Le saint patron dont on porte le nom. Genèse d'une dévotion (15e-16e siècle)

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Pierre Yves Quémener

Le saint patron dont on porte le nom

Genèse d’une dévotion (15e–16e siècle)

2015

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Le saint patron dont on porte le nom

Genèse d’une dévotion (15e–16e siècle)

Illustration de couverture : Louis XII en prière

présenté par saint Michel, saint Charles, saint Louis et saint Denis Enluminure de Jean Bourdichon pour le livre d’heures de Louis XII

Composé en 1498-1499 Feuillet conservé au Getty Museum de Los Angeles

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INTRODUCTION Le saint patron dont on porte le nom est en train de disparaître de nos dictionnaires. Pourtant,

il n’y a pas si longtemps, il figurait encore au premier rang des définitions lorsqu’il s’agissait de dire ce qu’était un « patron ». Pour le Petit Larousse de 1971 le terme patron découle du latin patronus, avocat, et désigne d’abord le « Saint [ou la] sainte dont on porte le nom, à qui une église est dédiée. »

Signe des temps, le Larousse en ligne de 2015 ignore totalement le premier terme de cette définition et ne connaît plus que le « Saint considéré comme le protecteur d’un territoire déterminé (paroisse, diocèse, province, nation ou continent), d’une congrégation religieuse ou d’une corporation de métier ». Les croyances et les pratiques sociales changent et les dictionnaires constituent à ce titre un excellent baromètre de leur évolution. Nous nous proposons d’étudier ici la genèse de la dévotion au saint patron homonyme, celui dont on porte le nom. Nous chercherons à comprendre ce qui a pu provoquer l’émergence de cette dévotion au début du 15e siècle. Que nous dit-elle en outre de l’évolution des mentalités et, accessoirement, a-t-elle pu avoir un impact sur les choix de nomination ?

Le concept fusionne deux notions qu’il convient d’aborder distinctement. Il y a tout d’abord une notion de patronage qui se déclinait sous des formes multiples à la fin du Moyen Age. On y a adjoint progressivement l’idée qu’il pouvait y avoir un lien entre le nom qu’un individu recevait à son baptême et le nom du saint homonyme. Ces deux aspects constituent les deux volets de notre enquête.

LE SAINT PATRON La conception médiévale du patronage découle des pratiques du clientélisme romain qui

organisait toute la vie sociale de la Rome antique. En contrepartie de la protection qu’il accordait à ses clients, le patron pouvait compter sur leur soutien dans ses entreprises politiques ou militaires. Dans cette relation soudée par une confiance partagée, chacune des parties y trouvait son compte : les clients bénéficiaient généralement d’une assistance financière tandis que leur patron y gagnait une notoriété sociale sans laquelle il n’aurait pu assouvir ses ambitions.

Le patron à travers les dictionnaires Au bas Moyen Age (14e-15e siècle), le terme patron recouvre deux notions bien distinctes

qui contribueront toutes deux à forger le concept du saint patron homonyme. Le mot désigne d’une part un personnage, sous deux acceptions complémentaires.

Premièrement, le terme peut renvoyer à une idée de protection et il s’agit alors généralement d’une référence religieuse : le saint patron. Nous verrons plus loin envers qui s’exerçait cette protection. Dans un sens légèrement différent, le patron est celui qui exerce une autorité sur un groupe défini. En dépit de sa signification assez large, qui pouvait s’appliquer à une multitude de situations, l’utilisation du mot se limitait quasiment au bas Moyen Age à la désignation de celui qui commandait l’équipage d’un navire. Dans le compagnonnage, c’était le terme maître qui prévalait. On voit que ce qui justifiait l’emploi du mot patron dans le vocabulaire maritime était lié aux risques importants inhérents à l’activité : le patron était celui en qui les mariniers mettaient leur confiance pour assurer la protection du navire.

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Le mot patron désigne d’autre part un objet, le « modèle » d’un ouvrage, ou, dans un sens

figuré, l’idée qui lui est associée, à savoir être le modèle de quelqu’un. Dans son Quart Livre, Rabelais nous conte les déboires d’un couturier parisien nommé Rognet qui « avait utilisé une vieille Clémentine [recueil des Décrétales de Clément V] pour ses patrons et gabarits. »1

Nous retrouvons la plupart de ces définitions dans l’un des premiers dictionnaires

français-latin imprimés, celui de Robert Estienne, intitulé Les mots francois selon lordre des lettres, ainsi que les fault escrire ; tournez en latin, pour les enfans, qui propose dans sa version de 1544 :

� Le patron de quelque chose, Archetypus, Exemplar, Exemplum, Specimen. � Ung patron de navire, Nauarchus, Nauticus, Nauclerus. � Le pourtraict, patron et ordonnance d’ung edifice et autres choses, Forma.

Curieusement, ce dictionnaire ne fait aucune référence aux saints patrons, peut-être parce

qu’il était principalement destiné à l’apprentissage scolaire du latin. Quelques dizaines d’années plus tard, Jean Nicot reprend en 1606 les mêmes traductions latines que son prédécesseur dans son Thresor de la langue francoyse en y ajoutant toutefois celle-ci :

� Patron pour defenseur et protecteur, ou bienfaicteur, Patronus, Mecaenas.

Là encore il n’est pas clairement question de saints et la définition retenue peut

s’appliquer à tout individu. Ce sera chose faite en 1694 dans la première édition du Dictionnaire de l’Académie française :

� Patron, [patr]one. S. Protecteur. En parlant des Saints, il se dit du Saint dont on porte le nom, et

de celuy sous l’invocation duquel une Eglise est dédiée, ou qu’on réclame comme Protecteur d’un Païs, d’une ville. Saint Jean est son Patron, est le Patron de cette ville. S. Michel est le Patron de la France. Sainte Geneviève est la Patronne de Paris. Le jour de la Feste du Patron de cette Eglise.

Nous pouvons ainsi suivre l’évolution lexicale d’un terme qui prendra à la fin du 17e siècle une connotation essentiellement religieuse. Cette connotation était pourtant ancienne mais il ne s’agissait pas du sens le plus courant.

Les patrons de confréries Nous avons dans l’Autobiographie de Guibert de Nogent le récit d’un homme qui décida de

faire le voyage à Saint-Jacques en Galice pour se repentir des relations illégitimes qu’il avait eu avec une femme de son voisinage. En cours de route, le diable lui apparaît sous l’aspect de l’apôtre Jacques et le pousse à mettre un terme à sa vie après s’être émasculé. Par la grâce de Dieu, il revint miraculeusement à la vie et put raconter à ses compagnons ce qu’il lui était advenu après sa mort : « Je me suis trouvé transporté devant le trône de Dieu en présence de notre commune dame la Vierge Marie mère de Dieu, ainsi que de mon patron le saint apôtre Jacques… »2. Que recouvre exactement ici l’expression « mon patron » ? Elle exprime manifestement une dévotion à l’apôtre mais il est difficile de préciser si cette dévotion était personnelle et intériorisée ou si elle s’exerçait dans le cadre d’une confrérie. Nous savons en effet

1 FRANÇOIS RABELAIS, Œuvres complètes, Edition établie, annotée et préfacée par Guy Demerson, 1995, Le Quart livre, chapitre 52 (« Suite des miracles produits par les Décrétales »), p. 1055. Le texte original a été publié en 1557. 2 GUIBERT DE NOGENT, Autobiographie, Introduction, édition et traduction par Edmond-René Labande, 1981, p. 447. Le texte original a été composé vers 1115. Voici la version latine : Ante Dei thronum sub praesentia communis dominae Dei genitricis Virginis Mariae, ubi et patronus meus apostolus sanctus Jacobus aderat, delatus sum.

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qu’il existait au Moyen Age, dans toute la France, des confréries Saint-Jacques qui assuraient la cohésion sociale des pèlerins de Compostelle3.

Les confréries d’intercession se sont multipliées à la fin du Moyen Age, vraisemblablement en lien avec le sentiment d’insécurité général qui régnait alors dans l’Occident chrétien4. Chaque confrérie, quel que soit son objet, se choisissait un saint patron que l’on ne considérait pas principalement comme un modèle à imiter mais plutôt comme un intercesseur chargé d’assurer le salut de ses fidèles5. Certaines se dotaient d’ailleurs de plusieurs patrons comme par exemple dans la confrérie Saints-Pierre-et-Paul de Langres6.

Pèlerins en prière devant saint Jacques le Majeur

Livre d’heures de Jacques de Langhac (1465) BM Lyon, Ms 5154, f. 124

Les patrons personnels Au Moyen Age, la dévotion au saint patron s’inscrivait essentiellement dans un cadre

communautaire et jouait ainsi une fonction d’intégration sociale que ce soit au niveau d’un territoire, au niveau d’une corporation professionnelle ou d’une association religieuse. Nous avons cependant aussi d’autres témoignages de dévotions plus personnelles comme ceux de ces nobles dames romaines évoquées par Thomas de Celano dans les années 1250 dont une en particulier, « qui alliait la noblesse de la vertu à celle du sang [et qui] avait choisi pour patron saint François »7. Il s’agit bien ici d’une démarche motivée essentiellement par des considérations religieuses et qui ne s’apparente pas à l’adhésion à une collectivité.

D’autres récits évoquant des patrons personnels se référent plus globalement à des patrons de paroisse. Ainsi, dans la dramatique histoire de Jehan Maugue qui périt à Paris en 1478 au pont de Charenton dans l’explosion de sa bombarde, le chroniqueur nous rapporte que « après le trespas

3 Sur ces confréries voir DENISE PERICARD-MEA, Compostelle et cultes de saint Jacques au Moyen Age, 2000, p. 135-164 (« les confréries Saint-Jacques »). 4 JEAN DELUMEAU, Rassurer et protéger, 1989, p. 248 5 CATHERINE VINCENT, Les confréries médiévales dans le royaume de France (13e-15e siècle), 1994, p. 87 et, du même auteur, « Structures et rituels de sociabilité à la fin du Moyen Age : bilan et perspectives de recherche », Memoria y Civilizacion, 2000, n° 3, p. 7-36 6 « A Langres qui est noble lieu / La confrérie célébrons / A le feste du Corps Dieu / Et le jour de nos deux patrons ». Extrait des statuts de la confrérie rédigés à la fin du 15e siècle. Cité par CATHERINE VINCENT, Les confréries…, p. 90 7 THOMAS DE CELANO, Traité des miracles de saint François, dans Saint François d’Assise, Documents écrits et premières biographies, rassemblés et présentés par les PP. Théophile Desbonnets et Damien Vorreux O.F.M., édition de 1981, p. 522. Le traité des miracles a été composé en 1251-1252.

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dudit Maugue, fondeur de ladite bombarde, le corps fut recueilly, ensevely, et mis en bière, et porté à sainct Merry à Paris son patron, pour y faire son service »8. Il y a tout lieu de croire que l’auteur faisait ici référence à la paroisse de résidence du défunt, à savoir celle de Saint-Merry.

Le patron protecteur Dans les textes antérieurs au concile de Trente, le terme patron appliqué à un saint a

généralement le sens de protecteur, celui qui tient sous sa garde et qui défend son fidèle contre l’adversité. Il a souvent été employé dans un sens péjoratif par les réformateurs. Dans ses Cent sermons sur l’Apocalypse publiés en 1558, Henri Bullinger s’en prend ainsi au culte des saints en comparant les pratiques catholiques aux usages de l’Antiquité romaine :

« Il est bien vray que les Ethniques et Payens confessoyent qu’il y avoit un Dieu souverain et tout

puissant, mais ils lui donnoyent beaucoup de compagnons, ausquels ils assujettissoyent les éléments, les maladies, les arts, les sciences, les provinces, les régions, les villes, les membres du corps humain et autres choses semblables. […] Ainsi chacune province, et région, et ville, et bourgade avoit son patron et défenseur ; et chacune maison avoit son bon Ange, ou son dieu domestique. […] Tout ceci se trouve és livres des Payens, et és histoires des nostres, et aussi és livres de ceux qui ont convaincu les Payens d’idolatrie. Aujourd’huy en la papauté on n’y a rien changé que les noms. »9

L’humaniste Henri Estienne est à peu près du même avis en 1566 en considérant que tous

les saints catholiques ne diffèrent en rien des dieux tutélaires des païens : « Mais voici un’objection qu’on me pourra faire sur ce que j’ay dict, que les papicoles faisoyent

moins d’honneur à leurs saincts que les payens avoyent faict à leurs dieux, quand ils donnoyent à entendre que chacun sainct n’avoit puissance que sur une maladie, et ne sçavoit faire qu’un mestier. On me pourra objecter les saincts qui sont patrons des villes ou pays ne plus ne moins que les payens avoyent un dieu patron de chacun lieu. […] Ainsi les Espagnols pour leur patron ont saint Jaques, les François ont sainct Denys, et ceux du Limosin ont spécialement S. Martial, les Alemans tous en général ont saint George, et ceux d’Augsbourg ont eu saint Ulrich, ceux de Colongne ont les trois Rois, les Milanois ont sainct Ambroise, les Vénitiens saint Marc, les Rommains de nostre temps S. Pierre et S. Paul, et leur lieutenant. Je laisse les saincts qui ont donné leurs noms aux villes, comme sainct Quentin, saint Disier, sainct Denys, S. Agnan, sainct Paul, sainct Omer, qui se peuvent en Latin appeler, (comme aussi les autres que je viens de nommer) tutelares sancti, ainsi qu’on disait tutelares dii. »10

Dans le Quart livre, Rabelais raille à son tour l’inculture d’un « moine d’Amiens nommé

Bernard Lardon » indifférent à la beauté de la ville de Florence mais désolé de n’y trouver rien de bon à manger : « Dieu et monsieur saint Bernard notre bon patron soient avec nous, en toute cette ville, je n’ai pas encore vu une seule rôtisserie, et pourtant j’ai cherché et regardé avec soin… »11. Quoique le moine porte ici le même nom que son « bon patron », il faut sans doute y voir un jeu de mot de l’auteur plutôt qu’une référence au saint patron homonyme : Bernard de Clairvaux était en effet le saint patron de l’ordre des Cisterciens.

