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Patrick Henriet Hagiographie et historiographie en Péninsule Ibérique (XI-XIIIe siècles). Quelques remarques In: Cahiers de linguistique hispanique médiévale. N°23, 2000. pp. 53-85. Citer ce document / Cite this document : Henriet Patrick. Hagiographie et historiographie en Péninsule Ibérique (XI-XIIIe siècles). Quelques remarques. In: Cahiers de linguistique hispanique médiévale. N°23, 2000. pp. 53-85. doi : 10.3406/cehm.2000.914 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cehm_0396-9045_2000_num_23_1_914

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Patrick Henriet

Hagiographie et historiographie en Péninsule Ibérique (XI-XIIIesiècles). Quelques remarquesIn: Cahiers de linguistique hispanique médiévale. N°23, 2000. pp. 53-85.

Citer ce document / Cite this document :

Henriet Patrick. Hagiographie et historiographie en Péninsule Ibérique (XI-XIIIe siècles). Quelques remarques. In: Cahiers delinguistique hispanique médiévale. N°23, 2000. pp. 53-85.

doi : 10.3406/cehm.2000.914

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cehm_0396-9045_2000_num_23_1_914

HAGIOGRAPHIE

ET HISTORIOGRAPHIE

EN PÉNINSULE IBÉRIQUE

(xie-xme siècles).

QUELQUES REMARQUES

Dans le monde classique, l'histoire et la biographie relèvent de techniques et de stratégies bien différentes. Tacite ne suit pas les mêmes règles que Suétone. Pour différencier les deux genres, le sens et le souci de la chronologie sont alors un bon critère1. La distinction des genres, on s'en doute, ne disparaît pas totalement avec la christianisation de l'Empire. Walter Berschin a ainsi montré comment dans sa chronique, Sulpice Sévère ordonnait les noms des évêques de façon chronologique, à la façon d'un historien, alors que dans la Vita Martini, l'essentiel de la chronologie était évacué, tous les faits étant désormais ramenés à leur fonction exemplaire^. Dans une vision chrétienne du monde, l'hagiographie, qui a pris le relais de la biographie, et l'historiographie, tendent néammoins à se rapprocher. A partir du moment où l'Histoire n'est que le dévoilement du plan divin, l'édification devient la préoccupation de chaque instant, quel que soit le genre considéré. Le modèle biblique est désormais commun à toute écriture narrative^. Chez un Grégoire de Tours, chez un Bède, le matériel utilisé tout autant que les buts poursuivis font fréquemment de l'historien un

1) Je m'inspire ici des réflexions de M. Van Uytfanghe, « Die Vita im Spannungsfcld von Légende, Biographik und Geschichte (mit Anwendung auf einen Abschnitt aus dcr Vita Amandi pnma), in Historiographie mjhdun MdUlallrr, hgg von A. Scharcr et G. Scheibelreiter, Vienne/Munich, 1994, pp. 194-221.

2) W. Berschin, Biographie und Epoclienstd im latrmischen MdUlaller, I : von der Passio Perpétuât ¿u den Dudogi Gregor des Grossen, 1986, p. 211, cité par M. Van Uytfanghe, «Die Vita im Spannungsfeld », p. 201.

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hagiographe et inversement*. Dans ce rapport dialectique, c'est cependant l'hagiographe qui, bien souvent, l'emporte. Le caractère mémorial des textes hagiographiques ne doit en effet pas être interprété comme un désir de léguer le souvenir d'événements historiques à la postérité, mais plutôt comme une volonté de consigner quelques exemples de l'action de Dieu en la personne de ses saints, ceci afin de renforcer le lien entre les morts et les vivants**. Le parfait chrétien ne peut être confronté à une situation inédite, car à l'exception de la parousie, tout a déjà eu lieu. Ce schéma implique une négation de l'Histoire mais n'empêche pas les différents saints de déployer leur virtus, ici et là, dans la succession des temps**.

Au-delà du stade des généralités, la comparaison entre hagiographie et historiographie implique des études de dossiers concrets'. Curieusement, celles-ci sont rares. On s'est beaucoup intéressé, en revanche, au rapport entre hagiographie et historicité : c'est une tout autre question, qui présente de surcroît l'inconvénient d'ignorer la cohérence idéologique des textes hagiographiques. En règle générale, au moment de chercher quelle est, à une époque donnée, la conception de l'Histoire, c'est aux chroniques que l'on a recours : le discours historiographique nous parle d'Histoire. Il est certain cependant qu'à partir du moment où les saints se sont trouvés parfaitement intégrés à la société qui les entourait et dont ils étaient issus, le discours véhiculé par les vitae s'est historiase. Cette évolution est particulièrement marquée en Gaule, à partir de l'époque mérovingienne, où le déploiement d'une « religiosité politique » (politische Religiositàt) ne situe plus le saint dans un ailleurs, un nicht-Welt, mais au cœur même d'une société qui lui permet de se sanctifier8. Cette sécularisation de la sainteté, synonyme d'histo-

3) G. Schcibelreiter, « Die Verfàlschung der Wirklichkcit. Hagiographie und Historizitát », in Falschungen an MiUelalter (Internattonaler Kongress der Monumento Germantae Histórica, Munchen, 16.-19. September 1986), V: Ftngierte Bnefe, Frommigkeit und Falschung, ReaUenfalschungen, pp. 283-319, ici pp. 287-88. Sur le modèle biblique dans les vttae, J. Leclercq, « L'Écriture sainte dans l'hagiographie du haut Moyen Age », in La Bibbw nell'alto Medioevo, Spolète, 1963, pp. 103-128 (Atti délie Settimane di Studio X).

4) M. Van Uytfanghe, « Die Vita im Spannungsfeld », pp. 202-203. 5) Sur la fonction mémoriale de l'hagiographie, O. G. Oexle, « Die Gegenwart der Totcn »,

in Death in the Muidle Ages (Mcdiaevalia Lovaniensia ; Series I, Studia IX), éd. H. Bract et W. Verbeke, Louvain, 1983, pp. 19-77, ici pp. 26-28 et 35-37.

6) Cf. les remarques de G. Scheibelreitcr, « Die Verfàlschung der Wirklichkeit », pp. 286- 87. Chez un Grégoire de Tours, l'arrière-plan historique disparaît de la biographie.

7) Cf. par exemple M. Heinzclmann, « Hagiographischer und historischer Diskurs bei Gregor von Tours ? », in Aevum tnler utrumque. Mélanges offerts à Gabriel Sanders, professeur emente à l'université de Gand, éd. M. Van Uytfanghe et R. Dcmeulenaerc (Instrumenta Patrística XXIII), Steenbrugge, 1991, pp. 237-258.

8) Pour la notion de mcht-Weli, cf. G. Schcibelreiter, únd., pp. 298-99, qui montre que dans son combat contre les forces du mal, le saint se situe fréquemment dans un monde en négatif (îles du monde méditerranéen, lacs du monde transalpin etc.).

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ricisation, s'est accompagnée d'une évolution, tout au moins en Gaule, au terme de laquelle l'hagiographie en est venue à concentrer l'essentiel de la production narrative. Cette situation présente des différences notables avec le monde ibérique, dans lequel l'écriture historiographique est restée longtemps dominante**. Isidore de Séville ne s'est jamais fait hagiographe. Elle n'en offre pas moins un modèle utile, désormais bien étudié, qui peut aider à comprendre la spécificité hispanique.

Les rapports entre les deux grands types de sources narratives peuvent être étudiés sous divers angles : présence des récits concernant les saints et leurs reliques dans les chroniques, ou, inversement, constructions historiques dépassant le cadre strictement local au sein même des textes hagiographiques. Présence des pouvoirs civils, rois, comtes, grands aristocrates, dans l'hagiographie, volonté chez ces mêmes principes, soulignée dans les chroniques, de sacraliser leurs espaces de souveraineté par le culte de tel ou tel saint. En définitive, peut-être s'agit-il seulement d'une question d'éclairage : l'hagiographe part nécessairement du local, car le saint vit en un lieu donné et ses reliques agissent dans ou depuis un sanctuaire particulier. Le chroniqueur vise à l'universel, ou, tout au moins, à la prise en compte d'un espace englobant : chrétienté, royaume etc.. Entre ces deux pôles, les passages sont aussi aisés que nombreux. La chronique peut s'arrêter sur l'importance de tel ou tel sanctuaire, la vita, le recueil de miracles, veulent démontrer que la sainteté rayonne sur l'espace le plus étendu possible.

En dépit du petit nombre de textes hagiographiques écrits en péninsule ibérique jusqu'au XIIIe siècle, nous avons là un terrain d'études privilégié pour analyser le rapport entre vies des saints, translations et recueils de miracles d'une part, discours historiographique de l'autre. Après l'époque wisigothique, les idéologies hispaniques nous sont surtout connues par des chroniques rédigées dans l'entourage des souverains à partir du IXe siècle^. Dès cette

9) Sur la production historiographique hispanique du haut Moyen Age, cf. M. Díaz y Díaz, « La historiografía hispana desde la invasión hasta el año 1000 », in La Slorw- grafota alUmedievale, I, Spolète, 1970, pp. 313-343 (Attí delle Settimanc di Studio XVII), repris dans De Isidoro al stglo XI. Ocho estudios sobre la vida literaria peninsular, Barcelone, 1976, pp. 205-234. Sur la production hagiographique, V. Valcarcel, « Hagiografía hispano-latina visigótica y medieval (s. VH-XII) », Actas I Congreso Nacional de Latin medieval (León, 1-4 de diciembre de 1993), Coord. Maurilio Pérez Gonzalez, pp. 191-209.

10) Cf entre autres P. Iinehan, History and the Historiaos of Medieval Spam, Oxford, 1993, pp. 76-127, et, pour un panorama bibliographique, M. Huete Fudio, La historiografía ¡alma medieval en la península ibérica (siglos VIII-XII). Fuentes y Bibliografía, Madrid, 1997, pp. 1 1-32.

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époque, le culte des saints joue un rôle essentiel dans la mise au point d'une idéologie royale, voire nationale. On sait que l'un des premiers textes littéraires consacrés dans la péninsule à saint Jacques, l'hymne 0 Dei verbum, est un poème acrostiche faisant apparaître le nom du roi Mauregatus. Tutorque nobis et patronus vernulus, saint Jacques donne dès la fin du VIIIe siècle cohésion et identité à la jeune monarchie asturienne11. Cet exemple bien connu rappelle la nécessité d'une étude sur le rapport entre culte des saints et monarchie en péninsule ibérique. En effet, la fonction royale est bien souvent le trait d'union entre hagiographie et historiographie, le lien qui permet de situer l'action individuelle du saint dans un cadre plus vaste. C'est en ce sens, peut-être, que ma communication a sa place dans ce colloque...

L'ampleur du sujet, l'état de friche dans lequel se trouvent encore des pans entiers de l'histoire et de l'édition des textes, interdisent toute prétention à l'exhaustivité^. Je souhaite donc, comme l'indique le titre, me contenter de quelques remarques, proposées en discussion. Les enjeux sont loin d'être négligeables, car une telle recherche porte en réalité sur la mise en place de schémas idéologiques, majoritairement cléricaux. Quel rôle les saints ont-ils joué dans ce laboratoire de l'identité chrétienne qu'est la péninsule à partir de la récupération/conquête de territoires anciennement chrétiens ? Dans quel type de textes leur action est- elle décrite ? Par contre-coup, ces questions débouchent nécessairement sur la conception que les hispaniques se sont fait de leur histoire, bien souvent organisée autour de trois piliers : saints, rois, Hispania.

Dans l'impossibilité de prendre en compte la totalité des textes, je m'intéresserai prioritairement à quatre grands centres producteurs d'idéologie dans la péninsule des Xl-XlIIe siècles : trois centres épiscopaux, Santiago, Oviedo et Tolède, un centre canonial, Saint-Isidore de León. Auparavant, je m'interrogerai sur la présence des rois dans les textes hagiographiques et sur sa

1 1) K. Herbcrs, « Politik und Heiligenverehrung auf der iberischen Halbinsel », in Pohtik und Heiligenverehrung m Hochmittelalter, hgg von J. Petersohn, Sigmaringen, 1994, pp. 177- 275, ici pp. 198-202. M. Díaz y Díaz, « Los himnos en honor de Santiago de la liturgia hispánica», in Compostellanum 11, 1966, pp. 457-502, repris dans De Isidoro al siglo XI, op. ai., pp. 237-288, ici p. 262, remarque que la notion de patronus vernulus existe déjà avant ce texte et engage à ne pas lui accorder trop d'importance. L'hommage à Mauregatus donne cependant une indéniable dimension politique à l'hymne.

12) Cf. l'état des lieux dressé par M. Díaz y Díaz, Index Scnptorum Latmorum Medii Aeoi Hispanorum, 2 volumes, Salamanque, 1958-1959. Une nouvelle édition est hautement souhaitable.

