Réflexions sur la chute de Blaise Compaoré

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Réflexions sur la chute de Blaise Compaoré Paul-Aarons Ngomo

1.Trafics constitutionnels : Mode d’emploi

On avait fini par s’y habituer : qu’il s’agisse deputschistes militaires recyclés en démocrates par unedouteuse prestidigitation électorale ou de despotesarcboutés au pouvoir depuis des décennies, la recettefétiche de la conservation du pouvoir paraissait toutetrouvée et éprouvée par une succession d’expériencesqui se sont soldées favorablement. Le modèle est connu,ses variétés pratiques aussi, comme son nom : la révisiondes clauses limitant le nombre de mandats présidentiels. Elle doit àson imparable efficacité d’être devenue une piècemaitresse de la boite à outils constitutionnels desgroupes rompus à l’art tortueux du maintien au pouvoiren tirant avantage des formes institutionnelles duprincipe majoritaire. Cela permet de se garantir unelongévité politique en abrogeant des clauseslimitatives qui pour effet direct de restreindre ladurée d’éligibilité des candidats à la magistraturesuprême.

Invariablement, la ruse de choix s’est déployée àla manière d’un jeu stratégique d’usure dont le rythmeet l’issue sont prédéterminés par ceux qui fixent lesrègles. L’usage brutal et continu de la violence qui afait recette dans les régimes totalitaires où lavolonté du président possède de facto une pouvoirlégislatif sans limite n’étant plus de mise parce qu’iltrahirait immanquablement la barbarie de quiconque yaurait recours, les despotes et dirigeants au pédigrée

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démocratique louche ont raffiné une démarche deconservation du pouvoir d’autant plus efficace qu’ellea une apparence de légitimité fondée sur la légalitéconstitutionnelle de l’ordre existant. La stratégiedominante consiste, dans un premier temps, à adopterune clause limitant le nombre de mandats présidentielspour entretenir l’espoir d’une alternance au sommet del’Etat et de la consolidation de la démocratie enfacilitant la circulation des élites. A titred’illustration, la plupart des constitutions africainesadoptées dans les années 90 à la fin de l’ère du partiunique comportaient invariablement des clauses limitantle nombre de mandats présidentiels. Des électionseurent lieu ; dans la plupart des cas, ellesreconduisirent au pouvoir d’anciens despotes ou desputschistes au passé équivoque en les auréolant d’unenouvelle légitimité démocratique. Mais, dans un secondtemps, à mesure qu’approchaient de nouvelles échéancesélectorales, les nouveaux démocrates firent entendre unchœur nouveau, dénonçant notamment le caractère supposénon démocratique des clauses limitant le nombre demandats présidentiels pourtant adoptées unanimementsous leur houlette.

Des scribes surgissent alors de l’ombre pour exigerun référendum ou la modification de la constitution parvoie parlementaire, de telle sorte que, assure-t-on, lavoix du peuple soit enfin entendue, en luireconnaissant le droit démocratique de reconduire auxaffaires son président bien-aimé qui aurait si bientravaillé durant ses mandats qu’il serait impensable dele congédier injustement. Si on ne le dit plus béni desdieux comme au temps du parti unique, on le décritvolontiers comme le choix de la paix, contrel’aventurisme des ingrats, ces amis d’hier coupables

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d’avoir rallié l’opposition. C’est le moment quel’opposition dite « responsable » choisit généralementpour passer à l’offensive, pour bien se positionner auxcôtés du « grand » président dont on vante l’efficacitéet le leadership : ses succès sont passés en revue,chiffres à l’appui, surtout les statistiques sélectivesqui soulignent la courbe ascendante du produit nationalbrut sous la houlette du grand guide.

En cascade, on modifia donc les constitutions pourprolonger l’éligibilité de présidents concernés par lalimitation du nombre de mandats. Implacablement, lastratégie s’est avérée payante au Togo, au Gabon, auTchad et en Ouganda où Yoweri Museveni est au pouvoirdepuis 1986. On l’a cru lorsque, promettant de ne pass’éterniser au pouvoir, il laissa entendre ceci: « Theproblem of Africa in general and Uganda in particular is not thepeople but leaders who want to overstay in power». Sa bonnesagesse manifestement oubliée, il est toujours aupouvoir, en 2014. Comme Paul Biya, et d’autres encore,en particulier Robert Mugabe, Obiang Nguema, tandisqu’Omar Bongo et Gnassingbé Eyadéma ont modifié lesconstitutions de leurs pays pour préparer dessuccessions monarchiques avant de passer de vie àtrépas.

La stratégie fait des émules un peu partout sur lecontinent. Abdelaziz Bouteflika (Algérie) et IsmaïlOmar Guelleh (Djibouti), figurent en bonne place dansla galerie des tripatouilleurs de constitutions. Lesévénements du 30 Octobre 2014 au Burkina Faso doiventêtre compris dans le contexte particulier de jeuxpolitiques d’usure rythmés par des rusesconstitutionnelles destinés à maintenir au pouvoir desdirigeants sous la menace de clauses limitativesrestreignant l’éligibilité à l’élection présidentielle.

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Le but, dans chaque cas, est de faciliter laconfiscation du pouvoir par des arguties et desexpédients juridiques qui confèrent une légitimité etune légalité à des régimes rompus à l’art d’apprivoiserle formalisme institutionnel de la démocratie pourprolonger leur espérance de vie politique en s’opposantà l’alternance démocratique. Comme d’autres avant lui,Blaise Compaoré qui a tiré parti de cette ruse àplusieurs reprises, s’est finalement heurté à uneinsurrection populaire qui a abruptement mis un termeà sa vie de président du Burkina Faso. Cet écheccuisant est un moment pédagogique important. Il imported’en expliciter les enseignements, ne serait-ce quepour éclairer les ressorts et les périls de l’art del’apprivoisement despotique de la démocratie pour lavider de sa substance institutionnelle.

