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« Représentations et exotisme : du rapport ambigu des Égyptiens vis-à-vis de leurs voisins du Proche-Orient»

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Vivre et penser les frontières dans le monde méditerranéen antique

Illustration de couverture :Nicolas Sanson (1600-1667), Romani imperii qua oriens est descriptio geographica, 1637. Source : gallica.bnf.fr/ Bibliothèque nationale de France 

Hugues Berthelot, Anne Boiché, Pierre-Alain Caltot, Myriam Diarra, Florian Réveilhac et Élodie Romieux-Brun

sont doctorants et docteurs de l’École Doctorale “Mondes Anciens et Médiévaux” de l’Université Paris-Sorbonne et sont rattachés à l’UMR 8167 “Orient et Méditerranée” ou à l’EA 1491 “Editta”

Ausonius Éditions— Scripta Antiqua 89 —

Vivre et penser les frontières dans le monde méditerranéen antique

Actes du colloque tenu à l’Université Paris-Sorbonne, les 29 et 30 juin 2013

textes édités par Hugues Berthelot, Anne Boiché, Pierre-Alain Caltot, Myriam Diarra,

Florian Réveilhac, Élodie Romieux-Brun

Cet ouvrage a été publié avec le soutien de l’ED “Mondes anciens et médiévaux”, l’EA 1491 – EDITTA, l’UMR 8167 “Orient et Méditerranée”, l’Université Paris-Sorbonne

— Bordeaux 2016 —

Notice catalographique :Berthelot, H., A. Boiché, P.-A. Caltot, M. Diarra, F. Réveilhac, et É. Romieux-Brun (2016) : Vivre et penser les frontières dans le monde méditerranéen antique, Scripta Antiqua 89, Ausonius Éditions, Bordeaux.

Mots clés :frontière ; Méditerranée ; identité ; ethnicité ; altérité ; représentations ; colonisation ; exotisme

AUSONIUSMaison de l’ArchéologieF - 33607 Pessac cedexhttp://ausoniuseditions.u-bordeaux-montaigne.fr

Directeur des Publications : Olivier DevillersSecrétaire des Publications : Nathalie PexotoGraphisme de Couverture : Stéphanie Vincent Pérez

Tous droits réservés pour tous pays. La loi du 11 mars 1957 sur la propriété littéraire et intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l’éditeur ou de ses ayants droit, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal.

© AUSONIUS 2016ISSN : 1298-1990ISBN : 978-2-35613-164-5

Achevé d’imprimer sur les pressesde l’imprimerie SEPEC Z.A. des Bruyères01960 Peronnaswww.sepec.com

septembre 2016

Sommaire

Demont Paul, Avant-propos 11

Introduction 13

DÉFINIR LA FRONTIÈRE

Andrianne Gilles, Vocabulaire de la frontière dans l’Iliade et l’Odyssée d’Homère – Éléments lexicaux 21

Gysembergh Victor, Frontières et confins dans la cartographie d’Eudoxe de Cnide 31

Montesanti Antonio, The Ebro Treaty. Finis and Imperium in Livy’s bordering perspective 43

Weber-Pallez Clémence, L’Argolide, un territoire grec défini par l’emboîtement des frontières ? 55

Carrier Caroline, Chevrollier François, Définitions chronologiques et géographiques des frontières de la province de Crète-Cyrénaïque au ier siècle a.C. : l’apport des sources textuelles et numismatiques 67

Rivière Karine, Les frontières du téménos grec archaïque : une affaire politique ? 81

Dupuy-Hémar Virginie, Définir les frontières du sanctuaire : religion, poésie et iconographie dans la Thébaïde de Stace 91

RESPECTER OU FRANCHIR LA FRONTIÈRE

Payen Germain, Le traité d’Apamée et ses suites : redéfinition des frontières royales hellénistiques en Anatolie 107

Morley Craig, Interaction and Contact between the Roman and Sasanian Empires in Late Antiquity 117

Del Treppo Julia, La frontière préverbe-verbe en grec à date ancienne : éléments matériels et syntaxiques 127

Courseau Matthieu, Frontières du récit chez Ambroise de Milan. Étude de théorie narrative à partir de quelques textes du In Lucam 137

