoir ;le pouls était extrêmement petit, faible et fréquent ; la respiration très gênée, la maigreurexcessive, excepté aux pieds qui commençaient à être œdémateux. Le désordre de l’esprit

13. TISSOT, op. cit., p. 44.

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n’était pas moindre ; sans idées, sans mémoire, incapable de lier deux phrases, sans réflexion,sans inquiétude sur son sort, sans autre sentiment que celui de la douleur, qui revenait avectous les accès au moins tous les trois jours. Être bien au dessous de la brute ; spectacle donton ne peut pas concevoir l’horreur, l’on avait peine à reconnaître qu’il avait appartenu autre-fois à l’espèce humaine […]. Il mourut au bout de quelques semaines, en juin 1757, œdéma-teux par tout le corps.14 »

Autre exemple, celui d’une lettre cette fois :

« J’eus le malheur, comme bien d’autres jeunes gens (c’est dans l’âge mûr qu’il m’écrit) deme laisser aller à une habitude aussi pernicieuse pour le corps que pour l’âme ; l’âge, aidé de laraison, a corrigé depuis quelque temps ce misérable penchant, mais le mal est fait. À l’affec-tion et sensibilité extraordinaire du genre nerveux, et aux accidents qu’elle occasionne, se joi-gnent une faiblesse, un malaise, un ennui, une détresse qui semble m’affliger comme à l’envi ;je suis miné par une perte de semence presque continuelle ; mon visage devient presque cada-véreux, tant il est pâle et plombé. La faiblesse de mon corps rend tous mes mouvements diffi-ciles ; celle de mes jambes est souvent telle, que j’ai beaucoup de peine à me tenir debout, etque je n’ose pas m’hasarder à sortir de ma chambre. Les digestions se font si mal, que la nour-riture se présente aussi en nature, trois ou quatre heures après l’avoir prise, que si je ne venaisque de la mettre dans mon estomac. Ma poitrine se remplit de phlegmes, dont la présence mejette dans un état d’angoisse, et l’expectoration dans un état d’épuisement. 15 »

Il est intéressant de noter que dans les deux cas, l’accent est mis sur lessignes extérieurs de la déchéance : d’où un léger décalage par rapport à l’énumé-ration des perturbations physiologiques évoquées plus haut. Quelles sont cessignes qui sont toujours mis en valeur, en lumière, dans les tableaux de Tissot etde ses disciples? Principalement trois, immédiatement repérables : la maigreurextrême, le teint blanc, gris ou jaune, les yeux cernés (auquel il faut ajouter, sou-vent, la présence de boutons). Bien entendu, cette mise en relief des effets de lamasturbation prend une efficacité redoutable lorsqu’il s’agit de jeunes filles : toutce qui relève de la perte de la beauté est alors privilégié, et l’enlaidissement pro-gressif des patientes est décrit avec une précision qui confine au sadisme.

Plus généralement, cette insistance sur les signes extérieurs de l’onanismeparaît avoir une double fonction: 1. montrer, de la façon la plus directe possible,au masturbateur ce qu’il va devenir ; 2. mais aussi lui montrer l’image qu’il vaoffrir aux autres, et qui va le dénoncer immanquablement au médecin d’abord, àses proches suffisamment avertis ensuite, à la société tout entière enfin.Tissot citeainsi cette lettre angoissée d’un de ses patients : « il me semble […] que chacun litsur mon visage l’infâme cause de mon mal ; et cette idée me rend la compagnieinsoutenable»16. C’est en ce sens qu’on peut, me semble-t-il, parler de stigmatisa-tion: le médecin donne à voir les méfaits de l’onanisme, et, ce faisant, il tente d’ac-cabler l’onaniste sous le poids d’une double angoisse: celle de devenir semblableau monstre qui lui est présenté, mais aussi celle d’être reconnu par ses semblablescomme criminel lui-même, marqué d’une flétrissure infamante.

