Article expérience numérique

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Pourquoi travailler sur la poésie numérique ou plutôt sur des exemples de poésie numérique ?

Bien souvent, la poésie est associée chez les élèves à une forme versifiée et sert à exprimer les sentiments de l’auteur, un auteur souvent mort d’ailleurs puisqu’appartenant généralement au XIXème siècle. L’apprentissage et l’étude de la poésie tels qu’ils sont pratiqués à l’école ont bien évidemment leur part dans ces stéréotypes. Il est nécessaire de montrer que la poésie existe aujourd’hui, qu’elle a bien changé depuis le XIX siècle et Victor Hugo, qu’elle s’est adaptée aux nouveaux modes d’expression, qu’elle a su en tirer parti. Bien sûr, on peut rencontrer aujourd’hui de nombreuses formes de poésies qui, sans pour autant respecter les codes de versification, sont imprimées, peuvent être lues de façon traditionnelle et néanmoins renouveler la conception de ce genre chez un public scolaire. Pourquoi alors se tourner spécifiquement vers le numérique ?

Le numérique est à la mode et on nous engage à le pratiquer davantage dans notre enseignement et peut-être sommes-nous à l’aube d’une révolution semblable à celle produite par l’imprimerie. Si l’écriture et la lecture ont été modifiées par la chose imprimée, il en sera (est peut-être déjà) de même avec l’introduction du numérique. Le monde littéraire, depuis une quarantaine d’années, s’est emparé de ce mode d’écriture et de diffusion et a su produire bon nombre d’œuvres surprenantes et fort intéressantes. Nul doute qu’il y a là matière à exploration et remise en cause des idées reçues des élèves. Cependant comment le numérique est-il perçu par des adolescents ? Comment ces œuvres sont-elles reçues ? Comment sont-elles même lues ?

Le numérique est également victime de préjugés. Une enquête rapide a permis de voir que les élèves associaient majoritairement le numérique à l’image, aux jeux, avaient par ailleurs une vision assez négative de l’Internet perçu comme dangereux, source d’addiction. Le lien entre littérature et numérique n’était pratiquement jamais établi. Il devenait donc urgent de montrer qu’il existe des créations littéraires numériques.

L’expérience qui suit n’a pas pour but d’étudier véritablement des œuvres mais d’observer la perception, la lecture que peuvent en faire des élèves. Nous avons davantage cherché à préciser la réception que les œuvres elles-mêmes. L’étude s’inscrit dans un projet plus vaste qui vise à prendre en compte les nouvelles relations introduites par le numérique en matière de support et surtout de médiation.

Le public concerné par l’expérience est constitué de vingt élèves de seconde ayant choisi comme enseignement d’exploration « littérature et société ». Ce choix témoigne, on veut le croire, d’une certaine sensibilité à la littérature. La lecture d’œuvres poétiques numériques est la première étape d’un projet plus général, s’étalant sur un trimestre « lire, écrire, publier… avec le numérique ». Trois œuvres ont été soumises au regard des élèves, qui ont eu à remplir un questionnaire visant à préciser leurs réactions. Les lecteurs (puisqu’on privilégie ici la notion de lecture, même si cela reste évidemment discutable) étaient deux par ordinateur, ce qui les a malheureusement, parfois, amenés à répondre d’une façon conjointe, même si les questions appelaient une justification entièrement personnelle.

Les œuvres proposées au regard des élèves ont été choisies pour représenter plusieurs tendances de la poésie numérique. Il s’agit du site d’Annie Abrahams1, du recueil 10 poèmes en 4 dimensions de Xavier Malbreil2 et du poème visuel « the Child » d’Antoine Bardou-Jacquet3.Le site d’Annie Abrahams, dont la première page est donnée, présente un texte très dense, de nombreux liens, l’utilisation de fond sonore, de vidéo mais peu d’animation. La dimension multimédia est néanmoins très claire. Pour 10 poèmes en quatre dimensions de Xavier Malbreil l’identification du caractère poétique semble évidente (du moins pour le professeur !). On retrouve la présence de liens, d’animation, si l’ordinateur le veut bien. Avec « The Child » d’Antoine

1 http://www.bram.org/2 http://0m1.com/10_poemes_en_4_dimensions/index.htm3 http://www.youtube.com/watch?v=wgHOGqmRVR8

Bardou-Jacquet, c’est l’aspect cinétique qui est mis en valeur, on se rapproche du calligramme puisque les objets sont remplacés par des mots. Une forme de récit est également reconnaissable puisque l’on suit la course d’un taxi, convoyant une femme enceinte jusqu’à la maternité.

Les élèves ont eu à visionner les œuvres, à les explorer comme bon leur semblait puis à répondre à un questionnaire, généralement ouvert, qui ambitionnait d’explorer progressivement la réception de ces pages numériques.