Kampakoglou Alexandros, Crossing Boundaries in Bacchylides 17 149

Bach Sarah, Créer, garder et passer les frontières dans les Métamorphoses d’Ovide 159

FAÇONNER L’IDENTITÉ

Petitjean Maxime, Classicisme, barbarie et guerre romaine : l’image du cavalier sous le Haut-Empire 173

Demaille Julien, Frontières juridiques et frontières linguistiques dans la colonie romaine de Dion 187

Kulatunga Ruwantha, Invisible Boundaries ? The Concept of “Barbarian” in the Ancient Greek and Indian Literary Sources 199

Galet-Maignan Fanny, Identités et frontières dans la Legatio ad Caium de Philon d’Alexandrie 213

Bouillon Hélène, Représentations et exotisme : du rapport ambigu des Égyptiens vis-à-vis de leurs voisins du Proche Orient 225

Bibliographie 239

Index des noms propres 263

Index des notions 271

Index des auteurs 273

H. Bouillon, in : Vivre et penser les frontières dans le monde méditerranéen antique, p. 225-238

Représentations et exotisme : du rapport ambigu des Égyptiens vis-à-vis de leurs voisins du Proche-Orient

Hélène Bouillon

Les anciens Égyptiens entretenaient avec les peuples étrangers un rapport ambigu en raison du décalage entre croyances religieuses et idéologie royale d’une part et de la nécessité d’autre part d’entretenir des relations diplomatiques et commerciales. À partir de la période prédynastique où commence à se former une idéologie royale, la relation du pouvoir pharaonique vis-à-vis de l’étranger a été codifiée et figée dans une iconographie d’une extrême violence. Ces représentations perdurent tout au long de l’histoire égyptienne et ne sont contrebalancées que par les sources annexes, peu ou pas touchées par le dogme.

Si les images sculptées et peintes sur les façades des temples et dans les tombes montrent une relation de dominants à dominés, les sources administratives et les études archéologiques permettent en effet de nuancer ce rapport, voire de l’inverser.

Afin de montrer cette ambiguïté, nous étudierons l’image que donnèrent les Égyptiens à leurs plus proches voisins considérés comme étrangers  : les habitants du Levant, que les sources égyptiennes appellent “Asiatiques”. Les représentations de ces populations par-delà les frontières s’accordent avec l’idéologie pharaonique et la cosmogonie égyptienne. On peut cependant, entre les lignes, percevoir une fascination pour l’exotique qui transparaît de manière encore plus flagrante dans l’apparition de nouvelles modes surtout à partir du IIe millénaire a.C. L’archéologie et l’analyse de la culture matérielle dévoilent ainsi des rapports différents et fort éloignés du discours officiel vis-à-vis de ce qui est étranger.

L’égypte des anciens égyptiens : territoire physique et mental

L’Égypte pharaonique a des caractéristiques géographiques relativement simples : centrée sur un fleuve qui coule du sud au nord et bordée par les montagnes du désert libyque à l’ouest et arabique à l’est. Cet ordonnancement autour de phénomènes duels marque la conscience égyptienne 1. L’Égypte est constituée de deux pays, Haute et Basse Égypte (sud et nord), mais elle se divise aussi en kemet et desheret (terre arable et désert). Le monde créé est centré sur la vallée du Nil, les terres étrangères sont symbolisées par le signe hiéroglyphique de la montagne ḫȝs.wt 2.