Dans son Histoire de Bretagne publiée pour la première fois en 1582, Bertrand d’Argentré décrit de son côté le pape Innocent III à la manière d’un avocat plaidant la cause de Jean sans Terre: « Ce S. Père sans autrement examiner ce qu’il disoit, s’il estoit vray, à l’odeur de ce qu’on luy presentoit contant, prit sa cause en main, se faisant advocat, patron et protecteur du meurtrier, et voit on son plaidoyer rapporté par Mathieu Paris en l’an MCCXVI12. » Dans le même ouvrage l’historien breton évoque la mémoire de « S. Yves, surnommé Haelory, le bon patron des

8 JEAN DE TROYES, Histoire de Louys XI, roy de France, publiée par M. Godefroy dans les Mémoires de Messire Philippe de Comines, Tome 2, 1723, p. 252-253. 9 HENRI BULLINGER, Cent sermons sur l’Apocalypse, 1558, chapitre 13, p. 230v. 10 HENRI ESTIENNE, L’introduction au traité de la conformité des merveilles anciennes avec les modernes, 1566, p. 599-600 11 FRANÇOIS RABELAIS, op. cit., Le Quart livre, chap. 11 (« Pourquoi les moines sont volontiers en cuisine »), p. 891 12 BERTRAND D’ARGENTRE, Histoire de Bretagne, Troisième édition, 1618, p. 270

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travaillez en procès », enseveli à Lantreguer dans le diocèse de Tréguer dont « le Patron estoit S. Tugal, qu’ils [les Bretons] appelloient en leur langue S. Pabut »13.

Ce sont au total trois utilisations différentes du terme patron qui tournent toutes autour de la notion de protection : D’Argentré présente saint Tugdual, fondateur putatif de l’évêché de Tréguier, comme le saint tutélaire du diocèse, saint Yves veille sur les intérêts des justiciables tandis qu’Innocent III s’est fait le défenseur du souverain anglais.

Le cas de saint Yves est particulier. Avec lui, nous découvrons un nouveau type de patronage, celui des corporations. L’ancien juge ecclésiastique breton avait été choisi comme patron par les avocats auprès de qui il bénéficiait d’une solide réputation de probité et d’impartialité. Dans Les neuf matinées du seigneur de Cholières composées en 1585, l’auteur – ancien avocat lui-même – vante les mérites du saint par l’intermédiaire de l’un de ses personnages: « Vous avez un si bon et loué patron Monseigneur S. Yves, il avoit des mains, mais c’estoient des mains telles que je desireroie estre semblables les mains de tous vous autres Messieurs les Advocats. Elles ne sçavoient que c’estoit d’or, d’argent ny de presens, elles luy servoient pour le public ; les vôtres sont crochues, et ne treuvent rien de trop pesant ny de trop chaud »14. Pour Bertrand d’Argentré, autre juriste en son temps, saint Yves était comme on l’a vu patron des « travaillez en procès », à savoir les plaideurs amenés à défendre leur cause en justice. Le patronage ne s’exerce pas ici sur une corporation particulière mais une catégorie sociale d’individus en quête de protection15.

Le patron peut être à la fois protecteur et avocat. Cette double fonction est également commentée par Nicolas de Cholières qui rappelle que les avocats étaient parfois appelés patroni en latin : « Quant aux Advocats, s’ils se souvenoient de leur nom, et pourquoy on leur a donné ce beau tiltre, les appelans Patroni, ils ne se lairroient aller au bris de l’argent »16. Il se réfère à cette occasion à un passage des Vies des hommes illustres de Plutarque qui expliquait ainsi l’origine des sénateurs romains :

« Ces sénateurs furent, dit-on, nommés patriciens, ou parce qu’ils étaient pères d’enfants libres, ou

plutôt, selon d’autres, parce qu’ils pouvaient montrer leurs pères, ce que n’auraient pu faire la plupart de ceux qui s’étaient rassemblés les premiers auprès de Romulus. Quelques auteurs dérivent ce nom du droit de patronat : c’est ainsi qu’ils appelaient, et qu’ils appellent encore, la protection que les grands accordent aux petits. On fait remonter ce droit à un des compagnons d’Evandre, nommé Patron, qui, protecteur zélé des indigents, laissa son nom à cet exercice de bienfaisance »17.

Le patron est un pasteur qui veille sur son troupeau. C’est du moins ainsi que nous le

présente André Thevet dans Les vrais pourtraits et vies des hommes illustres lorsqu’il évoque l’adhésion d’Eusébe de Césarée à l’hérésie arienne : « Car de patron et chef principal qu’il estoit de l’Arrianisme, il [le Tout Puissant] l’a transformé en pasteur et défenseur du troupeau Chrétien. »18. Pour André Thevet, le patron est aussi un modèle à imiter comme il le rappelle dans sa présentation de la vie de saint Ambroise : « [Que les docteurs] exhortent, reprennent et poursuyvent de telle façon ceux qui auront mespris, qu’ilz les amènent à contrition de cueur et vraye recognoissance de leurs fautes ; de choisir patron sur lequel ils doivent régler eux, leur vie et actions. »19. C’est cette seconde approche qui va être développée par les promoteurs de la Réforme catholique après le concile de Trente.

13 BERTRAND D’ARGENTRE, ibid, p. 66 14 NICOLAS DE CHOLIERES, Les neuf matinées du seigneur de Cholières, 1585, p. 81 15 Sur le patronage des corporations, voir P. BONNETON, « Les corporations et leurs saints Patrons », Bulletin de la Société Historique de Compiègne, 1931, p. 131-167 16 NICOLAS DE CHOLIERES, ibid, p. 90 17 PLUTARQUE, Les vies des hommes illustres, traduction de Dominique Ricard, Tome 2, 1830, p. 181 18 ANDRE THEVET, Les vrais pourtraits et vies des hommes illustres, 1584, livre II, p. 86v. 19 ANDRE THEVET, ibid, p. 101. L’auteur reprend à la page 219 cette expression « se régler à son patron » : « Ils estoient bien d’advis, pour contenter leurs insolentes passions, de se régler à son patron, jouxte le commun proverbe : à l’exemple du Roy un chacun se gouverne ».

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Le modèle à imiter Un patron est un modèle. Au 16e siècle, les deux termes sont équivalents mais le second est

bien moins souvent utilisé que le premier. Dans le langage courant, le mot patron est fréquemment associé au terme exemplaire pour qualifier un individu dont on vante les mérites :

« Ainsi serez vous à vostre femme en patron et exemplaire de vertus et honesteté » (Rabelais, Le Tiers

livre, 1532)20 « Monseigneur, estes reputé par tout ce royaume comme un vray patron et exemplaire de vertu »

(Du Fail, Contes et discours d’Eutrapel, 1585)21 « Retien le vray patron des saines parolles, lesquelles tu as ouyes de moy. Les autres exposent ce passage en ce

sens : ta doctrine soit comme un exemple et patron auquel les autres se puissent régler, ce que je n’approuve point. » (Calvin, Commentaire de la seconde épître de Paul à Timothée, 1548)22

La publication du Catéchisme romain en 1566 marque une étape importante dans la

réorganisation de l’Eglise catholique. Emile Male considérait d’ailleurs que le Moyen Age s’achevait d’une certaine façon en 1563, lorsque les théologiens du concile de Trente remirent en question l’art religieux tel qu’il était pratiqué jusqu’alors23. Il est clair que les décrets du concile ont posé les fondements d’une restructuration religieuse majeure qui impacta durablement les comportements sociaux à partir de la fin du 16e siècle. Concernant le sacrement de baptême, le catéchisme de 1566 donnait pour la première fois des instructions précises au clergé catholique sur le choix du nom à attribuer au nouveau-né :

« Enfin on luy impose un nom qui doit estre celuy de quelque personne qui ait mérité par

l’excellence de sa piété et de sa fidélité pour Dieu, d’estre mis au nombre des Saints, afin que par la ressemblance du nom qu’il a avec luy, il puisse estre excité davantage à imiter sa vertu et sa sainteté ; qu’en s’efforçant de l’imiter il le prie, et qu’il espère qu’il luy servira de protecteur et d’avocat auprès de Dieu pour le salut de son ame et de son corps. »24

Ce texte n’utilise à aucun moment le terme patron pour désigner les saints. Toutefois, tous

les sens du mot s’y retrouvent : le nouveau baptisé est invité à prendre modèle sur le saint dont il porte le nom afin qu’en retour le saint soit pour lui un protecteur et un avocat. Le catéchisme entérine définitivement la justification de la dévotion au saint patron dont on porte le nom. Tout l’enseignement pastoral va désormais s’appliquer à diffuser cette doctrine par le biais des différents moyens à sa disposition. Nous y reviendrons mais contentons-nous pour le moment d’examiner les emplois du mot patron dans l’Histoire de la vie, mort, passion et miracles des Saincts, ouvrage collectif dont la première édition fut publiée en 1576-1577 sous la direction de René Benoist25. Dans cet ouvrage, lorsqu’il est appliqué à des saints, le terme est utilisé pour préciser le statut d’une personne ou pour décrire un modèle de comportement. Dans le premier cas, le mot ne désigne jamais un saint personnel, un saint envers qui un individu pouvait avoir une dévotion particulière. Selon la conception classique du patronage, un patron protège toujours les intérêts d’un groupe, c’est une notion collective : un patron n’a pas qu’un seul client. De fait, sont

20 FRANÇOIS RABELAIS, Œuvres complètes, Edition établie, annotée et préfacée par Guy Demerson, 1995, Le Tiers livre, chapitre 30, p. 698 21 NOËL DU FAIL, Contes et discours d’Eutrapel, dans les Œuvres facétieuses de Noël du Fail, édition Assezat, tome 2, 1874, p. 383 (« Appendice : A hault et puissant messire Loys de Rohan ») 22 JEHAN CALVIN, Commentaires sur toutes les Epistres de l’Apostre sainct Paul, édition de 1548, p. 233. L’auteur commente un passage de la seconde épître de Paul à Timothée (2Tim 1,13) 23 EMILE MALE, L’art religieux de la fin du Moyen Age en France, 1908, édition de 1995, p. III. 24 Le catéchisme du Concile de Trente, traduction nouvelle, édition André Pralard, 1673, p. 221. Une version bilingue fut publiée en 1685 par GASPARD MIGEOT, Le catéchisme du Concile de Trente latin-françois, p. 429. 25 Les passages cités sont extraits de l’édition de 1596. Les principaux collaborateurs de l’ouvrage furent Pierre Viel, Jacques Tigeou, Clément Marchant, Jean Le Frère et Pascal Robin. Sur le maître d’œuvre de ce recueil voir EMILE

PASCQUIER, Un curé de Paris pendant les guerres de religion : René Benoist, le pape des Halles (1521-1608), 1913, p. 166-170 et p. 339-341

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déclarés patrons – ou patronnes – dans les Vies des saints de René Benoist : Léon, patron de Bayonne, Médard, patron et deffenseur de Soissons, Just, patron de Lyon, Constancien, patron de Javron, Genevièvre, patronne et tutélaire de Paris, Martin, l’un des patrons réclamez par le peuple de France. Le patronage peut s’exercer également sur une communauté religieuse, Marie Madeleine est ainsi patronne des Frères Prêcheurs.