14. Ibid., p. 44-46. L’onaniste n’a presque plus figure humaine : il est un monstre, c’est-à-direquelqu’un qu’on montre, justement.

15. Ibid., p. 48-49.16. Ibid., p. 104.

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L’utilisation de ces mises en scène, à côté des efforts déployés pour expli-quer – utilisation récurrente après Tissot, répétons-le –, pose un problème :celui de leur caractère véridique ou fabriqué ; cette question est d’autant pluslégitime que Tissot lui-même met en doute l’authenticité des cas rapportésdans Onania. À ce niveau, une distinction doit s’opérer. Il est évident, d’abord,que de nombreux cas évoqués ou décrits par Tissot ne relèvent pas de la mas-turbation mais de pathologies diverses. Le lien qu’il établit entre ces maux et lamasturbation (lien qui tourne à l’obsession), s’il est contestable, ne remet pasen cause la réalité des cas rapportés : si l’on croit au schéma explicatif préa-lable, ils sont tout à fait crédibles. Par ailleurs, de nombreux patients, plongésdans l’angoisse la plus profonde par la lecture d’Onania ou des premières édi-tions de L’onanisme, se sont sans doute convaincus eux-mêmes, portés par unsentiment de culpabilité, que la variété de leurs maux était le prix de leurfuneste penchant. Ils offrent donc dans ce cas, par leurs lettres-confessions, unmatériau de choix à Tissot, et contribuent à nourrir la légende noire de l’ona-nisme. Tissot est donc sans doute honnête dans son travail ; mais je seraispresque tentée de dire : qu’importe ? Et quand bien même il ne le serait pas, lavolonté explicite de frapper les esprits ne pousse-t-elle pas à la dramatisa-tion, à l’excès ? Toute mise en scène ne comporte-t-elle pas une part demanipulation ?… La fin justifierait-elle les moyens ? On peut le croire enlisant ce qu’écrit en 1846 le docteur Devay, auteur d’une Hygiène des familles àgrand succès : «On a vu quelquefois de jeunes sujets renoncer à leurs tristeshabitudes, après qu’on leur ait fait entrevoir que les parties tombaient en gan-grène à la suite de ces attouchements. Cette menace qui, au bout du compte,n’est qu’une supercherie, laisse d’ordinaire à l’esprit les plus fortes et les plussalutaires impressions. 17 » Cet aveu (tout est bon pour convaincre, en somme)permet d’étudier avec une certaine distance critique les autres formes de miseen scène développées ultérieurement.

En effet, les deux modèles de base que constituent la lettre et le tableauconnaissent, au début du XIXe siècle, des prolongements, des déclinaisons etdes avatars divers (on peut même se demander si la stigmatisation ne prendpas le dessus sur la démonstration qui constituait son pendant chez Tissot). Envoici quelques exemples.

Le premier reste du domaine de la littérature : il s’agit d’une œuvre poé-tique, écrite par le docteur Marc Antoine Petit, chirurgien de l’Hôtel-Dieu deLyon, intitulée Onan, ou le Tombeau du Mont-Cindre. Cette œuvre se présentesous la forme d’un poème de 330 alexandrins, présenté en 1809 à l’Académiedes Jeux floraux de Toulouse, puis à l’Académie de Lyon avant d’être publié lamême année à Lyon, augmenté de 83 pages de commentaires de l’auteur. Lebut de Petit est, clairement, d’éduquer en montrant les ravages de l’onanisme,comme le précise la dédicace au directeur de l’École de médecine de

17. F. DEVAY, Hygiène des familles, Paris, Labé, t. II, 1846, p. 75.

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Montpellier : « Pour les combattre avec succès, j’ai cru qu’il suffisait de lespeindre dans leur honteuse laideur et de faire frémir sur leurs conséquencesfatales. Il fallait éclairer le coupable sur les dangers que souvent il ignore…»18.