1 Allen 2003, 23-30.2 Loprieno 2001, § II.

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Dès l’Ancien Empire, dans les Textes des pyramides, apparaissent maât, une déesse et un concept 3, et isefet : dichotomie éternelle entre ce qui est bon et juste (mȝˁ.t) et ce qui est mauvais et inique (jsf.t). Dans Textes des pyramides apparaît aussi l’utilisation du mot “frontière” : tȝš, qui vient du verbe : “fixer les limites”. L’une des épithètes royales est “héros qui élargit les frontières” 4. La thématique de la conquête participe donc de celle, plus large, de la fonction royale. Le roi d’Égypte “accomplit Maât et repousse Isefet”. Les ennemis de l’Égypte, rebelles intérieurs comme adversaires étrangers, sont personnifiés par les “neuf arcs” déjà présents sur le socle de l’une des statues du roi Djoser (2667-2648 a.C.) retrouvées dans son complexe funéraire à Saqqarah 5. L’image se complexifie ensuite en liste de neuf régions du monde qui change selon les époques. L’un des exemples les plus précis se trouve dans la tombe de Naa, dit Kherouef 6, haut fonctionnaire sous Amenhotep III et Akhenaton (entre 1390 et 1336 a.C.) : ornant l’estrade royale en forme de règle ( mȝˁ.t), emprisonnés dans des cases délimitées par une frise, les neufs arcs figurent des bustes de prisonniers dont les bras sont liés dans le dos à hauteur des coudes (fig. 1). Ces bustes surmontent des enceintes à bastions représentées en plan. Le faciès de chaque prisonnier dénote son origine et le nom du peuple est inscrit à l’intérieur de l’enceinte : les Haou-Nebou (îles égéennes et autres îles de la Méditerranée), les Shatyou (Haute Nubie), Ta-shema (la Haute Égypte), les Sheshtyou-im (habitants des Oasis), Ta-mehou (Basse Égypte), les Pedetyou-shou (Désert de l’Est), les Tjehenou (Libyens), les Mentyounou-setjet (Asiatiques) 7. On remarque qu’à part les Méditerranéens et les Asiatiques, tous les autres peuples viennent d’Afrique. Les Égyptiens ancrent leur géographie dans le continent africain 8. Les Asiatiques sont d’une certaine manière encore plus étrangers.

3 Menu 2005 ; Assman 1989.4 Bonhême & Forgeau 1988, 188-235.5 Statue aujourd’hui conservée au Musée Imhotep de Saqqara : Gunn 1926, 177-196.6 TT 192 : Nims et al. 1980.7 La scène se trouve au nord du portique ouest.8 Grimal 2004, 801-802.

Fig. 1. Représentation des neuf arcs dans la tombe de Naa dit Kerouef (TT192), règnes d’Amenhotep III et Akhnaton (1390-1336 a.C.).

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“Le vil Asiatique”

Tout au long de l’histoire égyptienne la propagande royale 9 se sert d’images violentes pour définir et représenter ses rapports à l’étranger. La première représentation connue d’une offensive égyptienne contre le Levant se trouve gravée sur une étiquette de jarre au nom du roi Den (vers 2950 a.C.) et porte l’inscription “première fois de frapper l’Orient” (fig.  2). Le roi y porte une coiffe longue surmontée d’un uræus ainsi que le pagne shengyt à queue de taureau. La jambe gauche en avant, il tient par les cheveux un homme genou à terre et s’apprête à lui fendre le crâne de sa massue. Le type physique de l’homme à terre est semblable à la représentation de l’Asiatique de la tombe de Kherouef et se caractérise par le port de la barbe. À la même époque, d’autres personnages du même type sont représentés sur des étiquettes comme des porteurs d’offrandes. On trouve ainsi dès la première dynastie, les deux thèmes majeurs faisant intervenir des habitants du Proche-Orient ancien  : leur anéantissement par la guerre et leur sujétion au pouvoir pharaonique.

Parmi les images d’actions militaires prenant place en Asie, les scènes poliorcétiques sont les plus courantes. La prise de ville est une iconographie courante dans l’art égyptien depuis Nagada III (vers 3300-3100 a.C.) 10 mais la plus ancienne prise d’une ville assurément asiatique, si l’on en juge par le faciès des habitants, provient de la tombe d’Inti à Deshashah 11. La ville y a encore l’apparence d’une forteresse à bastions vue en plan. À partir du Moyen Empire (2055-1650 a.C.), les villes fortifiées sont représentées en élévation dans les scènes militaires et par ces mêmes enceintes dans les listes gravées sur les parois des temples. La guerre fait en effet partie intégrante du programme iconographique des lieux de culte 12. L’un des exemples les plus raffinés et les mieux conservés est la campagne de Sethi Ier en Canaan 13 représentée sur les parois extérieures nord de la grande salle hypostyle du temple

9 Le terme est ici utilisé dans le sens d’action visant à propager une doctrine. Sur le débat autour de ce terme : Grimal 1986, 1-2 ; Assmann & Blumenthal 1999.