Les premières questions visaient à expliciter la lecture au sens de vision, la perception même de ces œuvres en demandant aux lecteurs ce qu’ils avaient vu. La partie suivante du questionnaire les amenait à exprimer leurs impressions et sentiments. On a ensuite tenté de faire prendre conscience de la spécificité de l’œuvre numérique pour aborder finalement le process de lecture et de compréhension.

La lecture des œuvres

Comment ces œuvres ont-elles été perçues ? La question proposée était la suivante : « Décrivez une page de chaque site le plus

précisément possible ». L’exercice en lui-même a semblé problématique. Les réponses souvent très réduites, sans organisation, ont mis en évidence la difficulté à regarder une page numérique (ou par ailleurs n’importe quelle « image »). Comment diriger le regard ? Comment se repérer ou même que faire ? Le « faire » posant également un problème… Manifestement le support numérique dans la multiplicité d’objets qu’il propose remet en question la lecture qui n’a que peu à voir avec celle pratiquée sur un support livresque.Observons comment chacune des trois œuvres a été « lue », les éléments que les observateurs ont repérés et identifiés.

site d’Annie Abrahams

Ce qui a été vu par les élèves (questionnaire ouvert)

Nombre d’élèves faisant cette proposition (sur 20)

traduit en anglais un poème des liens un compte tweeterdes pots de fleur des poèmes un site de traductionune barre de recherche des mots une biographieun long texte écrit en français et en anglaisune chanson des icônes

14754432211111

Le poème n’a pas été reconnu réellement que pour dix élèves. Le professeur prend tout à coup conscience qu’effectivement la littérature « ne va pas de soi » et ce que lui, enseignant, acceptait tout naturellement comme appartenant à la littérarité n’est que rarement identifié en tant que telle. On pourrait même penser que le support numérique s’oppose en quelque sorte à la reconnaissance du caractère littéraire. L’aspect interactif n’apparaît que pour cinq adolescents. Là encore, la surprise est de taille. Il semblerait habituel d’associer Internet et interactivité, or, cette dernière possibilité offerte aux lecteurs est fort peu reconnue et pratiquée. Par contre, les élèves ont été très attentifs au bilinguisme de la page, le site devient même un « site de traduction » pour deux d’entre eux. Peut-être peut-on expliquer cette attention particulière à la présence d’autres langues dans la mesure où rares sont les occasions d’étudier, en classe de littérature des textes appartenant à une langue étrangère. Par contre, quiconque navigue sur le Web est confronté à une autre langue, l’Anglais par exemple4. Les fonctions que l’on peut trouver dans un site et les outils que l’on peut y associer ont été repérés.

On voit que l’Internet est un outil pour traduire, pour faire des recherches, archiver … mais pas pour présenter des poèmes !

10 poèmes en quatre dimensions http://0m1.com/10_poemes_en_4_dimensions/index.htm

Ce qui a été vu par les élèves (questionnaire ouvert)

Nombre d’élèves faisant cette proposition

poème une animation cliquerdescription couleur présence d’un auteur pagesle mot « choux »

10754211

4 L’aspect polyglotte du texte numérique semble avoir tellement frappé les élèves qu’un groupe choisira, dans l’étape suivante, lorsqu’il s’agira d’écrire une nouvelle sur le thème du numérique, d’émailler le texte produit de phrases anglaises, espagnoles, et..ourdou !

L’idée qu’il s’agit de poème a été reconnue et mentionnée par dix élèves. Il est certain que le titre de la page les y incitait fortement. On peut quand même s’étonner que la moitié du groupe n’en fasse pas état. L’aspect visuel, commentaire des couleurs, repérage de l’animation, a été souligné par sept élèves pour l’animation et quatre élèves pour la couleur, soit onze élèves (aucun élève n’ayant bizarrement commenté ET l’animation ET les couleurs). La part de l’image est sur cette page plus grande que dans le travail d’Annie Abrahams, les adolescents sont habitués à associer l’Internet et l’image, il est donc logique que le repérage ait été plus large ici. En ce qui concerne l’interactivité, à nouveau, elle n’a été mentionnée que par cinq lecteurs. Encore une fois cette dimension et spécificité du numérique ne semble guère prise en compte.