Par ailleurs, le terme patron renvoie plus généralement à un modèle donné en exemple aux lecteurs. Il est employé dans ce sens à de très nombreuses reprises comme pour marteler le nouvel enseignement du catéchisme tridentin : Nicolas était un vray patron et exemplaire de vertu, Guillaume de Bourges était un patron de bon exemple et de saincteté à ses subjets, Maur un exemple et patron, Julien un patron et advocat, Vast un vray patron de vertu et innocence, Aubert un vray patron et exemplaire de saincteté, Aubin un vray patron d’humilité, de charité et piété, Vulphran un mirouer et patron de saincteté, Eustache un vray patron et exemple de patience, René un patron et défenseur tutélaire, Serene l’advocate, patrone et deffenseresse de la cité, etc.26

En quelques occasions, les auteurs utilisent le terme modèle, mais toujours dans le même sens : Dominique est un modèle et exemplaire de toutes vertus, Sylvain, un juste modèle de la religion chrétienne, etc.27. De Fremin, on nous dit que sa vie servoit comme d’exemplaire et modèle de bien vivre à tous et Febrouie cumule les qualificatifs puisqu’elle est présentée comme un modelle, exemplaire et patron de toute vertu.

Les vies de saints de la fin du 16e siècle ont une portée didactique immédiate qui vise à proposer des modèles de comportement aux fidèles. Du strict point de vue du vocabulaire, le saint patron reste encore essentiellement le protecteur d’une communauté et ne renvoie pas à une éventuelle homonymie avec un individu, ce qui se comprend fort bien puisqu’il n’est pas envisageable que tous les membres d’une communauté portent le même nom. C’est également l’idée qui ressort de l’examen des clauses testamentaires à la fin du Moyen Age.

Le saint patron dans les testaments En 1902 et 1907, Ulysse Robert publia 229 testaments de l’officialité de Besançon rédigés de

1265 à 150028. Pour notre enquête sur la genèse de la dévotion au saint patron homonyme, ce corpus est particulièrement intéressant en raison de son homogénéité et de la période étudiée car il va nous permettre d’établir une chronologie des pratiques testamentaires. Le corpus se répartit comme suit : 13 testaments du 13e siècle, 119 pour le 14e siècle et 96 pour le 15e siècle. Quoique l’auteur indique que « dès l’année 1310, au moins, on voit apparaitre […] la recommandation à la Vierge et à tous les saints »29, ces mentions sont rarissimes au 14e siècle et il faut en fait attendre le siècle suivant pour observer à Besançon le développement de cette pratique. Nous nous intéresserons donc uniquement aux documents du 15e siècle en laissant par ailleurs de côté ceux qu’Ulysse Robert a identifié comme étant de faux manifestes, forgés par l’abbé Guillaume au 18e siècle afin de satisfaire certaines de ses relations30. En définitive, j’ai examiné 93 testaments et relevé pour chacun d’entre eux les occurrences suivantes :

� Le testament contient une recommandation à Dieu ou aux saints, � L’un de ces saints est qualifié de patron ou de protecteur, � Le saint patron est un homonyme du testateur.

26 Autres mentions similaires pour Marie, Notre-Dame du Folgoët, Glossine, Mein, Febrouie, Célerin, Zozimas, Pierre martyr, Vualdrée, Lambert, etc. 27 Autres exemples avec les saints Jérôme, Bernard et Nicet. 28 ULYSSE ROBERT, Testaments de l’officialité de Besançon (1265-1500). Le tome 1 (1265-1400) a été publié en 1902 et le tome 2 (1402-1498) en 1907. 29 ULYSSE ROBERT, ibid, tome 1, p. 189 30 ULYSSE ROBERT, ibid, tome 1, p. 187

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Les résultats sont présentés dans le tableau ci-dessous : La recommandation à Dieu et aux saints dans les testaments de Besançon

Décennie 1400 1410 1420 1430 1440 1450 1460 1470 1480 1490

Nombre total de testaments 8 8 13 11 3 10 12 16 9 3 Recommandations 3 2 1 1 6 10 6 2 Patron ou protecteur 3 5 5 2 Homonyme 2 1

(Source : Testaments de l’officialité de Besançon 1265-1500)

Il apparaît que les comportements changent de manière significative à Besançon dans les

années 1460. La pratique de la recommandation se généralise pour devenir quasiment systématique à la fin du 15e siècle. Cette pratique nouvelle ne marque évidemment pas la naissance du culte des saints dont la vitalité était déjà bien attestée dans l’Occident depuis plusieurs siècles, notamment par la popularité extraordinaire des pèlerinages et par les récits de miracles. Il s’agit donc plus spécifiquement d’une innovation dans les pratiques testamentaires. Jusque dans la première moitié du 15e siècle, les testateurs se contentaient en général de commander des messes au clergé local pour assurer le salut de leur âme. Voici par exemple un extrait du testament de Guillaume de l’Epée en 1360 : « Vuis et ordonne que tuiz li prestres qui chanteront messes, le jour de mon obit, en ladicte église pour le remede de l’arme de moy et de mes ancessour aiens dous gros tornois d’argent par une foiz »31. Ou encore celui-ci de Perrin d’Avilley en 1414 : « Je donne par une fois allabel [à l’abbé] dudit Bellevalx dix livres estevenans, pour ce qu’il soit tenuz et chargiez de prier a Dieu pour le remede l’ayme de moy. »32

Le recours aux saints à partir des années 1460 peut être interprété de plusieurs manières. Ce pourrait être une réponse à une plus grande appréhension de la mort dans un contexte social ou économique difficile. Il semble toutefois qu’il marque plus probablement une perte de confiance des populations dans l’efficacité de l’intercession de leurs prêtres33. En général, la recommandation n’est adressée qu’à quelques personnes : Dieu (ou Jésus qui lui est assimilé), la

31 ULYSSE ROBERT, ibid, tome 1, doc. 81, p. 426 32 ULYSSE ROBERT, ibid, tome 2, doc. 144, p. 28 33 Cf. NOËL COULET, « La désolation des églises de Provence à la fin du Moyen Age », Provence historique, 1956, tome 6, fasc. 24 (2e partie : « les clercs et leurs paroisses »), p. 123-141. L’auteur décrit la situation religieuse en Provence au début du 15e siècle à partir de rapports de visites pastorales. La critique récurrente formulée par les fidèles à l’encontre de leurs prêtres est clairement d’être « laissés à eux-mêmes, abandonnés sans secours sur la voie de leur salut » (p. 132).

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Vierge très souvent, un ou plusieurs saints fréquemment, auxquels on ajoute une mention à toute la cour céleste :

« Je rend et recommande mon ame, quant elle partira de mon corps, a Nostre Seigneur Jhesus Crist,

mon souverain createur et redempteur ; a mon seigneur saint Ylaire, mon vray patron et protecteur, et a toute la court celestial de paradis. » (Isabelle de Clermont, 1472)

« Je rend et recommande l’ame de moy, quant elle partira de mon corps, a Dieu, mon souverain createur ; a la glorieuse virge Marie, sa doulce mere ; a mon seigneur saint Ligier, mon protecteur, et a toute la court celestial de paradis. » (Marie d’Esmars, 1480)

« L’ame de moy, dès maintenant et quant elle sera separee de son corps, je la rend et recommand a son benoid salveur et redempteur Jhesus Crist, a sa glorieuse et piteuse mere, a la benoite Marie Magdalenne, ma patronne, et a toute la court celestial de paradis. » (Georges Paitre, 1486)34

Nous avons au total trente-et-un cas de recommandations dans notre corpus dont

quatorze avec mention d’un saint patron et deux avec mention d’un saint protecteur, essentiellement dans la seconde moitié du 15e siècle. Certains testateurs se recommandent à plusieurs patrons (Martin et Claude pour Philibert Jacotet en 1498) et il n’est pas rare que le saint patron ou la sainte patronne soit d’un sexe opposé par rapport à celui du testateur.

Dans les premiers testaments avec recommandations, les saints invoqués ne sont jamais qualifiés de patrons mais il semblerait que l’évolution onomastique observée à partir de 1460 corresponde davantage à un changement dans la formulation des requêtes qu’à une véritable évolution du concept du saint patron. En effet, la structure des requêtes est exactement la même : les saints pour lesquels les testateurs ont une dévotion particulière sont généralement nommés « mon seigneur » (ou « ma dame » pour une sainte) ; dans les actes tardifs ils peuvent être qualifiés en outre de « vray patron », « glorieux patron », « mon protecteur » ou autre complément de désignation.

Il y a très peu d’homonymies entre les noms des testateurs et ceux de leurs patrons. Certains documents sont suffisamment détaillés pour nous permettre de retrouver ce qui a motivé le choix du saint. Le tableau ci-dessous récapitule les testaments concernés :

Les saints patrons des testateurs de Besançon N° doc

Nom du testateur

Date

Paroisse résidence

Saint paroissial

Saint patron

Justification

194 Guillaume Gay 1467 Besançon Jean Bapt. Jean Baptiste 197 Jean de Chyssey 1468 Buffard Hilaire Hilaire 198 Jeannette

Vienochot 1469 Besançon Maurice Maurice

199 Huguenin de Vuillafans

1470 Scey Pierre et Paul

Pierre « dont je suis parroichien » Homonymie

203 Isabelle de Clermont

1472 Buffard Hilaire Hilaire « mon seigneur saint Ylaire dudit Buffert »

205 Jacques Mouchet 1474 Poligny Hyppolite Jacques Homonymie 208 Guillaume

de Blandans 1475 Montaigne Maurice Maurice Epouse de Jean de Saint Moris

215 Jean du Châtelet 1479 Besançon Jean Bapt. Jean Baptiste Homonymie 216 Marie d’Esmars 1480 Flammerans Léger Léger 222 Georges Paitre 1486 Besançon Madeleine Madeleine 223 Thiebaud

de Sagey 1487 Léger

224 Pierre Rougemont 1480 Baume Martin Martin 225 Pierre Dronier 1487 St-Lupicin Lupicin Lupicin « ou je fus baptizé » 226 Jeanne Huguenot 1490 Besançon Jean Bapt. Jean Baptiste « duquel suis parrochienne » 229 Philibert Jacotet 1498 Besançon Jean Bapt. Martin et Claude

34 ULYSSE ROBERT, ibid, tome 2, documents 203 (p. 166), 216 (p. 188) et 222 (p. 204).

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Le constat est assez net : dans la plupart des cas, le saint patron du testateur est également le patron de la paroisse où il réside. Nous avons trois cas d’homonymies mais dans deux cas le patron est également le saint paroissial et nous pouvons supposer – compte tenu du constat précédent – que la référence paroissiale prime sur la dévotion privée. La revendication d’un patronage est donc principalement la marque d’un rattachement à une communauté. Il n’y que dans le cas de Jacques Mouchet, chevalier, que le choix du saint patron semble se justifier par une homonymie. Dans le corpus de Besançon retranscrit par Ulysse Robert, il y avait également un autre testament mentionnant une homonymie entre le testateur et le saint patron – celui d’Hugues Portier en 1482 – mais il s’agit selon l’auteur d’un faux manifeste.35 Le patron était en l’occurrence « saint Hugues », ce qui paraît d’ailleurs bien anachronique au 15e siècle car en dépit de la canonisation d’Hugues de Cluny en 1121 ou celle d’Hugues de Grenoble en 1135, il n’était pas d’usage à cette époque de revendiquer le patronage d’un saint récent qui ne disposait d’aucune titulature d’église paroissiale.

Les résultats de Besançon peuvent être complétés par les données des Testaments enregistrés au Parlement de Paris sous le règne de Charles VI publiés par Alexandre Tuetey en 188036. Le corpus comporte 236 testaments rédigés de 1375 à 1421 et les occurrences des recommandations aux saints se présentent comme suit :

La recommandation à Dieu et aux saints dans les testaments de Paris

Décennie 1375 1380 1390 1400 1410 1420

Nombre total de testaments 1 0 15 102 100 18 Recommandations 2 19 11 2 Patron ou protecteur 2 2 Homonyme

(Source : Testaments enregistrés au Parlement de Paris sous le règne de Charles VI)

L’analyse confirme le caractère relativement marginal des recommandations aux saints au

début du 15e siècle. Nous avons quatre testaments avec référence au patron du testateur et il s’agit à chaque fois du saint patron de la paroisse37, sans homonymie entre les deux.

L’invocation aux saints vise un double objectif : l’accompagnement de l’âme du défunt jusqu’aux portes du paradis et l’intercession pour son admission auprès de Dieu. Le testament de Guillaume de Chamborand est particulièrement explicite à cet égard :

35 ULYSSE ROBERT, ibid, tome 1, p. 188 et tome 2, p. 230 (doc 220) 36 ALEXANDRE TUETEY, Testaments enregistrés au Parlement de Paris sous le règne de Charles VI, 1880 37 ALEXANDRE TUETEY, ibid, testaments n° 80 (1407, p. 203), 103 (1408, p. 232), 146 (1412, p. 309) et 150 (1413, p. 324)

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« Premièrement il, comme bon et vray catholique, recommanda l’ame de lui, quand de son corps

departira, à Nostre Sauveur Jhesus Crist, à la tres glorieuse Vierge Marie sa mere, à monseigneur saint Michiel l’ange et à tous anges et archanges, à monseigneur saint Pierre et saint Pol, et à tous apostres, et à toute la benoit compagnie et court de Paradis, en leur suppliant qu’ilz vueillent son acme acompaigner et icelle presenter à Nostre Seigneur Jhesus Crist, et lui supplier que d’icelle son ame il ait pitié et la vueille recevoir en sa compaignie »38.