10 On peut citer entre autre les palettes à fards telle la palette dite “au taureau” : Musée du Louvre E 11255.

11 Datée de la VIe dynastie (entre 2345 et 2181 a.C.) : Piacentini 1987, 7-37.12 Bouillon 2006, 105.13 Canaan est un terme trouvé dans les lettres d’Amarna mais aussi les textes égyptiens. Il désigne le

Levant, au moins de la Palestine au nord du Liban, mais selon les textes la région est dite s’étendre jusqu’à Ougarit : Bordreuil 2005, 400.

Fig. 2. Étiquette de jarre au nom du roi Den. British Museum 55586.

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d’Amon à Karnak. Bien que précises concernant les fortifications égyptiennes rencontrées sur la route menant vers le Levant au nord du Sinaï 14, les mentions des villes et princes de la région levantine sont beaucoup plus vagues : “Ville de Canaan”, “Ville du Liban”. Certaines portent cependant un nom comme Yenoam (fig. 3) ou Qadesh 15. La fin de la campagne figure sur les parties du mur les plus proches des portes  : la présentation aux dieux de Thèbes du butin rapporté par l’armée égyptienne. Ces images ont une fonction magique. Le chaos, l’isefet, y est repoussé loin des portes du temple grâce à l’anéantissement des ennemis étrangers tandis que la richesse apportée par ces “conquêtes 16” est donnée à la divinité afin qu’elle continue de favoriser l’Égypte. Ce thème iconographique est parfois repris

dans les tombes de particuliers, à la fin de l’Ancien Empire, durant le Moyen Empire mais surtout au début du Nouvel Empire. Il y revêt un aspect autobiographique mais toujours teinté d’idéologie. Cependant, peut-on parler de propagande lorsque l’on se réfère à un texte ou une image qui n’est destiné ni à être lu ni à être regardé 17 ? Les représentations égyptiennes ont en tout cas pour fonction de faire perdurer magiquement un système cosmologique, religieux et politique défini et affiné depuis le début de l’État pharaonique. Dans ce système, le démiurge a créé le monde (l’Égypte) en repoussant à ses frontières l’incréé, le chaos. Or, ce dernier cherche constamment à ré-engloutir la création. Le roi d’Égypte, représentant du divin sur terre, a pour fonction d’accomplir maât, c’est-à-dire de maintenir l’ordre du monde tel qu’il a été créé et de repousser le chaos notamment représenté par tout ce qui est étranger. Le peu de sources dont nous disposons pour étudier la politique extérieure des rois égyptiens est marqué par cette doctrine.

Le meilleur exemple de ce décalage entre dogme et réalité est celui de la bataille de Qadesh qui se déroula vers 1274 a.C. et opposa l’Égypte de Ramsès II et le Hatti, royaume des Hittites en Anatolie gouverné à l’époque par Muwatalli II. Qadesh se trouvait près de la ville syrienne actuelle de Homs 18. Cette bataille a fait, en Égypte, l’objet d’un récit, deux versions

14 Valbelle 1994 ; Golwasser & Oren 2015. 15 Gardiner 1920, 99-116 ; The Epigraphic Survey 1986.16 Sur l’ambiguïté de ce terme, voir n. 36 à 38.17 Cf. supra n. 8. Voir aussi : Leprohon 2015, 309-327.18 Le site, actuel Tell Nebi Mend, a été fouillé par M. Pézard pendant le Mandat français en Syrie, puis par

l’University College of London : Parr & Klengel, 140-144.

Fig. 3. Prise de Yénoam par Sethi Ier (1294-1279 a.C.). Temple d’Amon à Karnak : parois extérieure nord

de la salle hypostyle.

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écrites appelées respectivement le “Poème” et le “Bulletin” 19 ainsi que de nombreuses illustrations dans les principaux temples du pays (Karnak, Louxor, Abou Simbel, Abydos...) 20.