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signification. Pour terminer, je tenterai de montrer, par l'examen du légendier de Bernardo de Brihuega, que le lien entre propagande royale et hagiographie se renforce encore dans la seconde moitié du XIIIe siècle.

Des saints et des rois

La présence de rois dans les vitae et recueils de miracles est courante, ceci quelle que soit l'époque ou l'aire géographique considérée. Elle ne suffit pas à rapprocher l'hagiographie de l'écriture historiographique, car les rois peuvent être lointains et mythiques, voire imaginaires. Les innombrables récits qui, à partir du XIe siècle surtout, utilisent Charlemagne comme partenaire privilégié d'une église, et dont la la chronique du pseudo-Turpin à Compostelle est l'exemple le plus célèbre, ne se situent pas dans une Histoire en train de se faire mais bien dans un ailleurs temporel, qui légitime le présent par le mythe13. Dans certains textes, cependant, les saints sont directement impliqués dans les affaires de leur temps et leurs rapports avec les rois sont assez étroits pour que les textes hagiographiques rapportent des faits relatifs à l'histoire des souverains et des royaumes. La différence entre hagiographie et historiographie tend alors à s'estomper. Cette tendance semble particulièrement développée en péninsule ibérique, où le saint n'est jamais loin du roi. Lorsque Dominique de Silos meurt, il appelle à son chevet l'évêque, mais aussi le roi et la reine, qui se révèlent bientôt être non pas les souverains terrestres, mais le Christ et sa mère14.

Cette proximité naît parfois de liens de parenté mis en valeur par le biographe. Ainsi, au XIIe siècle, dans la première phrase de sa vita, Rosendo (f 977), abbé de Celanova, est qualifié par son biographe Ordoño comme « issu d'un très fameux lignage royal »^.

13) Cf. le beau livre d'Amy Remensnyder, liemembering Kings Past. Monastic Foundation Legends in Medieval Southern France, Ithaca-London, 1995.

14) V. Valcarccl, La 'Vita Dominici Sdienm' de Gnmaldo. Estudio, edición crítica y traducción (Instituto de estudios Riojanos), Logroño, 1982, 1,23, pp. 302-304.

15) IgUur beatos Rudesindus Dumunsts ecclesu efnscopus clarissvno regum stemate, éd. M.C. Díaz y Díaz, M.V. Pardo Gómez et D. Vilariño Pintos, Vida y milagros de san Rosendo. Edición, traducción y estudio, La Corognc, 1990, p. 114. Ordoño est en réalité le fils de Guticr

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Du côté mozarabe, la jeune martyre Argéntea (f 937), dont Reinhardt Dozy rappela jadis qu'elle était la fille du muwallad rebelle Ibn Hafsun, fut élevée « de façon royale dans une maison impériale»1**. Au début du XIIIe siècle, Lucas de Túy affirme qu'Isidore, qui instruisit les souverains tant qu'il vécut, était également issu d'un lignage royal17. De tels liens ne sont cependant pas donnés à tous. En revanche, la volonté des hagiographes hispaniques de se situer dans une longue histoire entraîne souvent, plus particulièrement au début des œuvres, des développements de type historiographique sur la succession des rois et leur rôle dans la lutte contre l'islam. Les textes léonais consacrés à Isidore sont à cet égard caractéristiques. Ainsi, un premier récit de la translation, rédigé à la fin du XIe siècle, commence par l'histoire des calamités qui se sont abattues sur YHispania depuis la mort du saint18. Le lecteur —ou plutôt l'auditeur, car nous conservons un texte découpé en lectiones— est ainsi mené de l'époque wisigothique au règne de Ferdinand Ier, en passant par la victoire de Covadonga et le renouveau pélagien. De tels développements se trouvent assez fréquemment dans les récits de translation, qui sont souvent l'occasion pour la royauté de renouer avec un passé glorieux. L'histoire de la venue des restes de saint Félix à San Millan, écrite à la fin du XIIe siècle par un moine nommé Grimald, fait l'éloge d'Alphonse VI en rappelant comment il prit Tolède et réorganisa la carte ecclésiastique1^. Le début du passage (Cum igitur gloriosus rex Adefonsus, Jilius Fernandi • regís sirenuissimi vin...) semble ressortir directement du genre historiographique. Il en va de même dans le récit, très tardif (deuxième moitié du XIIIe siècle), de l'élévation des restes de saint Émilien (1030), qui met en scène Sanche III : Igitur

Mcnéndez, dont la sœur a épousé le roi Ordoño II. Le lignage reste toujours proche de la famille royale jusqu'au début du XIe siècle : cf. J. Garcia Pclcgrin, Studten zfim Hochadel der Konigretcke Léon und Kastihen im Hochmittelalter (Spanische Forschungen der Gorresgcsellschaft, zweite Reihe, vol. 26), Munster, 1991, pp. 64-70, avec tableau généalogique p. 185.

16) Regalibus fomentis nutnta mpenalibusque menas eliganter adulta, Passio Argentée et comitum, éd. P. Riesco Chueca, Pasionaria Hispánico, Séville, 1995, p. 253. Cf R. Dozy, Histoire des musulmans d'Espagne jusqu'à la conquête de l'Andalousie par les almorávides, Leyde, 1854, pp. 326-343.

1 7) Regio procreatus germine beatas confessor, Lucas de Túy, Miracula sanca Istdori, cap. 5, Tolède, Biblioteca Pública, ms 58, fol. 9V, et Chromant mundi, éd. A. Schott, Francfort, 1608 (Hispaniae illustratae IV), p. 53 : Quia ipse de praeclara région gothorum stirpe.

18) PL 81, col. 40A-C. 19) España Sagrada (ES) 33, pp. 440-41. L'auteur signale que bien qu'ayant eu le consen

tement de ses moines, l'abbé Blas n'osait entreprendre la translation sans le consentement du roi : Tamen judicavit non posse juste et sine inquutudtne omni complen absque auctontate et permisstone regali, ibtd., p. 441.

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Sancius strenuissimi Garsie régis cantabriensium Jilius vir amis strenuus..?® A Tolède, peut-être dès la seconde - moitié du XIIe siècle, l'hagiographe qui rapporte la translation du bras de saint Eugène depuis Saint-Denis explique longuement comment Alphonse VI reprit Tolède après une période de domination musulmane^1. Le marquage des territoires par des reliques, le plus souvent hispaniques, s'inscrit donc dans une histoire péninsulaire dont les hagiographes jugent nécessaire de rappeler les grandes lignes.

Les spécificités du système ecclésiastique hispanique renforcent cette proximité du saint et du roi. Une part non négligeable de l'élite cléricale passe en effet le plus clair de son temps dans l'entourage royal et accompagne le souverain lors des expéditions contre les maures. Dès le Xe siècle, la Passio Pelagii, sans doute écrite par un clerc cordouan, commence par le rappel de la capture de l'évêque Hermogène, oncle de Pelage. Il était en effet de coutume, nous dit l'auteur, « que le roi des chrétiens emmène ses évêques dans ses expéditions »22. Alleaume de Burgos, qui est au XIIe siècle l'un des bons exemples de ces saints dits « français » venus du nord des Pyrénées, est un proche d'Alphonse VI et de la reine Constance, qui a obtenu sa venue à la cour^. Une tradition, certes suspecte, mais que l'on trouve tout de même dans un texte datant vraisemblablement du XIIIe siècle et reprenant selon toute probabilité des traditions antérieures, rapporte l'épisode bien connu selon lequel Dominique de Silos et Iñigo d'Oña se seraient retrouvés chacun dans un camp lors de la bataille d'Atapuerca, qui opposa en en 1054 le roi Ferdinand Ier à son frère Garcia^4. A

20) ES 50, p. 366. Sur les anachronismes du texte et sa datation dans la deuxième moitié du XIIIe siècle, cf les observations de De la Fuente, ibid., pp. 30-31 et celles de Juan Gil dans La cultura del Románico. Siglos XI al XIII (Historia de España Menéndez Pidal XI), Madrid, 1995, pp.56-57.

21) Translatio brocha sanctí. Eugenii ToUtum, éd. J. F. Rivera Recio, San Eugenio de Toledo y su culto, Tolède, 1963 pp. 176-183, ici pp. 176-178.

22) At ama mos est régis fideltum ut suos simul secum in expédition episcopos habeat, éd. G. Rodríguez Fernández, La pasión de san Pelqyo, Santiago de Compostela, 1991, p. 36.

23) Cf V. Valcarcel, « La Vita Adelelmi del monje Rodulfo », in San Lesmes en su tiempo, Burgos, 1997, pp. 107-124, qui bouleverse l'état des connaissances sur le dossier d'Alleaumc en montrant que la vita la plus courte (ES 27, pp. 425-434) ne mérite aucune confiance et pourrait avoir été rédigée par Tamayo y Salazar au XVIIe siècle. Il faut donc utiliser exclusivement la vita la plus longue, ES 27, pp. 434-59.

24) AASS, Juin I, p. 1 18A-C. Quelques indications sur ce sermon dans Florez, ES 27, p. 280, et L. Serrano, El obispado de Burgos y Castilla prmitaa desde el siglo V al XIII, II, Madrid, 1935, p. 406. Il semble en tout cas avéré par un catalogue de la fin XIIe ou du début XIIIe siècle qu'il a bien existé une Vita d'Iñigo d'Oña : M.C. Díaz y Díaz, Códices visigóticos en la monarquía leonesa, León, 1983, pp. 240-246, id p. 242, n° 22. Le dossier hagiographique de ce saint est à reprendre depuis le commencement

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Barcelone, dans un récit beaucoup plus fiable, qui date, quant à lui, du XIIe siècle, Ollégaire de Saint-Ruf, bientôt évêque de Barcelone, se précipite au devant du comte Raymond-Bérenger III qui revient victorieux d'une expédition aux Baléares^. Lorsqu'en revanche les rapports entre le saint et le roi sont médiocres ou mauvais, les biographes tendent à les couvrir d'un voile pudique. Ainsi, dans la vita de Raymond de Barbastro (f 1126), le chanoine Elias prend soin de taire les différends qui opposèrent Alphonse de Batailleur à Raymond et menèrent le premier à expulser le second de son diocèse^. La vita d'Alleaume de Burgos montre Alphonse VI éloigner le saint de la cour en invoquant les impératifs de la vie ascétique, alors que des luttes de factions, liées au changement de rite et à l'activité extra-conjugale du roi, jouèrent sans doute un rôle décisif dans ce choix^7.

En revanche, les hagiographies n'hésitent pas à signaler, quand ils le peuvent, comment le saint a favorisé le souverain contre ses adversaires. La translation de saint Félix rapporte comment Garcia de Navarre (1035-1054) fut frappé en la personne de son évêque Garcia d'Alava lorsqu'il tenta de s'emparer des saintes reliques, réservées par Dieu à Alphonse VI et donc à la Castille^8. La translation d'Émilien rapporte l'échec du même Garcia dans son projet de transférer les saints ossements vers son monastère de Najera29. Au début du XIIIe siècle, Lucas de Tuy s'étend longuement sur la façon dont Isidore soutint le jeune infant Alphonse, futur imperator, contre les menées de sa mère Urraca et surtout de son époux, l'aragonais Alphonse le batailleur-^. Dans tous ces cas, les hagiographes ne se contentent plus de montrer cornent les saints sont partie prenante dans la fixation de la carte ecclésiastique. Ils en font les garants d'espaces politiques sacrés, dominés par des souverains bien réels.

La présence et l'action des rois dans les différents textes hagiographique hispaniques nécessiterait une étude exhaustive et

25) Vita Olegani: ES 29, pp. 475-82 (miracles pp. 482-491). Cf. sur ce texte M. Aurell, «Prédication, croisade et religion civique. Vie et miracles d'Oleguer de Barcelone ("|i 137), évêque de Barcelone », à paraître.

26) Vita sanctt Ravnundi,}. Villanueva, Viage literario a las iglesias de España XV, Madrid, 1851, pp. 314-321. Alphonse le Batailleur est qualifié p. 316 de Roc aragonum Ildefonsus armipotens, bdlicosus, tnumphator, magnantmus.

27) V. Valcarcel, « La vita Adelelmi», op. cit. 28) ES 33, pp. 448-449. 29) ES 50, p. 365. 30) Miracula Sancti Isidori, cap. XXV-XXIX, Tolède, Biblioteca Pública, ms 58, fol. 64-79.

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détaillée, qui mettrait systématiquement en rapport nos textes avec la documentation royale, épiscopale et monastique. Les quelques exemples proposés montrent cependant que les rois ne sont j'amais loin des saints. Cette proximité, qui semble caractéristique d'un espace politique dans lequel le roi tient son église, devrait faire l'objet de comparaisons avec d'autres zones, en particulier avec l'Empire et sa riche hagiographie épiscopale. Elle offre en tout cas un contraste saisissant avec les textes narratifs rédigés à la même époque dans la proche Aquitaine. Dans un livre récent, Amy Remensnyder a montré l'importance de la personne royale dans les récits de fondation, souvent hagiographiques, rédigés au sud de la Loire entre XIe et XIIIe siècle-* 1. Mais les souverains qui apparaissent ont pour nom Clovis, Pépin III et surtout Charlemagne. Ils permettent de situer les différents monastères dans un ailleurs chronologique qui fonde leur légitimité. La situation semble bien différente en Hispania, où les rois sont ceux du présent ou d'un passé proche. Les saints sont donc intégrés à l'Histoire. Voyons comment.