Plus rarement, la charge de l’accompagnement est confiée aux seuls anges psychopompes :

« Premièrement, je laisse et recommende mon ame au tres haut Createur qui l’a creée et rachetée de son propre sang, lequel, quant elle sera departie de mon corps, par sa tres piteuse misericorde la vueille faire conduire par ses sains anges aux joyes de Paradis »39.

Mort de saint Fursy à Péronne. Enluminure tirée d’un manuscrit de la Légende dorée

du début du 13e siècle, Huntington Library Ms MH-3027, fol. 128v. Au 15e siècle, le saint homonyme n’est généralement pas encore considéré comme le saint

patron. Dans son testament, Guillaume de Chamborand demande à ce que l’on place sur sa tombe une représentation de sa personne « armé de ses armes » et qu’au-dessus d’elle il y ait un diptyque présentant la scène suivante : « Au dessus d’icelle tombe aura avecques ce une ymage de Nostre Dame qui sera painte dedans le mur, laquelle ymage sera belle et bien faicte tenant Nostre Seigneur son enfant entre ses bras, et aura devant la dicte ymage une representacon de sa personne faicte en paincture dedans le mur à l’endroit de sa tombe, où il sera à genoulx armé de ses armes, à mains joinctes, et sera présenté de deux ymages, l’une de saint Jehan Baptiste et l’autre de saint Guillaume »40.

Nous reviendrons plus loin sur la typologie de ces représentations caractéristiques de l’art religieux des 15e et 16e siècles. Dans le cas de Guillaume de Chamborand, on observera simplement qu’il ne qualifie pas son saint homonyme de saint patron et que les deux saints qu’il a choisis pour le présenter dans le tableau (Jean-Baptiste et Guillaume) ne figurent pas dans la liste des saints dont il a demandé précédemment l’intercession. Le rôle des deux personnages relève semble-t-il davantage du symbolique que de la dévotion.

38 ALEXANDRE TUETEY, ibid, testament n° 17 (22 février 1400, p. 57) 39 ALEXANDRE TUETEY, ibid, testament de Jean Guiot, n° 56 (16 juin 1404, p. 132) 40 ALEXANDRE TUETEY, ibid, testament n° 17 (22 février 1400, p. 57)

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Horae Beatae Mariae Virginis (Heures de la Bienheureuse Vierge Marie), Rennes, vers 1430-1440.

Deux feuillets ont été rajoutés à ce livre d’heures en 1559 dont celui-ci (f. 14-15). Le couple en prière est présenté par Marie Madeleine et Jean-Baptiste.

Les pratiques observées à Paris et Besançon se retrouvent dans toutes les régions

françaises. Selon les lieux, l’usage de la recommandation de l’âme se généralise au 14e ou au 15e siècle. Pour Robert Folz, elle apparaît en Bourgogne dès la première moitié du 14e siècle41. Pierre Desportes signale sa mention à la même époque dans les testaments du diocèse de Lausanne42. Dans cette région, Lisane Lavanchy précise que « la généralisation de sa présence [la recommandation de l’âme], observée par Véronique Pasche après 1330, se voit confirmée au 15e siècle, puisque seuls deux testaments sur les 84 que compte le corpus n’en comportent pas »43.

Avant le concile de Trente, le saint patron n’est pas le saint homonyme. Le constat est flagrant dès lors que l’on s’intéresse à ses mentions dans les testaments de la fin du Moyen Age44. Dans la région toulousaine du 14e et 15e siècle, Marie-Claude Marandet remarque que « quand un testateur (et c’est fort rare) mentionne son saint patron, ce n’est pas le saint dont il porte le nom mais celui de son village »45. Et c’est la même chose dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Age comme le signale Jacques Chiffoleau : « Les testateurs font rarement allusion à leur saint patron (sauf quand ils demandent un retable où ils sont justement présentés par leur saint favori). Dans bien des cas, le saint protecteur n’est pas celui dont on porte le prénom »46. En fait, tous les historiens qui se penchent sur la question font le même constat, parfois avec étonnement. A Aix, Noël Coulet note que « les saints patrons qui sont invoqués ainsi ne sont pas toujours ceux dont le

41 ROBERT FOLZ, « L’esprit religieux du testament bourguignon au Moyen Age », Mémoires de la Société pour l’Histoire du Droit et des Institutions des anciens pays bourguignons, comtois et romands, tome 17, 1955, p. 10 42 PIERRE DESPORTES, Testaments saint-quentinois du 14e siècle, 2003, p. xxviii. 43 LISANE LAVANCHY, Ecrire sa mort, décrire sa vie. Testaments de laïcs lausannois (1400-1450), 2003, p. 86. 44 DANIELLE COURTEMANCHE, Œuvrer pour la postérité. Les testaments parisiens des gens du roi au début du 15e siècle, 1997, note que « la majorité des testateurs invoquant saint André le font parce qu’ils sont domiciliés dans la paroisse parisienne. Cette hypothèse se confirme par toutes les autres mentions de saints, patrons des multilples autres paroisses de la capitale » (p. 58) 45 MARIE-CLAUDE MARANDET, Le souci de l’au-delà : la pratique testamentaire dans la région toulousaine (1300-1450), tome 1, 1998, p. 255 46 JACQUES CHIFFOLEAU, La comptabilité de l’au-delà. Les hommes, la mort et la religion dans la région d’Avignon à la fin du Moyen Age (vers 1320 – vers 1480), 1980, réédition 2011, p. 392

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testateur porte le nom »47. La conclusion que l’on doit en tirer n’est pas simplement que la dévotion au saint patron homonyme n’était pas encore de mise au 15e siècle mais plutôt que le saint homonyme n’était pas encore perçu dans les mentalités populaires comme un saint patron et qu’une dévotion à son égard n’avait par conséquent aucun sens. Marc Bouyssou a constaté que la substitution du patron homonyme (qu’il nomme le patron personnel) au patron paroissial (le titulaire de l’église paroissiale) s’est produite dans le sud du diocèse de Chartres au tournant du 16e et du 17e siècle : « L’invocation au saint dont le testateur a l’honneur de porter le nom apparaît à la fin du 16e siècle mais ne concerne jusqu’à la mi 17e siècle qu’un petit nombre de testaments »48, ce qui confirme que l’évolution est liée à la mise en pratique des recommandations du catéchisme tridentin de 156649.

Au point où nous sommes parvenus, résumons les acquis de l’enquête. Lorsqu’il qualifie un saint, le terme patron désigne le protecteur d’une communauté. C’est

le sens le plus courant jusqu’à la fin du 16e siècle. Dans les testaments du 15e siècle, le saint patron personnel est généralement le patron de la paroisse. A partir de la seconde moitié de ce siècle, la Vierge, les anges et les saints pour lesquels on a une dévotion particulière sont de plus en plus invoqués pour accompagner et protéger l’âme pendant son transfert au paradis. Le saint patron paroissial est à ce titre un intercesseur privilégié. A la suite du concile de Trente, l’Eglise catholique s’efforcera par contre d’orienter la piété des fidèles en leur proposant comme modèles de vertus les saints dont ils ont reçu le nom au baptême, pour autant qu’ils aient reçu un nom de saint, ce qui impliquait corrélativement l’exclusion des « noms de païens » des répertoires onomastiques. Le saint patron homonyme supplantera alors progressivement le saint patron paroissial comme patron personnel. Nous allons à présent examiner le cheminement de cette évolution dans les derniers siècles du Moyen Age.

LE SAINT HOMONYME Dans le premier volet de cette enquête, nous nous sommes efforcés de préciser autant

que possible la signification du terme patron à la fin du Moyen Age. Il nous est apparu que les sources écrites attribuaient très rarement le qualificatif patron aux saints homonymes avant la fin du 16e siècle. Il n’en demeure pas moins que l’iconographie religieuse des 15e et 16e siècles représentait très fréquemment des individus en prière accompagnés de saints portant le même nom qu’eux. Ce type de représentations se déclinait à la fois dans des œuvres destinées à être exposées dans le cadre d’un culte public (tableaux, retables, vitraux, statuaire) ou dans le cadre de dévotions privées (livres d’heures). Nous nous proposons d’examiner ici de quelle manière s’est développée la corrélation spirituelle entre le nom que l’on a reçu au baptême et le nom du saint homonyme.

47 NOËL COULET, « Jalons pour une histoire religieuse d’Aix au bas Moyen Age (1350-1450) », Provence historique, tome 22, fasc. 89, 1972, p. 243 48 MARC BOUYSSOU, Réforme catholique et déchristianisation dans le sud du diocèse de Chartres (16e-18e siècles), 1998, p. 184. Cf. du même auteur : « Réforme catholique et déchristianisation. Les testaments ruraux du Blaisois et du Vendômois, 16e-18e siècles », Annales de Bretagne et des pays de l’Ouest, tome 102/1, 1995, p. 99. Voir également PIERRE CHAUNU, La mort à Paris (16e, 17e, 18e siècles), 1978. Cet auteur a relevé dans un corpus de 190 testaments parisiens du 16e siècle 65 invocations du saint patron de paroisse et 50 invocations du saint patronymique (saint homonyme). Il ne donne cependant pas la répartition de ces invocations au cours du siècle mais indique par ailleurs avoir constaté une « hiérarchisation du Ciel » autour de 1560 (p. 310, 470). 49 Pour les historiens qui étudient les testaments du 17e et 18e siècle, il semble évident que le saint patron est le saint homonyme et ces auteurs ne se posent généralement pas la question. Voir par exemple MICHEL VOVELLE, Piété baroque et déchristianisation en Provence au 18e siècle, 1973, p.153, et GAËL RIDEAU, « Pratiques testamentaires à Orléans, 1667-1787 », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2010/4, n° 57-4, p. 116

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Saint Jean Chrysostome A la suite du concile de Trente, les théologiens se sont appliqués à justifier les nouvelles

prescriptions doctrinales. En 1578 furent ainsi publiés les Sermons évangéliques et apostoliques sur les dimenches et festes solennelles de toute l’année, composés par Léonard Janier, curé de Saint-Etienne-de-Furan de 1569 à 1576. Dans son sermon sur le jour de Sainct Jean Baptiste, l’auteur abordait la question du baptême et se référait à saint Jean Chrysostome, archevêque de Constantinople à la fin du 4e siècle, pour inciter les parrains à donner des noms de saints à leurs filleuls :

« Mais dit Sainct Jean Chrysostome, parlant de son temps : Aujourd’hui il y a grand abus en l’Eglise,

quand pour l’imposition des noms, les pères imposent noms barbares et de Payens à leurs enfans, qui est mal faict. Et pource il dit en l’homelie douzième ad Corinthiens, qu’on doit donner à ses enfans le nom des Saincts, à fin que par leur nom ils soyent incitez à vivre vertueusement : Et se courrouce aigrement contre ceux qui baillent noms de Payens à leurs enfans. Ainsi les parens doivent prier les parrains donner quelque nom d’un Sainct à leurs enfans. »50

Jean Chrysostome déplorait en effet les pratiques nominatives de ses contemporains :

« Voyez-vous, ce que je disais en commençant, que l’on trouve dans des noms, dans de simples

noms, de riches trésors ? Ici, en effet, se montre non seulement la piété des parents, mais leur attention, leur diligence pour leurs enfants. Nous voyons, ici, comment tout de suite, dès le commencement, ils instruisaient leurs enfants qui venaient de naître ; comme ils les avertissaient, par les noms qu’ils leur avaient donnés, de pratiquer la vertu. Ce n’était pas alors, comme aujourd’hui, au hasard, et le premier nom venu qu’on donnait ; l’enfant, dit-on aujourd’hui, s’appellera comme son aïeul ou son bisaïeul ; autrefois on procédait autrement ; on mettait tout son soin à donner aux enfants des noms qui excitaient à la vertu, non seulement ceux qui avaient reçu ces noms, mais aussi tous les autres hommes, même dans les âges à venir : ces noms étaient tout un enseignement de sagesse. La suite de ce discours nous le fera bien voir. En conséquence, nous aussi, ne donnons pas aux enfants les premiers noms venus, les noms des aïeuls, des bisaïeuls, les noms qui marquent une naissance illustre ; donnons-leur les noms des saints, de ceux dont les vertus ont brillé, de ceux qui ont dû leur gloire à leur confiance, à leur force dans le Seigneur. »51

Précisons que l’autrefois auquel se réfère l’archevêque de Constantinople remonte aux

premières années de la Création, du temps d’Adam et Eve. Il faut croire que sa prédication eut peu d’effet puisqu’il fallut attendre le 13e siècle pour assister à l’essor de la christianisation des répertoires onomastiques. Dans sa douzième homélie sur la 1ère épître de Paul aux Corinthiens, Jean Chrysostome renchérissait et s’en prennait aux coutumes auxquelles étaient attachés ses auditeurs :

« Si un enfant naît du mariage, nous revoyons encore la même folie, et une foule d’usages ridicules.