Le pouvoir royal égyptien a transformé une quasi-catastrophe en une grande victoire obtenue sur la coalition asiatique avec l’aide du dieu Amon. Comme sur les reliefs réalisés par son père, Ramsès II fait apparaître ses ennemis asiatiques dans des situations ridicules : chez Sethi Ier, les couards notables de Yénoam se cachent dans la forêt aux alentours de la ville. Sur les reliefs du Ramesseum et d’Abou Simbel, le prince d’Alep, allié des Hittites est repêché (fig. 3) de l’Oronte et maintenu la tête en bas afin qu’il se vide de l’eau qu’il a involontairement avalée (fig. 4).

La xénophobie 21 est donc constitutive de la civilisation égyptienne  : au-delà de ce que les Égyptiens considèrent comme chez eux, au-delà des frontières que représentent les montagnes et de le désert, règne le chaos. C’est la raison pour laquelle Sinhoué, noble égyptien exilé en Asie, veut à tout prix retourner dans la vallée du Nil, seul endroit où l’on puisse vouloir être enterré si l’on est civilisé 22. Un bon résumé de ces sentiments peut être lu

19 L’une étant considérée comme plus littéraire et l’autre comme des annales militaires : Obsomer 2003, 88-95.

20 Kuentz 1928.21 Le terme désigne ici une hostilité vis-à-vis de l’étranger : sur la construction culturelle des anciens

Égyptiens par rapport à l’étranger : Assmann 1996, 77-99 ; synthèse récente dans Cornelius 2010, 322-340.

22 Récit de Sinhoué : Récit en vers, à base historique, relatant les aventures de Sinouhé, haut dignitaire de la cour égyptienne au début de la XIIe dynastie (2000 a.C.), lors de sa fuite en Syrie. Il existe diverses copies sur papyrus (6 dont 2 à Berlin) et ostraca (13). Publication de la transcription en hiéroglyphes : Blackman 1932, 1-40 ; Parkinson 1997. Pour une traduction actualisée en français : Grandet 1998, 17-34.

Fig. 4. Prince d’Alep repêché de l’Oronte lors de la bataille de Qadesh. Ramesseum : massif nord du deuxième pylone.

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dans l’enseignement du roi Khéty pour son fils Merikarê 23 : “Assurément, le vil Asiatique est quelqu’un de patibulaire à cause de l’endroit où il vit : pauvre en eau, d’accès difficile dans des forêts nombreuses, ses chemins sont mauvais à cause des montagnes. Il n’habite pas un lieu unique, mais ses jambes vont sur des terrains de parcours”.

“Le ciel est sombre en plein jour, ça pullule de cyprès, de chênes, de conifères”

Il existe une apparente contradiction dans la représentation égyptienne du Proche-Orient. Les sources dépeignent souvent les Asiatiques comme des barbares nomades. Cependant leur civilisation présente des caractéristiques essentiellement urbaines à en juger par les descriptions égyptiennes 24. Elles se restreignent aux cités du Levant, sont sommaires et utilisent un vocabulaire architectural lié à la poliorcétique : remparts, fossés, portes fortifiées, etc.. Les Égyptiens semblent également bien connaître la structure géopolitique du Levant  : des royaumes indépendants gouvernés par des rois à qui les Égyptiens donnent le nom de wr.w (grands), le terme de roi (nsw) étant réservé au pharaon. La cité levantine est appelée dmj. C’est un terme géographique qui s’oppose à njw.t – ce dernier désignant le plus souvent les villes égyptiennes et ayant une dimension affective 25. La zone urbaine levantine est entourée de domaines agricoles : vergers et champs sont mentionnés car ils font partie des listes de pillage qui concluent chaque bataille dans les annales égyptiennes. Le reste du paysage est décrit comme difficile, comme le prouve l’Enseignement pour Merikarê. Il est avant tout montagneux, ce qui frappe l’esprit d’un Égyptien  : “Comment marcher sur cette route qui devient de plus en plus étroite ?” se lamentent les généraux de Thoutmosis III en route vers Megiddo 26. Les reliefs peints sur les parois de temples montrent un environnement boisé, voire broussailleux 27. On doit la plus longue description des régions levantines à une œuvre littéraire appelée Lettre satirique du scribe Hori et désignée le plus souvent sous le nom de Papyrus Anastasi I 28, du nom du consul de Suède en Égypte qui le vendit au British Museum. L’œuvre daterait de la XIXe ou de la XXe dynastie. C’est la lettre pleine d’érudition fanfaronne d’un scribe nommé Hori. Il semble répondre aux attaques de son collègue Amenemope qui l’aurait insulté. Hori contre-attaque : Amenemope est un piètre administrateur qui ne sait même pas calculer les rations nécessaires à une expédition ou le nombre d’hommes pour transporter un obélisque. Les derniers chapitres, les plus nombreux, tendent à démontrer combien le collègue est ignorant de la géographie du Proche-Orient : “Tu n’es pas allé dans la région des Shasou 29