2.Blaise Compaoré et la leçon du 30 Octobre 2014

Blaise Compaoré occupe incontestablement une placede choix dans la galerie d’experts en révisionsconstitutionnelles visant à abroger ou modifier lesclauses limitant le nombre de mandats présidentiels,.Dans un pays à l’histoire syndicale et politiquemouvementée ponctuée d’insurrections révolutionnaireset de coups d’Etat, il aura tenu au pouvoir 27 ans. Aulendemain de l’exécution de Thomas Sankara dans descirconstances jamais élucidées, il s’assure le contrôleabsolu du pouvoir en se débarrassant de ces derniers« égaux », Jean-Baptiste Boukary Lingani et Henri Zongo.Comme celles d’ailleurs, la révolution burkinabè adévoré ses enfants. Ses oripeaux révolutionnaires viteabandonnés, son long règne s’est achevé comme il acommencé : par un coup d’Etat, dans la liesse

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populaire. On concède sans peine qu’il y avait de lagrandeur dans sa décision de démissionner, même si,pour l’essentiel, il lui restait peu d’optionscrédibles, sachant qu’un bain de sang provoqué par sagarde prétorienne l’aurait probablement mené à la Haye.

Le personnage est intéressant à maints égards. Ilfigurerait sans peine dans une galerie pédagogiquemachiavélienne comme illustration de l’art d’acquérir,de conserver, puis, finalement, de perdre le pouvoir,faute d’avoir cerné efficacement que la légalité et lalégitimité dont il se réclamait étaient désormaisvidées de l’acquiescence d’une importance partie desgouvernés. Sa carrière traverse trois périodes del’histoire politique africaine postcoloniale. Arrivé aupouvoir par une dynamique qui a infligé la mort à sesrivaux, il s’y est maintenu en se métamorphosant sanscesse, passant de putschiste à un statut de démocratebon teint, médiateur à ses heures, puis, au bout ducompte, à celui de président déchu et chassé sansménagements du pouvoir. Blaise Compaoré aura pratiqué àla perfection l’art de conserver le pouvoir maitrisantet usant stratégiquement d’expédients et argutiesjuridiques efficaces pour contrôler la vie politique duBurkina Faso pendant plus d’un quart de siècle.

Son triomphe et sa chute sont une métaphore del’art qu’il aura pratiqué avec succès et qui l’auraperdu, faute d’avoir su anticiper qu’une sortehonorable valait mieux que le jusqu’au-boutisme desplacements douteux à la bourse des traficsconstitutionnels. En apparence, la pratique n’a riend’a priori illicite. On concède sans peine que desmodifications de la loi fondamentales sont nécessairespour l’adapter aux évolutions juridiques de l’époque etrendre la gouvernance plus efficace. Mais la

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révisabilité des constitutions a vite été détournée parun opportunisme stratégique qui a eu pour effet depervertir l’esprit de la loi fondamentale en ouvrant laporte à tous les trafics, la transformant ainsi enmécanisme de conservation du pouvoir.

Cet expédient a notamment permis d’userastucieusement et cycliquement de la possibilité demodifier la constitution au gré des ambitions deprésidents peu enclins à respecter les clauses delimitation du nombre de mandats présidentiels, sous desprétextes divers, assurant chaque fois qu’ils secontentaient de respecter la volonté du peuple. Lerecours constant à cet art insidieux explique lalongévité politique de Blaise Compaoré ou de Paul Biya,comme d’Idriss Déby. Il n’échappe pourtant à personneque la manipulation des clauses de limitations dunombre de mandats présidentiels est apparue comme unexpédient efficace permettant, au gré descirconstances, de prolonger des carrières politiquesqui auraient immanquablement été écourtées parl’application des verrous constitutionnels. En tentantde réviser la constitution le 30 Octobre 2014, BlaiseCompaoré a remis au gout du jour une stratégiefigurant en bonne place dans son art de la conservationdu pouvoir. Déjà, en janvier 1997, il y a eu recourspour abroger la clause limitant le nombre de mandatsprésidentiels qui est un dispositif essentiel dupatrimoine constitutionnel du Burkina Faso. Il l’aconformément à ses desseins, parce qu’il avait lemoyens d’y parvenir. Il est revenu à la charge enl’an 2000, puis en 2002. En 2000, la révision ramenala durée du mandat présidentiel de sept à cinq annéestandis celle de 2002 reconduisit la clause delimitation du nombre de mandats présidentiels.

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L’astuce lui a permis de s’octroyer deuxseptennats, puis deux quinquennats, le tout en toutelégalité, profitant chaque fois d’un rapport de forcesfavorable et d’un contrôle absolu du calendrierpolitique, imposant ainsi des réformesconstitutionnelles taillées sur mesure pour réalisersubrepticement par voie constitutionnelle ce que lagénération antérieure de despotes accomplissait auterme de coups d’Etat violents. La tentative avortéedu 30 Octobre aurait sans doute réussi sansl’insurrection populaire qui a scellé son sort. S’ilavait réussi, le stratagème de Blaise Compaoré luiaurait ouvert un horizon politique garantissant uneéligibilité incluant non seulement l’élection prévueinitialement pour 2015, mais aussi celle de 2020. L’artde la conservation du pouvoir par l’apprivoisement duformalisme institutionnel de la démocratie comporte eneffet un dispositif qui a montré son efficacité entirant avantage de la non-rétroactivité de la loi. Unefois la constitution modifiée, des juristes de la tyrannie-pour reprendre l’admirable expression de l'écrivain etessayiste Patrice Nganang-proposent rapidement leurexpertise pour parachever des coups d’Etatconstitutionnels camouflés en innocentes révisions dela loi fondamentale. Leur talent juridique est mis àcontribution pour expliquer que le principe de la non-rétroactivité annule l’effet des clauses restrictivesantérieurs et autorisant le président en exercice, lebénéficiaire principal de la révisionconstitutionnelle, à solliciter à nouveau les suffragesde ses concitoyens, s’il le désirait.