En effet, quand il faut lui donner un nom, on ne le cherche pas parmi ceux des saints, comme le faisaient nos ancêtres ; mais on allume des lampes auxquelles on donne des noms, et celle qui dure le plus laisse le sien au nouveau-né : c’est une probabilité qu’il vivra longtemps. »52

Même si ce souhait est sans doute resté un vœu pieux, il posait véritablement les

fondements de la doctrine tridentine : accroître la piété des fidèles par l’imitation des vertus du saint homonyme. Au tout début du 15e siècle, le grand théologien Jean de Gerson apporta lui aussi sa pierre à l’édifice.

50 LEONARD JANIER, Sermons évangéliques et apostoliques sur les dimenches et festes solennelles de toute l’année, tome 2, « Depuis la Pentecoste jusques à l’Advent », 1578, p.258. On peut noter au passage le rôle prépondérant accordé aux parrains dans les processus de nomination. 51 SAINT JEAN CHRYSOSTOME, Œuvres complètes, traduites sous la direction de M. JEANNIN, tome 5, 1865, p. 129 (Vingt-unième homélie sur la Genèse). 52 SAINT JEAN CHRYSOSTOME, Œuvres complètes, traduites sous la direction de M. JEANNIN, tome 9, 1866, p. 374 (Douzième homélie sur la première épître de Paul aux Corinthiens).

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Jean de Gerson et les dévotions nouvelles Le 15e siècle fut extraordinairement religieux, du moins en apparence. Les épidémies

continuelles, les guerres dévastatrices et les famines favorisèrent naturellement la ferveur des populations par le climat d’insécurité qu’elles avaient engendré. Et cela se manifesta de multiples manières : développement prodigieux du culte des saints53, du culte des reliques, des pèlerinages, des fêtes et des processions54. Le 15e siècle fut un siècle d’exubérance où la sensibilité religieuse ne manquait jamais une occasion de s’épancher, dans l’enthousiasme ou dans les larmes, notamment lorsqu’il s’agissait d’évoquer les souffrances du Christ ou les fins dernières55. Cela donna lieu à de nombreux excès et la piété véritable cédait bien souvent le pas à la religiosité et à la superstition. Dès le début du siècle, plusieurs théologiens humanistes français dressèrent un tableau déplorable des mœurs religieuses de leur époque ; les plus virulents d’entre eux furent Nicolas de Clamanges (1363-1437) et Jean de Gerson (1363-1429). Le premier composa en 1413 un traité intitulé Contre l’institution de fêtes nouvelles dans lequel il fustigeait le comportement de ses contemporains :

« Il est loisible à chacun de voir quelle dévotion le peuple chrétien apporte de nos jours à la

célébration de ses fêtes. Rares ceux qui vont à l’église ; rarissimes ceux qui entendent la messe. La plupart du temps, ils n’en entendent qu’une partie, avant que, la messe terminée, le prêtre leur dise : ite. Beaucoup, lorsqu’ils entrent à l’église, se contentent de s’asperger le front d’eau bénite ; d’autres de se mettre à genoux pour saluer la Vierge ; la plupart de baiser l’image d’un saint peinte sur la muraille. Ceux qui ont vu à l’élévation le corps du Christ entre les mains du prêtre, sont persuadés que le Christ leur en est grandement redevable ; et, se comparant aux autres, ils s’en glorifient hautement comme d’un grand sacrifice... »

« Si aux jours de fête, on se rend aux sanctuaires éloignés, si l’on s’acquitte des vœux de pèlerinage, c’est beaucoup plus dans le but de s’échapper plus librement que d’implorer avec une sincère dévotion les suffrages des saints. »

« Mais que le peuple est loin, de nos jours, de la ferveur de la charité et de la pratique de la contemplation ! Il suffit d’ouvrir les yeux. C’est à peine si on peut y trouver une étincelle de dévotion. Les loisirs des jours fériés sont consacrés aux délices d’Epicure tout comme si les fêtes n’avaient été instituées que dans ce but... »56

Jean de Gerson s’indigne pareillement des abus des dévotions populaires de son temps57.

Il reproche ainsi aux flagellants les excès de leurs pratiques pénitentielles et invite les fidèles en quête de dévotions nouvelles à se tourner vers des formes de piété moins extravagantes : « Enfin, puisque les gens du peuple sont attentifs aux nouveautés, il faut leur inculquer celles dans lesquelles la dévotion est saine et salutaire, comme la miséricorde des saints et le recours à ces

53 En Bretagne, c’est ainsi que se développe au 15e siècle le culte de l’obscur saint Alain, étonnant évêque de Quimper, et celui de saint Tanguy, probablement inventé pour « flatter les seigneurs du Châtel » (qui avaient choisi le nom Tanguy pour nom de lignage) comme le présumait Dom Lobineau. Cf. GUY-ALEXIS LOBINEAU, Les Vies des Saints de Bretagne, 1725, p. 119 54 Le théologien Pierre d’Ailly s’insurgeait ainsi « contre l’accroissement continuel d’églises, de fêtes, de saints, contre l’abondance des statues et images, l’excessive longueur des offices, l’introduction d’écrits apocryphes dans la liturgie, d’hymnes et d’oraisons nouvelles ». Cité d’après JOHAN HUIZINGA, Le déclin du Moyen Age, 1919, p. 138. Sur le sentiment religieux à cette époque, on consultera toujours avec autant de profit « La vie religieuse du peuple chrétien » par ETIENNE DELARUELLE dans L’Eglise au temps du Grand Schisme et de la crise conciliaire (1378-1449), 1964, p. 601-879. Voir également JACQUES TOUSSAERT, Le sentiment religieux en Flandre à la fin du Moyen Age, 1963, et PAUL

ADAM, La vie paroissiale en France au 14e siècle, 1964. 55 JOHAN HUIZINGA dit d’ailleurs à propos des prédications de Vincent Ferrier que « ce qui émouvait le peuple, c’était la peinture des horreurs infernales, la menace de la punition, les effusions lyriques sur la Passion et sur l’amour divin » (Le déclin…, p. 174). 56 PALEMON GLORIEUX, « Mœurs de chrétienté au temps de Jeanne d’Arc. Le traité Contre l’institution de fêtes nouvelles de Nicolas de Clémenges », Mélanges de science religieuse, tome 23, 1966, p. 17-22. Tout le traité est à l’avenant et constitue un témoignage de première main sur la vie religieuse à la fin du Moyen Age. Je remercie chaleureusement le Service du patrimoine de l’Université catholique de Lille pour la communication de ce document. 57 ETIENNE DELARUELLE, L’Eglise au temps…, p. 855-859 ; JOHAN HUIZINGA, Le déclin…, p. 176.

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derniers, ou à l’ange qui est le gardien particulier, au saint dont on porte le nom, à la Mère de Dieu et à son virginal époux Joseph, en énumérant leurs prérogatives. »58

Nous avons ici l’acte de naissance de la dévotion au « saint dont on porte le nom » et, comme en avant-première, un aperçu des principales orientations qui seront mises en oeuvre deux siècles plus tard par la Réforme catholique, à savoir les dévotions à Marie, à saint Joseph et à l’ange gardien. Gerson sera-t-il entendu ? Peut-être mais nous n’en avons guère de témoignages. Les tenants de la devotio moderna ne s’en font pas l’écho59 et si les « prières aux saints » des livres d’heures qualifient fréquemment certains saints de patrons, il s’agit très rarement du saint homonyme. Quelques extraits relevés dans Les prières aux saints en français à la fin du Moyen Age60 :

« O saint Remy, le patron des Françoys » « Noble patron, l’exemple des orfevres, doux et prudent evesque saint Eloy » (Suffrages et oraisons des saincts et sainctes escripz au kalendrier, vers 1488, tome 1, p. 46 et 49) « Portant es tu, sire, honorez en ton esglise, en cest citeit, de laquelle tu es patron, De toy porte elle ausy le nom ; je en sus, sire ton parochien, fait moy portant de Dieu prochien. » (Prière à saint Euchaire, 15e siècle, t. 2, p. 209) « Portant te prie jë humblement Comme au vray patron voirement Que tu est de seste citeit, Qu’avec elle me vuelle garder » (Prière à saint Etienne, 15e siècle, t. 2, p. 204) « Intercesseur vers Jesuchrist vueilles estre Pour nous pecheurs, qui sommes en cest estre. Te requerons, de cueur humble et courtoys, Comme patron et tres souverain maistre » (Prière à saint Louis, début 16e siècle, t. 2, p. 312) « Heureux ducteur et seur patron de mer » (Prière à saint Nicolas, 16e siècle, t. 2, p. 406) En fait, je n’ai pas réussi à trouver dans ces Prières aux saints un seul texte qui fasse

mention d’une dévotion au saint dont on porte le nom. On y retrouve pourtant bien d’autres textes évoquant un saint patron mais il s’agit en général du patron d’une paroisse, d’une cité, d’un pays ou d’une corporation. Force est de constater que l’emploi actuel de l’expression « saint patron » pour désigner les saints personnels homonymes a quelque chose d’anachronique dans les représentations religieuses antérieures au concile de Trente. L’irruption de ces saints homonymes dans l’art religieux date des derniers siècles du Moyen Age et le phénomène s’est accentué avec le développement de la mode de la représentation des donateurs ou des commanditaires dans les œuvres qu’ils faisaient exécuter.

58 JEAN DE GERSON, Traité contre la secte des flagellants, 1417. Version originale : « Tractatus contra sectam flagellantium » dans JOANNIS GERSONII, Opera omnia, tome 2, 1728, col. 660-664 (664). Je remercie André-Yves Bourgès pour la traduction de ce passage. 59 L’imitation de Jésus-Christ encourage les fidèles à suivre l’exemple des saints (chap. 18 : De l’exemple des saints), sans faire référence toutefois au « saint dont on porte le nom ». 60 PIERRE REZEAU, Les prières aux saints en français à la fin du Moyen Age, tome 1 (« Les prières à plusieurs saints »), 1982 et tome 2 (« Prières à un saint particulier et aux anges »), 1983.

La représentation des saints dans l’art religieux de la fin du Moyen Age Au 15e siècle, l’art religieux prit un tournant majeur dans sa manière de représenter les

saints. Jusqu’alors, l’usage était de les montrer revêtus de longues tuniques ou de draperies qui leur donnaient un air de majesté et de dignité comme ils apparaissent dans le triptyque Stefaneschi, oeuvre de Giotto datant des années 1320.

Triptyque Stefaneschi, retable réalisé par Giotto vers 1320

L’œuvre présente dans le panneau central saint Pierre devant lequel sont agenouillés à sa

droite le cardinal Stefaneschi offrant le modèle du triptyque et à sa gauche le pape Célestin V (Pierre de Morrone) offrant un codex. Saint Jacques et saint Paul ont été représentés dans le panneau latéral gauche tandis que saint André et saint Jean l’Evangéliste occupent le panneau de droite. Le cardinal est présenté par saint Georges, patron de l’église San Giorgo in Velabro dont il était devenu titulaire en 1295. Le saint placé derrière Célestin V n’a par contre pas été identifié formellement. Il s’agit de l’une des premiers retables médiévaux à montrer un donateur en prière présenté par un saint. Ce saint n’est pas ici un homonyme du donateur. Nous ne savons pas si le cardinal avait une dévotion particulière pour saint Georges mais on notera que la représentation du saint nous apporte un éclairage sur l’identité du personnage en prière.

Dès le début du 15e siècle, les saints troquent leurs tuniques antiques pour adopter les vêtements des contemporains, gagnant par la même occasion un surcroît d’humanité61. Plus proches des hommes et placés dans des décors moins intemporels, ils en deviennent d’autant plus familiers et accessibles. Fréquemment dépourvus de leur auréole, on peinerait même à les reconnaître si l’artiste ne prenait soin de les représenter munis de leurs attributs indissociables, véritables marqueurs de leur identité. 61 EMILE MALE, L’art religieux de la fin du Moyen Age en France, réédition 1922, p. 137

Saint Côme et saint Damien Gravure de la confrérie des médecins de la ville de

Toulouse, 15e siècle

Madeleine de Bourgogne présentée par Marie

Madeleine, Jean Hey, vers 1490-1495

Saint Marc, Grandes heures d’Anne de Bretagne,

BnF, Ms lat. 9474, vers 1503-1508, Peinture de Jean Bourdichon

Un donateur présenté par saint Maurice,

Jean Hey, vers 1500-1505

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Comment reconnaître en effet sans cela, dans l’enluminure de la confrérie des médecins

de Toulouse, Côme et Damien, les célèbres frères martyrs du début du 4e siècle ? Le peintre les a représentés en respectables médecins et seules leurs auréoles nous préviennent que nous avons affaire ici à des saints. Dans les Grandes heures d’Anne de Bretagne, saint Marc est devenu quant à lui un honorable tabellion faisant ses écritures dans son cabinet. La présence d’un lion à ses côtés – ou du moins l’idée que se faisait le peintre d’un lion – ne laisse aucun doute au lecteur puisque cet animal était associé à l’évangéliste, comme le taureau était associé à Luc, l’aigle à Jean et l’homme (ou l’ange) à Mathieu. L’art religieux médiéval faisait un usage permanent des symboles visuels, compréhensibles de tous parce qu’inscrits dans la culture populaire.