Comment faire « frémir » ? En utilisant les procédés préconisés par Tissot.1. D’abord, la profession de vérité ; Petit décrit un cas qu’il assure avoir

connu, car, dit-il, « la vérité a cet horrible avantage qu’elle égale, ou surpassepeut-être ce que l’imagination pourrait concevoir d’affreux »19.

2. La narration exemplaire, ensuite, que je résume : un jeune collégien,Eugène, languit à Lyon sans deviner pourquoi ; son père, inquiet, le fait revenirauprès de lui, à la campagne ; l’air pur et l’exercice semblent lui redonner lasanté mais il retombe vite dans ses habitudes ; son père s’alarme, lui fait avouersa faute et le place auprès d’un ermite qui tente par la prière et la discipline del’arracher au vice. Peine perdue : Eugène continue de plus belle, jusqu’à ce queDieu ait pitié de lui et le fasse mourir ; l’ermite l’enterre alors au somment duMont-Cindre et inscrit sur la pierre : « Passants, pleurez Eugène… et ne l’ou-bliez pas ».

3. La technique du diptyque : le poème s’ouvre sur un portrait du jeunehomme avant :

« Eugène était son nom : né sous un ciel prospèreIl en avait reçu tous les dons qu’il peut faireL’esprit et la beauté, les talens, un bon cœur,La sensibilité, privilège enchanteurDe vivre dans autrui, d’étendre à tout son âme…»,

et se clôt sur un tableau d’Eugène mourant :

« Triste objet de pitié, de dégoût et d’horreurSpectre que par moments animait la douleurD’un être qui fut homme il n’était plus que l’ombre.Sur la paille couché, dans un asile sombre,De l’air qui l’entourait souillant la puretéLui rendant le poison d’un air plus infectéIl cherchait l’aliment et sa main défaillanteLe portait avec peine à sa bouche sanglante.(Et ce même aliment, bientôt contraint de fuirQuittait un faible sein qu’il ne pouvait nourrir).Sa tête, malgré lui, constamment inclinée,Au poids de la douleur semblait abandonnée.Son corps tout ulcéré, fatigué du repos,Se blessait sur lui-même et centuplait ses maux.Et le ver du cercueil, dans son horrible joie,Devançait ses festins et dévorait sa proie.20 »

On remarquera, bien sûr, l’analogie assez nette avec l’observation de l’hor-loger de Tissot, ce qui jette un doute sur la véracité du cas rapporté par Petit.

18. M. A. PETIT, op. cit., p. I.19. Ibid., p. IV.20. Ibid., p. 1-2 et 12-13.

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4. La stigmatisation proprement dite, c’est-à-dire la mise en valeur desaspects extérieurs de la déchéance, dont je citerai quelques extraits seulement :

« Ses yeux caves, son front morne et décoloréSon regard loin de lui vaguement égaré […]Ses traits défigurés, leur affreuse maigreurLe plomb de leur sillon imprimant sa couleur […]Se soutenant à peine, incertain, chancelant,Sous ses genoux courbés traînant un pied tremblant »21

Tout, dans le portrait d’Eugène, dénonce l’onaniste que le docteur Petit seflatte d’ailleurs de reconnaître « au premier aspect ».

D’autres formes de mises en scène peuvent être évoquées qui ne relèventplus, cette fois, de la forme écrite : il s’agit de mises en scène en deux ou troisdimensions, sous formes d’images ou de figurines. Le plus curieux et le plusspectaculaire exemple de ce procédé est sans doute celui du musée de cires dudocteur Bertrand, qui a été exposé plusieurs années à Paris avant d’être trans-porté à Marseille. De ce musée ne subsistent malheureusement que deux édi-tions d’une sorte de catalogue commenté par l’auteur, mais hélas pas illustré.Après avoir admiré les nombreuses cires consacrées à la physiologie anatomiqueou à l’histoire naturelle, le visiteur se trouvait confronté à ce qu’on peut supposerêtre une vitrine contenant cinq grandes pièces que le catalogue décrit ainsi :