Quatre centres producteurs d'idéologie

/. Saint-Jacques et ses trois monuments

Depuis le VIIIe siècle, Saint-Jacques joue le rôle de saint patron de la monarchie asturienne, puis léonaise-^. Or le processus au terme duquel ses exploits ont été mis par écrit fut laborieux et, dans une certaine mesure, décevant. On sait que c'est à l'époque de l'archevêque Diego Gelmirez (1100-1140), soucieux d'assurer la domination de son siège episcopal sur VHispania, que plusieurs projets d'envergure, reprenant, affinant et complétant des traditions antérieures, furent mis en chantier^. En quelques décennies, le siège compostellan va se doter de trois instruments majeurs de propagande : une chronique, ou registre de Diego Gelmirez,

31) A.G. Remensnyder, Remembenng King's Past, op. cit., ici pp. 89-211. 32) Cf les mises au point de R. Plotz, « Die Apóstol Jacobus in Spanien bis zum 9.

Jahrhundert », in Gesammelte Aufsatze sur KuUurgescktchU Spamens (Spanische Forschungen der Górresgesellschaft 1), Reihe 30, 1982, pp. 19-145, et de Klaus Herbers, « Pobtik und Hciligcnvcrehrung auf der iberischen Halbinsel », op. cit.

33) Sur la figure de Diego Gelmirez, R. A. Fletchcr, Saint Jame's Catapult. The hfe and Times ojDugo Gelmirez of Santiago de Compostela, Oxford, 1984, ainsi que L. Vones, Die 'Historia Compostenah' und du Kvrchmpoldik des nmdwestspamschen Raumes. 1070-1130. Em Beitrag zur Geschtchte der Bezuhungen zunschen Spanien und dan Pappstum zu Beginn des 12. Jahrhunderts, Cologne- Vienne, 1980.

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communément appelée Historia Compostelana, un cartulaire, généralement désigné comme Tumbo A, et enfin une compilation de textes hagiographiques, liturgiques et documentaires, le Codex Calixtinus.

\J Historia Compostelana est alors le plus long texte narratif jamais écrit en péninsule ibérique^4. Le début de sa composition remonte, avec Munio Alfonso, aux années 1109-1110. Divers continuateurs poursuivent ensuite l'œuvre, dont Giraldus en 1120-1123. Dès les origines, saint Jacques semble garant de la liberté compostellane, son corps étant mené du port d'Iria vers un lieu nommé Liberum donum et plus tard Compostelle^. Cette liberté originelle, combinée à la légitimité suprême que confère la présence de l'apôtre, permet ensuite le déploiement d'une Église qui, dans l'ordre du spirituel, se veut équivalente à l'unité que les rois et empereurs léonais défendent dans l'ordre du politique. Compostelle apparaît dans ce projet, qui peut être qualifié d'historiographique, comme un centre attirant la sacralité pour mieux la diffuser ensuite. D'où un récit détaillé de la translation et de l'invention du corps de l'apôtre, mais aussi de sa tête, retrouvée à Jérusalem par Maurice Bourdin, évêque de Coimbra puis archevêque de Braga^6. Le chef de saint Jacques, après un séjour à San Zoilo de Carrión puis à Saint- Isidore de León, est finalement offert à Compostelle par Urraca, en compagnie d'un morceau du Saint Sépulcre et d'un os de saint Etienne : une façon de rappeler que la légitimité compostellane n'est pas seulement - apostolique, mais aussi christique et martyriale^7. Dès le début du premier livre, nous avions aussi appris comment Diego Gelmirez, dès 1102, avait raflé dans le diocèse de Braga des reliques du Sauveur ainsi que celles de Fructueux et des martyres Sylvestre, Cucufat et Susanne, pour les

34) On trouvera une bibliographie essentielle relative à Y Historia Compostelana (= HC) dans la traduction qu'en a donnée Emma Falque Rey, Historia Compostelana, Madrid, 1994, pp. 55-59. Précieuse introduction dans ce même volume, pp. 7-53. Tous les passages cités renvoient à l'édition donnée par le même auteur dans le Corpus Chnstianorum, Continuado MeduvaUs LXX, Turnhout, 1988.

35) HC, 1,1, éd. Falque, p. 8. Le toponyme Liberum donum apparaît pour la première fois dans le Chroniam tríense, vers 1080, et n'est jamais attesté dans les sources documentaires. Il s'agit selon toute probabilité d'une création littéraire destinée à mettre en valeur la liberté proprement apostolique de Compostelle : cf. F. López Alsina, La ciudad de Santiago de Compostena en la alta edad media, Santiago de Compostcla, 1988, p. 118.

36) Translation et découverte du corps : HC I, 1 et 2, pp. 5-9. Don du chef de saint Jacques par Urraca : I, 112, pp. 194-197.

37) Tantum igitur thesaurum, scdicet apud beau, tacobi etjrustum Dominici sepukri et quoddam os sancti Stephani ceterasque reliquias cum vase argénteo contulit predicto Iacobi episcopo, HC 1,1 12, p. 196.

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installer dans sa cathédrale38. Le récit de cette translation, qui n'est à l'évidence qu'un banal vol de reliques, montre comment le siège de Braga doit transmettre ses plus prestigieux ossements à Compostelle, faute d'avoir su les honorer dignement3^. Les textes hagiographiques ne constituent cependant qu'une infime partie de YHistoria Compostelana. Leur intégration permet de souligner les droits du siège galicien à s'ériger comme centre religieux pour toute VHispania. Les différents auteurs utilisent et retranscrivent par ailleurs 180 documents, plus ou moins authentiques, qui permettent de donner à la narration les apparences d'un strict récit documentaire4^. Le fait que le premier rédacteur, Munio Alonso, ait été à la tête des archives de l'église compostellane n'est sans doute pas fortuit. ,

Le cartulaire appelé Tumbo A est un magnifique manuscrit, orné de 29 miniatures représentant les bienfaiteurs de l'église compostellane41. Il retranscrit des actes dont les originaux ont disparu dans pratiquement tous les cas, et que les spécialistes tiennent aujourd'hui pour faux dans leur majorité. Le commanditaire en est encore Diego Gelmirez, qui en confia l'élaboration à Bernard, trésorier (ce qui signifie aussi archiviste) de son église et chancelier d'Alphonse VII4^. Le début de la

38) HC I, 15, pp. 32-36. Cf. à propos de ces Jùrta sacra L. Vones, Die Historia Compostelana, op. cit., pp. 219-59. Le récit de la « translatw » a très certainement été interpelé dans la chronique. Cf la formule d'introduction : Cum iiaque divina tnjîammatus gratta portugalenses intraret partes, quodeumque tn lus subsequtntibus legttur Domino auxiliante peregit, HC, 1,15, p. 31.

39) Le chroniqueur prête à Diego Gelmirez le discours suivant, tenu en grand secret devant ses fidèles : Plunma etenm sancionan empara nullo culta venérala sed nuda et publico visut patentia passim per eos iacere tnspiatis, que debita veneratwne carne non ignoratis. Si ergo vestra nobis consuluent prudentta, hoc emendare curabmus et quedam pretiossorum corpora sanctorum, quibus nullus fue exkibetur cultos, ad ComposteUanam sedem transferre studebtmus, HC, 1,15, p. 33.

40) L. Voncs, Du 'Historia Compostelana', op. cit., p. 88, et F. López Alsina, La ciudad de Santiago de Compostela, op. cit., p. 37.

41) Sur les conditions d'élaboration du tumbo A, López Alsina, op. cit., pp. 28-43. Dernière édition : M. Lucas Alvarez, La documentación del tumbo A de la Catedral de Santiago de Compostela. Estudio y edición (Fuentes y estudios de Historia leonesa 64), León, 1997. Sur les miniatures, S. Moralejo Alvarez, « La miniatura en los tumbos A y B », in M. Diaz y Díaz, F. Lopcz Alsina et S. Moralejo Alvarez, Los tumbos de Compostela, Madrid, 1985, pp. 45-62, avec reproductions. Indice des miniatures dans M. Lucas Alvarez, La documentación, op. cit., pp. 395-397.

42) F. Lopcz Alsina, La cuidad de Santiago de Compostela, op. cit., p. 30 sq. Le prologue du tumbo A nomme Bernard : Sed quia multa ex illis testamentis nimia vetustate delabantur et multa custodum negligencia aut incuria ammttebantur domnus Bemaldus, prefate eccleste thesaurartus, necessarûim et utile aessae (esse) constderavit quod tila omnia testamenta translatarentur et translata in uno libro, quasi m uno corpore, comprehenderentur, quatenus et illa que vetustahs consumcione iam ¡ttturata et delata erant, per translacioms nomtatem passent recuperan, éd. Lucas Alvarez, p. 61.

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composition peut être situé peu avant 1 129. Le tumbo A distingue 5 catégories de donateurs : rois et famille royale, grands aristocrates, évêques et archevêques, « potestates minores » et « homines qui non potestates fuerunt ». Toute l'entreprise doit être replacée dans le contexte de l'ascension au pouvoir d'Alphonse VII, soit peu après la période, jugée détestable à Compostelle, de la domination d'Urraca4^. En 1 127, Alphonse s'était rendu à Compostelle et avait choisi de s'y faire inhumer. Il importait de le confirmer dans ces bonnes dispositions. Le cartulaire rappelle donc au jeune roi la générosité de ses ancêtres et prédécesseurs. Les préambules des différents actes appuient cet objectif en offrant l'image de monarques aussi généreux que pieux. Seul un grand aristocrate trouve place auprès des différents souverains : Henri de Bourgogne, qui ne doit certainement cet honneur qu'à sa qualité de père d'Alphonse VII44.

Grâce au Tumbo A, l'église de Compostelle se trouvait juridiquement placée à la tête d'une seigneurie jacobéenne qui ne cessa par la suite de s'accroître4^. Le premier diplôme retranscrit rappelle qu'Alphonse II (791-842) fut le premier à délimiter la seigneurie de l'église cathédrale, par la création d'une zone de trois milles de diamètre. Dès le début du recueil, l'idéologie compostellane se pense donc en termes de constitution d'un espace sacré garanti par la pouvoir royal. Les trois derniers documents, point culminant de l'entreprise, nous ramènent à la personne d'Alphonse VII et rappellent sa confirmation du domaine seigneurial ainsi que sa réception au sein du chapitre et la décision des chanoines de dire annuellement des prières pour le salut de son âme46.

Face à ces deux monuments, les textes hagiographiques font plutôt pâle figure. Les plus importants d'entre eux sont, il est vrai, réunis dans une compilation aussi ambitieuse que complexe, dont divers historiens, parmi lesquels, récemment, Manuel Díaz y Díaz, se sont attelés à débrouiller l'écheveau. Le Codex Calixtinus est cependant nettement postérieur à YHistoria Compostelana et au

43) F. Lopez-Alsina, La ciudad de Santiago de Compostela, op. cit., p. 31. Urraca est décrite par VHtstona Compostelana comme une nouvelle Jézabel : II, 42 et 53, pp. 287, 289, 290, 291, 316 et 322. ,

44) M. Lucas Alvarez, La documentación del tumbo A, op. cit., n° 97, pp. 241-242 (avec miniature représentant Henri).

45) Sur les origines de la seigneurie, F. López Alsina, La Cuidad de Santiago, pp. 228-241. 46) M. Lucas Alvarez, La documentación del tumbo A, op. cit., n° 98-100, pp. 242-247. La donation

du château de Saint-Georges (n° 99, p. 244) est déjà effectuée pro meo amwersano.