“the Child” http://www.youtube.com/watch?v=wgHOGqmRVR8

Ce qui a été vu par les élèves (questionnaire ouvert)

Nombre d’élèves faisant cette proposition

les mots remplacent les objetsvidéo présence d’un auteurtrajet idée d’une narration barre d’outil poème numérique clip poème

1281111111

Le principe de l’œuvre, qui se rapproche du calligramme animé a été identifié par une grande majorité (17 élèves) mais le terme de « calligramme » n’apparaît pas dans les réponses. Pourtant, il est vraisemblable que tous ont eu affaire à des œuvres de cette nature dans leur scolarité mais le lien entre ce qu’ils ont pu étudier et ce qu’ils voient alors n’est pas fait. L’œuvre numérique n’est évidemment pas perçue comme le prolongement d’œuvres antérieures, n’est pas placée dans un contexte culturel. Ou du moins dans un contexte littéraire car les élèves ont davantage su rapprocher cette page de leur propre culture numérique, une culture encore une fois liée surtout à l’image et à la musique, plus proche de leurs propres pratiques de l’Internet. En effet, huit d’en eux parlent de « vidéo », un de « clip », mais un seul propose le terme « poème ». L’idée d’une narration n’a été clairement mentionnée qu’une seule fois.

Voir oui, lire… pas forcément … interagir certainement pas : telle semble être la conclusion qui s’impose après l’étude des rapides descriptions des œuvres.

Les effets produits

Comment les élèves ont-ils réagit aux œuvres ? Peut-on parler d’une « expérience esthétique » d’après leurs réactions ?

On peut d’abord noter la perplexité des élèves face aux œuvres. Peut-être la difficulté aurait-elle été la même face à n’importe quel écrit d’avant-garde, ou même à n’importe quel poème dans la mesure où on leur demande d’expliciter un « effet », ce qui n’est pas toujours évident. La poésie numérique s’écarte très largement de ce que les élèves ont vraisemblablement étudié dans leur cursus, c’est-à-dire une poésie versifiée. Peut-être leur sensibilité n’est pas forcément mise en action en général, mais il y a fort à parier que ce qu’ils ont vu les a largement déconcertés. C’est effectivement le terme « étrange » qui revient le plus fréquemment, avec sans doute une connotation assez péjorative, suivi des adjectifs « étonnants » et « originaux », certainement un peu plus

valorisants. On note un sentiment très ambivalent : ces œuvres peuvent aussi bien être perçues comme inquiétantes que comme, bizarrement, « rassurantes ». Un entretien personnel aurait permis sans doute d’explorer plus amplement ces réactions.

La question suivante (« effets produits : ça …… (à compléter ») était certainement trop vague, trop ouverte, et les réponses5 ont été assez scolaires et convenues. On retrouve les deux pôles que les élèves ont l’habitude de développer dans leurs dissertations : placere, docere (plaire ou séduire, faire réfléchir) mais il est à noter que le numérique génère une angoisse qui apparaît en premier face aux oeuvres auxquelles les élèves ont eu affaire. Il y a bien la présence d’une réaction esthétique de l’ordre du plaisir (étonnement rire, séduction, évasion) mais aussi un certain nombre de réponses témoignent d’un malaise, d’une angoisse, qui seraient peut-être plus proches de celles suscitées par des œuvres modernes, et, pourquoi pas, postmodernes.

4 non réponse5 peur angoisse4 étonnement 4 rire4 réfléchir3 séduisant2 évasion

La reconnaissance de la littérarité numérique

Les élèves ont eu ensuite à chercher une définition de la poésie numérique en réponse aux questions « Qu’appelle-t-on « poésie numérique ? » Quelles sont les différentes sortes de poésie numérique ? » Il s’agissait, d’une certaine manière, de lever les préjugés quant à la littérarité de cette chose nouvelle qu’ils découvraient. Les élèves devaient ensuite répondre à la question suivante : « ce que vous avez vu dans l’étape 1 vous semble-t-il correspondre à une définition de la poésie numérique ? » pour enfin comparer leur conception de la poésie avec les œuvres numériques « Par rapport à ce que vous connaissez de la poésie, vous retrouvez … (à compléter) mais il n’y a pas …. (à compléter) En plus il y a (à compléter). »

Les élèves ont-ils reconnu la poésie numérique en tant que genre à la fois proche et distinct de ce qu’ils ont pu pratiquer ?

Visiblement les obstacles à l’acceptation du caractère littéraire des œuvres n’ont pas entièrement été levés….Si deux lecteurs n’ont pas répondu à cette question, les travaux de recherche préalables n’ayant pas été faits, deux ne reconnaissent pas le statut de poésie numérique parce que pour eux il ne s’agit de toute façon pas de poésie. Une … doute !

5 1.étonnement 2.néant 3.plus accrocher – changer la vision que l’on a de la poésie 4. donne une image plus jeune de la poésie/ plus d’intérêt / plus d’idées 5 .peur, rire angoisse 6.effet étrange, change notre façon de lire 7. néant 8.néant 9.fait peur, beaucoup de choses auxquelles on ne s’attend pas, musiques angoissantes, plusieurs langues 10.ca apaise, change d’atmosphère 11. ca fait peur, ca angoisse 12.ça surprend, rire 13.donne à voir, à comprendre, à écouter 14.donne à voir, à comprendre, à écouter 15. permet de s’évader, nous entraîne dans une aventure 16.…. notre imagination ? nous entraîne à réfléchir 17. fait peur – intrigue – fait rire 18. étrange, pas la même lecture, choque 19.angoisse fait réfléchir, fait rire 20.néant

Quinze élèves, gentiment, scolairement, identifient le « genre » poésie numérique et le justifient par l’animation (5 d’entre eux), le support informatique (3 élèves), l’interaction (2 élèves). Cinq n’ont pas justifié.

non réponsenon reconnaissancedoutereconnaissance

La question suivante visait à approfondir l’identité de la poésie numérique et la reconnaissance de sa spécificité, non seulement poétique (disons au sens de jeu sur les mots) mais également intermédiale.