«1°. Un jeune homme réduit à l’agonie et dans le dernier degré de maigreur par la mastur-bation […]2°. Un jeune homme d’une figure intéressante, jouissant d’une parfaite santé3°. Le même, devenu hideux par la masturbation4°. Une demoiselle d’une grande beauté, jouissant d’une parfaite santé5°. La même, six mois après, devenue très laide, maigre et exténuée, pour s’être livrée auxvices solitaires, dont elle eut le bonheur de se corriger par le mariage. 22 »

Ces cinq grandes pièces, sans doute fort impressionnantes, étaient com-plétées en outre de quatre pièces plus petites :

«PARAPHYMOSIS arrivé à un écolier depravando se nam phymosim naturalem haberet.Verge très volumineuse d’un jeune enfant a nutrice fellebre […]. Ulcères dans le vagin d’unejeune fille occasionnés foedissimo ac insanibili frictu ; elle mourut dans un état épouvantable,après avoir fait les délices des sociétés les plus brillantes […]. Cancer du museau de la matrice,provenant turpissimis titillationibus, et aliis rebus…».

Le même visiteur avait d’ores et déjà pu méditer, dans la partie du muséeconsacrée aux maladies de la face, devant « le front bourgeonné d’un jeunehomme très ardent », défiguré par la masturbation, ou dans celle consacrée auxmaladies des organes de la génération devant « les parties naturelles mal confor-mées flagrantissimae puellae a refandis titillationibus »23.

21. Ibid., p. 11.22. J. F. BERTRAND-RIVAL, Précis historique, physiologique et moral des principaux objets en cire pré-

parée et coloriée d’après nature qui composent le museum de Jean-François Bertrand, Paris, Richard, 1801,p. 309

23. Ibid., p. 309-310 ; p. 227 et p. 304.

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Ce type de museum de cires n’est ni nouveau, ni rare. Il se situe dans lalignée des cabinets scientifiques de curiosité du XVIIIe siècle (dont le plus célèbreest sans doute celui du duc d’Orléans) et dans celle des cabinets moins scienti-fiques et davantage voués au divertissement, comme celui de Curtius, exposé àpartir de 1770 dans divers lieux parisiens, et qui mêle cires anatomiques et man-nequins de personnages célèbres. La cire est un matériau réputé pour le réalismeet la précision des réalisations qu’elle permet ; elle est donc souvent utilisée pourfixer en trois dimensions et conserver, dans un but pédagogique, des cas patho-logiques qu’une préparation à l’alcool dénaturerait. On retrouve donc des collec-tions scientifiques au début du XIXe siècle au Museum d’histoire naturelle ou àl’École de médecine, et il semblerait d’ailleurs que le docteur Bertrand, qui a tra-vaillé avant la Révolution avec Desault, ait été un candidat malheureux au postede céroplasticien de ces deux institutions24. Quels sont ses buts, en exposant àtitre privé ces cires? Essentiellement moraux, à en croire l’avertissement quiouvre la deuxième édition du catalogue. Partant du principe que « la plupart desirrégularités et des maladies physiques sont le plus souvent le fruit de l’immora-lité », le docteur se propose donc, en montrant au public les effets de son incon-duite, de l’éduquer et de le corriger : «Montrons donc la vérité, mais avecprudence, c’est le seul moyen de comprimer le vice et d’en arrêter les progrès !…L’exemple ! L’exemple ! Quelle rhétorique ! ». La formule du musée, dont onpeut supposer le coût d’entrée modique, permet de toucher un vaste public. Àen croire le docteur Bertrand, l’objectif dissuasif, en ce qui concerne la mastur-bation, aurait été pleinement atteint. Évoquant la première figure, il explique :«on ne saurait croire les sensations salutaires que cette figure a faites sur l’espritdes jeunes gens. Plusieurs, qui n’étaient pas tout à fait corrompus, m’ont faitl’aveu de leur sincère conversion ! »25. Cette efficacité est corroborée parquelques contemporains, qui saluent l’initiative ; le docteur Doussin-Dubreuilécrit ainsi en 1825 que «ce cabinet très curieux produisait sur les masturbateursqui le fréquentaient beaucoup plus d’effet que tout ce qu’on a écrit sur les dan-gers de la masturbation»26. Quant au docteur Petit, que j’évoquais plus haut, ilassure que « rien n’est plus propre à retenir un jeune homme sur les bords duprécipice que la vue de ces dégoûtantes misères de la débauche»27, et proposeque Napoléon récompense le vaillant Bertrand.