Les deux tableaux peints au tournant du 15e et 16e siècle par Jean Hey, dit le Maître de Moulins, sont extraordinaires de réalisme par la précision des traits. Marie Madeleine – qui présente Madeleine de Bourgogne – est cependant aisément reconnaissable à son flacon de parfum. Le donateur figurant sur le second tableau n’a pas été identifié. Il est présenté par un saint que l’on suppose être saint Maurice d’Agaune, commandant de la légion thébaine.

Ces deux œuvres sont tout à fait représentatives des portraits dévotionnels des 15e et 16e siècles. Quelque soit le support utilisé – tableau, miniature ou sculpture – l’artiste figure un personnage agenouillé, que l’on suppose être le donateur de l’œuvre ou son commanditaire, les mains jointes dans une attitude de prière, tourné vers un autre qui n’est pas toujours représenté : il s’agit très souvent d’une Vierge à l’enfant mais ce peut être également le Christ ou un saint. A ses côtés ou légèrement en retrait derrière lui, un saint ou une sainte, voire plusieurs, se tiennent debout avec une main dirigée vers l’épaule de l’orant. Traditionnellement, ce personnage est aujourd’hui appelé le saint patron. Nous avons vu que cette qualification est abusive pour les œuvres de cette époque. Elle a le défaut d’introduire dans l’œuvre l’idée d’une protection, celle qu’un patron accorde de facto à ses fidèles, et laisse penser que le personnage agenouillé a une dévotion particulière pour celui ou celle qui se tient à ses côtés, comme celle que l’on peut avoir pour un saint patron. Or, la dévotion n’est pas tournée vers l’accompagnateur mais vers un autre personnage situé en avant. Cette formulation n’est par conséquent pas adaptée à la situation et déforme la lecture de l’œuvre. Nous préfèrerons employer ici l’expression saint présentateur car elle correspond mieux à la fonction primaire de l’accompagnateur.

La mise en scène des personnages L’ordonnancement de la scène et la disposition des personnages dans des poses figées et

récurrentes renvoient à des images qui avaient du sens pour un public médiéval. Cette mise en scène pouvait évoquer la cérémonie de l’hommage au suzerain, au cours de laquelle celui-ci devait serrer dans ses mains celles que lui tendait son vassal. En effet, il n’est pas rare d’observer dans les représentations médiévales de cette cérémonie la présence aux côtés du vassal d’un témoin, compagnon et assistant de ce dernier.

La mise en scène renvoie cependant davantage à une audience judiciaire, au moment précis où le demandeur, assisté de son avocat, se présente devant le juge qui examinera sa cause. La miniature de Saint Yves plaidant, reproduite ci-dessous, extraite d’un manuscrit de la Légende dorée du 15e siècle, en fournit une illustration éloquente. Saint Yves, la main gauche posée sur l’épaule du demandeur, expose au juge la requête de son client qui demeure dans une attitude d’attente passive. C’est tout à fait l’impression qui se dégage également de la présentation du cardinal Stefaneschi devant saint Pierre. Nous pouvons ainsi penser que pour un public médiéval, le saint présentateur exerçait principalement le rôle d’un porte-parole, comme un avocat qui se porte garant de l’intégrité et de la juste cause du requérant.

Notons enfin que cette mise en scène n’est pas sans évoquer la cérémonie du baptême où le parrain présentait au prêtre son filleul en le tenant sur les fonts.

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L’hommage d’un vassal à son suzerain,

Miniature du 13e siècle

Charles d’Orléans recevant l’hommage d’un vassal,

Paris, Archives nationales, vers 1460

Saint Yves plaidant, Miniature tirée d’un manuscrit de la Légende dorée,

Mâcon, BM, ms 0003, f. 256v, vers 1470 Du nombre des présentateurs Dans la plupart des représentations, le donateur ou commanditaire est accompagné d’un

seul saint présentateur. Lorsqu’il s’agit de personnages éminents, il n’est pas rare toutefois de les voir assistés de plusieurs saints qui contribuent d’autant à les valoriser aux yeux du public à qui est destinée l’œuvre ou à ceux des propriétaires de l’ouvrage s’il s’agit d’un livre d’heures.

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Une enluminure peinte en 1499 par Jean Bourdichon pour le livre d’heures de Louis XII62 nous montre le roi entouré de l’archange Michel et de trois saints à sa mesure : saint Charlemagne et saint Denis lui confèrent la légitimité sur le trône royal tandis que saint Louis, son aïeul homonyme, contribue à l’installer dans une lignée prestigieuse. Tous les quatre attestent finalement de l’honorabilité et du statut privilégié de leur « filleul ».

Quelques années plus tard, Anne de Bretagne, devenue reine de France par son mariage avec Louis XII, commande elle aussi un livre d’heures à Jean Bourdichon. Il la représentera assistée de trois saintes auxquelles la tradition donnait une origine bretonne : sainte Anne, sa sainte homonyme, sainte Ursule, portant un surcot d’hermine, et sainte Hélène, revêtue du manteau impérial.

Autre exemple avec le Diptyque de Wilton, petit retable portatif réalisé à la fin du 14e siècle par un peintre anonyme pour le compte du roi Richard II d’Angleterre. Le roi, agenouillé devant une Vierge à l’enfant entourée de onze anges féminins, est présenté par trois saints, aisément identifiables par leurs attributs : Edmond le Martyr tient à la main l’une des flèches qui le cribla, Edouard le Confesseur porte l’anneau de son couronnement et Jean-Baptiste se reconnait à son vêtement de poils et à l’agneau blotti contre sa poitrine. Notons que le commanditaire n’a pas jugé utile de se faire présenter par l’un ou l’autre de ses saints homonymes inscrits au martyrologe romain.

Diptyque de Wilton, Londres, National Gallery, vers 1395-1399

Un dernier exemple de présentateurs multiples avec le triptyque du buisson ardent de la

cathédrale d’Aix, peint par Nicolas Froment en 1475-1476 pour le compte de René d’Anjou. Le tableau central est une adaptation libre du récit biblique où Dieu apparaît à Moïse dans un buisson enflammé qui ne se consume pas. Le couple des donateurs est représenté dans les panneaux latéraux. A gauche, le roi René, alors âgé de 66 ans, est présenté par Marie Madeleine, 62 Voir illustration en page de couverture

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saint Antoine l’ermite et saint Maurice. Sa seconde épouse, Jeanne de Laval, est présentée par Jean l’Evangéliste, sainte Catherine et saint Nicolas. On notera encore une fois que ce sont plutôt les princes qui se font assister de plusieurs saints présentateurs et que ceux-ci sont généralement trois.

Rappelons également que la dévotion n’est pas orientée vers les saints représentés dans les panneaux latéraux mais vers ceux qui se trouvent dans le panneau central. La fonction des premiers est d’introduire l’orant dans la cour céleste du paradis. Dans le cas présent, la prière est adressée à la Vierge mais elle est transmise par les saints présentateurs. La sélection des présentateurs résulte très vraisemblablement des indications du commanditaire qui communique de cette façon à l’intention des spectateurs un discours sur lui-même dont la portée peut être religieuse ou politique. D’après la tradition provençale, Marie Madeleine avait évangélisé le pays d’Aix et le choix de René d’Anjou en sa faveur marque donc son adhésion aux croyances de ses sujets provençaux. La présence de saint Maurice s’explique par son statut de saint militaire tandis que celle de saint Antoine – très vénéré en Provence – se justifie probablement par l’idéal érémitique affectionné par le donateur. On remarque qu’il n’a pas souhaité se faire présenter par son saint homonyme, probablement inconnu dans la région.

Du côté de son épouse, Jean renvoie à son nom de baptême tandis que Catherine rappelle peut-être son attachement au prieuré de Sainte-Catherine de Laval et Nicolas son mariage célébré à l’abbaye Saint-Nicolas d’Angers en 1454. Finalement, ce sont aussi trois personnages qui définissent pour les Provençaux son identité et son histoire.

Triptyque du buisson ardent, Nicolas Froment, 1475-1476

Cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence

De l’homonymie des présentateurs Ce n’est qu’au 15e siècle que les homonymies devinrent de plus en plus fréquentes entre

les donateurs ou commanditaires et leurs saints présentateurs. Emile Mâle s’en étonnait d’ailleurs dans le volume qu’il consacra à L’art religieux du 13e siècle en France : « Il est curieux qu’au 13e et 14e

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siècle les donateurs offrent assez rarement l’image de leur patron [le saint homonyme]. C’est au contraire la règle au 15e et au 16e siècle »63.

Ingrid Falque, auteure d’une thèse sur les portraits dévotionnels dans les anciens Pays-Bas (1400-1550), a recensé 372 œuvres représentant des dévots accompagnés de saints présentateurs64. Au sein de ce corpus, seules 136 comportent des portraits de personnes identifiées dont 106 pour lesquelles nous connaissons à la fois l’identité des dévots et celle des saints présentateurs. Au total, si l’on inclut les membres de la famille identifiés, nous avons 95 saints présentateurs homonymes pour 177 donateurs ou commanditaires, soit un taux moyen de 54%, ce qui nuance sérieusement la remarque précédente d’Emile Mâle. Les corrélations homonymiques sont donc fréquentes mais non normatives. Les cas de dérogation sont nombreux. Cela se produit notamment lorsque le donateur ne porte pas un nom pour lequel il existe un saint homonyme suffisamment prestigieux, ou qu’il ne trouve pas à son goût. Dans les noms masculins, nous avons ainsi Albrecht, Alvaro, Dirck, Hendrick, Herman, Lambert, Lievin, Pompejus, Tieleman. Dans les noms féminins, citons par exemple ceux d’Haysen, Yolande ou Oda. Le dévot opte alors fréquemment pour une présentation par un grand saint (Pierre, Jacques, Jean, etc.), quelquefois par des anges, ou, lorsqu’il s’agit d’une femme, par une sainte populaire (Barbe, Catherine, etc.).

Nous avons aussi plusieurs exemples de dérogations en faveur de patrons de congrégations religieuses (Benoît, Bernard, Bruno, Augustin) et il y a tout lieu d’envisager dans ces cas une adhésion du donateur ou de la donatrice à la communauté concernée. D’autres commanditaires choisissent de se faire présenter par des patrons de corporation (les membres de la chambre de rhétorique d’Heibloem sont présentés par Agathe, Apolline, Luc, Côme et Damien), des patrons de confrérie (ceux des Têtes noires de Tallin sont présentés par Jean-Baptiste) ou par des saints nationaux (James II d’Ecosse est présenté par saint André). Dans certains cas, il est possible que le choix se soit porté sur le patron de la paroisse mais les données sont généralement insuffisantes pour s’en assurer. Citons néanmoins le cas d’une famille gantoise qu’il s’est faite présentée par saint Bavon.

De tout cela, il ressort que dans ces portraits dévotionnels, généralement destinés à être vus par un large public – les retables notamment - la question de l’homonymie n’était pas fondamentale. La préoccupation majeure qui semble sous-tendre le choix du saint présentateur est la reconnaissance du donateur ou commanditaire. Il s’agit de fournir au spectateur les éléments qui lui permettront d’attribuer une identité au personnage qu’il a sous les yeux. La représentation d’un saint accompagnateur est l’un de ces éléments et pouvait renseigner le spectateur sur le nom du personnage agenouillé, sur son statut social ou son milieu d’appartenance. Le saint présentateur fait ainsi partie de la « panoplie emblématique » qui décrit un individu, son histoire, sa personnalité et ses ambitions65.

Comment interpréter la progression des corrélations homonymiques à partir du 15e siècle ? A ce stade de l’enquête, deux hypothèses principales peuvent être envisagées, soit que cette évolution résulte de l’abandon progressif des noms profanes (noms sans saints homonymes), soit qu’elle exprime la montée de l’individualisme avec pour corollaire le déclin du sentiment corporatiste.

Examinons à présent quelques représentations particulières pour mieux comprendre les motivations possibles du choix des saints présentateurs.

