L'ARCHITECTURE DES HÔPITAUX PSYCHIATRIQUES : UN OPÉRATEUR DE POUVOIR THÉRAPEUTIQUE ET...

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Université Michel de Montaigne, Bordeaux 3

Master Sciences humaines et sociales, mention Philosophie

Spécialité en Recherches sur la Nature, l'Homme et la Société

L'ARCHITECTURE DES HÔPITAUX PSYCHIATRIQUES :

UN OPÉRATEUR DE POUVOIR THÉRAPEUTIQUE ET POLITIQUE ?

Anne Jean

sous la direction de Guillaume Le Blanc

Mémoire de Master 2

Années 2008-2010

Pau, le 3 août 2010

À ma grand-mère,

Je remercie en premier lieu Guillaume Le Blanc pour avoir consenti à suivre ce

travail, pour ses conseils et ses encouragements.

Je suis également reconnaissante envers les personnes qui m'ont accompagnée

dans ce travail, par la communication de précieux documents et par des échanges

éclairants et enrichissants :

Dr Didier Jean, Jean Terrel, Claude Collu, Agnès et Michel Pétuaud-Létang,

Lucas Pétuaud-Létang et ma famille.

L’architecture des hôpitaux psychiatriques : un opérateur de pouvoir thérapeutique et politique ?

Introduction : 1

I) L’architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de pouvoir 15 thérapeutique :

1) Genèse et sens du lieu asilaire : une histoire d’interprétations. 15

Confrontation entre l’Histoire de la folie à l’âge classique de M. Foucault et La pratique de l’esprit humain de M. Gauchet et G. Swain.

2) Disposition et critères de l’architecture psychiatrique comme constitutifs de la 30 thérapeutique des malades mentaux. - Un lieu d’accueil

- La sécurité- L’isolement- La classification

3) Ordre et désordre : la guérison comme issue de cette bataille ? 40

- L'espace asilaire comme champs de bataille. - Le précepte pinélien.

4) L’« instrument de guérison » : entre mythe et réalité. 51 Etude de l'architecture psychiatrique conçue comme « instrument de guérison » ou

« machine à guérir » à travers la confrontation des textes de M. Foucault et de J.-E.-D. Esquirol.

II) L’architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de pouvoir 69 politique :

1) Points sur la méthode d'analyse du pouvoir de M. Foucault. 69

- Etude de l'article de 1982 « Le sujet et le pouvoir ».- Comparaison entre le « pouvoir de la souveraineté » et le « pouvoir disciplinaire ».

2) La figure architecturale du panoptisme au sein de l'hôpital psychiatrique. 77

Aspects matériel et symbolique du paradigme du panoptique : Surveiller et punir de M. Foucault.

- Une figure politique des années de la Révolution : article « L'oeil du pouvoir », Dits et écrits II, M. Foucault.

3) La politique intérieure de l'asile : de la « machine à guérir » à la « machine à 88 socialiser ».

- « Le petit gouvernement » de Pinel. - « La machine à socialiser » par M. Gauchet et G. Swain.

4) La politique extérieure de l'asile : problème politique et « biopolitique ». 98

L'architecture psychiatrique comme « instrument de défense sociale » : étude de l'article « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale » de G. Le Blanc.

III) Derrière les opérateurs de pouvoir : les autres visages de l'architecture 110 psychiatrique :

1) Validité et limites de la notion d'opérateur de pouvoir pour l'architecture des hôpitaux psychiatriques. 110

–La « désinstitutionnalisation » du pouvoir psychiatrique.– Validité de l'opérateur de pouvoir à travers l'étude des étapes du projet architectural.

2) L'espace psychiatrique comme pharmakon. 120

– L'isolement.– Le principe de séparation.– La formation d'une contre-société.

3) Hétérotopie et hétérotopies. 129

- Etude de textes de M. Foucault sur le concept d' « hétérotopie » : la conférence radiophonique prononcée en 1966 et la conférence dédiée au Cercle d'études architecturales en 1967.- L'hétérotopie de l'asile à travers les principes de l'hétérotopologie.- Des hétérotopies dans l'hétérotopie : les « zones franches » dans Asiles de E. Goffman.

Conclusion : 142

Bibliographie : 148

Annexe : Photographies des hôpitaux psychiatriques de Bordeaux et de Montauban. 192

Introduction : L’architecture des hôpitaux psychiatriques, un opérateur de

pouvoir thérapeutique et politique ?

Lorsque nous nous promenons et que nous passons à côté d’un hôpital psychiatrique,

nous sommes tout de suite interpellés par ce lieu, en tant qu’il est « chargé en

différences ». Il est différent des autres lieux parce que l’interdiction tacite de ne pas

y entrer nous empêche de pénétrer dans l’enceinte. Nous ne savons pas ce qui se

passe à l’intérieur, mais nous savons pourtant que ce qui s’y joue est emprunt de

gravité et de souffrance. L'image d'Epinal, datant de l’âge classique, du fou à l’allure

monstrueuse tenu fortement par des chaînes, ou celle de l’agité enfermé dans sa

camisole de force, habitent encore notre inconscient collectif.

Un sentiment inexplicable de crainte nous envahit et nous met en garde contre ceux

qui y résident et contre nous-même, par la seule force du lieu et de l’interdiction

tacite qui en émane. Ce sentiment de crainte est dû à notre contact avec une ligne

invisible nous séparant de l’enceinte de l’hôpital psychiatrique. Elle marque le

partage entre les personnes dites « normales » et les personnes atteintes de maladie

mentale. Elle est rendue visible par des panneaux de signalisation et par le mur

d’enceinte quand il y en a un, ou plus simplement par les murs des bâtisses. Ces

murs nous cachent ce qu’il y a à l’intérieur, ce qui s’y passe.

L’hôpital psychiatrique est un lieu opaque pour la personne qui se trouve à

l’extérieur, ne pouvant dès lors que se rapporter aux témoignages et aux mythes

construits pour voiler, comme toutes représentations, ce qui se passe à l’intérieur.

Dire que l’hôpital psychiatrique est un lieu opaque, c’est aller contre la théorie du

panopticon de Bentham rendue célèbre par M. Foucault, qui considère le modèle de

l’institution qu’il a préconisé, que ce soit l’école, l’hôpital général, l’hôpital

psychiatrique ou la prison, comme un lieu où l’on peut tout voir, pour le surveillant,

et où l’on peut tout le temps être vu, pour le sujet pris en charge par l’institution. Il

s’agit en fait d’un modèle d’architecture conçue pour multiplier la force de

surveillance sur les détenus assujettis à une sorte de pouvoir particulier : « le pouvoir

1

disciplinaire »1. Dans Surveiller et Punir, M. Foucault explique ce principe de

visibilité rendu possible par la figure architecturale de Bentham : « Le dispositif

panoptique aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de

reconnaître aussitôt. En somme, on inverse le principe du cachot ; ou plutôt de ses

trois fonctions -enfermer, priver de lumière et cacher - on ne garde que la première et

on supprime les deux autres. La pleine lumière et le regard d’un surveillant capte

mieux que l’ombre, qui finalement protégeait. La visibilité est un piège. »2.

L’architecture de l’institution est pensée pour rendre tout visible au surveillant, qui

peut ainsi prévenir la moindre infraction et la moindre manifestation d’un vice de la

part du sujet détenu. C’est le mur qui rend invisible et qui sépare, et ce sont les

fenêtres et les vitres qui permettent de voir et d’être vu, l'architecture panoptique

étant composée en grande partie de vitres, intérieures face à la tour de surveillance,

et extérieures laissant entrer la lumière du jour. Une architecture psychiatrique

conçue sous le modèle benthamien fait de l'hôpital psychiatrique non un lieu opaque,

mais un lieu ouvert, visible pour toute la société, le surveillant, pouvant être

n'importe qui, étant son représentant.

On peut donc constater l’importance et le rôle primordial tenu par l’architecture

conçue pour ce type d’institution, où s’exerce « le pouvoir disciplinaire » pour

reprendre le terme de M. Foucault, en particulier celle des hôpitaux psychiatriques

qui gardent des personnes atteintes de folie, à l’esprit dérangé, qu’il faut surveiller et

soigner.

Nous pourrions penser spontanément que la première fonction de l’hôpital

psychiatrique est de soigner, et donc de guérir ces personnes, ne pouvant rester

« dans la nature », livrées à elles-mêmes. Mais cette première fonction peut être

dépassée par d'autres fonctions : en effet, vouloir retrouver la personne guérie à la fin

de son séjour pourrait équivaloir à la retrouver « normale », c'est-à-dire apte à se

trouver en société, sans faire de remous. Ainsi, l’institution psychiatrique pourrait

aussi être perçue comme un lieu de dressage. M. Foucault, dans Le pouvoir

psychiatrique envisage de cette façon l'espace asilaire, où un pouvoir s’exercerait

jusque dans le corps des individus. Or ce pouvoir ne peut s’exercer que grâce à une

1 Cf. M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, cours au Collège de France 1973-1974, Hautes Etudes Gallimard, et Surveiller et punir, tel Gallimard.

2 M. Foucault, Surveiller et punir, pp 233-234.

2

architecture du type de celle préconisée par Bentham. La visibilité permanente

permet en effet de discipliner les corps en profondeur. Savoir qu’on est constamment

surveillés ne permet pas de faire le moindre faux pas ou un geste de trop.

Selon la thèse de M. Foucault, la fonction de guérison de l'hôpital psychiatrique est

supplantée par la fonction de dressage.

Ainsi, la fonction de l’hôpital psychiatrique, et en particulier de son architecture,

dépasse outre mesure sa fonction thérapeutique : soigner les malades fous. Elle a

aussi un rôle disciplinaire, et donc politique, à une plus grande échelle. Elle

transforme les corps individualisés pour les rendre dociles et disciplinés à la société.

Il y a toute une entreprise d’uniformisation des individus demandée par la société

exerçant « un pouvoir anonyme et sans limites » (cette expression de M. Foucault est

attribuée au surveillant de l'institution décrite par Bentham, mais on peut imaginer

que le surveillant en question, pouvant être n'importe qui, est le représentant de la

société toute entière) sur chaque individu, n’autorisant aucune transgression de ses

normes, sous peine d’être exclus, rejetés. Cette société exige leur disparition et donc

de cacher ce qu’elle a rebut, pour qu’on les remodèle à son image. Le pouvoir

politique accompagne le pouvoir despotique de la société dans cette entreprise de

rejet et de remodelage.

¨Pourtant, l’existence même des hôpitaux psychiatriques peut être comprise de deux

manières antithétiques : celle de Michel Foucault qui en perçoit la politique

d’exclusion dans Le pouvoir psychiatrique, Histoire de la folie et Surveiller et punir,

et celle de Marcel Gauchet et Gladys Swain, contemporaine aux dernières années de

la vie de M. Foucault, qui y voient une politique d’inclusion, où le sujet malade peut

se reconstituer, dans La pratique de l’esprit humain.

Ces deux points de vue vont traverser l’étude de l’architecture des hôpitaux

psychiatriques, se trouvant être selon M. Foucault un « dispositif » à part entière, et

une « pratique » de l’esprit humain pour M. Gauchet et G. Swain. Le point de vue

philosophique adopté va en effet beaucoup influer sur la manière de voir, de ressentir

et d’analyser cette architecture d’une part, et de la concevoir d’autre part.

Le domaine de l'architecture peut être analysé sur deux plans : celui de la conception

3

et celui de la réalisation, comptant le moment de sa construction et le moment de son

habitation. Ces deux plans se retrouvent respectivement dans la définition générale

du mot « architecture ».

En effet, le terme « architecture » admet deux acceptions :

La première acception s'énonce ainsi : L’art, la technique, et les règles pour

construire les édifices.3

Cette acception rejoint le côté de la « conception » de l’architecture. Ce rôle est tenu

par les architectes, le plus souvent associés aux spécialistes de la maladie mentale.

Les aliénistes Pinel et Esquirol sont des précurseurs dans la mise en place de

l’architecture pensée spécifiquement pour les établissements psychiatriques au XIXe

siècle. La loi du 30 juin 1838 sur les aliénés, qui impose la présence d’un hôpital

psychiatrique dans chaque département, produit un essor considérable de la

construction des hôpitaux psychiatriques en France. Les aliénistes occupent une

grande place aux côté des architectes, voulant des établissements adaptés à leurs

besoins et surtout à leur pratique médicale. Dans le Traité médico-philosophique sur

l’aliénation mentale, Pinel a écrit à propos de l’association de l’architecte et du

médecin : « Ce sera donc à l’architecte de se concerter avec le médecin pour faire,

dans un hospice donné, les dispositions intérieures dont le local est susceptible, et

dont on ne peut donner que les règles générales. » On remarque dans cette phrase

l’ascendant du médecin sur l’architecte. C’est à l’architecte de s’adresser au médecin

pour suivre ses directives ; il doit en effet réaliser ce que préconisent les spécialistes

de la maladie mentale pour la construction de ces établissements, ayant non

seulement leur mot à dire, mais aussi le pouvoir de décider quel type d‘architecture

ce sera. Ainsi, l’architecture des hôpitaux psychiatriques devient un véritable

instrument entre les mains des médecins psychiatres, dont le premier rôle à jouer

serait de guérir les malades.

La deuxième partie de la phrase révèle la tension essentielle à la discipline

architecturale entre idées, conception et esquisses d’une part, et réalisation et résultat

d’autre part. Le médecin ne peut en effet donner « que les règles générales » de la

disposition du local. Il ne peut s’aventurer dans le détail, ne peut donner que des

directives générales, c’est-à-dire imprécises. On peut supposer que l’ascendant que

prend le médecin sur l’architecte accentue le hiatus entre idées et réalité dans

3 Cf. Dictionnaire Le Robert.

4

l'architecture. Au XIXe siècle sont répertoriés de nombreux exemples d’architecture

d’hôpital psychiatrique frôlant le piège de l’utopie. Certains projets, comme le

premier plan du « Steinhof » de Otto Wagner, à Vienne dans la seconde moitié du

XIXe siècle, n'a pu être réalisé en raison de sa taille et des dissidences entre les

partisans du opendoor et l'administration, voulant en rester aux méthodes classiques

de l'enfermement et de l'isolement, selon l'article de P. Denis dans la revue Synapse

d'avril 1987. Les avis des psychiatres et de l'administration déterminent pour une

grande part celui des architectes. Ces derniers sont en fait au service de la science

médicale et du bon fonctionnement de l'établissement.

Leur principal travail est de répondre à leurs exigences outre les trois valeurs

fondamentales de toute architecture : Solidité, commodité et esthétisme.

La solidité des édifices nécessite d'évaluer les bonnes dimensions et de choisir les

bons matériaux pour que les bâtiments ne se délabrent pas trop vite et ne s'écroulent

pas. La commodité est le critère qui exige que les espaces soient bien agencés et

répondent aux besoins pratiques des résidents. Enfin l'esthétisme correspond à l'idée

que le bâtiment ne doit pas « jurer » avec le site où il est construit. Ces trois valeurs

doivent donc être respectées mais sont agrémentées d'autres critères quand il s'agit

d'un lieu aussi particulier qu'un hôpital psychiatrique.

Les autres critères peuvent être énoncés ainsi : premièrement, il faut un grand

espace, pour pouvoir accueillir un grand nombre de patients, qui sont nombrés en

terme de « lits ». Deuxièmement, la sécurité, exigeant que les lieux soient sécurisés

pour par exemple éviter les fugues et empêcher les suicides ; ce sont aussi des lieux

de soins où doivent être disposés des appareils thérapeutiques correspondant à la

modernité de la médecine (au début du XIXe, le traitement des aliénés pouvait se

faire par le système des douches ou des bains froids, il fallait donc prévoir à cet

usage des salles d'eaux.).

D'autres critères vont certainement apparaître au cours du mémoire.

La collaboration entre les architectes et les psychiatres montrent aussi l'insertion du

savoir médical dans des domaines qui lui sont de prime abord étrangers. Le savoir

psychiatrique prend ainsi la figure d'un savoir total, devant être présent dans tous les

champs qui lui sont à proximité et pouvant y participer.

Les critères de l'architecture psychiatrique que nous venons d'énoncer soulignent la

fonction thérapeutique des hôpitaux psychiatriques. Mais la volonté de guérir les

5

aliénés dans et par les hôpitaux psychiatriques peut cacher une volonté plus obscure.

En effet, vouloir à tout prix guérir les fous pourrait nous faire penser que la folie est

un fait inacceptable pour la société, un fait qu'il faut d'abord cacher, puis éradiquer.

La folie serait alors une forme de « mal » moral, plus qu'une maladie, qu'il faudrait

combattre au nom du bien et de l'ordre, contre la déchéance et le désordre.

Ce désir à la fois rationnel et irrationnel de combattre la folie est symptomatique de

la société occidentale, notamment à partir de l'âge moderne, si l'on veut dater

l'apparition des premières « maisons pour aliénés ». Or, la condition essentielle de la

guérison des malades mentaux, d'après les principes des premiers aliénistes dont fait

partie Pinel, est l'isolement, c'est-à-dire l'enfermement dans une maison spécialisée.

L'architecture des hôpitaux psychiatriques tend donc à séparer les malades mentaux

de la société, pour que le traitement thérapeutique puisse se mettre en place.

Aussi, l'architecture peut être exploitée comme un moyen de séparation entre les

résidents dits « fous » et la société. Elle accomplit, sous des motifs thérapeutiques, le

geste de partage entre le fou et le normal, la raison et la déraison, partage que M.

Foucault décrit dans la préface de Raison et déraison, afin de remonter à ce geste

fondateur pour mieux le comprendre. L'architecture psychiatrique peut, par

conséquent, être considérée comme un instrument de ségrégation, simultanément à

sa fonction d' « instrument de guérison »4.

La deuxième acception d' « architecture » s'énonce de cette manière :

Disposition des édifices5.

Cette deuxième acception nous ramène au point de vue des sujets circulant dans

l'enceinte de l'hôpital psychiatrique, que ce soit les résidents malades, l'équipe

médicale et administrative ou les visiteurs extérieurs. Nous remarquons dès lors la

multiplicité des personnes ayant un contact avec ce lieu. Cela pourrait sembler

problématique si l'on pense que les personnes dites « normales » n'appréhendent pas

les lieux (ou les choses plus généralement) de la même manière que les personnes

atteintes de pathologie psychiatrique. Par exemple, on dit des mélancoliques qu'ils

ont un sentiment esthétique très développé ; c'est pour cela que les architectes ou les

paysagistes feront un effort dans l'aménagement des jardins pour favoriser ce

sentiment esthétique, voie pouvant peut-être mener à la guérison. Faut-il alors penser

4 Cette expression a été inventée par l'aliéniste Esquirol, dans « Des établissements consacrés aux aliénés et des moyens de les améliorer », extrait des Maladies mentales.

5 Cf. Dictionnaire Le Robert.

6

à adapter l'architecture des hôpitaux psychiatriques aux « fous », et plus

particulièrement aux différentes pathologies ? Pour aller plus loin, faut-il donner une

fonction thérapeutique à l'architecture, en tant qu'elle construit l'environnement des

personnes, et qui pourrait avoir une influence sur les hommes vivant dans le lieu-

dit ? Si l'on spécifie l'architecture en fonction des malades, si l'on fait une

architecture spécialement pour eux, les personnes dites « saines » ou extérieures

peuvent-elles, elles aussi, évoluer dans ce milieu ? Une architecture différente est-

elle nécessaire pour des personnes différentes ? Y a t-il un mouvement similaire dans

le traitement particulier que l'on fait aux malades et dans le traitement de

l'architecture qui deviendrait alors spécifique ?

C'est ce que souhaitaient les premiers aliénistes, dont Pinel : « Cette distribution

générale des aliénées suivant la nature du local, les conformités générales de goûts et

d'inclinations et leur état de calme et d'effervescence, fait connaître d'abord sur

quelles bases repose l'ordre général qui règne dans l'hospice, et la facilité qu'on a

d'éloigner toutes les semences de dissention et de trouble. »6. L'ordre dans l'asile

recherché par Pinel est conditionné par le principe de séparation entre les différents

types d'aliénés, dont le local correspond à leur « goûts et inclinations et leur état de

calme et d'effervescence ».

Aussi, la disposition des lieux, en tant qu'elle est agencée de manière à constituer un

ordre, révèle l'organisation interne de l'hôpital psychiatrique, obéissant à ce principe

de séparation. Par exemple, les bâtiments ont une fonctionnalité différente, en tant

qu'ils abritent l'administration, se trouvant généralement au centre de la disposition,

qu'ils abritent les hommes ou les femmes, devant se rendre dans le bâtiment qui est

réservé à son sexe, puis les salles communes où se déroulent les loisirs, les salles de

soins et les locaux réservés au personnel, pour citer quelques fonctions auxquelles

les salles doivent répondre. Au XIXe siècle, la disposition des lieux est très

intéressante, en tant qu'elle reflète une taxinomie, voire une nosographie. Les lieux

sont divisés entre les malades « curables » et « incurables », entre les « calmes » et

les « agités », les « insoumis » et les « obéissants », ceux qui sont capables de

travailler et ceux qui ne le sont pas. Ainsi, l'organisation des lieux, opérant sur un

principe de division, permet à l'équipe médicale de mieux « gérer » les résidents, de

mieux les surveiller. La disposition des édifices reflèterait donc une volonté

6 Philippe Pinel, in Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, IV, 1, p 210.

7

scientifique de classer les malades pour mieux les soigner, correspondant à un

classement théorique qui repose sur un savoir psychiatrique. Une fois de plus, on

retrouve une intrication entre architecture et savoir psychiatrique.

Outre une disposition obéissant à des critères médicaux permettant de faciliter la

cure, l'organisation des édifices correspond aussi à des critères sociaux : l'architecte

prévoit souvent un bâtiment réservé à une classe sociale élevée, qui bénéficie d'un

traitement privilégié : le « régime particulier ». La disposition des édifices nous

permet de comprendre l'organisation et le fonctionnement de l'hôpital psychiatrique,

comment est ponctuée la vie des résidents et du personnel, comment s'organise le

travail des employés. Elle nous révèle aussi les idées mises en place pour améliorer

la guérison des patients, où chacun tient sa place en assurant un ordre résultant de la

surveillance rendue plus facile par la visibilité qu'offre la disposition architecturale

des lieux. On en revient au panopticon de Bentham.

On se rend compte, après cette analyse de la correspondance entre l'organisation de

l'espace et l'organisation de l'établissement assurant ordre et guérison, que

l'architecture des hôpitaux psychiatriques conditionne en grande partie le bon

déroulement des journées à l'intérieur de l'enceinte et la valeur d'efficacité que prend

l'institution.

Précédemment, nous avons expliqué l'entremêlement de l'architecture et du savoir

médical ou psychiatrique. Non seulement, nous avons vu que, avec l'exemple de

Pinel, le médecin psychiatre a un ascendant sur l'architecte, a un pouvoir dans

l'élaboration de l'établissement psychiatrique, mais aussi que la disposition des

édifices obéit, de manière plus ou moins floue, à une certaine taxinomie des maladies

mentales. Pour comprendre le rôle joué par le savoir psychiatrique dans la

construction des asiles, il faut définir le terme de « psychiatrie ».

Ce serait, d'après la définition commune, la « spécialité médicale dont l'objet est

l'étude et le traitement des maladies mentales, des troubles psychologiques. »7 La

psychiatrie est donc à la fois un savoir théorique et une pratique. Elle fait partie de la

médecine en tant qu'elle traite des maladies, en tant qu'elle vise le soin et la guérison,

mais elle est une spécialité de la science médicale plus « spéciale » encore que les

spécialités de la médecine traitant du corps, comme le seraient la gynécologie ou la

7 Cf. Dictionnaire Le Robert.

8

cardiologie, puisqu'elle se concentre sur le domaine des maladies mentales ou

psychologiques. Il n'y a pas de matière, il n'y a pas de corps sur lesquels peut

s'exercer la psychiatrie. Elle traite du domaine de l'esprit, de l'immatériel, en devant

agir sur ce qui existe, mais qui est invisible. M. Foucault, dans ses dernières leçons

du Pouvoir psychiatrique, montre que pour limiter la concurrence des sciences

neurologiques ou de la psychanalyse, qui trouvent les causes et l'origine des maladies

mentales dans « des lésions cérébrales », dans le cas de la neurologie, ou dans

l'inconscient dynamique, pour la psychanalyse, c'est à dire dans le corps ou dans une

certaine matérialité, la psychiatrie crée de toute pièce aux maladies mentales un

corps artificiel. Selon le philosophe, les procédés de l'interrogatoire, mais surtout

des drogues et de l'hypnose, toujours d'actualité dans le monde asilaire, procurent à

la psychiatrie un corps ; par exemple, dans l'hypnose, le psychiatre peut s'emparer

pleinement du corps du patient, en lui donnant des ordres de conduite. Grâce à ces

méthodes instituées, la psychiatrie va avoir « la possibilité, en branchant ce nouveau

corps qui vient d'être découvert par la médecine, par les techniques de l'hypnose et

de la drogue, de tenter d'inscrire enfin les mécanismes de la folie dans un système de

connaissance différentielle, dans une médecine fondée essentiellement sur l'anatomie

pathologique ou sur la physionomie pathologique... »8. La psychiatrie cherche donc,

pour M. Foucault, à s'établir comme science, en s'appuyant sur la matérialité d'un

corps ; elle ne le serait donc pas au commencement.

Selon le même auteur, elle est avant tout un « pouvoir disciplinaire », muni de

marques de savoir scientifique, créées historiquement, pour mieux asseoir ce

pouvoir. Sa volonté de soigner cache sa volonté disciplinaire, ou plutôt se fond en

elle.

Dans l'architecture des hôpitaux psychiatriques, nous postulons l'existence de ces

deux fonctions, qui sont aussi imbriquées l'une dans l'autre. Nous allons essayer de

les séparer pour les distinguer, pour comprendre laquelle est prioritaire, laquelle

sous-tend l'autre. M. Foucault explique aussi dans le même ouvrage, que l'asile est la

représentation du corps du médecin. L'architecture serait ainsi le dessin et la

sculpture vivante du psychiatre. Elle aurait ainsi la « volonté », en tant que corps

8 Michel Foucault, Le pouvoir psychiatrique - Leçons au Collège de France, 1973-1974, Edition des Hautes études, Gallimard, p 290.

9

doué d'un principe de mouvement, de soigner et de surveiller ses habitants. Sans

tomber dans la personnalisation fantasmagorique de l'architecture des hôpitaux

psychiatriques, nous allons extraire d'elle, la fonction thérapeutique et la fonction

politique en tant qu'ils sont conducteurs de pouvoir, ou plus précisément, opérateurs

de pouvoir.

Le terme d' «opérateur », présent dans l'oeuvre de M. Foucault Surveiller et punir,

souligne l'utilisation de l'architecture comme outil ou moyen, devant servir à une ou

plusieurs fins. L'architecture des hôpitaux psychiatriques est en quelque sorte

« instrumentalisée », au service de deux fonctions principales, détectables : la

thérapie des malades et la sécurité. La sécurité concerne les résidents pris en charge

par l'établissement d'une part, et la société d'autre part, sécurité rendue possible par

l'institution étatique de l'hôpital psychiatrique. L'hôpital psychiatrique est donc non

seulement un lieu concret, mais aussi une institution générale, regroupant tous les

hôpitaux, porteurs des mêmes missions commandées par l'Etat. L'architecture des

hôpitaux répond donc à des exigences de l'Etat, mais aussi le manifeste. Elle a donc

des fonctions doublement politiques, en tant qu'elle est porteuse des valeurs de l'Etat,

et en tant qu'elle garantit la sécurité que la société réclame et que l'Etat doit

maintenir. L'ordre créé par l'architecture comme instrument de surveillance, est à la

fois intérieur à l'établissement, et extérieur ; ainsi, le rôle politique de cette

architecture rejoint celui des prisons.

Pourtant, il y a une différence essentielle entre les prisons et les hôpitaux

psychiatriques : la fonction thérapeutique. Les détenus des prisons ne sont pas

considérés comme malades, ils sont considérés comme responsables de leurs actes.

La prison est vue comme une punition en réponse à un crime, tandis que les hôpitaux

psychiatriques sont des établissements servant à soigner la maladie mentale.

Cependant, dans le Pouvoir psychiatrique, M. Foucault met en exergue la

corrélation, voire la confusion faite entre folie et crime. En effet, le fou est vu

comme potentiellement dangereux, pouvant commettre un crime à tout moment ; le

crime lui-même est vu comme une acte de folie, donc un acte d'un fou. Cependant,

une distinction légale est faite entre le criminel responsable devant la loi, qui est

conscient de son acte, et le criminel considéré comme non responsable devant la loi,

du fait de sa maladie l'empêchant de se rendre compte de ce qu'il fait. On nomme

souvent cette maladie « schizophrénie » (troubles du comportement liés à la perte de

10

rapport avec la réalité). De plus, la distinction entre hôpital psychiatrique et prison

est de plus en plus floue parce que de nombreux détenus sont diagnostiqués comme

malades relevant de la psychiatrie, mais sont en prison souvent en raison de la

surpopulation dans les hôpitaux psychiatriques. Cette corrélation entre crime et folie

soulève des questions quant à l'architecture des hôpitaux et des prisons. Y a t-il une

ressemblance, une parenté entre ces deux types d'architecture ? Qu'est-ce qui les

dissocie ? Dire que l'architecture des hôpitaux psychiatriques doit assumer la

fonction thérapeutique, qui n'existe pas dans les prisons, cela suffit-il pour les

différencier ? L'étude de la disposition des espaces, leur fonctionnalité, mous aidera à

répondre à ces questions.

La fonction politique de l'architecture des hôpitaux psychiatriques est en partie de

répondre à l'exigence de sécurité formulée par la société et relayée par l'Etat. Le

discours du président de la République N. Sarkozy tenu à Antony en 2009, insiste

beaucoup sur l'aspect sécuritaire de ces lieux fermés, qu'il faut renforcer pour éviter

des faits comme les tueries commises par un résident s'étant échappé de l'hôpital de

St Egrève (Grenoble). Or, l'aspect sécuritaire relève beaucoup de l'architecture.

Ce n'est pourtant pas le seul aspect politique de ce type d'architecture : les hôpitaux

psychiatriques sont des lieux où l'on prend en charge une partie de la population : les

patients traités par des équipes médicales, démunis et se trouvant dans le besoin du

fait de leur incapacité de s'adapter et de s'insérer dans la société. L'architecture des

hôpitaux psychiatriques a donc aussi une fonction sociale, devant être assurée par les

lois votées à l'Assemblée et leur application. Les hôpitaux, les « asiles », sont avant

tout des lieux d'accueil, d'hébergement et de soins. L'insistance sur un ou plusieurs

aspects des fonctions politiques de l'architecture évolue souvent en parallèle des

politiques menées par les gouvernements en place.

Néanmoins, nous ne voulons pas étudier l'architecture des hôpitaux comme

répondant à plusieurs fonctions éparpillées, qu'elles soient d'ordre thérapeutique ou

politique, nous voulons la traiter comme opérateur de pouvoir permettant d'exercer

plusieurs types de pouvoirs : pouvoir thérapeutique et pouvoir politique. Ces

pouvoirs ne sont pas virtuels, contenus dans l'architecture, mais effectifs et

dynamiques. C'est aussi la différence entre « fonctions », connotant la virtualité et la

potentialité, et « opérateur de pouvoir » que l'on peut éprouver effectivement dans la

réalité. L'architecture est un opérateur de pouvoir parmi d'autres ou un « dispositif »

11

parmi d'autres si nous reprenons la terminologie de M. Foucault. Comment

fonctionne t-il, comment s'exerce t-il ?

Autrement dit, dans quelle mesure l'architecture des hôpitaux

psychiatrique est-elle un opérateur de pouvoir ?

Est-elle effectivement un opérateur de pouvoir ayant des effets directs sur les

comportements des individus habitant dans les structures qu'elle a érigées, ou n'est-

elle opérateur de pouvoir qu'à travers les fantasmes des concepteurs de l'architecture

psychiatrique, qu'ils soient médecins, administratifs ou architectes ?

La notion d'opérateur de pouvoir attribuée à l'architecture psychiatriques peut en

effet relever du fantasme des acteurs de la construction, désirant que la construction

soit un outil ayant une efficacité directe sur les résidents.

Pourtant, la vision de l'architecture psychiatrique fonctionnant en opérateur de

pouvoir n'est pas du seul fait des concepteurs de l'asile. M. Foucault, dans Surveiller

et punir, utilise bien le terme d' « opérateur », et saisit l'architecture des institutions

disciplinaires comme ayant des effets de pouvoir sur les individus. Dans cette

oeuvre, il compare en effet l'architecture à un « opérateur pour la transformation des

individus » : « Toute une problématique se développe alors : celle d'une architecture

qui n'est plus vu simplement pour être vue (faste de palais), ou pour surveiller

l'espace extérieur (géométrie des forteresses), mais pour permettre un contrôle

intérieur, articulé et détaillé – pour rendre visibles ceux qui s'y trouvent ; plus

généralement, celle d'une architecture qui serait un opérateur pour la transformation

des individus : agir sur ceux qu'elle abrite, donner prise sur leur conduite, reconduire

jusqu'à eux les effets du pouvoir, les offrir à une connaissance, les modifier. Les

pierres peuvent rendre dociles et connaissables. »9 Dans cette citation, M. Foucault

saisit bien la portée politique de l'architecture, qui est traditionnellement celle de

s'affirmer en tant qu'autorité ou de montrer sa puissance militaire à ses ennemis ou à

son peuple ; le philosophe reprend cette dimension politique de l'architecture pour

comprendre ses effets de pouvoir directs sur les individus, en tant qu'elle peut les

transformer par la connaissance qu'elle permet d'en extraire et en les rendant dociles

grâce à une surveillance accrue, l'un et l'autre rendus possible par une disposition

spatiale adéquate.

9 M. Foucault, Surveiller et punir, pp 202-203.

12

Les effets de pouvoir de l'architecture comme opérateur sont donc principalement à

valeur politique, car ils tendent à la domination des gouvernés-internés par les

gouvernants.

Que devient alors la fin thérapeutique que, spontanément, nous attribuerions en

premier à l'asile ? Selon M. Foucault, elle est intégrée dans les effets de pouvoir qui

transforment les individus : « C'est ainsi que l'hôpital-édifice s'organise peu à peu

comme instrument d'action médicale […], c'est, dans sa matérialité même, un

opérateur thérapeutique. ».

L'opérateur thérapeutique serait donc substantiellement un opérateur de pouvoir ; M.

Foucault ne fait pas la distinction entre opérateur thérapeutique et opérateur

politique.

Même si, selon le philosophe, l'opérateur thérapeutique est, dans son essence, un

opérateur de pouvoir politique, nous préférons distinguer les valeurs politique et

thérapeutique contenues dans l'opérateur architectural. Ainsi, nous aurons une vision

plus claire des effets qu'il a sur les individus, qui sont d'une part tendu vers leur

guérison, et qui sont d'autre part destinés à la gestion politique de la vie des internés

dans les hôpitaux psychiatriques. Cependant, nous demeurerons conscient de leur

entremêlement.

L'architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de pouvoir

thérapeutique d'une part et comme opérateur de pouvoir politique d'autre part,

constitueront les deux premières parties.

Ces deux premières thématiques seront aussi l'occasion de visiter le débat

philosophique sur l'asile entre M. Foucault, et M. Gauchet et G. Swain. Le premier

est en effet porteur de la thèse de l'exclusion : dans son Histoire de la folie à l'âge

classique, l'asile du XIXe siècle est représenté comme la continuité de la politique

d'enfermement et d'exclusion du XVIIe siècle, manifestée par la construction des

Hôpitaux généraux. M. Gauchet et G. Swain s'érigent contre cette thèse dans La

pratique de l'esprit humain, en montrant la rupture et la révolution produites dans la

création de l'asile par des psychiatres comme Pinel, notamment dans la vision et le

traitement du fou, devenant un objet que l'on veut transformer pour le réinsérer.

L'architecture a dans les deux cas des fonctions qui lui sont attribuées mais qui

divergeront en rapport avec les deux thèses : pour le premier, elle sera instrument de

ségrégation, et pour les seconds, elle sera « machine à socialiser ». Enfin, ce débat

13

portant sur la thématique de l' « exclusion-inclusion », nous permettra de voir si la

finalité originaire et authentique de l'asile est ou bien thérapeutique, ou bien

politique, à travers les deux conceptions de l'asile opposées.

Pour terminer, nous pouvons nous demander si l'analyse de l'architecture des

hôpitaux psychiatriques comme « opérateur de pouvoir » est suffisante.

L'architecture psychiatrique peut en effet avoir d'autres visages que les opérateurs de

pouvoir thérapeutique et politique recouvrent. Ces autres visages, malgré leurs

différences, sont reliés aux opérateurs de pouvoir, pouvant être à leurs racines ou

encore des conséquences imprévues qu'ils produisent. Nous prendrons le temps d'en

examiner deux d'entre eux : le pharmakon et l'hétérotopie, l'un des premiers

concepts inventés par M. Foucault, peut-être à l'origine de sa philosophie sur les

lieux du pouvoir disciplinaire présents dans Surveiller et punir.

L'architecture des hôpitaux psychiatriques sera principalement analysée sous l'angle

des effets de pouvoir qu'elle peut avoir sur les malades mentaux qui y résident.

L'étude des visages de l'architecture psychiatrique derrière les opérateurs de pouvoir

permettra de repérer d'autres types d'influence qu'elle a sur les personnes vivant dans

ces édifices, malades ou soignants, complétant alors l'inventaire de ses influences

thérapeutiques et politiques.

14

I) L'architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de

pouvoir thérapeutique :

Les hôpitaux psychiatriques sont en premier lieu pensés comme des lieux ayant une

valeur et des effets thérapeutiques, notamment par le biais de l'architecture comme

opérateur de pouvoir. Cependant, cette fin, que nous lui attribuons spontanément,

n'est pas évidente ; elle peut camoufler d'autres fins plus insidieuses comme le

montrera M. Foucault dans Histoire de la folie à l'âge classique. Malgré cette

ambigüité touchant la finalité de l'architecture asilaire, nous devons d'abord examiner

si l'architecture psychiatrique oeuvre bien dans le sens de sa vocation thérapeutique,

comme l'affirment M. Gauchet et G. Swain, à travers l'étude de sa genèse, des

critères concrets qu'elle incorpore en vue du soin des malades, des enjeux

thérapeutiques dans la confrontation entre ordre et désordre, et du mythe esquirolien

de l' « instrument de guérison ».

1) Genèse et sens du lieu asilaire : une histoire d'interprétations

Pour comprendre le sens et la fonction que donnent les architectes, soutenus par les

indications des spécialistes de la maladie mentale, à la disposition des espaces des

établissements psychiatriques, il faut tout d'abord s'interroger sur le moment de la

création des asiles. « Asile » prend ici le sens que lui conféra l'aliéniste Jean Etienne

Dominique Esquirol dans son oeuvre Des maladies mentales ; il désigne les

nouveaux établissements destinés spécifiquement aux aliénés en application de la loi

du 30 juin 1838. Remonter à l’origine de l’asile permet d’en comprendre le sens

initial, ainsi que les évolutions de ce sens à travers le temps. Ce sens a sans doute

dirigé et influencé les architectes dans la construction des hôpitaux psychiatriques,

de la première moitié du XIXe siècle à nos jours.

Pour ce faire, les textes de Michel Foucault, d’une part, et de Marcel Gauchet et de

Gladys Swain, d’autre part, nous éclaireront sur ce sens initial, et donc sur la

signification de l'architecture psychiatrique, objet de notre recherche. Ils apportent,

15

de manière latérale, une interprétation de la « naissance de l’asile » dans leurs

ouvrages respectifs Histoire de la folie à l’âge classique, de M. Foucault, et La

pratique de l’esprit humain de M. Gauchet et de G. Swain.

La pratique de l'esprit humain s'affirme comme une des « contre-histoires » de la

folie de M. Foucault, comme le sera en 2009 l'Histoire de la folie de Claude Quétel.

Dans la préface de La pratique de l’esprit humain, écrite en 2007 par M. Gauchet,

c'est-à-dire 27 ans après la parution de l’ouvrage, l’auteur revient sur la réception du

livre qu'il a écrit avec sa compagne dans les années 1980, en constatant qu'il n'a pas

soulevé de grands débats, alors que l'ouvrage s'attaquait de manière frontale à la

thèse, devenue très populaire, de M. Foucault. En effet, ce dernier postule dans

Raison et déraison10, un partage originel qui aurait créé une limite entre raison et

déraison, partage qui se serait appliqué aux personnes, incluant dans la norme celles

qui sont dites « sensées », « raisonnables » et excluant de la norme celles qu'on

appelait « insensées », et qui par leur différence créaient du trouble dans la

population et dans l'ordre civil.

Par rapport à la thèse de M. Foucault sur le sens de la folie et les évènements qui

l'ont traversée, M. Gauchet et G. Swain ressentaient la nécessité d’apporter une autre

interprétation, à valeur elle aussi historique, sur les représentations qu’a engendré le

fait de folie dans la société, et les pratiques qui en ont découlé.

Mais le contexte de la parution de La pratique de l'esprit humain nous apporte une

autre donnée qui explique la contestation de la thèse de M. Foucault par les deux

auteurs. En effet, les analyses du philosophe auraient en partie contribué à soulever

des mouvements de type idéologique dans la société française, mais aussi anglaise et

italienne, des années 1970 aux années 1980 ; ces mouvements sont regroupés sous le

nom général d' « anti-psychiatrie ». Nous comprenons ainsi que l’ouvrage de M.

Gauchet et G. Swain ne s’attaque pas tant à la philosophie de M. Foucault, même si,

selon eux, elle est porteuse d’une thèse particulière qu’ils ont l’intention de discuter,

mais au mouvement qui brandit Histoire de la folie comme son symbole intellectuel.

Les deux auteurs, dans leur entretien paru dans la revue « Esprit » en avril 1983,

dénoncent les idées simplistes et parfois dangereuses de ces mouvements constitués

par une partie de la société contre les méthodes employées par la psychiatrie, dont

l’institution asilaire. Ce mouvement a eu, de plus, un retentissement dans les partis

politiques de l’époque (un gauchisme « bourgeois » selon G. Swain, dans ce même

10 Premier titre d' Histoire de la folie à l'âge classique.

16

entretien). Il pourrait porter le slogan suivant : « L’enfermement et l’exclusion, voilà

l’ennemi ! »11, comme le caricature M. Gauchet au début de l’entretien.

Ces deux termes peuvent en effet se référer au « Grand Renfermement »12, apparu

selon M. Foucault au XVIIe siècle, moment où l’on décide d’enfermer les fous dans

les hôpitaux généraux, alors qu’au XVIe siècle, ils n’avaient pas encore de lieux

définis ; les fous se rendaient en effet sans arrêt d'un lieu à l'autre, contraints de

voguer dans ce qu’on appelait les Narrenschiff, « les nefs pour les fous »13 ou d' être

enfermés, mais non de manière systématique, dans les Narrenturm, tours pour les

fous. Ce Grand Renferment a été par ailleurs saisi par M. Foucault comme la

conséquence et la manifestation du « grand partage entre raison et déraison ». Par ce

partage, s’opère en effet un processus d’exclusion ; on exclut ceux qu’on appellera

les « anormaux » ou les « déviants ». Ceux-ci n'ont même plus leur place dans la

société : ils se trouvent dès lors de l’autre côté d’une limite et souffrent de cette sorte

doublement : à la fois des maux psychiques dont ils sont atteints et de leur

désinsertion qui les rend plus vulnérables encore par l’altérisation négative qui leur

est imposée de l’extérieur. Les tenants du courant anti-psychiatrique ressentent ces

deux maux, enfermement et exclusion, causés par la société en général et le monde

psychiatrique en particulier, comme une forme d’injustice qu’il faut effacer ; par

exemple, en supprimant les structures asilaires.

Le lieu asilaire participerait-il donc à ces deux maux, en élevant des murs réels et

symboliques entre les fous et les normaux, entre le « sain » et le « malsain » ? Pour

quelles raison positives peut-on alors souhaiter l'élévation de ces murs, la création de

ce lieu spécifique ?

G. Swain, dans l’entretien de 1983, montre que l’anéantissement pur et

simple des pratiques psychiatriques, mises en place depuis le XIXe siècle, dans la

construction des asiles par exemple, et dans la volonté de prendre en charge et de

soigner les malades mentaux, serait désastreux avant tout pour les personnes qui en

ont besoin : « […] savoir reconnaître que, lorsque nous abattons les murailles où il

continue de nous enfermer, ou lorsque nous luttons pour une insertion à part entière

des malades mentaux, nous sommes dans la ligne historique […] des promoteurs de

l’asile et leur stratégie d’ « isolement ». […] Prétendre rompre absolument avec elle

en tant que discours (« bourgeois ») de recouvrement de la folie adéquat à la pratique

11 Cf. Entretien de M. Gauchet et G. Swain dans la revue Esprit, avril 1983.12 Deuxième chapitre d'Histoire de la folie à l'âge classique , « Le Grand Renfermement ».13 Premier chapitre d'Histoire de la folie à l'âge classique, « Stultifera navis ».

17

de son exclusion […] est aussi illusoire intellectuellement et historiquement que

dramatique, il faut le dire, pour les malheureux qui font concrètement les frais de

cette « libération ». »14 . Laisser les malades mentaux dans la société, livrés à eux-

mêmes, c’est contribuer à leur isolement, parce qu’ils ne peuvent pas communiquer

avec facilité. Ce n’est pas bien comprendre les besoins de ces personnes, ni le sens

historique de la démarche des fondateurs de l’asile, que de vouloir ne pas les

enfermer pour ne pas les exclure. Vouloir les « libérer » ne serait donc pas leur

rendre service. L’asile, ou « Maison de traitement pour les aliénés » (c'est la

dénomination que l'aliéniste Esquirol donna à son établissement de la rue Buffon),

ou l’hôpital psychiatrique, répondent à un besoin. Il s’agit d’un lieu où le but est de

guérir les malades mentaux qui y sont reçus, pour pouvoir ensuite les réintégrer dans

la société, de laquelle ils ont dû s’extraire. Ainsi, M. Gauchet et G. Swain attaquent

la thèse de M. Foucault dont s’inspire l’anti-psychiatrie, en la retournant : « non, la

vérité de l’Occident moderne, de l’hôpital général du XVIIe à l’asile du XIXe

siècles, n’est pas d’exclure l’autre à sa Raison. Il est de l’incorporer au contraire. ».15

Les auteurs de La pratique de l’esprit humain voient dans la création de l’asile une

volonté d’inclusion, alors que M. Foucault l’interprète comme l’une des

manifestations effectives, manifestations s’intégrant dans le cours historique (on

passe de l'hôpital général du XVIIe siècle à l’asile moderne survenant à la fin du

XVIIIe siècle), du partage entre Raison et Déraison.

Nous avons donc deux interprétations divergentes de l’histoire de la folie : celle de

M. Foucault relate l’histoire d’un partage, d’une césure, aboutissant à l’exclusion

d’une partie de la population que l’on garde désormais dans l’enceinte de l’asile,

alors que celle de M. Gauchet et G. Swain réaffirme la création de l’asile comme

volonté de soigner et de réintégrer les malades mentaux, qui ont besoin de cette

structure. Ces deux thèses utilisent chacune à leur manière le retour dans le passé,

l’histoire, pour pouvoir se justifier. Quelles conséquences vont suivre de ces deux

interprétations de l'histoire de l'asile et de sa création dans la manière dont il faut en

comprendre l'architecture ?

Les auteurs des deux ouvrages, Histoire de la folie et La pratique de l’esprit humain,

ont chacun une volonté de faire histoire, c’est-à-dire de faire un travail d’historien,

14 Entretien des auteurs de La pratique de l'esprit humain dans la revue Esprit d'avril 1983.15 Gauchet dans l'entretien de la revue Esprit d'avril 1983.

18

en reprenant des archives, des écrits de l’époque, des articles de lois ou des faits

inscrits dans des rapports médicaux, afin de pouvoir comprendre comment a évolué

le sens de « folie » dans le temps. Les deux partis ont deux manières très différentes

de faire cette même histoire.