Le caractère multimédia a été généralement perçu qu’il s’agisse de la présence d’images (15 élèves) de son (11 élèves) ou d’animation (9 élèves). L’« intermédialité » semble donc bien avoir été reconnue du moins sur le plan visuel. L’aspect sonore est moins perçu, peut-être parce que le visuel reste d’une certaine manière encore proche de la lecture traditionnelle. Cinq élèves seulement ont été sensibles à l’interactivité. Le comportement face à l’œuvre numérique reste essentiellement spéculaire, empreint d’une certaine passivité. Est-ce lié au fait que l’image domine dans la représentation, imaginaire, d’une œuvre numérique ? Il est en effet frappant que sept élèves seulement aient mentionné l’utilisation de « mots ». L’aspect littéraire disparaît finalement de la réception.

Cette question nous a permis d’explorer, très brièvement et confusément la représentation de l’imaginaire numérique et l’on peut constater que le numérique reste irrémédiablement associé à l’image, au multimédia certes mais au « voir » surtout. La dimension interactive, agissante n’est pas réellement pratiquée.

3 non réponse15 aspect visuel (image couleur)9 animation vidéo11 sonore7 littéraire (mots…)5 interaction

En notes les termes proposés élèves par élèves6

La comparaison avec l’idée que les élèves se faisaient auparavant de la poésie a été révélatrice. Attardons-nous un instant sur ce qui est proposé comme définition « personnelle » de la poésie (question posée à la fin de la séance). Rien de bien surprenant de prime abord : la poésie est d’abord associée aux vers (9 élèves), elle présente « un langage soutenu » (4 élèves), est liée aux « sentiments » (3 élèves), « doit dire quelque chose » (4 élèves) et posséder une « structure » (3 élèves). Plus surprenant, elle « raconte une histoire » (3 élèves) et … « est écrite sur du papier » (2 élèves) ! On retrouve donc la présence de repères formels, vers, rimes... Dans un cas, est mentionnée la notion de figure de style. On note également l’attachement à une poésie du sens et des sentiments, à une poésie lyrique donc. Par contre, la poésie est associée assez souvent à l’idée de récit, d’histoire (peut-être à cause de l’influence de la fable…). Ces images de la poésie sont bien évidemment le reflet de l’enseignement de la poésie tel qu’il a pu être dispensé dans les années précédentes.

Du côté de la lecture en tant que déchiffrage, construction du sens, l’œuvre numérique est-elle perçue différemment ?

La dernière question « lit-on une œuvre numérique différemment ? Qu’est-ce qui change ? » incitait les élèves à prendre du recul sur leur pratique de lecteurs, et des éléments de réponse à cette question ont pu apparaître à d’autres endroits du questionnaire7. Quelques remarques reviennent régulièrement : le regret du support papier et de ses sensations (7 élèves), l’absence de sens de lecture (4 élèves), la modification de la lecture par l’animation (3 élèves), le multimédia perçu comme un ajout (2 élèves) une compréhension facilitée par la présence de multimédia (2 élèves).

Ainsi la différence de support a été perçue et mentionnée par sept élèves. La présence d’animation est relevée comme élément modificateur de la lecture, parfois positif (« le poème est plus puissant » « la compréhension est plus facile ») parfois négatif (« perte de concentration »).

61. couleur – informatique – formes – animations 2. image animation vidéo –musique 3.image – sons - mouvement 4. image – mouvement – son 5. néant 6. mots images interaction sons 7. Néant 8. Néant 9. sons, images, vidéo, liens 10. verbes, paragraphes, textes, phrase 11. sons images vidéo liens 12. verbes adjectifs, image, vidéo 13. ordinateur animation lettres numérisation 14. ordinateur animation lettres numérisation 15. langue mots musique sonorité 16. langue mots musique sonorité 17. image sons liens 18. son image interactivité vidéo 19. son image video liens 20. informatique et couleurs