HAGIOGRAPHIE ET HISTORIOGRAPHIE EN PÉNINSULE IBÉRIQUE 65

Tumbo A*7. On sait qu'il se compose de plusieurs pièces, dont les deux plus célèbres sont l'histoire du Pseudo Turpin et le guide du pèlerin. D'un point de vue hagiographique, le Codex Calixtinus incorpore la Passio dite magna, les deux récits de la translation et un recueil de 22 miracles. Un examen rapide de ces différents textes montre que si l'effort de compilation et d'organisation est intense, il n'en va pas de même en ce qui concerne la création littéraire. La Passio magna, dite aussi du Pseudo Abdias, n'est pas un texte hispanique. L'incorporation de passages bibliques provenant de la Vêtus latina témoigne de son extrême ancienneté. Peut-être s'agit-il d'une traduction du grec. Il est en tout cas certain que cette œuvre, sans doute composée à la fin du Ve ou au début du VIe siècle dans le sud de la Gaule et déjà citée par Julien de Tolède, a connu une diffusion précoce4**. Les deux récits de la translation copiés dans le Codex calixtinus sont d'une part la fausse lettre du pape Léon III, qui remonte sans doute à la fin du Xe ou au début du XIe siècle, et une Translatio magna, qui doit dater, quant à elle, du début du XIIe siècle et combine enfin la prédication hispanique de saint Jacques avec son inhumation en Galice4^. Reste un recueil de 22 miracles, qui s'inspire sans doute d'une compilation antérieure, vraisemblablement rédigée dans les premières décennies du XIIe siècle et réorganisée vers 1135. A deux exceptions près, tous les miracles surviennent loin de Compostelle et de la Galice50. Leur origine non-hispanique est souvent évidente : ainsi les numéros 16, 17 et 18 proviennent du Liber ex dictis beau Anselmi, dans lequel Alexandre de Canterbury consigne les souvenirs de conversations entre saint Anselme et Hugues de Semur5*. Les autres récits sont

47) P. David, « Études sur le livre de saint Jacques attribué au pape Calixte II », in Bulletin des études portugaises 10, 1945, pp. 1-41 ; 11, 1947, pp. 113-185 ; 12, 1948, pp. 70-223 ; 3, 1949, pp. 52-104. M. Díaz y Díaz, El códice calixtout de la catedral de Santiago: estudio codicolágtco y de contenido (Monografías de Compostellanum 2), Santiago de Compostcla, 1988. Cf. aussi les études réunies par J. Williams et A. Stones, The Codex Calixtinus and the Shnne of Saint James (Jakobus Studien 3), Tubingen, 1992.

48) C. Díaz y Díaz, « La literatura jacobea anterior al códice calixtino », in Compostellanum X, 1965, pp. 639-661, ici pp. 640-643, et, du même, « literatura jacobea hasta el siglo XII », in G. Scalia éd., // Pellegnnaggio a Santiago de Composlela, Perouse, 1985, pp. 345- 357. Le texte est édité dans A. López Ferreiro, Historia de la Santa A. M. Iglesia de Santiago de Compostela I, Compostelle, 1898, pp. 392-405 (dans ses trois versions).

49) Fausse lettre de Léon III : nombreux manuscrits et nombreuses éditions. Cf M. Díaz y Díaz, «La literatura jacobea», pp. 651-55. Translatio magna: Díaz y Díaz, El códice calixtino, op. cit., p. 56.

50) Seules exceptions : le 2 et le 19. Díaz y Díaz, El códice calixtino, p. 53. 51) Alexandre de Canterbury, Liber ex dtetts beau Anselmi, XXI, XXII et XXIII, éd. R. W.

Southern et F. S. Schmitt, Memonals of Saint Anselm (Auctores britannici Medii Acvi 1), Londres, 1969, pp. 196-209.

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généralement attribués à Calixte II5^. L'auteur de la collection entend évidemment montrer le rayonnement universel de Saint- Jacques : il y parvient largement, ces textes connnaissant ensuite une large diffusion avant même d'être intégrés par Jacques de Vorágine à son légendier^^. Cet auteur anonyme a peu de chances d'être hispanique, même si la question est controversée^4.

Plus que tout autre, le cas de Compostelle illustre l'écart qui peut exister entre culte et pratique hagiographique. Certes, des textes attestant le rôle et l'importance du culte se sont multipliés précocement. On aura beau jeu de citer le De ortu et obitu patrum, le Breviarium apostolorum, l'hymne 0 Dei verbum, l'œuvre de Beatus de Liebana, le faux privilège de Ramire Ier, bien d'autres encore^. Mais en termes strictement hagiographiques, la récolte est maigre si l'on songe un instant au rôle de saint Jacques dans l'histoitre de la péninsule ibérique : une passion antique, deux récits de translation et deux dizaines de miracles, lesquels ne sont mis par écrit, dans le meilleur des cas, qu'après plus de trois siècles de culte. La participation proprement hispanique à la composition de ces œuvres est manifestement des plus réduites. Bien des monastères peuvent alors mettre en avant, pour des cultes incomparables à celui de saint Jacques, des dossiers autrement plus épais. Compostelle est pourtant à cette époque l'un des principaux centres hispaniques producteurs d'Écrit. Les gigantesques entreprises que constituent le Tumbo A, et, surtout, Y Historia Compostelana, sont là pour le rappeler.

52) Cf. le tableau donné par Klaus Hcrbers, Der Jakobuskult des 12. Jahrhunderts und der 'hber Sancti Jacobt'. Studten uber das Vcrhalttús zunschen Religion und Gesellschqft an hohen MitlelalUr (Historischc Forschungen VII), Wiesbaden, 1984, p. 116.

53) K. Herbcrs, « The Miracles of Saint James », in The Codex Cahxtmus and the Shnne of Saint James, éd. J. Williams et A. Stones (Jakobus-Studien 3), Tubingen, 1992, pp. 11-35.

54) M. Díaz y Díaz, El códice caltxtino, p. 77 sa., résume les travaux antérieurs. Il reconnaît la justesse des arguments de P. David, « Études sur le livre de saint Jacques », op. cit., qui mettent l'accent sur le côté très pro-français du codex, mais milite pour la nature « profondément espagnole » de la compilation.

55) Cf. les travaux de M. Díaz y Díaz « La literatura jacobea », de R. Plotz, « Der Apóstol Jacobus in Spanien bis zum 9. Jahrhundcrt » et de K. Herbers « Politik und Hciligcnverehrung », op. cit. On ne parle ici que des textes conservés. Rappelons cependant toute la complexité des anciennes légendes relatives à saint Jacques. Des apocryphes aujourd'hui disparus circulaient avant la rédaction du hber Cahxtmus, qui mentionne pour les condamner ces apoenfa que mendosa penna senbere presumunt. Cf. Liber sancti Jacobi. Codex Calixtmus, éd. K. Hcrbers et M. Santos Noia, Santiago de Compostcla, 1998, I, 17, p. 86.

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2. Oviedo et la construction pélagienne

En matière de sacralités, la grande gloire de l'église d'Oviedo est incontestablement constituée par Y Arca sancta. On en connaît à peu près l'histoire, réelle et supposée : devant l'avancée musulmane, des fugitifs chrétiens, dès le VIIIe siècle, auraient apporté dans les Asturies un précieux coffre rempli de toutes sortes de reliques56. Bénéficiant d'un culte à partir, sans doute, de l'épiscopat de Pons (1025/28-1035), Varea fut solennellement ouverte en 1075 en présence du roi Alphonse VI et de son épouse Urraca5^. Un document consigne les faits, accompagnés de divers prodiges, et les fait suivre d'une importante donation5**. De cette réalité récente, qui fait vite de la cathédrale d'Oviedo et de son Arca sancta un important centre de pèlerinage, sans doute le second en péninsule ibérique après Compostelle, l'évêque Pelage (1101-1130) tire une version ambitieuse qui pose désormais Oviedo en nouvelle Tolède et en nouvelle Jérusalem59. Alors que l'acte de 1075 situait la fabrication du reliquaire à Tolède, Pelage la rejette aux origines mêmes de l'Église, puisque des disciples des apôtres l'auraient fabriquée à Jérusalem. Uarca n'aurait quitté la Palestine que pour fuir les sassanides en 614. Après une étape en Afrique, elle serait alors parvenue à Tolède, avant de gagner les Asturies devant la progression musulmane60. Le récit de Pelage nous situe donc dans une longue histoire sacrée, qui fait d'Oviedo l'héritière de Jérusalem et de Tolède. De nature hagiographique, puisqu'il n'est

56) Résumé des diverses traditions dans L. Vázquez de Parga, J. M. Lacarra, J. Uria Riu, Las peregrinaciones a Santiago de Compostela II, Madrid, 1949 (reprint 1992), pp. 479-83. Cf. aussi D. de Bruyne, « Le plus ancien catalogue des reliques d'Oviedo », in Analecta Bollandiana 45, 197, pp. 93-95, et B. de Gaifïier, «Relations religieuses de l'Espagne avec le nord de la France. Transferts de reliques (Vine-Xlle siècles) », in Recherches d'hagiographie ¡atine (Subsidia Hagiographica 52), Bruxelles, 1971, pp. 7-29, ici pp. 25-27.

57) Sur les origines du culte, S. Suarez Beltran, « Las orígenes y la expansión del culto a las reliquias de San Salvador de Oviedo », in J!. Ruiz de la Peña Solar (coord.), Las peregrinaciones a Santiago de Compostela y San Salvador de Oviedo en la edad media, Oviedo, 1993, pp. 37-55.

58) S.A. Larragueta, Colección de documentos de la catedral de Oviedo, n° 72, Oviedo, 1962, pp. 214-219.

59) Sur la cathédrale d'Oviedo comme centre de pèlerinage, cf. l'ouvrage collectif Las peregnnacione a San Salvador de Oviedo en la edad media, Oviedo, 1990. Sur la vie de Pelage, qui ne meurt qu'en 1 153, F. J. Fernandez Conde, El libro de los testamentos de la catedral de Oviedo (Publicaciones del Instituto Español de Estudios Eclesiásticos 17), Rome, 1971, pp. 35-50. Pélage est consacré dès 1098 mais reste auxiliaire de l'évêque Martin jusqu'à la mort de celui-ci en 1 101 : J.F. Fernandez Conde, El Ubro, op. cit., p. 37.

60) Version de Pelage : M. Risco, ES XXXVIII, ap. XV, pp. 352-58. Le récit se trouve intégré au Liber testamentorum : J. F. Fernandez Conde, El Ubro de los testamentos, op. cit., pp. 112-118.

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en somme qu'un récit de translation, il invite à s'interroger sur le projet pélagien, ce que nous ferons brièvement en examinant quelques aspect de la transmission du texte.

Consacré en 1098, Pelayo est actif dans son diocèse jusqu'au début des années 1 1 30. Outre une courte chronique, son œuvre se compose essentiellement de deux grands ensembles composites dont la finalité n'est pas sans rappeler les textes compostellans de la même époque. D'une part un Liber testamentorum, recueil -de chartes, privilèges et documents divers, permet de fixer précisément les limites et les droits du diocèse indépendant d'Oviedo^. D'autre part un ensemble de textes historiographiques se trouve rassemblé dans une vaste compilation traditionnellement désignée sous le nom de Corpus Pelagianum. Dans les deux cas, les interpolations et les faux s'intercalent entre les documents authentiques. Souhaitant marquer la supériorité de son Église et de sa ville, anciennement capitale, Pelage ne pouvait évidemment passer sous silence les précieuses reliques.

Dans le Liber testamentorum, la translation de Varea sancta n'est précédée que par une courte légende des pierres de fondation de Saint-Sauveur, la cathédrale, et par la description des limites du diocèse. La légitimité apostolique de l'Église asturienne étant ansi affirmée, le livre des testaments peut ensuite donner la longue liste des donations et privilèges. Le cas du Corpus Pelagianum est infiniment plus complexe, en particulier car à la différence du Liber testamentorum, cette longue suite d'Histoires attend encore son historien6^. L'examen des manuscrits permet cependant d'isoler au moins deux strates de composition. Dans un codex de la fin du XIIe ou du début du XIIIe siècle, qui reproduit, semble-t-il fidèlement, un original de l'époque et peut-être de la main de Pelage, l'histoire de VArca sancta est interpolée dans la chronique dite de Sébastien, appelée chronique d'Alphonse III par les historiens*^. Le contenu i de l'arche est détaillé un peu plus loin, après une courte

61) J. F. Fernandez Conde, El libro de los testamentos, op. cit. 62) Cf., sur la tradition manuscrite, G. Cirot, De Codiabus aliquot ad HisUmam Hupaniae

anttquae pertmentibus ab Ambrosio de Morales adhtbtlis (Bibliotheca Latina Medii Acvi II), Bordeaux, 1924, et pour une présentation d'ensemble J. F. Fernandez Conde, pp. 50- 69.

63) Madrid, BN 1513, fol. 43V-45 et 48V-50. Le récit relatif à VArca Sancta commence par une rubrique en rouge, Ha senptura docetque qualüer archa cum multorum ptgnonbus sandorum Oveto ab Iherusalem stt translata, située sous une vignette représentant le roi Pelage et l'évcque Sébastien (fol. 43V). Le titre indique donc la nouveauté fondamentale du récit pélagien, à savoir la fabrication à Jérusalem. Au folio 3 est représentée une rose des vents portant en son centre la mention Pelagius episcopus me féal, ce qui indique que le copiste avait sous les yeux un manuscrit de l'époque et de l'atelier de Pelage.