23 Texte de sagesse (recueil de conseils) attribué au roi Khéty Ier (vers 2000 a.C.) pour son fils Merikaré : cf. Vernus 2001, 150-151.

24 Bouillon 2006, 103-115.25 Les Égyptiens, à partir de la Première Période intermédiaire, expriment en effet clairement leur

attachement à leur ville natale, dans laquelle ils désirent être enterrés : Loprieno 2001, 60-69.26 BGU, IV, 647-677 ; Redford 2003, 7-40.27 Cf. les campagnes militaires représentées sur les parois des temples de Karnak et Louxor.28 P.Lond. 10247 : Gardiner 1911; Fischer-Elfert 1986.29 Ce groupe apparaît dans les sources égyptiennes à l’époque de Thoutmosis II, dans l’inscription

biographique de la tombe d’Ahmès-Pen-Nekhbet. Il y est question d’un “pays des Shasou”. Selon

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avec la troupe de l’armée. Tu n’as pas marché sur le chemin du Magar, où le ciel est assombri en plein jour, où ça pullule de cyprès, de chênes et de conifères, où les lions sont plus nombreux que les panthères et les ours, où l’on est entouré par les Shasou sur la route” 30. Hori imagine Amenemope obligé de traverser une région aux pentes escarpées, infestée de bêtes sauvages. Le malheureux collègue casse son char et finit par arriver à Joppé (Jaffa)  : “Ta renommée devient pareille celle de Qazardy, le prince d’Aser, lorsque l’ours l’a trouvé dans le moringa” 31. Cette dernière phrase semble aujourd’hui assez obscure mais on peut déduire du contexte qu’il s’agit d’une histoire connue des intellectuels égyptiens de l’époque, vraie ou fausse, qui montre encore leurs adversaires du Levant sous le jour le moins favorable. On peut rapprocher de ce passage un relief de Louxor représentant la prise de Satuna (fig. 5). La cité est représentée sur une butte. La population résiste à l’assaut égyptien grâce à ses archers mais une partie se lamente déjà sur la défaite. Certains personnages s’adressent à ceux qui ont réussi à s’enfuir dans la forêt. On peut encore y voir le bas d’un personnage qui essaie de grimper à un arbre tandis qu’un fauve 32 lui mord la jambe. La population de cette ville a tous les traits caractéristiques des Libyens 33 et non des Asiatiques, ce qui, compte tenu du contexte de représentation et de la typologie de la ville, est sans doute une erreur de l’artiste 34, même

R. Giveon, le groupe ethnique des Shasou est apparu pendant la vague de migrations de la Deuxième Période intermédiaire. Les documents égyptiens les présentent comme des nomades ou des semi-nomades : Giveon 1971.

30 Gardiner 1911, 31, 1-6.31 Gardiner 1911, 34, 18-35, 3.32 Wreszinski 1923-1942, II, pl. 71.33 Ils portent une barbiche mais aussi des tresses et des plumes dans les cheveux.34 Gaballa 1976, 111.

Fig. 5. Prise de Satuna par Ramsès II (1279-1213 a.C.). Temple de Louxor : paroi extérieure sud-ouest première cour.

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Fig. 6. Carte de répartition des types de ville et de populations asiatiques telles que représentées par les Égyptiens à l’époque ramesside. Réalisation Julien Le Doaré et Hélène Bouillon.