Pourquoi cette efficacité supposée ? On peut penser que, comme le ditDoussin-Dubreuil, elle tient à la mise en scène visuelle. Bertrand salue l’œuvrepionnière de Tissot, mais en souligne aussi implicitement les limites en vantantson propre travail : « Quant à nous, nous l’avons représenté d’une telle façon àen inspirer aux jeunes gens toute l’horreur, et avec plus d’efficacité ; car nous

24. Voir M. LEMIRE, Artistes et mortels, Paris, Chabaud, 1990.25. J. F. BERTRAND-RIVAL, op. cit., p. 4-5 ; p. 309.26. J. J. DOUSSIN-DUBREUIL, op., cit., p. 96.27. M. A. PETIT, op. cit., p. 60-61 ; Petit recommande aussi de faire visiter les hospices aux ado-

lescents tentés par la débauche.

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avons parlé aux yeux, qui frappent mieux que les autres sens. 28 » De ce pointde vue, l’utilisation de la cire, dont l’effet de réalisme est saisissant, s’avère par-ticulièrement pertinente. Enfin, cette efficacité est renforcée par la lecture ducatalogue, que l’auteur a abondamment enrichi de commentaires et d’observa-tions, qui lui permettent d’ajouter à l’effet diptyque procuré par les figures uneffet de narration intéressant.

Dernière forme, enfin, moins spectaculaire, de mise en scène : la gravurequi illustre les livres consacrés à la masturbation, et qui redouble, souvent, l’ex-posé des tableaux ou d’observations accumulés d’ordinaire dans ces ouvrages.Deux exemples peuvent être cités.

Le premier est tiré de l’ouvrage du docteur Rozier, Des habitudes secrètes oudes maladies produites par l’onanisme chez les femmes, qui en est déjà à sa troi-sième édition en 1830. Le livre en lui-même n’est qu’une litanie désespérantede cas, tirés de la littérature médicale ou de l’expérience de l’auteur, et quireprennent les procédés déjà éprouvés par Tissot. L’originalité tient à la pré-sence de quatre gravures qui accompagnent les observations. La première(figure 1) évoque un cas de « gonflement considérable du cou, par la force et lafréquence des convulsions qui résultent si souvent de la répétition de cetteimpudence »29 ; on ne peut s’empêcher de songer, bien sûr à Tissot et à sonhorloger. On notera également les boutons, dartres, ainsi que le cerne noirentourant les yeux, tous symptômes considérés comme fréquents dans les casd’onanisme. La deuxième gravure (figure 2) correspond à l’observation sui-vante : « il est, à ma connaissance, dans une certaine ville, une personne nonmariée, âgée de 23 ans, que le penchant de la solitude a rendu folle furieuse, etqui depuis longtemps est dans l’état d’imbécillité la plus absolue. Elle se laissetraiter comme si elle était absolument privée de vie. Elle ferme les yeux dèsqu’elle voit quelqu’un. Elle a, la plus grande partie du jour, la tête penchée enavant, et se tient constamment en cette attitude sur une chaise »30. Là encore,on relèvera les stigmates habituels : cernes, maigreur excessive, ainsi que l’effetdramatique obtenu par le « décoiffage » de la malheureuse. Une troisième gra-vure représente un autre cas de folie qui a contraint la famille à attacher lajeune personne (figure 3). Mais je préfère insister sur ce qui constitue en fait,dans la pagination du livre de Rozier, la première gravure (figure 4). Pourquoil’évoquer à la fin ? Parce que, placée au tout début de l’ouvrage, elle ne renvoiepas contrairement aux précédentes à une observation précise : c’est LA figurede l’onaniste. Cette figure témoigne de façon exemplaire de la primauté de lavolonté dissuasive des médecins sur la rigueur scientifique, puisqu’elle montreun cas qui n’existe pas, puisqu’elle n’a d’autre fonction que de mettre en scèneet de résumer de façon frappante la punition (et le repentir) de l’onaniste31.