Pour les gouvernants déterminés à modifier laconstitution, l’alibi principal consiste à justifier leprincipe de la révision constitutionnelle en le

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défendant comme une prérogative légitimée par lalégalité constitutionnelle prescrite par desdispositions de la loi fondamentale. Au Burkina Faso,l’activation d’un tel expédient a déclenché un « conflitdes légitimités » qui a scellé le sort de Blaise Compaoré.On éclairera efficacement les enjeux de cetteconstellation insurrectionnelle en examinant lestermes de la violente contradiction qui s’est résoluepar l’abrupt délitement du long règne de locataire dupalais de Kosyam, à Ouagadougou, dans un completdésarroi, en révélant à l’Afrique qu’il n’avaitfinalement pour seul support qu’une caste de courtisanset de griots qui l’ont perdu en l’empêchant de prendrela mesure réelle de la force corrosive du dissentimentpopulaire qui l’aura emporté, comme un fragile châteaude cartes.

Alors que la maison politique Compaoré craquait detoutes parts au rythme du chant de cygne qu’entonnaientles centaines de milliers de manifestants qui, en cejour du 30 Octobre 2014, investirent les places duBurkina Faso, on a entendu les étranges arguties descommis acquis à la cause du prince déchu. Ils ont crubien faire en scandant que Blaise Compaoré avait lalégalité et la légitimité de son côté, qu’il incarnaitla république, et que les impertinents« ergoteurs populistes » qui lui contestaient cetteprérogative n’étaient guère plus que des anarchisantstentant de masquer honteusement leur peur du verdictinévitable du « vrai peuple ». Ainsi, le soulèvement defoules compactes n’aurait été qu’un simple expédientpopuliste pour éviter l’inéluctable cinglante défaitedans une compétition démocratique organisée selon desrègles institutionnelles impartiales.

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Mais ceux qui s’agrippent à la légalité et à lalégitimité pour défendre un prince rompu aux artscyniques de la consolidation hégémonique du droit degouverner feignent d’oublier l’histoire hégémonique dela transformation d’un régime despotique en démocratieformelle. Sous Compaoré, le contrôle absolu de laproduction de la loi fondamentale est devenu le centrenévralgique d’une stratégie de conservation du pouvoir.A chaque étape cruciale, on triomphe en se débarrassantde tous les verrous institutionnels visant à faciliterl’alternance politique. Tout se passe comme si larévisabilité de loi autorisait pas les gouvernants à lasoumettre répétitivement à des modificationsopportunistes en profitant des failles de procéduresd’amendements pour faciliter la conservation dupouvoir. Or, la constitution d'un Etat n’est pas unmoyen au service des gouvernants. Elle articule desfins et circonscrit les termes de la moralité politiqueconstituante qui gouverne le domaine de la loi. Sil’histoire constitutionnelle du Burkina Faso a consacréle principe de la limitation du nombre des mandatsprésidentiels, c’est essentiellement pour éviter etproscrire l’incrustation au pouvoir de magistraturesinterminables.

Et cela, Blaise Compaoré le savait. Par la ruse, ila tenté d’imposer un pacte faustien à son pays, en sebornant à faire passer le nombre de mandatsprésidentiels de deux à trois, en lieu et place d’uneannulation pure et simple, comme ailleurs, notamment auCameroun. Il a cru tirer son épingle du jeu eninvoquant la légalité et le droit de réviser laconstitution par un expédient permettant subrepticementde violer le principe de la limitation du nombre demandats présidentiels en donnant l’impression qu’on

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agit, en toute neutralité, dans le domaine de la loi.Blaise Compaoré aurait donné le change s’il en était àsa première tentative. Or, comme ailleurs, cet ancienputschiste vaincu par les armes qu’il a contribué àfourbir a fait de la modification constitutionnelle lepoint d’orgue d’un jeu d’attrition qui lui a permis dese maintenir au pouvoir par des révisions stratégiquesannulant les restrictions prescrites par l’empire desconstitutions antérieures.

Dans sa déclaration de vacance du pouvoir,Blaise Compaoré a dit avoir saisi l’ampleur de lacolère d’une importante frange du corps politiqueburkinabé : « J’ai entendu le message, je l’ai compris et pris la justemesure des fortes aspirations au changement ». En l’affirmant,il a fait montre d’une lucidité remarquable, même s’iln’avait plus réellement d’autre choix que de jeterl’éponge, sauf à vouloir engager de fer qui aurait,comme il en avait sans doute conscience, provoqué unbain de sang dont les conséquences juridiques l’auraitvraisemblablement conduit à la Haye. Ce sens critiquea cruellement fait défaut à tous ceux qui ont pris leurplume pour l’inciter à se maintenir au pouvoir entirant parti de la révisabilité de la constitution afinde neutraliser les effets de la clause de limitation dunombre de mandats présidentiels dont l’applicationl’aurait frappé d’inéligibilité à la fin du mandatinterrompu par l’insurrection du 30 octobre 2014.

L’échec de Blaise Compaoré éclaire d’une lumièreétincelante la solution pratique de ce qu’il importe, àbon droit, de décrire comme un « conflit de légitimités ». Ily a, en effet, dans tout corps politique deux types delégitimités. L’une est dévolue aux gouvernants au termede consultations électorales pour faciliter la conduitedes affaires de l’Etat. Cette prérogative s’exerce dans

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les limites du droit de gouverner conféré auxvainqueurs des compétitions électorales qui obtiennentl’adhésion de leurs concitoyens suivant des procéduresd’arbitrage généralement fondées sur le principemajoritaire. Si elle confère le droit de gouverner, ilne s’ensuit pas qu’elle octroie de facto auxgouvernants le droit de changer les règlesfondamentales par le simple jeu de l’application duprincipe majoritaire ou par le recours au mécanismearbitral de la majorité qualifiée ; ceci vaut encoredavantage lorsque les révisions envisagées des règlesfondamentales ont pour objectif manifeste de servir lesintérêts de détenteurs actuels des magistraturespubliques qui prétendent agir en réponse auxsollicitations du « peuple », parce qu’ils auraientsoudain découvert que les lois contrariant leursdesseins seraient incompatibles avec l’esprit de ladémocratie.