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si le site de Satuna n’a pas été identifié 35. Bien que l’histoire soit aujourd’hui totalement perdue pour nous, elle était sans doute célèbre à l’époque ramesside.

En ce qui concerne les termes ethniques utilisés par les Égyptiens pour désigner leurs voisins, ils correspondent toujours à une perception vue du Nil. Les termes les plus employés sont stṯy.w (“gens de l’Est”), les ˁȝm.w (“lanceurs de bâtons”) : un des termes les plus anciens désignant les tribus de l’est du Delta se servant de bâtons de jet. Viennent ensuite des termes plus précis comme “gens des pays de Canaan”, “d’Oupé” (Damascène), “de Nouhasse” (Syrie du Nord), etc. 36. Leurs représentations se diversifient sous la XVIIIe dynastie (1550-1295 a.C.) : les Cananéens portent de longs manteaux de laine bariolée. Leur chevelure le plus souvent ramenée en chignon à l’arrière de la nuque et leur barbe fournie contrastent avec le type hittite : glabre, le front haut et la nuque longue. Cependant, si l’on fait une carte des habitants des les villes fortifiées levantines telles que représentées sur les reliefs des temples à la fin du Nouvel Empire, on obtient une carte plus géopolitique qu’ethnique (fig. 6) 37. En tout état de cause, le papyrus Anastasi I montre le grand intérêt des intellectuels égyptiens du Nouvel Empire pour les voisins de l’Est. Dans un élan de sarcasme, Hori va jusqu’à suggérer que son collègue Aménémopé n’a jamais entendu parler des villes, aujourd’hui libanaises, que les bateaux égyptiens fréquentent depuis le IIIe millénaire  : “Laisse-moi t’entretenir à propos d’une autre ville mystérieuse du nom de Byblos. Comment est-elle ? Et sa déesse ? Encore une fois, tu n’y es pas allé. Instruis(-moi), s’il te plaît, sur Beyrouth, sur Sidon et Sarepta 38”. Pour un scribe égyptien, ne pas connaître Byblos relève de l’ignorance absolue.

Derrière l’hostilité dogmatique et le dénigrement xénophobe, il est facile de percevoir, surtout à partir du Nouvel Empire, une véritable fascination pour tout ce qui vient du Proche-Orient.

“Nous ne naviguons plus vers Byblos aujourd’hui”

Les relations politiques et commerciales entre Égypte et Proche-Orient se sont beaucoup resserrées au cours de l’histoire 39. Le tournant semble s’opérer au IIe millénaire. Jusqu’alors les relations commerciales directes s’effectuent principalement avec les zones limitrophes. Les échanges à longues distances ne se font que de proche en proche suivant le rythme des caravanes d’ânes. Cependant, dès le IIIe millénaire, le royaume de Byblos entretient des relations privilégiées avec l’Égypte, approvisionnant par la mer une vallée du Nil en manque

35 C’est la seule occurrence de ce nom : Ahituv 1984.36 Sur les toponymes asiatiques dans les textes égyptiens  : voir entres autres Ahituv 1984. Pour une

bibliographie fournie sur les termes ethniques et géopolitiques au Nouvel Empire, se référer aux cours de Nicolas Grimal au Collège de France sur le site www.Égyptologues.net.

37 Étude réalisée dans le cadre d’un mémoire de maîtrise en égyptologie sous la direction de Dominique Valbelle : Les Représentations égyptiennes des villes asiatiques (Université Paris IV, UFR d’Histoire de l’art et d’archéologie).

38 Gardiner 1911, 32, 10-14.39 Même si une étude globale reste à écrire, on peut se référer à de nombreux ouvrages : Helck [1962]

1971 ; Wright 1988, 240-253 ; Wright 1988a, 143-161 ; Redford 1993 ; Davies & Schofield 1995 ; Bavay 1997, 94 ; Grimal & Menu 2008 ; Aruz et al. 2009.