HAGIOGRAPHIE ET HISTORIOGRAPHIE EN PÉNINSULE IBÉRIQUE 69

interruption permettant de rappeler que les prestigieuses reliques d'Eulalie de Mérida ont également été amenées dans les Asturies, concrètement dans l'ancienne capitale de Pravia6*. Un autre manuscrit, copie effectuée au XVIe siècle par Ambrosio de Morales sur un vetustissimus codex Ovetensis, intègre quant à lui la vita de Didier de Vienne écrite par le roi wisigoth Sisebut au début du VIIe siècle65. L'enjeu est cette fois-ci différent: en donnnant le portrait d'un saint évêque, auquel rendait hommage un bon roi, conscient de ses devoirs et hagiographie pour l'occasion, Pelage apportait une pierre à l'édification d'un édifice essentiellement episcopal66. Le codex copié par Morales intégrait-il la translation de Y Arca sancta? Il est malheureusement impossible de le dire, car il était déjà tronqué au XVIe siècle6^. En tout état de cause, il semble bien que le manuscrit 1513 accorde une plus grande importance à l'histoire de Varea. En situant le récit de sa translation dans la chronique de Sébastien, à l'époque du roi Pelage, le compilateur met clairement en avant l'idée que le renouveau de YHispania est en rapport direct avec l'arrivée des précieuses reliques à Oviedo. Il peut du coup faire l'économie de la Vita Desiderii, qui, en dépit de son contenu politiquement correct, n'apporte rien à l'histoire des Asturies ou même de YHispania.

Le Corpus Pelagianum montre donc comment au XIIe siècle, à Oviedo, l'écriture de l'Histoire utilise l'hagiographie sans jamais lui accorder, semble-t-il, la moindre autonomie. Les reliques légitiment une idéologie tendant à faire d' Oviedo la Jérusalem des hispaniques. Elles président une histoire dominée par des évêques et des rois, comme le montrent les 28 vignettes enluminées du manuscrit 1513 de la bibliothèque nationale de Madrid68. De façon très caractéristique, la rubrique annonçant le récit de la translation est surmontée d'un double portrait de l'évêque Sébastien et du roi Pelage69. L'évêque Pelage a tiré toutes les conséquences d'une

64) Ibtd., fol. 47V-48. 65) Madrid, BN 1346, fol. 51-56. La vita fait suite à trois lettres de Sisebut Vetustissimus

Codex Ovetensis : fol. IV, au dessus de la croix angelique qui ouvrait le codex. 66) Sur la Vita Desideru et ses enjeux politiques, cf J. Fontaine, « King Siscbut's Vita Desiderii

and the Political Function of Visigotic Hagiography », in E. James éd., Visigothic Spain : New Approaches, Oxford, 1980, pp. 93-129.

67) Le ms Madrid, BN 1346 s'arrête au folio 1 12R. Morales termine par ces mots : aqui faltava lo demos.

68) Exemples d'association d'un évêque et d'un roi : fol. 43 V, Sebastumus episcopus et Pelagius rex ; fol. 48V, Sampiro (indiqué en castillan par une écriture tardive, Sampiro obispo de Astorga) et Alphonse II ; fol. 64, Bcrmude II et un évêque (on a rajouté Pelayo obispo de Oviedo...).

69) Fol. 43V.

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tendance très répandue en Hispania : la nécessité de fixer les limites des sièges épiscopaux, considérés comme autant d'espaces de sacralité, intègre l'histoire de la sainteté dans celle des règnes et des diocèses. Lorsque le Corpus Pebgianum est copié à Compostelle au XIIe siècle, il se termine désormais par le faux privilège de Ramire Ier, qui rapporte l'apparition de saint Jacques à la bataille de Clavijo : une modalité qu'on n'avait sans doute pas prévue à Oviedo...7^ Obsédé par le prestige de son Église, ayant à sa disposition une incomparable collection de reliques, Pelage ne semble d'ailleurs pas avoir éprouvé le besoin de mettre en valeur toutes les ressources hagiographiques de sa ville. Il est en effet curieux de noter l'absence presque totale de textes consacrés à son homonyme, le jeune martyr Pelage, dans le CorpuP^-. Il est vrai que les restes de celui-ci ne reposaient pas à la cathédrale mais dans un monastère féminin. Si, dans les Asturies comme en Germanie, l'histoire d'un jeune homme repoussant les avances d'un émir concupiscent avait tout pour intéresser des moniales, elle ne pouvait guère servir le projet de Pelage, qui était tout simplement de faire de son église le premier centre hispanique en termes de légitimité sacrale7^.

3. Tolède et le bras d'Eugène

Lorsque la grande mosquée de Tolède est convertie en cathédrale en 1086, elle n'abrite évidemment plus aucune relique. La dédicace est donc aussi prestigieuse que générale : selon le premier privilège octroyé par Alphonse VI à l'occasion de la cérémonie inaugurale, le saint édifice est soustrait au diable pour

70) Madrid, BN 1 358, est sans doute copié dans les Asturies et passe ensuite à Compostelle, où Ton ajoute le Chronicon inense et le faux privilège de Ramire Ier. Madrid, BN 2805 est une copie compostellane du précédent. Cf. Cirot, p. 32 sq.

71) Pelage est martyrisé à Cordoue en 925 ou 926 sur ordre d'Abd-1-Rahman III, qui n'avait pas apprécié que le jeune homme refuse ses avances. Trois éditions récentes : M. Díaz y Díaz, « La pasión de san Pelayo y su difusión », in Anuario de Estudios Medievales VI, 1969, pp. 97-1 16 ; J. Gil, « La pasión de san Pelayo », in Habis 3, 1972, pp. 161-200 ; C. Rodríguez Fernández, La pasión de san Pelayo, Santiago de Compostela, 1991. La présence de Pelage dans le Corpus Pelagianum se limite à la mention de la chronique de Pelage (évêque) relative à la translation des reliques du jeune martyre de León à Oviedo : B. Sánchez Alonso éd., Crónica del obispo Don Pelayo, Madrid, 1924, p. 65. La chronique se trouve à la fin du Corpus Pelagianum: Madrid, 1513, fol. 64R- 69V.

72) Sur l'intérêt suscité par la passion de Pelage dans les milieux monastiques féminins, M. Díaz y Díaz, « La pasión de san Pelayo y su difusión », op. cit. Rappelons que des le Xe siècle, Hroswitha de Gandersheim compose un poème de 400 hexamètres en l'honneur de Pelage : P. Winterfeld, Hrosviiae Opera, Berlin-Zurich, 1975, pp. 52-62. On attend la traduction commentée de Monique Goullet, à paraître aux Belles Lettres.

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être consacré à la Vierge, à saint Pierre, à saint Etienne et à tous les saints. Cette ancienne habitation des démons sera désormais le sanctuaire des esprits célestes et de tous les chrétiens7**. Sont ainsi énumérés la Vierge, le premier des apôtres, le premier des martyrs et l'ensemble des saints qui les ont suivis : l'identité chrétienne se définit alors par les plus glorieux patronages, mais il lui reste à s'enraciner localement dans un culte spécifique. Durant toute la première moitié du XIIe siècle, en termes de reliques, Tolède fait bien pauvre figure face à des centres comme Oviedo ou même Astorga7*.

Pour pallier ce déficit de sacralité, Tolède va devoir attendre plus de soixante ans. En 1148, lors d'une visite à Saint-Denis, l'archevêque Raymond de la Sauvetat découvre l'existence, au cœur de la France capétienne, des reliques d'un certain Eugène, considéré là-bas comme le premier archevêque de Tolède7**. Le fait que ces reliques aient en fait été celles d'un obscur martyr, d'abord enterré à Deuil, était inconnu de Raymond. Celui-ci avait en revanche appris, grâce à la passion conservée en France, qu'il s'agissait du premier archevêque de Tolède, qui plus est évangélisateur de l'Espagne7^. Quatre ans après la mort de Raymond, soit en 1146, Louis VII, au retour d'un voyage à Compostelle et d'une entrevue avec son beau-père Alphonse VII, offrit à la cathédrale de Tolède . le bras droit d'Eugène, solennellement accueilli par le roi et le clergé77. Peter Linehan a montré comment cette acquisition venait à point nommé pour combattre les prétentions compostellanes78. Eugène dotait Tolède

73) Et die prenótalo consécrala ecclesia sub honore sánete dei genitricis Marie et sancti Pétri apostolorum pnnctpis et sancti Stephant protomartins et omnium sanctorum ut sicut actenusjuú abitatw demonum abinc permaneat sacranum celestoum mrtutum et omntum chnshcolarum, selon la transcription de J.F. Rivera Recio, La Iglesia de ToUdo en el stglo XII (1086-1208), I, Rome, 1966, n.17, p. 70.

74) P. Linehan, History and the Histonans, pp. 273-274. Sur les reliques mariâtes d'Astorga, cf. B. De Gaiflicr, « Sainte Ide de Boulogne et l'Espagne », in Analecta Bollandiana 86, 1968, pp. 67-82, et, du même, « Relations religieuses de l'Espagne avec le Nord de la France », op. cit., pp. 27-28.

75) Translata brachu sancti. Eugemi ToUtum, in J.F. Rivera Recio, San Eugenio de Toledo y su culto, Tolède, 1963, p. 179.

76) Raymond lit d'abord une inscription, Beau Eugemi Toletani archtepiscopi corpus. Il se renseigne ensuite oralement, puis grâce à la passion que ibidem scnpta legitur, tbid. Sur l'origine réelle de ces reliques, J. Dubois, « Saint Eugène de Deuil. Sa personnalité et son culte », in Gérard de Brogne et son œuvre réformatrice. Revue Bénédictine 70, 1960, pp. 83- 100, et B. De Gaiiïicr, «La légende de saint Eugène de Tolède, martyr à Deuil près de Paris », in Analecta Bollandiana 83, 1965, pp. 329-349.

77) C'est cette translation qui est éditée dans J.F. Rivera Recio, San Eugenio, op. cit. 78) P. Linehan, History and the Histonans, op. al., pp. 272-278.

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d'une légitimité apostolique et situait sa prééminence dans une longue histoire sacrée, qui ne se limitait plus, désormais, au temps des goths.

Or comme à Oviedo, plus encore peut-être, l'écart entre le rôle des reliques d'Eugène et les textes hagiographiques qui lui furent consacrés ne manque pas de surprendre. Le premier témoin manuscrit hispanique du culte d'Eugène est un lectionnaire de la fin du XIIIe ou du XIVe siècle79. Le saint avait pourtant sa passion et ses miracles, d'autant plus nombreux que, depuis 919 sans doute, un culte lui était aussi rendu à Brogne, dans le diocèse de Liège8**. Or jusqu'au lectionnaire en question, aujourd'hui conservé à la bibliothèque capitulaire de Tolède, tous les témoins manuscrits sont originaires de régions septentrionales8*. La pauvreté documentaire tolédane semble avoir été réelle, car en 1565, lorsque la totalité du corps fut « rapatriée » à Tolède, le notaire Antonio de Ribera en profita pour copier à Saint-Denis divers textes eugéniens8^. C'est bien que sur les rives du Tage, on avait alors le sentiment de n'être en possession que d'un médiocre corpus hagiographique.

En réalité, du point de vue de la création, l'effort hagiographique tolédan se limite, pour Eugène, à un seul texte, mal daté, qui mérite cependant une lecture attentive : il s'agit d'une Translatio brachii sancti Eugenii Toletum, conservée dans le lectionnaire de la bibliothèque capitulaire. Le véritable héros de ce texte, étonnant à plus d'un égard, n'est pas saint Eugène, ni même l'archevêque de Tolède, mais le roi Alphonse VII, responsable de la translation. Après une apologie de l'église de Tolède et un récit de l'installation des musulmans, l'auteur rappelle le rôle d'Alphonse VI dans la reconquête de Tolède83. On apprend ensuite comment Raymond découvrit les reliques à Saint-Denis, et comment Suger, quelque peu avare dans sa générosité, accepta de se défaire d'une partie du corps84. Le morceau de bravoure décrit comment

79) Tolède, Biblioteca Capitular, ms 48-10 et 48-1 1. Le récit de la translation est dans le volume 48-10, fol. 98V-100V. J.F. Rivera Recio, San Eugenio, p. 132.

80) Translatio sancti Eugenit Bronium, in Analecta Bollandiana III, 1884, pp. 29-54. Le manuscrit Bruxelles, Bibliothèque royale 1820-27, originaire de Stavelot, contient aux fol. 85V- 113V une messe, la Passio, les miracles, des hymnes et la translation à Brogne (lXe-Xe siècles, Xe en ce qui concerne Eugène).

81)J.F. Rivera Recio, San Eugenio, op. ai., pp. 132-135. 82) IbuL, avec édition de la copie de Ribera pp. 170-174. 83)J.F. Rivera Recio, San Eugenio, p. 178. 84) Louis VII, conseillé par Suger, est tnemor implende promissions, sed avants ut largitate

munens..., ibid., p. 181.