D'un côté, M. Foucault, remonte dans le passé pour découvrir un évènement que le

temps a recouvert depuis, et qu’il faut découvrir à nouveau. Il veut en effet retrouver

le moment de la décision humaine qui a produit un partage particulier ; celui entre

Raison et Folie, qui est devenu à l’âge classique, partage entre Raison et Déraison16

(l’un des sens que peut revêtir la « folie »), après, par exemple l'expansion au XVIIe

siècle des philosophies rationalistes comme celle de Descartes17.

Ainsi, dans le chapitre « Le Grand Renfermement », l'auteur d'Histoire de la folie

prend comme point de départ la première des Méditations métaphysiques de

Descartes pour montrer ce qu'était l'esprit de l'époque classique, qui mettait en avant

la Raison et la rationalité. Seulement, pour se définir, la Raison effectue le rejet de

ce qu'elle n'est pas : la déraison. Or, Descartes, en examinant la validité de la

connaissance donnée par les sens, emprunte la figure du fou pour matérialiser le non-

sens, à savoir que nos sens nous trompent totalement ; et ceci plus pour l'utiliser

comme procédé rhétorique afin de convaincre son lecteur, que comme exemple

épistémologique donnant du contenu à son raisonnement : « Et comment est-ce que

je pourrais nier que ces mains et que ce corps-ci soient à moi ? Si ce n'est peut-être

que je me compare à ces insensés, […] qu'ils assurent constamment qu'ils sont des

rois, lorsqu'ils sont très pauvres,[...] ou s'imaginent être des cruches ou avoir un

corps de verre. Mais quoi ? ce sont des fous ; et je ne serais pas moins extravagants

si je me réglais sur leurs exemples. »18. Un partage s'est bien effectué entre le fou et

moi qui ne suis pas fou, entre le sens et le non-sens. Ainsi, dans la préface de 1961

de Raison et déraison, premier titre d’ Histoire de la folie, M. Foucault explique que

pour comprendre la signification de la folie à notre époque, ainsi que les pratiques

qui lui sont associées, il faut remonter dans le temps et découvrir ce partage initial,

dérivant d’une décision initiale, qui par un effet téléologique, où l’origine serait

aussi la fin, conduirait la suite de l’histoire quant à nos comportements face à la folie

et les traitements qui en suivirent.

Fréderic Gros, l'un des commentateurs de M. Foucault, fait une analogie entre le

16 Préface de Folie et déraison de 1967.17 Deuxième chapitre d'Histoire de la folie pp 67-70.18 Première méditation in Méditations métaphysiques, p 59.

19

style d'argumentation d' Histoire de la folie, qui est de type phénoménologique selon

lui, et la Krisis de Husserl, qui essaye aussi de recouvrer le sens originaire de la

philosophie, avant le dévoiement opéré par le tournant galiléen de la

« mathématisation de la nature ». Husserl saisit aussi une forme de téléologie dans

l'histoire des sciences et du monde, voulant, en remontant ce cours, retrouver le sens

originel de l'Europe et de la philosophie dans l'Antiquité grecque, pour pouvoir

remédier à la crise des sciences que traverse l'Europe du début du XXe siècle à

l'approche de la deuxième guerre mondiale. Chez Husserl, comme chez M. Foucault,

il faut remonter aux origines pour comprendre le sens de l'histoire. F. Gros écrit dans

son ouvrage Foucault et la folie : « Foucault parle de laisser « en suspens [( épochê

phénoménologique )] tout ce qui peut faire figure d'achèvement, de repos dans la

vérité » afin de mieux laisser se découvrir une expérience originaire »19.

« L' « expérience » à retrouver en deçà des positivités scientifiques ne doit cependant

pas être comprise comme expérience de la folie elle-même, mais de ce moment où

folie et raison sont encore liées par ce qui déjà les sépare, où s'aperçoit ce qui les

maintient dans l'opposition. »20. M. Foucault fait ainsi moins une histoire de la folie

que l'histoire d'un partage où elle constitue une partie, un « à-côté ». Il s'agit donc

plus d'une histoire de la société et des marges qu’elle crée, que l'histoire d'un fait,

celui de folie, ayant pris le sens de « pathologie » dans la modernité.

De l'autre côté, M. Gauchet et G. Swain ne font pas le même traitement de l'

« histoire de la folie ». Ils prennent la décision de commencer leur histoire après la

Révolution française, alors que M. Foucault l'a commencée à l'époque de la

Renaissance. Les deux auteurs se concentrent plus sur la création de l'asile au début

du XIXe siècle, en montrant, à travers des textes écrits au ministère de l'Intérieur, les

démarches qui animaient les acteurs de l'époque, aliénistes, politiciens, et même

architectes, pour demander l'autorisation légale de la construction d'une maison

consacrée entièrement à la guérison des insensés. Ils s'appuient, de plus, sur un

« livre-source » : le Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale du célèbre

aliéniste Philippe Pinel. Dans les premières pages du chapitre « La Salpêtrière, ou la

double naissance de l'asile » extraites de La pratique de l'esprit humain, M. Gauchet

et G. Swain veulent démontrer que c'est à partir d'un livre, contenant des préceptes,

19 F. Gros, Foucault et la folie, p ?20 In Foucault et la folie de F. Gros, Puf, Paris, 1997, p 29.

20

dont le principal est « La maladie appelée communément folie n'est pas incurable. »,

qu'a pu se mettre en place l'institution asilaire. « C'est de lui, directement,

immédiatement, que surgit le projet asilaire. [...] tout se passe comme si l'institution

était prolongement, projection, matérialisation, transcription du livre, comme s'il

avait fallu ces pages pour qu'apparaissent à la fois la possibilité et la nécessité du

nouveau dispositif médico-hospitalier. »21 Pour M. Gauchet et G. Swain aussi, il y a

une forme de téléologie qui se produit à partir de l'oeuvre de Pinel, décrit ici comme

« livre-source », pouvant être interprété comme évènement-source, à la manière du

« partage » comme « expérience originelle » chez M. Foucault. Les deux ouvrages

rendent compte d'une certaine téléologie, voulant montrer un sens de l'histoire, qui se

répercute dans le présent, et qui lui donne sens.

Cependant, ce n'est pas tout-à-fait la même histoire qui nous est rapportée dans les

deux livres. Manifestement, la recherche de ce sens détermine en grande partie le

sens que prend l'architecture. Quelles architectures découlent alors respectivement

des deux interprétations de l'histoire de la folie, et surtout de l'évènement charnière

qui a été choisi pour définir la naissance de l'asile ? Peut-on dessiner les contours de

deux architectures différentes de l'asile, l'une qui illustrerait l'interprétation de M.

Foucault, et l'autre celle de M. Gauchet et G. Swain ?

Cependant, avant d'esquisser quelles architectures correspondent aux deux points de

vue, il faut rechercher le sens de la création de l'asile dans l'histoire, pour pouvoir

confronter ces deux interprétations que nous avons choisies.

Même si des évènement historiques se recoupent, comme le célèbre épisode de la

« libération des aliénés » de Pinel à l’hôpital de Bicêtre, donnant l'ordre aux

surveillants de leur retirer les fers, ce fait même rencontre chez M. Foucault et chez

M. Gauchet et G. Swain, deux interprétations radicalement différentes, que nous

lirons dans les chapitres « Naissance de l’asile », issue de Histoire de la folie, et au

début de la première partie extraite de La pratique de l’esprit humain. M. Gauchet,

dans sa préface de 2007, ne nie pas de son côté que cet épisode, dont on a fait un

tableau22, est un mythe. En revanche, il critique M. Foucault d’en avoir construit un

de nouveau. Il aurait en effet élaboré un « mythe moderne » , dans le sens où il s’agit

21 In La pratique de l'esprit humain de M. Gauchet et G. Swain, Editions Gallimard (Tel), Paris, 1980, p 69.22 Le tableau mentionné, se nommant « Philippe Pinel fait enlever les chaînes des aliénés de l'asile de Bicêtre à

Paris en 1793 », est de Charles Muller.

21

d’un mythe « critique ». En effet, la critique de M. Foucault porte spécifiquement sur

le mythe de la psychiatrie française du XIXe siècle, qu'est la libération des aliénés de

Bicêtre, ayant l’allure d’une image d’Epinal. Dans sa préface, M. Gauchet écrit à

propos d’Histoire de la folie : « Ce que Foucault a produit, avec le brio qu’on lui

connaît, c’est un mythe, ni plus ni moins, un mythe moderne, mais un mythe quand

même, remplissant sa fonction de toujours, un récit explicatif de nos origines, destiné

à orienter nos actions sur la base de ce qu’il nous apprend de notre nature. »23. M.

Foucault aurait en fait créé un nouveau mythe qui explique d'une autre manière

l'origine de la psychiatrie, dans Histoire de la folie. C'est en renversant le mythe

initial de la psychiatrie, qui érige Pinel en Saint, que le philosophe révèle les vices

cachés derrière l'image d'Epinal : un monde où se déploie de manière asymétrique et

absolue, un pouvoir d'un nouveau genre : le « pouvoir psychiatrique ». M. Gauchet

réagit à ce renversement du mythe initial, en qualifiant ce renversement comme

producteur d'un nouveau mythe : « le mythe savant doit une part de son pouvoir de

persuasion au fait de renverser un mythe naïf et de se présenter comme son

déchiffrement. Il en capte sa fonction symbolique, tout en cachant cet emprunt dans

le démontage de sa candeur. »24 Autrement dit, M. Foucault, dans Histoire de la folie,

aurait accompli une opération (essentiellement de démontage) facile. Son analyse sur

le phénomène de folie, et du partage social qui l’a en grande partie enfantée, est par

ailleurs conférée au rang de mythe par M. Gauchet, c’est-à-dire, que selon lui, elle ne

serait qu’à moitié un discours vrai, et qu’elle aurait un fort pouvoir de persuasion

« empruntée » au premier mythe, mais pour créer un résultat inverse. Au lieu de

rendre éloge aux philanthropes du XIXe siècle qui ont contribué à l'assistance des

plus miséreux, le nouveau mythe révèle l'avancement d'un pouvoir de plus en plus

fins, de plus en plus total, et qui a pour origine l'exclusion des anormaux dans des

lieux clos.

Cette « accusation » proférée par M. Gauchet à M. Foucault, nous interpelle

fortement : d’une part, M. Gauchet accuse les tenants de la thèse de M. Foucault de

refuser toute forme de discussion de leur thèse par d’autres thèses25. Dès lors, ce parti

considérerait sa thèse non comme une interprétation parmi d’autres, mais comme une

sorte de dogme. D’autre part, en élevant Histoire de la folie au rang de mythe, il l’en

extrait sa valeur de vérité, et ne lui confère pas le statut d’interprétation, qui serait

23 In la préface de La pratique de l'esprit humain écrite par M. Gauchet en 2007, p II.24 Ibidem, pp II-III.25 Cf premières pages de la préface de 2007 de M. Gauchet in La pratique de l'esprit humain.

22

égale à la sienne (alors qu’il accusait les partisans de M. Foucault de ne pas

considérer leur thèse comme une interprétation possible, mais comme vérité faisant

autorité.). En faisant la critique de la dogmatisation de la thèse foucaldienne, M.

Gauchet, au lieu de la conférer au rang d’une interprétation possible, ne lui concède

même pas ce statut, en la nommant « mythe moderne ». Aussi, au lieu de s’attaquer

aux petit nombre de personnes qui élèvent, sans doute à tort, la thèse de M. Foucault

au rang de dogme que l’on ne peut discuter, M. Gauchet fait quelque peu l’amalgame

entre ces personnes et le texte-même de M. Foucault, qui ne prétend en rien à ce

rang.

Le problème de l’origine amène décidément des difficultés, qui se retrouvent aussi

dans l'interprétation de l'architecture, qui s'accapare à sa manière de ces deux

mythes, allant soit dans le sens d'une architecture humaniste, soit dans le sens d'une

architecture contribuant à l'exclusion des « fous » de la société.

Comment garder une forme d’objectivité dans la transcription qu’on fait de l'histoire

de la création de l'asile ? Comment garder le plus longtemps possible le statut

d’interprétation en faisant histoire, sans tomber dans la tentation de se vouloir dogme

ou dans l’excès de la mythification, que ce soit en faisant la genèse de l'asile ou en

interprétant les formes architecturales qu'il prend ?

Saisir le sens donné par l’origine d'une institution est capital pour comprendre les

données que l’on sélectionne dans notre présent. L'architecture des hôpitaux

psychiatriques est éloquente dans cette saisie de l'origine, parce qu'elle matérialise,

pour ainsi dire, le sens qui lui a été donné lors de sa construction, et qui finit par

perdurer en elle. Tout en étant une donnée de notre présent, faisant partie de notre

vécu quotidien par l'usage qu'on en fait encore, et par le fait qu'elle tombe sous notre

vue, l'architecture des hôpitaux psychiatriques fait trace, conserve son passé et son

origine. L'architecture psychiatrique a un statut temporel ambivalent, mêlé de présent

et de passé.

On peut dire en effet que le sens donné à l’institution asilaire est traduit

matériellement par l'architecture. Elle objective ses fonctions, ses fins, et même sa

signification. En effet, selon le psychiatre contemporain J.-Ch. Pascal, chef de

service à l’hôpital d’Antony, dans son article paru dans l’ouvrage collectif

23

Architecture et psychiatrie26, il y a deux types d’architecture de l’hôpital

psychiatrique : l’architecture fonctionnaliste et l’architecture symboliste.

L’architecture fonctionnaliste est une architecture qui se concentre sur les fonctions

de l’hôpital, en tant que c’est le lieu où l’on soigne ; elle assure sa fonctionnalité,

c’est-à-dire le meilleur usage que l’on puisse en faire, en le rendant aisé. En

revanche, l’architecture symboliste tend à donner sens à la disposition des espaces, à

la forme des bâtiments : l’architecte fera attention à la sculpture qu’il donne à ses

bâtiments afin de leur conférer un sens, sens que pourront déchiffrer les habitants des

édifices ; ce sens est plus de l’ordre du « sensuel » que du concept. Par exemple, les

courbes évoqueront une sorte de douceur maternelle, propre à la forme du cocon,

contrairement aux lignes et à la symétrie, plus fréquentes dans l’architecture des

hôpitaux psychiatriques, qui signifient ordre et stabilité. L’architecture s’inspire du

sens que l’on veut donner aux asiles pour assurer ses fonctions : soigner les malades

en assurant ordre et stabilité, ou en dessinant un espace accueillant et protecteur.

Elle contribue à la thérapie des patients à travers la forme qu’elle épouse, qui, selon

certaines théories de psychologie, influe sur le esprits. Il s'agit de la fin de

l’architecture symboliste. Dans les deux cas, l’architecture contribue à la

thérapeutique des patients et est mise au service de la médecine psychiatrique.

Quel sens a-t-on donné à l’asile, quand on a voulu le créer au début du XIXe

siècle ?

M. Foucault et M. Gauchet et G. Swain avancent en commun, dans leur genèse de

l’asile, que si les aliénistes de l’époque, tels Pinel, son élève Esquirol en France, et

Tuke en Angleterre ont demandé et élaboré ces lieux, c’est d’abord à des fins

thérapeutiques : il faut un lieu pour soigner les aliénés. Cependant, M. Foucault veut

montrer qu’il s’agit plus d’accomplir un acte de ségrégation dans le cas des deux

légendes27 qu’il entreprend de décrypter, et que les fins thérapeutiques, qui sont

mises dès lors au premier plan, sont à la fois prétexte et déguisement du pouvoir,

l’asile étant une suite logique de l’époque du « Grand Renfermement » ; alors que M.

Gauchet et G. Swain montrent que malgré un échec de l’institution asilaire par

rapport à ses ambitions premières, le véritable mobile de la création de cette

institution est la volonté de guérir les aliénés, car « la maladie appelée

26 V. Kovess-Masfety, D. Severo, J.Ch. Pascal, Architecture et psychiatrie, éditions Moniteur, 2004.27 Les légendes de Tuke et de Pinel, in « Naissance de l'asile », Histoire de la folie à l'âge classique.

24

communément folie n’est pas incurable. »28.

Quelle est la volonté première et réelle de l’asile ? Est-ce la ségrégation, cachée par

les vérités positivistes de la psychiatrie sur la folie, ou est-ce une vraie volonté de

soigner ayant été recouverte une fois que la « machine asilaire » s’est réalisée, a été

construite ? Quelles conséquences cette volonté première, cachée ou non, produit-

elle dans la conception et dans la vision que nous pouvons avoir de l'architecture

psychiatrique ?

M. Foucault, dans le chapitre « Naissance de la folie », relate deux légendes du

monde de la psychiatrie, sensées établir la genèse de la structure asilaire, à son

commencement. Il s’agit de celle de la Retraite, fondée par la communauté religieuse

des Quakers, et celle de la délivrance des aliénés de Bicêtre, par Pinel, à Paris. Ces

deux légendes ont pris une valeur mythique que l’auteur se donne à

déchiffrer : « Dans la surprenante profondeur de chacune, il faudrait pouvoir

déchiffrer à la fois la situation concrète qu’elles cachent, les valeurs mythiques

qu’elles donnent pour vérité, et qu’elles ont transmises ; et finalement l’opération

réelle qui a été faite et dont elles ne donnent qu’une traduction symbolique. »29. Pour

cela, l’auteur commence par mettre en avant la fin « officielle » qui justifie la

création de ces deux lieux : dans la Retraite pour commencer, lieu paradisiaque se

trouvant au milieu de la nature, on met en place les promenades et le travail agraire,

ancêtre de l’ergothérapie pour soigner les malades : « L’exercice au grand air, les

promenades régulières, le travail au jardin et à la ferme ont toujours un effet

bénéfique et « sont favorables à la guérison des fous ». »30. L’environnement du lieu

où l’on garde les fous pour les soigner est donc capital pour le choix du site

architectural, en tant que l’environnement peut avoir un effet bénéfique sur le malade

et aider à sa guérison. La nature serait un élément thérapeutique, selon Tuke et les

Quakers, combattant la société dans laquelle la nature originaire de l’homme se

perdrait. Elle serait le meilleur milieu pour que le fou retrouve sa première nature

d’homme dans toute sa pureté.

Cependant, derrière cette volonté de guérir, on peut repérer une visée morale dans la

mise en place de l’exercice physique et du travail. C’est l’oisiveté qui est pointée du

28 M. Gauchet et G. Swain, La pratique de l'esprit humain, p 41, citation de Pinel in Traité de la manie.29 M. Foucault, Histoire de la folie, « Naissance de l'asile », pp 577-578.30 Ibidem, p 587.

25

doigt ici, et que l’on veut réprimer. C’est aussi elle qu’on accuse d’être le terrain

favorable à l’apparition et au développement de la folie. De plus, c’est par l’exercice,

donc par une certaine volonté de domination du corps, que l’on combat la maladie.

La visée thérapeutique cacherait donc la visée morale, ou plutôt se confondrait en

elle. C’est par la morale que l’on soigne.

Dès lors, entre en jeu la ségrégation. Il faut que les insensés soient dans un milieu

entièrement moral pour recouvrer la raison. M. Foucault compare la Retraite à un

instrument de ségrégation : « La Retraite devra agir comme un instrument de

ségrégation : ségrégation morale et religieuse, qui cherche à reconstituer, autour de la

folie, un milieu aussi ressemblant que possible à la communauté des Quakers. Et ceci

pour deux raisons : la première est que le spectacle du mal est pour toute âme

sensible une souffrance […]. Mais la raison principale est ailleurs : c’est que la

religion peut jouer le double rôle de nature et de règle […]. »31. La Retraite veut

séparer les insensés des « débauchés », des « profanes », qui sont présents dans les

établissements publics et qui sont mélangés à eux. Un nouveau partage est constitué.

Mais si les fondateurs de la Retraite veulent constituer un milieu clos, qui sépare de

l’extérieur, c’est pour multiplier le pouvoir moral de la religion, en tant qu’il agit

pour que les insensés puissent retrouver la raison, la raison étant la vraie nature de

l’homme, comme inaltérable, et que la religion et la morale peuvent réveiller à

nouveau.

Voilà comment M. Foucault explique que ladite thérapie est remplacée par les

pouvoirs de la morale, qui s’exprime dans la terreur de la « culpabilité intériorisée »,

et qui se sert du « Travail » et du « Regard des autres » comme opérateurs de

pouvoir. Ainsi, il n’est pas nécessaire d’être médecin pour guérir la folie.

La constitution de ce milieu à visée ségrégative peut nous intéresser au niveau de

l’architecture. Nous avons vu qu’il s’inscrivait dans un milieu naturel. M. Foucault

cite une lettre de Delarive destinée à la Bibliothèque britannique : « Cette maison est

située à un mile d’York, au milieu d’une grande campagne fertile et riante ; ce n’est

point l’idée d’une prison qu’elle fait naître, mais plutôt celle d’une grande ferme

rustique ; elle est entourée d’un grand jardin fermé. Point de barreaux, point de

grillages aux fenêtres. »32. Le cadre a l’air enchanteur, muni lui aussi de pouvoirs,

comme l’adjectif « riante » attribué à « campagne » nous le fait pressentir ; la

31 Ibidem, p 598.32 Ibidem, p 576.

26

Retraite se situe loin de la ville, pour éviter tout mélange avec les milieux immoraux,

et ressemble à « une grande ferme rustique », pour donner aux résidents l’occasion

de recouvrer la raison par le travail. Une antithèse est créée entre « prison » et

« ferme », en raison de la constitution du lieu, qui n’a « point de barreaux aux

fenêtres », caractéristique architecturale que préconise Esquirol dans son traité sur

l’architecture des asiles : Des établissements consacrés aux aliénés en France et des

moyens de les améliorer. Cependant, le bâtiment dans lequel ils vivent est « entouré

d’un jardin fermé ». Une limite autour du jardin a bien été constituée, faisant

fonction de séparation souhaitée par la communauté, rappelant l’effet d’

« isolement », présent dans les asiles, que tous les aliénistes exigeaient en tant que

condition de guérison.

L’asile de Pinel procède aussi à une ségrégation, en créant une micro-société, ou une

micro-république à l’intérieur de la République. M. Foucault énumère dans le mythe

de la libération des aliénés par Pinel, ce qu’il prodiguait dans les consciences de

l’époque : « l’important, c’est le mythe qui a donné sens à cette libération, […] en

constituant, dans l’imaginaire, la forme idéale d’un asile. Un asile qui ne serait plus

une cage de l’homme livré à sa sauvagerie, mais une sorte de république de rêve où

les rapports ne s’établiraient que dans une transparence vertueuse. »33. Dans cette

citation apparaît encore le thème de la prison, avec le mot « cage », contrebalancé

ici par « république de rêve », qui annonce ordre et harmonie, contrairement à la

« sauvagerie » qui régnaient dans les anciens cachots, quand les aliénés étaient

encore attachés. Or, l’asile évoqué par le mythe nous apparaît en une « forme

idéale » ; ces derniers termes voisinent le domaine de l’architecture, qui pourrait lui

aussi être influencé par ce mythe, pour donner forme aux bâtiments des hôpitaux

psychiatriques. L’idéal, en tant qu’il est topique et social, est ce vers quoi tendent

beaucoup d’architectures qui se donnent comme ambition de le réaliser. Si on veut

accomplir cette micro-république, condition pour que s’établissent « des rapports

[humains] dans une transparence vertueuse », du fait de sa simplicité et de son

exiguïté, et que l’architecture tend à construire, pour répondre aux souhaits des

penseurs de l’asile comme moyen thérapeutique, une séparation doit être faite entre

la société intérieure à l’asile et la « grande société », imparfaite à côté de cette

société asilaire.

Dans le cas de Pinel, comme dans le cas de Tuke, cette ségrégation est la condition

33 Ibidem, pp 595-596.

27

de guérison des aliénés. M. Foucault reprend le discours lié à la description et la

suppression de la folie, se révélant dans le mythe de Pinel : « La libération dans

l’internement, dans la mesure où elle est réédification d’une société sur le thème de

la conformité aux types, ne peut pas manquer de guérir. »34. L’internement marque

l’acte de ségrégation ; on sélectionne et on sépare une partie de la

population, constituant ainsi une nouvelle « petite société » ; or, c’est par cette

ségrégation qu’on guérit les aliénés pris dans cette société parfaite et transparente.

Pour M. Foucault, la naissance de l’asile s’apparente à une ségrégation, qui prend

comme thème, pour se justifier théoriquement, la guérison des aliénés, alors que

pour M. Gauchet et G. Swain, la ségrégation n’est pas ce qui pourrait définir cette

naissance de l’asile ; ils tentent de remonter plus loin que la ségrégation constituée

par les murs de l’asile, c’est-à-dire dans son effectivité et, par ce biais, dans son

échec, en découvrant les idées des promoteurs de l’asile, à travers par exemple le

Traité sur la manie de Pinel, promoteur ayant la ferme intention d’élaborer une

science et de mettre en place des moyens pour guérir le plus grand nombre d’aliénés.

Au début du premier chapitre de La pratique de l’esprit humain, les auteurs

s’appuient sur le principe de Pinel « la maladie appelée communément folie n’est pas

incurable » (contrairement à ce que pense « le vulgaire ») pour montrer que c’est

dans cette révélation enfin formulée que la création de l’asile puise ses ressources.

De ce principe découle toute une science, constituée aussi par d’autres préceptes et

des pratiques. La pratique de l’asile s’appuie en partie sur un des préceptes de cette

nouvelle science. Les auteurs le citent, en faisant référence à un article issu de la

revue la Décade philosophique du 30 Ventôse An X : « L’expérience a prouvé qu’ils

ne guérissaient point au sein de leurs habitudes ordinaire, et qu’une partie essentielle

du nouveau traitement est de les environner de nouveaux objets. »35. Ils poursuivent

la citation : « le désir d’offrir aux Français et aux étrangers un établissement où

soient mis en pratique, dans toute leur étendue, les principes développés dans le

Traité de la Manie ; tels sont les motifs qui ont déterminé l’établissement de la

Maison de Traitement des aliénés, établie sous les auspices du C. Pinel, auteur de ce

traité. »36. La création de cet établissement est l’application d’une théorie médicale,

elle a donc comme fonction première de soigner, et non de séparer. La séparation,

c’est-à-dire « l’isolement des familles » est ici une règle de cette théorie pour que

34 Ibidem, p 597.35 In La pratique de l'esprit humain, p 41.36 Ibidem, p 41.

28

soit bien menée la thérapie. La séparation, ou ségrégation, n’est pas la fin de l’asile,

mais un des moyens de guérison, se faisant à l’intérieur de l’asile. L’appel aux

architectes vient après l’élaboration de ces règles médicales, ayant débouchées sur la

nécessité d’une « Maison de Traitement pour aliénés » ; ils doivent maintenant

répondre aux attentes des médecins psychiatres qui ont besoin de nouveaux locaux

pour leur pratique, et des malades qui vont y accéder. Dès le début, ils sont mis à

contribution pour convaincre les pouvoirs publics de la nécessité d’une « Maison de

traitement pour aliénés ». Par exemple, le 24 Germinal An IX, le préfet de Paris et le

citoyen Pinel ont fait appel à l’architecte des hospices Clavareau, pour faire un

rapport sur deux bâtiments ayant été repérés pour regrouper les aliénés de la capitale

en un seul « hospice destiné à la guérison des aliénés ». Clavareau a affirmé dans ce

rapport que « ces deux maisons sont parfaitement disposées pour y établir un hospice

consacré à la guérison des aliénés. »37. La construction des bâtiments, leur

adaptabilité, prend dès le commencement une grande importance, qui grandira quand

il s'agira de construire de nouveaux hospices dans le pays, après la publication de la

loi du 30 juin 1838.

Le premier sens que prend l’asile dans son apparition est celui de « lieu

thérapeutique », contribuant lui-même à la thérapie des patients, dans sa fonction de

séparation, la personne étant atteinte de folie devant être séparée de son milieu

habituel, considéré comme milieu pathogène. Il est difficile de disjoindre la volonté

thérapeutique de la volonté de ségrégation.

M. Foucault, dans son Histoire de la folie, met en avant la volonté de ségrégation

parce qu’il est remonté au XVIe siècle, quand les fous n’avaient pas encore de lieux

définis, toujours en migration, et au moment se situant juste avant le partage

Raison /Folie, ou Raison /Déraison. Cette ségrégation conceptuelle est objectivée par

l’enferment des insensés dans les hôpitaux généraux à l’époque du « Grand

Renfermement », quand on sépare les fous de la société dite normale, quand on

commence à créer une société des fous. Selon lui, la naissance de l’asile s’inscrivant

bien évidemment dans l’histoire de la folie et l’histoire des fous, est une suite de

cette époque, une nouvelle ségrégation, qui emprunte le langage de la médecine et de

l’objectivité scientifique. M. Gauchet et G. Swain, quant à eux, ont voulu rectifier

cette histoire de la folie, en donner leur interprétation, en se focalisant sur une

époque plus restreinte, époque charnière où apparaît véritablement le sens de l’asile

37 Ibidem, p 72.

29

et de sa création. Cette époque est aussi celle de la République naissante, après le

renversement de l’Ancien Régime, qui a d’autres aspirations pour l’homme

démocratique, dont celle de rendre tous les hommes égaux. Cette idée n’échappent

pas à M. Gauchet et G. Swain, se servant de l’analyse tocquevillienne de l’âge

démocratique, âge où se met en place « l’égalité des conditions ». Il ne s’agit donc

plus de ségrégation, d’exclusion, mais de créer du même et d’inclure.

Si l'asile est plus un instrument d'inclusion que d'exclusion, que signifient les limites

de l’asile, créant de l’intérieur et de l’extérieur, limites visibles par l’élévation de ses

murs ?

Si l’asile est un instrument demandé par les psychiatres, instrument servant

initialement à soigner et non à faire de la ségrégation, comment agit-il ? Comment

l’architecture de l’asile acquiert-elle un tel pouvoir de guérison ?

2) Disposition et critères de l'architecture psychiatrique comme constitutifs de

la thérapeutique des malades mentaux

L’architecture des hôpitaux psychiatriques est une architecture spéciale. Les

bâtiments constituant les hôpitaux ne sont pas des bâtiments comme les autres, ils

doivent répondre à certains critères, conformes à la spécificité du lieu. Elle doit sa

spécificité au lieu qu’elle bâtit, au sens qui lui pré-existe. Or, nous avons vu que le

sens de ce lieu est d'être essentiellement « lieu de guérison » ou « lieu

thérapeutique ». Cependant, il faut faire une distinction entre « lieu où l’on guérit »

et « lieu qui guérit ». En effet, au XIXe siècle, de nombreux mythes sont apparus sur

le pouvoir de guérison que peut avoir la structure asilaire, en tant qu’institution et en

tant que bâtisse. L'aliéniste Jean-Etienne Dominique Esquirol compare l’asile à « un

instrument de guérison », qui « entre les mains d’un médecin habile, est l’agent

thérapeutique le plus puissants contre les maladies mentales. »38. Dès lors,

l’architecte concevrait et construirait un outil à grande échelle, qui servirait à un

médecin et qui multiplierait son pouvoir de guérison. Le bâtiment même, ou l’asile

en tant qu’institution (il est difficile de faire la distinction entre les deux), seraient

une forme de médicament, ou de « machine à guérir » pour reprendre le titre d’un

38 In « Des établissements consacrés aux aliénés et des moyens de les améliorer », Maladies mentales II.

30

ouvrage collectif auquel M. Foucault, et d’autres auteurs comme F. Béguin, qui s’est

concentré sur la question architecturale des hôpitaux modernes, ont participé. Nous

constatons que, pour Esquirol, c’est le médecin qui en a le contrôle. Ce contrôle est

sans doute illusoire, même si on ne remet pas en question la puissance de cet

appareil.

Cette métaphore soulève deux questions :

. - Est-ce le médecin qui contrôle « la machine à guérir » ou la machine

ne finit-elle pas par échapper à son pouvoir, et devenir autonome ?

. - Cette métaphore est-elle bien pertinente ? Peut-on penser

l’architecture comme « machine à guérir » ? L’architecture du lieu asilaire a-t-elle un

tel pouvoir de soigner ? De plus, en concevant l'architecture comme « instrument »

ou « machine », ne perd-elle pas son identité de lieu ?

A défaut d'avoir une telle puissance, l'architecture peut-elle avoir elle-même un

pouvoir thérapeutique sur les malades ? Autrement dit, l'architecture influe-t-elle sur

l'esprit des malades et être ainsi un vecteur de guérison ? Ou doit-elle s'en tenir à la

construction du lieu hospitalier, où ce sont les médecins et l'équipe médicale qui

assurent le soin des patients ?

L'idée de l'asile comme « instrument de guérison » se trouve en fait superposée à la

réalité concrète de l'architecture des hôpitaux psychiatriques. A défaut de remplir ce

rôle rêvé par les premiers aliénistes, pour faire un lieu où l'on guérit, sans pour autant

être lieu qui guérit, l'architecture des hôpitaux doit suivre un nombre de critères qui

lui sont spécifiques : être un lieu d'accueil, assurer la sécurité, isoler les patients, et

les classer.

- L'hôpital psychiatrique doit donc d'abord être conçu comme lieu d'accueil.

L'asile est un lieu d'habitation à part entière. Certains patients n'y séjournent qu'une

semaine, alors que d'autres peuvent y rester une très grande partie de leur vie.

L'architecte doit prendre en compte la variété des durées de séjour ; pour cela, il crée

plusieurs secteurs, pouvant être regroupés selon deux facteurs liés aux maladies

mentales, quantifiées par leur durée : il y a le secteur des maladies « aigües », de

courte durée, et celui des maladies « chroniques », de longue durée.

Ce lieu d'habitation doit loger un grand nombre de patients ; c'est pour cela qu'il faut

31

construire de grands espaces pour contenir un grand nombre de « lits ». Les hôpitaux

psychiatriques occupent généralement de grandes surfaces, mais leur superficie peut

varier selon le type d'hôpital que l'on veut construire. Nous allons prendre deux

exemples opposés du XXe siècle : au début des années 1960, les spécialistes de la

maladie mentale ont voulu exploiter un type d'hôpital, en raison des problèmes

rencontrés dans les hôpitaux urbains dans les années 1950, où les malades

supportaient mal l'enferment selon J-Ch. Pascal : « Or les patients qui souffrent d'une

maladie mentale sont souvent actifs, ils déambulent et supportent assez mal les

contraintes hospitalières - souvent plus prégnantes dans les dispositifs urbains que

dans l'asile traditionnel - nécessaires à certaines phases de leurs traitements. »39. La

solution pouvait résider alors dans la construction d'un type d'hôpital : l'hôpital-

village. Comme il est situé loin de la ville, dans un milieu plutôt agraire, il s'étend

sur un grand espace. L'hôpital-village idéal peut ainsi accueillir en moyenne de 300 à

600 lits. Mais ce type d'hôpital, qui ressemblait plus à l'idéal d'asile du XIXe siècle,

devient vite archaïque, et favorise la ségrégation, même s'il avait l'avantage d'offrir

un grand espace extérieur aux malades qui le souhaitaient.

L'autre exemple qui s'oppose à celui-ci en terme de surface et de nombre de lits est

l'hôpital urbain. J-Ch. Pascal évoque la revue Recherches de 1967, pour montrer le

passage de l'hôpital-village à l'hôpital urbain : « En 1967, dans leur article publié

dans Recherches, les programmistes hospitaliers Guy Ferrand et Jean-Paul Roubier

prônent l'hôpital urbain de 100 lits pour remplacer l'hôpital-village. »40 On favorise

depuis les années 1970 les petites structures asilaires, proches du lieu d'habitation

des résidents, limitant ainsi géographiquement l'effet de ségrégation. Cependant,

même si les petites structures sont plus appréciées en terme de qualité de soin -

prenant les formes des hôpitaux urbains, des secteurs de psychiatrie dans les

hôpitaux généraux comme à Montauban, ou des cliniques psychiatriques de service

public - parce que le petit nombre de patients favorise une meilleure prise en charge,

plus individuelle et moins collective, le manque de place se fait constamment sentir.

Les médecins psychiatres sont dépassés par la demande croissante d'hospitalisation,

le personnel manque cruellement, et la durée de cure se raccourcit considérablement

pour des patients qui auraient besoin d'une thérapie longue. La question de l'accueil,

et de la superficie des hôpitaux se confrontant à leur emplacement, rencontre cette

39 In Architecture et psychiatrie, article de J.-C. Pascal « Architectures et théories du soin en psychiatrie », 2004, p 34.

40 Ibidem, p 36.

32

tension : faut-il créer plus de places pour répondre à la demande pressante

d'hospitalisation de certains patients au détriment de la qualité de soin, ou faut-il

multiplier les petites structures, au risque de créer un éparpillement et une inégalité

de moyens entre les différentes structures ? La question de l'accueil en terme de

nombre de places reste ouverte.

- Le deuxième critère que nous allons étudier est celui de la sécurité. L'hôpital

psychiatrique se différencie de la prison dans sa fonction : il a été créé pour soigner

la folie, qui a été reconnue au XIXe siècle comme pathologie mentale, à laquelle

correspond une médecine spécialisée : la psychiatrie. La prison, quant à elle, est plus

un instrument de punition que de guérison, c'est un moyen pour garder enfermés les

criminels, afin d'assurer la sécurité de la société, et c'est aussi une peine encourue, à

la longueur déterminée par la gravité du crime commis, après qu'un jugement ait été

prononcé, reconnaissant le criminel responsable de ses actes, et donc coupable.

Cependant, certains malades résidant dans des hôpitaux psychiatriques, ont commis

les même crimes que certains détenus des prisons. Ces derniers sont souvent

« détenus » dans des unités spéciales, comme par exemple « l'Unité pour Malades

Difficiles » Boissonnet à l'hôpital de Cadillac, près de Bordeaux. S'ils sont dans ces

structures plutôt qu'envoyés en prison, c'est parce qu'ils sont reconnus irresponsables

de leurs crimes, en vertu de de l'article 64 de l'ancien Code pénal sur

« l'irresponsabilité criminelle » de certains malades mentaux. On demande en effet

dans cette procédure une expertise psychiatrique pour savoir si l'accusé en question

était conscient lors de son crime ou non, comme c'est le cas dans la pathologie de

schizophrénie, où le malade perd la notion de réalité. Certains malades sont donc

considérés comme « dangereux pour eux-même et pour les autres » ; c'est pour cela

qu'on les maintient enfermés, afin qu'ils ne commettent pas de nouveaux crimes.

L'architecture, en particulier celle des unités spéciales, devra tenir compte de la

sécurité comme critère, dans le sens où elle devra maintenir enfermés les malades

« dangereux », et faciliter par la disposition de l'espace le travail de surveillance.

A ce propos, le panopticon de Bentham, structure architecturale analysée à de

nombreuses reprises par M. Foucault41, est un instrument de surveillance

considérable, car les détenus peuvent être vus en permanence par le surveillant.

41 In Le pouvoir psychiatrique, Surveiller et punir principalement. L'analyse est reprise dans ses oeuvres er cours plts tardifs, comme dans Sécurité, Territoire, Population.

33

L'architecture panoptique se dispose ainsi : « à la périphérie, un bâtiment en anneau ;

au centre, une tour ; celle-ci est percée de larges fenêtres qui ouvrent sur la face

intérieure de l'anneau ; le bâtiment périphérique est divisé en cellules, [...]. Il suffit

alors de placer un surveillant à l'intérieur de la tour centrale, et dans chaque cellule

d'enfermer un fou, un malade, un condamné, un ouvrier ou un écolier. Par l'effet du

contre-jour, on peut saisir de la tour, [...] les petites silhouettes captives dans les

cellules de la périphérie. Le dispositif panoptique aménage des unités spatiales, qui

permettent de voir sans arrêt et de reconnaître aussitôt. »42. La disposition des

édifices met en hauteur le surveillant et les détenus tout autour de lui, afin qu'il

puisse tout voir sans arrêt, sans qu'on ne puisse tromper sa vigilance. Un seul homme

peut ainsi maîtriser une multitude. Le mot « fou » apparaît en premier dans

l'énumération dans la citation, ce qui veut dire que ce dispositif peut être celui,

prioritairement, des hôpitaux psychiatriques. Les personnes sont dans cet exemple

enfermées et surveillées. Pourtant, on remarque que tous les cas cités ne représentent

pas forcément des personnes « dangereuses ». On pense en effet au « malade », à

« l'ouvrier » et à « l'écolier ». Alors pourquoi les surveiller de la même manière que

les prisonniers, pourquoi les priver de leur liberté ? Sans doute parce qu'ils doivent

suivre un règlement intérieur propre à une structure, comme les hôpitaux, les usines,

les collèges, et ainsi être disciplinés et obéissants. Les surveillants doivent vérifier

que le règlement est bien respecté. Ces règles auraient l'avantage de maîtriser une

importante partie de la population et de la rendre docile.

Les hôpitaux psychiatriques sont des lieux d'enfermement, qui concernent non

seulement les malades psychiatriques « dangereux », mais aussi ceux qui sont

considérés comme non « dangereux » pour la société, mais que l'on doit garder pour

les traiter des maladies mentales, dont ils sont atteints. Cette contrainte est souvent

mal vécue, comme nous l'avons vu plus haut, et donne lieu à divers types de

comportement, sur lesquels doivent se pencher les architectes.

L'un des comportements engendrés par l'enfermement est l'évasion. Claude Collu,

auteur du livre Architecture et maladie mentale qui prend comme exemple principal

le Quartier psychiatrique du Centre Hospitalier de Montauban, cite des extraits

d'archives de cet établissement : « le 22 mai 1849, Evasion de deux femmes en

42 In Surveiller et punir, p 233. Par ailleurs, le panoptisme sera l'objet de toute une sous-partie dans la deuxième partie.

34

escaladant les murs, la nuit, toutes deux soumises à des excès d'épilepsie, l'une

entraîne l'autre, car est douée d'une certaine force physique et qu'elle avait réussi à

déguiser son sexe pendant plusieurs années, celle-ci s'est évadée d'autres fois »43.

Dans cette citation, un aspect retient notre attention : « l'une entraînant l'autre » ; M.

Foucault montrait bien que dans la structure panoptique, on veillait à séparer les

détenus, pour qu'il n'y ait pas de communication entre eux, ou de complots comme

celui de l'évasion par exemple. Le système des cellules présent dans les hôpitaux du

XIXe avait peut-être cette fonction d'isolement. Les mesures sécuritaires prises en

charge par l'architecture dans les hôpitaux psychiatriques pouvaient s'énumérer

ainsi : « Les serrures, les portes et les grilles sont constamment renforcées. Et, [...]

les administrateurs n'ont de cesse de rehausser le mur de clôture, dernier rempart,

dernier obstacle à franchir pour l'évadé. »44.

Actuellement, la sécurité est assurée par des dispositifs beaucoup plus modernes,

comme les caméras de surveillance et les barrières électriques. Pourtant, des faits

divers de ces dernières années montrent les limites de ces dispositifs : celui qui s'est

produit à Pau, où le danger venait paradoxalement de l'extérieur, et celui de

Grenoble, où un malade psychopathe a commis plusieurs meurtres lors de son

évasion. On s'aperçoit alors que, malgré la performance technologique des nouveaux

dispositifs et le renforcement constant de la sécurité visant à éviter des drames, le

contrôle des individus se confronte toujours à des réactions inattendues et

différenciées, allant de la révolte au crime pathologique.

Un des autres comportements face à la contrainte d'enfermement, mais aussi

une des conséquences du mal-être lié à la pathologie mentale et à l'image

culpabilisante qui en ressort, est le suicide. Claude Collu se penche aussi sur ce

problème et les solutions architecturales qui en découlent, en s'appuyant sur les

archives communales de la Mairie de Montauban : « Si les aliénés couchent au

premier étage, il faut placer du fil de fer devant les croisées et construire un escalier

à cage fermée. On devra supprimer les terrasses du premier étage car elles

faciliteraient un puissant penchant au suicide. » (registre du 6 avril 1846)45. Les

aliénistes demandent donc aux architectes de construire des édifices sans étage si

possible, ou alors de sécuriser les effets de vide pour empêcher les malades de se

43 Claude Collu, Architecture et maladie mentale – vues à travers le Quartier Psychiatrique de Montauban, Edition Presses ColorPress, Montauban, septembre 2005, p 112.

44 Ibidem, p 112.45 Ibidem, p 116.

35

suicider, ou plutôt pour éviter que ne leur vienne cette idée. Là encore, on comprend

comment le dispositif architectural rencontre des limites face à la volonté humaine.

- L'hôpital psychiatrique est un lieu d'enfermement voulant contrer les

réactions humaines face à cette condition, par des dispositifs qui se sur-ajoutent.

Cette notion d'enfermement s'apparente avec celle d'isolement, rentrant aussi en

compte dans le domaine de l'architecture. L'architecture des hôpitaux psychiatrique

peut être définie comme une architecture de séparation. Elle sépare tout d'abord

l'intérieur de l'hôpital de l'extérieur, qui prend ainsi le symbole, du point de vue de

l'intérieur, de la grande société, de la normalité. Elle tend aussi aussi à séparer les

individus, que ce soit des groupes, que l'on classe en fonction de leur pathologies ou

leur « état », ou les individus eux-même par le dispositif des cellules.

La question de l'isolement prend deux sens : il peut être compris comme un moyen

de ségrégation, visant à séparer les malades mentaux de la société, les anormaux des

normaux. Le fou serait plus un danger pour son entourage que son entourage pour

le fou. M. Foucault, dans la leçon du 5 décembre 1973 de l'ouvrage Le Pouvoir

psychiatrique, analyse les rapports entre le fou et la famille. L'internement,

« régularisé » par la loi du 30 juin 1838, s'ajoutant à l'interdiction juridique du fou

(dépossession des droits du fou à la famille, tutelle ou curatelle...) tend à protéger

l'entourage du fou : « Il était un danger pour son entourage, et contre ce danger, son

entourage direct était exposé à ses fureurs ; il fallait protéger cet entourage : d'où la

nécessité de faire passer la procédure d'un internement rapide avant la procédure

longue de l'interdiction. »46. La procédure de séparation, de ségrégation, s'inscrit

jusqu'à l'intérieur de l'intimité du fou, à savoir sa famille, et le différencie, par

l'étalon de la norme, des siens. L'isolement peut donc être interprété en terme de

rupture, difficilement résoluble.

Il peut être aussi saisi comme un moyen thérapeutique : l'isolement est une nécessité

si l'on veut guérir les aliénés. On doit les retirer de leur milieu pathogène, les séparer

de leur famille, de leurs proches, agents de leur maladie. Au XIXe siècle, l'isolement

était une règle de la pratique psychiatrique. M. Foucault, dans la même leçon

l'énonce ainsi : « Premier principe qui est fondamentalement établi [...] de la

discipline psychiatrique, c'est-à-dire jusqu'au XXe siècle : le principe plutôt qu'un

précepte, une règle de savoir-faire, qui est on ne peut jamais guérir un aliéné dans sa

46 In Le pouvoir psychiatrique, p 98.

36

famille. Le milieu familial est absolument incompatible avec la gestion de toute

action thérapeutique. »47. L'auteur reprend un texte de Fodéré, aliéniste du XIXe

siècle, comparant l'asile à « un monde nouveau » : « Aux premières lueurs de la

folie, séparer le malade de sa famille, de ses amis, de son foyer. Mettez-le

immédiatement sous la tutelle de l'art. »48. La rupture de l'asile serait donc un bien

pour la santé mentale du fou : ce serait le lieu où, paradoxalement, le malade ne

penserait pas à sa folie, ce qui favoriserait sa guérison. Le changement de lieu serait

capital dans sa thérapie.

Mais à quel autre lieu est-il confronté ? Doit-il ressembler à sa maison, ou bien à tout

autre chose ? Jusqu'à quel point modifier son environnement ? M. Gauchet et G.

Swain citent eux aussi, dans La pratique de l'esprit humain, l'aliéniste Fodéré : il

faudrait des établissements spéciaux afin « d'offrir aux sens des aliénés des objets

tout différents de ceux auxquels ils étaient accoutumés, des visages nouveaux,

d'autres meubles, d'autres sites [...] enfin, un changement total dans tous les objets

autour de lui. ».49 On remarque ici le rôle qu'opère l'architecture dans l'idée de

changement, notamment celui de l'architecture intérieure, à travers la décoration. La

réponse de Fodéré aux questions ci-dessus est le changement complet. L'architecture

acquiert ainsi une fonction thérapeutique à part entière.