28. J. F. BERTRAND-RIVAL, op. cit., p. 309.29. ROZIER, Des habitudes secrètes ou des maladies produites par l’onanisme chez les femmes, 3e édi-

tion, Paris, Audin, 1830, p. 17.30. Ibid. p. 101.

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C’est un peu la même abstraction ou la même dépersonnalisationqu’on retrouve dans le dernier exemple : celui de la série des seize gravures quiillustrent le Livre sans titre, ouvrage anonyme dont la première édition datevraisemblablement de 1830, et qui est réédité et copié par la suite. Là encore,le contenu du livre est peu original ; ce sont les gravures qui en font tout l’inté-rêt, car elles synthétisent dans le fond et la forme le travail de stigmatisationque j’ai tenté de mettre en évidence. Bien évidemment, la série commence parune gravure représentant l’avant, c’est-à-dire un jeune homme en buste, sou-riant, à la boutonnière fleurie, sur un fond de buisson de roses, et accompagnédu commentaire suivant : « Vertueux, jeune et beau ; il est l’espoir de samère…» ; puis suivent, dans un ordre assez peu rigoureux et crédible (maiss’agit-il seulement de chronologie ?), les manifestations des progrès du mal, oùle commentaire redondant dramatise encore l’effet visuel : « un feu dévorantembrâse ses entrailles, il souffre d’horribles douleurs d’estomac…», « ses beauxcheveux tombent,… sa tête se dépouille avant l’âge…», ou encore « Tout soncorps se couvre de pustules… il est horrible à voir » 32. On y reconnaît les prin-cipaux stigmates, mais noyés dans une accumulation de détails qui constituentle véritable film de la mort annoncée du masturbateur. La dernière vignette,bien sûr, représente le jeune onaniste, méconnaissable, la tête ceinte d’un mou-choir, le visage émacié et vieilli, les yeux clos, accompagné de ces mots : « À17 ans, il expire dans des tourments horribles…». Le lecteur, au hasard desvignettes, peut ainsi s’identifier au malheureux, et se situer dans le temps à unedistance plus ou moins angoissante du terme de l’aventure33.

Ainsi se trouve mise en scène la déchéance du masturbateur au début duXIXe siècle. Qu’en est-il à la fin de ce même siècle ? L’onanisme continue àeffrayer, certes. Mais il me semble que les mises en scène, notamment ima-gées, ont trouvé d’autres emplois. Ainsi, le badaud qui visite le célèbre muséeSpitzner, installé à Paris de 1856 à 1885, ne tombe plus, entre un bocalcontenant un fœtus double et une figuration grandeur nature de l’opérationcésarienne, sur les damnés de l’onanisme comme dans le musée Bertrand.Non, ce qu’il aura l’occasion de voir, c’est une salle entière (73 pièces)

31. L’attitude, le regard, évoquent même paradoxalement le martyre de l’onaniste.32. Une copie des gravures de l’édition originale peut être consultée dans Antidote moral contre

les suites funestes d’un vice impur qui exerce les ravages les plus affreux sur le genre humain, Tournai, s.d.,(1835). Une série correspondant à la deuxième édition du Livre sans titre (1844) est reproduite parJ. STENGERS, A. VAN NECK, op. cit., p. 24-25.