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Alphonse VII et ses deux fils, accompagnés d'un magnat anonyme, reçoivent le reliquaire en provenance de France et le portent sur leurs épaules, pieds nus, jusqu'à la cathédrale8^. Alphonse, nouveau David, dépose cette nouvelle arche d'alliance sur l'autel principal, ce qui permet à l'auteur de rappeler le lien étroit qui unit depuis toujours monarchie et fonction épiscopale : En effet, il était digne que le prélat soit offert en sacrifice par les rois là où lui-même, autrefois, avait souvent offert un sacrifice salutaire aux rois^. Il n'est pas possible de dater ce texte avec précision. Quelques indices permettent cependant de supposer une réelle proximité avec les événements décrits : ainsi la mention selon laquelle le souverain, de santé délicate, put aller jusqu'au bout malgré les ruisseaux de sueur qui s'écoulaient de son corps, semble indiquer que l'auteur vit les faits ou put au moins entendre le récit de témoins oculaires87. Il semble par ailleurs d'origine * française. Ainsi, lorsqu'il rappelle le titre impérial d'Alphonse VII, qu'il préfère appeler roi, c'est avec une certaine hostilité pour les hispaniques accusée d'être particulièrement enclins, dans leurs rapports avec leurs souverains, au « vice de la flatterie »88. L'origine française du texte peut facilement s'expliquer par la présence de clercs d'outre-Pyrénées, nombreux à Tolède à l'époque des faits. Le successeur de Raymond, Jean de Castel- moron, était lui-même d'origine française. Signalons enfin que la formule felicis memoriae, utilisée pour désigner le pape Eugène III (f 1153) pourrait désigner une mort assez récente^.

L'effort hagiographique engagé par Tolède en faveur d'Eugène semble donc médiocre et n'est sans doute pas le fait d'un clerc d'origine hispanique. Visant à faire de la ville une nouvelle

85) Et oblitus impértala maiestatis propia implendum qfficium admirande humtlitatis quasi aller David portât archam Domini et Ínter cuneos gregis devoú pastan suo occurentis, tnter cathcrvas nunctum hominum et videndt avtditale opprunentwm, chotis htnc mde psallenttbus cleruorum, ad regiam cwüatem, quasi sanctam Iherusalem cum archa dtvini phederis (= federis) properabat, tbid., p. 182.

86) Dignum emm erat ut et a regibus presul qfferretur ostia, ubi ipse ohm pro regibus salutarem sepe obtuurat hosttam, ibid., p. 1 83.

87) Exudantibus ruis (sic : lire rivibus ?) proprii sudoris prqfluentibus ex defectu delicati. set (= et ?) fatigad corporis, vires tomen stbt ministrabat affectas pu dévouants, p. 182.

88) Qui propter felices successus ex hostibus iam non rex sed imperator ab omnibus vocari menât, quod non ipse, ut arbúror, suo edicto constitua, sed vicio adulandi regibus, quod Yspanis famdiare est, dum sic sepe vocatur, pro consuetudme tnolevit, p. 1 78. Traduction : « En raison de ses succès contre ses ennemis, il mérita d'être appelé par tous empereur et non plus roi, ce qui, je pense, ne fut pas le fait de sa propre décision mais du vice de la flatterie envers les rois, vice qui est familier aux espagnols. Comme il était souvent appelé ainsi, la coutume s'enracina ».

89) Vocatus ad concûum Remis celebrandum, sub felicis memorie para (sic : lire papa) Eugenio, ibid., p. 179.

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Jérusalem, il fait d'Alphonse VII un nouveau David. Si sa date est aussi haute que nous l'avons suggéré, la Translatio mérite d'être tirée de l'obscurité relative où elle se trouve. Mais en tout état de cause, la rédaction de ce texte ne suffit pas à faire d'Eugène une pièce importante de l'idéologie tolédane. Alors que tout semblait prêt pour le lancement d'un culte concurrent de saint Jacques ou de YArca sancta, la nouvelle apostolicité de Tolède semble avoir été sous-utilisée dans les décennies suivantes. Chacun s'accorde à reconnaître qu'à partir des années 1240, le principal monument élevé à la suprématie de Tolède sur YHispania est le De rébus Hispaniae de Rodrigo Jiménez de Rada90. Celui-ci savait tout le parti qui pouvait être tiré d'Eugène, puisqu'au quatrième concile de Latran (1215), il n'avait pas hésité à rappeler que ce disciple de Paul avait fondé le siège de Tolède9*. Dans les rapports hiérarchiques entre l'archevêque et le clergé tolédan, Eugène ne jouait pas un rôle moins important. On sait que le jour anniversaire de la translation, les clercs de la ville étaient tenus de porter le saint reliquaire en procession, geste de sujétion très mal perçu par les principaux intéressés9^. Or Eugène est le grand absent du De rébus Hispaniae, la translation de son bras n'étant même pas mentionnée. Il est des absences dont on aimerait connaître le sens... Notons tout de même qu'un saint dont la Translatio rappelle que, déjà évêque de Tolède, il considérait encore saint Denis comme son magister, ne pouvait recueillir tous les suffrages de Rodrigue9-*. Ce dernier n'oubliait d'ailleurs pas que la ville fondait sa légitimité sur un rapport direct et privilégié avec Jérusalem. Était-il même si certain que les reliques de YArca Sancta avaient quitté Tolède pour Oviedo ? Rapportant les faits, Jiménez de Rada prenait en tout cas bien soin

90) Jiménez de Racla, Historia de rébus Hispaniae six Historia gothica, éd. J. Fernandez Valverde, CCCM 72, Turnhout, 1987.

91) P. linchan, History and the Historiens, p. 278. Attention cependant : l'Eugène auquel fait allusion Jiménez de Rada dans le De rébus Híspanme II, 19, n'est pas Eugène l'apôtre, mais bien Févêque mort en 657.

92) F. FITA, « La Guardia. Datos históricos », in Boletín de la Real Academia de la Historia XI, 1887, pp. 373-432, ici pp. 405-407. Cet acte porte le numéro 448 dans l'édition de Francisco J. Hernández, Los cartularios de Toledo. Catalogo documental (Monumcnta Ecclesiae Toletanae Histórica 1/1), Tolède, 19962, pp. 401-402. La présence d'Eugène est confidentielle dans les différents cartulaires confectionnés à Tolède à partir de 1 190, l'acte de 1238 étant le seul à le mentionner: on le trouve dans 1) Archivo Histórico Nacional, Ms 987B, fol. 22R (c. 1257) et 2) Biblioteca Capitular de Toledo, Ms 42-23a, fol. 13R-V (XIIIe siècle). Voir l'index donné par Francisco J. Hernández.

93) Selon l'auteur de la translatio, Eugène était revenu de Tolède en France amore vtsendi magistn sut Diontsu, éd. J.F. Rivera Recio, p. 1 79. Si cet auteur était français, comme je le crois, ce rapport de maître à disciple ne devait guère le gêner...

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de ponctuer son discours de ut dicitur assez significatifs...^ Tolède revendiquait par ailleurs le patronage de la Vierge, qui avait fait ses preuves lors de la bataille de Las Navas de Tolosa9^. En définitive, Tolède n'avait jamais cessé d'être Tolède, et Y Historia de rébus Hispaniae pouvait se passer d'Eugène.

4. Saint Isidore et Leorfî^

A León, le grand centre producteur d'oeuvres narratives n'est pas episcopal, mais monastique, ou plus exactement canonial. Le point de départ de l'histoire intellectuelle de la collégiale est en effet l'arrivée des restes d'Isidore de Séville en 1063^7. Le premier texte, rédigé à la fin du XIe siècle, est un récit de la translation qui établit un lien très fort entre le nouveau saint protecteur de León et la monarchie, représentée par le roi Ferdinand Ief98. Au cours du XIIe siècle, les informations relatives à cette translation et à ses conséquences apparaissent dans l'hagiographie, mais aussi dans Y Historia Silense, une chronique rédigée à León au début du XIIe siècle, qui entretetient avec les textes « isidoriens » un très révélateur jeu d'échanges". Le récit du transitus de Ferdinand Ier (f 1065) servira d'exemple. En effet, si l'auteur de Y Historia Silense reprend le récit détaillé de la translation à l'auteur anonyme de la fin du XIe siècle, il est le premier à nous rapporter la mort de Ferdinand Ier à Saint-Isidore *°0. Après avoir hésité entre Arlanza et Sahagún, le

94) Jiménez de Rada, De rébus Hispaniae FV,3. Cf. P. Linchan, History and the Historiens, op. cit., p. 374.

95) La Vierge à l'enfant se trouvait sur l'étendard des chrétiens. Cf. De rébus Htspamae VIII, 10, et aussi, pour d'autres références, J. González, El reino de Castilla en la época de Alfonso VIII, Madrid, 1960, 1, p. 1042, et III, p. 570.

96) Dans les lignes qui suivent, je résume P. Henriet, « Hagiographie et politique à León au début du XIIIe siècle : les chanoines réguliers de Saint-Isidore et la prise de Bacza », in Revue Mabdlon n.s.8 (T. 69), 1997, pp. 53-82, et « Un exemple de religiosité politique : saint Isidore et les rois de León (xi-XHle siècles) », in Fonctions sociales et politiques du culte des saints dans Us sociétés de rite grec et latin au Moyen Age et à l'époque moderne. Approche comparative, Wroclaw-Karpacz, 15-18 mai 1997, dir. M. Derwich et M. Omitriev, Wroclaw, 1999, p. 77-95.

97) Cf. A. Viñayo González, « Cuestiones histórico-críticas en torno a las traslación del cuerpo de san Isidoro », in Isidortana. Estudios sobre san Isidoro en el XIV centenario de su nacimiento, León, 1961, pp. 285-297.

98) PL 81, col. 39-43. 99) Deux éditions : F. Santos Coco, Madrid, 1921, et J. Pérez de Urbel et A. González

Ruiz Zorilla, Madrid, 1959. 100) La dépendance de Y Historia Silense envers le premier récit de la translation a été

prouvée, contre Santos Coco, par G. West, « La traslación del cuerpo de san Isidoro como fuente de la Historia llamada Silense», in Hispanta Sacra 27, 1974, pp. 365-71. Récit de la mort de Ferdinand Ier: éd. Pérez de Urbel et González Ruiz Zorilla, pp. 207-209. Traduction dans P. Hcnrict, « Un exemple de religiosité politique », op. cit.

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roi meurt à León en pénitent, selon les rites de Y ordo wisigothique101. Pour l'église de Saint-Jean-Baptiste et Saint-Pélage, qui vient de recevoir les restes de l'illustre prélat sévillan, il s'agit d'une éclatante victoire ̂ %. fl n'est donc pas surprenant qu'à la fin du XIIe siècle un auteur anonyme, consignant les miracles survenus à León après la translation, reprenne presque mot pour mot ce récit, l'agrémentant simplement d'une apparition d'Isidore à Ferdinand afin de l'inclure plus facilement dans un recueil de miracula^. Une génération plus tard, Lucas de Túy reprend à son tour le même texte dans les Miracuh Sancti Isidori et dans son Chronicon mundi^. Dès le début du XIIe siècle, la perméabilité entre hagiographie et historiographie peut donc être considérée comme très forte.

De fait, le culte isidorien s'est inscrit dès l'époque de la translation dans un canevas historique spécifiquement hispanique. Isidore, doctor Hispaniarum, était en effet le plus célèbre saint de la mythique époque wisigothique. Son culte permettait donc de situer les monarque léonais dans la continuité de leurs « ancêtres » goths et de faire de l'occupation musulmane, selon un schéma mis au point dans l'historiographie royale à partir de la fin du IXe siècle, une simple parenthèse 10*\ La Vita sancti Isidori, sans doute rédigée au XIIe siècle, avait déjà montré l'action triomphante d'Isidore dans toute une série de luttes l'opposant, cinq siècles plus tôt, aux ennemis de la chrétienté 1°°. La translation avait présenté Ferdinand Ier comme le souverain chargé de faire bourgeonner à nouveau l'arbre gothique107. Cette tendance se retrouve dans tous

101) Article classique de Ch. J. Bishko, «The litúrgica! context of Fernando I's last days and the so-callcd Historia Stlense», in Hispama Sacra 33-34, 1964, pp. 47-59.

102) II manque une histoire « moderne » du monastère de Saint-Isidore. On trouvera beaucoup d'indications, parfois dépassées, dans J. Pérez Llamazares, Historia de la real Colegiata de San Isidoro de León, León, 1927 (Reprint León, 1982). Cf. aussi CM. Colombas, San Pelayo de León y Santa Maria de Carbajal, León, 1982, pp. 19-53.

103) Historia translationis sancti Isidon, éd. J.A. Estévcz Sola, CCCM 73 (Chronica Hispana saec. XIII), Tumhout, 1997, pp. 143-179 (pp. 163-165 pour la mort de Ferdinand Ier, 163 pour l'apparition d'Isidore).

104) Miracula Sancti Isidori, cap. XI-XII, Tolède, Bilioteca Pública, ms 58, fol. 17-20; Chronicon mundi, éd. A. Schott, op. cit., p. 97.