En son principe, cette forme de légitimité nesaurait être invoquée pour remettre en question uncompromis constitutionnel fondateur ou tout dispositifqui limite le pouvoir exécutif, par la simpleinitiative législative d’acteurs ou partis politiquessusceptibles de bénéficier des dividendes politiques detout projet de révision constitutionnelle destinée àconsolider des positions institutionnellementavantageuses. Toute tentative de modification de laconstitution est a priori suspecte lorsque sesinitiateurs en sont aussi les principaux bénéficiaires.La légalité constitutionnelle devient ainsi un simpleparavent au service d’un statu quo en perpétuant despouvoirs en situation hégémonique au formalisme légaldouteux. A l’inverse, la seconde forme de légitimitéappartient, en permanence, à l’ensemble du corps

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politique. Elle existe sous la forme d’un pouvoird’acquiescement par lequel les gouvernés reconnaissenttacitement et continuellement le droit des gouvernantsà exercer les magistratures publiques dans les termesdéfinis par la loi fondamentale. En contextedémocratique, celle-ci est l’expression d’un consensusdont la force normative limite les effets induits parle type d’asymétrie qu’institue parfois l’applicationdu principe majoritaire. Cette forme de légitimité estun rempart contre les inclinations despotiques dulégalisme lorsqu’il en déployé pour neutraliser l’effetde règles établies pour limiter le pouvoir de lamajorité ou, à tout le moins, ce qui en a l’apparence.Parce que le droit de gouverner instituepotentiellement une inégalité exécutive fondamentaleentre la fraction détentrice du pouvoir majoritaire etle reste du corps politique, la légitimité incessibled’adoubement dont l’ensemble du corps politique estdépositaire fonctionne, en pratique, comme une«prérogative fondamentale d’empêchement » qui est la formeconcrète d’un droit à la résistance.

La légitimité dévolue aux gouvernants ne tient etne dure que tant qu’elle jouit de l’adhésion continuedes gouvernés. Celle-ci prend la forme d’actesd’acquiescement et d’endossement qui renouvellementl’unité des gouvernants et des gouvernés. Faute d’untel adoubement, les initiatives d’amendementsconstitutionnels qui n’ont pour soutien que la seuleforce que confère le formalisme institutionnellement dela légalité légitiment, de facto, une réponseinsurrectionnelle. Il en va ainsi parce que lalégitimité authentique permet l’exercice concret de ceque Montesquieu nomme « faculté d’empêcher pourdésigner « le droit de rendre nulle une décision prise par quelqu’un

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d’autre » (De L’Esprit des Lois, XI, 6). Rapportée aux événementsdu 30 Octobre au Burkina Faso, cette faculté d’empêchers’est exercée par le déferlement de la légitimitéd’empêchement de la rue. Entre deux élections, ellepeut se manifester activement lorsqu’une initiative del’exécutif ou de l’assemblée viole le consensusnormatif qui structure la vie institutionnelle de lacommunauté politique.

En contexte démocratique, la faculté d’empêchers'exprime ordinairement sous la forme d’actesd’opposition extraparlementaires ; ils vont de lamanifestation non violente du dissentiment-comme c’estle cas lors de sit-in, initiatives pétitionnaires,protestations pacifiques- aux formes éruptives quidébouchent sur la désobéissance civile pour rendrel’Etat, de facto, ingouvernable jusqu’au retrait de lamesure disruptive ou, si cela s’impose, au renversementdu gouvernement par une insurrection populaire. Dans cecas précis, la faculté d’empêcher s’exerce par undéferlement de grande envergure qui paralyse la viepolitique par l’entremise d’une mobilisationinsurrectionnelle, afin de contrer l’action de toutgouvernement qui s’arrogerait unilatéralement le droitde déclencher un processus législatif en violation duconsensus normatif qui soutend la loi fondamentale. Ensomme, il s’agit essentiellement d’un mode de désaccordtacitement référendaire par lequel la multitudedéchainée signifie au gouvernement qu’il a perdu toutcrédit et toute légitimité.

Sans l’acquiescence du plus grand nombre et lerenouvellement constant de l’adhésion consentante quifonde le droit de gouverner, la légalité et lalégitimité qu’invoquent les gouvernants pour imposerleur volonté à la multitude en dissidence ouverte sont

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essentiellement sans objet, faute d’une forceperformative dérivée d’un large consensus normatif.Ainsi, les voix marginales qui ont défendu la maisonCompaoré lorsque l’arbitrage insurrectionnel de la ruedéchainée la vouait aux poubelles de l’histoire enexpliquant, en pure perte, que la loi et la légitimitéétaient de son côté ont, par là même, signalé que leurentendement de la démocratie privilégie un formalismecreux qui sert de paravent à un juridisme opportunisteet suspect. La légitimité et la légalité que ces voixrevendiquent ne sauraient prendre le pas sur lesattentes de gouvernés désabusés par l’arbitraire d’unconstitutionnalisme d’opérette qui voudrait, par lebiais de la loi transformée en instrument au servicedes puissants, obtenir une adhésion impossible àacquérir par la persuasion démocratique. Sansl’acquiescence des gouvernés obtenue par un consensusnormatif qui certifie le droit de gouverner parl’onction de légitimité populaire, l’appel au respectdu formalisme de la « légalité constitutionnelle » est unesimple imposture peu susceptible de donner le changesur la nature des intentions qui inspirent pareillerevendication.

Un gouvernement est perdu lorsqu’il s’oppose auxfoules courroucées en s’abritant derrière une légalitéet une légitimité de façade. Comme un naufragé quicompterait pour sa survie sur un frêle radeau fait dubric et du broc d’un bois vermoulu et spongieux vrilléde trous, tout gouvernement qui subordonnerait sasurvie au respect d’une légalité creuse signalerait parlà qu’il a depuis longtemps perdu le sens des réalités.Telle aura été l’erreur fatidique de Blaise Compaoréqui aura donc tenté, jusqu’au constat de son impotence,qu’il avait perdu la face, la légitimité, et ce pouvoir

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auquel il s’est accroché par le recours constant à jeud’attrition qu’il a finalement perdu, sans gloire. Laleçon centrale de la fin du règne le plus long del’histoire politique du Burkina Faso tient en uneformule simple : à vouloir entraver la mise en œuvred’un dispositif constitutionnel visant à favoriserl’alternance et la circulation des élites encompétition pour les magistratures publiques, onautorise, de facto, des multitudes flouées à recourir,en dernier ressort, à l’insurrection radicale pourexercer sa « prérogative fondamentale d’empêchement ». Cetteleçon venue du Burkina doit inspirer un effort réflexifayant vocation à anticiper sur les risquesinsurrectionnels que des présidents inquiétés par laclause limitant le nombre de mandats présidentiels fontpeser sur les Etats qu’ils gouvernent. La questionmérite qu’on s’y attarde, ne serait que le temps d’unéclairage succinct de l’importance du respect de laconstitution pour la consolidation de la démocratie.