63 EMILE MALE, L’art religieux du 13e siècle en France, 1898, réédition 1993, p. 599, note 158 64 Je remercie chaleureusement l’auteure pour les précisions et les éléments qu’elle a eu l’amabilité de me confier (communication personnelle du 4 mars 2014). Voir également INGRID FALQUE, « Ung petit tableau fermant a deux fuilletz. Notes sur l’évolution formelle et les voies de diffusion du diptyque dévotionnel dans les anciens Pays-Bas (15e-16e siècles) », Le Moyen Age, tome 118, 1/2012, p. 89-127. 65 Sur le développement du portrait réaliste au 14e et 15e siècle, voir MICHEL PASTOUREAU, « La naissance de la médaille : des impasses historiographiques à la théorie de l’image », Revue numismatique, 1988, tome 30, p. 227-247, qui rappelle qu’à cette époque « le portrait est un emblème. Il l’est au même titre que le nom ou l’armoirie. Bien avant d’être une œuvre d’art, c’est un signe d’identité, un médium emblématique, une image sociale. » (p. 228)

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La Vierge du Chanoine van der Paele a été composée par le peintre flamand Jan van Eyck en 1436 à la demande de son commanditaire, Joris van der Paele, chanoine de la cathédrale Saint-Donatien de Bruges. Au centre de l’œuvre trône une Vierge à l’enfant majestueuse ayant à sa droite le patron de la cathédrale tenant à la main la roue munie de cierges allumés qui le caractérise. Face à lui, le chanoine se tient agenouillé et silencieux tandis que saint Georges, son saint homonyme, le présente en le montrant de la main gauche. Dans cette œuvre chargée de symboles, le spectateur sait tout de suite à qui il a affaire, du moins en ce qui concerne les saints, aisément identifiables grâce à la mise en scène générale, à leurs vêtements spécifiques et à leurs attributs (l’enfant Jésus est en lui-même un « attribut » de la Vierge). Mais si l’identité du chanoine est accessible aux lettrés puisqu’elle a été inscrite sur le cadre, elle resterait opaque pour tous les autres si saint Georges n’était à ses côtés. L’identification n’est pas certaine puisque nous avons vu que l’homonymie n’était pas systématique mais c’est l’accumulation des signes visuels qui se conjuguent pour renseigner les fidèles de Saint-Donatien sur l’identité du bienfaiteur dont ils conserveront ainsi la mémoire.

La Vierge du Chanoine van der Paele, Jan van Eyck, Bruges, Groeninge Museum, 1436

Les enluminures des livres d’heures n’ont pas le même souci de publicité. Destinés à la

prière des laïcs, ces ouvrages sont par nature plus disposés à laisser de la place aux marques de dévotion personnelle.

Isabeau Stuart, fille de Jacques 1er d’Ecosse, seconde épouse du duc de Bretagne François 1er en 1442, était sans nul doute une dévote fervente de saint François d’Assise. Trois anciens livres d’heures portent aujourd’hui son nom. Dans le premier, remanié sans doute en 1442, elle y est figurée en prière devant la Vierge, présentée par sainte Catherine (Cambridge, Fitzwilliam Museum, ms. 62, f.20). Le second livre a été composé après la mort de son époux, probablement après 1455 ; la duchesse y est cette fois présentée par François d’Assise (Paris, BnF, ms. lat. 1369, f.56) et on y trouve également une représentation de son défunt mari, lui aussi présenté par saint François (f.38). Dans le troisième livre, composé après 1461, Isabeau est une nouvelle fois présentée par le Poverello (Paris, BnF, ms Nal. 588, f.33v). Un dernier livre, intitulé Livre des vices et vertus, recopié en 1464, la représente accompagnée de ses deux filles, agenouillées en prière devant

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une piéta (Paris, BnF, ms. fr. 958, f.1, illustration ci-dessous). La duchesse est présentée comme précédemment par saint François. Son aînée, Marguerite, est présentée par saint Pierre martyr, dominicain italien assassiné d’un coup de serpe en 1252, et il pourrait s’agir d’une référence indirecte au duc Pierre II, son oncle, mort en 1457, et qui se faisait également présenter par ce saint dans ses portraits de dévotion. La cadette enfin, Marie, est présentée par Marie Madeleine, fréquemment choisie comme sainte homonyme par les porteuses de ce nom.

Isabeau Stuart et ses filles

Livre des vices et des vertuz de frère Laurent Copié par Jean Humbert, 1464, BnF ms fr. 958

Pierre II, duc de Bretagne (1418-1457)

Reproduction d’un ancien vitrail de la cathédrale Notre-Dame de Nantes

Le Triptyque Moreel est une œuvre du peintre flamand Hans Memling réalisée en 1484 pour

le compte de William Moreel et de son épouse Barbara van Vlaenderberch, ou van Hertsvelde. Le tableau avait été commandé pour orner l’autel de saint Maur et saint Gilles dans la chapelle fondée en leur honneur par le donateur dans l’église Saint-Jacques de Bruges, là précisément où il avait prévu de se faire inhumer.

La mise en scène est résolument christocentrique puisqu’elle se développe autour de la figure centrale de saint Christophe, porteur du Christ. A ses côtés se tiennent saint Maur, disciple et successeur de saint Benoît, et saint Gilles l’ermite, reconnaissable à la biche qu’il caresse de la main et à la flèche plantée dans son bras droit. Il semble bien que le choix de ces deux saints ait été motivé par des subtilités homophoniques plutôt que par des dévotions particulières. Saint Maur en effet fait écho au patronyme du donateur (Moreel) tandis que la biche de saint Gilles (hert en néerlandais) renvoie visiblement au nom de l’épouse (van Hertsvelde). Ce dispositif onomastique ,visant à rappeler aux spectateurs les noms patronymiques des donateurs, est complété par le choix des saints présentateurs qui leur fournit les noms de baptême : saint Guillaume de Maleval pour William et sainte Barbe pour Barbara.

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Triptyque de Willem Moreel, Hans Memling, Groening Museum, 1484

Achevons ce survol rapide des portraits dévotionnels par la présentation d’un vitrail de

l’église Saint-Thurien de Plogonnec (Finistère) datant du début du 16e siècle. L’œuvre est dédiée à saint Sébastien et le couple des donateurs a été représenté dans les panneaux latéraux. Mais de qui s’agit-il ? D’emblée le vêtement de l’homme et le casque posé au sol le désignent comme membre probable de la noblesse locale. Les trois paumes blanches peintes sur son surcot bleu nous indiquent qu’il appartient à la famille des de Guengat qui portaient d’azur aux trois mains dextres appaumées d’argent en pal. Les armoiries du panneau droit nous renseignent sur la famille de son épouse. Nous y retrouvons celles de son mari (les paumes argentées sur fond bleu) associées à celles des Tromelin (d’azur au lévrier passant d’argent) et à celles de Kervastar (d’argent à trois chevrons de sable).

Vitrail Saint Sébastien de l’église Saint-Thurien de Plogonnec, vers 1510-1520

(cliché Jean-Yves Cordier)

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Il ne nous manque plus que les noms de baptême : Marie Madeleine et son flacon de

parfum nous amènent à envisager le nom de Marie pour l’épouse. L’évêque placé derrière le donateur n’était pas suffisamment reconnaissable pour les paroissiens de Plogonnec et l’artiste a jugé bon de rajouter un bandeau en arrière-plan sur lequel on peut lire distinctement « S. Allan »66. Tous les éléments sont désormais rassemblés : il s’agit du vice-amiral de Bretagne Alain de Guengat et de son épouse Marie de Tromelin.

Les saints présentateurs dans l’art religieux de la fin du Moyen Age : bilan Les portraits dévotionnels nous transportent visuellement dans le monde des saints et des

anges, devant toute la cour céleste de paradis évoquée dans les clauses testamentaires. Par sa prière, l’orant entre dans une nouvelle dimension et se retrouve fréquemment devant une Vierge à l’enfant, trônant en majesté dans un lieu qui évoque spontanément une salle d’audience. Mais, qu’il soit prince ou bourgeois, l’homme mortel ne peut entrer dans ce lieu sans y être préalablement introduit par quelqu’un de la maison, quelqu’un qui appartient déjà à la cour céleste et qui peut se porter garant de l’intégrité du visiteur. Le saint présentateur est cet intermédiaire et le requérant aura naturellement tendance à solliciter l’assistance d’un saint ou d’une sainte avec qui il entretient déjà une relation privilégiée. C’est la raison pour laquelle le présentateur est fréquemment le patron personnel du dévot, à savoir le titulaire de l’église de sa paroisse ou bien le patron de sa confrérie ou de sa corporation.

Au 15e siècle, le développement du portrait dévotionnel va amener les artistes à utiliser la figure du saint présentateur comme un artifice iconographique – notamment dans les œuvres destinées à être exposées en public – pour préciser l’identité du donateur afin d’en perpétuer la mémoire.

Le caractère dévotionnel peut être plus accentué dans les ouvrages destinés à un usage privé mais la dévotion n’en est pas pour autant dirigée vers le saint présentateur. Il figure aux côtés de l’orant comme un compagnon, un soutien, un intercesseur et non en tant que patron, statut qui induit une notion hiérarchique de commandement, un devoir de protection à l’égard du sujet quand il se trouve en danger, avec pour corollaire une attitude de respect et d’obéissance de ce dernier vis-à-vis de son protecteur. Au 15e siècle, le saint patron n’est pas encore le saint homonyme. La confusion va s’installer dans la seconde moitié du 16e siècle.

Le saint homonyme : un parrain ? Aux 15e et 16e siècles, la transmission du nom du parrain à son filleul présente un

caractère véritablement normatif puisque les statistiques de cette période affichent généralement des taux d’homonymies avoisinant les 80 ou 90%67. Lors de la cérémonie du baptême, les parrains répondaient pour leurs filleuls et s’engageaient en leur nom à observer les articles de la foi chrétienne. C’est la raison pour laquelle les anciens auteurs latins les nommaient sponsores (« cautions ») ou fidejussores (« garants »). Au 16e siècle, on employait également à leur égard le terme pleige qui désignait ordinairement une personne qui se portait caution dans une affaire68. Dans le milieu du siècle, nous pouvons observer un début de transfert sémantique des fonctions

66 Sur l’énigmatique saint Alain, voir PIERRE-YVES QUEMENER, Saint Alain. En quête d’identité, 2012, p. 22-45 [en ligne]. Excellente présentation des vitraux de l’église Saint-Thurien par JEAN-YVES CORDIER sur son blog http://lavieb-aile.com (consulté le 1er décembre 2015). 67 Voir PIERRE-YVES QUEMENER, Le choix du nom de baptême à Roz-Landrieux (Haute-Bretagne) au 15e et 16e siècle, 2014, p. 9 [en ligne] : les taux de transmissions homonymiques sont de 92% pour les garçons et 88% pour les filles. 68 JOHANN BOEHME, Le recueil des pais selon leur situation, 1558, p. 250 : « Iginius pape de Rome ordonna que si tost que l’enfant seroit né, on lui donnast des parrains qui seroient comme pleiges ou tesmoings de la foy pour ledit enfant ».

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du parrain de baptême au saint parrain homonyme, personnage qui commence à endosser en même temps la casquette du saint patron personnel.

L’assimilation du saint homonyme à un parrain est patente dans la farce de Martin de Cambrai, composée vers 1540-1550 :

« Je prie monsieur saint Denis Et de Paradis le Dieu, A saint Jehan et à saint Mathieu Aussi mon parain saint Martin, Saint Hubert et saint Math[e]lin, Saint Pierre, saint Pol (et) Nostre-Dame, Que on me ramainne ma femme » (vers 419-425)69 En 1550 également, le testament de Georges II d’Amboise, archevêque de Rouen, opère

l’amalgame entre saint homonyme et patron : « Nous Georges cardinal Damboise archevesque de Rouen (…) recommandons nostre âme à Dieu nostre créateur, à la glorieuse Vierge Marie, aux Bencitz Sainct Michel ange et archange, monsieur Sainct Jehan Baptiste, Sainct Romain, nostre patron Sainct Georges et a tous les Sainctz et Sainctes de la court celeste de Paradis »70.

Certains auteurs continuent toutefois à bien faire la distinction. Nous avions souligné précédemment que le texte du catéchisme de Trente ne faisait pas encore usage du terme patron pour désigner le « saint dont on porte le nom »71. En 1577, les éditeurs de l’Histoire de la vie, mort, passion et miracles des Saincts insèrent à la date du 1er novembre un « Sermon de tous les Saincts » composé quelques années plus tôt par François Le Picart, docteur en théologie à Paris, qui recommandait à ses auditeurs d’adresser leurs prières aux saints du Paradis, quels qu’ils soient : « Tu prieras aucunefois Sainct Pierre, Sainct Paul, Sainct Jacques, ou un autre, à qui pour lors tu auras ta dévotion, ou de qui sera la feste ce jour là, ou le patron de l’Eglise, d’où tu seras paroissié ; ou celuy auquel tu vas en voyage prier, ou ton parrain, duquel tu portes le nom ; celuy ou celle que tu as le plus en ton cœur, en ta dévotion, en tes requestes, et lequel continuellement tu requiers, et à qui tu t’adresses. »72

Les choses semblent claires pour le théologien parisien : le titulaire de l’église paroissiale est le patron, le saint dont on porte le nom est le parrain73. Tous deux, au même titre que n’importe quel saint, peuvent exercer les fonctions d’intercesseur que l’auteur justifie comme suit : « Tout homme qui veut parler au Roy, parle-il tout d’assiette et au premier coup à luy ? Ne cherche il pas des amis en la Cour, et ceux qui ont accez au Roy, pour presenter leurs requestes ? Encor quand ils le ferroyent d’assiette, et du premier coup, leurs requestes ont beaucoup plus d’energie, de force, et plus d’espoir d’estre exaucées au moyen de celuy qui le presente et prie pour celuy qui demande (…). Tu t’adresseras à un des benoists Saincts de Paradis, à fin qu’il parle pour toy.