7 Réponses détaillées présentes en annexe

Néanmoins ce qui revient le plus fréquemment, c’est la difficulté de compréhension. Laissons la parole à Rachel : « Ma conception de la poésie numérique est que ce sont des phrases qui souvent n’ont aucun sens, des mots qui bougent, c’est très coloré, animé. Il y a aussi des vidéos, des images, des mots dans d’autres langues. La poésie numérique est pour moi un désordre de mots. Ma conception de la poésie est que c’est un texte avec quelquefois des rimes, dans l’ordre, des phrases qui ont une logique, un sens. C’est une histoire. La poésie est un ressenti de sentiments. Sur un support littéraire (livres) ». Un des obstacles mentionnés ici est lié à la nature de la page numérique qui ne propose pas la même structure, la même organisation, qu’une page imprimée, a fortiori un poème versifié. Les objets sur lesquels le regard peut se porter sont divers, voire disparates : « des vidéos, des images, des mots dans d’autres langues » (surtout sur le site d’Annie Abrahams). Il n’y a pas de sens de lecture aisément repérable. Une autre élève écrit « « Il y a plein de textes les uns sur les autres qu’on a du mal à lire ». Le mouvement, celui des textes animés, a des chances de gêner la lecture même. De plus, la stratégie de lecture et d’interprétation que doit mettre en œuvre l’élève diffère vraisemblablement d’un texte à une image ou à une « image du texte »… Le sens ne se fabrique pas de la même façon, une adaptation de la lecture est sans doute nécessaire et perçue comme perturbante. En quelque sorte c’est bien la spécificité de l’œuvre numérique qui dérange.

Par ailleurs, une autre explication de la particularité de la poésie numérique tient peut-être au fait, qu’en tant que support lié au virtuel, elle entretient d’autres relations, plus floues, plus brouillées à la réalité et tout particulièrement à la mimesis. Si j’en crois Michael Riffaterre dans Sémiotique de la poésie8, la lecture de la poésie comporterait en fait deux lectures. La première se fait en fonction de la mimesis, et la deuxième est nécessaire pour appréhender la poéticité du texte. Le lecteur mesure alors l’écart entre le texte et la mimesis et perçoit le poème comme étant fondamentalement une distanciation vis-à-vis de la mimesis. Les élèves restent naturellement dans la première lecture, lisent de la poésie comme un récit, un roman. Ils cherchent le lien avec la réalité. Une élève justement trouve que « Ces sites sont angoissants car il n’y a aucun lien avec la réalité ». Le commentaire « ça permet de s’évader » est typique de l’illusion de réalité produite par le roman ou de l’idée que la poésie doit raconter une histoire, donc obéir à une réalité. Il n’y a pas de deuxième lecture qui permette de prendre conscience de la distance avec la mimesis. Dans un poème contemporain, qu’il soit numérique ou non, le lien avec la réalité est très peu repérable et cela explique la difficulté de compréhension. C’est en général le travail du professeur d’amener à une deuxième lecture qui prenne en compte l’écart, l’intertextualité également. L’écart est ici amplifié par l’absence de structure repérable souvent (pas de vers de strophe) qui présente un aspect cohérent, guide, organise la fabrique du sens. A l’inverse, la présence de multimédia installe un nouveau rapport à la réalité. Celle-ci est présente sous forme d’image, de vidéo. Mais il faut ajouter à cela la question de l’ « imaginaire du numérique » et le fait que le rapport à la réalité se pose de façon plus complexe, la notion de virtuel intervenant. C’est peut-être la source de l’angoisse, du malaise qui semble saisir certains lecteurs qui ont pu trouver les sites, je cite, « glauques ». Le rapport à la réalité n’est pas clairement défini, il ne s’agit pas d’une représentation, mais de la création d’une réalité virtuelle. Le poème visuel d’Antoine Bardou Jacquet, dans son aspect narratif, a sans doute été le moins anxiogène, le site d’Annie Abrahams, qui entraîne le lecteur dans sa réalité virtuelle, l’étant bien davantage.

D’autres éléments nous permettent d’explorer davantage cet « imaginaire numérique » et son lien avec l’idée de poésie. Dans les avis formulés en définitive par les élèves, on peut relever deux réticences originales et fort révélatrices. D’abord celle de Célien qui écrit « On n’a pas le toucher du papier, le support change. Certaines choses diffèrent : du son, des animations peuvent être ajoutés. L’écran crée une barrière entre le lecteur et l’œuvre. ». L’idée d’intimité, de contact direct que j’avais pu associer, visiblement à tort, à l’Internet et au numérique n’est pas ressentie par tous les élèves, loin s’en faut. Quand elle est décelée, elle est plutôt vécue comme une intrusion, quelque chose de très déstabilisant voire malsain. Il semblerait que la proximité, le rapport intime établi par la lecture et, davantage qu’une autre, la lecture de poésie, soit bien davantage associée au contact physique du papier et fort peu avec l’ordinateur. Une autre élève dit ailleurs que le poème,

8 Michael Riffaterre Sémiotique de la poésie, Le Seuil, 1983

sur papier, c‘était « comme une lettre » qui lui serait écrite. Rappelons que sept élèves regrettent le support papier.