3.Enseignements du 30 Octobre 2014 pourl’Afrique : Défense de l’alternancedémocratique

Les déboires de Blaise Compaoré l’érigent en unefigure pédagogique mettant en relief les enjeux d’uneépoque qui refuse de s’achever, celle des « Big men »issus de la période despotique de l’histoire politiquepostcoloniale africaine à laquelle il a survécujusqu’au crash récent. Le respect dû aux n’empêche pourautant pas d’examiner les séquences de la gloire et dela déchéance d’un homme doué d’une stupéfiante capacitéde survie et de réinvention politique de soi. L’effortaidera à mettre en perspective l’ambition de trop qui

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aura concouru à sceller son sort. Cela fait, on sepositionnera pour cerner ce que son infortune enseignedu point de vue d’une pédagogie politique attentive auxenjeux de la consolidation de la démocratie parl’alternance au sommet de l’Etat.

Il n’est pas non plus utile de s’appesantir sur lafulgurante violence par laquelle Blaise Compaoré aentamé sa trajectoire de chef de l’Etat au BurkinaFaso. Des enquêtes approfondies que d’autres mènerontsans doute vont permettre de démêler la trame de ce quis’est joué le 15 Octobre 1987. Elles expliciterontimmanquablement si Blaise Comparé a simplement agitpréemptivement en neutralisant Thomas Sankara, puis, ense débarrassant promptement de Lingani et Zongosommairement exécutés nuitamment, le jour même où on adit avoir déjoué un complot visant à renverser l’hommefort d’alors. En revanche, il vaut la peine derevisiter la stratégie d’attrition qui a causé la ruinepolitique de Blaise Compaoré dans sa tentative deneutraliser les effets de la clause de limitation dunombre de mandats destinée à faciliter l’alternance ausommet de l’Etat Burkinabé. Tout réside en effet dansce nœud décisif : c’est en tentant d’empêcher une alternance prévuepar la loi fondamentale que Blaise Compaoré a joué et perdu gros,quasiment tout perdu : le pouvoir, sa dignité acquise en se construisant unprofil de faiseur de paix, les dividendes morales et politiques des années deprogrès socioéconomique qu’il aura su enclencher, un capital politique quilui aurait sans doute permis d’entamer une retraite politique dorée commeune sorte de grand sage et un infatigable pèlerin de la paix.

L’alternance au sommet de l’Etat est importanteparce qu’elle matérialise efficacement une promessecentrale de la démocratie : empêcher l’émergence et laconsolidation d’un monopole qui entraverait lacirculation des groupes et individus en compétition

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pour le pouvoir. Il s’agit, on s’en doute, d’unproblème fort ancien pour les démocraties soucieuses deprévenir la transformation de l’ordre démocratique enoligarchie. Pour y parvenir, l’ancienne démocratieathénienne a introduit le principe de la rotation et cequi revêt aujourd’hui une désignation familière, enl’occurrence, la limitation du nombre de mandatsexécutifs.

En revanche et par contraste, les démocratiesmodernes ont recours à l’alternance pour accomplir parune autre voie ce que la rotation rendue impossible parles contraintes démographiques permettait d’accomplir àAthènes. A maints égards, l’insurrection du 30 Octobre2014 peut s’entendre autant comme une défenseinconditionnelle du principe de l’alternance au sommetde l’Etat que comme l’expression d’une profonde volontéde changement, une question particulièrement importantealors que des échéances analogues se profilent àl’horizon. Elles concernent notamment Denis Sassou-Nguesso (République du Congo), Joseph Kabila (RDC), auBurundi, tout comme Pierre Nkurunziza (Burundi) et PaulKagame (Rwanda). L’avenir nous dira si ces chefs d’Etatconsentiront à quitter une fois parvenus au termeconstitutionnel de leurs mandats ou s’ils choisirontd’emprunter le chemin funeste de la révisionconstitutionnelle pour se maintenir au pouvoir sous desprétextes divers.

Si d’aventure cela se produisait, on aurait sansdoute droit au traditionnel assortiment d’alibis :mission à achever, stabilité à préserver, volonté dupeuple ; les plus subtils ne manqueront pas, comme onl’a notamment vu au Cameroun, feindre de découvrirseulement à l’approche de la fin de leur mandat quetoute clause limitant le droit de participer aux

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compétions électorales présidentielles seraitintrinsèquement antidémocratique en ce qu’ellepriverait le peuple de la liberté de choisir sonchampion, sans contrainte indûment limitative. Ainsi,toute limitation du nombre de mandats présidentielscorrespondrait, en pratique, à une déchéance de droitsciviques pour les personnes frappées par les clausesrestreignant l’exercice du droit de participationpolitique.

De telles plaidoiries en appellent d’autres, commecelles des bien-pensants qui suggèrent que l’alternancen’est pas une fin politique en soi et qu’elle ne seraitenvisageable que si les opposants s’organisaient pour,dit-on, mériter les suffrages et la confiance dupeuple. Cette variante de l’argumentaire mobilisécontre le principe d’une alternance impulsée par desclauses limitatives omet paradoxalement que la défensede l’alternance ne repose pas sur un principe illusoiredu mérite électoral. L’issue d’unecompétition électorale est généralement déterminée pardes considérations étrangères aux paramètres ordinairesdu mérite. Tout y concourt : le mode de scrutin, ledécoupage des circonscriptions, la dissymétrie desmoyens mobilisés ou la distribution inégale del’influence politique qui est courante en Afrique,surtout lorsque le président en exercice disposedisproportionnellement des moyens de l’Etat, comme cefut le cas pour Blaise Compaoré durant sa carrièreélectorale, sans parler du contrôle subtil desmécanismes permettant de s’assurer la sympathie desmembres d’une commission électorale nommés par leprésident en exercice ou par une assemblée nationalemajoritairement acquise à sa cause.