Dans la cas de la ségrégation, (séparer la société du fou), comme dans le cas de

l'isolement thérapeutique (séparer le fou de sa famille et de la société en général),

l'architecture joue un rôle de séparation. Peu importe les formes qu'elle prend. Mais

l'isolement n'est-il pas une mesure trop radicale ? N'est-elle pas la porte ouverte à des

abus de pouvoir, à une emprise totale sur la personne du malade e la part de ses

soignats ? M. Gauchet et G. Swain analysent dans le chapitre « Politique de l'asile »,

la teneur politique de l'isolement : « Il est aussi la condition par laquelle s'assurer

d'une emprise directe, intime et totale sur l'esprit des individus. »50. Isoler

complètement l'individu comporte un risque d'aliénation, ce qui est contraire à sa

guérison. C'est pour cela qu'il faut revoir cette nécessité d'isolement, en la rendant

plus souple, et en maintenant les liens intimes de la personne malade avec ses

proches, pour ne pas démanteler son histoire personnelle, et pour faciliter sa

réinsertion.

47 Ibidem, p 99.48 Ibidem, p 99.49 In La pratique de l'esprit humain, p 138.50 Ibidem, p 139.

37

- Le dernier critère que nous allons prendre en compte est celui de la

classification. Tous les hôpitaux psychiatriques ont des secteurs qui séparent et

regroupent à la fois. L'asile du XIXe siècle avait une constitution-type conçue

notamment par l'aliéniste Esquirol, et par le psychiatre et inspecteur général des

asiles d'aliénés, Parchappe. Claude Collu décrit son apport dans l'architecture

psychiatrique : « Le modèle de Parchappe évolue vers un plan plus rationnel : sur

l'axe de l'établissement, il établit l'administration et les services généraux, puis la

chapelle et les bains. De part et d'autre de cet axe, l'architecte conçoit, en parallèle ou

perpendiculaire, les « quartiers de classement » en tenant compte de la situation

excentrique des unités destinés aux malades à réinsertion difficile. »51 Ce que C.

Collu entend comme « malades à réinsertion difficile », ce sont les malades qui sont

qualifiés d' « incurables » et d' « agités » ou « furieux ». On ne prend pas tellement

en compte la gravité de leur maladie, et le soin amplifié qu'il faudrait leur apporter en

conséquence, mais leur comportement extérieur, que l'on perçoit à la surface. Le

classement ne se faisait donc pas en fonction du type de la maladie, d'une

nosographie rigoureuse, mais en fonction de comportements de type social. La

séparation, introduite pour éviter tout effet de contamination, n'est pas un rempart qui

lutte contre la contraction d'autres maladies (psychiques, c'est à se demander s'il y a

réelle contamination), mais contre l'association de plusieurs comportements qui

pourraient déteindre les uns sur les autres.

Ce qui est aussi frappant, c'est la situation géographique des « incurables et des

agités ». Ils sont placés dans les bâtiments excentriques, loin du centre de l'asile.

L'espace prend ainsi une teneur symbolique, il est hiérarchisé. Plus on se rapproche

des bâtiments administratifs, qui représente la société, la non-folie, la normalité, plus

on se rapproche de la guérison et de la sortie. La maladie mentale serait donc en

grande partie une maladie sociale, où la guérison équivaut à la réinsertion dans la

société.

Pour soigner ces maladies sociales, se produisant surtout à travers des

comportements anormaux, certains médecins psychiatres sont près à des mesures

radicales, voire contestables. Dans un article d'une des revues de L'Information

psychiatrique de 1957, deux psychiatres racontent comment l'utilisation des

neuroleptiques a métamorphosé l'architecture de l'hôpital psychiatrique. A la lecture

51 In Architecture et maladie mentale, pp 45-46.

38

de l'article, on s'aperçoit que c'est le déplacement des malades de quartier en quartier

qui marque le réel changement. Les psychiatres racontent en effet comment les

tranquillisants ont changé la vie dans les pavillons : « Parallèlement à la sédation du

bruit et des violences, il devenait possible et urgent de modifier heureusement

l'aspect des locaux : les malades cirèrent, puis entretinrent régulièrement les dortoirs

au plancher auparavant brossé aux grandes eaux ; on échangea la vaisselle de fer-

blanc […] contre des assiettes et des bols en pyrex ou en faïence, on introduisit des

petites tables et des chaises de couleurs vives, on posa, ici ou là quelques pots de

fleurs ou quelques bouquets. »52 Comme les neuroleptiques calmaient les « agités »,

on pouvait alors arranger leur environnement et les traiter comme les autres malades,

plus calmes. Les neuroleptiques tendent alors à effacer les frontières spatiales entre

les différents groupes de malades, que les premiers aliénistes préféraient classer et

séparer. On peut s'interroger sur l'assentiment que l'on pourrait accorder à de tels

médicaments, qui transforment, par ailleurs, plus les patients que l'architecture

proprement dite.

De plus, on peut se demander si la séparation et le classement entre les malades n'est

pas une entrave à la communication qui pourrait se déployer entre différents

malades. Le mélange des personnes, souffrant de maladies diverses, à la gravité plus

ou moins grande, ne serait-il pas bénéfique pour la compréhension de soi et des

autres ? Ne faut-il pas favoriser le contact, dans une situation où il est souvent

appauvri ? J-Ch. Pascal reprend des propos tenus par Ferrand et Roubier, qui

remettent en cause le système des pavillons, séparant malades aigus et malades

chroniques : « Il n'est pas prouvé que la présence de malades chroniques dans les

unités de court séjour soit toujours néfaste [...] ; il arrive, au contraire, que certains

tirent du contact avec plus malades qu'eux-même, un sentiment de réconfort et de

promotion ; il n'est pas douteux, non plus, que la présence de malades d'un meilleur

niveau soit un élément moteur de réadaptation des malades plus dégradés. »53. Ce

contact serait bénéfique de manière réciproque. Mais on peut s'interroger sur la

pertinence de tels propos, et des sentiments qui sont ici valorisés, comme la pitié et

le rehaussement de soi. J-Ch. Pascal souligne la nécessité des séparations entre les

52 COLLIER G. et DEFER B., « Les neuroleptiques bouleversent l'architecture de l'hôpital psychiatrique (mars 1957) »_ Rubrique : « Dans l'Information psychiatrique, il y a 50 ans», L'information psychiatrique vol 83, n°2, février 2007.53 In Architecture et Psychiatrie, p 36.

39

malades : « Les patients, mais aussi beaucoup de soignants n'acceptent plus la

promiscuité entre les différents niveaux de sociabilité. La spécialité psychiatrique

s'est complexifiée et les modalités de prise en charge d'un premier accès psychotique

à l'âge de dix-neuf ans sont très différentes de celle d'une rechute d'un trouble de

l'humeur cyclique [...]. »54. Le classement serait donc souhaitable lors de la thérapie

des patients, parce que premièrement, il est difficile pour certains patients d'être

confrontés à des personnes atteintes de maladies graves, pouvant être cause de

nouveaux traumatismes. Deuxièmement, il est salutaire pour l'équipe soignante, car

en lui facilitant la prise en charge, les soignants peuvent ainsi se concentrer sur des

cas de figure d'une intensité à peu près égale. Le classement des malades serait donc

nécessaire pour le traitement des patients, en particulier pour ceux qui présente des

troubles de manière exceptionnelle, et dont la réinsertion devrait être plus simple et

plus complète. Mais qu'en est-il des anciens « incurables », ou « malades

chroniques » comme on dit aujourd'hui ? Comment parvenir à les soigner au mieux,

en leur accordant toute l'attention qu'ils méritent ? La modalité de séparation n'est-

elle pas un obstacle à leur réinsertion ? Le classement n'est-il pas un facteur de plus à

leur « marginalisation » ? Dans la pratique, il semble pourtant que le classement des

malades en quartiers soit nécessaire, du moins pour améliorer la prise en charge de

chaque patient.

Les différents critères de l'architecture psychiatriques répondent à la fois aux besoins

des patients et à ceux de l'équipe médicale. Cependant, chaque critère pose des

questions quant à leurs modulation et à leur pertinence. L'utilisation de ces critères

demandent une constante attention, car ils peuvent être les facteurs de certains abus

de pouvoir, comme celui de la sécurité et celui de l'isolement.

3) Ordre et désordre : la guérison comme issue de cette bataille ?

Dans la première leçon du Pouvoir psychiatrique, M. Foucault s'intéresse d'emblée à

l'espace asilaire en tant que c'est l'espace où se déploie un ordre proprement

disciplinaire. Le premier paragraphe de l'ouvrage relate une phantasia

architecturale, que le philosophe a déniché dans le Traité du délire, rédigé par

l'aliéniste Fodéré en 1817 : « Je voudrais que ces hospices fussent bâtis dans des

54 Ibidem, p 38.

40

forêts sacrées, dans des lieux solitaires et escarpés, au milieu des grands

bouleversements […] Le romantique convient ici, et je me suis souvent dit qu'on

aurait pu tiré parti de ces vieux châteaux adossés contre les cavernes qui percent les

collines de part en part, pour aboutir à un vallon riant.[...] La fantasmagorie et les

autres ressources de la physique, la musique, les eaux, les éclairs, le tonnerre, etc.

seraient employés tout à tour, et, vraisemblablement, non sans quelques succès sur le

commun des hommes. »55. Ce passage, tiré du chapitre « Plan et distribution d'un

hospice pour la guérison des aliénés » du Traité de la manie, est un moyen pour M.

Foucault d'ancrer ses auditeurs, puis ses lecteurs, dans le décor de l'espace asilaire

dont il veut mettre en avant ce qui se passe à l'intérieur : « A l'intérieur de ce décor,

qu'est-ce qui doit se passer ? Eh bien, à l'intérieur de ce décor, bien sûr, l'ordre règne,

la loi règne, le pouvoir règne. »56 Le verbe « devoir » montre que ceux qui ont pensé

ce décor, ce nouvel espace au début du XIXe siècle, ont assigné de manière a priori

la fin ultime de ce lieu : c'est un lieu où doit prendre place l'ordre, la loi, le pouvoir.

Pourtant, cette introduction est surprenante car on pouvait à bon droit s'attendre à

l'expression d'une autre fin dans la création de cette espace utopique. Cette fin

attendue est la guérison, comme l'indique l'intitulé du chapitre de Fodéré. Mais le

philosophe justifie l'espace asilaire comme espace de l'ordre disciplinaire, en

démontrant par la suite que l'ordre est bien la condition première de la guérison des

aliénés.

Cependant, la description fantaisiste de Fodéré ne nous inspire en rien les idées

d'austérité et de rigidité que connote la notion d'ordre. Le château utopique se trouve

en plein milieu de la nature, non une nature lisse, dominée par le travail des hommes,

comme le sont les terres sillonnées par les agriculteurs, mais une nature à l'état

sauvage, « escarpée », où les forêts ombrageuses poussent en toute vigueur, où se

déferlent de « grands bouleversements » , comme la puissance des eaux, des éclairs,

du tonnerre, etc. Le lieu décrit par Fodéré se réfère sans aucun doute à l'esthétique

romantique, qui vante une nature dont les forces se déchaînent dangereusement, alors

que l'esthétique classique a comme figure particulière une nature ordonnée, maîtrisée

par l'homme, à l'image des « jardins à la française ». L'asile idéal de Fodéré s'oppose,

pour ainsi dire, à l'asile réel, ne serait-ce que d'un point de vue esthétique. En effet, le

style dominant de l'architecture des asiles construits au XIXe siècle est le néo-

55 In Le pouvoir psychiatrique, p 3.56 Ibidem, p 4.

41

classicisme.

Les hôpitaux parisiens de Bicêtre et de Charenton offrent un bon exemple du style

néo-classique. Nous repérons à plusieurs reprises la présence de colonnes ou

colonnades, propres au néo-classicisme, qui imite à son tour le style des temples

grecs ou romains de l'Antiquité. Les galeries à l'hôpital de Bicêtre s'ouvrent à travers

des colonnades de style dorique ; la cour d'un pavillon de Charenton est entourée de

colonnes, et les allées de ce même hôpital se terminent par la chapelle de style néo-

classique, à l'allure d'un temple grec, se dressant au dessus d'une statut de l'aliéniste

Esquirol.57 Les colonnes ont l'avantage de former un préau ou une galerie, qui

permettent aux malades de « prendre l'air », et de se promener. Justement, dans son

mémoire rédigé en 1818 à l'attention du Ministre de l'Intérieur58, l'auteur représenté

par la statue de Charenton fait un constat alarmant de l'état des établissements où

sont enfermés les aliénés en France : « Dans aucune maison, il n' y a assez d'espace

pour que les aliénés puissent se livrer à l'exercice qui leur est nécessaire ; ils n'ont

souvent pour se promener que des escaliers ou des corridors étroits et obscurs ;

souvent il n' y qu'une cour pour tous les aliénés du même sexe ; […] on rencontre

quelquefois des chaînes suspendues aux murailles qui forment la cour, on y enchaîne

les aliénés sur une pierre, c'est ce qu'on appelle leur faire prendre l'air. ». Les

colonnes, en surcroît de leur visée esthétique, sont un moyen architectural d'ouvrir

les espaces, en particulier dans les zones urbaines où les asiles ne peuvent s'offrir de

grands espaces extérieurs. La multiplication des cours par secteurs évite le mélange

des malades quant à leur sexe et leur type de maladie mentale. Les architectes

tendent à ouvrir l'espace autant que possible pour favoriser la circulation de l'air et

pour le bien-être des résidents au moments des promenades. Autant que possible, car,

nous l'avons vu précédemment, l'enceinte des hôpitaux psychiatriques doit être

sécurisée pour faire échouer toute tentative d'évasion. La beauté et l'ouverture des

espaces dans les hôpitaux, ainsi que l'absence de tous signes d'enfermement tels les

barreaux aux fenêtres, ne doivent pas nous faire oublier que l'espace asilaire est un

espace d'enfermement, de détention.

En tant que lieu fermé, l'hôpital psychiatrique pourrait fonctionner comme un tout

organique, régi par des règles. L'ordre recherché dans l'espace asilaire (l'espace est

donc le milieu, le terreau de cet ordre visé, et donc sa condition de possibilité), se

57 Ces remarques sont associées à des photographies issues de l'ouvrage Architecture et maladies mentales de C. Collu.

58 Mémoire Des établissements des aliénés en France et des moyens de les améliorer, Esquirol, 1818.

42

traduit d'ores et déjà dans le dessin et la disposition des espaces de ce lieu. Les plans

des asiles du XIXe siècle manifestent la rectitude et l'austérité de la forme que prend

la disposition des bâtiments. Si nous nous penchons sur le plan de l'architecte Lebas,

qui a dessiné un plan d'après les indications d'Esquirol, qui s'est lui-même beaucoup

intéressé à l'architecture des hôpitaux en tant que telle, nous voyons que les

bâtiments sont construits de telle sorte que l'ensemble forme un U, dont les angles

sont parfaitement perpendiculaires. Le bâtiment central est le bâtiment principal qui

abrite l'administration et les salles communes, et a aussi la fonction spatiale de

séparer les deux autres bâtiments « jumeaux » qui regroupent chacun les résidents

d'après leur sexe. La spatialité des bâtiments traduit donc un ordre, dans le sens où

elle dispose les individus en les séparant et en les regroupant, comme nous l'avons vu

dans le critère architectural de la classification. Or, cet ordre devient effectif grâce à

l'espace. Par conséquent, l'espace ordonne, classe, range, fait qu'il n' y a pas de

mélanges. L'architecture des hôpitaux psychiatriques a une fonction de mise en

ordre, qui se traduit par la délimitation et la définition de l'espace, espace qui de cette

manière, définit à son tour en tant qu'il définit les individus par la place ou le lieu

qu'il leur prescrit. Par exemple, si x se trouve dans le quartiers des agités, il est

défini, comme par un effet performatif, comme « agité ». L'espace, auquel

l'architecture donne sens, est un lieu de langage. Le lieu prend sens par l'architecture,

car elle donne aux espaces qu'elles dessine un sens, dont l'architecte et certains

utilisateurs du lieu sont conscients.

Or l'aspect général, perceptible de l'extérieur sans que la consultation de plans soit

nécessaire, traduit aussi un ordre. Cet ordre-là n'est pas à comprendre comme

« distribution ou organisation de l'espace », mais comme « commandement,

injonction ». L'aspect des bâtiments serait en quelque sorte porteur d'un message

prescriptif. Il induirait aux aliénés ou malades mentaux d'obéir, d'adopter une attitude

docile. L'ordre, caractérisé par l'architecture qui constitue l'environnement des

résidents, est comme un modèle offert à leur yeux, qu'il faudrait suivre. En plus de

leur prescrire un espace, dans lequel ils évoluent, dorment, mangent, cheminent,

l'architecture leur donne l'ordre de se conformer à l'ordre qu'elle leur présente.

Autrement dit, l'architecture est comme le signifiant du message venant d'en haut,

c'est-à-dire des dirigeants des asiles que sont les médecins-psychiatres et les

fonctionnaires administratifs. On comprend l'effet coercitif de l'architecture des

asiles par le fait qu'ils soient monumentaux. Elle est une force qui rappelle au

43

malades mentaux l'autorité qui pèse sur eux. Selon Esquirol, le bâtiment doit être

« une masse imposante qui doit en imposer aux malades ». Le caractère solennel des

façades rappelle à l'ordre et à l'obéissance.

La symbolique quasiment constante de l'ordre et de l'autorité dans l'architecture

psychiatrique nous interpelle quant au paradoxe qu'elle crée avec le thème récurrent

du désordre dans les asiles. Dans le Pouvoir psychiatrique, on peut détecter quatre

types de désordre apparaissant dans les hôpitaux où l'on soigne les fous. Tous ces

types de désordre proviennent en quelque sorte d'une « force ». M. Foucault explique

la substance que prend le désordre ainsi : « Mais, en fait, s'il y a effectivement ce

déploiement tactique […], c'est bien vraisemblablement que, dans ce champ

règlementaire de l'asile, il y a quelque chose qui est un danger, quelque chose qui est

une force. »59 Quel est ce danger, quelle est cette force qui prennent place dans

l'espace asilaire ? M. Foucault répond que c'est « le fou » lui-même. Le fou, à lui tout

seul, est le désordre. Car, poursuit l'auteur, « ce qui caractérise le fou, […] à partir du

XIXe siècle, disons que c'est l'insurrection de la force, c'est que, dans le fou, une

certaine force se déchaîne, force non maîtrisée, force peut-être non maîtrisable, et qui

prend quatre grandes formes selon le domaine où elle s'applique et le champ où elle

fait ses ravages. »60 La « force non maîtrisable » du fou nous fait penser à la nature

romantique décrite par Fodéré. Elle est très éloignée des formes ordonnées que prend

l'architecture. Les psychiatres, à travers une tactique de relais, se doivent de maîtriser

cette force dangereuse, l'enfermer entre des murs et mettre en place un dispositif de

surveillance, d'observation. L'architecture est un moyen facilitant le fonctionnement

du dispositif, et prend à son tour le rôle de dispositif. Tout d'abord, nous devons

déterminer les quatre formes de désordre61.

• Il y a d'abord « la force pure de l'individu », autrement dit la force physique, la

force brutale sortant du corps et de la voix. Ce type de désordre est caractéristique de

ceux qu'on appelle les « furieux ». Ils causent du désordre par leur comportement au

moment des crises, lorsqu'ils s'en prennent à l'autorité, c'est-à-dire aux personnes qui

travaillent dans les hôpitaux psychiatriques, comme les surveillants, ou les agents de

59 In Le pouvoir psychiatrique, p 8.60 Ibidem, p 9.61 Le classement des types de désordre que nous allons exposer est directement inspiré du classement trouvé par

M. Foucault dans la première leçon du Pouvoir psychiatrique.

44

services, ou aux autres personnes internées, ou au matériel et pour finir à eux-même.

Les psychiatres visent à les calmer en adoptant une attitude ferme et non violente,

selon les préceptes de Pinel dans le Traité médico-philosophique sur l'aliénation

mentale : « Une liberté sagement calculée caractérise le maintien de l'ordre qui

s'accorde avec les principes sévères de la philanthropie […] d'abord réforme

complète dans le service ; proscription de tout traitement inhumain, et défenses les

plus expresses de porter une main violente sur un aliéné, même par voie de

représailles. »62 Remettre de l'ordre ne devra donc pas se faire dans la violence. On

remarque de plus que Pinel, en tant que théoricien et chef de l'asile veut mettre de

l'ordre du côté du personnel, ceux qui ont la tâche de mettre de l'ordre, ceci pour des

questions thérapeutiques (frapper les aliénés empirerait leur état), et pour que l'ordre

dès lors calculé, soit maintenu de manière plus efficace. Le dispositif de surveillance

est une machine de guerre demandant du génie. La première forme de désordre est

donc une force brutale que la force physique et morale des surveillants peut réprimer,

mais aussi les médicaments du type des neuroleptiques, ou encore, l'enfermement

dans des cellules dans lesquelles on a matelassé les murs. L'architecture des hôpitaux

psychiatriques joue bien un rôle dans le maintien de l'ordre.

• La deuxième forme de désordre sont les passions. Les passions sont à la fois la

cause et la manifestation symptomatique de la folie. M. Foucault décrit et explique

les passions comme telles : « la forces des instincts déchaînés, la force de ces

passions sans limite ; […] une folie qui n'est pas une folie d'erreur, une folie qui ne

comporte aucune illusion des sens, aucune fausse croyance, aucune hallucination, ce

qu'on appelle la manie sans délire. »63 La manie se résumerait donc aux passions

dans leur vérité, autrement dit, dans ce qu'elles montrent, et serait manie parce que

communément, les passions sont une force causant du désordre au moment de leur

explosion. Ce qu'on appelle folie serait donc plus ce qui est manifesté par elles, ce

que l'on perçoit explicitement, à savoir le désordre qu'elles engendrent dans l'esprit

de l'aliéné, ou dans ses gestes ou coup d'éclat, que ce qui en est la cause, le noyau.

Cependant, M. Gauchet et G. Swain montrent bien que les aliénistes Pinel et surtout

Esquirol ne se sont pas arrêtés aux manifestations spectaculaires de la folie et ont eu

le désir d'en rechercher les causes réelles, notamment dans le domaine des passions.

Par ailleurs, Esquirol, alors qu'il était l'élève de Pinel, a rédigé une thèse intitulée

62 In chapitre XX « Avantage d'accorder aux aliénés une liberté sagement limitée dans l'intérieur des hospices » du Traité sur la Manie, de Ph. Pinel.

63 In Le pouvoir psychiatrique, p 9.

45

Des passions. Dans la seconde partie de La pratique de l'esprit humain, les auteurs

expliquent comment Esquirol a su dépassé ses confrères (et ses semblables), en ne se

bornant pas à l'apparence de non-sens manifestée dans les paroles des aliénés, et ceci

grâce à une observation attentives, et à force de vivre auprès d'eux. Ainsi il a su

passer outre l'observation superficielle des « symptômes les plus saillants ». En effet,

la première erreur des médecins s'occupant des fous est de s'en tenir seulement aux

désordres manifestes de l'esprit: « on s'est arrêté aux désordre des facultés

intellectuelles, on n'a vu que cela »64. Mais en rechercher la cause, ce n'est pas

supposer « une racine » quelconque de la folie, ou un fait-source dans l'invisible :

« […] elles [les enquêtes spéculatives sur l'origine de la folie ] postulent que ce n'est

que dans l'invisible qu'il y a quelques chances de trouver la clé de cela qu'on voit

[…]. »65 L'autre erreur à éviter est donc de rechercher la cause de la folie de manière

spéculative, ce qui ne peut aboutir qu'à des hypothèses non-fondées. Esquirol avance

aussi la possibilité qu'il y ait une cause physique ou anatomique aux désordres de

l'esprit, comme le seraient les lésions cérébrales. L'étude des passions concernent à la

fois le corps et l'esprit, et les font se rejoindre en annulant la dichotomie qui a été

faite entre eux. Les expériences d'hypnose de l'aliéniste Charcot sur les hystériques

révèlent bien la non-séparation du corps et de l'esprit, car les symptômes de l'hystérie

sont physiques (paralysie de membres, convulsions...) mais trouvent leur causes dans

le domaine psychique, voire dans l'inconscient psychique si nous tenons compte des

découvertes de Freud.

Cependant, malgré les recherches d'hommes éclairés sur la maladie mentale, les

préjugés sur la folie et les personnes qui en sont atteintes perdurent. « On » continue

de ne voir dans leurs comportements que de l'anormalité, ainsi qu'une cause de

désordre qu'il faut éradiquer. Les passions sont mauvaises, non seulement parce

qu'elle font de nous des êtres misérables, comme nous l'a parfois enseigné les

philosophes et les moralistes de l'âge classique tels Descartes, Spinoza, La Bruyère,

mais aussi parce qu'elle sont précisément hors de contrôle, à la fois pour le sujet qui

les éprouve et pour les autres qui en sont les témoins et les juges.

• Le troisième type de désordre se situe dans le langage. M. Foucault l'annonce

ainsi : « Troisièmement, vous avez une sorte de folie qui s'applique aux idées elles-

même, qui les bouscule, les rend incohérentes, qui les choque les unes contre les

64 La pratique de l'esprit humain, p 296, propos rapportés d'Esquirol.65 Ibid, p 297, par les auteurs.

46

autres, et c'est cela que l'on appelle la manie. ». Nous passons ainsi d'un désordre

extérieur à un désordre intérieur, la première force « brutale » étant purement

physique, la seconde mêlant corps et esprit dans les passions, et celle-ci s'attribuant à

une pensée s'extériorisant par le langage. La force de désordre ici commentée

concerne le logos. Le désordre spécifique au langage peut être nommé

« incohérence ». Être cohérent, c'est suivre un ordre, un ordre logique, l'ordre du

logos ; il tient à l'enchaînement des idées entre elles, qui pour être compréhensibles,

doivent respecter la continuité logique qui les relie. Le langage poétique et le langage

des fous font exception à cet ordre de langage imposé. On retrouve la similarité entre

le langage des fous et le langage littéraire dans une conférence donnée par M.

Foucault à l'université de Tokyo en 1970, répertoriée dans Dits et écrits sous le titre

« Kyôki to shakai » (« La folie et la société »). A partir de structures utilisées en

ethnologie, l'auteur détermine quatre systèmes d'exclusion dans les sociétés, pour

voir quels individus se trouvent à la marge. Le troisième système d'exclusion

concerne le langage : « Des individus dont la parole est plus sacré que les autres, ou

dont la parole au contraire est plus vaine et plus vide que les autres, et qui, à cause de

ça, quand ils parleront, n'obtiendront pas la même créance, ou n'obtiendront pas avec

leurs paroles les mêmes effets que les individus normaux. »66 Or, selon M. Foucault,

depuis le XIXe siècle, la littérature s'étant « désinstitutionnalisée », dans le sens où

elle ne cherche pas à être un discours vrai, utilitaire, ou qui a pour fonction de plaire

à un certain public, a une sorte d'intimité avec la folie, et son discours : « […] mais

de Hölderlin à Artaud, il y a eu perpétuellement, à travers la littérature occidentale,

ces noces curieuses et un peu monstrueuses de la littérature et de la folie. »67 La

littérature n'obéit pas dans son langage à l'ordre établi d'un langage normal, servant à

communiquer de manière prosaïque ; elle le renverse, le transgresse, le brise de tous

les côtés. Cependant elle est consciente de ses faits et gestes, son langage désordonné

part d'une volonté, d'une intention, alors que le fou, contrairement au poète, subit son

langage désordonné, « vain » et « vide » de manière totale, et ne fait pas oeuvre d'art.

La folie a bien été définie comme l'« absence d'oeuvre ». Vouloir comprendre le fou,

tenter une communication avec lui, c'est vouloir chercher le sens de ses paroles.

Chercher le sens, c'est le rétablir, et par ce biais, on rétablit la raison, qui a ses

racines dans le logos. Les idées et les mots des fous sont dans le désordre. Pour en

66 In Dits et écrits, tome II, p 483.67 Ibidem, p 490.

47

retrouver la cohérence, il faut s'appuyer sur un ordre, un ordre du discours, dont

l'architecture ordonnée peut être le symbole.

• Enfin, le quatrième type de désordre se situe dans l'esprit de l'aliéné. La

progression de la force ou du désordre ayant commencé dans le corps et le

comportement, se termine par un désordre purement intérieur, même si cette force se

manifeste dans l'attitude des personnes atteintes de ce désordre de l'esprit. M.

Foucault l'énonce par cette phrase : « Enfin, vous avez la force de la folie quand elle

s'applique […] à une idée particulière qui se trouve ainsi indéfiniment renforcée et

qui va s'inscrire obstinément dans le comportement, le discours, l'esprit du malade ;

ce qu'on appelle soit la mélancolie, soit la monomanie. »68 Le désordre de l'esprit est

le désordre le plus total et le plus difficile à atteindre de par son intériorité. Comment

les malades dénommés mono-maniaques ou mélancoliques, dont le désordre est

parvenu à l'esprit, peuvent-ils être soignés par des données extérieures, qu'il s'agisse

d'un traitement par la parole venant des psychiatres, ou de l'environnement crée par

les architectes ? Comment peut-on remettre de l'ordre dans leur esprit ?

L'environnement est justement exploité dans ce cas de désordre pour remettre de

l'ordre dans leur esprit, car, plus que la parole qui nécessite un véritable effort

d'ouverture de soi, il peut influer sur les esprits « chaotiques » de ces malades. Les

architectes des hôpitaux psychiatriques doivent avoir une attention particulière pour

le paysage et les jardins. Ils sont des lieux de détente et de promenades que les

malades atteints de mélancolie apprécient, car plus que les autres malades, ils

seraient sensibles à la beauté des lieux. Dans l'article « L'asile et ses jardins », M. et

J. Pigeaud attestent l'importance des jardins dans le traitement des mélancoliques

relevée déjà par l'aliéniste Pinel dans sa Nosographie Philosophique : « Les principes

de la mélancolie ont été reconnus bien avant l'origine de la médecine grecque […]

cette maladie remonte jusqu'aux siècles éclairés de l'Ancienne Egypte. […] il y a

avait des temples dédiés à Saturne, où les mélancoliques se rendaient en foule […] ;

ils se promenaient dans les jardins fleuris, dans des bosquets ornés avec un air frais

et salubre sur le Nil […]. ».69 Toutes sortes de divertissements, de joies esthétiques,

étaient préconisées dans le traitement des mélancoliques par les prêtres égyptiens. Le

jardin fait partie du décor favorable à la guérison des mélancoliques. Il « calme la

68 In Pouvoir psychiatrique, p 9.69 In Nosographie philosophique, Tome 3 pp 99, 100. Citation trouvée dans l'article « L'asile et ses jardins » de

M. et J. Pigeaud, in la revue Psychiatrie française n° 4-92 décembre.

48

physiologie et l'imagination »70. Non seulement les résidents peuvent se promener et

faire de l'exercice pour satisfaire les besoins du corps, mais aussi la beauté des

jardins est susceptible de les détourner de leur idée fixe et de leur tourment. En effet,

selon l'aliéniste du XIXe siècle Desportes, « les fous conservent toujours leur

sentiment de bien-être, qui ne les abandonne jamais entièrement, même dans le

paroxysme de leur fureur. »71. Autrement dit, même après avoir perdu la raison, le

sentiment de bien-être subsiste, et doit être sollicité chez les malades, notamment

dans la manière de les traiter, pour favoriser leur rétablissement. L'architecture est le

moyen principal assurant le confort des résidents des hôpitaux psychiatriques.

Les quatre types de désordre affectent les corps et les esprits des malades.

L'architecture est un moyen à la fois doux et sévère, humaniste et intransigeant de

remettre de l'ordre au milieu de ces désordres, en les encerclant. Le confort assuré

par l'architecture contribue véritablement à la guérison des aliénés, en leur offrant de

bonnes conditions de vie. Il sert, en quelque sorte, à remettre de l'ordre de manière

douce, un peu de la façon dont les surveillants traitaient les crises des aliénés, c'est-à-

dire sans violence, selon les préceptes de Pinel. Cette phrase de Desportes montre

comment le confort offert par l'architecture, notamment dans l'espace du jardin,

permet de maintenir l'ordre de manière douce : « Il ne faut pas craindre de la part des

malades la moindre dégradation ; ils sont, entre eux, des gardiens qui se surveillent

mutuellement et qui n'en souffre aucune. Loin de détruire ce qui se fait pour eux, ils

s'attachent à le conserver et prennent part aux travaux. »72. Un lieu confortable est

donc un lieu apaisant et auquel les malades donnent de la valeur par le bien-être qu'il

leur procure.

Mais l'architecture remet aussi de l'ordre d'une manière plus sévère dans le message

d'ordre qui est exprimé dans son esthétique, et dans le fait qu'elle contribue à

l'enfermement des malades mentaux.

C'est en les contenant que l'architecture crée un espace où peut se déployer le

désordre, et ainsi être cerné et combattu. Pour reprendre la première leçon de M.

Foucault dans Le pouvoir psychiatrique, l'espace asilaire peut se définir comme un

champ de bataille, dans lequel est mis en jeu la guérison des patients. Le champ de

70 Cf. article « L'asile et ses jardins ».71 In Programme d'un hôpital consacré au traitement de l'aliénation mentale pour cinq cent malades des deux

sexes de B. Desportes, 1824. p 64.72 Ibidem, p 23.

49

bataille se concrétise par la mise en place d'une tactique, à laquelle participe

l'architecture. La tactique asilaire consiste à localiser le déchaînements de ces

désordres, causé par une ou des forces insurrectionnelles : « La tactique […] de

l'asile en général, […] qui va être appliquée par le médecin dans le cadre général de

ce système de pouvoir, va être et doit être ajustée à la caractérisation, la localisation,

le domaine d'application de cette explosion de la force et de son déchaînement. »73

L'espace asilaire a donc été construit en fonction de la mise en place de cette

tactique, puisque la fin de la tactique est de contrer et de prévenir la force, perçue

comme cause de désordre, dans le sens où ce désordre n'est pas souhaité, car

dangereux et non-acceptable.

L'architecture contribue donc à la thérapie des patients en deux sens. Premièrement,

elle agence l'espace de telle sorte qu'elle accorde une plus grande lisibilité au regard

médical, théorisé par M. Foucault dans Naissance de la clinique. La répartition des

malades selon leur type de maladie et leur individualisation par la création de

chambres ou cellules, permet au médecin de cibler la maladie qu'il faut soigner. Ainsi

gagne-t-il du temps. Deuxièmement, elle organise l'espace pour que l'équipe

médicale, composée du médecin et de ses différents « relais », les surveillants et les

servants, jette un oeil sur chacun des malades, non pour voir comment évolue la

maladie, mais pour guetter le moment de l'explosion de la force, et ainsi combattre le

désordre et remettre de l'ordre. Cette bataille qui ne ressemble en rien à de la

médecine, mais qui se rapproche plus d'une activité policière, est justifié, notamment

par les aliénistes du XIXe siècle comme la condition de la guérison finale des

aliénés. Pinel a montré comment l'ordre était constitutif du bon dénouement du

traitement : « On doit peu s'étonner de l'importance extrême que je mets au maintien

du calme et de l'ordre dans un hospice d'aliénés, et aux qualités physiques et morales

qu'exige une pareille surveillance, puisque c'est là une des bases fondamentales du

traitement de la manie, et que sans elle on n'obtient ni observations exactes, ni une

guérison permanente, de quelque manière qu'on insiste d'ailleurs sur les médicaments

les plus vantés. ».74 L'ordre est donc la condition de possibilité de la guérison des

malades, non seulement pour obtenir des observations exactes à propos des malades,

mais aussi pour contrer le désordre qui ressort dans leurs comportements extérieurs

ou dans leurs idées, que l'ensemble de la société ne considère pas comme valables,

73 In Le pouvoir psychiatrique, p 10.74 In Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, section II, XXIII, de Ph. Pinel.

50

mais comme « vides » et « dangereux ». On combat donc, pour résumer, deux types

de désordres : celui qui cause de la gêne et qui est inutile, et celui qui est destructeur

et dangereux. Or, pour parvenir à maintenir l'ordre, Pinel avance la nécessité d'une

« surveillance » ; et c'est par l'architecture que pourra être facilitée et amplifiée la

surveillance, notamment à travers l'exemple d'architecture véhiculé par M. Foucault :

le panopticon75.

On peut se demander toutefois dans quelle mesure l'ordre, qui est le contraire du

désordre, est l'une des bases de la guérison. Contrairement au désordre, qui est déjà

là, existant, que ce soit dans les moments de crise, ou dans leur germination, l'ordre

est un processus, qui se déploie dans le temps. Il est à la fois combat et prévention de

toute forme de désordre. Il est donc une mesure contre les désordres, mais peut-il

être une mesure contre la maladie, qui plus est, la maladie mentale, que les

médicaments ne suffisent pas à soigner, au contraire des maladies physiologiques ?

Ordre n'est pourtant pas synonyme de guérison.

Peut-être pouvons-nous répondre que l'ordre est ce qui est souhaité par la société, et

qu'en parvenant à se conformer à l'ordre, et à ne plus déranger par les désordres,

l'aliéné peut être dit sur la voie de la guérison, accomplie grâce à ce que Pinel,

fondateur de la psychiatrie moderne, appelle « Traitement moral ». Guérir serait donc

venir à bout du traitement moral, traitement qui a pour objet d'insérer le malade dans

le monde moral de l'asile.

L'architecture des hôpitaux psychiatriques est un opérateur de pouvoir

thérapeutique dans le sens où elle entre dans une dialectique, où l'ordre combat le

désordre pour aboutir à la guérison des malades, selon les principes de Pinel. Elle en

fait partie car elle organise l'espace de façon à ce qu'il porte le message d'ordre de

l'autorité, de façon à ce qu'il mette de l'ordre par sa disposition en distribuant les

malades et en les séparant selon une classification nosographique, et de façon à ce

qu'il clarifie le regard médical, et qu'il participe à la surveillance accrue mise en

place pour combattre les désordres. L'architecture est donc du côté de l'ordre. Elle

prend ainsi une dimension politique, où la sécurité et « la défense de la société »76

sont les buts visés.

Mais avant d'explorer cette dimension, il faut aller au bout du déploiement de

75 Nous reviendrons plus amplement sur ce terme dans la deuxième partie.76 En référence au titre du cours de M. Foucault de 1976, « Il faut défendre la société ».

51

pouvoir qu'elle permet dans le domaine thérapeutique. Elle est en effet représentée à

plusieurs reprises comme le squelette d'une machine de guerre, mise en place pour

guérir les malades de leur folie. Elle constitue les arcanes d'une « machine à guérir »

selon l'expression de Tenon, ou d'un « instrument de guérison », comme l'a prononcé

Esquirol.

4) L' « instrument de guérison » : entre mythe et réalité.

Pour commencer, il faut comprendre dans quelle mesure l'architecture des hôpitaux

psychiatriques peut être considérée comme un « instrument de guérison » selon

l'expression d'Esquirol, et plus généralement comme opérateur de pouvoir

thérapeutique. La terminologie d' « opérateur de pouvoir » nous est directement

inspirée du texte de M. Foucault, Surveiller et punir. Dans le chapitre « Les moyens

du bon dressement », le philosophe s'empare du problème de la surveillance dans le

domaine des disciplines, foyers du développement des relations de pouvoir, qui

concernent à la fois l'armée, les hôpitaux, les écoles, les prisons. Or, le premier

appareil de surveillance examiné par M. Foucault est la disposition architecturale du

camp militaire, à l'image des autres lieux de disciplines, qui agissent bel et bien, par

leur organisation spatiale, comme des opérateurs de pouvoir : « Le camp, c'est le

diagramme d'un pouvoir qui agit par l'effet d'une visibilité générale. Longtemps, on

retrouvera dans l'urbanisme, dans la construction des cités ouvrières, des hôpitaux,

des asiles, des prisons, des maisons d'éducation, ce modèle du camp ou du moins le

principe qui le sous-tend : l'emboîtement spatial des surveillances hiérarchisées. »77

La disposition spatiale du camp agit bien selon le pouvoir, et à l'image du pouvoir.

Elle attribue des places hiérarchisées, et une place à chacun. L'architecture

disciplinaire est une architecture individualisante, c'est-à-dire qu'elle crée les

individus en les séparant les uns des autres, pour assurer une visibilité du pouvoir sur

chacun individuellement. M. Foucault rapporte le résultat de l'individualisation à la

technique architecturale du quadrillage : « Et d'abord, selon le principe de la

localisation élémentaire ou du quadrillage. A chaque individu, sa place ; et en

chaque emplacement, un individu. »78. Mais en plus de conférer des places aux

77 In Surveiller et punir de Michel Foucault, Editions Gallimard (Tel), Paris, 1975, p 202.78 Ibidem, p168.

52

individus, et donc de créer des rapports de pouvoir internes aux lieux disciplinaires,

elle a une force agissante, que l'on ne peut percevoir à l'oeil nu.

L'architecture, notamment dans l'utilisation du quadrillage, agit, selon le terme de M.

Foucault, comme un opérateur, qui plus est, thérapeutique, quand il s'agit de

l'architecture des hôpitaux. En effet, dans Surveiller et punir, l'architecture prend

chez le philosophe un rôle important quant aux moyens que choisit le pouvoir

disciplinaire pour exercer son emprise : « Toute une problématique se développe

alors : celle d'une architecture qui n'est plus seulement faite pour être vue (faste de

palais), ou pour surveiller l'espace extérieur (géométrie des forteresses), mais pour

permettre un contrôle intérieur, articulé et détaillé - pour rendre visibles ceux qui s'y

trouvent ; plus généralement, celle d'une architecture qui serait un opérateur pour la

transformation des individus : agir sur ceux qu'elle abrite, donner prise sur leur

conduite, reconduire jusqu'à eux les effets du pouvoir, les offrir à une connaissance,

les modifier. Les pierres peuvent rendre docile et connaissable »79. L'architecture

disciplinaire est non seulement un instrument de surveillance, mais elle a aussi le

pouvoir de modifier les individus qu'elle abrite. C'est ce pouvoir de transformation

qui nous interpelle le plus, ici. C'est par une visibilité accrue qu'il est possible de

modifier en masse les sujets des institutions disciplinaires, mais de manière

individualisante. Chaque individu doit être touché, c'est-à-dire vu ; or, dans un

hôpital psychiatrique, tous les malades doivent faire l'objet d'une transformation,

allant dans le sens de la guérison (l'individu doit être « connaissable »), si on se

réfère au terme de folie comme maladie mentale, ou dans le sens de l'obéissance

(l'individu doit être « docile »), si nous voyons l'entreprise de l'hôpital psychiatrique

comme la mise en ordre d'une micro-société.

C'est en partie à travers la disposition spatiale que tous peuvent être guéris et

surveillés, en tant que l'espace créé clarifie le « regard clinique ». C'est par ce regard,

avantagé par l'architecture, que les aliénés seraient guéris. Dans le Pouvoir

psychiatrique, M. Foucault décrit la figure puissante du médecin-chef de l'asile, en

tant qu'il voit : « Il faut donc que le fou soit dans la position d'être sous un coup

d'oeil possible ; et vous avez là le principe de l'organisation architecturale de l'asile.

Au panoptique circulaire, on a préféré un autre système, mais qui doit assurer une

visibilité toute aussi grande, c'est le principe de l'architecture pavillonaire [...] »80.

79 Ibidem, p 202.80 In Pouvoir psychiatrique, p104.

53

Aussi, dans le chapitre « Naissance de l'asile » d'Histoire de la folie, l'auteur insiste

beaucoup sur le rôle du regard dans la guérison. En effet, dans la communauté de

Tuke, l'aliéné devait se rendre à des bals artificiels, organisés par le personnel, pour

regarder et être regardé. Ainsi, le regard des autres devait conduire les

comportements, afin de les normaliser. Mais le regard mis en jeu dans une micro-

société reproduisant les jeux sociaux de « la grande société », n'a rien d'un regard

clinique. Il ne fait que « conduire les conduites » d'une manière sociale, et non

médicale. Cependant, le regard du médecin dans les asiles travaille autant sur le

vecteur de la pathologie que sur le vecteur de la norme, voire plus sur celui de la

norme selon les analyses de M. Foucault. Mais il garde, soit disant, un pouvoir de

guérison, que l'architecture démultiplie. La figure du médecin est donc axée sur son

regard, un regard qui chasserait les moindres gestes des surveillés, la moindre

« anomalie ». M. Foucault prend l'exemple d'un des aliénistes les plus important de

la psychiatrie, Jean-Etienne Dominique Esquirol, pour montrer comment, dans son

écrit sur les établissements d'aliénés de France, il arrange l'espace pour exercer son

propre pouvoir thérapeutique : « […] c'est-à-dire des petits pavillons dont Esquirol

explique qu'ils doivent être disposés sur trois côtés, le quatrième ouvert sur la

campagne ; ces pavillons […] doivent n'avoir qu'un étage, parce qu'il faut que le

médecin puisse arriver à pas de loup, sans être entendu par personne, ni des gardiens,

ni des surveillants, et d'un coup d'oeil saisir tout ce qui se passe. »81 Pour M.

Foucault, les principes de construction préconisés par Esquirol suivent le modèle

panoptique. L'architecture pavillonaire serait aussi une architecture de surveillance

omnisciente (mais tout en étant moins efficace), qui serait à la disposition du

médecin tout puissant, acquérant un regard pouvant s'introduire partout, que ce soit

en surprenant les anomalies commises par les aliénés se croyant à l'abri, ou en

s'infiltrant dans le regard des surveillants, infirmiers, serviteurs par le biais du

système du relais, exposé dans la première leçon. On peut donc interpréter la célèbre

phrase de l'aliéniste Esquirol « Une maison d'aliénés est un instrument de guérison ;

entre les mains d'un médecin habile, c'est l'agent thérapeutique le plus puissant

contre les maladies mentales. »82, en nous référant au rôle prépondérant du médecin-

psychiatre dans l'asile. M. Foucault interprète cette phrase comme la preuve de

l'incommensurable pouvoir du médecin, en se focalisant sur le syntagme : « entre les

81 Ibidem, p 104, suite de la citation précédente.82 In « Des établissements d'aliénés en France », Maladies mentales, tome II de JED Esquirol.

54

mains d'un médecin habile ». L'asile serait donc un « instrument de guérison » avant

tout au service du médecin.

Cependant, nous pouvons nous interroger sur la pertinence de l'analyse de M.

Foucault, quand il dessine la figure d'un médecin tout-puissant, qui exercerait un

pouvoir absolu sur les aliénés, en traquant leurs moindres gestes, et qui serait à la

tête de la « machine architecturale », de sa conception à sa réalisation. Il est vrai que

les médecins de la fin du XVIIIe et du XIXe siècles se sont investis de part en part

dans la conception des nouveaux hôpitaux devant être construits. C'est le cas du

chirurgien Tenon, qui a participé à la reconstruction de l'Hôtel-Dieu après l'incendie

de 1772, mais c'est aussi le cas des aliénistes Fodéré, Pinel, Esquirol et Ellis, pour

n'en citer que quelques-uns.

Pour comprendre jusqu'où s'arrêtent l'investissement et l'utilisation du domaine de

l'architecture par les médecins psychiatres, nous allons parcourir le rapport

ministériel écrit par Esquirol en 1818 sur l'état des établissements pour aliénés en

France, « Des établissements d'aliénés en France ». Son étude nous permettra de

nuancer l'analyse de M. Foucault, quand il utilise ce même texte pour développer sa

thèse sur le « pouvoir psychiatrique ». Il nous permettra aussi de comprendre en quel

sens l'architecture peut être la condition de possibilité pour que l'asile devienne ce

que rêvaient en majorité les premiers aliénistes : être un « instrument de guérison »,

ou le remède permettant de guérir des aliénés.

Cependant, même si pour l'instant nous accordons crédit à la correspondance de

l'architecture des asiles avec la figure de l'« instrument de guérison », nous

nuancerons lors de la troisième partie l'efficacité d'un tel pouvoir conféré à

l'architecture psychiatrique et examinerons la validité de la notion d' « opérateur de

pouvoir » thérapeutique et politique.