105)J.A. Maravall, El concepto de España en la Edad Media, Madrid, 19974 (1« édition 1954), pp. 299-337.

106) Vita sancti Isidori, PL 82, col. 19-53. Cf. P. Henriet, «Hagiographie léonaise et pédagogie de la foi : les miracles d'Isidore de Séville et la lutte contre l'hérésie », in Incidences spirituelles et sociales de l'enseignement religieux en péninsule ibérique (XHF-XVf siècles), séminaire Casa de Velazquez, Madrid, 17-1 8/02/ 1 997, à paraître.

107) « Gloria et regnum gothicae gentts sensim atque paulatm coeptt, veluU vtrgultum ex rediviva radice, pullulare, et industria regum, qui, regali stemmate progemti, apicem regm nobikter gubemabant, singulis momentts succrescere », PL 81, col. 40 C.

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les textes hagiographiques isidoriens jusqu'à Lucas de Túy. Elle fait du saint le garant d'une continuité historique à la fois nationale et royale. Mais ce schéma impliquait aussi une action d'Isidore dans l'Histoire. La figure tutélaire du saint ne pouvait en effet se contenter de représenter un âge d'or offert en modèle au temps présent. Elle se devait d'agir hic et nunc, par toute une série de miracles. La volonté d'ériger Isidore en figure protectrice de YHispania se heurtait cependant à un obstacle de taille, la figure de saint Jacques. La solution retenue par les idéologues léonais permit fort habilement de concilier les intérêts et la dignité de chacun, tout en laissant la voie libre à Isidore. Celui-ci fut présenté comme le successeur de saint Jacques, qui avait certes accompli une mission d'évangélisation cruciale mais avait ensuite laissé la place à un docteur des Espagnes chargé de faire fructifier ce qui avait été semé. Le thème apparaît dans des textes aussi différents que YAdbreviatio sancti Brauli, la Vita sancti Isidori, le second récit de la translation et les Miracula de Lucas de Túy ̂ 8. Ces deux dernières œuvres montrent même comment lors du siège de Baeza (1147), Isidore intervint en compagnie de la main de saint Jacques, chargé de l'aider par sa seule épée109.

Le processus d'actualisation de la sainteté a été relativement tardif. Il semble en fait avoir suivi le remplacement de la communauté double de Saint-Isidore, essentiellement féminine, par des chanoines réguliers (1148). Quelques décennies plus tard, un anonyme rapporte pour la première fois les miracles opérés à León. Au début du XIIIe siècle, Lucas de Tuy reprend son prédécesseur, ajoute de nouveaux miracles, et montre que les chanoines de son époque ne sont pas indignes de leur saint patron, dont ils sont les représentants. Pour en convaincre ses lecteurs, il intègre à son recueil hagiographique la vita de Martin de León, un chanoine de la collégiale mort en 1203110. Tout cette vita est conçue comme une illustration de l'action isidorienne. Dans le chapitre qui assure la transition entre les Miracula sancti Isidori proprement dits et la vie de Martin, celui-ci, réputé pour son œuvre exégétique et

108) Références dans P. Henriet, « Hagiographie léonaise et pédagogie de la foi », op. cit. 109) P. Henriet, « Hagiographie et politique à León », op. cit., pp. 63-68. 1 10) Cette partie du recueil de Lucas est la seule éditée à ce jour : PL 208, col. 9-24. Sur

Martin, cf. les communications réunies dans Santo Martirio de León. Ponencias del I Congreso Internacional sobre Santo Marttno en el VIII Centenario de su obra literaria, 1185-1985, León, 1987.

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polémique, n'acquiert le savoir que lorsqu'Isidore lui apparaît et le force à avaler un petit livre* l*.

Dans ce domaine comme dans bien d'autres, Lucas de Tuy a joué un rôle essentiel. Sur la base d'un corpus hagiographique déjà riche, qui faisait d'Isidore de séville le premier soutien de la monarchie léonaise, il a donné ce que l'on pourrait appeler un coup d'accélérateur idéologique. Ses prétentions en faveur de León sont alors inversement proportionnelles au rôle réel de la ville, définitivement dépassée par des centres tels que Compostelle, Burgos ou Tolède en ce début du XIIIe siècle. Or pour développer sans retenue les points les plus importants de sa construction, l'hagiographie a tenu un rôle irremplaçable et généralement sous- évalué. Ainsi, reprenant le récit de la prise de Baeza, Lucas transforme et amplifie le récit de son prédécesseur pour montrer que cet épisode, caractérisé par l'intervention directe d'Isidore, est le point de départ d'un empire léonais étendu à l'ensemble de la péninsule et centré, plus encore que sur la ville de León, sur le monastère abritant les reliques du saint ̂ ^. Rapportant le même épisode dans le Chronicon Mundi, sans aucun doute destiné à un public plus vaste, il se garde bien d'aller aussi loin : Alphonse VII est déjà imperator avant la prise de Baeza, conformément à la réalité mais contrairement au récit des miracles ̂ ^.

Quel est en définitive le sens de l'activité hagiographique du futur évêque de Tuy ? Il serait assurément simpliste de n'y voir que la défense à outrance d'options marginales et gratuites, n'ayant pas leur place dans une chronique universelle. Comme les autres idéologues hispaniques, Lucas vise à défendre un espace en le structurant autour d'un centre de sacralité. Au cœur de cet espace se trouve cette fois-ci un monastère et non un siège episcopal. Le culte d'Isidore, l'exaltation de ses miracles, sont le meilleur moyen de sanctifier le royaume de León et l'Empire hispanique. Le récit hagiographique n'est donc pas le rebut d'une entreprise majoritairement historiographique. Il en est plutôt la version achevée, d'une certaine façon la quintessence. La même remarque s'applique aux rapports entre miracles et théologie, Lucas étant par ailleurs l'auteur d'un traité anti-hérétique, le De altera vital**. Dans la

1 1 1) PL 208, col. 9A-11C. 112) Texte édité dans P. Henriet, « Hagiographie et politique à León », pp. 78-82. Wi)Ibid., pp. 72-73, avec tableau comparatif entre le second récit de la translation et les

Miracula. 114) Lucas de Túy, De altera vita, éd. J. Mariana, Ingolstadt, 1612.

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longue entreprise d'établissement d'une légitimité léonaise, l'hagiographie a donc joué, contrairement à ce que nous avons vu à Compostelle, Oviedo ou Tolède, un rôle • central. Ici comme ailleurs, cependant, tout l'effort tend vers la délimitation d'un espace de souveraineté capable de jouer un rôle directeur dans une histoire en train de se faire.

Un aboutissement hispanique : Bernard de Brihuega ?

Au XIIIe siècle comme dans tout l'Occident, l'hagiographie obéit à de nouveaux besoins. Il faut désormais fournir des recueils commodes aux prédicateurs, simples prêtres de paroisse - ou membres d'ordres religieux spécialisés dans la prédication, qui pourront y puiser matière pour illustrer leurs sermons. Des volumineux légendiers qui transcrivaient la totalité des textes hagiographiques, on passe ainsi aux légendiers abrégés, dont Rodrigue du Cerrato et Juan Gil de Zamora fournissent de bons exemples en péninsule ibérique115. Le légendier de Bernardo de Brihuega, sur lequel Rodolphe Béer en 1887, puis Manuel Díaz y Díaz en 1962, ont successivement attiré l'attention, semble de prime abord plus conservateur1 1(\ Ses énormes dimensions, quatre épais códices conservés, qui ne représentent qu'une partie de l'œuvre, empêchent de parler de légendier abrégé117. Les dossiers

1 15) Sur le légendier de Rodrigo del Cerrato (Bibliothèque de l'Université de Madrid, nu 146), cf. J. Vives, « Las vttas sancionan del Cerratense », Aridecía Sacra Tarraconensta 21, 1948, pp. 157-176, qui édite les textes relatifs aux saints hispaniques, et A. Dondaine, «Les éditions du vttas sanctonm de Rodéric de Cerrato», Studia Anselmiana 63, 1974, pp. 225-253. Sur le légendier de Juan Gil de Zamora (British library, Add. 41070), cf. F. Dolbeau, « Notes sur l'organisation des légendiers latins », Hagiographie, cultures et sociétés, iV-xif siècles, Paris, 1981, pp. 11-29, ici p. 25, avec extraits du prologue en n. 22.

1 16) R. Béer, « Los cinco libros que compiló Bernardo de Brihuega por orden del rey D. Alfonso el Sabio», Boletín de la real Academia de la Historia 11, 1887, pp. 363-369. M. Díaz y Díaz, « La obra de Bernardo de Brihuega, colaborador de Alfonso X », Strenae. estudws de filología dedicados al profesor Manuel García Blanco, Salamanque, 1962, pp. 145- 161. Manuel Díaz y Díaz annonçait en conclusion: «en otra ocasión me detendré en considerar cómo se presente y compone (i.e. l'œuvre de Bernard), y cual es su papel en la obra de Alfonso X ». Il est effectivement revenu sur le sujet, mais brièvement, dans « Tres compiladores latinos en el ambiente de Sancho IV », in La literatura en la época de Sancho IV, éd. C. Alvar et J.M. Lucía Megías, pp. 35-52, ici pp. 37-41.

117) Salamanque, Biblioteca universitaria, ms 2538-41. Le ms 2537 donne des œuvres de Valère du Bierzo, dont sa compilation hagiographique. Les manuscrits conservés sont des copies des Xiv-xv* siècles. Us donnent l'œuvre de Bernard dans le desordre et commencent au livre III, consacré aux martyres. M. Díaz y Díaz, « La obra de Bernardo »,

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hagiographiques de certains saints s'étendent sur plusieurs dizaines de folios et donnent la totalité des textes *^. D'autres sont en revanche extrêmement brefs et se limitent à de courts résumés. Une étude des sources s'impose, sans laquelle tout travail de fond sur ce légendier restera hasardeuse*1^ II est en tout cas évident que Bernard copie in extenso les textes auxquels il a accès et se contente dans les autres cas d'excerpta. A titre d'exemple, les vitae de saints clunisiens, fort brèves au regard des originaux, sont tirées du Spéculum historíale de Vincent de Beauvais, dont on sait la présence dans la bibliothèque d'Alphonse X, puisqu'il est mentionné dans son second testament1 20. Quoi qu'il en soit, l'intérêt du recueil de Bernard pour notre propos est double. Il réside à la fois dans les circonstances de la rédaction et dans son organisation interne.

Au début du livre III, consacré aux passions des martyrs, un prologue nous renseigne sur le compilateur et son propos : « Toutes les choses qui sont racontées dans l'ordre, comme dit le sage, s'entendent plus volontiers, plus facilement, et se gardent plus aisément en mémoire. Pour cette raison, moi, Bernard de Brihuega, clerc et disciple {alumpnus) du très illustre roi Alphonse, chanoine de l'Église de Séville, voulant compiler les passions des martyrs à la demande de notre maître le susdit Alphonse, roi très illustre de Castille, León, Galice, Séville, Cordoue, Murcie, Jaén et Lusitanie, fils du bienheureux roi Ferdinand et de la bienheureuse reine Béatrice, j'ai jugé digne et préférable de procéder par ordre, c'est-

op. cit., montre que le livre I traitait vraisemblablement de la vie du Christ et le livre II de celle des apôtres. Ces conjectures ont été confirmées pour le livre II par la découverte d'une traduction portugaise du légendier de Bernard (Lisbonne, 1505), elle aussi incomplète : M. Martins, « Bernardo de Brihuega, compilador dos 'autos dos apóstoles'», Boleton de Filología XXI, 1962-63, pp. 69-85, et, du même, «Bernardo de Brihuega, compilador do 'Livro e legenda que fala de todolos feitos e paixôcs dos Santos Mártires », Broteria 76, 1963, pp. 41 1-423, ainsi que « As ommisôcs do 'livro e legenda que fala de todolos feitos e paixôes dos Santos Mártires », îbid., pp. 568-75.

1 18) II arrive dans quelques cas que Bernard donne aussi des extraits des œuvres des saints considérés, ainsi pour Hugo Paristensis (= Hugues de Saint- Victor), Ms 2539, fol. 152R- 172V. Parmi les confesseurs, c'est Bernard de Clairvaux qui semble remporter la palme : ibtd., fol. 173R-243R.

1 19) Une dièse consacrée à Bernard est en cours sous la direction de Vitalino Valcarcel. 120) Odon, ms 2539, fol. 1 17V-1 19R ; Aymard et Maieul : fol. 1 19R-1 19V ; Odilon : fol ;

126R-128R; Hugues de Semur: fol. 142R-144V. Je n'ai regardé attentivement que la Vila Odonis. Bernard utilise en les mettant bout à bout les passages suivant du Spéculum

Htstortale de Vincent de Beauvais, Biblwtlieca Mundt, Douai, 1624, 4 vols., repr. Graz, 1965, Tome IV : XXIV,55, p. 981. XXIV,54, p. 982-83. XXIV,55, p. 983. XXTV, 51, p. 983. XXIV,68, pp. 985-86. Présence du Spéculum fusiónale à la cour d'Alphonse X d'après le testament de 1284 : Memorial histórico español II, Madrid, p. 125.