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Le principe de l’alternance par la mise en œuvre declauses limitatives obéit à l’impératif de contrertoute tentative de neutraliser les effetsinstitutionnels de la démocratie. Dans l’interprétationcourante qu’on donne de ses principes, la démocratieest ordinairement décrite comme un régime quiactualiserait institutionnellement la souveraineté dupeuple. Cette définition est fausse si l’on entend parlà qu’une entité déterminée, le peuple, exerceraitcollectivement le pouvoir directement par desreprésentants. En pratique, cet idéal est irréalisable,comme la conception du bien commun qui la soutend, cevieux mythe rousseauiste qu’il importe d’abandonner aumusée des idées politiques du 18e siècle. Concrètement,le peuple se fractionne en intérêts et en préférencesqu’aucune fonction générale du bien-être collectif nepeut exprimer mathématiquement ou opérationnaliser.Pour y parvenir, on a typiquement recours à unmécanisme cumulatif d’agrégation des votes sur la based’un principe majoritaire. Or, si la règle majoritaireest un mécanisme démocratique important, le principenormatif du gouvernement démocratique ne se réduit pasà l’application de la règle majoritaire. Chaqueorganisation démocratique de la société est subordonnéeà l’adoption de normes préétablies sur la basedesquelles s’organise l’accès au pouvoir et larépartition des magistratures publiques.

Qui plus est, pour autant que le peuple se déclineen groupes, partis ou associations aux attentes etpréférences parfois irréconciliables, l’alternancepermet aux groupes ou individus en compétition departiciper alternativement à la gestion de la cité.Ainsi, ne pouvant faire que le peuple entier exerce cequ’on nomme souveraineté populaire, on s’assure que

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différents groupes gouvernement alternativement. Cettematérialisation importante de l’alternance a pouravantage majeur d’empêcher la transformation de lacompétition électorale en jeu à somme nulle où ladéfaite condamne le vaincu au purgatoire politique tantque dure le contrôle absolu, sans restrictiontemporelle dont pourraient bénéficier des groupescapables d’optimiser efficacement le contrôle dupouvoir pour s’y maintenir. Plus décisivement leprincipe de l’alternance permet, par l’entremise desclauses limitatives, de rendre effective une visioninstitutionnelle de la démocratie au moyen de laquelleles citoyens envisagent les gouvernants comme descommis temporaires aux affaires publiques, avecl’assurance qu’ils quitteraient le pouvoir à la fin deleurs mandats. Une telle conception de la démocratie al’avantage de favoriser un turnover générationnel rapideet la promotion d’idées et de projets de gouvernementsque des groupes installés au pouvoir longuement, grâceaux avantages que procure le contrôle des cyclesélectoraux, seraient peu enclins à explorer. En cela,l’institutionnalisation du principe de l’alternanceapparait comme un anticorps qui bloque la scléroseoccasionnée par la consolidation au pouvoir de groupesqui dépendent, pour leur survie politique, sur autrechose que la capacité d’articuler une vision d’avenirpour des sociétés en mutation.

En tant qu’expression institutionnelle desaspirations normatives du consensus juridique qui régitla politique partisane, la constitution ne saurait êtreun outil stratégique au service des majoritéstransitoires. Elle a vocation à organiser la vie del’Etat uniquement sur la base des principes qu’elleédicte, parce qu’elle est dépositaire de la moralité

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politique constituante qui fonde les relationsd’obéissance et d’autorité. Il s’ensuit que toutetentative d’en modifier les dispositions sans unconsentement engendrant une nouvelle volontéconstituante consensuelle équivaut à un casus belliautorisant les multitudes déchainées à réagir par uneinsurrection populaire pour contrarier les desseins degouvernants peu soucieux de préserver l’intégriténormative de la constitution. De tels déferlementschoquent ordinairement la conscience élitiste ethégémonique de ceux qui professent, dans la traditionsurannée d’une certaine psychologie des foules, que la massedéferlante est une racaille incapable de penséeprospective parce qu’elle serait inepte et inapte àl’autoévaluation critique. C’est à tort que cettemythologie fait peu de cas de la capacité prospectivede la sagesse de la multitude.

Contrairement aux apparences, les multitudes encolère n’ont rien d’un flux anarchique sanscoordination. L’apparente désorganisation masque ce quel’interprète attentif saisit intuitivement pourl’exprimer aggrégativement : l’action collective, mêmelorsqu’elle parait spontanée n’est possible qu’enréponse à des stimulations collectives consécutives àl’agrégation tacite des préférences et des attentes.Mathématicien au cœur de la révolution française,Condorcet a justement enseigné à la postérité quel’agrégation de l’information à l’échelle de groupesproduit, en qualité comme en quantité, une aptitudedélibérative supérieure à celles de tous les membresdes groupes considérés individuellement dans la mesureoù la valeur de l’intelligence collective augmenteexponentiellement à mesure que la taille des groupestend vers l’infini. On ne s’étonnera pas que l’un des

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plus importants résultats de la pensée démocratiquecontemporaine se ramène à une proposition simple : lamultitude pense. Elle sait reconnaitre lescirconstances critiques où ses intérêts sont menacéspar des forces hégémoniques s’ingéniant àinstrumentaliser le principe de la révisabilité de laloi fondamentale pour la mettre au service d’hiérarquesavides de pouvoir.

Ainsi qu’Abraham Lincoln la éloquemment expliqué,« on peut tromper une partie du peuple une partie du temps, mais on nepeut pas tromper tout le peuple tout le temps ». En faisant de larévision de la constitution sa stratégie principale deconservation du pouvoir par l’implémentation d’un ordrelégal favorable à ses desseins, Blaise Compaoré a crudisposer d’un avantage déterminant, un atout pique sansparade possible. Mais la ruse a si bien marché lors destentatives antérieures qu’il aurait dû se douter quel’audace extrême peut parfois se muer en tragicomédie.Comme Jules César franchissant imprudemment le seuil deSénat Romain sans protection, il s’est muré dans sonpalais, l’âme au repos, sans savoir qu’il avait scelléson destin en tentant la révision constitutionnelle detrop, celle qui devait déclencher le déferlement decolère qui rappelle, lorsqu’il survient, que le princen’est jamais le détenteur absolu de la légalité et dela légitimité. Mieux que lui, la multitude en furie acompris ce que ses conseillers malhabiles n’ont pas suanticiper.