Au début de son mémoire, Esquirol explique les fins de son projet. L'élève de Pinel,

sur les traces d'autres aliénistes anglais ou italiens, souhaite améliorer le sort des

aliénés en leur offrant des conditions de vie propices à leur guérison. Pour cela, il

décida de parcourir « toutes les villes de France pour visiter les établissements où

sont renfermés les aliénés. »83. L'auteur nous dresse un tableau des lieux où étaient

enfermés les aliénés d'une grande noirceur et qui susciterait le scandale. On relève

83 In « Des établissements des aliénés en France et des moyens d'améliorer le sort de ces infortunés » d'Esquirol, issu de l'ouvrage J.E D Esquirol, une oeuvre clinique, thérapeutique et institutionnelle, sous la direction de J.F Allilaire, éd Interligne, Levallois-Peret, 2001, p 91.

55

dans les premiers paragraphes de nombreuses exclamations de l'aliéniste sur ce qu'il

a pu voir de l'état dans lequel sont contraints de vivre les aliénés : « j'ai pénétré dans

l'asile du malheur où gémit souvent la vertu. »84, ou « Je les ai vus dans des réduits

étroits, sales, infects, sans lumière, enchaînés dans des antres où l'on craindrait de

renfermer les bêtes féroces que le luxe des gouvernements entretient à grand frais

dans les capitales. »85.

Ces deux citations permettent de résumer ce qui a amené l'aliéniste à mettre en

oeuvre son projet institutionnel, que la loi du 30 juin 1838 concrétisera

officiellement. D'une part, Esquirol veut défendre les aliénés des préjugés dont ils

sont les victimes et dont ils font les frais : non seulement, tout un chacun peut être

atteint de la maladie mentale : « quel est celui qui peut se promettre qu'il ne sera

point frappé d'une maladie qui marque ses victimes dans tous les âges de la vie, dans

tous les rangs, dans toutes les conditions ? »86, mais aussi cette maladie peut atteindre

les hommes les plus vertueux et les plus méritants : « Ce sont des pères de famille,

des épouses fidèles, des négociants intègres […] des savants distingués […] ces

infortunés qui éprouvent la plus redoutable des misères humaines, sont plus

maltraités que des criminels, et réduits à une condition pire que des animaux. »87. La

maladie mentale n'est donc pas à confondre avec le vice ou une déchéance morale.

Pourtant ils sont « plus maltraités que les criminels », qui ont commis des fautes et

des méfaits. Esquirol veut rétablir cette injustice dont souffrent les aliénés et qu'ils

payent dans leurs conditions de vie.

D'autre part, l'aliéniste veut améliorer, voire réformer, les lieux où sont enfermés les

aliénés, dans lesquels ils ne peuvent continuer à vivre si l'on veut espérer la guérison

de certains d'entre eux. Esquirol s'appuie donc sur le précepte de son maître : la

maladie appelée communément folie n'est pas incurable, comme l'ont rappelé M.

Gauchet et G. Swain. On peut soigner les aliénés, mais il faut créer les conditions

pour que soit possible la guérison.

Or les lieux où vivent actuellement les aliénés qu'a répertorié Esquirol dans son tour

de France, sont hérités de la période du XVIIe siècle, et ne conviennent décidément

pas. Ces lieux sont les « maisons spéciales », les hospices, les hôpitaux, les dépôts de

mendicité, les maisons de force ou de correction.

84 Ibidem, p 91.85 Ibidem, p 91.86 Ibidem, p 91.87 Ibidem, p 91.

56

Les aliénés les mieux lotis se trouvent dans les maisons spéciales, souvent issues

d'initiatives privées, ou dans les établissements parisiens, comme Bicêtre et la

Salpêtrière, hôpitaux qui ont bénéficié de premières transformations sous l'influence

de Pinel et d'Esquirol.

Mais les autres aliénés se trouvaient dans des bâtiments inadaptés quant à leur

disposition et à leur finalité. Tout d'abord, dans les hospices et les hôpitaux, les

aliénés n'ont souvent pas de secteurs qui leur sont spécialement dédiés, et sont

mélangés à d'autres malades défavorisés, comme des vieillards et des enfants ; ou s'il

existe un espace qui leur est consacré, ils sont mal soignés, les soignants préférant

travailler dans d'autres secteurs plus faciles. Il sont aussi dans les dépôts de

mendicité, mélangés aux indigents, aux orphelins, mais aussi aux vagabonds et aux

« filles de mauvaise vie ». Ils n'y bénéficient d'aucuns soins, et sont livrés à eux-

mêmes, même s'il existe des cellules renforcées pour les « furieux ». Ils n'y

rencontrent donc aucune chance de guérison. Enfin les endroits qui leur sont les plus

défavorables sont les prisons. Les aliénés « furieux » sont enchaînés aux côtés des

criminels. Ils sont maltraités à la fois par les goeliers et les autres prisonniers, qui

abusent de leur état : « A combien d'injures, de mauvais traitements, de privations, ne

sont point exposés ces aliénés de la part des malfaiteurs qui se font un jeu de leur état

? »88. La prison est un lieu qui rend impossible toute chance de guérison, car « s'il

était possible qu'un aliéné pût guérir malgré tant d'abandon, tant de privations, tant

d'injurieux traitements, quel sentiment affreux n'éprouverait-il point au réveil de sa

raison, et dans ce sentiment quel obstacle invincible à une guérison durable ? » 89. En

dehors des maisons spécialisées et des secteurs d'hôpitaux spécialisés, les lieux où

vivent les aliénés constituent un obstacle à leur possible guérison.

Par la suite, Esquirol énumère tous les désavantages dont recèlent ces lieux inadaptés

à leur soin. Ils sont tout d'abord mal distribués, mal disposés, car la disposition

architecturale de ces lieux n'a pas été pensée pour l'usage des aliénés. Ils sont dans

les bâtiments les plus retirés et les plus « malsains ». Il faut donc penser une

architecture destinée spécialement à la guérison des aliénés. De plus, les cellules

particulières sont quasiment inhabitables : elles sont « sans air, sans lumière,

humides, étroites […] et quelquefois dans ses souterrains. »90 Les cellules sont

souvent équivalentes à des cages. Ces premières conditions architecturales

88 Ibidem, p 95.89 Ibidem, p 95.90 Ibidem, p 96.

57

défavorisent la guérison des aliénés, car elles n'offrent même pas le confort

nécessaire à la satisfaction des premiers besoins, comme respirer un air sain, et

profiter de la lumière. Les besoins naturels sont aussi difficilement satisfaits car dans

certains établissements, les cellules sont dépourvues de lits, les aliénés devant ainsi

se contenter de la paille pour dormir. Ils n'ont aussi pas de quoi se vêtir et leur

nourriture journalière est fréquemment insuffisante et inadaptée.

D'autres besoins essentiels à l'homme ne leur sont pas offerts du fait de la disposition

architecturale des lieux où ils sont enfermés. Ils ne peuvent, par exemple, se

promener et faire de l'exercice, car il n'y a pas d'espaces extérieurs aménagés pour

leurs promenades : « ils n'ont souvent pour se promener que des escaliers ou des

corridors étroits et obscurs. »91. L'exercice et la promenade leur sont impossibles,

alors que les aliénistes les préconisent dans le traitement des aliénés. Or, la contrainte

corporelle que les « insensés » devaient endurer, souvent faute de personnels pour les

surveiller, sont les chaînes. Esquirol, en bon élève de Pinel condamne le port des

chaînes en montrant la barbarie de ce procédé de rétention : « Dans une des grandes

villes que je craindrais de nommer, les furieux sont contenus avec un collier de fer

attaché à une chaîne d'un pied et demi […] et l'on m'a assuré que ce moyen était le

plus sûr pour calmer la fureur.92.

Tous ces problèmes, auxquels l'auteur ajoute le manque de bons servants et le

désintéressement des médecins et de l'Administration, poussent Esquirol à vouloir

créer des établissements spécifiquement pour les aliénés et leur traitement.

Cette possibilité de création l'avance à penser les potentialités qu'offrent

l'architecture dans la mise en pratique du traitement de la manie. Les intentions de

l'aliéniste sont donc réellement tournées vers le soin et la guérison de l'aliénation

mentale dont souffrent une partie de la population française. L'enjeu est donc

médical, car la mise en oeuvre de l'institution asilaire apportera un nouveau savoir,

dans la marche de l'application des préceptes de Pinel notamment, mais il est aussi

politique, car une partie de la population va connaître un nouveau type de prise en

charge : le mémoire dont nous rendons compte est adressé au Ministre de l'Intérieur,

et va avoir une grande influence dans le vote de la loi de 1838.

Quel type d'établissement préconise l'aliéniste pour loger et soigner les aliénés de

91 Ibidem, p 97.92 Ibidem, p 97.

58

France ? Quelles données architecturales seront retenues pour la bonne mise en

pratique de la guérison des aliénés et pour la bonne marche de la nouvelle

institution ? Enfin, outre la spécificité de cette nouvelle institution que nous

dégagerons, nous commencerons à voir quelles « relations de pouvoir »93 elle

pourrait engendrer de par sa disposition.

Esquirol préconise de lui-même des caractéristiques architecturales que doit avoir un

établissement spécial pour aliénés. Ce qui est surprenant à la lecture de son mémoire,

c'est l'intérêt qu'il porte à l'architecture, alors qu'il est médecin et qu'il ne devrait pas

se mettre à la place de l'architecte quand il s'agit de faire les plans servant à la

construction des établissements. Il est cependant entendu que les personnes

travaillant dans le cadre d'un établissement comme un hôpital, qui a une disposition

au service de la fonction thérapeutique de l'hôpital, disposition permettant et

facilitant le travail du personnel, ont leur mot à dire au moment de la mise en place

du programme architectural. Mais il n'en reste pas moins que c'est à l'architecte, qui

tient compte des fonctions auxquelles doit répondre sa construction finale, de faire le

travail de planification, reflétant son travail de pensée sur la disposition des édifices

et des espaces. Pourtant, Esquirol écrit : « Le plan d'un hospice d'aliénés n'est point

une chose indifférente et qu'on doive abandonner aux seuls architectes ; le but d'un

hôpital ordinaire est de rendre plus faciles et plus économiques les soins donnés aux

indigents malades. Un hôpital d'aliénés est un instrument de guérison. »94 Cette

citation fait entrer en jeu la notion d' « instrument de guérison ». Esquirol explique

le rôle dominant de l'aliéniste dans la planification des établissements pour aliénés,

en montrant que c'est l'hôpital lui-même, et en premier lieu sa matérialité

architecturale, qui guérit. L'hôpital a la fonction entière de remède, et est un outil

thérapeutique efficace « entre les mains d'un médecin habile ».

Le rôle prépondérant que prend l'aliéniste dans la progammation des nouveaux

établissements asilaires laisse présager plusieurs types de « relations de pouvoir », à

commencer par le rapport de pouvoir entre aliéniste et architecte.

La première relation de pouvoir que l'on peut déceler dans l'oeuvre d'Esquirol est

93 Selon les termes de Foucault, qui préfère se détacher de l'étude des lois qui régissent le pouvoir souverain ou les institutions, pour se concentrer sur la manière réelle dont fonctionne le pouvoir, c'est-à-dire ses techniques et les relations de pouvoir qu'elles créent.

94 In « Des établissements d'aliénés en France », p 102.

59

donc un rapport de domination se jouant entre l'aliéniste et l'architecte. On a

l'impression que l'architecte est au service du médecin, et n'est utile que dans la

mesure où il détient les connaissances techniques ayant trait à l'art de la construction.

D'un côté, l'architecte perd ainsi une grande part de son indépendance dans l'exercice

de son métier, et d'un autre côté, l'aliéniste dépasse le cadre de sa profession. Il prend

place dans un domaine qui, en apparence, est neutre : l'architecte pense à l'esthétisme

et à la fonctionnalité des édifices qu'il est en train de créer, sans leur donner d'autres

fonctions que celles d'abriter et d'être le plus adapté possible aux activités qui auront

lieu dans ces édifices. Alors que l'aliéniste, en participant pleinement à l'élaboration

des plans, dépossède l'architecture de sa neutralité, en lui conférant la fonction

active, agissante, de guérir.

Aussi, l'hôpital pour aliénés se différencie de l'hôpital où l'on reçoit « les indigents

malades », autrement dit l'hôpital général où l'on soigne toutes les pathologies

physiques. En quoi faut-il faire plus attention quand il s'agit de construire un hôpital

où l'on soigne la maladie mentale ? M. Foucault rappelle dans le Pouvoir

psychiatrique que l'asile est en lui-même la thérapie. Dès lors on pourrait penser que

l'aliéniste doit se pencher avec beaucoup de soin sur l'architecture de l'asile car elle

pourrait faire de l'asile un « instrument de guérison » à part entière, et qui plus est,

être un des rares outils thérapeutique dont dispose la psychiatrie, contrairement à

l'hôpital général qui dispose d'un grand nombres de médicaments, d'outils

d'opération, d'instruments d'observation, du stéthoscope aux premiers microscopes.

La disposition particulière de l'espace introduirait donc dans les asiles un des seuls

instruments d'observation possible.

Quelles sont les caractéristiques principales de l'architecture esquirolienne des asiles,

permettant une meilleure prise en charge des aliénés, tant dans le soin que dans la

surveillance ?

Tout d'abord, Esquirol réfléchit au site où doit être construit l'asile : « Les asiles

doivent être bâtis hors des villes. […] On fera choix d'un grand terrain exposé au

levant, un peu élevé, dont le sol soit à l'abri de l'humidité, et néanmoins pourvu d'eau

vive et abondante. »95 Esquirol préconise un terrain hors des villes, pour faire des

économies sur l'achat des terrain, mais aussi dans un but à valeur thérapeutique. En

95 Ibidem, p 102.

60

effet, les aliénistes du XIXe siècle recommandent très souvent un grand terrain

extérieur à l'asile pour que les aliénés puissent accomplir les travaux des champs, et

être ainsi soignés par le travail, qui les sort de leur oisiveté maladive. L'asile devient

ainsi en partie une zone de travail, et intègre à ses bâtiments des ateliers et des

champs où les résidents doivent travailler. Le fruit de leur travail sera aussi une part

de leur consommation. Le travail serait donc doublement source de guérison : il

soigne les aliénés en leur faisant faire de l'exercice, qui modèle leurs corps et vide

leurs esprits. Ce type de traitement portera le nom d'ergothérapie, et est encore en

usage dans les hôpitaux psychiatriques, mais aussi dans les structures fermées

comme les centres de redressement ou les centres de désintoxication ; mais il soigne

aussi dans le sens où il réinstaure le « principe de réalité » chez les malades mentaux,

et est censé leur inculquer le système du marché et de l'échange. L'achat d'un grand

terrain sous-entend sans aucun doute l'usage qui en sera fait : celui de faire travailler

les résidents qui sont soignés dans l'asile. Ainsi, nous pouvons remarquer une autre

relation de pouvoir : celle du travail comme loi s'exerçant sur les aliénés eux-mêmes,

que l'on dit incapable de travailler en société. Cette relation de pouvoir est une

relation de pouvoir économique, ou le dominé est l'aliéné et le dominant un

« principe de réalité », abstrait par essence, de type économique.

Une autre donnée architecturale avancée par Esquirol est la disposition des bâtiments

: « Les constructions présenteront un bâtiment central pour les services généraux

[…]. Sur les deux côtés de ce bâtiment central, et perpendiculairement à ses lignes,

seront, construites des masses isolées pour loger les aliénés, les hommes à droite, les

femmes à gauche. »96 On retrouve une relation de pouvoir qui s'équilibre entre d'un

côté l'administration et de l'autre côté les aliénés, divisés spatialement selon le sexe.

L'administration se trouve géographiquement au centre. Cette disposition représente

son importance au sein de l'asile, c'est le lieu visible par tous, mais c'est aussi le lieu

duquel on peut tout voir. M. Foucault compare sa disposition centrale avec la

disposition du panopticon. Son bâtiment sépare aussi ceux qui abritent les hommes

et les femmes, il procède donc matériellement à cette séparation pour que puisse

régner l'ordre, la vue de l'autre sexe pouvant déclencher certaines pulsions sexuelles.

De même, la séparation des sexes est à l'image du système de séparation opérant

dans tout l'asile, qui met en jeu cette fois-ci un rapport de pouvoir entre le psychiatre

et les aliénés et qui aboutit à un rapport de pouvoir entre l'espace lui-même et les

96 Ibidem, p 102.

61

aliénés qu'il renferme. Esquirol explique la nécessité de ce système de séparation :

« L'ensemble de ces bâtiments doit présenter des logements séparés pour les aliénés

furieux, pour les monomaniaques qui sont ordinairement bruyant, pour les aliénés en

démence, pour ceux qui sont habituellement sales […] enfin, pour les

convalescents. »97. La distinction entre les aliénés, dispersés dans l'espace crée un

double rapport de pouvoir. Premièrement un rapport de pouvoir entre psychiatre et

aliénés, parce que leur état est défini par le médecin et ne peuvent en changer que par

sa décision. Deuxièmement, un rapport de pouvoir est créé entre l'espace et les

aliénés, l'espace symbolisant leur état aux yeux des autres et à leur propre yeux. Par

ailleurs, l'espace procède à une forme de hiérarchie entre les différents quartiers ; les

quartiers étant destinés aux furieux et aux incurables sont les plus éloignés de

l'Administration et sont beaucoup plus austères que les autres quartiers : « Les

habitations destinées aux furieux doivent être plus solidement bâties, et offrir des

moyens de sûreté inutiles […] dans le reste de l'établissement. »98 Alors que les

quartiers pour convalescents « devr[ont] être composé[s] de manière à ce qu'ils ne

puissent pas voir et entendre ceux qui sont malades », le partage entre malades et les

sortants de la maladie est donc assuré en vue du partage définitif entre fous et non-

fous, et sont aussi bien plus confortables, car « le quartier des convalescents ne doit

différer en rien des maisons ordinaires »99. Cette hiérarchie spatiale crée des tensions

au sein de la micro-société asilaire et entre dans le système punition-récompense,

comme l'a montré E. Goffman dans Asiles : « Enfin, punitions et faveurs finissent par

s'insérer dans une perspective de fonctionnalisation des locaux. […] tel local, tel

chambre, acquérant aux yeux de tous la réputation de lieu de châtiment réservé aux

reclus particulièrement rebelles de la même manière que, pour le personnel, certaines

gardes équivalent à des punitions. »100. Une codification de l'espace s'introduit dans

l'esprit des « reclus » et du « personnel », le lieu devenant un moyen punitif en lui-

même.

Nous venons de voir que l'architecture contribue à la mise en place de plusieurs types

de « relations de pouvoir », principalement entre le psychiatre et les aliénés, le

principe de réalité économique et l'espace étant le relais de son autorité.

M. Foucault a interprété cette asymétrie récurrente comme le signe de la « toute-

97 Ibidem, p 102.98 Ibidem, p 102.99 Ibidem, p 103.100 E. Goffman, Asiles, les éditions de Minuit, New York, 1961, traduction de L. Lainé, pp 95-96.

62

puissance » du médecin. Cependant, nous pouvons nuancer sa thèse à travers une

donnée architecturale recommandée par Esquirol dans son mémoire : des

constructions en rez-de-chaussée.

« Les constructions destinées aux aliénés seront toutes au rez-de-chaussée ».101 Cette

caractéristique a été l'objet d'une analyse de M. Foucault dans Le pouvoir

psychiatrique : « ces pavillons ainsi disposés doivent, autant que possible, n'avoir

qu'un rez-de-chaussez, parce qu'il faut que le médecin puisse arriver à pas de loup,

sans être entendu par personne, ni des malades, ni des gardiens, ni des surveillants, et

d'un coup d'oeil, saisir tout ce qui se passe. D'ailleurs, dans cette architecture

pavillonaire qui a été transformée, le modèle utilisé jusqu'à la fin du XIXe siècle, la

cellule […] devait ouvrir de deux côté de telle manière que lorsque le fou regardait

d'un côté, on pouvait regarder par l'autre fenêtre comment il regardait de l'autre côté.

Vous avez là une transposition stricte, quand vous voyez ce qu'Esquirol dit sur la

manière de construire les asiles, du principe du panoptisme. »102 On peut apporter à

cette analyse deux objections.

Tout d'abord, le modèle architectural d'Esquirol n'est pas une transcription stricte du

panoptisme. Certes, les asiles construits au XIXe siècle ont beaucoup de fenêtres, on

peut donc voir facilement ce qui ce passe à l'intérieur des bâtiments. C'est le cas de

l'hôpital psychiatrique de Bordeaux, le Centre hospitalier spécialisé Charles Perrens.

Mais la disposition architecturale des asiles construits en France n'est jamais celle du

panoptisme, et Esquirol préconise explicitement une disposition de type

pavillonnaire, qui tend plus à séparer des groupes entre eux (les « furieux », les

« tranquilles », les « monomaniaques »...) que les individus, comme dans

l'architecture de Bentham. Par ailleurs, le bâtiment administratif, malgré sa place

centrale, ne peut remplacer la tour d'observation de laquelle on peut tout voir, et les

autres bâtiments adoptent une disposition parallèle et perpendiculaire, au lieu de

former un anneau renfermant la tour.

A ce propos, B. Fortier dans son article « Le camp et la forteresse inversée » paru

dans Les machines à guérir, montre en quoi se distingue l'architecture pavillonnaire

de l'architecture panoptique : « Apparemment, la solution pavillonnaire possédait

moins d'atouts. Elle n'impliquait aucune centralité, aucune axialité particulière et

101 In « Des établissements d'aliénés en France », p 103.102 In Le pouvoir psychiatrique, p 104.

63

n'offrait aux projets de contrôle qu'une pure et simple base ; une sorte de tableau qui

laissait à d'autres instances le soin de reconduire les rapports de pouvoir […], elle

brisait définitivement la possibilité de lier la sécurité au regard, associant le

fonctionnement de l'hôpital à d'autres procédures, scripturaires, médicales ou

spatiales, aux impératifs de l'Etat beaucoup plus qu'à ceux de la guerre. »103

L'architecture pavillonnaire fonctionne donc plus comme un « tableau » médical, où

l'on peut observer les différentes maladies se déployer que comme un organisme de

surveillance sécuritaire. Deux conceptualisations de l'espace asilaire se confrontent :

celui d'un espace disciplinaire faisant place à un champ de bataille où se combattent

ordre et désordre104, ou celui d'un espace où plusieurs rapports de pouvoir se jouent

et sont partagés, avec comme impératif premier, la prise en charge médicale des

malades mentaux, soutenue par l'Etat.

L'autre point que nous pouvons contester à M. Foucault est l'interprétation de la

raison pour laquelle Esquirol souhaite des constructions en rez-de-chaussée. En effet,

pour M. Foucault, la disposition en rez-de-chaussée est privilégiée pour faciliter au

médecin d'arriver « à pas de loup », sans se faire surprendre par non seulement les

fous, mais aussi par les gardiens et les surveillants. Tout le monde ferait donc l'objet

de surveillance du médecin. Il est vrai que des paragraphes du mémoire d'Esquirol

vont clairement dans le sens de son analyse : « Les infirmiers se surveillent les uns

les autres n'étant pas enfermés dans les galeries, dans les corridors, où l'on n'arrive

qu'en faisant beaucoup de bruit pour ouvrir les portes », ou « Le médecin peut faire

sa visite plus commodément : il a, pour ainsi dire, sous la main tout son monde. […]

Dans un bâtiment au rez-de-chaussée, il peut à tout instant et sans bruit arriver

auprès des malades et des serviteurs. Ceux-ci, par la crainte d'être surpris, sont plus

assidus, plus exacts, plus complaisants. »105 De telles phrases, hors de leur contexte,

peuvent appuyer, sans restriction, l'analyse de M. Foucault, qui voit l'architecture

asilaire comme instrument de surveillance, se rapprochant du modèle du panopticon.

Mais la première raison pour laquelle Esquirol veut des bâtisses sans étages découle

de la nécessité de prévenir le suicide et les évasions, qui se manifestent de manière

courante chez certaines personnes malades. Les bâtiments qui ont plusieurs étages

présentent ces deux risques, alors il faudrait « griller les croisées de tous les quartiers

103 B. Fortier, Les machines à guérir, art « Le camp et la forteresse inversée », Mardaga, Bruxelles, 1979, p 49.104 Cf. Troisième sous-partie de la première partie.105 In « Des établissements pour aliénés », p 104.

64

pour prévenir les évasions et les suicides. »106 Or Esquirol veut éviter de « griller les

croisées » car les barreaux de fers rappellent trop l'architecture des prisons, et sont

propres à démoraliser les malades. La surveillance est un élément important dans

cette disposition de rez-de-chaussée, mais cette disposition semble être adoptée107

plus pour éviter les suicides et les évasions, et pour faciliter le service.

En plus de la disposition en rez-de-chaussée, Esquirol a pensé à d'autres

caractéristiques architecturales qui ont des potentialités d'ordre thérapeutique. Par

exemple, l'isolement est un facteur de guérison, le patient pouvant se trouver au

calme, et éviter les contrariétés relatives à son milieu quotidien, les espaces

extérieurs donnent aux malades l'occasion de, certes travailler, mais aussi de faire de

l'exercice, et les séparations en quartiers, permettent aux soignants d'avoir une

attention plus adaptée et plus approfondie sur chaque patient.

Tous ces critères sont, selon Esquirol, à la base de l' « instrument de guérison » qu'il

a l'intention de créer. L' « instrument de guérison » a la caractéristique d'être à la fois

une réalité, car il repose sur des critères architecturaux existants que nous avons cités

ci-dessus, et une utopie fantasmée dans le sens où les aliénistes du XIXe siècle

attribuaient à l'architecture psychiatrique la capacité de soigner par elle-même les

malades.

De quelle manière s'exprime ce mythe ? Une des première manifestation de ce

mythe, qui a eu un succès particulier durant tout le XIXe siècle, se trouve dans les

écrits du chirurgien Tenon, Mémoire sur les hôpitaux. L'ouvrage Les machines à

guérir, auquel ont participé notamment M. Foucault, B. Barret Kriegel, F. Béguin,

débute par une citation de Tenon, à propos de l'intérêt qu'on peut porter à

l'architecture hospitalière : « Certainement, les hôpitaux sont des outils, ou , si l'on

aime mieux, des machines à traiter les malades, je dirai volontiers en masse et par

économie. Jamais l'art de guérir n'avait présidé à leur forme, à leur distribution. Si,

dans quelques endroits des hommes aussi habiles qu'attentifs avaient donné des soins

à ces sortes de maisons, les règles de leur distribution n'étaient encore ni prononcées,

ni rassemblées et répandues ; l'art de guérir était muet sur ces utiles objets et

106 Ibidem, p 104.107 Cependant cette disposition en rez-de-chaussée n'a pas été retenue en raison de son coût, les bâtiments à

plusieurs étages offrant plus de chambres.

65

l'architecte n'était guère livré qu'à des routines et à des tâtonnements... »108. Comme

dans le mémoire d'Esquirol sur les établissements d'aliénés traitant en grande partie

de l'architecture des asiles, nous constatons le rapprochement qui est fait entre

l'architecture des hôpitaux et leur utilisation en tant qu'outils ou « machines à traiter

les malades ». L'architecture serait donc au fondement de l'utilisation de l'hôpital en

tant que machine à guérir. Dans la disposition qu'elle crée, elle fait outil. La notion d'

« instrument de guérison » apparaît aussi dans le contexte de la pensée de l'aliéniste

sur l'architecture. Il y a donc un lien intime entre architecture et outil de guérison,

entre architecture et son instrumentalisation en vue d'une fin qui lui est extérieure,

qui est autre que celle de faire habitation, ou abri.

L'architecture pourrait en effet rendre effective cette fin qui lui est assignée, par sa

distribution spatiale. Tenon avance l'idée que les malades seront soignés dans les

nouveaux hôpitaux, construits d'après les règles novatrices d'architecture, « en masse

et par économie ». Les nouveaux hôpitaux abriteront donc une grande masse de

personne, une « population »109, et par économie, c'est-à-dire avec peu de moyen. On

peut y arriver avec la tactique du quadrillage, que M. Foucault analyse dans

Surveiller et punir, qui permet une surveillance sans cesse en action, comme dans le

cas du panopticon, mais aussi l'émergence d'autres pratiques comme la mise en

oeuvre de l'emploi du temps, un quadrillage temporel, ou la pratique du rapport écrit,

qui repère les évolutions de la maladie de tel individu dans tel numéro de chambre.110

C'est donc dans la distribution de l'espace, en quadrillage, que l'architecture peut

contribuer à la formation de la machine à guérir.

F. Béguin, dans son article « La machine à guérir » dans le même ouvrage remarque

cette contribution de l'architecture dans le processus de la machine à guérir. Après

avoir cherché la définition de « machine »111 dans L'Encyclopédie, l'auteur comprend

la notion de Tenon comme « la majoration de l'efficacité thérapeutique obtenue à

partir de quelques mécanismes simples (surveillance, feuilles de maladie,

spécialisation des actes médicaux, rapidité d'intervention) impriment à

l'administration des soins, un cours uniforme, régulier, répondant aux différentes

108 Citation lue dans Les machines à guérir, p 5.109 Selon M. Foucault la notion de « population » apparaît au XIXe siècle, avec l'émergence d'une nouvelle

manière de gouverner, la « biopolitique ».110 Cf. article de A. Thalamy « La médicalisation de l'hôpital » in Les machines à guérir, p 31.111 « Machine […] signifie ce qui sert à augmenter et à régler les forces mouvantes, ou quelque instrument

destiné à produire du mouvement de façon à épargner ou du temps dans l'exécution de cet effet, ou de la force dans la cause. »

66

phases de la maladie. »112 L'hôpital dans son architecture doit être tout d'abord un

moyen améliorant les soins, en les rendant plus efficaces, par le gain de temps et la

contribution de l'espace, qui permet d'individualiser les malades et de créer des

secteurs spécifiques à des types de soins. Il est aussi « la volonté de parvenir à une

régulation de certaines fonctions organiques […] en jouant sur les propriété de

l'environnement péri-corporel ; auquel cas, ce sont les éléments physiques tels que

les lits, les escaliers ou les contours matériels de la salle, qui rempliraient une

fonction quasi-machinique. »113 L'environnement, domaine que prend en charge

l'architecture, agit donc sur le corps, afin de le rendre disponible à la guérison. Le lit

par exemple, élément dominant dans une chambre, est un moyen pour dormir. F.

Béguin relève dans le rapport des Commissaires de l'Hôtel-Dieu : « Qu'est-ce qu'un

lit en général, et surtout un lit de malade ? C'est un lieu de repos pour la nature

souffrante et un moyen de sommeil pour la nature fatiguée... » Le mobilier participe

donc aussi de la fonction guérissante de l'hôpital.

Le travail que fait l'architecture hospitalière pour optimiser l'efficacité des soins se

met du côté des soignants ; l'espace peut ainsi contribuer au traitement des malades

en facilitant, mais aussi en indiquant la tâche des soignants. L'effet coercitif de

l'espace s'opère dans le monde des soignants.

Cependant, dans les hôpitaux psychiatriques, l'architecture asilaire doit être au

service du médecin lui-même, un outil thérapeutique entre ses mains, qu'il contrôle

sans être contrôlé par lui. Par ailleurs, il est un des seuls « instruments de guérison »,

hormis la parole, dont il dispose pour agir sur les malades, pour créer des réseaux de

rapports de pouvoir. L'effet coercitif agit sur les malades directement. M. Foucault

souligne dans Le pouvoir psychiatrique le rôle joué par l'asile en tant que tel sur les

malades : « […] qu'est-ce qui guérit à l'hôpital ? Ce sont deux choses... enfin non ;

c'est une chose essentiellement : ce qui guérit à l'hôpital, c'est l'hôpital. C'est-à-dire

que c'est la disposition architecturale elle-même, l'organisation de l'espace, la

manière dont les individus sont distribués dans cet espace, la manière dont on y

circule, la manière dont on y regarde et dont on est regardé, c'est tout cela qui a en

soi valeur thérapeutique. »114 La deuxième chose à laquelle pensait M. Foucault est

« la vérité » qui doit émerger dans le discours, ce que nous appelions plus haut la

parole comme moyen de guérison. Mais pour le philosophe, elle n'est que l'effet de

112 In Les machines à guérir, article de F. Béguin, p 39.113 Ibidem, p 39.114 In Le pouvoir psychiatrique, p 103.

67

cette disposition spatiale. L'hôpital et sa disposition se trouvent donc être les seuls

moyens de guérison opérants.

Or, c'est par le jeu des regards, que nous avons déjà évoqué au début de cette section

sur le mythe de l' « instrument de guérison », que les malades doivent guérir. C'est un

jeu de regard et un jeu de société, de socialisation, qui sont mis en place, à travers

une politique ou une discipline particulière, pour mettre en oeuvre le processus de

guérison. L'analyse de M. Foucault sur l'hôpital en tant que remède est intimement

reliée à son analyse de la surveillance qui passe par le regard, et plus précisément par

« l'oeil du pouvoir »115. Il est vrai que tous ce qui se passe dans l'institution asilaire

passent au crible de sa thèse du « pouvoir psychiatrique »116 et de son analyse

originale des « relations de pouvoir », que nous avons essayé de prolonger dans

l'étude du texte d'Esquirol sur l'architecture psychiatrique. Malgré toutes les critiques

qu'on peut lui faire, notamment à propos de sa grille d'analyse qui tend quelque peu à

réduire certains éléments de l'institution asilaire, comme par exemple, la mise en

avant de la figure du médecin tout-puissant issue entre autre de son interprétation de

la disposition des bâtiments en rez-de-chaussée, on reconnaît la puissance de sa thèse

sur les « relations de pouvoir » dans l'enceinte de l'hôpital psychiatrique, qui

souligne l'entrelacement du rapport thérapeutique et du rapport politique, le rapport

thérapeutique étant un rapport de pouvoir.

Ainsi, la technologie mise en oeuvre pour guérir les malades mentaux est une

technologie à valeur politique, opérant à côté et en relation avec les autres

technologies politiques. L'opérateur de pouvoir thérapeutique glisse à nouveau dans

l'opérateur de pouvoir politique que constitue l'architecture des hôpitaux

psychiatriques. L'opérateur de pouvoir thérapeutique, que nous avons isolé, extirpé

un moment du fonctionnement général de l'asile, est co-dépendant de l'opérateur de

pouvoir politique.

Nous examinerons dans la partie suivante quels sont les opérateurs de pouvoir

proprement politiques qui participent de manière immanente à la politique intérieure

de l'institution psychiatrique, à travers des éléments architecturaux ; puis nous

verrons en quoi les technologies mises en place dans l'asile, dont fait partie

l'architecture, se rattachent aux autres technologies de pouvoirs, extérieures à l'asile.

115 Cf. Michel Foucault, Dits et écrits, tome II, éditions Gallimard, Paris, 2001, article « L'oeil du pouvoir », p 190.

116 In Le pouvoir psychiatrique.

68

II) L'architecture des hôpitaux psychiatriques comme opérateur de

pouvoir politique :

Les opérateurs de pouvoir proprement politiques ne sont évaluables que si l'on ne si

l'on ne s'appuie sur une méthode permettant d'identifier les réseaux et les rapports de

pouvoir, méthode que nous fournira M. Foucault. Elle nous permettra par la suite de

saisir le rôle de l'architecture dans les effets de pouvoir qu'elle projette sur les

individus, se produisant à l'intérieur et à l'extérieur de l'asile.

1) Points sur la méthode d'analyse du pouvoir de M. Foucault.

Si nous voulons traiter de l'architecture psychiatrique en tant qu'opérateur de pouvoir

politique, il n'est pas inutile d'introduire la méthodologie de M. Foucault à propos de

son analyse des pouvoirs. Comme nous l'avons dit précédemment, l'auteur a élaboré

sa thèse sur le pouvoir psychiatrique en étudiant les relations de pouvoir s'exerçant

dans l'institution psychiatrique. Il nous a permis ainsi de comprendre l'entrelacement

des rapports de pouvoir thérapeutique et des rapports de pouvoir politique, le pouvoir

thérapeutique ou psychiatrique s'exerçant à la manière du pouvoir politique, dans le

sens où il agit selon des rapports de pouvoir. Cependant, nous ne disons pas que la

relation de pouvoir thérapeutique se confond complètement avec le rapport de

pouvoir auquel on ajoute l'adjectif « politique », étant donné que nous sommes en

train de parler de « pouvoir ». Il y a bien une distinction à faire entre les deux formes

de pouvoir et les opérateurs qu'elles épousent. Mais les manières avec lesquelles

agissent les deux pouvoirs peuvent se ressembler ou se rencontrer.

Des rapports de pouvoir seulement politiques sont en activité dans l'institution

psychiatrique, à côté des rapports de pouvoir thérapeutique. Or, ils se rencontrent le

plus souvent dans les technologies ou les opérateurs de pouvoir. Nous allons par

conséquent essayer de voir dans l'opérateur de pouvoir qu'est l'architecture asilaire

les moments de ces rencontres, les croisements des deux pouvoirs, ainsi que les

effets que produisent ces rencontres dans l'opérateur architectural sur les sujets

psychiatriques. Mais avant de procéder à la cartographie des croisements des deux

pouvoirs dans l'opérateur architectural, il faut mettre au clair, par le biais de la

méthodologie de M. Foucault sur les relations de pouvoir, quels sont exactement les

formes de pouvoir, à valeur politique, qui se déploient dans l'asile.

69

Tout d'abord, il faut préciser la forme de l'analyse qu'entend faire M. Foucault sur les

pouvoirs. Il ne veut, en effet, pas procéder à une analyse sur des concepts politiques

tels que l'Etat, le souverain, ou encore le pouvoir des institutions. Dans Sécurité,

Territoire, Population, le titre de son cours au Collège de France de 1978, le

philosophe précise qu'il comprend le pouvoir en le déplaçant et en le capturant de

l'extérieur. Il s'inspire ainsi de la méthode de Robert Castel qu'il utilise dans son

ouvrage L'ordre psychiatrique : « Premièrement, passer à l'extérieur de l'institution,

se décentrer par rapport à l'analyse de l'institution […]. Prenons par exemple l'hôpital

psychiatrique. Bien sûr, on peut partir de ce qu'est l'hôpital psychiatrique, dans sa

donnée, dans sa structure, dans sa densité institutionnelle, essayer de retrouver les

structures internes, repérer la nécessité logique de chacune des pièces qui le

constituent, montrer quel type de pouvoir médical s'y organise, comment s'y

développe un certain savoir psychiatrique. Mais on peut_et je me réfère […] à

l'ouvrage […] de Robert Castel sur L'ordre psychiatrique_ on peut procéder de

l'extérieur, c'est-à-dire montrer comment l'hôpital comme institution ne peut se

comprendre qu'à partir de quelque chose d'extérieur et de général qui est l'ordre

psychiatrique, dans la mesure même où celui-ci s'articule sur un projet absolument

global, visant la société toute entière [… :] l'hygiène publique. »117 M. Foucault

souligne qu'on ne peut comprendre l'ordre psychiatrique qu'en voyant jusqu'où

l'institution psychiatrique se déploie à l'extérieur d'elle-même et dans quel ordre

global elle interfère et participe. C'est pour cela qu'il souhaite opérer ce déplacement

à l'extérieur de l'institution, pour voir dans quelle logique elle joue, au lieu d'étudier

sa propre logique interne, sa « problématique institutionnelle ». On ne pourra donc

comprendre le sens politique de l'opérateur de pouvoir architectural qu'en opérant

aussi, à un moment donné, à ce déplacement vers l'extérieur de l'institution

psychiatrique.

Un autre point de méthode d'analyse des pouvoirs introduit par M. Foucault est la

concentration sur ce qu'il appelle les « relations de pouvoirs ». Pour saisir cette

nouvelle méthode d'analyse, nous nous appuierons sur son article de 1982 : « Le

sujet et le pouvoir ». Dans cet article, nous comprenons que le philosophe veut se

déprendre des théories traditionnelles sur le pouvoir et/ou la souveraineté, apparues

notamment au XVIe118siècle, qui ne s'appuyaient que « soit sur des modèles

117 M. Foucault, Sécurité, Territoire et Population_ cours au Collège de France 1977-1978, leçon du 8 février 1978, pp 120-121.

118 Cf. Ecrits sur la souveraineté de Bodin analysés en relation avec les textes de M. Foucault par Jean Terrel,

70

juridiques (qu'est-ce qui légitime le pouvoir ?), soit sur des modèles institutionnels

(qu'est-ce que l'Etat ?) »119. Pour l'auteur, ces théories manquent d'une « pensée

critique » qui rechercherait les évolutions du pouvoir, ses « maladies » et ses

déplacements. En effet, M. Foucault s'intéresse plus à la manière dont s'exerce

effectivement le pouvoir qu'à sa nature ou à son but, ou plutôt, il ne veut comprendre

sa nature et son but qu'en passant d'abord par la manière dont il s'exerce. Ce

déplacement dans l'analyse du pouvoir s'explique par cette phrase : « Pour nous, de

toute façon, le pouvoir n'est pas seulement une question théorique, mais quelque

chose qui fait partie de notre expérience. »120. Le philosophe a donc la volonté de

partir de l'expérience, de la réalité du pouvoir, c'est-à-dire la manière dont il

fonctionne ou agit, son « comment », pour mieux le saisir et peut-être mieux s'en

dessaisir. Pour ce faire, l'auteur montre que dans l'expérience, le pouvoir est affaire

d'individus. Ce sont certains individus qui exercent leur pouvoir sur d'autres

individus. C'est pourquoi M. Foucault analyse le pouvoir en termes de « relations de

pouvoir ».

Ces « relations de pouvoir » comportent, tout en s'en distinguant, à la fois des

« capacités objectives » et des « rapports de communication ». Les « capacités

objectives » sont le pouvoir que l'on peut exercer sur les choses, autrement dit « la

capacité de les modifier, de les utiliser, de les consommer ou de les détruire. »121 Le

terme de « choses » pourrait se rapporter à des individus, qui deviennent ainsi objets

du pouvoir. Les « rapports de communication » sont « la production et la mise en

circulation d'éléments signifiants » ; ils permettent d'agir sur l'autre et participent aux

relations de pouvoir entre les individus. Ces deux types de relations, qui coexistent

avec les relations de pouvoir, sont imbriqués et se retrouvent de différentes manières

dans des « blocs », où l'on peut bien les observer, car leur coordination a été pensée

dans ces « blocs » de manière rationnelle : « Mais il y aussi des blocs dans lesquels

l'ajustement des capacités, les réseaux de communication et les relations de pouvoir

constituent des systèmes réglés et concertés. »122. M. Foucault, pour expliquer la

coordination des relations de « capacité-communication-pouvoir » prend l'exemple

de l'institution scolaire. Nous pouvons, à notre tour, nous en inspirer pour l'appliquer

à l'institution asilaire : les rapports de capacité sont mis en place par un grand

dans son article « Les rapports de souveraineté et l'invention de la souveraineté ».119 M. Foucault, Dits et écrits, tome II, article « Le sujet et le pouvoir », 1982, p1042.120 Ibidem, p 1043.121 Ibidem, p 1052.122 Ibidem, p 1053.

71

nombre d'instruments et de techniques dont fait partie l'architecture dans

l'aménagement d'un espace où chacun occupe de manière individualisée une place

selon un ordre hiérarchique ; les rapports de communication sont régis par l'ensemble

des discours scientifiques, et des échanges de discours entre internés et membres du

personnel, où le langage participe à la stratégie de pouvoir et de mise en ordre, les

ordres se disant en mots, ainsi que la menace et l'annonce de châtiments du côté du

personnel, et la formulation de l'aveu, du côté des internés. Enfin, les rapports de

pouvoir sont soutenus par des procédés de pouvoir tels que, comme dans l'institution

scolaire, « [la] clôture, [la] surveillance, [les] récompense et punition, [la] hiérarchie

pyramidale »123.

Par la suite, M. Foucault définit la relation de pouvoir comme « la conduite des

conduites ». La relation de pouvoir s'apparente donc à la définition du

« gouvernement », dans ses sens les plus originels, comme « subvenir aux besoins

d'un individu ou d'un groupe », ou « cheminer » ou « faire cheminer »124. La relation

de pouvoir, et notamment dans les institutions disciplinaires, trouverait ses origine

dans le pouvoir pastoral, survenu dans l'Antiquité orientale. Or, nous retrouvons

dans cette définition des relations de pouvoir comme « conduite des conduites », le

sens que pouvait avoir certains types de gouvernement dans les premiers

établissements psychiatriques, dirigés par les aliénistes Pinel à Bicêtre et à la

Salpêtrière et Esquirol dans sa maison spécialisée de la rue Buffon. En effet, on peut

aisément comparer la figure de l'aliéniste à la figure du pasteur, décrit par M.

Foucault dans Sécurité, Territoire, Population. Le pasteur est celui qui prend soin de

ses brebis, de toutes ses brebis, mais il est aussi capable, comme il est raconté dans

l'Ancien Testament à propos de Moïse, d'abandonner son troupeau pour n'en sauver

qu'une. Il subvient à leur besoins, leur fournit de la nourriture, les soigne. Il les

conduit aussi, de pâturage en pâturage. Or, on peut penser que les aliénistes Pinel et

Esquirol avaient la vocation d'être pasteur. Par exemple, Pinel, en enlevant les

chaînes des aliénés à Bicêtre, a contribué à leur bien-être. Mais c'était aussi la

preuve, si nous voulons filer la comparaison entre aliéniste et pasteur, que le

médecin, en tant que bon pasteur, pouvait conduire ses brebis sans qu'elles ne soient

attachées par des chaînes. Une bonne « conduite des conduites », ne nécessite pas de

chaînes. Par ailleurs, pour « conduire des conduites », il faut que ceux qui sont

123 Ibidem, p 1054.124 On retrouve les différentes définitions de « gouvernement » dans la leçon du 8 février 1978 de Sécurité,

Territoire et Population, qui introduit aux leçons sur le « pouvoir pastoral ».

72

conduits soient libres, aient une marge de manoeuvre dans leurs actions, comme le

précise M. Foucault dans « Le sujet et le pouvoir ». L'attitude pastorale d'Esquirol

s'exprime autrement : l'aliéniste a aménagé les locaux situés sur la rue Buffon, en

face de la Salpêtrière pour y créer une maison spéciale pour les aliénés. Or, d'après

des archives, nous savons qu'il occupait une villa sur le même terrain, et vivait ainsi

jour et nuit parmi « ses » aliénés. Il était donc en permanence auprès d'eux et pouvait

être appelé n'importe quand. Cette permanence des contacts qu'il avait avec ses

patients rappelle la permanence de la présence du bon pasteur auprès de son

troupeau, un mauvais pasteur étant celui qui néglige ses bêtes, en ne les surveillant

pas incessamment. Le pouvoir psychiatrique a donc une ressemblance avec le

pouvoir pastoral, et entretient des relations de pouvoir analysables notamment entre

le psychiatre et les malades mentaux. Les relations de pouvoir dans l'institution

psychiatrique fonctionnent comme la « conduite des conduites » ; l'architecture joue

ainsi son rôle dans l'aménagement de l'espace qui assure aux uns de « structurer le

champs d'action possible des autres. »125.

M. Foucault, dans la suite de l'article « Le sujet et le pouvoir » donne les moyens

d'analyse des relations de pouvoir, en privilégiant comme lieu d'observatoire les

institutions, qu'il ne faut pas analyser de l'intérieur, mais qui sont les plus

représentatives, en tant que blocs de pouvoir, du fonctionnement des relations de

pouvoir : « il est parfaitement légitime de l'analyser [la relation de pouvoir] dans des

institutions bien déterminées ; celles-ci constituant un observatoire privilégié pour

les saisir, diversifiées, concentrées, mises en ordre et portées, semble-t-il, à leur plus

haut point d'efficacité ; c'est là […] qu'on peut s'attendre à voir apparaître la forme et

la logique de leurs mécanismes élémentaires. »126.

Pour relever les différents modes de relations de pouvoir, l'auteur établit quatre

points qui nous permettent de les décrypter. Premièrement, « le système des

différenciations qui permettent d'agir sur l'action des autres. »127. Il s'agit entre autre

des différences juridiques : par exemple le fou est mis sous tutelle, et perd ainsi son

autonomie juridique, et devient irresponsable devant la loi ; des différences

économiques : les malades mentaux internés sont dépendants économiquement de

l'établissement hospitalier dans lequel ils sont placés ; des différences linguistiques et

culturelles, la parole du fou n'étant pas prise en compte, ou encore des différences de

125 Ibidem, p 1058.126 Ibidem, p 1057.127 Ibidem, p 1058.

73

compétences, le fou étant considéré comme incapable de travailler. Ce système des

différenciations crée le partage entre les malades et le personnel qui s'occupe de lui,

et facilite les relations de pouvoir en donnant moins de poids aux actes et aux paroles

des malades mentaux. Le système des différenciations peut par ailleurs être marqué

et symbolisé par l'espace, certaines pièces n'étant réservée qu'au personnel, les

internés n'ayant pas le droit d'y pénétrer.