33. La version belge comporte en outre une 17e gravure, originale cette fois, qui correspond àune observation de Sauvages rapportant « qu’une jeune paysanne, par suite d’impudicité, avait perdule nez, à la place duquel il n’y avait plus qu’une petite proéminence à peine de la grosseur d’un petitpois ; les lèvres étaient presque disparues, et l’ouverture de la bouche tellement rétrécie qu’il était dif-ficile d’y introduire le petit doigt » (Antidote…, op. cit., p. 54). L’observation parle d’impudicité, et estsituée au milieu d’autres qui semblent plutôt évoquer les maladies vénériennes et les caries osseusesoccasionnées par la syphilis : qu’importe ! On est dans le même cas de figure qu’avec le docteur Devay,cité plus haut : si on arrive à convaincre les onanistes qu’ils vont être rongés de l’intérieur, le résultatimportera plus que l’approximation par laquelle on y sera parvenu.

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LA STIGMATISATION DU VICE SOLITAIRE 171

FIGURE 1 FIGURE 2

FIGURE 3 FIGURE 4

Source: Rozier, Des habitudes secrètes ou des maladies produites par l’onanisme chez les femmes, 3e éd., Paris, Audin, 1830.© Bibliothèque de la faculté de médecine de Paris.

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consacrée aux maladies vénériennes, dont j’extraie, au hasard, la « face d’unjeune homme de 23 ans ayant voulu se guérir lui-même » ou « un crâne d’unsujet mort de la syphilis maligne ou tertiaire, avec carie des os, perforationdu palais, des sinus, etc. ». Il aura peut-être vu auparavant la collectiond’Hygiène sociale du même musée sur les effets néfastes de l’abus d’alcoolsur l’organisme, où des moulages de foies sains voisinent avec des foieshypertrophiés et congestionnés. Par ailleurs, tout le monde connaît la célèbrecollection de diptyques qui ornaient les salles de classe de l’école républi-caine au début du siècle, représentant le visage d’un homme sain et le visagede ce même homme, quelques mois après, ravagé par l’alcoolisme.

La stratégie dissuasive par l’image, expérimentée sur l’onanisme, a doncune postérité. Il semblerait même qu’elle fonctionne encore, si l’on en croitcette citation que j’ai extraite, pour clore ce travail, de L’initiation sexuelle deG. Bessède (1911), où le narrateur surprend son fils en pleine initiation :

« Je t’ai montré un ivrogne une fois, tu te rappelles ? Je t’ai montré aussi des photogra-phies d’alcooliques aux visages ignobles, à l’allure générale parfaitement repoussante.Tu vasvoir maintenant des photographies d’enfants qui ont pris l’habitude de se toucher le sexe ; tusauras quels affreux petits bonhommes ils sont devenus. Je sortis alors quelques gravuresextraites d’une revue médicale et reproduisant les traits d’adolescents adonnés à la mastur-bation ; je les tenais depuis quelque temps dans mon portefeuille, prêt à les mettre sous lesyeux de mon fils afin d’arrêter, le cas échéant, le mal à sa première manifestation […].Regardez tous deux ces malheureux garçons. En voici un qui a douze ans ; il en paraît six ; etquelle mine affreuse il a ; il ne sait ni lire ni écrire ; à peine peut-il parler ; on a dû l’enfermerjusqu’à ce qu’il guérisse, mais on ne sait pas si on pourra jamais en faire un homme tant sonvice l’a détruit. Je tins encore quelques propos de ce genre aux deux enfants, puis j’emmenaimon fils. Le mauvais exemple n’avait certainement pas eu d’effet regrettable sur lui ; en toutcas il n’en subsista rien grâce à mon intervention immédiate. 34 »

Anne CAROL

UMR TELEMME, CNRS 6570Université de Provence,

5, rue du château de l’horloge, BP 647,13094 Aix-en-Provence cedex 2

[email protected]

34. G. BESSÈDE, L’initiation sexuelle. Entretiens avec nos enfants, Paris, Art et science, 1911, p. 47-49.

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