Toute tentative de modifier ou d’abroger unedisposition essentielle de la loi fondamentale auprofit des initiateurs active le droit à la résistancefonctionnant comme un dispositif tyrannicide dont lavocation est justement de stopper les velléitésautocratiques des puissants du jour. Les manifestants

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en colère du 30 Octobre 2014 qui se sont dressés contrele compromis qui menaçait l’ordre constitutionnel duBurkina Faso ont réactivé, sous une forme décisive, laforce corrosive et démocratique de la colèreinsurrectionnelle de la multitude. Il importe de lareconnaitre et le saluer, envers et contre tous ceuxqui persistent à ne pas voir que le prince déchu afailli là où il aurait dû intuitivement saisir quel’occasion de grandeur que lui offrait le peuple étaitprécisément d’aller au bout de son mandat, prendre saretraite, avant d’entamer un autre chapitre de sonexistence. Il aurait alors eu le loisir de voir sescamarades entrés en dissidence administrer la preuvequ’ils n’ont jamais été que des comparses de secondordre grandis par ses soins. En voulant les prendre devitesse par une ruse de trop, il en a fait des hérosque son étourderie préservera vraisemblablement de lareddition des comptes. Ses nombreux conseillersauraient fait œuvre utile en lui rappelant que lesdéfections de partisans de grande stature sont parfoisle signe avant-coureur de l’effondrement politique.

En tentant de réviser la constitution pourprolonger son pouvoir, Blaise Compaoré a réveillé unmonstre en sommeil : la vraie majorité silencieuseextraparlementaire qui s’est manifestée pour signalerque les tractations et les « compromis pourris » faitsen son nom contrevenaient au principe normatifconstituant de la clause limitant le nombre de mandatsprésidentiels. Paradoxalement, les auteurs du compromisbalayé par l’insurrection du 30 Octobre 2014 ont peut-être senti, par anticipation que leur initiativesusciterait des dissentiments importants. Ils ont ainsicru bien faire en incluant un dispositif d’enchâssementconstitutionnel dans la proposition de révision de

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l’article 165. Celle-ci explicitait notamment, entreautres, qu’ « après la promulgation de la présente loi, aucun projetou proposition de révision de la Constitution n’est recevable lorsqu’il remeten cause : (1) la nature et la forme républicaine de l’Etat ; (2) le systèmemultipartiste ; la durée et/ou le nombre de renouvellement dumandat ; l’intégrité du territoire national. Aucune procédure de révisionne peut être engagée ni poursuivie lorsqu’il est porté atteinte à l’intégritédu territoire ».

Comment ne pas voir en cette clause d’enchâssementune maladroite tentative de s’octroyer un droit dont onprive quiconque, dans l’avenir, serait tenté derecourir au même expédient pour bénéficier d’uneprérogative d’incrustation au pouvoir ? L’audaceinjustifiée de Blaise Compaoré est d’avoir eul’outrecuidante fantaisie de signaler imprudemment quel’objectif avoué du projet de révisionconstitutionnelle était simplement de s’octroyer unnouveau bail à la tête de l’Etat, quitte, pour cela, àabroger un dispositif qui contrariait ses desseins.Pour parodier Machiavel, la « virtù » du beau Blaisen’était pas à la hauteur de la « fortuna » en ce 30Octobre 2014, dans son pays. En voulant plier la marchedes choses à sa volonté, il s’est heurté àl’intelligence contestataire et insurrectionnelle d’unpeuple indocile. La suite relève de l’histoire, celledont font désormais partie les foules en colère qui ontrappelé au prince à présent exilé que des hommes fortsne valent rien devant la fureur des peuples forts. Sansla force de son peuple, le souverain n’est rien.

Il faut espérer que cela fasse tache d’huile, dansl’espérance que ceux que tente la propension à réviserdes constitutions à leur avantage pour s’incruster aupouvoir déclencheront immanquablement la colères desjustes, celle des multitudes du pays des hommes

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intègres qui ont pris d’assaut les lieux publics pourbloquer une révision constitutionnelle qui auraitassuré à Blaise Compaoré un bail supplémentaire, après27 années passées au somment de l’Etat. De ce point devue, le 30 Octobre 2014 est incontestablement unedéfaite symbolique pour le nouveau césarisme africainqu’incarnent des présidents qui ont trouvé dans lal’art du tripatouillage constitutionnel le moyen dedemeurer au pouvoir aussi longtemps qu’ils le désirent.Pour les membres de cette fratrie, les structures etles formes institutionnelles du gouvernementdémocratiques sont principalement des mécanismescommodes au service d’ambitions personnelles. Derrièrela façade démocratique, ils ont conservé des usagesdespotiques consolidés par une propensioncompulsionnelle à transformer les constitutions eninstrument de perpétuation du césarisme. Ensubordonnant les formes institutionnelles de ladémocratie aux mœurs de despotisme, les nouveaux césarsont façonné ce que Max Liniger-Goumaz a judicieusementnommé « démocrature ».

A la différence de Blaise Compaoré, quelques-unsdes nouveaux césars africains aux commandes des« démocratures » ont victorieusement franchi lerubicon. Ils ont en commun l’usage d’un bréviaired’astuces produisant le même effet, la conservation dupouvoir. Sous la pression de revendications d’opposants et partisansd’acabits divers, ils ont cédé et inscrit dans la constitution le principe de lalimitation du nombre de mandats. Tout le monde a applaudi, supputantqu’on ferait l’économie de violences périlleuses, qu’il suffirait d’attendre 10ou 14 ans, le temps que l’ex homme fort devenu démocrate exerce deuxmandats et prenne sa retraite : on pourrait alors passer à un ordrepolitique plus équitable. La suite est connue, la stratégie aussi. Elle sedéchiffre comme en pointillés, dans l’étalement de

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tactiques visant une seule fin : défaire l’ordreconstitutionnel pour restaurer ce que la limitation dunombre de mandats présidentiels a voulu proscrire : lecontrôle absolu du pouvoir exécutif par des factionsiniques qui s’y agrippent par tous les moyens, au nom,paradoxalement, du peuple.