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à-dire de mettre les plus anciennes avant les plus récentes »121. Avec Bernard de Brihuega, la royauté n'est plus seulement au centre d'un projet hagiographique : elle le commandite. Le souverain choisit donc un chanoine de la cathédrale de Séville pour compiler la vie des saints. Le prologue du livre V, consacré aux vierges et aux saintes, confirme ce rapport de dépendance et rappelle qu'il vaut pour tous les livres, soit également le livre II, consacré à la vie des apôtres, et le livre IV, consacré aux confesseurs ̂ 2. Quel but poursuivait Alphonse X en faisant consigner sur plus de mille folios les vies des apôtres, des martyrs et des confesseurs ? La disparition des deux premiers livres, et donc du prologue général, empêche de répondre avec précision ̂ 3# LeS spécialistes de l'œuvre du « roi savant » seront sans doute à même de formuler des hypothèses. Pour les transformer en certitudes, il leur faudra cependant dépouiller les manuscrits de Bernard conservés à Salamanque, et comparer minutieusement leur contenu avec les sources utilisées, peut-être aussi avec la Estoria de España. L'hypothèse d'une réserve d'histoires saintes au service du grand projet historiographique alphonsin n'est pas à exclure, mais elle reste très hypothétique et il me semble plus raisonnable d'envisager une compilation hagiographique se suffisant à elle-même, dans le cadre d'une vision du monde encyclopédique.

Dans la Estoria de España, lorsqu'ils ont le choix entre un texte hagiographique et une chronique, les clercs de l'atelier alphonsin semblent d'ailleurs privilégier la deuxième solution. Les chroniques offrent en effet l'avantage d'offrir une version résumée des faits, alors que le légendier de Bernard est une forêt parfois inextricable. Un exemple nous en convaincra. Dans une Vita sancti Isidorii rédigée à León au XIIe siècle, un auteur anonyme rapporte comment Mahomet, débarquant en Espagne pour y tenir le rôle de faux prophète, fut contraint de rembarquer pour l'Afrique après une

121) Omnia quae per ordtnem narrantur, ut ait sapiens, hbentws atidiuntUT etfaahus et trulius memoriae commmdanlur. ea de causa ego Bernardas bnocanus, ülustrissvni regís Alfonsi clencus et alumpnus, et ecclestae Ispalensis canonicus, volais passwnes martirum copulare, ad mandaban doman nostri praenommatt Alfonsi lUustrissmù régis Castellae, Legwnis, Galiaae, hpalis, Cordubae, Muraae, Jaheroà et Lusitaniae, jtiù régis beatissmi Femandi et beatisstmae reginae damnât Beatncis, dignum duxi et praeapuum m scnbendo martirum passwnes procederé ordinale, priores wdekcet posteriores praeponendo..., ms 2538, fol. VR, retranscrit par M. Díaz y Díaz, « La obra de Bernardo », op. cit., p. 152.

1 22) Ad mandatum damna ma Alfonsi decimi régis Castellae (...), ego Bemardus Bnocanus (...) in secundo hbro huas operis copilavi vitas et passwnes apostolorum, m tertio martirum, in quarto ettam confessorum..., ms 2538, fol. 224V, transcrit par M. Díaz y Díaz, «La obra de Bernardo », p. 154.

123) La traduction portugaise, ayant elle-même utilisé une version tronquée de l'oeuvre de Bernard, ne permet pas de retrouver le prologue général.

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conversation avec le diable, qui l'avait convaincu de la supériorité du saint sévillan1^. Cette histoire, qui joue à partir de cette époque un rôle important dans la définition d'une idéologie léonaise, est reprise en même temps que le reste de la Vita par Bernard ̂ 5. Ouvrons maintenant YEstoria de España au chapitre 478 (édition Menéndez Pidal) : en quelques lignes, le texte rapporte comment Mahomet «passo a espanna», comment «el diablo apparescio a Mahomat et dixol que se partiesse daquel logar », enfin comment le faux prophète « saliosse de Cordova et fuxo et passo allend mar, e predigo en Aravia et en Affrica »126. Résumé tiré de la Vita sancti Isidori, que l'historiographe aurait eu à sa disposition dans le légendier de Bernard ? En aucun cas. Le compilateur a tout simplement traduit le texte rapporté par Lucas de Tuy, qui avait déjà fait le travail dans sa chronique. Quoiqu'il en soit, Alphonse X et les lettrés qui écrivaient pour lui ont largement mélangé les genres. Les saints agissent dans l'Histoire^7.

Bernard choisit donc d'ordonner ses récits selon la chronologie pour faciliter, nous dit-il, le travail de la mémoire. Concrètement, ce choix ne se limite pas à un alignement de vitae selon la date du martyre ou de la mort des confesseurs. Les récits hagiographiques sont en eifet situés, depuis le Christ, par rapport aux règnes des différents empereurs. De courts résumés donnent une chronologie détaillée de l'empire romain, qui s'étend jusqu'à Frédéric II1*8. Pour les premiers siècles du christianisme, il arrive que certains règnes ne correspondent à aucun martyre, et les notices historiques se suivent alors sans interruption hagiographique 129. Une telle disposition devait évidemment satisfaire Alphonse X, fils de Béatrice de Souabe, élu empereur en 1257 et obsédé pendant vingt ans par le fecho de imperio. Dans la préface au livre IV, consacré aux

124) L'épisode, bien connu de Rodrigo del Cerrato (PL 81, col. 76-81), reste pour l'instant inédit dans sa version originale. Cf. le manuscrit 10 442 de la Bibliothèque Nationale de Madrid, fol. 16V- 17V.

1 25) Le dossier isidorien de Bernard se trouve dans le ms 2540 de Salamanque, fol. 480R- 501V. Il comprend non seulement la Vita sanctt Isidori, mais aussi Yadbreviatw sancti Brauli et la translatw. Chapitre relatif à Mahomet : fol. 486R.

126) Prmura Crónica General de España, cap. 478, éd. R. Menéndez Pidal, Madrid, 1977, p. 266. 127) Les rapports du légendier de Bernard avec la General Estoria appellent une étude

systématique. Quelques éléments dans M. Martins, « Bernardo de Brihueha, compilador », op. cit., pp. 71-74.

1 28) Divers extraits de ces notices dans M. Díaz y Díaz, « La obra de Bernardo de Brihuega », op. cit.. En situant l'histoire universelle de la sainteté dans un cadre impérial, Bernard situe implicitement Alphonse X dans une filiation non seulement romaine mais aussi carolingienne.

129) Díaz y Díaz, « La obra de Bernardo de Birhuega », p. 153.

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confesseurs, Bernard signale d'ailleurs qu'il va donner des notices historiques correspondant aux années qui se sont écoulées « depuis Constantin jusqu'à l'époque à laquelle mon très illustre seigneur, le roi Alphonse X, fils du très noble roi Ferdinand et de la bienheureuse reine Béatrice, fut élu empereur des romains »^. Si elle pouvait flatter le commanditaire, cette organisation n'en était pas moins exceptionnelle. Les légendiers donnent généralement les vies des saints per àrculum anni, soit selon le calendrier liturgique^1. Bernard adopte un « classement en séries spécialisées » (martyrs, confesseurs, vierges et martyres), mais il le soumet dans chaque cas à une organisation chronologique. Dans l'état actuel de la recherche sur les légendiers, il semble avoir été le premier en Occident à procéder ainsi. Si l'on fait abstraction du légendier de Guy de Châtres (XIVe siècle), qui n'adopte cette solution que pour les saints absents du martyrologe d'Usuard, il faut attendre Antonin de Florence, au milieu du XVe siècle, pour voir une logique résolument historique présider à l'agencement interne d'un légendier ̂2#

La composition de Bernard de Brihuega est donc extrêmement originale. Indissociable de l'entreprise historiographique alphonsine, elle insère la sainteté dans une histoire plus vaste, rythmée par les règnes des emperereurs. Sans véritable équivalent dans le domaine des compilations hagiographiques, elle se rapproche beaucoup, en revanche, du Spéculum historíale de Vincent de Beauvais, qui, à partir des débuts de l'ère chrétienne, accorde une place centrale aux saints. Chez l'un comme chez l'autre, la logique circulaire de la liturgie fait place à une sainteté linéaire, intégrée dans l'histoire inachevée des hommes. Le fait que la Castille ait pu produire une telle œuvre ne relève certainement pas du hasard.

* * *

Quelques années plus tard, écrivant le De preconiis Hispaniae pour le jeune infant Sanche, futur Sanche IV (1284-1295), le

130) A temporibus autan supramemorati Constantin usque ad tempus in quo dominas meus ilhtitnssmtus roc Alfonsus decimos films régis nobdlissimi Ferdinandi et beatissmae regtnae dominât Beatncis imperatortm electum extitil Romanorum, ms 2541, fol. IIIR, transcription M. Díaz y Díaz, « La obra de Bernardo de Brihuega », p. 156.

131) G. Phillipart, Les légendiers latins, op. cit., pp. 81-85. Sur les classements en «séries spécialisées » (martyrs/confesseurs, hommes/femmes etc...), ibid., pp. 85-99.

132) F. Dolbcau, « Notes sur l'organisation interne », op. cit., pp. 18 et 23. Guy de Châtres s'inspire lui aussi du Spéculum mains de Vincent de Beauvais.

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franciscain Juan Gil de Zamora explique au jeune homme l'étymologie de son nom1^. Sancius renvoie au verbe sandre, rendre ferme, sanctionner. Nous sommes dans le domaine de la loi, de la sancio justinienne13*. Sancius renvoie par ailleurs à satins, ce qui est rempli de grâce et de vérité, et marque l'idée de tempérance135. Sancius rappelle également sapidus ou sapiens, la sagesse étant ici définie comme la capacité à discerner le bien du mal13**. Mais Sancius est aussi très proche de sanctus : Sancius dicitur quasi sanctus, id est sanctorum cultus^7. Pour briller dans les actions « militaires, civiles et divines » qui l'attendent, le jeune roi devra faire preuve de résistance et de dureté {asperitas), tout comme les martyrs13**. Plus que jamais, le saint et le roi se situent dans une proximité qui a valeur de programme.

Au fil des textes et des dossiers, nous avons donc trouvé des saints et des rois, qui agissaient souvent de concert dans le cadre d'espaces sanctifiés par les reliques et les miracles. Ceux-ci leur permettaient souvent de rayonner non seulement sur un diocèse ou un royaume, mais sur toute YHispania. L'Espagne médiévale ne connaît pourtant pas le phénomène de la sainteté dynastique139. Si la figure de tel ou tel roi, ainsi Ferdinand III au XIIIe siècle, a pu être sacralisée, c'est néammoins d'une autre façon que le rapport entre les saints et les rois s'est résolu. L'hagiographie a été largement historicisée. Secondaire dans des centres aussi importants que Tolède ou Oviedo, voire même Compostelle, elle a su ailleurs, en particulier à León, développer des thèmes présents dans les chroniques et jouer un rôle de premier plan dans la création d'un espace de religiosité politique. Peut-être avons-nous là un élément permettant de comprendre pourquoi les hispaniques ont écrit si peu de textes hagiographiques jusqu'au XIIIe siècle. Les lieux de sacralité, nombreux et concurrents, ont toujours été envisagés dans le cadre de séquences chronologiques inachevées. En péninsule

133)Juan Gil de Zamora, De precomis Hupaniae, éd. M. De Castro y Castro, Madrid, 1955, pp. 345-346.

1 34) Diatur enim Sancius a verbo sancio, id est firmo. Et lex est sancw iusliniana, ibid., p. 345. 1 35) Secundo, quomam Sancius dtcttur quasi sattus, td est, plenas gratta et vertíate, ibid., d'après Jean

1,14. ' 136) Quarto, quoniam Sancius diatur quasi sapidus, id est sapiens (...) Ideo per hoc tnnuttur uirtus

pmdentie que est rerum bonarum et malarum ducretio, ibid., p. 346. 137) IbuL, p. 345. 138) Ideo per hoc valus fortûudwis indtcatur qua pollere debetis in actibus mútíaribus, civilibus et dwtnis,

eo quod vocatus estts ad dura et áspera sustinenda. Ratione cuius sancti dicuntur fortes, ut ostendit asperitas martynorum, tbid., pp. 345-46.

139) K. Herbers, «Politik und Hciligenverehrung », p. 181.

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ibérique plus qu'ailleurs sans doute, le culte des saints est partie intégrante d'une Histoire en devenir, Histoire royale qui se définit comme la reconstruction d'un espace hispanique et chrétien.

Patrick HENRIET Université Paris-IV