Nous voudrions ensuite isoler la remarque de Tess : « Tout d’abord on n’a pas de support papier, et le poème perd toute sa valeur, il devient un texte écrit sur internet sans forcément d’importance. Tout le monde peut l’avoir écrit. Et il est à la vue de tous. » Ainsi le papier et l’impression restent un gage de qualité et surtout de « littérarité ». La publication, la publicité de l’œuvre, sur Internet, en diminue la valeur. Cela devient quelque chose de commun « sans forcément d’importance ». Le medium Internet, est bien perçu comme étant à la portée de tous et diminue de facto le caractère exceptionnel que doit avoir l’œuvre d’art9.Cette fois, c’est la médiation de la poésie qui est remise en question. Implicitement la politique d’édition et d’impression est reconnue comme garant d’une qualité poétique. Finalement l’avis des élèves sur la poésie numérique est globalement assez négatif. Le caractère littéraire des œuvres est finalement peu reconnu. Certes il s’agit d’une poésie contemporaine que, même écrite, certains n’auraient pas reconnue en tant que telle, mais un autre motif de refus semble bien être le numérique en soi, en tant que support multimédia qui nécessite un autre type de lecture, qui implique un rapport différent à la réalité, ou en tant que medium même, peu porteur de valeur.

Est-ce que on va pouvoir étudier en cours un poème numérique ? Sur un groupe de vingt élèves, on dispose d’un capital de sympathie de …. trois élèves qui portent un jugement positif sur ce genre. Treize élèves ont une opinion assez ou franchement négative. Quelques lecteurs ont été davantage sensibles à cette forme de poésie et à ce que le numérique peut apporter. Ainsi Jimmy écrit « Pour moi la poésie a des règles, elle est composée de rimes, de différentes formes de vers, sur papier et sur ordinateur. Il y a des lignes pas d’image, pas de sons, ce n’est pas interactif, elle a un thème (l’amour, la vie) pour moi la poésie numérique vient bousculer la poésie d’ordinaire de base, celle-ci peut avoir plusieurs sens ou ne pas ne avoir, elle ouvre une autre dimension à la lecture de la poésie. » La poésie présentée est bien perçue comme en rupture avec une image plus traditionnelle, surtout en ce qui concerne l’établissement du sens. D’une façon tout aussi naïve, Lili note « Avant d’avoir vu ces sites je pensais que la poésie numérique était seulement une poésie manuscrite informatisée, mais maintenant j’ai une idée un peu plus précise. Pour moi la poésie est tout d’abord une source d’expression qui fait passer des émotions ou un message, un aspect de la vie qu’il soit optimiste ou pessimiste. Ces sites m’ont permis d’ouvrir mon esprit sur un nouveau style de poésie angoissante certes mais intéressantes que j’ai apprécié découvrir et je comprends tous ces poètes aux idées originales et je les soutiens dans leur façon de voir le monde.  » Dans les deux énoncés, l’idée d’une poésie uniquement tournée vers l’expression des sentiments semble dépassée et on peut percevoir une certaine prise de conscience d’un apport du numérique.L’expérience a-t-elle fait évoluer les mentalités, la conception de la poésie ? Cette idée n’est réellement présente que chez deux élèves.

Il va falloir passer outre de nombreuses réticences qui sont également celles liées à une poésie contemporaine. La relation d’intimité, de sensualité propre à la poésie semble disparaître. Le support numérique est ressenti comme une barrière, il n’y a plus de sensations tactiles. Les sensations sonores visuelles ne sont pas perçues comme un gain mais comme une perturbation L’obscurité naturelle de la poésie semble amplifiée par la mise en page, l’absence d’ordre. La reconnaissance du texte en tant qu’œuvre littéraire est problématique. Contrairement à ce qu’on

9 « Editer un texte, le publier, c’est l’investir de valeurs qui l’on associe à l’ouvrage » Poésie et médias XX XXI siècles, Sous la direction de Céline Pardo, Anne Reverseau, Nadja Cohen et Annelièse Depoux, 2012, ParisEditions nouveau monde, Introduction p16

pourrait penser les élèves ne sont pas tout à fait prêts à accepter une littérature numérique et ils ne sont pas équipés pour l’étudier.Cette expérience a permis de mettre en lumière une certaine perception du numérique, de l’internet, de toucher à un « imaginaire numérique » qui ne semble pas toujours être en accord avec la création littéraire. Mais pour que des élèves acceptent de voir changer leur représentation de la poésie, sans doute faudrait-il qu’auparavant ils aient acquis une culture plus approfondie de la poésie moderne et contemporaine. Certains blocages seraient ainsi levés si l’école elle-même consent à se pencher vers des œuvres plus contemporaines, à revoir sa copie quant à l’image de la poésie qu’elle délivre.