69 ANDRE TESSIER, Recueil de farces : 1450-1550, tome 12, 1998, p. 198. Une version en français moderne a été publiée dans ANDRE TESSIER, Farces françaises de la fin du Moyen Age, tome 4, 1999, p. 251-266. Le traducteur a délibérément remplacé parain par patron :

« Je prie monseigneur saint Denis Et le Dieu de Paradis, Saint Jean et saint Matthieu, Ainsi que mon patron saint Martin, Saint Hubert et saint Mathurin, Saint Pierre, saint Paul et Notre Dame, Qu’on me ramène vite ma femme » (p. 264)

70 MAURICE ALLINNE, « Les priants du tombeau des cardinaux d’Amboise à la cathédrale de Rouen », Bulletin des Amis des Monuments Rouennais, 1909, p. 87. Cité par ALEXANDRA BLAISE, Les représentations hagiographiques à Rouen à la fin du Moyen Age (vers 1280-vers 1530), Thèse de doctorat en Histoire de l’art, Université Paris IV - Sorbonne, 2009, volume 1, p. 165. 71 Cf. supra p. 8 72 RENE BENOIST (dir), Histoire de la vie, mort, passion et miracles des Saincts, 1577, p. 448v, ou édition de 1596, col. 1734. 73 La distinction semble être encore de mise en 1671 dans le diocèse de Chartres où les saints homonymes sont qualifiés de parrain ou de patron particulier. Cf. MARC BOUYSSOU, Réforme catholique…, p. 184.

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Dieu voyant ton humilité, ton abjection, il sera beaucoup plus enclin à te faire pardon, que si tu allois tout droit à luy (…). Il nous est bon besoing et necessaire, que des meilleurs que nous prient Dieu pour nous. »74

La prédication tridentine a peut-être contribué à la confusion des termes, au point que Nicolas de Cholières dédiait en 1585 ses Neuf matinées à celui qu’il nommait son perrain, Louis de la Chambre, cardinal et abbé de Vendôme : « Ce ne sera pas, que vous ne trouviez estrange, que je vous aye choisi pour perrain d’un si brusque fruict qu’est celuy qui a esté esclos durant ces neuf Matinées, lesquelles il faut que je recongnoisse estre gaillardes et recreatives »75. Pour l’auteur, le parrain désigne la personne sous l’autorité de laquelle se place un écrivain pour la diffusion de ses ouvrages et qui cumule en fait différentes fonctions : « Il n’est besoin de rendre raison pourquoy je vous ay nommé pour protecteur, patron et perrain »76.

Le saint patron de la Réforme catholique Il faudra parfois plusieurs décennies pour que les préceptes du catéchisme tridentin ne

soient validés et mis en application dans les statuts synodaux des différents diocèses français. En l’occurrence, la question du nom n’était visiblement pas d’une importance capitale pour les autorités ecclésiastiques du diocèse de Saint-Brieuc puisqu’il fallut attendre l’année 1606 avant que le problème ne soit abordé. Melchior de Marconnay défendit alors à ses prêtres « de recevoir aucun nom au Baptesme qui ne soit de quelque sainct ou saincte, à l’exemple duquel le baptisé pourra estre excité à la vertu ; advisant les parains et maraines de n’insister à donner des noms de Payens ou autres inventez par les Poëtes, et ce à peine d’encourir l’excommunication »77.

L’évêque ne tarda pas à montrer l’exemple à l’occasion d’une cérémonie de confirmation organisée dans la paroisse de Plouvara le 16 mai 1606. Il donna ce jour-là le sacrement à Tristan Malros, fils de Jacques et Guionne Million, né à Plouvara le 28 mars 1598, mais « fust ledit Tristan nommé Jan dauctant que ledit nom de Tristan estoit nom prophane »78. Ce premier changement de nom marque le début d’une intense campagne de normalisation qui durera jusque dans les années 1660 et qui se donnait pour objectif principal d’attribuer à chaque enfant un saint homonyme référent.

Des efforts similaires furent menés dans tous les diocèses et eurent pour effet de conférer au saint homonyme un statut désormais privilégié. Le « saint dont on porte le nom » est devenu un saint patron dont on espère hériter les vertus en même temps que le nom. C’est du moins ce qu’espérait l’imprimeur et libraire Guillaume Doublet en 1627 en plaçant en tête de son édition de la Vie de saint Guillaume, évêque de Saint-Brieuc, le sixain ci-dessous :

« Mon sainct Patron, faictes en sorte, Puisque vostre beau nom je porte, Que j’hérite aussi vos vertus, Et que, par une saincte envie, Je chemine toute ma vie Par les sentiers qu’avez battus. »79 Le fait que nous n’avions pas ce genre de prière dans les documents médiévaux, et le

constat de la substitution progressive du saint patron homonyme au saint patron paroissial dans

74 RENÉ BENOIST (dir), ibid, p. 448v 75 NICOLAS DE CHOLIERES, Les neuf matinées du Seigneur de Cholières, 1585, p. 3 76 NICOLAS DE CHOLIERES, ibid, p. 6 77 Statuts synodaux pour le Diocèse de Sainct-Brieu, 1606. Cités par ARTHUR DE LA BORDERIE, Archives du bibliophile breton, tome 1, 1880, p. 22. 78 Registre des baptêmes de Plouvara, Archives Départementales des Côtes d’Armor, Cote 5Mi355, Baptêmes 1543-1633. Je remercie Jérôme Caouen et Jean-Luc Deuffic pour la communication et pour la transcription de ce document. 79 Cité par RENE KERVILER, notice sur « La vie, les miracles et les éminentes vertus de Saint Brieuc » par L.-G. DE LA

DEVISON, Revue de Bretagne et de Vendée, tome 9, 1876, p.404.

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les clauses testamentaires80, attestent de l’ancrage de cette nouvelle dévotion dans la piété populaire dès la première moitié du 17e siècle. En Bretagne, elle bénéficiera du soutien actif des missions jésuites qui assurèrent en même temps la promotion du culte de l’ange gardien personnel et de saint Joseph, thèmes chers on s’en souvient à Jean de Gerson. Dans son Journal des missions en Bretagne, Julien Maunoir apporte ainsi en 1645 le témoignage d’une fidèle dévote des environs d’Hennebont – Olive Moëlo – qui reçut au cours d’une procession une vision dans laquelle elle contempla dans le ciel une autre procession parallèle où marchaient deux par deux anges, saints et saintes du paradis. Elle les entendit alors chanter en breton un hymne spirituel dont elle s’empressa de recueillir les paroles et que le Père Maunoir reporta ensuite dans son Journal. L’un des couplets reprend parfaitement le message de la Réforme catholique sur les nouvelles dévotions :

« Devant mon bon ange, le messager de mon Dieu, Et le saint patron dont je porte le nom, Pour qu’ils se souviennent de moi, Je m’incline encore. »81 Précisons qu’il s’agit là de la version française de la traduction latine d’un document

rédigé primitivement en breton. Il eut été intéressant d’avoir le texte original du cantique car il se trouve que la langue bretonne a maintenu pendant très longtemps la distinction entre le « saint patron de la paroisse » (ar sant patroum eur ar barrès) et le « saint patron dont on porte le nom » que l’on nommait encore paëroun, c’est-à-dire « parrain », dans la première moitié du 18e siècle82.

La Réforme entend favoriser la piété individuelle, l’intériorisation de la foi, et cette nouvelle orientation met en avant des intercesseurs célestes personnels, au détriment d’une piété à dimension sociale plus élargie. Le fidèle bénéficie désormais dans le Ciel d’un interlocuteur privilégié auquel il peut s’adresser directement, qui le connaît et qui l’assiste en toute occasion. De la même manière que le saint homonyme a tendance à supplanter le patron de paroisse, l’ange gardien personnel prend la place de l’ange gardien de la communauté comme le constate Anne Manevy : « Au 16e siècle enfin, s’opère un bouleversement impulsé par le concile de Trente : l’Eglise romaine entend promouvoir une sainteté universelle devant laquelle la sainteté coutumière est condamnée à s’effacer. L’ange gardien local n’échappe pas à cette règle, il devient le bon ange personnel, protecteur particulier non plus d’une ville ou d’un royaume mais de l’âme dont il a la charge exclusive. »83 Pour Julien Maunoir, les nouvelles dévotions n’emportent pas pour autant la mise au rancart des saints patrons locaux comme il s’en explique pour justifier le bien-fondé du recours à saint Corentin, saint patron du diocèse de Cornouaille, lors de l’épidémie qui ravagea la ville de Quimper en 1642 :

« O doux Jésus, dit-il [le Père Bernard], si tu as sur terre un serviteur digne de connaître ta volonté, fais-lui

savoir quel saint nous devons implorer dans ces graves circonstances. Le Père entendit alors : « Saint Corentin ». Sa surprise fut telle qu’il serait tombé à la renverse s’il n’avait agrippé son prie-Dieu. Dans une sorte d’illumination, il sut alors que chaque lieu et chaque ordre religieux avaient leur saint patron, qu’il fallait par exemple recourir à saint Ignace quant il était question de la Compagnie de Jésus, à saint Louis, roi de France, pour les intérêts du royaume, et ainsi de suite. »84

Ainsi, la spécialisation des attributions laisse de la place à de multiples intervenants

possédant chacun son domaine de compétence. Le saint patron homonyme ne fait pas table rase du passé en chassant les anciens patrons, c’est simplement un autre saint patron, celui « dont on porte le nom ».

80 Cf. supra p. 15 81 ERIC LEBEC, Miracles et sabbats. Journal du Père Maunoir, Missions en Bretagne, 1631-1650, 1997, p. 89 82 GREGOIRE DE ROSTRENEN, Dictionnaire françois-celtique ou françois-breton, 1732, p. 703 83 ANNE MANEVY, L’ange gardien. Enjeux et évolution d’une dévotion, 2008, p. 28 84 ERIC LEBEC, Miracles et sabbats…, p. 55

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Conclusion C’est donc au tournant du 16e et du 17e siècle – sous l’impulsion du concile de Trente –

que va véritablement s’épanouir la dévotion au « saint patron dont on porte le nom ». Nous avons vu que l’habitude de qualifier de saints patrons les saints homonymes représentés aux côtés des donateurs ou commanditaires dans les portraits dévotionnels des 15e et 16e siècles était un abus de langage qui ne s’accordait pas à l’idée que l’on se faisait alors d’un saint patron. Il est sans doute trop tard aujourd’hui pour corriger notre terminologie. Souvenons-nous néanmoins que jusqu’à la seconde moitié du 16e siècle le « saint dont on porte le nom » n’est pas un patron ; un saint patron est celui qui conduit et protège une communauté, il possède une dimension collective incompatible avec le statut du saint homonyme personnel. Bien qu’elle ait été encouragée par Jean de Gerson au début du 15e siècle, on ne trouve pas de trace d’une dévotion populaire au saint homonyme avant la seconde moitié du 16e siècle. Par ailleurs, la représentation fréquente des saints homonymes dans les portraits dévotionnels ne marquait généralement pas une dévotion particulière du donateur ou du commanditaire envers ces saints mais répondait plutôt à un besoin d’identification. Toutefois, cette pratique iconographique a vraisemblablement préparé les esprits à la rénovation tridentine.

En axant sa prédication sur la dévotion au saint personnel homonyme, la Réforme catholique apporta une réponse efficace aux excès de certaines formes de piété populaire qui ouvraient la porte aux débordements festifs, aux pérégrinations lointaines aux motifs douteux et aux déviances superstitieuses. Le recours privilégié au saint dont on porte le nom transcendait les dévotions collectives. On peut cependant se demander s’il ne portait pas en lui-même le risque d’une fragilisation de la foi lorsque celle-ci fut privée de ses attaches communautaires. Indirectement, il a pu contribuer au développement des phénomènes d’individualisme que l’on a pu observer à l’époque moderne. A moins que la prédication tridentine ait été tout simplement en harmonie avec son temps.

Du fait de son développement tardif, il est peu probable que la dévotion au saint patron homonyme ait pu avoir un impact significatif sur la composition des répertoires onomastiques du 15e et 16e siècle. En revanche, il est vraisemblable que l’essor du culte des saints à cette époque ait favorisé l’attribution des noms de martyrs et confesseurs et contribué à la valorisation d’un lien spirituel privilégié entre un baptisé et son saint homonyme. En contrepoint, il sonnait inexorablement le glas des anciens noms païens et ceux des poètes disparus. Pour plusieurs siècles tout au moins.

Le cardinal Alain de Coëtivy présenté par saint Alain

Calvaire de Notre-Dame du Folgoët, vers 1457