Deuxièmement, « le type d'objectifs » qui est suivi par les dominants dans la

relation de pouvoir. Dans le cas de l'institution asilaire, il s'agit plus de la « mise en

oeuvre d'autorité statuaire », où le médecin doit exercer et faire parler son statut pour

avoir une emprise sur les malades mentaux, afin de les guérir. Troisièmement, « les

modalités instrumentales ». Il s'agit des moyens stratégiques qu'emploie le pouvoir

pour mettre en oeuvre la relation de pouvoir. Parmi les exemples de « modalités

instrumentales » que donne M. Foucault, l'architecture psychiatrique pourrait être le

matériau de « mécanismes de contrôle » comme les « systèmes de surveillance »

dont le paroxysme s'incarne dans le modèle architectural du panopticon, ainsi que le

matériau des « règles » auxquelles elle apporte des « dispositifs matériels ». Par

exemple, la règle disciplinaire « Le petit déjeuner est à 7 heures » implique pour les

internés de se déplacer de leur chambre vers le réfectoire. L'architecture

psychiatrique est donc une des conditions matérielles de la mise en oeuvre des

relations de pouvoir.

Quatrièmement, « les formes d'institutionnalisation ». C'est le point par où se

régulent et se distribuent toutes les relations de pouvoir, que ce soit à l'échelle de

l'Etat où à l'echelle de l'institution, c'est-à-dire un « dispositif fermé sur lui-même

avec ses lieux spécifiques, ses règlement propres, ses structures hiérarchiques

soigneusement dessinées, sa relatives autonomie fonctionnelle [...] »128. Pour dessiner

par où passent les flux des relations de pouvoir, en particulier dans des dispositifs ou

des lieux fermés, il faut avoir une idée spatiale de l'institution très précise.

L'architecture de ces lieux retrace en partie le chemin des flux de pouvoirs

notamment hiérarchiques, par exemple dans la disposition et la séparation des

bâtiments dans les hôpitaux psychiatriques, séparant les incurables des curables, les

curables des convalescents, les cheminements des malades entre les bâtiments

retraçant l'avancée dans l'ordre hiérarchique entre les différentes catégories de

malades.

128 Ibidem, p 1059.

74

Enfin, « les degrés de rationalisation ». Ce procédé marque l'évolution et le

déplacement des modalités d'exercice des relations de pouvoir, qui visent à les

conserver. Dans l'institution asilaire, ces procédés sont à la fois immobiles et

mobiles, les règles disciplinaires et les lois de ces institutions n'ayant pas tellement

changés, en partie à cause de leur officialisation. Mais les relations de pouvoir

évoluent, s'adaptent aux comportements qu'elles rencontrent, et vont jusqu'à s'évader

des lieux asilaires déguisés sous d'autres formes.

Nous retenons de la méthodologie de M. Foucault sur l'analyse des relations de

pouvoir, le rôle actif de l'architecture en tant que modalité instrumentale et en tant

que condition de possibilités de mise en oeuvre des règlements, ainsi que de la

circulation effective des flux de pouvoirs.

Par ailleurs, sa méthodologie centrée sur les relations de pouvoir détermine plusieurs

types de pouvoir. En effet, nous entendons habituellement par pouvoir le pouvoir

politique, ou plus précisément le « pouvoir de la souveraineté » si nous tenons

compte de la terminologie du philosophe. Pourtant, l'auteur relève d'autres types de

pouvoir. Ces autres types de pouvoir sont, par exemple, le « pouvoir pastoral », le

« pouvoir disciplinaire », le « biopouvoir » ; ils sont donc différents du pouvoir

officiel, celui de la souveraineté, au niveau de leur nature, mais surtout au niveau de

leur fonctionnement, leur manière de s'exercer, qui découle des relations de pouvoir

proprement dites et dont l'étude a permis de les faire ressortir. Pourtant, malgré leur

distinction avec le pouvoir de la souveraineté, ils le complètent, le prolongent, même

si des oppositions se créent entre les différents types de pouvoir.

Quel type de pouvoir se propage dans les institutions asilaires ? Sans doute tous les

pouvoirs cités, que nous rencontrerons au fil de cette partie traitant de l'architecture

comme opérateur de pouvoir politique au sens large, ou, pour adopter les termes de

M. Foucault, comme opérateur de pouvoirs, au pluriel.

Cependant, le pouvoir le plus caractéristique des institutions psychiatriques est le

pouvoir disciplinaire. Dans le Pouvoir psychiatrique, M. Foucault fait la distinction

entre pouvoir de la souveraineté et pouvoir disciplinaire, notamment dans la leçon du

21 novembre 1973. Pour voir en quoi les deux pouvoirs se distinguent, jusqu'à être

comme le reflet inversé l'un de l'autre, nous nous appuierons sur l'article de Jean

Terrel, « Les rapports de souveraineté et l'invention de la souveraineté ». J. Terrel

75

commence par énumérer les caractéristiques du pouvoir de la souveraineté, tout en

analysant « la forme d'assujettissement qui en découle ».

Il est tout d'abord « une relation inégale où le supérieur prélève quelque chose sur les

biens, la liberté ou le corps de l'inférieur en échange d'un service […] par exemple de

protection contre des soldats ennemis »129. C'est le système de la féodalité, où le

souverain échange sa protection contre des corvées, un temps de travail que lui

rendent les paysans. Cet assujettissement n'est cependant que partiel, car les cerfs ne

travaillent qu'une partie de l'année, où on ne leur prend, sous forme d'impôts, qu'une

partie de leur bien. Alors que le pouvoir disciplinaire tend à prendre l'intégralité du

temps et du corps de chaque individu pris séparément, et cela grâce à des techniques

disciplinaires issues des ordres religieux comme l'emploi du temps et des contraintes

exercées sur le corps sous forme d'exercice, comme le démontre M. Foucault dans le

chapitre « Les corps dociles » de Surveiller et punir.

Ensuite, le pouvoir de la souveraineté se base et se tourne « vers ce qui l'a fondé une

fois pour toute (droit divin, conquête, acte de soumission) et qui n'est plus

empiriquement présent »130. La réactualisation symbolique de l'acte fondateur se fait

sous forme de rite, mais seulement à certains moments de la journée (la

prosternation) ou du calendrier. Au contraire, dans les lieux disciplinaires, le pouvoir

est sans cesse actuel par le biais de la surveillance, à laquelle contribue l'architecture,

et « de contrôles et d'exercices » répétitifs, jusqu'à ce que « la discipline marchera

toute seule »131.

Enfin, il n'existe pas dans le pouvoir de la souveraineté de « tableau hiérarchique

unitaire », les rapports de pouvoir sont « enchevêtrés, empiétant les uns sur les

autres »132. De plus, « l'élément sujet n'est presque jamais un individu », il y a au

contraire une foule de sujets, alors que le souverain est un, et que la souveraineté

tend à « s'incarner dans le seul corps du roi »133. Par contre, dans les lieux

disciplinaires, chacun trouvera sa place dans un tableau hiérarchique, où s'opère une

classification, rejetant les « anormaux ». Cette classification individualise tous les

129 Jean Terrel, article « Les rapports de souveraineté et l'invention de la souveraineté », p 1.L'auteur y prend comme point de départ la distinction de M. Foucault entre pouvoir de la souveraineté et pouvoir

disciplinaire, quelque peu au détriment des rapports de souveraineté, pour remettre en valeur les rapports de souveraineté où se jouent de véritables relations de pouvoir, comme en témoigne la philosophie politique de Bodin, cf p 4.

130 Ibidem, p 2.131 Ibidem, p 3.132 Ibidem, p 2.133 Ibidem, p 2.

76

assujettis ; l'individualisation se fait donc « par le bas : la discipline tend à fabriquer

des individus assujettis, elle épingle exactement la fonction sujet sur des corps

singuliers. »134. De l'autre côté, au lieu de se rendre visible en s'incarnant dans un

corps, le pouvoir veut se rendre invisible afin de tout voir, de voir chaque individu.

L'instance du pouvoir dans l'optique disciplinaire est à la fois tout le monde et

personne. C'est ce que symbolise la figure architecturale du panopticon.

Par pouvoir politique, lorsque nous parlons des lieux asilaires, nous ne devons plus

seulement entendre le « pouvoir de la souveraineté » mais toutes espèces de pouvoir,

comme le pouvoir pastoral, le bio-pouvoir et avant tout le pouvoir disciplinaire. Le

lieu asilaire, en tant que lieu fermé et faisant office d'institution à but particulier, est

traversé dans ses structures, dans sa construction-même, par le pouvoir disciplinaire,

qui s'essaime tout d'abord dans des lieux « clôturés ». Il s'incarne de manière

éclatante dans la figure architecturale du panoptisme, qui assure une omni-visibilité,

et donc un contrôle permanent sur les individus, par le moyen de leur placement

hiérarchique dans l'espace. Nous avons vu que cette visibilité maximale s'imbriquait

avec la fin thérapeutique de la guérison, selon les analyses de M. Foucault, dans le

sens où elle offre au médecin-psychiatre la vue et le suivi méthodique de tous ses

patients, et dans le sens où le regard des autres était inclus dans le thérapie

institutionnelle. Mais le panoptisme est plus une instance de contrôle pur et simple

qu'un procédé de soin. Dans quelle mesure cette figure architecturale de la discipline

s'intègre-t-elle dans les lieux que sont les hôpitaux psychiatriques ?

2) La figure architecturale du panoptisme au sein de l'hôpital psychiatrique.

Le « panoptisme » est une forme d'architecture créée par le philosophe anglais

Bentham, apparu dans son ouvrage Panopticon datant de 1780. Ce type

d'architecture n'est donc pas pensé par un architecte, qui aurait l'intention de

construire un édifice pour répondre à un besoin immédiat, à une commande d'un

particulier, mais il a été plutôt le support, le choix matériel du philosophe pour

représenter une idée relative à l'art de gouverner : comment gouverner une

134 Ibidem, p 3.

77

multiplicité d'individus le plus efficacement possible dans un lieu défini ou plus

idéalement encore, dans la société toute entière ? L'architecture panoptique a deux

niveaux d'analyse possibles : l'analyse de l'architecture panoptique en tant que telle,

dans son élaboration matérielle, et l'analyse d'un opérateur de pouvoir qui aurait

comme fin de discipliner tous les individus sans exception, afin qu'ils incorporent un

type de conduite normé et normal.

Pour commencer, il faut décrire l'architecture panoptique telle que l'a pensée

Bentham matériellement. Elle compte une tour centrale dans laquelle se dispose un

surveillant représentant l'instance du pouvoir disciplinaire, et autour de laquelle est

construit un grand bâtiment en forme d'anneau, qui renfermerait les détenus d'une

institution disciplinaire dans des cellules, un par un. Ces cellules ont deux fenêtres,

« l'une vers l'intérieur, correspondant aux fenêtres de la tour ; l'autre, donnant sur

l'extérieur, permet à la lumière de traverser la cellule de part en part. »135 L'effet de

contre-jour ainsi créé permet une visibilité totale de la part du surveillant, qui peut

d'un coup d'oeil repérer le mouvement des silhouettes dessinées dans l'espace des

cellules. M. Foucault interprète ce type d'architecture comme une technique donnant

le moyen au pouvoir de voir sans interruption chacun des individus qu'il gouverne ; il

peut ainsi surveiller leur conduite de manière optimale : « Le dispositif panoptique

aménage des unités spatiales qui permettent de voir sans arrêt et de reconnaître

aussitôt »136. Une telle visibilité du pouvoir est un « piège » absolu pour les détenus.

Se sachant regardés, surveillés en permanence, sans qu'eux-mêmes ne puissent voir

leur surveillant, ils ne peuvent agir selon leur volonté. Ils doivent au contraire

adopter une attitude, un comportement autorisé, voire prescrit par le pouvoir. Non

seulement ils ne peuvent commettre d'interdits, sous peine d'être repérés

immédiatement et d'endurer un châtiment sévère et répressif, mais ils sont aussi

contraints de faire comme le pouvoir veut qu'ils fassent. Ils doivent se comporter

d'une manière définie en amont par le pouvoir ; ce dernier s'exerce donc

positivement sur les conduites des individus. En plus d'être tout le temps sous « l'oeil

du pouvoir », « l'effet du Panoptique [est d'] induire un état conscient et permanent

de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. »137. Comme l'a

rappelé Deleuze, ce qui est le plus important dans le panoptisme, ce n'est pas d'être

vu constamment, mais la fin du pouvoir qui est de devenir un automatisme chez les

135 M. Foucault, Surveiller et punir, p 233.136 Ibidem, p 233.137 Ibidem, p 234.

78

individus : « Quand Foucault définit le Panoptisme, tantôt il le détermine

concrètement comme un agencement optique ou lumineux qui caractérise la prison,

tantôt il le détermine abstraitement comme une machine qui non seulement

s'applique à une matière visible en général (atelier, caserne, école, hôpital autant que

prison), mais aussi traverse en général toutes les fonctions énonçables. La formule

abstraite du Panoptisme n'est plus « voir sans être vu », mais « imposer une conduite

quelconque à une multiplicité humaine quelconque » »138. Le ressort physique du

panoptique, qui est pour le surveillant de voir sans être vu, est donc dépassé par sa

fonction abstraite, c'est-à-dire sa fin politique qui est de « gouverner », « conduire les

conduites » d'une multiplicité le plus efficacement et le plus exhaustivement

possible. Le panoptique est en fait la technique disciplinaire qui regroupe toutes les

autres techniques, énoncées pour une grande part dans Surveiller et punir, comme le

quadrillage de l'espace, l'emploi du temps, les techniques de dressage des corps, etc.

C'est pour cela que, hormis les caractéristiques architecturales qui produisent des

effets de séparation, de visibilité et d'individuation des détenus, le panoptisme est

avant tout un appareil politique, un opérateur de pouvoir, qui de manière plus totale

et plus exceptionnelle que les techniques de pouvoirs antérieurs, cherche à dominer

intégralement les comportements des individus. Il est vrai que le pouvoir pastoral,

décrit dans Sécurité, Territoire, Population, se pose la problématique du omnes et

singulatum, le tout et le singulier. En effet, le pasteur, en tant qu'il doit gouverner un

troupeau, doit à la fois surveiller toutes ses bêtes, mais il doit pouvoir aussi

abandonner son troupeau un temps pour n'aller sauver que l'une d'entre elles.

Néanmoins la technique du panoptique n'existait pas encore, selon M. Foucault,

durant l'époque du pouvoir pastoral. Elle n'est corolaire qu'au pouvoir disciplinaire.

Nous pouvons nous demander, avant de voir les effets de pouvoir politiques du

panopticon sur les individus dans les hôpitaux psychiatriques, quels liens y a-t-il

matériellement, architecturalement, entre le panoptique et l'architecture

psychiatrique. Nous avons vu précédemment que l'architecture des hôpitaux

psychiatriques en France était plus une architecture pavillonaire que panoptique. Les

plans des hôpitaux du XIXe siècle, comme la Salpêtrière et Bicêtre, révèlent

plusieurs pavillons dédiés aux différents groupes de malades, allant des plus agités

aux plus calmes. Pourtant, la seconde moitié du XX siècle offre de nouvelles

138 Gilles Deleuze, Foucault, Editions de Minuit, 1986. p 41.

79

possibilités d'utilisation des locaux des hôpitaux psychiatriques. L'utilisation des

neuroleptiques, comme nous l'indique l'article « Les neuroleptiques bouleversent

l'architecture de l'hôpital psychiatrique », a permis de changer l'aménagement des

locaux, et l'amélioration de l'ambiance générale dans les pavillons entre les malades :

« Quant aux résultats obtenus, il est courant dans les publications de les voir

qualifiés de spectaculaires, se traduisant, à l'évidence, par l'heureuse modification de

l'ambiance des pavillons de l'hôpital psychiatrique, et tout particulièrement de celle

du pavillon affecté aux malades agités »139. L'effet de l'utilisation des neuroleptiques

va plus loin qu'une modification de l'ambiance et du mobilier ; les médicaments à

vocation tranquillisante permettent un rapprochement spatial entre les malades, la

distinction entre les malades se faisant moins par leur type de pathologie ou leur

comportement, que par la durée de leur séjour. L'architecture pavillonaire, qui

répondait au besoin de séparer les groupes de malades selon leur état, n'est plus aussi

nécessaire depuis l'emploi systématique des médicaments. Comme tous les malades

peuvent être calmés par les tranquillisants, il n'est pas nécessaire de séparer les

« tranquilles » des « agités ». Ainsi, l'architecture psychiatrique peut dépasser sa

forme initialement pavillonaire. Elle peut prendre d'autres formes architecturales,

dont la forme panoptique, même si elle ne l'adopte pas strictement. Par exemple, le

reportage récent de Ilan Klipper sur l'hôpital Sainte Anne nous a permis de voir à

l'intérieur des bâtiments que chaque porte étaient munies d'une petite lucarne ronde,

à moitié voilée. Dès lors, pour savoir ce qui se passe à l'intérieur des chambres, ce

que fait le patient, il suffit de regarder à travers la lucarne. Le principe de visibilité

totale et à tout moment, que Bentham a inventé dans le panopticon, est conservé dans

ce détail architectural. L'utilisation des neuroleptiques permet d'autres possibilités

architecturales comme la possibilité panoptique, dont on peut mettre en place

certains critères.

Nous retrouvons l'architecture panoptique dans les hôpitaux psychiatriques à travers

des détails architecturaux relatifs à la surveillance. L'architecture panoptique est

donc utilisée comme moyen de surveillance par le personnel, pour vérifier ce que fait

le malade une fois seul dans sa chambre par exemple. Ce dispositif de surveillance

est nécessaire pour vérifier que les malades « ne font pas de bêtises », comme une

tentative de suicide, une tentative d'évasion, ou un acte qui les mettrait en danger.

139 G. Collier et B. Defer, in L'information psychiatrique, « Les neuroleptiques bouleversent l'architecture de l'hôpital psychiatrique ( mars 1957) », vol 83, n°2, février 2007.

80

L'architecture panoptique dans les hôpitaux psychiatrique est donc reliée, d'une

manière ou d'une autre, à la fin de l'hôpital psychiatrique, qui est de soigner les

malades mentaux. L'action de les surveiller alors qu'ils sont seuls dans leur chambre

est relative aux soins qui leur sont dus, comme les « empêcher de se faire du mal ».

L'architecture panoptique est donc au service de l'institution, et est un moyen pour la

fin, dans ce cas thérapeutique, qu'elle se donne. A la fin de la première partie du

mémoire, l'architecture hospitalière a été comparée avec la métaphore de

« l'instrument de guérison » ou de la « machine à guérir ». L'architecture panoptique

a elle aussi des points communs avec le fonctionnement d'une machine, en tant que

c'est une architecture dynamique. M. Foucault, dans le chapitre dédié au

« Panoptisme » dans Surveiller et punir, définit le panoptique comme « la discipline-

mécanisme », qui est l'une des deux images de la discipline, complétant ce que le

philosophe appelle la « discipline-blocus » : « A une extrémité, la discipline-blocus,

l'institution close, établie dans des marges, et toute tournée vers des fonctions

négatives : arrêter le mal, rompre les communications, suspendre le temps. A l'autre

extrémité, avec le panoptisme, on a la discipline-mécanisme : un dispositif

fonctionnel qui doit améliorer l'exercice du pouvoir, en le rendant plus rapide, plus

léger, plus efficace, un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir. »140.

L'hôpital psychiatrique correspond incontestablement à ces deux images de la

discipline, car il est une institution close, s'identifiant par rapport à une marge

marquant l'intérieur et l'extérieur, et symboliquement l'anormal et le normal. Il vise

des fonctions en rapport avec la fin thérapeutique, en utilisant des procédés

machinistes, comme le domaine de l'architecture. Ainsi, l'architecture psychiatrique

suit les deux modèles de discipline, comptant de plus en plus sur les ressources de

l'architecture pour soigner les malades.

Le pouvoir visé et optimisé par le panoptique est à la fois le pouvoir thérapeutique et

le pouvoir politique ou disciplinaire, le premier n'étant pas efficace sans le second.

Dans le même chapitre, M. Foucault montre bien la connexion entre la fin de

l'institution et l'usage de la « discipline-mécanisme », tout en distinguant le pouvoir

disciplinaire des lieux institutionnels dans lesquels il peut évoluer : « La

« discipline » ne peut s'identifier ni avec une institution, ni avec un appareil ; elle est

un type de pouvoir, une modalité pour l'exercer, comportant tout un ensemble

d'instruments, de techniques, de procédés, de niveaux d'application, de cibles […].

140 In Surveiller et Punir, p 244.

81

Elle peut être prise en charge soit par des institutions « spécialisées » (les

pénitenciers ou les maisons de correction au XIXe siècle), soit par des institutions

qui s'en servent comme instrument essentiel pour une fin déterminée (les maisons

d'éducation, les hôpitaux) […]. »141. La discipline et toutes ses techniques regroupées

dans le panoptisme, se retrouvent au service de la fin des institutions comme les

hôpitaux, qui est thérapeutique, mais elle est une instance présente dans les

pénitenciers, ou prison, qui doivent « redresser » les détenus. Les hôpitaux

psychiatriques se placent entre ces deux types d'institution : ils doivent assurer les

soins sur les malades, jusqu'à pouvoir en guérir certains, mais ils doivent les

surveiller, car ils sont considérés comme « dangereux pour eux-mêmes et pour les

autres ». L'hôpital psychiatrique, comme la prison a donc les fonctions

d'enfermement et de « redressement » des individus. C'est pourquoi l'architecture

psychiatrique s'inspire de l'architecture panoptique pour exercer les fonctions à la

fois de soins et de sécurité.

Tout d'abord, il faut considérer à nouveau la fin thérapeutique que se donne

l'institution psychiatrique, et à laquelle elle fait participer l'architecture. Esquirol

voyait dans l'architecture des asiles le moyen de guérir les aliénés ; l'asile était en lui-

même le remède. Pourtant, il y a comme un hiatus entre l'architecture de séparation

nosographique qu'il a en quelque sorte conçue, et son objectif de créer un

« instrument de guérison ». En effet, son projet architectural consistait en grande

partie à créer des quartiers correspondant à chaque état pathologique, les autres

points principaux du projet étant la salubrité et la capacité d'accueil des bâtiments, et

l'adaptation des bâtiments aux comportements dangereux fréquents chez les

« aliénés », comme le suicide ou l'évasion. La détermination de l'architecture asilaire

en quartier est beaucoup plus proche de ce que M. Foucault appelle la « discipline-

blocus », par le fait qu'elle sépare des groupes, qu'elle les individualise, et les garde

dans une limite. Chaque quartier était réservé, et les résidents ne pouvaient pénétrer

dans le quartier qui n'était pas le leur. Dès lors, que devient la notion esquirolienne d'

« instrument de guérison » dans une architecture qui tend à se scléroser par

l'exigence inaltérable de séparation avec l'extérieur, et entre les hommes eux-

mêmes ? Cette notion requiert bien plutôt une architecture dynamique, aux

mouvements proches de ceux d'une machine, comme l'est l'architecture panoptique,

qui use d'un pouvoir technologique sur les individus qu'elle abrite. Pour être

141Ibidem, p 251.

82

« instrument de guérison », l'architecture psychiatrique doit-elle nécessairement

avoir le profil de l'architecture panoptique ? Elle ne doit sans doute pas avoir la

forme stricte du panopticon, la tour de surveillance au milieu de l'anneau des cellules

visibles. En revanche, la surveillance reste un des objectifs importants de

l'architecture hospitalière, et elle peut conserver un réseau de pouvoir circulant par

les bâtiments en prenant d'autres formes. Par exemple, la forme en U, relativement

fréquente dans l'architecture des hôpitaux psychiatriques, est une forme qui aère et

relie les différents bâtiments en même temps. Elle permet de faciliter la circulation,

les soignants pouvant intervenir le plus rapidement possible d'un bâtiment à l'autre ;

l'espace entre les bâtiments crée un face-à-face qui sépare et qui renferme, mais qui

permet aussi de voir les autres. Cette architecture combine sa fonction de lieu de

soin, en se rendant fonctionnelle pour les soignants, et sa fonction politique, dans le

sens où la connexion entre les bâtiments crée une unité, jusqu'à la reconnaissance de

l'appartenance de chacun à un même lieu, à une même société. L'architecture utilisée

comme opérateur de pouvoir suivant une fin, se confronte nécessairement au

domaine politique, parce qu'il est toujours question de la gestion des résidents.

Soit, la fin thérapeutique de l'institution psychiatrique fait souvent appel aux

techniques de pouvoir pour majorer sa fonction, qui est celle de guérir les malades

mentaux. Mais les rapports de gouvernement qu'elle institue pour obéir à cette fin, se

servent eux-même de cette fin pour avoir une prise sur les individus : « [Le

panopticon] est capable de venir s'intégrer à une fonction quelconque (d'éducation,

de thérapeutique, de production, de châtiment) ; de majorer cette fonction, en se liant

intimement à elle ; de constituer un mécanisme mixte dans lequel les relations de

pouvoir (et de savoir) peuvent s'ajuster exactement […] aux processus qu'il faut

contrôler ; d'établir une relation directe entre le « plus de pouvoir » et le « plus de

production ». »142. Dans ce passage, M. Foucault montre bien comment l'institution

use du panoptique pour « majorer » ses fonctions. Mais il se trouve que le

panoptique use aussi des fonctions de l'institution pour s'insérer, et pour créer la

« nouvelle anatomie politique » qu'est le pouvoir disciplinaire : « Bref, il fait en sorte

que l'exercice du pouvoir ne s'ajoute pas de l'extérieur […] sur les fonctions qu'il

investit, mais qu'il soit en elles assez subtilement présent pour accroître leur

142 In S et P, p 241.

83

efficacité en augmentant lui-même ses propres prises. »143. Le panoptique n'est donc

pas un simple instrument au service des fonctions de l'institution, il a aussi son

propre but, qui est de s'infiltrer partout où il le peut pour s'accrocher sur les individu

sur lesquels il s'applique.

A travers cette analyse du panoptique comme opérateur de pouvoir politique, nous

nous rendons compte de son importance symbolique, c'est-à-dire de la signification

que Bentham, puis M. Foucault ont voulu lui donner. Dans son entretien avec J.P.

Barrou et M. Perrot de 1977 intitulé « L'oeil du pouvoir », M. Foucault apporte un

éclairage important sur la dimension politique de la figure architecturale dans

l'oeuvre de Bentham. Ce dernier aurait voulu en effet apporter une solution politique

pour gouverner une multitude de sujets plus efficace que le pouvoir de la

souveraineté. Le pouvoir de la souveraineté était alors un pouvoir violent et coûteux,

et avait un grand nombre de lacunes car il ne pouvait s'exercer que de manière

discontinue, temporellement sur les individus : « système lacunaire, aléatoire, global,

n'entrant guère dans le détail, s'exerçant sur des groupes solidaires ou pratiquant la

méthode de l'exemple »144. Au contraire, la solution du panoptique, propre au pouvoir

disciplinaire, permet de remédier aux lacunes du pouvoir de la souveraineté, en

faisant « circuler les effets de pouvoir, par des canaux de plus en plus fins, jusqu'aux

individus eux-même, jusqu'à leur corps, […] jusqu'à chacune de leurs performances

quotidiennes. »145. Ainsi le panoptique prend la figure d'une sorte de « Léviathan »,

qui ne s'exerce certainement pas par une force violente et ostentatoire sur les sujets,

mais qui procède en s'infiltrant de manière subtile dans ce que les individus ont de

plus privés, à savoir leur corps et leur quotidien.

Dans la suite de l'entretien, J.P. Barrou évoque la familiarité de l'invention politique

de Bentham avec la naissance de la démocratie moderne après la Révolution

française. M. Foucault agrémente cet argument en affirmant qu'il y a une

complémentarité entre Bentham et Rousseau. Il est vrai que dans le livre IV du

Contrat social, Rousseau évoque la force et la transparence de la « volonté

générale » lorsque le peuple est uni : « Tant que plusieurs hommes réunis se

considèrent comme un seul corps, il n'ont qu'une seule volonté, qui se rapporte à la

143 Ibidem, p 241.144 M. Foucault, Dits et écrits II, « L'oeil du pouvoir », édition de 2001, p 195.145 Ibidem, p 195.

84

commune conservation, et au bien-être général »146. Le panoptique est à la fois un

cousin de l'idéal rousseauiste et son opposé. Il est son cousin car le panoptique tend à

créer une seule volonté chez chaque individu, afin qu'ils soient parfaitement

obéissants. Cette volonté, ici servile, est affirmée par M. Foucault comme

s'exprimant à travers des règles quasiment tacites, irréfléchies, évidentes pour tous

les individus pris dans le panoptique. A ce sujet, M. Gauchet et G. Swain reprennent

l'analyse de M. Foucault de Surveiller et punir, pour montrer comment les règles

passent du statut de lois au statut de normes : « […], la loi tend à se dégrader en

norme. Elle tend à n'être plus, en effet, du côté de ce qui s'impose du dehors, de ce

qui requiert conscience d'obligation et volonté d'obéir, mais du côté de ce qui se

trouve de fait majoritairement agi, de ce qui s'indique au travers de la pratique

collective comme la règle à laquelle d'elle-même et sans avoir à se poser de question

elle se conforme. »147. Le panoptique ne vise pas à créer des lois pour que les

hommes y obéissent et se plient à l'ordre social, il cherche au contraire une

obéissance presque inconsciente, automatique et irréfléchie. Or, si nous comprenons

littéralement certaines phrases du Contrat social, nous pouvons penser que Rousseau

recherche dans sa construction théorique de la République moderne une obéissance

quasi naturelle, spontanée, du fait de la transparence et de l'universalité des

maximes : « Alors tous les ressorts de l'Etat sont vigoureux et simples, ses maximes

sont claires et lumineuses, il n'a point d'intérêts embrouillés, contradictoires, le bien

commun se montre par tout avec évidence, et ne demande que du bon sens pour être

aperçu »148. L'évidence des lois et l'obéissance spontanée des citoyens se rapprochent

de la compréhension aisée des règles tacites dans le panoptique, et de l'obéissance

automatique des sujets. Mais la grande différence entre Bentham et Rousseau réside

dans le consentement libre à l'obéissance des lois. Rousseau avance la possibilité

d'une société qui se gouvernerait elle-même, et qui pour cela se mettrait d'accord sur

ce qu'est le bien commun et les lois permettant de l'atteindre, accord qui rendrait

nécessaire la transparence des maximes à suivre. Les hommes de la République de

Rousseau sont simultanément « sujets et souverains ». En revanche, même si dans le

panoptique tous le monde surveille tout le monde, même si tout un chacun peut

monter dans la tour de surveillance, une dissymétrie irrémédiable s'est créée entre

gouvernants et gouvernés. L'égalité entre les individus n'est égalité que par la

146 Rousseau, Du Contrat social, Edition Folio essai, p 259 (livre IV, chap. I).147 In La pratique de l'esprit humain, p 115.148 In Contrat social, p 259.

85

mobilité des gouvernants et des gouvernés. Elle n'est pas principe absolu comme

dans le Contrat social.

M. Foucault, dans l'entretien, compare aussi Bentham et Rousseau, en disant que le

philosophe des Lumières rêvait d'une « société transparente, à la fois visible et lisible

en chacune des ses parties »149, mais il les différencie car Rousseau ne préconise pas

« une universelle visibilité, qui jouerait au profit d'un pouvoir rigoureux et

méticuleux »150 et qui dominerait de manière despotique tous les sujets, comme ceux

pris au piège du panopticon.

Malgré les différences entre les visées philosophiques de Rousseau et de Bentham, le

panoptique ne reste pas moins un des enjeux au moment de la démocratie moderne

naissante. La démocratie moderne, notamment en France, était et est, en quelque

sorte, fondée sur le règne de l'opinion commune, celle du peuple. Or, selon M.

Foucault, l'opinion est un ressort majeur de la nouvelle forme de justice instaurée

après l'effondrement de l'Ancien Régime. Pour que cette nouvelle justice, reposant

sur l'opinion, puisse fonctionner, elle a besoin d'instruments rendant effectif le jeu de

l'opinion : « Justement, quand la Révolution s'interroge sur une nouvelle justice,

qu'est-ce qui, pour elle, doit en être le ressort ? C'est l'opinion. Son problème, de

nouveau, n'a pas été de faire que les gens soient punis, mais qu'ils ne puissent même

pas agir mal tant ils se sentiraient plongés, immergés dans un champs de visibilité

totale où l'opinion des autres, le discours des autres les retiendraient de faire le mal

ou le nuisible. »151. Le panoptique est donc contemporain de la nouvelle démocratie,

dans le sens où elle recherche de nouveaux modes de gouvernement, basés sur le

principe de l'égalité entre les citoyens. La justice n'est donc plus à la charge de

certains, d'un groupe privilégié, mais elle est alors affaire de tous.

Un autre rapport entre panoptisme et démocratie moderne peut être repéré à travers

les analyses de Tocqueville.

Le philosophe contemporain à la naissance de la démocratie française, d'après ses

observations en Amérique, analyse la démocratie comme un pouvoir s'exerçant de

telle manière qu'il en est un « despotisme doux ». Dans L' Ancien Régime et la

Révolution et dans De la démocratie en Amérique, le philosophe revient sur les effets

nocifs de l'égalité et de l'illusion de liberté découlant du pouvoir sensé appartenir à

149 In « L'oeil du pouvoir », p 195.150 Ibidem, p 195.151 Ibidem, p 196.

86

tous. Illusion de liberté car la place vide du roi, l'absence de monarchie, donne

l'occasion à un pouvoir plus fort, plus total, mais plus subtil de s'installer et de régner

sans commune mesure. Dans L'Ancien Régime et la Révolution, Tocqueville décrit

cette nouvelle forme de tyrannie, liée à la démocratie : « Plus de hiérarchie, plus de

classes marquées, plus de rangs fixes ; un peuple composé d'individus presque

semblables et entièrement égaux, cette masse confuse reconnue comme pour le seul

souverain légitime, mais soigneusement privée de toutes les facultés qui pourraient

lui permettre de diriger et même de surveiller elle-même son gouvernement. Au-

dessus d'elle un mandataire unique, chargé de tout faire en son nom sans la

consulter. »152. Pour Tocqueville, c'est la disparition des classes, des ordres fixes de

l'Ancien Régime, qui permet à la nouvelle instance de pouvoir de gouverner sans

limite. Le peuple, pensant être son propre maître, est en fait l'objet d'un pouvoir

absolu « au-dessus » de lui, et qu'il ne peut contrôler ou « surveiller », comme les

détenus du panoptique. De plus, ces « individus » de la masse vivent les uns à côté

des autres, ne se connaissent pas et s'ignore : « Chacun d'eux, retiré à l'écart, est

comme étranger à la destinée de tous les autres[...] ; quant au demeurant de ses

concitoyens, il est à côté d'eux, mais il ne les voit pas »153. Cette caractéristique nous

rappelle les détenus séparés dans les cellules, qui ne peuvent se voir. Enfin, selon

Tocqueville, le despotisme démocratique est « absolu, détaillé, régulier, prévoyant et

doux »154. Tous ces détails de la démocratie décrite par Tocqueville nous rappellent le

fonctionnement du panoptique.

C'est ainsi que la figure architecturale peut prendre sa véritable forme, sa forme

concrète, qui n'est pas celle d'une bâtisse carcérale ou hospitalière, mais

l'épanouissement d'un pouvoir surplombant à l'échelle de toute une société.

Paradoxalement, M. Gauchet prend appui sur la philosophie de Tocqueville pour

rendre compte du projet pinélien de l'asile comme volonté d'inclusion et de « créer

du même », gardant de cette manière toutes les visées humanitaires du projet.

L'analyse de la démocratie de Tocqueville comme l'âge où règne « l'égalité des

conditions » amènent les auteurs de La pratique de l'esprit humain à penser

l'avènement de l'asile comme le moyen de créer du même, une forme d'égalité entre

les citoyens, pouvant être inégaux naturellement comme l'est le fou par rapport au

152 Tocqueville, Ancien Régime et Révolution, III, 3.153 Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, IV, 6.154 Ibidem.

87

non-fou. L'asile serait alors le premier moyen trouvé pour remédier à cette inégalité

« naturelle ».

Or, cette volonté de « créer du même » ne prend-elle pas ici une figure plus

foucaldienne, dans le sens où pour arriver à ce but, il faut user d'un pouvoir de type

panoptique, qui serait à la fois cause et effet de la vocation au « même » ? Comment

se combinent les aspirations humanitaires, philanthropiques des partisans de l'asile et

les appareils de pouvoir, asservissant, déshumanisant, utilisés pour arriver à cet

objectif ? Pour répondre à ces questions, il faut étudier la politique intérieure de

l'asile, savoir ce que l'on veut qui s'y passe et ce qui s'y passe.

3) La politique intérieure de l'asile : de la « machine à guérir » à la « machine à socialiser ».

M. Gauchet et G. Swain, dans la deuxième partie de La pratique de l'esprit humain,

« Politique de l'asile », reviennent sur l'analyse du panoptique de M. Foucault, pour

comprendre l'intérêt de l'humanité quant à la manière dont fonctionne le pouvoir

dans les asiles lors de leur apparition. Le principe du panoptique de Bentham est en

effet de croiser le but de l'institution et l'envahissement du pouvoir dans l'institution.

Les deux auteurs entrevoient à leur tour, dans le cadre de l'asile, les combinatoires

entre thérapeutique et politique : « Effet premier, immédiat, massif de l'entrée de

l'idée thérapeutique dans les établissements jusque-là réservés à la simple détentions

des insensés : la révélation et le déploiement d'une perspective de pouvoir saisissante

certes par son extension mais inouïe plus encore par sa teneur, puisqu'il n'y va pas

moins d'une gestion complète de la vie de l'autre. »155. La notion de « gestion de la

vie de l'autre » renvoie à celle de « gouvernement » ou de « relation de pouvoir » si

nous reprenons le terme de M. Foucault. Or, la dimension politique dans les asiles

prend une ampleur telle, qu'elle tient l'effet d'une expérience gouvernementale

unique par le cadre dans lequel elle se déroule. M. Gauchet et G. Swain n'hésitent

pas à employer l'expression « laboratoire des pouvoirs » pour montrer à quel point

les hommes de pouvoir après la dissolution de l'Ancien Régime, avides de

connaissances nouvelles sur la manière de gouverner, sont saisis par ce qui se

déroule dans les maisons pour les insensés, où peut se bâtir une « République de

155 In La pratique de l'esprit humain, p 128.

88

rêve » selon les mots de Pinel. Comme la fin thérapeutique, dans le Traitement moral

de Pinel, consiste en fait à « changer l'homme », à le transformer pour qu'il retrouve

son humanité, les psychiatres préconisent un type de pouvoir dans les institutions,

agissant au jour le jour, et qui sont les seuls moyens par lesquels on puissent

envisager l' « entreprise de transformation de l'homme ». Les auteurs l'expliquent

ainsi : « S'efforcer de ramener l'insensé à la raison […], c'est entrer dans le cadre

symbolique d'une entreprise de transformation de l'homme destinée à le rétablir dans

son humanité essentielle ou à la lui restituer - entreprise dont la visée est par ailleurs

inséparable d'un type défini de pouvoir et d'une logique extrêmement précise des

organisations. »156. Pour changer les aliénés, espérer les guérir, il faut penser et

imposer une organisation politique propre à l'institution asilaire. Cette nouvelle

organisation est ambigüe car elle peut se poser comme intérêt à la fois à l'intérieur et

à l'extérieur des asiles : à l'intérieur car elle aurait des effets directs sur l'état des

malades pris en charge par l'institution et poursuivrait, voire conditionnerait, le but

thérapeutique qu'elle s'est donnée ; et à l'extérieur, car elle fait objet d'une expérience

scientifico-politique en matière de gestion des hommes, ce qui rappelle le couple

« savoir-pouvoir » souligné par M. Foucault.

Pourtant, malgré le regard porté par l'extérieur et la possibilité d'essaimage de ce

nouveau type de pouvoir, que M. Foucault appelle « disciplinaire », c'est l'intérieur

qui a le primat du pouvoir, dans la mesure où il offre un lieu fermé qui recèle la

possibilité de l'émergence d'une telle organisation politique. La clôture

institutionnelle, la frontière de la « discipline-blocus », prennent toute leur

importance dans le type d'organisation conçu dans les asiles.

Plusieurs principes conditionnant la politique intérieure de l'asile sont définis par les

auteurs : le principe de « centralité » - le médecin, par ses compétence, le dirigeant

de droit est comme au centre de l'asile pour le gouverner - est pour les deux auteurs

le premier principe pour « s'emparer des esprits » ou gouverner les âmes, principe

faisant implicitement référence au panoptisme de M. Foucault. Or, pour être efficace,

le principe de centralité requiert un second principe : le principe de

« circonscription » : « Encore cette centralité suppose-t-elle, pour pleinement

s'épanouir […], l'intervention d'un second principe lui garantissant la maîtrise de

l'espace. D'un principe, donc, de circonscription, délimitant rigoureusement un

monde du dedans qui se puisse en son insularité, de point en point, constituer et

156 Ibidem, pp 128-129.

89

contrôler. »157. La limite spatiale de l'asile, fonction que remplit l'architecture, est la

condition pour que le pouvoir asilaire puisse se déployer de part en part.

L'architecture devient ainsi un opérateur de pouvoir politique car elle remplit les

fonctions, comme celle de la « circonscription », dont a besoin le pouvoir asilaire

pour s'exercer.

L'architecture favorise les différents principes de pouvoir émis par les auteurs. Le

principe de centralité est décrit ainsi : « ordonnancement général de l'établissement

en fonction de l'ouverture au point du milieu, depuis lequel tout est également et

immédiatement lisible, et par là même décidable en pleine connaissance de

cause. »158. Ce principe de pouvoir, qui a besoin d'un espace particulier, n'est pas sans

nous rappeler le panoptisme, dans le sens où le pouvoir occupe une position centrale.

Si les établissements psychiatriques requièrent le principe du pouvoir central, c'est

pour assurer un ordre convenable et indispensable à l'intérieur de l'espace asilaire.

Pinel, dans le Traité sur l'aliénation mentale, conseille vivement de donner le

pouvoir à une instance unique, car la multiplication des détenteurs du pouvoir peut

avoir des effets néfastes sur l'état de santé des aliénés, qui perçoivent la contradiction

dans les ordres venant de deux personnes différentes. Pinel écrit dans la section

consacrée à « la police intérieure et aux règles à suivre dans les établissements

consacrés aux aliénés » : « C'est un petit gouvernement que la direction d'un hospice

d'aliénés, et on y voit aussi quelquefois les petites vanités et l'ambition de dominer

s'agiter en divers sens, se heurter, donner lieu à des conflits tumultueux d'autorité et

devenir des foyers continuels de trouble et de discorde. »159. Le terme de

« gouvernement » nous interpelle, car il annonce clairement la présence des enjeux

politiques dans l'institution asilaire. L'aliéniste affirme que s'il n'existe pas de

pouvoir central dans les asiles, le désordre y règnera. Il faut donc confier l'autorité à

un seul homme, qui pour Pinel doit être le médecin en chef : « Il n'est pas moins vrai

que, quels que soient les principes de l'administration générale d'un hospice, […], le

médecin, par la nature de ses études, l'étendue de ses lumières, et l'intérêt puissant

qui le lie au succès du traitement, doit être instruit et devenir juge naturel de tout ce

qui se passe dans un hospice d'aliénés […]. »160. Le médecin acquiert donc le pouvoir

unique et central dans l'asile.

157 Ibidem, p p 136-137.158 Ibidem, p 134.159Ph. Pinel, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale, (seconde édition) IV, 4, Edition Les

empêcheurs de penser en rond, p 224.160Ibidem, p 227.

90

M. Gauchet et G. Swain ajoutent au principe de centralité le principe de

circonscription. Ce principe est aussi intéressant d'un point de vue architectural, car il

n'est possible que par la construction de limites, prenant la forme du mur d'enceinte,

du grillage ou de barrières automatiques, souvent mises à l'entrée administrative de

l'asile. Mais ce principe, qui compte avec lui le domaine de l'architecture, est d'autant

plus intéressant qu'il est le vecteur du « monde du dedans » de l'asile, créant ainsi

une micro-société, séparée de la société du dehors. Cette société du dedans a été

construite car les aliénés ne pouvaient s'intégrer et résider dans la grande société ; ils

étaient inadaptés. Dès lors, la nouvelle société bâtie spécialement pour eux leur

permet d'adhérer à un nouveau système social et collectif. Cette nouvelle société est

organisée de telle manière qu'elle puisse « transformer les hommes », afin qu'ils

recouvrent leur raison. De cette micro-société, émane alors un pouvoir propre à elle,

rendu possible et effectif par la circonscription de l'asile : « Aussi est-ce bel et bien

un pouvoir de nature politique – pouvoir sur une société – que la fermeture de

l'institution elle-même et son propre système de normes tend à conférer au médecin,

comme c'est en sujets politiques – en membre de société au sens plein du terme –

qu'elle tend à transformer les malades. »161. Les aliénés, en plus d'être soignés, - ou

en étant soignés – sont gouvernés politiquement, gouvernement possible seulement

par la clôture de l'espace édifiée par des moyens architecturaux.

C'est donc dans une « petite république expérimentale ségrégée au sein de la

grande »162 que vont se jouer des rapports de pouvoir, entre les gouvernants,

représentés par le chef de l'asile, le médecin, et les gouvernés, à savoir les malades.

De nouvelles règles ou lois sont instituées spécialement dans les asiles, marquant dès

lors cette nouvelle politique intérieure à l'asile. Elles ont été notamment théorisées

par Pinel, dans le Traité sur l'aliénation mentale. Pour être effectives, ces règles

doivent évoluer dans un espace conçu spécialement pour leur application, devant lui-

même participer au maintien de l'ordre dans les asiles, si cher à l'aliéniste. Au début

de la quatrième section du Traité, Pinel fait le point sur le site et la disposition des

bâtiments des « hospices » : « Un hospice d'aliénés peut réunir les avantages du site à

ceux d'un vaste enclos et d'un local spacieux et commode. Il manque d'un objet

fondamental si, par sa disposition intérieure, il ne tient pas les diverses sortes

d'aliénés dans une espèce d'isolement, […] si on ne prévient pas leurs

161 In La pratique de l'esprit humain, p 140.162 Ibidem, p 140.

91

communications réciproques [les « agités » avec les « tranquilles »] soit pour

empêcher les rechutes et faciliter l'exécution de tous les règlements de police

intérieure et de surveillance, soit pour éviter les anomalies […] dans l'ensemble des

symptômes que le médecin doit observer et décrire. »163. La disposition architecturale

de l'asile a donc une double fonction : faciliter l'exécution des « règlements de police

intérieure » et l'observation clinique du psychiatre. Cette double fonction a déjà fait

l'objet d'une analyse dans l'étude de la confrontation entre ordre et désordre, l'ordre,

selon le même auteur, étant la « base » de toute guérison. Les aliénés pouvaient vivre

en effet au calme, et la clarification de l'espace était un dispositif garantissant

l'efficacité du regard clinique. La guérison des aliénés est donc dépendante du

maintien de l'ordre assuré par la politique intérieure de l'asile. Or, pour que le travail

de la police intérieure se déroule bien, il lui faut un espace bien agencé et ordonné.

Comme nous l'avons déjà dit, l'architecture psychiatrique est un des facteurs de

l'ordre. La disposition des bâtiments, suivant l'état et la pathologie de chaque groupe

favorise cet ordre et prévient les désordres : « Cette distribution générale des aliénées

suivant la nature du local, les conformités générales de goûts et d'inclinations et leur

état de calme et d'effervescence, fait connaître d'abord sur quelles bases repose

l'ordre général qui règne dans l'hospice, et la facilité qu'on a d'éloigner toutes les

semences de dissention et de trouble. »164.