AnnexesComparaison lecture sur support numérique et lecture « normale » Question « lit-on différemment un poème numérique ? »1. Il n’y a pas de phrase construite.2. Le poème en lui-même reste le même mais avec le poème numérique il peut devenir plus puissant car sa portée devient aussi auditive ou visuelle. Cela peut rendre le poème plus vivant et sa compréhension peut devenir alors plus simple.3. On lit différemment car c’est plus animé.4. Le fait que le poème soit animé change énormément, la lecture est différente, on peut le lire de haut en bas ou alors cliquer sur un mot pour en faire apparaître de nouveaux.5. Non pas forcément, c’est juste sur écran.6. pas de réponse sur la lecture7. On lit différemment, on n’a pas la même concentration.8. On lit différemment « on n’a pas la même concentration.9. Ça se lit un peu n’importe comment dans tous les sens.10. On n’a pas le support entre ses mains, on a juste un écran, on ne ressent pas les mêmes impressions, et sentiments, l’histoire est différentes et on est moins attiré par elle. De plus à force de lire sur un écran, on a mal aux yeux, et on est obligé d’arrêter la lecture, alors que pour lire un livre on peut lire des pages et des pages, il sera toujours aussi attractif.11. On lit différemment un poème numérique car pour le poème numérique on regarde de partout, sur un écran, alors que sur une poésie on tourne les pages.12. On lit un poème différemment par rapport au support papier. Quand on lit un poème ça fait mal aux yeux au bout d’un moment, tandis qu’un poème sur papier on peut le lire autant de fois qu’on veut mais on n’aura pas mal aux yeux.13. ce n’est pas le même support. Comme ce n’est pas le même support, on ne peut pas lire pareil, tout simplement parce que sur un livre on peut toucher les pages et même les sentir si on a envie. Avec le numérique, on n’a pas le même toucher ni la même matière, ce n’est donc pas la même sensation.14. On lit différemment car ce n’est pas le même support. Comme ce n’est pas le même support, on ne peut pas lire pareil, tout simplement parce que sur les livres on peut toucher les pages. Avec le numérique on n’a pas les mêmes sensations.15. Tout d’abord on n’a pas de support papier, et le poème perd toute sa valeur, il devient un texte écrit sur internet sans forcément d’importance. Tout le monde peut l’avoir écrit. Et il est à la vue de tous.16. Sur un écran on n’a pas un support papier, on ne tourne pas les pages, je préfère un poème non numérique17. Je lis plus vite lorsque c’est numérique, le numérique peut contenir des liens.18. Ce qui change est le sens de lecture, il n’y a pas d’ordre/ les mots peuvent être dispersés au lieu qu’il y a des phrases alignées.19. Un poème numérique stimule plusieurs de nos sens pas seulement la vue comme un poème classique. la poésie numérique paraît moins compréhensible et plus désordonnée, mais si on comprend le but et la logique, elle devient plus fluide et plus compréhensible. Le support change donc je pense que notre façon de lire change aussi, on n’est pas dans le même état d’esprit.20. On n’a pas le toucher du papier, le support change. Certaines choses diffèrent : du son, des animations peuvent être ajoutés. L’écran crée une barrière entre le lecteur et l’œuvre.

Définitions de la poésie et comparaison avec l’expérience numérique

1. Pour moi, une poésie est un texte écrit soit en vers, soit en prose qui raconte une histoire. Les sites proposés ne répondaient pas à ces critères et de ce fait ne nous montraient pas des poésies traditionnelles. Cependant comme je ne connais pas le concept qu’est la poésie numérique, je ne peux que conclure que la poésie numérique appartient à un registre tout à fait différent de la poésie du XVIIIème, XIXème XXème siècle. C’est donc un nouveau genre à découvrir sur le net.

2. Pour moi, la poésie est une forme d’art, un moyen d ‘expression qui existe depuis déjà très longtemps. La poésie est partout, elle nous entoure. Elle cherche à faire passer un message, une idée. La poésie numérique a le même rôle, la seule différence est son support qui n’est pas le papier.

3. Pour moi, la poésie est un texte poétique qui est généralement écrit dans un langage soutenu. Pour ce que je viens de voir, ça ne correspond pas à de la poésie. Pour moi, il n’y a pas à cliquer de partout pour lire ou à regarder une vidéo car on est moins concentré sur le contenu mais plus sur le mouvement.

4. La poésie est selon moi une forme d’expression artistique servant à certaines personnes ne sachant pas exprimer autrement leurs sentiments. La poésie numérique est une forme revisitée de la poésie qui peut approfondir le visuel et donner à certaines personnes un nouvel intérêt pour la poésie.