A l’inverse, la leçon constitutionnelle del’insurrection démocratique du 30 Octobre 2014 est derappeler à qui de droit qu’une constitution est une loifondamentale précisément dans la mesure où elle est,par excellence, l’institution centrale qui rend ladémocratie constitutionnelle possible sur des baseséquitables, en donnant aux gouvernés l’assurance quel’ordre constitutionnel restera stable, en dépit desinclinations despotiques des groupes en compétitionpour les magistratures publiques. Pour autant que touteconstitution stable « fixe une fois pour toutes le contenu des droitset libertés de base, en retirant ces garanties du programme politique, et enles plaçant en dehors des calculs et des intérêts sociaux » (John Rawls,La justice comme équité, § 58.3), il serait erroné de ladécrire comme une camisole de force ou un pacted’impotence collective destiné à paralyser l’action del’exécutif. La démocratie est institutionnellementefficace parce qu’elle s’autolimite, pas en cédant à lafrénésie et à l’ivresse de pouvoir de majoritéssuspectes.

Depuis 1990, une ligne de démarcation sépare leschefs d’Etats africains qui quittent le pouvoir auterme de leurs mandats constitutionnels de ceux quis’emploient à demeurer en tentant, souvent avec succès,de réviser la loi à leur avantage. Les premiers sontpartis avec les honneurs, quelques-uns parmi lesseconds sont encore là, enivrés par les délicesd’interminables règnes. Comme au Cameroun, leur

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longévité politique crée une anxiété qui fait planersur leurs pays le spectre du chaos alors que desguerres feutrées ont cours en coulisses pour succéderaux hiérarques devenus, de facto, des présidents à vie.Certains parmi ceux qui ont échoué dans leurstentatives législatives de réviser les constitutionsont gracieusement reconnu leur défaite et ont quitté lepouvoir, comme Olusegun Obasanjo, Frederick Chiluba(1943-2011), Bakili Muluzi. Ils ont eu le sens desréalités, s’étant repris à temps pour comprendre que lepouvoir en démocratie s’exerce, par nature, pro tempore,pour un temps seulement, temps dont l’horizon estrigoureusement restreint, si telle est la volonté duconstituant, selon des règles qui ne dépendent pas desappétits de pouvoir des présidents en exercice.

Quand il a finalement dit avoir entendu la voix dupeuple, Blaise Compaoré a rendu sa démission sous lacontrainte, sans se départir de l’opportunismevictimaire de ceux qui croient se sortiravantageusement d’une situation désespérée en tentantde transformer leur déroute en sacrifice expiatoiremotivé par le souci de servir le peuple qu’on apourtant précipité au bord du chaos. Son propos estrévélateur d’un autisme politique suicidaire qui est lamarque identitaire des dirigeants déchus, faute d’avoircompris que l’heure de rendre le tablier avait sonné.Sa récente adresse en dit long sur son état d’esprit :« J’ai décidé de quitter le Pouvoir face à la tragédie que courait mon pays.J’ai refusé de voir couler le sang de mes compatriotes, le sang des filles etfils du Burkina Faso (…) Enfin je pardonne sincèrement à tous et même àceux-là qui ont failli et m’ont trahi. J’en appelle au pardon de tous. J’accepted’avance toutes les vexations qui vous paraîtront nécessaires. Mais degrâce restez unis ». Hors contexte, on prendrait aisément cepseudo-martyrologe et cet exercice d’autoglorification

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pour un acte de sincère contrition par lequel le princequitte le pouvoir offrant son postérieur au coup depied de l’âne, faisant ainsi preuve, au cœur d’unetourmente personnelle, d’une sens élevé desresponsabilités supposé témoigner de sa générositécivique en un mémorable geste d’adieu à son peuple.

Mais en parlant de trahison personnelle au lieud’admettre son échec personnel, Blaise Compaoré tentede s’octroyer un statut moral de victime abandonnée ettrahie, alors que son imprudence et son incapacité àentendre raison ont précipité des événements qui ontcoûté la vie à des dizaines de ses compatriotes. S’ilest éthiquement compréhensible que ses amis accourentpour le soutenir, il serait impudique de le camper sousles traits d’un serviteur de l’Etat qui mériterait uneplace de choix dans la mémoire collective comme unhéros injustement déchu, abandonné par les siens.Pareille imposture ne saurait masquer le senshistorique de ce qui est advenu : une insurrectionremarquable qui a mis un terme à un pouvoir autistique,coupé de la réalité et des attentes du peuple qu’ilprétendait servir. La funeste tentative de révisionconstitutionnelle pour se maintenir au pouvoir contrela volonté des gouvernés est la dernière image quelaisse l’ancien locataire déchu du palais de Kosyam.

En suggérant récemment qu’il n’y a pasd’institutions fortes sans hommes forts, il a sansdoute indiqué par-là que sa culture politique et savision du leadership appartiennent à une époquerévolue, celle de ceux qui triomphent par la force. Orl’une des vocations de la démocratie est d’apprivoiserla force brute en fondant la légitimité des gouvernantssur l’adhésion renouvelée des gouvernés. La force nefonde pas le pouvoir parce qu’il tire légitimité

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d’actes de reconnaissance réciproque qui engendrentl’autorité. L’homme fort s’est perdu en mésestimantl’ampleur de la force d’un peuple qu’il n’a pas suécouter. A d’autres d’en tirer, pour leur gouverne, lesenseignements de la chute de Blaise Compaoré. Al’horizon 2015, on attendra Denis Sassou-Nguesso etJoseph Kabila pour savoir si la farce des révisionsconstitutionnelles opportunistes se poursuivra ou si lasagesse prévaudra, par l’application de la loi, rienque la loi, toute la loi, sans recours aux habituelsprétextes de la mission inachevée des coteriesdespotiques déterminées à se maintenir au pouvoir parl’instrumentalisation de la loi fondamentale.

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