L'espace évite les désordres mais créerait aussi de l'ordre dans l'esprit des malades,

comme l'indique cette phrase de Pinel : « […] et souvent des aliénées arrivées depuis

peu dans un état d'agitation extrême ou de fureur, reprennent quelques jours après

leur tranquillité par les dispositions générales de l'hospice. »165. L'espace participerait

par conséquent lui-même à la tâche de la police intérieure, en lui offrant de bonnes

conditions d'exécution et en agissant, si l'on en croit Pinel, d'ores et déjà sur l'esprit

des aliénés pour y remettre de l'ordre.

Une fois les conditions architecturales remplies, la police intérieure peut

normalement exercer son ordre sans trop de difficultés. Sa fonction est souvent

relative au contexte architectural comme l'attestent deux niveaux de son exécution.

Pour commencer, le niveau de la prévention. La police intérieure doit en effet

163 In Traité sur l'aliénation mentale, IV Introduction, p 207.164 Ibidem, IV, 1, p 210. 165 Ibidem, IV, 1, p 211.

92

remplir des fonctions de surveillance, visant à entraver par exemple, les éventuelles

rencontres entre aliénés n'appartenant pas au même quartier. Selon Pinel, les

rencontres fortuites entre aliénés à un stade de la pathologie différent peuvent être

très néfastes pour la santé mentale de ces derniers. L'aliéniste cite dans le chapitre

consacré au travail du corps une de ces malheureuses rencontres. Il s'agit d'un

musicien « tombé dans la manie » qui, dans un moment de guérison marqué par la

reprise de son instrument, rechute dans sa maladie après une mauvaise rencontre, à

tel point qu'il en est devenu « incurable » : « Mais à cette époque on reçut dans le

même lieu de réclusion un autre aliéné plein de fougue et d'extravagance. La

fréquentation de ce dernier qu'on laissait librement errer dans le jardin, bouleverse

entièrement la tête du musicien ; […] exemple affligeant et mémorable de l'influence

qu'exerce le spectacle des actes de manie sur les convalescents, et qui prouve la

nécessité de les isoler. »166. Cet exemple montre la nécessité d'isoler les malades par

rapport aux autres selon le stade de la maladie pour éviter des rechutes. Cette

exigence médicale ne peut être suivie que si « la police intérieure », c'est-à-dire les

surveillants ou gardiens, mais aussi tout le corps du personnel, veillent à ce que le

mélange entre les aliénés ne se produise pas. C'est par l'attention portée sur les

circulations des hommes dans l'espace que cette surveillance peut se faire. La police

intérieure veille donc autant sur les sujets aliénés que sur l'espace qu'ils occupent, par

leur positionnement étant normé et limité.

La police intérieure prend en compte l'espace ou l'architecture pour s'exécuter

sur un second niveau : celui de la répression. Dans la section IV du Traité, tout un

chapitre est consacré aux « moyens de répression en usage contre les aliénés ». Le

début du chapitre rappelle le célèbre moment de l'enlèvement des chaînes pour

laisser place à une nouvelle « liberté » faites de nouvelles contraintes et moyens de

punition. Le premier moyen de répression préconisé par Pinel est l'enfermement de

l'aliéné lorsqu'il est en crise « dans sa loge » : « Ils peuvent être réduits à un

bouleversement complet de toutes les fonctions intellectuelles, […] ; alors nul avis à

donner, et on doit seulement pourvoir à la sûreté personnelle de l'aliéné ainsi qu'à

celle des autres, et le retenir simplement dans sa loge [...] »167. La loge, qui prend une

terminologie différentes selon les époques, comme « cellule » en référence aux

monastères, ou « chambre » que l'on n'emploie de préférence aujourd'hui, a plusieurs

166 Ibidem, IV, 7, p 238.167 Ibidem, IV, 2, p 212.

93

fonctions : celles de chambre à coucher, salle d'isolement ou punition quand il s'agit

d'y être enfermé. Les architectes doivent prendre en compte ces différentes fonctions,

en choisissant des matériaux solides et incassables pour les fenêtres et pour les

portes, et en collant les meubles au sol, pour que les malades mentaux ne s'en servent

pas comme armes au moment des crises. La loge peut faire donc office de punition,

et participe du système de répression de la politique intérieure de l'asile. Les autres

moyens de répression énumérés par Pinel sont la camisole de force, le corset à sangle

pour tirer les muscles du dos, ainsi que la célèbre mesure punitive de la douche ou du

bain froid. Cette dernière forme de répression a aussi un pied dans le domaine de

l'architecture, car elle doit compter dans ses bâtiment une salle d'eau devant aussi

être utilisée comme moyen de répression. Dès lors, l'espace asilaire est un espace

symbolique où certains lieux font directement ou indirectement référence au

châtiment168. L'architecture psychiatrique constitue ainsi un espace à la disposition de

la police et la politique intérieures de l'asile.

L'architecture psychiatrique circonscrit un espace où peut se dérouler les actions

d'une police intérieure et les effets d'une politique intérieure, qu'elle sous-tend. Un

« petit gouvernement » a le temps de se déployer entièrement dans un espace clos, et

emploie son pouvoir sur un « monde du dedans », une micro-société. La politique

intérieure de l'asile a pour idéal d'être un pouvoir total, voire « totalitaire » si l'on en

croit la détermination que donne le sociologue E. Goffman à ce type d'institution.

Mais, selon les auteurs de La pratique de l'esprit humain, le pouvoir psychiatrique

n'atteint jamais cette idéal de « totalitarisme » et de maitrise de toutes les âmes. Au

contraire, croire qu'il le peut, qu'il en a les moyens, moyen que peut être

l'architecture, c'est être bercé dans une illusion « stupide ». Pour signifier l'idée que

le totalitarisme dans la politique asilaire est une illusion, les auteurs reprennent à

nouveau le paradigme architectural du panoptique : « Comme si cela pouvait

marcher. Comme si, par exemple, « l'oeil du pouvoir » monté au coeur de la machine

panoptique et théoriquement infaillible en sa force d'exhaustion, oeil infiniment

ouvert, mais oeil sans regard, pouvait apercevoir autre chose que le vide. Comme si,

à supposer […] qu'il voit tout, le fait de ne rien ignorer des gestes d'un être et de

complètement contrôler son environnement, donnait le moins du monde prise en

168 A ce propos, nous avons déjà cité E. Goffman, qui reconnaît la symbolique de l'espace asilaire, se découpant entre lieux de récompense et lieux de châtiment.

94

profondeur sur la personnalité de cet être et le moindre pouvoir d'en diriger son

évolution. »169. Cette critique saillante de la thèse de M. Foucault sur la volonté de

pouvoir exhaustif dans les institutions disciplinaires et représentée par le panoptique,

tend à détruire la pensée que l'asile est un lieu de pouvoir proche du totalitarisme, où

l'on voudrait contrôler tous les comportements, de manière machiavélique.

Cependant, même si le pouvoir de type totalitaire échoue quant à son idéal de prise

totale des âmes, - car il est vrai que le pouvoir disciplinaire s'appuie avant tout sur le

support du corps pour atteindre l'âme, pouvant ainsi la rater - , cet idéal quant à lui

existe bel et bien dans l'esprit des gouvernants du XIXe siècle, en extase devant le

modèle architectural du panopticon, et dans l'esprit de certains aliénistes. Ce n'est

pas parce que le pouvoir psychiatrique n'a jamais une prise totale sur les individus

(ce que montre aussi M. Foucault), qu'il ne tend pas à le faire, que ce n'est pas dans

sa volonté. Il n'est donc pas inutile de le souligner et de montrer les exemples

d'appareil de pouvoir en circulation, comme le panopticon de Bentham.

Mais c'est pour entrevoir et introduire une autre vérité, une vérité opposée, que les

deux auteurs terrassent la vision foucaldienne du monde disciplinaire en général, et

psychiatrique en particulier, comme monde organisé dans le but de gouverner toutes

les âmes. Cette autre vérité peut être formulée ainsi : « Mais dans le même temps,

échouant à capter et retenir les âmes, il est parvenu, réussissant du moins à insérer

les individus au sein d'une intégration collective, à faire voir dans les aliénés des

êtres que leur tragique singularité ne retranche cependant point du commerce des

autres et de puissance sociale. »170. L'asile serait donc devenu un lieu collectif,

permettant une forme d'intégration sociale. Avant de se révéler comme « machine à

socialiser »171, il aurait échoué sur deux plans : premièrement, l'asile n'est pas une

« machine à guérir » ; deuxièmement, ce n'est pas un lieu de pouvoir réellement

totalitaire.

Les deux auteurs précisent avant d'aborder « la machine à socialiser » que « l'asile

n'a guère dû être « l'instrument de guérison » qu'espéraient ses promoteurs (encore

que si les médecins ne guérissaient pas par l'asile, le fait est que leurs pensionnaires

guérissaient à l'asile [...]) »172. Or, si les pensionnaires guérissaient, c'est grâce à une

169 In La pratique de l'esprit humain, p 149.170 Ibidem, p 168.171 Titre du dernier chapitre de la section « Politique de l'asile » in La pratique de l'esprit humain.172 Ibidem, p 167.

95

politique intérieure qui était en fait l'application du Traitement moral, somme de

principes, de manières de se comporter avec les aliénés, qui leur ouvrait une chance

sur leur guérison. La politique intérieure était le fait des soignants et se déroulait à

l'asile. Une procédure de « transformation des aliénés » était bien appliquée, « car

l'asile a changé la folie, s'il ne l'a pas soignée. Il a fonctionné vis-à-vis d'elle comme

le plus puissant des instruments de transformation qui soient jamais intervenus au

cours de son histoire. »173 L'idée de « gouvernement des aliénés », de « politique

intérieure » n'est donc pas fantasmagorique, contrairement peut-être au mythe de

« l'instrument de guérison ». Ce que les auteurs remettent en cause, c'est le fait que

dans les asiles se déploierait un pouvoir sans limite, totalitaire, auquel personne ne

pourrait échapper. Ils préfèrent comprendre la notion de « politique intérieure »

comme une politique s'exerçant sur une micro-société, qui tend à créer une société,

dans la perspective de reproduire un lien social chez les aliénés, qualifiés d'

« asociaux » parce qu'ils sont repliés sur eux-même.

Le lien social, que l'asile a voulu reproduire, se traduit par des dispositifs

architecturaux. Les deux auteurs relèvent tout d'abord le dortoir. Le dortoir s'est

inscrit dans l'espace psychiatrique tardivement ; les premiers aliénistes et les

architectes se conformaient encore au modèle de la cellule, hérité de l'architecture

monastique. Or, pour M. Gauchet et G. Swain, la cellule est représentative de

l'isolement du fou, ou de sa solitude extrême du fait que sa maladie le coupe du

monde et des autres. Les premiers asiles adoptent encore la cellule, mais les

principes de Pinel font un pas vers l'effet bénéfique de la collectivité entre les

aliénés, moyen pouvant mener à la guérison : « Mais pour elles [les « folles »

convalescentes de la Salpêtrière sous la direction de Pinel], d'entrée, la chose est

formellement établie, plus de loges : un dortoir, obtenu de l'administration des

hospices comme l'un des premiers aménagements indispensables à un dispositif

régulier de traitement. »174. Le dortoir est alors seulement réservé aux

convalescentes. Mais il va devenir la forme essentielle des aménagements servant à

dormir. Ce dispositif collectif, comme le sont aussi le réfectoire et les ateliers de

travail, ont d'après les psychiatres une visée stratégique dans le traitement : « La

dimension de masse acquiert d'ailleurs ici un caractère stratégique : lorsqu'on réunit

cent mélancoliques dans un dortoir,, quelles que soient les précautions de

173 Ibidem, p 167.174 Ibidem, p 174.

96

surveillance prises, on sait que les rapports qui se tissent au sein d'un tel

rassemblement vous échappent, on admet […] qu'ils peuvent d'eux-même se nouer,

et qu'il est souhaitable qu'ils se poursuivent […] hors de toute entrave et de toute

intervention extérieure. »175. Le dortoir est donc un lieu privilégié de sociabilité et va

jusqu'à remettre en cause les principes de surveillance de type panoptique, où l'on

faisait attention à ce que les individus ne communiquent pas. La micro-société

asilaire, malgré son artifice évident, est peut-être le lieu de rapports authentiques, en

tout cas entre les internés.

Le réfectoire est un autre exemple de dispositif social dans l'espace asilaire. Tout

comme le dortoir, il n'était pas démocratisé au sein de l'asile, seul les convalescents

et les « tranquilles » pouvaient manger à la même table. Pinel révèle dans le Traité

l'organisation et la répartition des aliénés pour les repas à Bicêtre : « Les

convalescents, les aliénés tranquilles ou ceux qui ne sont agités que par intervalles,

sont admis à la table de M. Esquirol ; les autres, à moins qu'ils ne soient dangereux,

dînent dans une salle commune, chacun à sa table particulière et servi par son

domestique ; les autres, en petit nombre, mangent dans leur chambre. »176. Cette

organisation souligne une certaine disposition de l'espace, obéissant, tout comme

l'agencement des pavillons, à une hiérarchie. La collectivité est un honneur dans les

asiles. Plus on est seul, plus on est malade ou moins « méritant ». Cependant, le

réfectoire comme le dortoir devient accessible à la majorité des pensionnaires, et est

un lieu de sociabilité essentiel à la guérison. L'aliéniste Leuret, a voulu, lors d'une

expérience, mettre en valeur la création de lien social et la socialisation lors des

repas. La nourriture ne devait pas se présenter sous forme de portion, les malades

devaient eux-même la partager. On peut leur donner aussi des couverts. Cette

expérience racontée par les auteurs de La pratique de l'esprit humain, dans le

chapitre sur la « machine à socialiser », prouve à quel point cette tentative est

révolutionnaire, dans la confiance que l'on accordait aux aliénés et à leur faculté

sociale, d'ouverture aux autres.

L'asile devient, après quelques années d'existence, un lieu où peut se reconsidérer les

rapports sociaux entre les aliénés, perdus antérieurement du fait de leur maladie. Les

dispositifs architecturaux sont des moyens mis au service du type de fonctionnement

collectiviste des établissements. Dès lors, « voilà la fonction qu'il faut savoir

175 Ibidem, p 176.176 Citation de Pinel trouvée dans La pratique de l'esprit humain, p 179.

97

reconnaître à l'asile » affirment M. Gauchet et G. Swain, « d'avoir été le relais

instrumental qui a permis ce moment second la reconquête de la folie ; d'avoir fourni

l'espace et les conditions du déploiement de cette entreprise de resocialisation où

s'est peu à peu dissoute l'altérité pratique du fou. »177. Cette vision optimiste des

possibilités de l'espace asilaire comme lieu de resocialisation et d'inclusion est à

prendre en compte, peut être validée, mais ne doit pas nous aveugler sur les

expériences vécues réellement dans les établissements psychiatriques ; tout comme

la vision de l'asile comme déploiement d'un pouvoir totalitaire et exclusif ne doit pas

nous cacher entièrement les possibilités de la sincérité des intentions humanistes des

soignants et de l'authenticité de rapports tissés entre les personnes y séjournant.

4) La politique extérieure de l'asile : problème politique et bio-politique.

La « société du dedans » propre à l'asile, analysée par les auteurs de La pratique de

l'esprit humain comme produit d'un processus de gouvernement interne pour recréer

une forme de lien social entre les aliénés, est une société artificielle à l'intérieur de la

« grande société ». D'un côté, elle cherche à lui ressembler, en essayant de se rendre

la plus indépendante possible, cherchant à assumer son « insularité ». Le site

architectural, choisi au premier moment de la construction des asiles, est excentré,

hors des villes, comme si les asiles tendaient, par leur position spatiale à la marge du

relais urbain, à se départager de la société des hommes. Dans les années 1950, les

hôpitaux psychiatriques étaient construits de telle manière qu'ils ressemblaient à un

village, avec ses rues, ses allées, ses champs cultivés, ses magasins. Cette forme des

années 1950, « l'hôpital-village » était en fait la concrétisation paroxystique du

premier modèle de l'asile, défendu par Pinel et Esquirol. Ce dernier a d'ailleurs écrit

dans Des maladies mentales : « Les asiles bâtis au rez-de-chaussée, composés de

plusieurs bâtiments isolés, distribués sur une grande superficie, ressemblent à un

village dont les rues, les places, les promenades, offrent aux aliénés des espaces plus

variés, plus étendus pour se livrer à l'exercice si nécessaire à leur état. »178. Le désir

de construire les asiles dans des domaines aussi excentrés et éloignés des villes pour

créer des micro-société indépendantes, révèle les aspirations utopiques des aliénistes

177 Ibidem, p174.178 Esquirol cité dans La pratique de l'esprit humain, p 201.

98

du XIXe siècle, et des psychiatres des années 1950, promoteurs de l' « hôpital-

village ».

D'un autre côté, cette micro-société se différencie de la grande car elle est construite

spécialement pour les fous et obéit à un autre régime, impossible à retrouver dans la

« société de dehors ». La fermeture de cette société à la grande société indique le

partage relevé par M. Foucault entre normal et anormal, ainsi que, comme l'analysent

M. Gauchet et G. Swain, l'isolement indépassable du fou par rapport à la société

toute entière, bien qu'il réussisse à s'intégrer dans une société créée à son image.

Pourtant, l'asile, aussi excentré qu'il soit, n'a pas des murs complètement

imperméables. Les influences « du dehors » sont prégnantes dans les soins prodigués

dans les hôpitaux et dans la politique qui y est mise en place. L'asile n'est pas aussi

« coupé du monde » qu'il en a l'air, car il répond à une ou des fonctions destinées à la

« société du dehors » ; il est en lui-même une réponse.

Il est tout d'abord une réponse politique. Comme l'a montré M. Foucault dans son

étude sur le panoptisme, il est, en tant que lieu disciplinaire auquel participe

l'architecture, un modèle de fonctionnement politique, « une nouvelle anatomie

politique » qui tend à s'infiltrer dans le corps social tout entier. L'institution asilaire

entretient des rapports avec l'extérieur sur deux niveaux : l'asile est tout d'abord à lui

seul un « mécanisme de pouvoir » inséré dans la société, régis lui-même par des

technologies ou des mécanismes de pouvoir. Il n'est pas nécessaire de revenir sur la

technologie politique qui se déploie à l'intérieur de l'institution, pouvant se résumer

au principe de surveillance et aux techniques devant à la fois obéir à la fin que s'est

donnée l'institution et rendre docile les internés. Les institutions disciplinaires en

général, et l'institution psychiatrique en particulier, représentent à eux-mêmes des

mécanismes de pouvoir insérés dans la société, dans le sens où ils lui sont utiles.

C'est en effet une partie de la population, une masse d'individus qui est prise en

charge par les institutions, dont « on », la société n'a plus à s'occuper. Les hôpitaux

psychiatriques, d'une certaine manière, rendent un grand service à la société de deux

façons : les familles, dont un de leur membre a été touché par la maladie mentale,

n'ont plus à le prendre en charge, à le surveiller ; aussi la société n'a plus à supporter

le spectacle et les « dangers » véhiculés par les « fous » déambulant dans la rue, dont

le comportement évoque l'incompréhension, l'étrangeté et la crainte. Les asiles, en

prenant en charge et en enfermant les malades mentaux, enlèvent de la circulation

libre une certaine population, et contribue au système policier de sécurité. Dès lors,

99

l'architecture psychiatrique prend une fonction commanditée par « une » politique

extérieure. Il s'agit de la fonction de la sécurité, garantie par l'enfermement

obligatoire des asiles179.

Le deuxième niveau de l'ouverture de l'institution asilaire avec l'extérieur est fondé

sur l'expansion du modèle disciplinaire dans toute la société. Comme l'écrit M.

Foucault dans Surveiller et punir, « le schéma panoptique, sans s'effacer ni perdre

aucune de ses propriétés, est destiné à se diffuser dans le corps social ; il a pour

vocation d'y devenir une fonction généralisée. »180. Toute la société deviendrait un

réseau de pouvoir parcouru par le vision de tous. Chacun deviendrait le surveillant de

tous ceux qui l'entourent, comme lui-même ferait l'objet d'une surveillance de la part

de ceux qui sont autour de lui. M. Foucault, pour appuyer son idée, reprend le

modèle de « la ville pestiférée », en montrant comment une partie de l'espace public

a été organisée selon le modèle du quadrillage opérant dans les lieux disciplinaires.

Cet exemple de la ville pestiférée pourrait nous faire penser à l'élaboration d'un

grand hôpital dans la ville, qui pour éviter les contaminations, sépare les malades, et

s'occupe de la gestion des cadavres pour éviter que la maladie présente encore dans

le corps mort ne contamine les vivants. Or, à quoi ressemblerait la société si elle

devenait un immense hôpital psychiatrique ?

Elle ne peut le devenir entièrement. Cependant, M. Foucault se rend bien compte que

les techniques du pouvoir disciplinaire ont tendance à sortir des institutions, à la fois

dans la multiplication des institutions elles-même, prenant en charge un nombre

d'individu croissant, et dans la dissémination des technologies dans des lieux non

disciplinaires : « Tandis que d'un côté, les établissements de discipline se multiplient,

leurs mécanismes ont une certaine tendance à se « désinstitutionnaliser », à sortir des

forteresses closes où ils fonctionnaient et à circuler à l'état « libre » ; les disciplines

massives et compactes se décomposent en procédés souples de contrôle, qu'on peut

transférer et adapter. »181.

Ainsi, nous pouvons nous demander si le rôle de l'architecture disciplinaire est si

important dans le développement du pouvoir inventé à l'âge classique. Jusqu'à

présent, nous avons rattaché certains effets du pouvoir sur les individus, qu'il soit

thérapeutique ou politique, à l'architecture psychiatrique, en montrant en particulier

que c'est le système de cloisonnement qui conditionnait l'expansion, voire l'existence

179 Nous reviendront promptement sur les notions de « sécurité » et de « dangers ».180 In Surveiller et punir, p 242.181 Ibidem, p 246.

100

de ces pouvoirs. Il semblerait que, par la divulgation aisée du pouvoir disciplinaire

hors des institutions, l'opérateur de pouvoir, qu'est l'architecture disciplinaire, soit

moins indispensable. Autrement dit, si le pouvoir disciplinaire tend à s'infiltrer dans

toute la société en se désinstitutionnalisant, ce même pouvoir peut-il se passer

d'opérateurs tels que l'architecture ? L'architecture psychiatrique peut-elle se défaire

de sa fonction d'opérateur de pouvoir, que nous avons développé jusque-là ?

Le pouvoir disciplinaire, en n'étant plus nécessairement relatif à un lieu et à son

architecture, remet en cause la dépendance entre effets de pouvoir et opérateur de

pouvoir. Il est certes possible que ce type de pouvoir emploie de nouveaux

instruments de pouvoir, plus discrets, moins imposants que l'architecture

institutionnelle, souvent massive, et ressemblant quelque peu à la « forteresse ». Le

pouvoir psychiatrique est en effet présent hors de l'asile. Le dépistage des maladies

mentales, ou plutôt des « comportements anormaux » se font ailleurs que dans les

asiles ou autres lieux consacrés à la médecine. Il se fait par exemple dans les écoles,

où les enfants sont observés selon le critère de la « santé mentale » dès le plus jeune

âge.

G. Le Blanc, dans un article issu de l'ouvrage Foucault au Collège de France : un

itinéraire, « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale », démontre

comment la psychiatrie s'est réformée pour répondre aux impératifs de la société à se

défendre contre ses dangers internes : les « anormaux »182 : « La fonction de la

nouvelle psychiatrie est clairement précisée comme une fonction de défense de

l'ordre social. Cette fonction implique que la référence médicale à la guérison,

centrale pour Pinel et Esquirol, soit désormais abandonnée au profit de la détection et

de la prévention contre les individus dangereux [...] .»183. Cette évolution de la

psychiatrie, passant d'un impératif de soin et de guérison à un impératif de protection

de la société, est capitale pour repenser les fonctions de l'architecture psychiatrique.

Tout d'abord, il s'avère qu'elle prend une place moins importante dans le soin que l'on

apporte aux malades mentaux, que ce soit pour les soigner ou pour les socialiser. Elle

est moins pensée pour participer de la vie de l'institution, pour sous-tendre la

première fin qu'elle s'est donnée, que pour contenir et enfermer les malades mentaux,

afin qu'ils ne représentassent plus de « danger ». On peut dire aussi qu'elle prend

182 Les deux ouvrages qu'entreprend d'analyser G. Le Blanc sont les cours donné au Collège de France par M. Foucault Les anormaux (1974-1975) et « Il faut défendre la société » (1975-1976).

183 Guillaume Le Blanc, in Foucault au Collège de France : un itinéraire, « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale », Edition Presses universitaires de Bordeaux, 2003, p 34.

101

moins d'importance dans le processus de déploiement du pouvoir psychiatrique, qui a

trouvé d'autres moyens, des moyens plus fins et plus mobiles pour avoir prise sur les

comportements de tous les individus de la société. L'architecture psychiatrique était

en effet un opérateur de pouvoir au service du pouvoir psychiatrique lorsqu'il

s'agissait de discipliner seulement les aliénés qu'elle enfermait. Mais comme le

pouvoir psychiatrique tend à se propager dans toute la société, l'architecture des

hôpitaux psychiatrique prend dès lors moins d'importance, en particulier en tant

qu'opérateur de pouvoir. C'est comme si les hôpitaux psychiatriques, qui sont

souvent des vieux bâtiments datant du XIXe siècle, avaient perdu leur fonction

d'opérateur de pouvoir ; c'est comme si tout le soin apporté par les premiers

aliénistes et les architectes pour parvenir à construire un « instrument de guérison »,

s'était dilué au fil du temps. L'architecture psychiatrique comme « instrument de

guérison » est-elle morte ? Elle reste néanmoins quelque peu « opérateur de

pouvoir », car elle a encore une visée actuelle, instaurée par le pouvoir extérieur,

représenté par la société et les pouvoirs politiques : contenir les individus

potentiellement « dangereux » après les avoir « sortis » de l'espace social.

Quel est donc le nouveau rôle donné à l'architecture des hôpitaux psychiatriques,

dans la perspective de sa mission de protection sociale ?

Pour savoir le rôle social qu'elle jouera, il faut d'abord comprendre le rôle social de

la psychiatrie.

G. Le Blanc tend, dans son article, à saisir le rôle de la psychiatrie dans ce qui fait

partie de la naissance du social : l'avènement des normes sociales disciplinaires

vouées à la défense de la société contre ses ennemis intérieurs. La psychiatrie est

l'instance qui a permis de faire le pont entre la détection des malades mentaux,

guidés par leur « instinct » déréglé, en définissant ceux qui se caractérisent comme

un danger interne à la société, et la mise en place d'une norme disciplinaire évoluant

dans tout le corps social, finalisant sa propre défense. L'auteur exprime cette idée

ainsi : « La défense du social, portée par un certain nombre de disciplines, est un

peut-être une figure particulière de l'invention du social. Elle est en tout cas la vérité

secrète et négative d'un pouvoir disciplinaire qui essaime dans l'ensemble du corps

social. Dans cette archéologie disciplinaire du social à laquelle procèderait Foucault,

la psychiatrie est appelée à jouer un rôle fondamental car elle se définit tout entière

102

comme l'instance de légitimation de la défense sociale. »184. La psychiatrie a donc un

rôle particulier dans la « défense du social » ; elle est ainsi engendrée par des

préoccupations sociales profondes, relatives à la conservation et à la défense du

social.

Pour remplir son rôle, la psychiatrie prendrait deux fonctions nouvelles dans le

social, l'une théorique et l'autre pratique. La fonction théorique est la définition d'une

norme comportementale, rendant compte de ce qu'est un comportement normal et un

comportement anormal, ce dernier représentant un danger éventuel pour la société.

Cette nouvelle norme est à la fois « prescriptive » et « descriptive » : « Elle [la

psychiatrie] construit un sens prescriptif de la norme qu'elle désigne comme règle de

conduite à atteindre, impératif de conformité auquel « s'opposent l'irrégularité, le

désordre, la bizarrerie »185. Elle se réfère également à un sens descriptif de la norme

au sens d'une régularité comportementale ou organique à laquelle s'opposent « le

pathologique, le morbide, le désorganisé ». »186. Ces deux sens de la norme de

comportement est au fondement théorique de la démarche de repérage et de détection

de ceux qui échappent à cette norme. Toutes les personnes dites anormales, sont des

personnes à la fois irrégulières et provoquent du « désordre » par leur inadéquation à

l'ordre disciplinaire normé, et régulières dans le sens où elle sont dans un état

permanent de maladie.

La nouvelle fonction pratique de la psychiatrie n'est ainsi plus de prodiguer des soins

aux aliénés afin de les guérir dans l'enceinte d'un lieu destiné à cette grande

entreprise. Elle consiste en fait à sortir de l'enceinte de l'asile pour faire ce travail de

repérage des personnes au comportement anormal, qu'elles soient simplement

incapables de se conformer à la norme du système social et disciplinaire, ou qu'elles

soient susceptibles de commettre des crimes contre leur entourage.

De plus, la psychiatrie superpose à cette fonction de repérage des comportements

anormaux, des justifications médicales, destinées à expliquer ces comportements

« insensés ». G. Le Blanc montre comment M. Foucault a analysé l'invention de

« l'expertise psychiatrique » : il s'agit de l'invention d'une technique consistant à

donner une justification théorique et « médicale » à des actes criminels, dont a

besoin la justice pour donner sens à ces actes grâce à des « mobiles » retrouvés par

ces expertises. La psychiatrie devient ainsi une « technique sociale » à part entière,

184 Ibidem, pp 28-29.185 Ibidem, p 33.186 Ibidem, p 33.

103

recouvrant ses fonctions thérapeutique et politique. Elle ne s'occupent plus vraiment

de malades mentaux subissant leur maladie ou incapables de trouver leur place dans

la société, mais d'une figure qu'elle a inventée : le « délinquant ». G. Le Blanc écrit

dans son article : « L'expertise psychiatrique invente la figure du délinquant. Là où il

y a crime, la psychiatrie remonte au criminel, retrace sa psychologie, invente une

psychologie du criminel. »187. La psychiatrie vise donc ici à expliquer le

comportement du criminel, qui paraît alors absurde, incompréhensible. L'exemple

cité par M. Foucault, puis par G. Le Blanc est celui de Henriette Cornier. Elle a tué la

petite fille de sa voisine sans aucune raison. C'est à ce moment précis que l'appareil

judiciaire a besoin de la psychiatrie : il faut expliquer cet acte « monstrueux », par

exemple en remontant dans son histoire passée qui nous ferait comprendre le

déclenchement de sa maladie. Cette explication ainsi élaborée ferait que cet acte

commis n'échappent en rien à la justice. « Or, ce qui est exemplaire dans l'affaire

Henriette Cornier, c'est la manière dont un intérêt est reconstruit par les psychiatres

pour fournir une intelligibilité au crime et, au-delà, pour offrir une prise

punitive. »188. Ainsi, l'expertise psychiatrique contribue au fait que le criminel soit

puni en expliquant son geste, que le criminel ne peut lui-même expliquer

contrairement aux criminels qui avait un mobile clair dans l'accomplissement de leur

acte. Elle devient ainsi un instrument de punition. L'internement dans l'hôpital

psychiatrique peut être la peine proprement dite de ces criminels, dangereux mais

anormaux, parce que leur acte relevait d'une anomalie, par l'absurdité apparente dont

il relève, contrairement aux crimes d'intérêts, mis alors aux rangs de crimes

normaux, requérant comme punition la prison, ou la peine de mort lorsqu'elle est

légale.

L'architecture psychiatrique serait alors vouée à l'enfermement punitif, et non

thérapeutique des criminels relevant de la psychiatrie. Pourtant, tous les hôpitaux

psychiatriques, ou tous ses secteurs ne sont pas destinés à cette fonction juridique de

punition. Les secteurs qui ressortent de cette fonction et qui contiennent les

« délinquants-fous » sont les anciens quartiers de force, ou les Unités pour malades

difficiles (U.M.D), se trouvant par exemple à Cadillac-sur-Garonne, en Gironde. Ces

unités peuvent avoir une fonction punitive par la ressemblance qu'elles entretiennent

avec le milieu carcéral. M. Foucault affirme dans la dernière section de Surveiller et

187 Ibidem, p 38.188 Ibidem, p 48. Suit à cette citation la citation de M. Foucault : « L'intérêt du crime est son intelligibilité, qui

est en même temps sa punissabilité. », in Les anormaux, p 106.

104

punir que les prisons sont, en plus d'être des dispositifs voués à la protection de la

société, des instruments de punition. Être enfermé en prison est la peine principale

encourue par les délinquants et les criminels. Les U.M.D, par leur ressemblance avec

le système carcéral, remplissent aussi quelque peu cette fonction. Pour donner un

exemple concret de cette ressemblance, nous nous appuierons sur le mémoire de D.

Martinet, alors étudiant à l'Ecole Nationale de la Santé Publique (Ecole de Rennes),

qui a pour objet « Les Unités pour Malades Difficiles ». Dans une section consacrée

à l'architecture de ces unités, intitulée « Une architecture dominée par l'obsession de

sécurité », l'auteur souligne avec insistance les dispositifs de sécurité qui

préviendraient toute évasion. Il prend comme premier exemple l'U.M.D de l'hôpital

de Cadillac : « Abordée de l'extérieur, la structure donne une impression générale de

pénitencier avec son haut mur d'enceinte, son entrée fermée par une épaisse grille

dont les interstices sont occultés, son système de surveillance de l'entrée par

caméra. »189. A ce stade de l'observation, l'U.M.D a l'apparence d'un « pénitencier »,

et non d'un hôpital psychiatrique. Les dispositifs de sécurité semble être les mêmes

que ceux de certains hôpitaux psychiatriques, mais les dispositifs de sécurités placés

à l'intérieur de l'enceinte révèle un régime tout autre : « L'unité est organisée sur un

mode pavillonaire. Ceux-ci se répartissent à l'intérieur d'une double enceinte

comprenant : un haut mur d'enceinte ; un grillage de même hauteur surmontée de fil

barbelé ; un chemin de ronde entre les deux »190. Ce dispositif de sécurité

extrêmement chargé rappelle celui des prisons, voire des camps de travail forcé ou

des camps de concentration utilisés par les régimes totalitaires. Il signifie un grand

soin mis dans la sécurité, préservant alors la société contre ses « ennemis intérieurs »

dont parle M. Foucault dans « Il faut défendre la société ». Un autre détail

architectural relatif à la sécurité et à la surveillance attire notre attention : « Une

pièce centrale dite « bocal » ou « aquarium », vitrée à partir d'un mètre de hauteur,

permet une surveillance tout azimut. Elle est appelée ainsi car les malades tournent

autour, la bouche ouverte dans le but d'interpeller les infirmiers, trop souvent

enfermés à l'intérieur. Elle est la caricature d'un système qui ne permet à aucun

endroit d'échapper à la surveillance, toilettes y compris. »191. Cette pièce représente

bel et bien, dans toute sa réalisation, le système panoptique décrit par M. Foucault.

189 Dominique Martinet, Les Unités pour Malades Difficiles, mémoire du diplôme de l'Ecole Nationale de Santé de Rennes, 6 novembre 1990, Rennes, p 24.

190 Ibidem, p 25.191 Ibidem, p 28.

105

Elle est comme le symbole de tout l'établissement. C'est la surveillance et la sécurité

qui sont les enjeux premiers, devant la perspective de guérison. D. Martinet souligne

bien cette priorité dans l'introduction de cette section : « Il est clair que la protection

de l'ordre public apparaissait comme l'essentiel, la guérison des malades semblait

aléatoire et des séjours très longs la règle. »192. On a donc remplacé la fonction

d'instrument de guérison de l'architecture psychiatrique par la fonction d'instrument

de protection sociale. G. Le Blanc use dans son article du terme d' « instrument de

défense sociale » en parlant de la psychiatrie : pour qu'elle « puisse réellement

fonctionner comme instrument de défense sociale, il faut qu'elle sorte du carcan

strict de la maladie qui était celui de l'ancienne psychiatrie. »193. Cette notion d'

« instrument de défense sociale » peut être attribuée à l'architecture des hôpitaux

psychiatriques, et en particulier à l'architecture sécuritaire des U.M.D.

Dans la dernière partie de son article, G. Le Blanc comprend la mise en place de la

psychiatrie comme instrument de défense sociale comme une réponse, une réaction

et une solution contre les ennemis intérieurs de la société : « La médicalisation du

social n'est alors rien d'autre que la réponse des disciplines, dans la société elle-

même, aux formes de l'indiscipline qui menacent la société. »194. Cette réponse peut

être à la fois à caractère politique et bio-politique.

A caractère politique d'abord, car l'enjeu sécuritaire consistant à l'enfermement et à la

punition d'individus criminels, qu'ils soient diagnostiqués comme malade

psychiatrique ou non, est investi par des appareils dépendant de l'Etat, dont les

gouvernements en place ont à s'occuper. Ainsi, le phénomène des « délinquants »

pris en charge par la psychiatrie concernent les ministères de la Santé, de l'Intérieur

et de la Justice. Les hôpitaux psychiatriques, en tant que c'est encore le lieu

représentant encore le plus la psychiatrie à l'échelle officielle et étatique, malgré

l'introduction éparse du pouvoir psychiatrique dans toute la société dans des lieux qui

ne lui sont pas conférés, sont investis par cette politique que nous appelons

« extérieure », parce qu'elle vient d'au-dehors de l'enceinte des hôpitaux. Cet au-

dehors influe et dirige la vie qui se déroule à l'intérieur de l'hôpital ; la micro-société

n'est pas aussi « insulaire » que les auteurs de La pratique de l'esprit humain

pouvaient le penser. L'asile est un lieu doublement ouvert, parce que l'Etat s'inspire

192 Ibidem, p 23.193 G. Le Blanc, in l'article « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale », p 34.194 Ibidem, p 52.

106

des modes de gouvernement exploités par ses politiques intérieures, et parce que

l'Etat et la société dirige la vie des asiles à travers la fonction de protection de la

société, qui lui est attribuée de l'extérieur.

La fonction que prennent les hôpitaux psychiatriques de défense de la société a aussi

un caractère bio-politique. Comme l'explique G. Le Blanc dans son article, le

pouvoir disciplinaire, en tant que mesure et forme de gouvernement reprise par l'Etat,

ne s'adresse qu'à des individus. « Or la discipline qui produit les individus dont le

corps social a besoin ne peut littéralement créer ce corps social car il lui manque un

ensemble de règles touchant non au corps mais au corps social lui-même. »195. Cet

ensemble de règles sera émis par les techniques du bio-pouvoir, à savoir les

« mécanismes de sécurité ». Nous pouvons penser que les asiles sont des dispositifs

de pouvoir proprement disciplinaires, car c'est le type de pouvoir qui a dominé ces

institutions d'après M. Foucault, dans l'individualisation des internés, ne pouvant

prendre entre ses murs qu'une partie restreinte de la population. C'est pour cette

raison que les hôpitaux psychiatriques en eux-mêmes perdent de l'importance face à

l'avènement du bio-pouvoir, qui est un pouvoir de tous les lieux, de tous les espaces,

adressé à la population entière sans exception. Mais ils entrent tout de même en

compte dans la diffusion du bio-pouvoir, car ils y participent en tant que

« mécanisme de sécurité », dans le sens où l'on empêche une partie de la population

de circuler librement, et dans le sens où des caractéristiques du bio-pouvoirs se

branchent à son architecture. L'exemple de la politique hygiéniste est le plus parlant.

C'est au XIXe siècle que le courant de l'hygiénisme est apparu et devenu très

important pour les médecins et les aliénistes comme Esquirol, mais aussi W.C. Ellis,

aliéniste anglais. Dans son Traité sur l'aliénation mentale, Ellis consacre tout un

chapitre à la « construction et administration des asiles ». On y trouve un grand

nombre de considérations sur l'hygiène, comme l'attention à la circulation de l'air, la

salubrité des bâtiments, la propreté de l'eau, etc. Certains quartiers sont même

aménagés pour maintenir une forme de propreté dans certaines salles collectives ou

loges. Il s'agit précisément des quartiers qui abritent les « agités », et en particulier

les « malpropres ». Les salles qui leur sont destinées ont des parterres en dalles de

pierre au lieu d'être en plancher, et les sols sont inclinés de quelques degrés pour que

les urines et les matières fécales s'écoulent vers un coin de la salle196.

195 Ibidem, p 53.196 Malheureusement, nous n'avons pas pu consulter une deuxième fois son ouvrage se trouvant à la

107

L'architecture hospitalière est donc prise dans le réseau du bio-pouvoir, par les

exigences, en particulier hygiéniques qui lui sont imposées et par le fait qu'elle

prenne en charge une partie de la « population ».

L'architecture psychiatrique est prise dans des nouveaux réseaux de pouvoirs qui lui

sont extérieurs, perdant quelque peu, bien que pas absolument, son ancienne fonction

d'opérateur de pouvoir thérapeutique en co-dépendance avec un opérateur de pouvoir

politique lié à la gestion de la vie des aliénés à l'intérieur de l'asile. Sans doute ces

deux opérateurs se confondaient jusqu'au point d'être les mêmes. Elle devient par la

suite un autre opérateur de pouvoir, qui, par contre, se distingue bien du ou des

précédents opérateurs de pouvoir : c'est un opérateur de pouvoir plus social que

politique, ayant comme fin la défense et la protection de la société. Ce nouvel

opérateur de pouvoir se distingue des deux autres car sa fonction est peu compatible

avec l'acte de soigner, que ce soit par des soins purement médicaux ou par une

gestion particulière de la vie, préconisée par les thérapies institutionnelles.

Nous avons vu en quoi l'architecture psychiatrique peut être considérée comme un

opérateur de pouvoir politique, se confondant fréquemment avec l'opérateur de

pouvoir thérapeutique ; la thérapie consiste en effet en grande partie à suivre les

règles communautaires instaurées par l'institution asilaire. Elle est un opérateur de

pouvoir politique car elle dirige des effets de pouvoir sur les individus dans le cas de

l'architecture panoptique, qui est à la fois une idée symbolique du fonctionnement du

pouvoir disciplinaire et une architecture réalisée pour maximiser la surveillance du

personnel sur les malades, parfois dits « dangereux ». Il s'agit aussi d'un opérateur

politique contribuant à la politique intérieure mise en place pour créer une micro-

société. D'après M. Gauchet et G. Swain, la politique intérieure produit les

conditions à l'intérieur de l'asile pour favoriser le lien social entre les aliénés, et peut-

être aussi entre les aliénés et les soignants, conditions auxquelles participe

l'architecture, par la création de salles collectives comme les dortoirs et le réfectoire.

Enfin, l'architecture psychiatrique est un opérateur de pouvoir politique car elle tend

à garantir, par des dispositifs sécuritaires, la protection et la défense sociale contre

des personnes « anormales » et « dangereuses », que la psychiatrie prend en charge

bibliothèque universitaire de médecine de Bordeaux (Bordeaux II, Carrère), jugé trop fragile pour la consultation relativement à son ancienneté.

108

jusqu'à dans ses établissements pour les empêcher de commettre « l'irréparable ». La

politique, en amont extérieure à l'asile, de défense sociale, assurée en partie par la

psychiatrie, est une politique d'Etat au sens strict, les gouvernements s'y investissant

par des mesures comme la commande de quartiers spéciaux extrêmement sécurisés.

L'architecture psychiatrique est par ailleurs, en marge, un opérateur de pouvoir bio-

politique par son agencement dans les réseaux de « mécanismes de sécurité », dans

le sens où elle retient une partie de la population nationale et ou elle est construite

selon des normes bio-politiques, comme l'exigence d'hygiénisme.

L'architecture psychiatrique a plusieurs visages en tant qu'opérateur de pouvoir.

Cependant, le constat que nous avons fait en dernier ressort portant sur la

« désinstitutionnalisation » du pouvoir psychiatrique, a soulevé de nombreuses

questions quant au rôle de l'architecture des hôpitaux psychiatriques comme

opérateur de pouvoir. Si le pouvoir psychiatrique, qui est en même temps un pouvoir

thérapeutique et un pouvoir politique, peut se passer de son lieu tant invoqué au

XIXe siècle pour faire l'expérience proprement dite de ce pouvoir, alors le lieu

asilaire et son architecture ne sont pas les seuls opérateurs de pouvoir possibles,

même si la psychiatrie en use encore. Que penser alors du pouvoir de l'architecture

psychiatrique comme conducteur des effets de pouvoir ? Le lieu asilaire tombe-t-il

progressivement en désuétude, parce qu'il manque d'efficacité en tant qu'opérateur de

pouvoir ?

Si l'architecture comme opérateur de pouvoir n'est plus utilisée, et donc plus valide,

est-ce que c'est parce qu'un tel emploi de l'architecture est, en lui-même invalide ?

Que reste-t-il alors derrière ce premier usage de l'architecture des hôpitaux

psychiatriques ? Pouvons-nous rencontrer d'autres figures, d'autres métaphores de

l'architecture, hors de son usage utilitaire, derrière la métaphore de l'architecture en

opérateur de pouvoir ?

Les figures de l'architecture psychiatrique que nous allons faire apparaître derrière

les opérateurs de pouvoir sont le pharmakon et l'hétérotopie.

109

III) Derrière les opérateurs de pouvoir : les autres visages de

l'architecture psychiatrique :

Le dépassement de l'architecture des hôpitaux psychiatriques en tant qu'opérateur de

pouvoir, qu'il soit thérapeutique, politique ou social, par des techniques de pouvoir

plus fines qui s'infiltrent dans tout le corps social, nous interroge quant à la validité et

aux limites de la notion d'opérateur de pouvoir relativement à l'architecture

psychiatrique.

Cette interrogation débouchera sur le dévoilement de figures émanant de

l'architecture et des lieux asilaires : le pharmakon et l'hétérotopie.

1) Validité et limites de la notion d'opérateur de pouvoir pour l'architecture

des hôpitaux psychiatriques.

Comme nous l'avons vu précédemment, le pouvoir psychiatrique tend à sortir de

l'enceinte de l'institution afin d'avoir prise sur le corps social tout entier. Cette

tendance qu'a le pouvoir psychiatrique à se « désinstitutionnaliser » nous amène à

penser que le rôle de l'institution et de son architecture spécialisée est moins

prégnant qu'il ne l'était, en tant que technologie du pouvoir. Aussi pouvons nous

demander pourquoi le « pouvoir psychiatrique » n'est plus autant conduit par les

opérateurs de pouvoir siégeant dans l'institution asilaire, lieu pourtant très demandé

par les aliénistes du XIXe siècle pour mettre en marche ce pouvoir de grande

envergure. C'est comme si l'asile n'était que le déclencheur de la machine

psychiatrique, en rendant possible l'application des théories des aliénistes ; or, il

semble aujourd'hui d'une importance moindre, à l'image d'une machine ancienne,

voire archaïque, fonctionnant avec peine.

Ce détachement du pouvoir psychiatrique avec l'opérateur de pouvoir qu'est l'asile

dans sa construction peut être observé à trois niveaux.

Le premier niveau est le domaine thérapeutique. Nous avons déjà montré la

conception d'Esquirol de la disposition d'un asile, qui devait être construite de telle

sorte qu'elle soit un « instrument de guérison ». Nous avons vu que c'est grâce à une

disposition particulière de l'espace que les médecins, les infirmiers et les surveillants

110

peuvent aisément accomplir leur travail ; ce dernier est un travail clinique

d'observation pour les premiers, et un travail de gestion et de surveillance de la vie

des pensionnaires pour les seconds. Dans le Pouvoir psychiatrique, nous avons déjà

repéré une citation de M. Foucault soulignant la fonction thérapeutique de l'hôpital

sous-tendu par sa disposition spatiale : « […] qu'est-ce qui guérit à l'hôpital ? Ce sont

deux choses... enfin non ; c'est une chose essentiellement : ce qui guérit à l'hôpital,

c'est l'hôpital. C'est-à-dire que c'est la disposition architecturale elle-même,

l'organisation de l'espace, la manière dont les individus sont distribués dans cet

espace, la manière dont on y circule, la manière dont on y regarde et dont on est

regardé, c'est tout cela qui a en soi valeur thérapeutique. »197. L'espace pensé par les

aliénistes et les architectes coude à coude avait alors bien cette visée, qui était de

faire du pouvoir thérapeutique un attribut de la disposition de l'espace asilaire. Or,

cette fonction donnée à l'architecture asilaire ne semble avoir eu que trop peu

d'efficacité pour qu'elle suffise à guérir les malades. Peut-être était-ce parce qu'il était

inapproprié de conférer à l'architecture asilaire une telle fonction. Peut-être que les

premiers aliénistes et architectes avaient la « folie des grandeurs » en voulant

construire une « machine à guérir ». Même si nous ne pouvons pas passer outre le

rôle de l'architecture dans le processus du traitement thérapeutique par la facilité que

donne la disposition spatiale des hôpitaux au personnel pour prendre en charge les

internés, il n'en demeure pas moins qu'elle ne joue pas le rôle essentiel dans la

guérison, comme pouvait le penser Esquirol.