5. Un poème pour moi, c’est des petits textes (récits) construits avec des phrases recherchées. Les phrases racontent une histoire pour nous situer dans l’histoire. Ces sites sont angoissants car il n’y a aucun lien avec la réalité. Ils ne sont pas intéressants. Il y a plein de textes les uns sur les autres qu’on a du mal à lire. Il y a un site qui a un fond rouge et des textes qui défilent sur le thème de la mort ; la version audio est pire.

6. La poésie comporte des règles, comme la forme des vers qui sont choisis avec subtilité alors que la poésie numérique peut avoir des rimes ou pas. Elle est en interaction et peut se déplacer sur la page.

7. Pour moi la poésie a deux genres la poésie qui permet de s’évader vers un autre monde et qui nous sort de notre vie habituelle pour nous emmener très loin et la poésie qui éloigne du rée l ( ? )

8. idem 79. Pour moi la poésie c’est un texte écrit en vers ou en prose avec des rimes sur un thème particulier.

La poésie numérique est très loin de la conception de la poésie car il n’y a pas vraiment de phrase, tout est dans le désordre et il y a beaucoup plus d’autres supports, audio, visuel. Je pense que la poésie numérique est un univers littéraire assez spécial, je n’en avais jamais entendu parler avant.

10. 011. Ma conception de la poésie numérique est que ce sont des phrases qui souvent n’ont aucun sens, des

mots qui bougent, c’est très coloré, animé. Il y a aussi des vidéos, des images, des mots dans d’autres langues. La poésie numérique est pour moi un désordre de mots. ma conception de la poésie est que c’est un texte avec quelquefois des rimes, dans l’ordre, des phrases qui ont une logique, un sens. C’est une histoire. La poésie est un ressenti de sentiments. Sur un support littéraire (livres) .

12. La poésie numérique c’est une poésie écrite sur l’informatique. Ce qui la différencie de la poésie sur papier, c’est que la poésie numérique n’a pas de rimes tandis que l’autre poésie est connue pour ça. La poésie numérique est présentée de façon différente ; elle n’est pas présentée de façon propre. Elle est écrite dans le désordre.

13. Jusqu’à présent la poésie pour moi c’est un texte ou un ensemble de mots qui comporte des vers avec un langage soutenu. Les vers peuvent être nommés de façon différente telles des « alexandrins, octosyllabes » La poésie peut comporter des rimes. la poésie numérique est différente de la poésie sur papier parce qu’il y a des animations, en plus de l’écriture ; pour moi je l’interprète différemment et je ne la lis pas de la même façon.

14. Pour moi, une poésie est un texte qui comporte des vers avec des rimes, un langage soutenu avec l’ensemble des mots. C’est aussi un texte écrit sur un support papier. Pour moi la poésie numérique n’est pas une poésie car les vers ne se suivent pas forcément, il y a des images ainsi que de la musique. Puis une poésie doit rester sur un support papier et non sur l’ordinateur car on ne la voit pas de la même façon.

15. Ça nous donne une représentation imagée, ça nous projette dans une histoire. c’est un récit avec des rimes et des vers. Je trouve la poésie sur support papier mieux.

16. Pour moi la poésie c’est un moyen d’expression et de parole. Après avoir vu la poésie numérique, je n’aime pas cette idée, je la préfère sur papier car j’ai l’impression que c’est une lettre écrite pour nous.

17. La poésie est belle, elle assemble les mots. Elle me plait beaucoup plus que la poésie numérique. La poésie numérique est vraiment très bizarre. Elle m’intrigue un peu, j’en cherche le sens. On dirait de la philosophie, c’est ambigu.

18. Pour moi la poésie a des règles, elle est composée de rimes, de différentes formes de vers, sur papier et sur ordinateur. Il y a des lignes pas d’image, pas de sons, ce n’est pas interactif, elle a un thème (l’amour, la vie) pour moi la poésie numérique vient bousculer la poésie d’ordinaire de base, celle-ci peut avoir plusieurs sens ou ne pas ne avoir, elle ouvre une autre dimension à la lecture de la poésie.

19. Avant d’avoir vu ces sites je pensais que la poésie numérique était seulement une poésie manuscrite informatisée, mais maintenant j’ai une idée un peu plus précise. Pour moi la poésie est tout d’abord une source d’expression qui fait passer des émotions ou un message, un aspect de la vie qu’il soit optimiste ou pessimiste. Ces sites m’ont permis d’ouvrir mon esprit sur un nouveau style de poésie angoissante certes mais intéressantes que j’ai apprécié découvrir et je comprends tous ces poètes aux idées originales et je les soutiens dans leur façon de voir le monde.

20. Pour moi la poésie est un ensemble de phrases qui portent un sens. Elle peut servir à dénoncer, critiquer, etc. J’aime beaucoup les figures de style présentes dans de nombreuses poésies. Les sites que nous avons visités sont très différents de la vision que j’ai de la poésie. C’est trop étrange pour moi.