Le soin thérapeutique prescrit aux malades mentaux, plus ou moins atteint, peut se

dérouler à l'extérieur des hôpitaux psychiatriques. L'agent thérapeutique, sans doute

considéré comme le plus efficace depuis la seconde moitié du XX siècle sont les

médicaments prescrits par les psychiatres. Ils sont présentés comme la solution

contre la maladie mentale, tout comme le sont les médicaments destinés à soigner les

maladies du corps. Ce pouvoir donné au médicaments de psychiatrie depuis les

années 1950 est apprécié parce qu'ils ressemblent, dans leur prise et dans leur effet

presque immédiat, aux médicaments des maladies somatiques. Il est évident que les

hôpitaux généraux ne se contentent pas de l'aménagement des lieux pour soigner

leurs malades, et comptent bien plus sur les traitements médicamenteux ou une

intervention de type chirurgical pour éradiquer les maladies. La discipline

197 M. Foucault, Le pouvoir psychiatrique, p 103. Citation déjà utilisée dans la section sur le mythe de l' « instrument de guérison ».

111

psychiatrique s'inspire de la médecine générale dans le traitement des malades par les

mesures que sont les médicaments d'une part, et les interventions beaucoup plus

radicale comme les éclectrochocs d'autres part. L'intervention des électrochocs

pourrait s'apparenter à l'intervention chirurgicale de la médecine générale. M.

Foucault, dans la leçon du 30 janvier 1974 du Pouvoir psychiatrique, tend à montrer

le processus de « somatisation » dans le domaine de la psychiatrie. C'est avec

l'apparition de l'hypnose à travers les travaux de Charcot et la réapparition de l'usage

des drogues en psychiatrie, déjà présentes dans l'Antiquité, que la psychiatrie va

pouvoir se focaliser sur le corps des patients, et avoir prise sur eux. M. Foucault

annonce ce changement ainsi : « A ce moment-là, on va avoir la possibilité, en

branchant ce nouveau corps qui vient d'être découvert par la médecine, par les

techniques de l'hypnose et des drogues, de tenter d'inscrire enfin les mécanismes de

la folie dans un système de connaissance différentielle, dans une médecine fondée

essentiellement sur l'anatomie pathologique ou sur la physiologie pathologique

[…]. »198. Or le nouveau corps de la psychiatrie n'est pas dominé par des procédés

architecturaux, mais par la prise de médicaments, ou autres interventions directes sur

le corps. L'architecture n'agit donc que sur les corps des individus en tant qu'ils sont

des sujets politiques de l'institution, en tant qu'ils étaient des comportements à

façonner. Le corps médicalisé de la psychiatrie n'est pas encore pris en compte par

l'architecture psychiatrique. M. Foucault termine cette leçon par cette remarque :

« […] l'interrogatoire – le langage - , l'hypnose et la drogue, c'est-à-dire les trois

éléments avec lesquels, soit dans les espaces asilaires soit dans les espaces extra-

asilaires, le pouvoir psychiatrique fonctionne encore aujourd'hui. »199. Cette

indétermination du lieu où fonctionne le pouvoir psychiatrique prouve que

l'architecture des asiles n'est pas indispensable pour la diffusion du pouvoir

psychiatrique, assurée par des techniques utilisées partout, avec ou sans ancrage dans

les asiles. Le rôle prépondérant donné aujourd'hui aux médicament relativise la force

du lieu asilaire et éventuellement de son architecture, qui était antérieurement

« l'instrument de guérison » absolu. Néanmoins, le lieu asilaire garde de sa force

dans le pouvoir coercitif qu'il exerce sur la société, par le biais des représentations

collectives qu'il déclenche dans les esprits.

198 In Le pouvoir psychiatrique, p 290.199 Ibidem, p 290.

112

De la même façon, le pouvoir politique propre à la psychiatrie n'est plus

fondamentalement relié à l'appareil asilaire pur, c'est-à-dire aux hôpitaux

psychiatriques généraux. Dans un entretien de G. Deleuze avec T. Negri, publié dans

Pourparlers, le philosophe analyse à partir de la philosophie de M. Foucault, le

« devenir de la société comme société de contrôle ». La « société de contrôle » est

une société qui a su dépasser la société disciplinaire, analysée en détail par M.

Foucault. La société actuelle n'est donc plus disciplinaire car elle ne repose plus sur

le principe d'enfermement ; elle n'a au contraire aucune frontière, et se sert des

moyens de communication pour s'infiltrer partout : « Nous entrons dans des sociétés

de contrôle, qui fonctionnent non plus par enfermement, mais par contrôle continu et

communication instantanée. »200. Selon G. Deleuze, les institutions closes et par là-

même disciplinaires sont en crise, le nouveau type de pouvoir, en train de s'installer,

tendant justement à s'échapper de ces institutions, pour toucher tout le monde sans

exception. C'est ce que M. Foucault avait déjà remarqué dans Surveiller et punir : le

pouvoir disciplinaire est une anatomie politique qui tend à s'infiltrer dans le corps

social tout entier. Mais pour cela, il s'appuyait néanmoins sur les institutions

disciplinaires, qui prenait en charge toutes les populations à discipliner, c'est-à-dire

les enfants en leur période de puberté, les jeunes hommes oisifs qu'il fallait enrôler

dans l'armée, les pauvres qu'il fallait faire travailler, et les récalcitrants à ces

disciplines : les fous et les criminels, qu'il fallait enfermer constamment,

contrairement aux premières institutions citées qui n'enfermaient qu'une partie de la

journée. Mais pour G. Deleuze, le principe d'enfermement commence à être dépassée

et devenir en désuétude, à l'avantage du nouveau pouvoir des sociétés de contrôle :

« Bien sûr, on ne cesse de parler de prison, d'école, d'hôpital : ces institutions sont en

crise. Mais, si elle sont en crise, c'est précisément dans des combats d'arrière-garde.

Ce qui se met en place, à tâtons, ce sont de nouveaux types de sanctions, d'éducation,

de soin. Les hôpitaux ouverts, les équipes soignantes à domicile, etc., sont déjà

apparus depuis longtemps. »201. En prononçant l'expression « d'arrière-garde », G.

Deleuze montre que les appareils institutionnels disciplinaires ne sont plus des

opérateurs de pouvoir aussi puissants qu'à leur début, ou qu'ils ne l'ont été que pour

un temps.

200 Gilles Deleuze, Pourparlers, Editions de Minuit, entretien avec T. Negri, printemps 1990, p 236.201 Ibidem, p 236.

113

Ainsi, les opérateurs de pouvoir thérapeutique et politique de l'architecture

psychiatrique, qui encerclaient les corps pour les enfermer, perdent de leur pouvoir et

de leur action, à l'avantage des structures ouvertes et mobiles, comme les soins

ambulatoires qui sont de plus en plus en usage. On peut se demander si cette perte de

pouvoir que l'on suppose aux appareils de pouvoir disciplinaire, n'est pas une perte

réelle de pouvoir, mais seulement imaginaire. Peut-être que l'architecture

psychiatrique n'a jamais eu de tels pouvoir, qu'elle n'a jamais été intrinsèquement

opérateur de pouvoir. Peut-être que l'opérateur de pouvoir n'est qu'une notion

fantasmée par les constructeurs de l'asile, médecins ou architectes ?

Néanmoins, nous ne pouvons pas discréditer cette notion avec aussi peu d'éléments,

bien que nous puissions en monter les limites, limites de pouvoir et limites

temporelles. Nous nous devons de reconsidérer une dernière fois cette notion pour

nous assurer de sa validité.

Dans quelle mesure peut-on postuler avec pertinence une architecture qui aurait la

dimension d'opérateur de pouvoir, thérapeutique et politique, dans le cas de

l'architecture des hôpitaux psychiatriques ?

C'est en étudiant les différentes étapes conventionnelles d'un projet architectural que

nous pouvons nous rendre compte de la véritable portée de cette dimension d'

« opérateur de pouvoir » accordée à l'architecture psychiatrique.

La première étape d'un projet architectural est la formulation des besoins auxquels

doit répondre le projet, par le maître d'ouvrage ; il s'agit de la programmation. Le

maître d'ouvrage est l'instance publique ou privée qui fait une commande pour la

construction d'un bâtiment devant répondre à des besoins précis. Dans le cas de la

construction d'un hôpital psychiatrique, ou encore d'une reconstruction ou

construction d'annexe comme c'est le cas à l'hôpital Sainte Anne, le maître d'ouvrage

peut être l'Etat quand il s'agit d'édifier un établissement public, ou un directeur,

pouvant être la personne du médecin-psychiatre quand il s'agit de construire une

clinique privée.

Un article auquel a participé J.-Ch. Pascal consacré à l'architecture en psychiatrie,

intitulé « Mener un projet architectural en psychiatrie » rend compte de toutes les

étapes nécessaires par lesquelles doit passer l'édification d'un nouveau bâtiment.

Avant l'étape de la construction du bâtiments, de nombreux moments se sont

déroulés en amont. Les auteurs de l'article définissent ainsi la première étape : « La

114

programmation s'organise en deux grandes étapes de travail. La première phase […]

consiste en un recensement de tous les besoins et paramètres à prendre en compte et

à la vérification, par leur mise en cohérence de la faisabilité de l'opération, sur la

base éventuelle de différents scénarios. […]. La seconde phase, […] a pour objectif

de définir de façon précise, les attentes et exigences constitutives de la commande du

maître d'ouvrage, dans le cadre d'un document de référence, le « programme

technique détaillé ». »202. Le maître d'ouvrage ou le commanditaire du projet

architectural intervient en particulier dans la première phase, par la demande qu'il

formule.

Cette demande, dans le cas d'un hôpital psychiatrique, peut prendre la forme de

l'énonciation du but de l'institution en question, qui va se matérialiser dans de

nouveaux bâtiments. Ces buts peuvent se référer, dans la construction d'un nouveau

lieu, à la volonté de donner des soins à des personnes atteintes de maladie mentale,

ou à la volonté de garantir la protection de la société par l'enfermement de « malades

dangereux » par exemple. C'est, en premier lieu, dans l'étape de la programmation,

que va apparaître, de la manière la plus explicite, la notion de « fin », de « but »

conféré à l'architecture. Cette notion de « fin de l'architecture » n'est pourtant pas la

même chose que la notion d' « opérateur de pouvoir », même si elle s'en rapproche.

La notion de « fin » repose tout d'abord sur des solutions apportées par les moyens

architecturaux à des besoins. Par exemple, la fin thérapeutique de l'institution met en

place des dispositifs notamment architecturaux, comme la chambre, pour soigner des

malades.

Or, le besoin premier auquel répond la construction d'un nouvel édifice, qu'il soit un

hôpital psychiatrique ou non, est le besoin primordial de l'existence d'un autre lieu,

d'un nouvel espace, soit pour reproduire ce qui a été accompli ailleurs, soit pour

tester de nouvelles techniques, architecturales ou médicales, qui ne peuvent se

concrétiser qu'à la condition de l'édification d'un nouveau lieu, adapté à de nouvelles

fins ou de nouvelles technologies.

La notion de fin s'apparente aussi aux « fins de l'institution » auparavant

rencontrées, qui sont ici le traitement thérapeutique, la réinsertion dans la société des

malades mentaux et la défense sociale203. Ainsi, l'architecture pourra-t-elle se

spécifier en fonction des fins de l'institution, présentes dans sa politique et son

202 B. Laudat, J.-Ch. Pascal, S. Courteix, Y. Thoret, article « Mener un projet architectural en psychiatrie ». EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-876-A-80, 2008.

203 Cf. première partie et troisième et quatrième sous-partie de la deuxième partie du mémoire.

115

idéologie.

C'est à travers ces deux aspects réunis relatifs à la notion de « fin », la construction

d'un nouveau lieu, et la spécialisation en fonction des « fins de l'institution », que

l'architecture psychiatrique peut prendre la carrure d'un opérateur de pouvoir, sans

pour autant se confondre avec les « fins ». En effet, premièrement, l'architecture

délimite des lieux où sont utilisées des techniques, qu'elles soient architecturales ou

médicales, auxquelles elle donne l'occasion de s'exercer ; ainsi l'architecture construit

un champ d'expérience pour les techniques, faisant par ailleurs elle-même figure de

technique. Deuxièmement, elle s'adapte aux fins qui lui sont extérieures et données

par l'institution, et que les détenteurs du projet cherchent à lui faire incorporer en la

transformant en moyen au service de ces fins.

Dès lors, l'architecture des hôpitaux psychiatriques devient « opérateur de pouvoir »

par le fait qu'elle est à la fois la possibilité de nouvelles techniques, par la mise en

forme d'un nouveau lieu, et un moyen au service de finalités qui lui sont extérieures,

c'est-à-dire différentes de la fonction d'abriter.

Conjointement à l'étape de la maîtrise d'ouvrage, un programmiste note dans un

cahier des charges tous les besoins matériels auxquels devra répondre le futur

bâtiment204. Par exemple, le bâtiment devra contenir tel nombre de salles, tel nombre

de lits, des salles de loisirs, des salles pour les personnel, etc. Il devra aussi suivre

des normes spécifiques aux bâtiments hospitaliers, comme des règles d'hygiène, et

des règles relatives à la sécurité, alliant la protection de la société, les internés ne

devant pas s'évader, la sécurité du personnel et autres usagers de l'hôpital, ainsi que

la sécurité du patient lui-même. Les normes de construction présentes dans le cahier

des charges destiné au futur architecte peuvent être ce type de recommandation :

« les fenêtres des chambres ne doivent s'ouvrir que par le haut, l'espace laissant

passer l'air ne devant pas être assez grand pour qu'un corps puisse s'y glisser ; les

vitres doivent être fondues dans un matériau incassable ; le lit et la salle de bain de

chaque chambre doivent être visibles d'un seul coup d'oeil pour le personnel, dès

qu'il entrouvre la porte ; les rampes dans les couloirs doivent avoir un diamètre assez

important pour qu'un malade en crise ne puisse pas s'y accrocher, etc ». Toutes ces

normes architecturales écrites dans le cahier des charges doivent être respectées.

Elles sont aussi des témoins de la vie se déroulant à l'intérieur de l'institution.

204 Il s'agit de la « deuxième phase » de la maîtrise d'ouvrage, dont parlait ci-dessus J.-Ch. Pascal.

116

Lors de la programmation, le maître d'ouvrage est la plupart du temps accompagné

de spécialistes pour formuler ses attentes : « Le comité de pilotage est mis en place

pour assurer le suivi et la validation des grandes options programmatiques. Il est

composé du maître d'ouvrage et de ses représentants légaux, d'administrateurs, de

représentants des instances médicales et de chaque corps professionnel,

éventuellement de personnalités extérieures ou de représentants d'usagers. »205. En

voyant la fonction des acteurs qui débutent le projet architectural, nous nous rendons

compte que tous ne sont pas des connaisseurs de l'art de l'architecture. L'architecte

n'intervient qu'à la deuxième étape, et ne participe pas vraiment à la formulation du

projet. Autrement dit, il est au service du maître d'ouvrage, qui exerce soit des

fonctions politiques, soit des fonctions administratives, ou encore d'un médecin

voulant diriger sa propre clinique. Nous nous rendons compte que dans le

déroulement du projet, l'architecte a encore une position subalterne par rapport aux

prises de décisions sur la fonction du bâtiment, tout comme l'architecte était le

subalterne des aliénistes aux XIXe siècle, lorsqu'ils s'intéressaient à la disposition

architecturale des hospices. L'architecture des hôpitaux psychiatriques peut ainsi

prendre la dimension d' « opérateur de pouvoir » car elle est le fruit d'un espace de

décisions qui ne sont pas simplement architecturales, à propos de fonctions qu'elle

devra endosser. La phrase de Pinel, « Ce sera donc à l’architecte de se concerter avec

le médecin pour faire, dans un hospice donné, les dispositions intérieures dont le

local est susceptible, et dont on ne peut donner que les règles générales. »206 a une

signification encore actuelle dans le sens où l'architecte met son art au service de

décisions prises par d'autres corps de métier, qui vont avoir l'usage de bâtiments.

L'architecture n'est pas l'affaire du seul architecte. Un grand nombre de directions

que va prendre la future architecture, sont effectivement impulsées par des hommes

de pouvoir, que ce soit dans le domaine politique ou médical.

Ces hommes de pouvoir souhaitent la plupart du temps faire de l'architecture un de

leurs outils de pouvoir. En prenant des décisions sur ce qu'elle sera, ils peuvent la

diriger vers la forme de l' « opérateur de pouvoir ».

L'architecture des hôpitaux psychiatriques « naît » comme « opérateur de pouvoir »

dès la formulation du souhait de son existence par le maître d'ouvrage. Pour que ce

205 In article « Mener un projet en psychiatrie », p 4.206 Pinel, in Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale.

117

souhait soit réalisé, et que l'architecture hospitalière soit effectivement « opérateur de

pouvoir », le maître d'ouvrage fait appel à un maître d'oeuvre. Le maître d'oeuvre est

l'architecte sélectionné par le maître d'ouvrage pour réaliser le projet. Il devra faire

une esquisse devant concilier toutes les contraintes et les objectifs du futur bâtiment.

Les auteurs de l'article sur le projet architectural en psychiatrie définissent l'esquisse

ainsi : « C'est une alchimie savante et parfois obscure qui transforme un magma

insensé de contraintes de toute nature, rêves, envies, besoins, budget, fonctionnalités,

règlementations, techniques, sécurité, terrain, contexte, relations humaines, dits et

non-dits, en lieu. »207. Ces contraintes comportent certaines données qui sont

immatérielles, et qui font pourtant partie de l'architecture. Les « rêves et les envies »

sont des composantes du nouveau bâtiment, qui prendra une forme significative. L'

« instrument de guérison » d'Esquirol comporte en lui une grande part de rêve, de

fantasme ; cette donnée nous met sur la voie d'une investigation critique de

l'architecture psychiatrique. Une architecture qui pourrait tout bonnement soigner, ou

qui pourrait participer activement à la guérison des malades mentaux, et qui serait

ainsi entièrement un opérateur de pouvoir thérapeutique, est sans doute pour une

grande part de l'ordre des fantasmes inhérents à l'opération architecturale.

Cependant, les auteurs de l'article, en particulier le psychiatre J.-Ch. Pascal208, ont, à

leur manière, essayer d'entrevoir la fonction et la fin thérapeutique de l'architecture

psychiatrique : « L'articulation entre le projet de soin et l'architecture amène à se

poser la question de l'existence d'une architecture qui serait spécifiquement

psychiatrique, […], qui s'exprimerait aussi dans sa fonction thérapeutique. […] deux

positions archétypales, celles des « fonctionnalistes/pragmatiques », chez qui

domine le souci de mettre à la disposition des équipes soignantes et des structures

adaptées aux soins psychiatriques et donnant aux patients le maximum de confort

possible, et celle qualifiée […] de « symboliste/signifiante » qui tenterait de traduire

directement ou indirectement une représentation de la maladie mentale, dans son

espace théorique ou thérapeutique. Serait ainsi posée la question de l'impact

thérapeutique spécifique de l'architecture soignante. »209. Est-ce que ces archétypes

de l'architecture psychiatrique, inventés par un psychiatre et non par un architecte,

peuvent signifier la volonté de faire de l'architecture des hôpitaux psychiatriques un

207 In article « Mener un projet architectural en psychiatrie », p 5.208 Nous avons déjà exposé la pensée de J.-Ch. Pascal en première partie, sur la significance de l'architecture, en

tant qu'elle aurait une dimension thérapeutique, dans les notions d'architecture fonctionnaliste et symboliste.209 In article « Mener un projet architectural en psychiatrie », p 2.

118

« opérateur de pouvoir thérapeutique », ou politico-thérapeutique, si l'on pense que

c'est par la gestion de la vie des patients selon des règles strictes qu'on peut les guérir

?

Il s'avère que la notion d'une « architecture soignante » se différencie d'une

« architecture-opérateur de pouvoir » dans le sens où elle ne cherche pas à diriger

une action directe sur les internés, comme le serait l'architecture panoptique

représentative de l' « opérateur de pouvoir ». L'architecture soignante de J.-Ch.

Pascal a des effets moindres sur les comportements, bien qu'existant. Ses effets sont

produits par la création d'un environnement qui facilite les conditions de soin ou de

vie (architecture fonctionnaliste), ou qui fait art dans le sens où l'architecte cherche à

représenter dans des formes sensibles une vision de la maladie mentale, comme

pourrait l'être un tableau (architecture symboliste). Celui qui veut produire un

« opérateur de pouvoir », que parvient à être l'architecture panoptique, tend à

moduler les comportements, à avoir une emprise directe sur eux. Ce n'est pas le cas

de « l'architecture soignante » exposée dans l'article ci-dessus, ne donnant pas

l'impression de s'appuyer sur le réseau des « relations de pouvoir », inhérent à

« l'architecture-opérateur de pouvoir », mais se contentant seulement de moduler

l'environnement des patients.

Pour savoir dans quelle mesure l'architecture des hôpitaux psychiatriques est un

« opérateur de pouvoir », il faut définir cette dernière notion.

Être un « opérateur de pouvoir » pour l'architecture n'est pas exactement avoir une

« fonction » ou une « fin ». C'est avoir le pouvoir effectif d'agir sur les personnes

résidant dans le lieu que délimite l'architecture, et parfois les personnes hors de ce

lieu. Par exemple, la masse imposante des institutions asilaires est un vrai rappel à

l'ordre, qui s'adresse à l'intérieur et à l'extérieur de l'asile, tout comme le sont les

architectures des autres bâtiments de pouvoir. Cependant, l'opérateur de pouvoir

asilaire est dépassé ou relayé à plus petite échelle dans tout le corps social, par des

petits opérateurs de pouvoir dont se sert le « pouvoir psychiatrique », dans des

institutions médicalisées extra-muros (de l'hôpital de jour au cabinet du

psychanalyste), et dans des lieux apparemment dépourvus de la fonction

psychiatrique. Bien que les éventuels opérateurs de pouvoir dispersés dans

l'architecture des hôpitaux psychiatriques soient dépassés par des techniques de

pouvoir plus fines, ils sont encore en activité par le pouvoir de produire des

119

impressions fortes dans l'esprit des acteurs actifs et passifs concernés par le lieu

asilaire. Les acteurs actifs, à savoir le maître d'ouvrage, les médecins, le personnel et

les architectes, peuvent, en effet, nourrir le fantasme de se servir avec plus de prise

des opérateurs de pouvoir. Les acteurs passifs, les résidents et le corps social extra-

muros, sont touchés par ces opérateurs de pouvoir, dans le sens où, par exemple,

l'aspect général du bâtiment signifie, par sa grandeur, ordre et autorité.

L'architecture psychiatrique peut-elle être résumée à la notion d' « opérateur de

pouvoir » ? Ne se cache-t-il pas, derrière l' « opérateur de pouvoir », d'autres visages

de l'architecture psychiatrique en activité, ancrés dans l'existence des lieux asilaires

et se détachant de l'aspect de pouvoir thérapeutique et politique des hôpitaux

psychiatriques ?

Au moment où les « opérateurs de pouvoir » asilaires perdent de leur pouvoir, les

autres visages de l'architecture psychiatrique font surface et peuvent faire l'objet de

premières déterminations.

2) L'espace psychiatrique comme pharmakon .

Le premier visage qui pourrait ressortir en premier derrière les opérateurs de pouvoir

est le pharmakon. En effet, cette notion ambivalente qui superpose en elle les

contraires de poison et de remède, apparaît après la figure de l'architecture

psychiatrique comme « opérateur de pouvoir » thérapeutique, car elle est autant

impliqué dans la recherche de la création d'un « milieu thérapeutique » que cet

opérateur de pouvoir. Le pharmakon peut même être une conséquence, une sorte de

scorie que les opérateurs de pouvoir ont laissée derrière eux. Les opérateurs de

pouvoir étaient utilisés afin de participer à la dynamique de la vie asilaire, en faisant

de l'architecture un moyen actif pour régir, autant qu'elle le peut, les comportements

des individus devant se conformer à la norme disciplinaire et se soumettre aux

traitements médicaux, pour arriver à un état de guérison. Une des visées de

l'opérateur architectural dans l'espace asilaire est de créer un « milieu

thérapeutique »210, milieu qui influencerait les esprits pour les aider dans leur

processus de guérison. Or les dimensions des opérateurs de pouvoir, à savoir

210 La création du « milieu thérapeutique » est aussi l'affaire, mais sous un autre angle, de l' « architecture soignante » de J.-Ch. Pascal.

120

thérapeutique et politique, peuvent, dans certaines circonstances, se contredirent

entre elles. L'opérateur de pouvoir politique, que nous avons distingué du

thérapeutique est, comme nous l'avons vu, à la fois opérant dans une politique

intérieure et extérieure à l'asile. L'opérateur de politique extérieure a une double

fonction d'assistance et de défense de la société, même si nous avons surtout insisté

sur l'aspect de la défense sociale. Or, pour garantir la protection de l'espace social, les

malades « dangereux » sont contraints d'être enfermés et séparés de la société, dans

une logique de ségrégation. R. Castel dans la présentation qu'il a rédigée pour

l'oeuvre de E. Goffman Asiles, remarque « les contradictions thérapeutiques »

découlant du phénomène de ségrégation des malades mentaux : « En dernière

analyse, […], les difficultés de la pratique thérapeutique se comprennent à partir du

divorce fondamental qui existe entre l'institution totalitaire et la société globale, […].

Ce qui demeure irréductible dans le clivage entre personnel et reclus n'est autre

chose que la ligne de partage, passant au sein même de l'hôpital, entre l'établissement

carcéral et la vie normale. Dès lors, ces deux groupes s'affrontent en dépit du projet

thérapeutique qui devrait les rendre complices – et arrive à les réunir dans l'exacte

mesure où l'hôpital représente en même temps un milieu thérapeutique – parce que

chacun d'entre eux a tendance à se polariser autour d'une des fonctions antagonistes

de l'institution. »211. Le « milieu thérapeutique » échoue dans sa fonction parce qu'il

est conditionné par le phénomène de ségrégation ; il n'est constitué que parce qu'il

est coupé du reste du monde et par le partage entre malades et soignants. Or les

malades subissant cette ségrégation due à un partage ressenti à l'intérieur même de

l'asile, refusent de jouer le « jeu de la guérison » parce qu'ils reçoivent de plein fouet

la dégradation de leur statut juridique, ainsi qu'une dégradation morale, du fait de

leur altérisation. C'est, de plus, par cette fonction double de l'hôpital qui est « en

même temps » un milieu thérapeutique et un lieu de ségrégation - « un établissement

carcéral » -, que le lieu asilaire devient ambivalent et manque pour ainsi dire l'issue

du projet thérapeutique.

A travers la dualité du lieu hospitalier, milieu thérapeutique et établissement carcéral,

l'architecture psychiatrique est affectée, voire fécondée à son tour par cette

ambivalence. Elle peut être envisagée sous la notion du pharmakon, qui prend

ensemble les caractéristiques contradictoires de poison et de remède.

211 Robert Castel pour la Présentation d'Asiles de Erving Goffman, éditions de Minuit – Le sens commun, New York, 1961, p 28.

121

L'architecture psychiatrique comme pharmakon peut se décliner en trois caractères

spatiaux, qui ont chacun des effets contradictoires sur les malades mentaux occupant

l'espace asilaire : l'isolement, le principe de séparation et la formation d'une contre-

société.

Pour commencer, l'isolement est d'abord un moyen thérapeutique, mais il s'avère

qu'il est aussi la cause de nombreux abus à l'intérieur de l'institution et qu'il peut

laisser penser au malade qu'il est abandonné. Dans La pratique de l'esprit humain,

les auteurs font le point sur ce qu'était à l'époque des premiers aliénistes la nécessité

thérapeutique de l'isolement. Ils citent pour cela le Traité de la manie de Pinel : « La

nécessité d'isoler les aliénés de leur famille et de leurs anciennes relations a été

vivement senti à Londres et à Paris. L'expérience a prouvé qu'ils ne guérissaient

point au sein de leurs habitudes et qu'une partie essentielle du traitement est de les

environner d'objets nouveaux. »212. L'isolement est une nécessité thérapeutique car il

faut que l'aliéné sorte de son environnement habituel, (qui est le plus souvent sa

famille), qui est devenu pour lui pathogène. Ainsi une coupure avec ses proches

s'impose pour éviter que la maladie empire et pour qu'il y ait possibilité de guérison.

La famille est, en effet, souvent reconnue comme un des élément de la causalité de la

maladie mentale. C'est le milieu dans lequel s'est déclenché la maladie pour la

majorité des cas.

A ce propos, David Cooper, un des inventeurs du mouvement des années 1960 l'anti-

psychiatrie, a montré comment c'était la famille qui était l'une des causes principales

de la schizophrénie. Les familles étaient alors autant étudiées que les patients

schizophrènes eux-même. C'était grâce à l'isolement des schizophrènes de leur

famille dans des unités spécialisées, que David Cooper espérait les guérir, en

instaurant d'autres rapports entre les patients et le personnels, rapports qui tentaient

de gommer la différence de leur statut. La schizophrénie était alors pour lui une

affaire de relation, le schizophrène étant discrédité, voir ignoré par sa famille dès son

plus jeune âge. Il était donc nécessaire de créer un nouvel espace, « un milieu

thérapeutique », qui tranchait d'une part avec bien sûr le milieu familial, mais aussi

avec le milieu thérapeutique des hôpitaux psychiatriques traditionnels, qui conservait

la ligne de partage entre le normal et le pathologique, entre les patients et le

212 Citation issue du Traité de la manie, in La pratique de l'esprit humain, M. Gauchet et G. Swain, p 41, (déjà cité).

122

personnel. C'était donc dans un nouveau milieu, dans un nouveau type de relations,

que les schizophrènes avaient une chance de retrouver leur intégrité.

Le mouvement anti-psychiatrique conserve ainsi le même réflexe que les inventeurs

de la psychiatrie au XIXe siècle, contre laquelle il s'opposait. Il est de même à la

recherche d'un nouvel espace à caractère thérapeutique s'opposant aux autres

milieux, vecteurs de maladies mentales auxquels ne résistent pas les plus fragiles.

L'isolement est alors dans les débuts de la psychiatrie comme dans ses mouvements

les plus réformateurs, une nécessité thérapeutique, grâce à laquelle le patient aura la

possibilité de se reconstruire.

Cependant cette méthode thérapeutique qu'est l'isolement n'est pas perçue

ainsi par les plus concernés. La contradiction thérapeutique à laquelle fait référence

R. Castel, est avérée dans les perceptions opposées de cette méthode. Le personnel,

et en particulier les psychiatres adhérant à la théorie de l'isolement thérapeutique, se

heurtent à l'incompréhension et au refus des patients par rapport à leur isolement,

qu'ils voient comme une punition. Dans la deuxième partie d'Asiles, « La carrière

morale du malade mental », E. Goffman analyse comment un individu passe d'un

statut social à un autre, relativement à sa dénomination et à son internement en tant

que « malade mental » : « Le traitement psychiatrique de la personnalité ne revêt

alors d'intérêt que dans l'exacte mesure où il modifie le destin social de l'individu,

altération qui, dans notre société, ne devient, semble-t-il vraiment significative que si

l'individu se trouve pris dans le processus de l'hospitalisation. »213. Or,

l'hospitalisation qui produit dans la « carrière morale » de l'individu une déchéance,

s'élabore sous le signe de l'isolement : on coupe le malade mental de la société

normale, on l'interne. Cette coupure avec le monde normal est bel et bien perçu par

l'interné comme une dégradation morale, dégradation qui est le fait d'une trahison de

la famille et de la société. E. Goffman fait un focus sur ce moment de l'internement

et de mise en isolement, en essayant de comprendre les ressorts psychologiques

ressentis par l'interné face à cette situation : « Au cours de sa progression vers

l'hôpital, le malade peut être conduit à vivre, en quelque sorte, en tiers exclu, comme

s'il se trouvait confronté à une coalition visant à le faire interner. »214. Cette coalition

est composée de son « proche parent » et du psychiatre ou du représentant de

l'hôpital psychiatrique. Ainsi, l'interné a eu l'impression que ses parents ou ses amis

213 E. Goffman, Asiles, « La carrière morale du malade mental », p 180.214 Ibidem, p 191.

123

les plus proches ont conspiré contre lui pour qu'il soit hospitalisé, coupé du reste du

monde, de son ancien moi, et dévalorisé moralement. Il est donc en état de révolte et

de ressentiment envers ses proches, qu'il aimait et qui ont contribué à sa construction

personnelle, ce qui l'amène à être dans un état défavorable au processus de guérison,

et à ne pas jouer le « jeu de la thérapie » mis en place dans le lieu clos dans lequel il

a été interné involontairement215 pour la majorité des cas.

Dès lors, la méthode de l'isolement qui nécessite des moyens architecturaux liés à la

constitution d'un espace fermé, est à double tranchant : elle est un moyen

thérapeutique radical pour sortir le malade de son milieu pathogène et qu'il se

retrouve dans un milieu favorable à sa guérison, mais elle inspire au malade des

sentiments négatifs contre sa famille qui a voulu le séparer d'elle et contre la société

qui tend à faire de lui autre chose de ce qu'il a été, souvent contre son gré.

L'isolement est donc une méthode pharmakon par son ambivalence. Ce n'est donc

pas tant l'architecture en elle-même qui est pharmakon, mais elle est le support de

pharmaka, à commencer par l'isolement.

Le deuxième pharmakon relié à l'architecture est le principe de séparation.

L'architecture pavillonaire adoptée pour la construction des premiers asiles résulte de

ce principe. Il s'agit, comme nous l'avons évoqué précédemment, de séparer les

malades en différents groupes selon le critère de leur « état » ou de leur pathologie.

Chaque pavillon, à l'époque des premiers asiles, contenait respectivement les

« agités », les « malpropres », les « tranquilles », les « convalescents ». Les malades

particulièrement « dangereux » étaient enfermés dans le quartier de force ; les

hommes et les femmes étaient séparés, habitant dans deux ailes de chaque côté de

l'asile ; l'administration et le personnel avaient leur quartier réservé. Ce principe de

séparation avait un intérêt thérapeutique pour les concepteurs de l'asile : il mettait de

l'ordre entre les malades et offrait une grille de lecture claire pour les psychiatres

devant surveiller la progression des symptômes de chaque malades. Aussi, le

principe de séparation était requis pour éviter d'éventuelles contagions entre les

différents malades, à supposer que cela soit possible dans le domaine des maladies

mentales. De plus, les psychiatres ont remarqué à plusieurs reprises les effets nocifs

du mélange entre les malades sur les malades. Nous nous souvenons de l'histoire

215 Cf. loi de 1838 sur l'internement, qui se décline en internement volontaire et internement d'office. Voir aussi toute la partie de « la phase pré-hospitalière », première section de « La carrière morale du malade mental ».

124

rapportée par Pinel dans la quatrième section du Traité sur l'aliénation mentale, à

propos d'une rencontre malheureuse entre un convalescent et un aliéné en crise

venant d'un autre quartier. Cette vue a secoué l'aliéné convalescent si violemment

qu'il ne s'en remis jamais216. De nos jours, les psychiatres préconisent encore d'une

certaine manière le principe de séparation pour des raisons thérapeutiques. Les

médicaments ont certes homogénéisé les différents comportements : tout le monde,

sauf durant les moments de crise, est relativement calme. Mais il est cependant

nécessaire de séparer les malades en admission des malades au séjour à longue

durée, sans doute pour les même raisons qui ont poussé Pinel à vouloir mettre en

place des dispositifs de surveillance pour éviter les rencontres entre convalescents et

les malades atteints gravement. La vue de certains malades par des malades encore

naïfs parce qu'ils viennent de traverser une première crise, peut être traumatisante.

Ainsi, le principe de séparation est préservé actuellement dans les hôpitaux

psychiatriques dans une moindre mesure, séparant prioritairement les malades

internés pour une courte durée (parfois seulement une journée le temps de calmer la

crise) et les malades internés pour une longue durée (parfois jusqu'à la fin de leur

vie). Sur ce point, il est plus juste de dire « malades de courte ou longue durée » que

« malades aigües ou chroniques », car des malades chroniques ne peuvent être

internés que pour de courtes durées, mais à répétition.

Le principe de séparation s'appuyant sur l'architecture, peut être justifié par des

raisons thérapeutiques.

Néanmoins, ce principe de séparation peut aussi avoir des effets pervers

ressentis par les malades. E. Goffman met en avant dans « la carrière morale du

malade mental » comment le lieu ou le milieu influe sur le moi, ou pour le valoriser

ou pour le dégrader. Cette influence morale du milieu est rendu possible dans les

hôpitaux psychiatriques par la hiérarchisation des quartiers : « Il [le système des

quartiers] s'agit, dans les hôpitaux psychiatriques d'Etat, d'une série de dispositions

hiérarchisées qui règlent la vie des malades au niveau des quartiers, et des unités

administratives nommées « section », par rapport aux statuts spéciaux de liberté

conditionnelles. »217. La vie des malades n'est donc pas la même selon les quartiers

où ils sont. Le quartier qu'ils occupent dépend alors plus de leur comportement que

du niveau de leur maladie. Plus l'interné se montre docile, plus il peut « monter »

216 Cf. Pinel, Traité sur l'aliénation mentale, IV, 7, opus cité, p 238. Citation rapportée dans troisième sous-partie de la deuxième partie du mémoire.

217 In Asiles, pp 203-204.

125

hiérarchiquement et être transféré dans un « meilleur quartier ». Les quartiers sont

disposé différemment en fonction de leur niveau hiérarchique : « Au plus bas niveau,

on ne trouve en général que des bancs de bois, une nourriture insipide, un coin pour

dormir. Au niveau le meilleur, on peut bénéficier d'une pièce pour soi, du privilège

de sortir dans le parc ou en ville, de contacts à peu près neutres avec le personnel,

d'une nourriture qui passe pour bonne et de nombreuses possibilités de

divertissements. »218. L'architecture contribue donc aussi au mode de hiérarchisation

des quartiers, en état plus rudimentaire dans les bas quartiers et apportant plus de

confort dans les meilleurs quartiers. E. Goffman approfondit sa réflexion sur le

système des quartiers en montrant comment il peut jouer un rôle dans les

dispositions du moi : « […] le moi n'est pas formé uniquement par les échanges

intersubjectifs […], mais aussi par les conditions objectives de l'organisation. »219.

L'individu se fait une idée de sa personne en fonction des choses dont il est entouré,

c'est-à-dire son milieu. Or, dans un hôpital psychiatrique, les « conditions objectives

de l'organisation » ont d'autant plus de poids qu'elle modulent activement et

incessamment l'idée que se font les individus de leur « moi », ce qui est crucial dans

les fins que se donne la psychiatrie. Le sociologue souligne l'importance de ce poids

ainsi : « Le système des quartiers procure donc un exemple extrême de la façon dont

l'organisation matérielle d'un établissement peut être explicitement utilisée pour

modifier l'opinion qu'un individu se fait de lui-même […]. Plus l'orientation d'un

hôpital est « médicale » et d'avant-garde, plus il se veut fait pour les soins et non

pour la seule surveillance et plus le malade risque de se trouver en présence d'un

personnel de haut niveau, qui lui montrera que son passé est un échec, [...] »220. La

volonté de faire de l'hôpital un lieu de soin, l'accentuation sur le « médical » est donc

selon E. Goffman voué à l'échec, car le système social présent dans les hôpitaux et

s'illustrant par le système des quartiers, détruit les aspirations des internés à être vues

comme des personnes normales et égales entre elles et avec le personnel ou le monde

extérieur. Le principe de séparation en vertu de raisons thérapeutiques est un

marqueur de l'inégalité sociale attribuée aux « malades mentaux » entre eux par les

système des quartiers, et avec le personnel ou le monde extérieur par la séparation

d'avec le monde extérieur ou par le principe d'isolement.

Le principe de séparation est donc en soi un pharmakon, conduisant à faire échouer

218 Ibidem, p 204.219 Ibidem, p 204.220 Ibidem, p 205.

126

les visées thérapeutiques par les différences sociales qu'elle produit.

Enfin, le dernier pharmakon est relatif aux pharmaka de l'isolement et du principe de

séparation, est la formation d'une contre-société. C'est dans La pratique de l'esprit

humain que nous trouvons ce qu'il y a d'ambivalent dans la formation d'une contre-

société. Ce que les auteurs appellent « contre-société », c'est l'existence d'une micro-

société, mais qui s'érige contre la société dans sa volonté d'indépendance totale :

« c'est l'identification implicite ou occulte de l'institution à une société, mais une

société en réduction par elle-même complète et suffisante. »221. La contre-société

s'inspire donc de la grande société, mais se détourne d'elle en voulant être auto-

suffisante. A ce propos, les auteurs relèvent le rôle de l'architecture dans sa

formation, en particulier dans le choix d'un site éloigné et dans la ressemblance que

l'asile peut avoir avec un village222. Les auteurs analysent l'existence de cette contre-

société comme un « à côté » de l'instrument de guérison, ce qui n'est pas sans

rappeler notre analyse d'un « en de-ça » ou d'un « derrière » les opérateurs de

pouvoir, dans lesquels nous avons ranger l' « instrument de guérison » : « A côté de

l'asile-instrument, conçu comme un dispositif entre les mains du médecin, et

aménagé en vue de la plus grande maniabilité possible, il y a eu, modèle plus secret,

mais en fait de compte peut-être plus prégnant encore, l'asile-îlot social, fonctionnant

en vase clos, et formant par lui-même un petit monde, quelque chose dans l'idéal

comme une sorte de république autarcique. »223. Autrement dit, derrière l'asile-

instrument, se cache l'asile-contre-société, et le pharmakon qu'il contient en germe.

En effet, l'enceinte de l'asile était un appui pour la formation d'une micro-société, qui

protégeait les aliénés de la société qui les avait rejeté. En plus de les protéger,

l'enceinte est un moyen de leur donner en second temps la possibilité de recréer une

forme de lien social, comme nous l'avons vu à propos de la « machine à socialiser ».

Dès lors, la contre-société a le bénéfice d'adopter la forme d'une société et de sous-

tendre un lien social inespéré chez les aliénés, repliés sur eux-mêmes, et subissant un

isolement psychique, quand ils n'étaient pas internés. L'isolement matériel, qui certes

arrache les internés à leur milieu habituel et qui les sépare de leurs proches et de ce

qu'ils étaient avant, avait au moins la vertu de peut-être les sortir de leur isolement

psychique. La contre-société a sans doute des vertus produites par des opérateurs de

221 In La pratique de l'esprit humain, p 200.222 Cf. début de la quatrième sous-partie de la deuxième partie du mémoire.223 In La pratique de l'esprit humain, p 200.

127

pouvoir, à savoir la « machine à guérir » et la « machine à socialiser », comme

recréer un lien social, et apporter une amélioration dans l'état psychique de l'interné,

qu'il aura gagné dans un nouveau dialogue.

Mais la resocialisation des aliénés semble rencontrer des limites. Elle semble

rencontrer les limites de l'asile en tant que tel. Les auteurs de La pratique de l'esprit

humain remarquent que même s'il y a création de lien social, la réinsertion des

aliénés dans la société se confronte à de grands obstacles : « […] possible, par un

côté, de ramener les fous parmi les autres et les réinscrire dans le champ du

collectif ; mais à la condition, de l'autre côté, que cela se passe entre eux, dans un

espace à part, où l'on pourra sortir chacun de sa solitude tout en les gardant encore

dans l'isolement. […]. Comme si, […], l'on ne pouvait rendre l'aliéné à la compagnie

de ses semblables que dans les bornes d'une société autre, irréductiblement distincte

de la société globale. »224. Les aliénés n'ont une vie sociale qu'au sein de leurs

semblables, et ne peuvent vraiment espérer en avoir une parmi l'ensemble des

hommes. Ce constat amène les auteurs à se poser autrement la question de la

ségrégation, dont l'asile peut être considéré comme l'instrument. En effet, l'asile n'est

pas tant ségrégatif dans le principe de séparation et d'isolement qui tendrait à exclure

les aliénés de la société. « Ségrégatif, il l'est beaucoup plus profondément en ceci

qu'il tend à la limite à s'ériger en démonstration en acte de ce que les exclus pour

folie ne peuvent de fait valablement vivre qu'au sein d'un univers parallèle et

spécifique, voire relèvent en leur être même d'un ordre différent. »225. Sur ce point,

l'architecture a un rôle déterminant en ce que c'est elle qui crée cet univers

spécifique, aménagé spécialement pour les aliénés. En devenant « spéciale » quand il

s'agit de construire des hôpitaux psychiatriques, elle renforce cette forme de

ségrégation profonde, en se fondant dans la différence qu'elle adopte pour ce type

d'architecture, et en fondant un monde spécial pour les aliénés, différent du monde

normal. L'architecture, en dessinant et en matérialisant une contre-société pour les

fous, se fait en soi pharmakon, parce qu'elle accentue la charge de différence et

d'altérité du fou, en se faisant spéciale.

Les pharmaka se cachant derrière les opérateurs de pouvoir, et étant quelque part

produits par eux, se déclinent sous les termes spatiaux et officiellement

224 Ibidem, p 203.225 Ibidem, p 214.

128

thérapeutiques de l'isolement, du principe de séparation et de la contre-société. Ces

trois termes sont clairement reliés entre eux et inter-dépendants. La contre-société,

qui n'existe qu'en vertu du principe d'isolement et le principe de séparation, est ce qui

institue un régime spécial propre à la nature de « fou » attribuée à ses résidents, en

dehors de la société. L'architecture psychiatrique est présente dans ces trois

pharmaka. Elle construit des murs qui isolent, elle se divise en pavillons qui séparent

les groupes de malades, elle a une forme spécifique pour que les fous puissent vivre

dedans. En tant que pharmakon, l'architecture des hôpitaux psychiatriques est à la

fois thérapeutique et anti-thérapeutique, allant ainsi contre ses fonctions premières, et

échappant au contrôle de ses concepteurs, ayant voulu la bâtir comme « opérateur de

pouvoir » thérapeutique.

3) Hétérotopie et hétérotopies.

Le second visage qui apparaît derrière les opérateurs de pouvoir est l'hétérotopie. Ce

visage est lié au visage du pharmakon dans le sens où il se rapproche de la notion de

« contre-société », en tant que selon la définition donnée par M. Foucault dans son

texte sur les « espaces autres » dédié au Cercle d'études architecturales, les

« hétérotopies » sont répertoriés comme « ces autres lieux, une espèce de

contestation à la fois mythique et réelle de l'espace où nous vivons. »226. La contre-

société constituée dans les asiles est une sorte de contestation de la société normale,

à l'image des hétérotopies, qui sont en elle-même des contestations de l'espace.

Mais avant de comprendre en quoi l'asile est une hétérotopie, c'est-à-dire une

contestation de l'espace, replaçons ce nouveau concept dans son contexte. Ce

concept original inventé par M. Foucault est apparu dans deux textes.

Il a tout d'abord fait l'objet d'une conférence radiophonique le 7 décembre 1966 sur

France Culture, où le philosophe a été invité pour parler de la thématique « Utopie et

littérature ». Mais il a surtout été développé dans un texte qui a servi de support à

une conférence commandée à M. Foucault par Ionel Schein, membre du Cercle

d'études architecturales, pour approfondir leur réflexion sur la notion d'espace. Ce

texte n'a été autorisé à la publication par le philosophe qu'en 1984. En lisant les deux

226 M. Foucault, Dits et écrits II, « Des espaces autres » (conférence au Cercle d'études architecturales, 14 mars 1967), publié en 1984, p 1575.

129

textes227, nous nous rendons compte qu'ils sont introduits différemment. Dans le texte

radiophonique, M. Foucault commence directement par introduire le sujet du « lieu

autre », qu'il soit utopie, c'est-à-dire un « lieu sans lieu » né « dans la tête des

hommes, […], dans l'interstice de leurs mots, dans l'épaisseur de leurs récits, ou

encore dans le lieu sans lieu de leurs rêves, dans le vide de leurs coeurs. »228, ou

qu'il soit hétérotopie, « des utopies qui ont un lieu précis et réel »229. Ainsi, tout le

texte raconte ce que sont en particulier ces utopies réelles, qui s'érigent dans l'espace

en « contre-espace ».

Le texte de 1967 pour le Cercle d'études architecturales ne s'ouvre, quant à lui, pas

directement sur la notion d'hétérotopie, ni même sur « l'espace ». Pour mettre en

valeur l'importance contemporaine de l'espace, M. Foucault commence par évoquer

la « hantise » du XIXe siècle : le temps et l'histoire. Le monde était vu comme une

série de cycles, de répétitions et de crises. Cependant, au lieu d'opposer radicalement

temps et espace, comme le faisaient les penseurs du XIXe siècle, à l'image de Hegel

qui comprend le temps comme le moment négatif de l'espace, ou l'espace comme la

négation du temps230, M. Foucault tend à montrer leur entrelacement, en élaborant

une histoire des espaces. Il part du « lieu » du Moyen-Âge, pour arriver aux

« espaces de stockage » de l'âge contemporain, en passant par la découverte de

l'infinité de l'espace et de la dissolution du lieu tel qu'il est compris au Moyen-Âge,

par Galilée.

Le premier texte est dès lors un texte moins technique, adoptant le ton narratif, sans

doute parce que le philosophe s'adresse à un public large, parfois non rompu aux

concepts philosophiques. Cela a pour conséquence que le premier texte expliquera la

notion d'hétérotopie par des images, des illustrations, alors que le second se révèlera

plus analytique, notamment dans la comparaison des différents espaces et dans la

distinction entre utopie et hétérotopie.

Comment M. Foucault définit-il l'hétérotopie ? Dans le texte de 1966231, l'auteur

commence par expliquer ce terme en concordance avec la notion d'utopie.

L'hétérotopie serait une utopie existante, réelle dans le sens où elle est localisable sur

227 La conférence radiophonique, « Les hétérotopies », a été éditée et présentée par D. Defert dans l'édition « Lignes », et la conférence pour le Cercle d'études architecturales se trouve dans les dernier textes de Dits et écrits II, « Des espaces autres », 1984.

228 M. Foucault, « Les hétérotopies », édition « Ligne », p 23.229 Ibidem, p 23.230 Cf. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, II Philosophie de la nature, § 260.231 Le texte radiophonique est de 1966, et le texte pour le Cercle d'études architecturales est de 1967.

130

une carte, où elle peut être montrée. L'hétérotopie conserverait des données

imaginaires générées par l'utopie qui la constitue, mais aurait une matérialité

concrète, un espace qui lui serait donné et dû. L'hétérotopie occupe l'espace en

incorporant un lieu sans lieu. Il est à la fois un lieu et un non-lieu en son creux.

Cependant, l'hétérotopie n'est pas une utopie, ni même une utopie réalisée. Dans le

texte de 1967, M. Foucault montre bien l'originalité de l'hétérotopie par rapport au

concept connu d'utopie, à travers une comparaison avec le miroir : « […] entre les

utopies et ces emplacements absolument autres, ces hétérotopies, il y aurait sans

doute une sorte d'expérience mixte, mitoyenne, qui serait le miroir. »232 L'utopie

serait le premier effet du miroir, dans le sens où le reflet que j'aperçois est irréel, n'a

pas de lieu ; alors que l'hétérotopie est comme le deuxième effet du miroir, parce que

c'est grâce au reflet de moi que je peux en revenir à moi, à ma réalité, à mon lieu. M.

Foucault exprime le rapport entre utopie et hétérotopie via l'exemple du miroir ainsi :

« Le miroir, après tout, est une utopie, puisque c'est un lieu sans lieu. Dans le miroir,

je me vois là où je ne suis pas, dans un espace irréel qui s'ouvre virtuellement

derrière la surface, je suis là-bas […] une sorte d'ombre […] qui me permet de me

regarder où je suis absent : utopie du miroir. Mais c'est également une hétérotopie,

dans la mesure où le miroir existe réellement, et où il a, sur la place que j'occupe, une

sorte d'effet de retour ; […] le miroir fonctionne comme une hétérotopie en ce sens

qu'il rend cette place que j'occupe au moment où je me regarde dans la glace, à la

fois absolument réelle, en liaison avec tout l'espace qui l'entoure, et absolument

irréelle, puisqu'elle est obligée, pour être perçue, de passer par ce point virtuel qui est

là-bas. »233. L'hétérotopie est donc ce lieu entre lieu et non-lieu, ou plus précisément

un lieu qui pour être lieu passe par un non-lieu. L'hétérotopie est donc une

contestation de l'espace dans le sens où elle contient du négatif, du néant, c'est-à-dire

qu'elle est un lieu qui n'est pas les autres lieux, agissant comme un miroir inversé ;

elle crée aussi du positif en offrant aux autres lieux, et pour ainsi dire à la société

toute entière, une image d'eux-même, un retour sur eux-même. L'hétérotopie agit

donc à la manière du miroir - dont s'est servi M. Foucault pour expliquer la

distinction et les rapports entre utopie et hétérotopie - parce qu'elle conteste l'espace

dans ses points de non-espace, dans ses coordonnées de lieu sans lieu, et qu'elle lui

rend en retour une nouvelle image de lui-même, ainsi que des localités avec qui il est

232 In « Des espaces autres », Dits et écrits II, p 1575.233 Ibidem, p 1575.

131

en rapport.

Ces localités qui contestent l'espace et qui néanmoins s'y inscrivent, peuvent prendre

une multiplicité de formes. Dans le texte de 1966, M. Foucault en énumère

beaucoup. Pour commencer, il plante les lieux qui ne posent pas problème et qui vont

être contestés par les hétérotopies : « Il y a les régions de passage, les rues, les trains,

les métros : il y a les régions ouvertes de la halte transitoire, les cafés, les cinémas,

les plages, les hôtels, et puis il y a les régions fermées du repos et du chez-soi. »234

Ces trois sortes de régions fournissent des espaces officiels, où les actions des

hommes y sont comme prescrites par avance : dans les lieux de passage, on passe, on

se rend d'un point à un autre, sans s'y arrêter ; dans les espaces ouverts, on ne s'arrête

que pour un laps de temps, sans s'y attarder ; dans les espaces de repos ou privés, on

prend racine, on s'y ressource, on y procrée. Or ces espaces officiels recèlent de

possibilités interdites ou fictives, qui vont créer une fissure dans l'espace pour que se

délimitent de nouveaux espaces dans cet espace : les hétérotopies. C'est pourquoi les

enfants préfèrent les endroits cachés pour faire parler leur imagination : « Bien sûr,

c'est le fond du jardin, bien sûr, c'est le grenier, ou mieux encore la tente d'Indiens

dressée au milieu du grenier, ou encore, c'est le -jeudi-après-midi- le grand lit des

parents. »235. Le lieu autre est le terrain de la nouveauté, du jamais-vu, de ce que l'on

veut qui soit. Ainsi les hétérotopies sont proches des utopies dans le sens où ils sont

conditionnés par l'imagination et la fiction. Les hétérotopies créées par les enfants

naissent de leurs histoires.

Mais, « ces contre-espaces, à vrai dire, ce n'est pas la seule invention des

enfants. »236. Les adultes ont aussi voulu exploiter des lieux où pouvaient se

concrétiser leurs rêves ; les hétérotopies sont des mondes nés du désir, désir

s'étendant à l'échelle de toute une société : « La société adulte a organisé elle-même,

et bien avant les enfants, ses propres contre-espaces, ses utopies situées, ces lieux

réels hors de tous les lieux. Par exemple, il y a les jardins, les cimetières, il y a les

asiles, il y les maisons closes, il y a les prisons, il y a les villages du Club

Méditerranée, et bien d'autres. »237. Ces premiers exemples « en vrac » paraissent très

hétéroclites, certains lieux étant connotés fort positivement comme les jardins ou le

« Club Med » faisant référence aux loisirs, et d'autres hétérotopies représentent des

234 In Les hétérotopies, texte radiophonique, p 24.235 Ibidem, p 24.236 Ibidem, p 24.237 Ibidem, p 25.

132

lieux liés à la punition, à la maladie ou à la mort. L'hétérotopie de la maison close est

connoté à la fois positivement et négativement : il est un lieu de plaisirs pour ceux

qui aiment s'y rendre (M. Foucault cite l'exemple du poète Louis Aragon) et est un

lieu de déchéance morale ou d'esclavage pour ceux qui s'élèvent contre ce lieu.

Pourtant, leur hétérogénéité apparente ne doit pas nous voiler ce qui les réunit : ce

sont tous des contre-espaces.

Ils ont le point commun d'être des lieux fermés ou circonscrits. Il faut souligner que

nous retrouvons parmi ces hétérotopies les lieux de l'asile et de la prison, que M.

Foucault a travaillé dans les années 1970, après ces deux conférences sur cette

nouvelle notion. Il les a classé dans la catégorie des lieux disciplinaires, comme le

sont de même les casernes, les collèges, les usines, les hôpitaux, etc., étant

certainement eux aussi des hétérotopies. Or, la clôture qui caractérisait les lieux

disciplinaires, a l'air d'être aussi une donnée des hétérotopies ; ils font frontière avec

l'espace officiel. Le jardin est entouré de clôtures, que ce soit des haies ou du

grillage, le « Club Med » est un endroit clôt, un « village-vacance » très souvent

sécurisé, notamment dans des pays « en voie de développement », la maison close

est un lieu fermé au monde pour qu'on n'y voit pas qui se trouve là, ce que l'on y fait,

les cimetières sont aussi fermés parce que c'est un espace sacré, mais aussi pour des

raisons sanitaires, afin d'éviter les contagions entre les morts et les vivants. Enfin,

l'asile et la prison sont évidemment des lieux clos parce qu'ils ont la fonction

d'enfermer des individus, pour les discipliner et pour « défendre la société ». Les

espaces disciplinaires sont donc des hétérotopies, mêlés à des hétérotopies qui leur

ressemblent et dont ils peuvent avoir usage, mais qui n'ont pas de vocation

disciplinaire. Par exemple, les asiles utilisent beaucoup l'hétérotopie du jardin,

comme nous l'ont montré M. et J. Pigeaud dans l'article « L'asile et ses jardins »238 à

travers ce que Pinel a écrit sur le bienfait des jardins pour l'ordre des asiles. Mais le

jardin n'a en soi pas une fonction disciplinaire dans ce qu'en écrit M. Foucault dans

ses textes sur l'hétérotopie, même si on peut la lui conférer en dernier ressort : les

jardins dans les asiles et les prisons peuvent être l'espace de l'exercice et de la

promenade durant lesquels les détenus doivent parfois marcher au pas.

Dans ses textes sur l'hétérotopie, le jardin est un espace ayant « le pouvoir de

juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en

238 Cf. troisième sous-partie de la première partie du mémoire.

133

eux-mêmes incompatibles »239. Le jardin est une hétérotopie liées aux histoires du

monde, à la sublimation de la nature acquérant pour nous un sens symbolique. M.

Foucault décrit comment les Persans aménageaient leurs jardins : « Le jardin

traditionnel des Persans était un espace sacré qui devait réunir à l'intérieur de son

rectangle quatre parties représentant les quatre parties du monde, avec un espace plus

sacré encore que les autres qui était comme l'ombilic, le nombril du monde en son

milieu, (c'est là qu'était la vasque et son jet d'eau). […]. Le jardin, c'est, depuis le

fond de l'Antiquité, une sorte d'hétérotopie heureuse et universalisante (de là nos

jardins zoologiques). »240. L'espace du jardin contient en lui tous les espaces du

monde ; c'est une hétérotopie en « millefeuille ».Les hétérotopies, pour M. Foucault,

ne sont donc pas seulement des espaces négatifs ou « maudits », elles sont

polysémiques.

Cependant, l'hétérotopie est sans doute l'une de ses intuitions qui le mena à

l'étude de certains « espaces autres », qu'il qualifiera de disciplinaires et dont il

analysera la manière qu'a le pouvoir de s'y insérer et de l'exploiter. Il s'agit bien sûr

des espaces de l'asile et de la prison, ou encore de certaines hétérotopies « réservées

aux individus en crise biologique ». Les collèges et les casernes contenaient des

garçons en pleine puberté, et dont le comportement était jugé alors instable :

« Remarquez qu'au XIXe siècle encore, , il y avait le collège pour les garçons, il y

avait le service militaire aussi, qui jouaient sans doute ce rôle : il fallait que les

premières manifestations de la sexualité virile aient lieu ailleurs. »241. Un autre type

d'hétérotopie, que M. Foucault avait répertoriée dans son hétérotopologie, la science

des hétérotopies, est l' « hétérotopie de déviation ». L'hétérotopie de déviation est

une suite de l'hétérotopie de crise, dans le sens où le moment de la crise biologique

est vu lui-même comme une déviation, une anormalité temporaire du comportement :

« Mais […] ces hétérotopies de crise, […] sont remplacées par des hétérotopies de

déviation : c'est-à-dire que les lieux que la société ménage dans ses marges, dans les

plages vides qui l'entourent, sont plutôt réservés aux individus dont le comportement

est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée. De là les maisons de

repos, de là les cliniques psychiatriques, et de là également, bien sûr, les prisons. »242.

Or les hétérotopies de déviation sont un autre terme pour désigner les lieux

239 In « Des espaces autres », Dits et écrits II, p 1577.240 Ibidem, p 1578.241 In Les hétérotopies, texte radiophonique, p 26.242 Ibidem, p 27.

134

disciplinaires, puisque ces derniers ont la charge d'imposer une norme disciplinaire à

ses récalcitrants qu'il faut corriger et recadrer tant qu'ils ne l'incorporent pas.

L'asile peut donc revêtir un autre visage derrière les opérateurs de pouvoir, ressortant

plus d'une interprétation phénoménologique que d'une analyse politique. Les textes

sur les « espaces autres », dont on présume que c'est l'une des origines de la

philosophie de M. Foucault sur les espaces du pouvoir disciplinaire, peuvent être vus

comme des textes de phénoménologie. Le concept d'hétérotopie est une nouvelle

appréhension de l'espace, que seul un sujet peut avoir ; sans le sujet qui perçoit, il n'y

aurait guère d' « espaces autres », il n'y aurait qu'un espace unique et homogène, une

étendue simple et lisse. Nous pouvons rendre compte du fait que le texte de M.

Foucault sur l'hétérotopie est phénoménologique en citant la phrase suivante : « On

ne vit pas dans un espace neutre et blanc ; on ne vit pas, on ne meurt pas, on n'aime

pas dans le rectangle d'une feuille de papier. On vit, on meurt, on aime dans un

espace quadrillé, découpé, bariolé, avec des zones claires et sombres, des différences

de niveaux, des marches d'escalier, des creux, des bosses, des régions dures et

d'autres friables, pénétrables, poreuses. »243. L'espace a donc pour nous une

silhouette, il se découpe « dans l'espace », sans tomber dans l'aporie de l' « intra-

spatialité »244.

Le lieu asilaire, après l'avoir longuement étudié sous l'angle de l'architecture

psychiatrique comme opérateur de pouvoir, mérite d'être reconsidéré sous un angle

phénoménologique. Peut-être que l'opérateur de pouvoir est l'une des silhouettes

possibles perçues dans l'architecture des hôpitaux psychiatriques. Il faut donc revoir

le lieu asilaire et son architecture sous une perspective plus large, que semble nous

offrir le concept d'hétérotopie créé par M. Foucault, perspective qui pourra peut-être

intégrer les opérateurs de pouvoir architecturaux.

C'est en mettant l'espace asilaire à l'épreuve les principes de la nouvelle

science qu'est l'hétérotopologie que nous pourrons savoir dans quelle mesure

l'architecture des hôpitaux psychiatriques fait hétérotopie.

Le premier principe est « qu'il n'y a probablement pas une seule culture au monde

qui ne constitue des hétérotopies. »245 Autrement dit, toutes les cultures constituent

des hétérotopies, mais ces hétérotopies peuvent prendre beaucoup de formes, a un

grand nombre de possibilités de combinaison. L'hétérotopie est en elle-même la

243 Ibidem, pp 23-24.244 Terme ressemblant à la notion d' « intra-temporalité ».245 In « Des espaces autres », Dits et écrits II, p 1575.

135

structure, l'invariant, mais ce qu'elle contient est relatif aux sociétés : on peut ne pas

trouver les mêmes hétérotopies dans chaque société. L'asile est une hétérotopie qui

existe avant tout dans la culture occidentale depuis la fin du XVIIIe siècle. Mais des

lieux pour les fous étaient créés dès l'Antiquité, en Grèce, et au Moyen-Âge dans le

monde arabe. Sinon, toutes les sociétés donnaient un statut particulier aux fous : soit

ils étaient considérés comme des « inspirés » divinement, soit ils étaient maudits et

rejetés par la société. Les hétérotopies pour les fous sont avant tout un fait

occidental, notamment depuis l'époque du « Grand Renfermement » ; les autres

cultures « plus primitives » comptaient leurs fous dans leur société, même s'ils

avaient un statut autre.

Pour M. Foucault, il y a deux grands types d'hétérotopie : les hétérotopies de crise et

les hétérotopies de déviation, les secondes ayant remplacé les premières. Les

hétérotopies de crise sont des lieux « privilégiés, ou sacrés, ou interdits » réservés

aux individus en crise biologique (« les adolescents, les femmes à l'époque de règles,

les femmes en couches, les vieillard »246...) devant être séparé de leur communauté.

Les asiles ne sont pas des héterotopies de crise biologique à proprement parler247, ils

sont plutôt du côté des hétérotopies de déviation. Nous avons déjà vu que M.

Foucault rangeait l'asile, « les cliniques psychiatriques » dans la catégorie des

hétérotopies de déviation, parce qu'elles renfermaient les individus au comportement

« déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée »248. L'hétérotopie de

déviation est un espace autre pour les indisciplinés, pour ceux qui n'arrivent pas à

suivre la norme disciplinaire. L'asile est donc une hétérotopie de déviation régi par

une norme, qui vise à modeler les comportements. La dimension de l'architecture

asilaire comme opérateur de pouvoir intervient dans ce type d'hétérotopie.

L'hétérotopie de déviation sert à stocker les individus déviants et dans le meilleur des

cas, à stopper la déviation. Pour cela, elle a besoin d'opérateurs de pouvoir et d'une

politique particulière visant la gestion de la vie des individus. L'asile est donc une

hétérotopie en tant qu'elle a la fonction de contenir des individus indisciplinés,

rebelles à l'ordre social.

Le deuxième principe de l'hétérotopologie est qu' « au cours de son histoire, une

société peut faire fonctionner d'une façon très différente une hétérotopie qui existe et

246 Ibidem, pp 1575-1576.247 L' « asile » au sens où nous l'entendons (institution publique apparue au XIXe siècle) était moins apprécié que les couvents ou les institutions religieuses pour enfermer les adolescents au moment de l'épanouissement de leur sexualité, que les familles portées sur la religion ou l'ordre moral voulaient contenir.248 Ibidem, p 1576.

136

qui n'a pas cessé d'exister. »249. L'asile peut donc, à travers le temps, fonctionner

différemment. Au XIXe siècle, il a été créé pour constituer un lieu où serait possible

la guérison des aliénés. Puis nous avons vu, grâce en particulier aux analyses de M.

Gauchet et G. Swain, que d'autres fonctions, à teneur plus politiques, se sont greffées

à la fonction initiale. L'asile est devenu une « machine à socialiser », bien plus

qu'une « machine à guérir », même si l'on peut faire la confusion entre les deux (la

guérison par la socialisation). L'anti-psychiatrie a essayer de faire de cette

hétérotopie encore autre chose : un lieu où ne s'exercerait pas la violence de

« l'étiquette » psychiatrique, par une autre formation des soignants250. Le site de

l'hétérotopie de l'asile a tendance à se déplacer. Les premiers asiles étaient plutôt

excentré, souhaitant avoir de grands terrains, alors qu'aujourd'hui les hôpitaux

psychiatriques sont plutôt construits au milieu de l'espace urbain, voulant faire

interaction avec lui, être en rapport avec lui, mais ne constituant pas moins un

« contre-espace ».

Le troisième principe s'énonce ainsi : « L'hétérotopie a le pouvoir de juxtaposer en

un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont en eux-mêmes

incompatibles. »251 L'asile constitue en effet un petit monde à lui tout seul. Il

juxtapose des lieux de soins (les chambres), des lieux de vie (réfectoire, salles

communes), des lieux de loisirs (terrains de jeux extérieurs), des lieux d'évaluation

(le bureau du psychiatre), des lieux de punition (la chambre, voire le lit quand les

résidents y sont attachés pour calmer une crise). C'est une hétérotopie car elle

cherche en elle-même à être auto-suffisante, en prenant la forme d'une « contre-

société », et donc d'un « contre-espace ».

Le quatrième principe est : « Les hétérotopies sont liées, le plus souvent, à des

découpages du temps, c'est-à-dire qu'elles ouvrent sur […] des hétérochronies. »252.

Autrement dit, les hétérotopies constituent en leur sein un contre-temps, un temps

autre. Dans Surveiller et punir, M. Foucault décrit la forme du « temps

disciplinaire ». Il s'agit d'un temps rythmique, scandant les gestes et les mouvements

des sujets du pouvoir disciplinaire. Dans l'asile, les résidents doivent suivre un

emploi du temps strict, qu'ils n'aurait sans doute pas adopté hors de l'institution, hors

de l'hétérotopie. Un autre temps existe donc bien dans l'hétérotopie de l'asile.

249 Ibidem, p 1576.250 Cf. David Cooper, Psychiatrie et anti-psychiatrie.251 In « Des espaces autres », p 1577 (déjà cité).252 Ibidem, p 1578.

137

Enfin, le cinquième principe est que « les hétérotopies supposent toujours un

système d'ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend

pénétrables. »253. Ce principe est présent dans l'asile de manière évidente. Les asiles

doivent être fermés car ils doivent retenir enfermés les résidents. Le système

d'ouverture est indispensable pour y faire rentrer et sortir les résidents ou le

personnel, qui n'y reste que le temps de travail. Ce système d'ouverture et de

fermeture assure à l'hétérotopie la conservation de son identité. La fermeture assure

son rôle d'hétérotopie, alors que l'ouverture permet son renouvellement ; elle se

nourrit aussi de l'extérieur, reste attentive à ses attentes.

L'asile est donc bien une hétérotopie comme l'a décrite M. Foucault. Par ailleurs, il

se nourrit, notamment au moment de sa construction, des utopies formulées par les

hommes, étant une forme de miroir inversé de la société. Il est aussi une hétérotopie

paradoxale : c'est un lieu où se joue l'interdit, le désir, comme l'éprouvent les enfants

qui se jettent sur le lit des parents quand ils ne sont pas là ; l'asile est né de

l'imagination d'adultes voulant créer une autre société, une société de fous, où ils

peuvent tenter des procédés, des expériences. Ils peuvent faire ces expériences

ailleurs que dans l'espace officiel. Mais il est aussi un lieu basé sur la prescription,

sur l'ordre et sur la production d'interdits destinés aux résidents.

Ainsi, ces derniers vont créer à leur tour des hétérotopies, à l'intérieur de

l'hétérotopie de l'asile.

Dans Asiles, E. Goffman a analysé « la vie clandestine d'une institution

totalitaire »254, après avoir fait des observations de type sociologique sur le terrain,

dans un hôpital psychiatrique. Il a repéré sur place plusieurs types d'espaces, dont

certains peuvent être qualifiés d'hétérotopies : les « zones franches », les « territoires

réservés » et les « refuges ».255 Au début du chapitre sur ces « espaces

hétérotopiques », le sociologue remarque qu'il y a, en raison du « système des

privilèges » régnant à l'asile, trois divisions de l'espace asilaire. La première division

de l'espace, que nous ne jugeons pas être une hétérotopie, est l' « espace extérieur

aux limites de l'établissement »256. C'est une zone interdite, sauf pour les résidents en

253 Ibidem, p 1579.254 Titre de la troisième partie d'Asiles.255 Cf. Asiles, chapitre « Terrains de manoeuvre ».256 E. Goffman, Asiles, p 283.

138

liberté conditionnelle, mais qui doivent être accompagnés. La deuxième division de

l'espace « correspond à l' « aire de surveillance » où le malade peut se trouver sans

autorisation particulière, mais où il est soumis à l'autorité et aux restrictions

habituelles de l'établissement. »257. C'est hors de cette « aire de surveillance » que les

malades pourront trouver leurs hétérotopies, que E. Goffman appelle les « zones

franches (free places). Il s'agit d'un espace où « l'autorité du personnel se fait moins

sentir »258. Un accord tacite entre les internés et le personnel permet la délimitation

de ces zones franches où les malades ne sont plus obligés de jouer le rôle du malade

en rapport à l'autorité du personnel. Par ailleurs, il arrive que internés et personnels

partagent ces zones franches et ont un rapport presque d'égalité. Les activités se

déroulant dans ces zones franches sont, bien sûr, interdites dans la zone

correspondant à l'aire de surveillance : « là, le reclus peut se livrer à toute une série

d'activités taboues, en se sentant à peu près en sécurité. »259 C'est pour cela que les

zones franches peuvent être comparées avec les hétérotopies de M. Foucault, en

vertu de l'interdit et du désir générant ces autres zones.

E. Goffman donne plusieurs exemple de zones franches qu'il a pu observer durant

son travail sociologique dans un hôpital psychiatrique. Elles sont situées de

préférence dans des endroits cachés ou peu fréquentés : « A l'Hôpital Central, les

zones franches sont souvent vouées à des types particuliers d'activités interdites : le

petit coin de bois derrière l'hôpital est la cachette où l'on se réfugie à l'occasion pour

boire ; la cour située derrière le foyer et l'ombre d'un gros arbre au centre du parc

servent traditionnellement aux parties de poker. »260. Ces endroits où les résidents se

livrent à des activités illicites sont clairement des hétérotopies. Ils ont la

caractéristique d'être cachés ou éloignés, et sont reconnaissables par des frontières :

l'ombre de l'arbre, le petit bois, etc.

D'autres zones franches ont la vocation d'être des zones où l'on veut seulement

échapper à l'autorité, pour « rêver » en tout tranquillité : « […] la seule utilité de ces

zones franches est qu'on peut y passer un moment hors de la portée du personnel,

loin des quartiers bruyants et grouillants. Ainsi, sous certains bâtiments, subsiste

encore l'ancienne voie empruntée par les charriots […] ; sur les bords de ce couloir

souterrain, les malades ont rassemblés des bancs et des chaises sur lesquels certains

257 Ibidem, p 284.258 Ibidem, p 284.259 Ibidem, pp 285-286.260 Ibidem, p 286.

139

demeurent assis toute la journée, sans qu'aucun surveillant ne risque de les

déranger. »261. Ces endroits souterrains sont des « espaces autres » par excellence,

parce qu'ils sont non seulement sous terre, et qu'ils sont destinés à une forme

d'oisiveté ou de loisirs.

Enfin, il y a les zones franches consacrés aux activités sexuelles, interdites dans

l'asile, comme le témoigne la séparation des sexes dans deux bâtiments différents. E.

Goffman la situe dans le champ derrière l'hôpital : « C'est le cas du champ en partie

planté d'arbres derrière l'un des bâtiments principaux […]. Cette zone tient une place

importante dans la mythologie de l'hôpital, car, elle est, dit-on, le terrain d'élection

des activités sexuelles les plus débridées. »262. Cette zone réservée à l'activité

sexuelle fait hétérotopie car on y accomplit des activités contraires aux activités

officielles de l'hôpital, voire aux activités officielles de la société, d'où le fait que les

maisons closes soient pour M. Foucault des hétérotopies.

Les malades ont donc su constituer, à l'intérieur de l'hétérotopie asilaire, leurs

hétérotopies. Dès lors une hétérotopie peut être « mangée » par des hétérotopies plus

puissantes, et ainsi ne plus être vraiment hétérotopie pour les personnes vivant à

l'intérieur. C'est souvent le cas pour les hétérotopies de crise biologique ou, a

fortiori, les hétérotopies de déviation.

Le lieu asilaire peut donc prendre la figure de l'hétérotopie derrière celle des

opérateurs de pouvoir. Si nous plaçons cette nouvelle figure derrière les opérateurs

de pouvoir, c'est parce qu'elle n'apparaît pas du tout officiellement dans les projets

architecturaux, préférant se réclamer d'une efficacité technique de leurs ouvrages.

L'hétérotopie est une figure que nous pouvons sentir seulement dans le vécu, dans la

quotidienneté. L'architecture psychiatrique, dont nous avons fait peu de cas dans

cette sous-partie pour préférer les termes d' « espace » ou de « lieu », peut être

comprise de manière phénoménologique, c'est-à-dire avoir un poids pour nous, en

tant que sujet existant, et non en tant que sujet de pouvoir.

L'architecture psychiatrique possède d'autres visages derrière les opérateurs de

pouvoir : nous avons pu trouver et développer les visages du pharmakon et du

l'hétérotopie. Ce ne sont sans doute pas les seuls autres visages de l'architecture

261 Ibidem, p 286.262 Ibidem, p 288.

140

hospitalière.

Les opérateurs de pouvoir sont en avant par rapport à ces deux autres visages, parce

qu'ils s'inscrivent dans le projet officiel de l'architecture hospitalière, qui est d'être un

lieu de soin et un lieu de vie à régir. Le pharmakon est un visage qui déroge à la

règle du projet thérapeutique de l'asile, puisqu'il contient en lui, en plus des effets du

remède, des effets nocifs, des échecs de la thérapie associés à la thérapie elle-même.

Le rôle de l'architecture dans le processus du pharmakon tient surtout de la clôture

qu'elle dessine et qu'elle produit en obéissant aux normes de construction des

hôpitaux psychiatriques, notamment dans les pharmaka de l'isolement et de la

formation d'une contre-société.

Le visage de l'hétérotopie se rapproche, nous l'avons vu, du pharmakon de la contre-

société. L'hétérotopie est en effet un « contre-espace », posant problème à l'espace en

le contestant. Il se découvre aussi derrière les opérateurs de pouvoir, parce qu'il faut

l'appréhender d'une manière phénoménologique, et non par l'analyse politique qui

comprenait le fonctionnement et la portée des opérateurs de pouvoir. Or, cette

perspective du lieu asilaire peut être première ou seconde : elle peut être comprise

par tout le monde, vivant à l'intérieur ou à l'extérieur de l'asile, dans la perception et

dans le ressenti qu'ils peuvent avoir au contact de l'architecture des hôpitaux

psychiatriques, sans passer par le questionnement politique sur cette architecture ; ou

elle peut venir après le questionnement politique, pour le remettre en question, ou

pour voir s'il n'y a pas d'autres possibilités d'interprétation de l'architecture asilaire,

d'autres visages pouvant être à la racine des enjeux politiques de l'asile.

L'héterotopie est peut-être une des racines des opérateurs de pouvoir, parce qu'elle

crée par exemple des frontières produisant un lieu hors du monde, un ailleurs où

peut se déployer une autre politique. L'utopie contenue dans l'hétérotopie est

porteuse de la politique asilaire, puisqu'elle incarne le plus souvent un ordre parfait.

Les opérateurs de pouvoir sont produits par/et produisent d'autres visages du lieu et

de l'architecture asilaire, qu'il faut décoder pour comprendre leur existence et leurs

conséquences, que les concepteurs de l'asile n'ont pu alors prévoir.

141

Conclusion :

Au cours de ce développement, nous avons exploré une des problématiques

en rapport avec l'architecture des hôpitaux psychiatriques issue de Surveiller et punir

de M. Foucault, qui est celle « d'une architecture qui serait un opérateur de

transformation des individus ». Nous nous sommes demandés jusqu'où elle pouvait

se vérifier à travers l'étude de la participation de l'architecture aux fins thérapeutique

et politique de l'institution asilaire. Une architecture qui serait un « opérateur de

transformation » dans les asiles, agirait en effet sur les malades mentaux

doublement : elle contribuerait, par sa disposition spatiale, à leur guérison, mais

serait aussi le support de pouvoirs politiques par lesquels doivent passer les actions

thérapeutiques pour avoir une incidence sur les individus internés dans l'institution.

Pourtant, nous avons fait le choix de distinguer les effets thérapeutiques des

effets politiques commis par l'opérateur architectural. Même s'ils empruntent les

mêmes chemins pour agir sur les individus internés, leurs visées diffèrent : l'une tend

à soigner les malades mentaux, l'autre tend à les gouverner, à instaurer des relations

de pouvoir entre personnel et malades.

Or, dans les hôpitaux généraux, le gouvernement des malades semble avoir moins

d'importance, le soin et l'exercice médical étant la priorité. En revanche, dans les

hôpitaux psychiatriques, la gestion de la vie des hommes prend sans doute autant

d'importance que le soin psychiatrique, jusqu'à parfois le remplacer. Cela s'explique

par le fait que non seulement le pouvoir politique s'applique sur des individus qui

vivent dans l'institution psychiatrique vingt-quatre heures sur vingt-quatre, mais

aussi parce qu'ils sont, pour la plupart, considérés comme des êtres désobéissant aux

lois et à l'ordre civils, et qu'il faut savoir gouverner avec une grande efficacité.

Or, il nous semblait important de séparer ces deux visées pour bien

comprendre comment l'une et l'autre opèrent, pour savoir si un soin thérapeutique est

possible sans qu'il ne soit entièrement sous-tendu par un pouvoir politique intérieur à

l'espace asilaire, et pour répondre enfin à la question de la possibilité d'une

architecture thérapeutique qui se dégagerait de son utilisation politique, dont

témoigne le paradigme du panopticon.

142

Il nous fallait en effet séparer ces deux fonctionnement de l'architecture

psychiatrique en raison du sens de l'asile qu'avaient dégagé M. Gauchet et G. Swain

en combattant la thèse de l'asile comme logique d'exclusion issue de l'Histoire de la

folie de M. Foucault : « [...]l'exclusion de fait recouvre une inclusion de droit.

Enfermer, c'est séparer en surface, mais incorporer en profondeur »263. Ce débat entre

M. Foucault et M. Gauchet et G. Swain sur le sens de l'asile, a permis de faire

ressortir la volonté thérapeutique présente dans les textes des aliénistes du XIXe

siècle tels Pinel et Esquirol. Même si la pathologisation de la folie cache la réalité

inchangée de son altérité irrémédiable, des préceptes à valeur thérapeutique ont

commencés à être appliqués, et en premier dans le domaine de l'architecture, comme

en témoigne l'expression esquirolienne d' « instrument de guérison ».

Dans la construction effectives des asiles, de nombreux critères

architecturaux répondent aux besoins des soignants pour prendre en charges les

malades mentaux internés : les hôpitaux psychiatriques doivent occuper de grands

espaces pour accueillir le plus de malades possibles ; l'architecture des hôpitaux

psychiatriques doit compter des dispositifs de sécurité, afin que les patients, « danger

pour eux-mêmes et pour les autres », ne se fassent pas du mal à eux-mêmes ainsi

qu'aux autres personnes, intérieures ou extérieures de l'enceinte de l'hôpital ;

l'architecture psychiatrique doit être une architecture d'isolement, pour que l'interné

se coupe du monde extérieur qui l'aurait alors rendu malade ; c'est aussi une

architecture qui classe les divers groupes de personnes entre eux pour apporter aux

malades et aux soignants un environnement propice à la guérison.

L'architecture psychiatrique construit dès lors un lieu où l'on guérit en facilitant le

travail des soignants et en créant un environnement adaptés aux soins psychiatriques.

L'architecture psychiatrique est aussi tendue vers la guérison dans le sens où

elle dessine un espace où se joue une lutte entre ordre et désordre, le désordre étant

un signe et un synonyme de la maladie mental, l'ordre étant le moyen trouvé pour la

combattre et ramener les malades à l'état de raison. L'espace asilaire est donc le lieu

de cette guerre en cours, où peuvent se déployer des stratégies et des contre-

stratégies autour d'une des thématiques prégnantes de l'institution asilaire: l'ordre,

thématique que reprend et soutient l'architecture des édifices de l'asile.

Enfin, l'architecture psychiatrique a pris dès ses premières édifications la

263 M. Gauchet, préface de 2007 de La pratique de l'esprit humain, p XIX.

143

figure d'un opérateur thérapeutique à travers les métaphores de « la machine à

guérir » et de l' « instrument de guérison » inventées par les médecins Tenon et

Esquirol. A la lecture du texte d'Esquirol Des établissement consacrés aux aliénés,

nous nous sommes rendu compte que l' « instrument de guérison » est plus un rêve

inventé par l'aliéniste qu'une réalité, bien que les dispositifs architecturaux qu'il a

insérés dans le plan dessiné par Lebas, et que nous avons appelé précédemment

« critères de l'architecture psychiatrique », soient mis en valeur pour favoriser le

traitement thérapeutique sur les aliénés et leurs résultats.

L'architecture psychiatrique se révèle comme opérateur de pouvoir thérapeutique à

travers les dispositifs qu'elle contient, étant tournés vers le soin et la guérison des

malades. Certains de ces dispositifs, comme la sécurité, l'isolement ou la

classification, ainsi que l'obsession d'ordre, se croisent et se confondent avec des

opérateurs de pouvoir proprement politiques.

Nous avons aussi exploré l'architecture psychiatrique comme opérateur de

pouvoir politique indépendamment de la fin thérapeutique de l'institution

psychiatrique. Dans le chapitre sur le panoptique issu de Surveiller et punir de M.

Foucault, nous avons vu comment le pouvoir disciplinaire s'infiltrait dans les lieux

disciplinaires en étant utilisés pour maximiser la fin officielle de l'institution. Dans le

cas de l'institution asilaire, le pouvoir disciplinaire s'est développé en se servant de la

fin thérapeutique. L'opérateur de pouvoir politique est donc tout aussi dépendant de

l'opérateur de pouvoir thérapeutique pour qu'il puisse se mettre en place.

Ainsi, grâce à la méthodologie de M. Foucault sur l'analyse des « relations de

pouvoir », nous avons compris l'existence de plusieurs types de pouvoir se déployant

dans l'asile et prenant appui sur l'architecture : le pouvoir de la souveraineté

représenté par la grandeur et la solennité des édifices, le pouvoir disciplinaire

représenté sous la forme du panoptique, et le bio-pouvoir, qui apparaît dans les

considérations sur l'hygiène dans le projet architectural. L'architecture psychiatrique

a des marques du déploiement de pouvoirs pluriels, et peut aller jusqu'à se faire leur

opérateur, c'est-à-dire être le moyen et le réseau qui leur permet d'avoir des effets sur

les individus.

Le panoptique remplit, d'après la description de M. Foucault, le rôle

d'opérateur de pouvoir. Il permet en effet au pouvoir disciplinaire de s'exercer par la

144

visibilité qu'il instaure, sur les détenus dans la structure architecturale. Ainsi, leur

moindre geste est épié, le pouvoir disciplinaire pouvant de la sorte avoir prise sur

leurs mouvements et leur corps, et in fine sur leur psyché. Le panoptique se révèle

être aussi un symbole du fonctionnement politique, qui a inspiré les hommes de

pouvoir après l'effondrement de l'Ancien Régime, devant trouver de nouvelles

manières de gouverner. Le modèle du panoptique est donc un opérateur politique qui

a servi à la mise en place du « petit gouvernement » intérieur à l'asile, mais a aussi

des retombées à l'extérieur de l'asile dans le sens où le pouvoir disciplinaire a

tendance à avoir prise sur tout le corps social.

Dans le fonctionnement politique intérieur à l'asile, l'architecture est mise à

contribution à la fois pour assurer le maintien de l'ordre et pour créer une petite

société afin que les malades mentaux retrouvent une forme de lien social. Dans le

Traité sur l'aliénation mentale, Pinel privilégie une architecture de séparation, afin

que la rencontre entre des aliénés traversant un état différent ne cause pas de

dommage dans la santé de ces malades (nous retrouvons le versant thérapeutique de

l'opérateur de pouvoir), mais aussi pour ne pas créer de troubles et de désordres dans

l'asile.

Aussi, l'architecture des hôpitaux aménage, en plus des structures favorisant l'ordre,

des dispositifs permettant la socialisation des internés. M. Gauchet et G. Swain

découvrent un nouveau versant de l'espace asilaire dans le fait qu'il aménage des

lieux permettant aux aliénés de créer un lien social. C'est pour cela qu'ils dénomment

l'asile « machine à socialiser », expression pouvant aussi convenir à l'architecture

psychiatrique.

L'architecture psychiatrique est aussi le support d'une politique extérieure

dans la mesure où elle contribue à la demande de sécurité de la société, que reprend

l'Etat par des commandes de construction de nouveaux établissements et par des

réglementation dans l'architecture des hôpitaux psychiatriques. Ainsi, l'architecture

psychiatrique prend le visage d'un « instrument de défense sociale », notamment

dans le fait qu'elle renferme les individus « dangereux » et qu'elle empêche les

évasions par des dispositifs architecturaux sécuritaires et carcéraux.

Cependant, la politique extérieure de l'asile est marqué par la « désinstionnalisation »

du pouvoir psychiatrique, ce qui remet en cause l'efficacité et la puissance de

l'opérateur de pouvoir qu'est l'architecture psychiatrique. Dès lors, l'architecture

psychiatrique comme opérateur de pouvoir est-elle encore assez efficace et effective

145

pour que nous puissions la considérer encore sous cet angle ?

Nous avons en dernier temps dépassé la perspective de l'architecture

psychiatrique comme opérateur de pouvoir, bien que cette notion-là soit très riche,

pouvant se décliner en de multiples versants. Nous nous sommes demandés si la

notion d'opérateur de pouvoir appliquée à l'architecture était valide dans les étapes de

sa conception à sa réalisation. Les textes de M. Foucault et de G. Deleuze nous ont

permis de voir que l'architecture des hôpitaux psychiatriques, ou les hôpitaux eux-

mêmes étaient dépassés par des opérateurs plus fins et plus efficaces, que ce soit

dans le domaine thérapeutique, où ce sont les médicaments qui ont pris le relais, ou

dans le domaine politique, par le constat de l'infiltration du pouvoir psychiatrique

dans tout le corps social.

Cependant, nous avons validé la notion d'opérateur de pouvoir pour l'architecture des

hôpitaux psychiatriques à travers l'étude des étapes du projet architectural, comptant

une étape de réflexion et de définition des besoins, où se mêlent attentes concrètes et

rêves des concepteurs ; la notion d'opérateur de pouvoir peut donc être validée dans

le cours de cette étape initiale, où les acteurs de la construction d'un hôpital

psychiatrique ont la possibilité de l'envisager dans le sens de l'opérateur de pouvoir.

Par la suite, au regard des limites des opérateurs de pouvoir, nous avons

dessiné deux autres visages derrière l'opérateur de pouvoir : le pharmakon et

l'hétérotopie. Ces deux visages contredisent l'architecture comme opérateur de

pouvoir car ils ne vont pas dans le sens du projet d'une architecture qui remplirait

efficacement sa mission thérapeutique et sa mission politique. En effet le pharmakon

révèle les effets nocifs, les contre-effets d'une architecture adoptant des moyens

thérapeutiques comme l'isolement, la séparation et la contre-société, se révélant à la

fois bénéfiques et nocifs pour la santé des malades mentaux.

Quant à l'hétérotopie, il s'agit d'un concept ne comptant pas encore la dimension

politique. Il ne peut s'envisager qu'en vertu d'une expérience phénoménologique et

non politique, déterminant un sujet existant et ses vécus, plus qu'un sujet politique et

les rapports de pouvoir auxquels il est soumis.

Bien que la perspective de l'architecture psychiatrique comme opérateur de pouvoir

soit limitée par la remise en cause de son efficacité réelle en tant qu'opérateur, elle

146

présente sous cette figure de nombreux versants méritant notre attention : c'est une

architecture qui s'inscrit dans la finalité du soin et de la guérison des malades, et c'est

une architecture marquée par l'exercice du pouvoir, le rendant parfois actif comme

l'illustre le panoptique ; elle est aussi politique à travers les versants de la « machine

à socialiser », et de l' « instrument de défense sociale ».

Les autres visages de l'architecture psychiatrique sont des prolongements des

opérateurs de pouvoir, en étant quelques uns de leurs effets imprévisibles : par

exemple, le pharmakon est un des effets (ou contre-effets) de l'opérateur

thérapeutique.

Ils sont aussi en amont ou derrière les opérateurs de pouvoir, comme l'illustre

l'hétérotopie qui conditionne leur existence et leur déploiement, dans le sens où ils ne

peuvent s'exercer que dans des lieux spéciaux, des « espaces autres ».

L'architecture des hôpitaux psychiatrique mérite une attention philosophique pour

déceler ses enjeux politiques et pour découvrir les différentes figures superposées et

entremêlées du lieu asilaire. Le rapport philosophique à ce lieu, comportant la

philosophie politique et la phénoménologie, est sans doute déterminant pour

échapper aux représentations convenues, positives ou négatives, de sa fonction et de

son usage. Ainsi, une vision à la fois plus large et plus aigüe de l'espace

psychiatrique est nécessaire pour cerner les possibilités de changement, d'évolution,

qui semblent si difficiles pour cette institution âgée de deux siècles.

147

Bibliographie :

- Ouvrages philosophiques et sociologiques :

FOUCAULT Michel, Histoire de la folie à l'âge classique, Paris, éditions Gallimard (Collection Tel), 1972.

FOUCAULT Michel, Le pouvoir psychiatrique_Cours au Collège de France 1973-1974, Paris, éditions des Hautes Etudes (Gallimard, Seuil),2003.

FOUCAULT Michel, Surveiller et punir, Paris, éditions Gallimard (Collection Tel), 1975.

FOUCAULT Michel, Sécurité, Territoire et Population_Cours au Collège de France 1977-1978, Paris, éditions des Hautes Etudes (Gallimard, Seuil),

FOUCAULT Michel, BARRET-KRIEGEL Blandine, THALAMY Anne, BEGUIN François, FORTIER Bruno, Les machines à guérir, Bruxelles, Liège, édition Mardaga (Collection Architcture + Archives), 1979.

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GAUCHET Marcel et SWAIN Gladys, La pratique de l'esprit humain, éditions Gallimard (collection Tel), 1980 et 2007 pour la préface.

GOFFMAN Erving, Asiles_ études sur la condition sociale des malades mentaux, Les éditions de Minuit, Paris, 1968.

-Ouvrages de psychiatrie :

PINEL Philippe, Traité médico-philosophique sur l'aliénation mentale (deuxième édition), édition « Les empêcheurs de tourner en rond/Le seuil, Paris, 2005.

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- Ouvrages généraux sur l'architecture et la psychiatrie :

COLLU Claude, Architecture et maladie mentale_ vues à travers le Quartier Psychiatrique de Montauban. Montauban, achevé d'imprimer sur les presses de Colorpress, 1° édition, septembre 2005.

KOVESS-MASFETY Viviane, SEVERO Donato, CAUSSE David, PASCAL Jean-Charles etc., Architecture et Psychiatrie, Paris, Groupe Moniteur (Editions du Moniteur), 2004.

-Revues :

GAUCHET M. et SWAIN G., « Entretien avec Marcel Gauchet et Gladys Swain, par Olivier Mongin et Philippe Reynaud », Esprit n°11, 1983.

DENIS Pierre, « Architecture et Psychiatrie : à propos du Steinhof à Vienne », Synapse n°32, avril 1987.

COLLIER G. et DEFER B., « Les neuroleptiques bouleversent l'architecture de l'hôpital psychiatrique (mars 1957) »_ Rubrique : « Dans l'Information psychiatrique, il y a 50 ans», L'information psychiatrique vol 83, n°2, février 2007.

PIGEAUD Mathilde et Jackie, « L'asile et ses jardins », Psychiatrie Française numéro 4.92.s

LAUDAT B., PASCAL J.-Ch., COURTEIX S., THORET Y., article « Mener un projet architectural en psychiatrie », EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Psychiatrie, 37-876-A-80, 2008.

-Commentaires :

GROS Frédéric, Foucault et la folie, Paris, Presses Universitaires de France, 1997.

TERREL Jean, « Les rapports de souveraineté et l'invention de la souveraineté ».

LE BLANC Guillaume, « Les indisciplinés ou une archéologie de la défense sociale », in Foucault au Collège de France , un itinéraire, sous la direction de J. Terrel et G. Le Blanc, Presses universitaires de Bordeaux, 2003.

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