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de bois. La première représentation de Levantins arrivant par bateau date de l’époque de Sahourê (2487-2475 a.C.) mais la première attestation dans les annales égyptiennes de l’Ancien Empire appelées Pierre de Palerme 40 remonte au règne de Snefrou (2613-2589 a.C.), père de Khéops et constructeur de la première pyramide monumentale à pentes lisses. Il est question d’une expédition de quarante vaisseaux pour rapporter du bois de conifère 41. Le bois de cèdre et de genévrier poussant dans les montagnes syriennes et libanaises sert en effet non seulement comme bois de construction mais aussi pour sa résine nécessaire à la fabrication de baumes et d’onguents. Les Lamentations d’Ipouour, dont la copie conservée au Musée de Leyde 42 date de la XIXe dynastie (1295-1186 a.C.) mais dont la composition originale remonterait à la XIIe dynastie (1985-1773 a.C.), formulent la complainte d’un sage au sujet d’une Égypte en plein chaos. L’un de ses sujets d’inquiétude est l’approvisionnement en bois de conifère : “Nous ne naviguons plus vers Byblos aujourd’hui. Comment ferons-nous pour nous procurer le cèdre à l’intention de nos momies ?”.

À partir du IIe millénaire, les contacts semblent se multiplier. Les rois du Moyen Empire utilisent la main d’œuvre cananéenne spécialisée notamment dans le travail du bronze. Une colonie de bronziers est installée dans le delta oriental par le pouvoir royal 43. Avaris, sur le site d’Ezbet Rouchdi, comporte une population de plus en plus orientale au fil du Moyen Empire. C’est à partir de ce pôle que règnent les XIVe et XVe dynasties Hyksos durant la Deuxième Période intermédiaire. La période Hyksos resserre les liens entre Égypte et Levant. De nouveaux produits du Proche-Orient sont introduits dans la vallée du Nil : le char à deux roues qui va révolutionner l’histoire militaire du Nouvel Empire, ainsi qu’une nouvelle espèce animale  : le cheval. Le dernier roi de la XVIIe dynastie, Kamosis (1555-1550 a.C.) parvient à réunifier le pays. La reconquête se poursuit durant le règne de son frère Ahmosis (1550-1525 a.C.). L’armée égyptienne va jusqu’en Palestine 44 et par la suite, une présence militaire égyptienne se maintient sur certains sites du Levant sud. Les campagnes de Thoutmosis Ier puis Thoutmosis III (1504-1492 et 1479-1425 a.C.) remontent jusqu’à l’Euphrate. On a souvent dit que “l’Empire égyptien” s’étendait jusqu’aux rives de ce fleuve. En fait il n’y a jamais eu d’empire colonial égyptien à proprement parler en dehors de la Nubie, reconquise par Thoutmosis Ier. Dans le sud de la Palestine, les dernières recherches archéologiques montrent que le terme de colonisation cache une réalité beaucoup plus complexe où les différences régionales sont très importantes 45. Les autres régions du Levant sont des royaumes plus ou moins indépendants alliés soit à l’Égypte, soit au Hatti, soit au Mitanni, selon l’opportunité. La synthèse de Pierre Grandet sur ce sujet permet de comprendre la teneur économique de ces rivalités entre grandes puissances : les guerres des pharaons du Nouvel Empire, s’ancrent dans une stratégie

40 Sous ce nom générique sont désignées les plus anciennes annales égyptiennes découvertes à ce jour. Elles sont gravées sur un bloc de basalte maintenant en plusieurs morceaux dont l’un des fragments les plus importants est aujourd’hui au Musée archéologique régional de Palerme : Wilkinson 2000 ; Baud 2000 ; Hsu 2010.

41 Le terme ˁš semble désigner tout type de conifère en Égypte : Lucas 1931.42 P.Leyde 344 recto (3, 6-7 pour l’extrait concerné) : Gardiner 1909 ; Enmarch 2008.43 Oren 1997.44 Cf. la biographie d’Ahmès fils d’Abana : BGU, IV, 1-11 ; ANET, p. 233-34 ; Vandersleyen 1971.45 Charbit Nataf 2013.

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économique que Grandet appelle “le grand jeu” 46. Il s’agit de contrôler l’approvisionnement en matières premières et avant tout en étain. La route de l’étain part des mines du nord est de l’Iran, passe par les ports du Golfe Persique ou par la voie de terre arrivant en Mésopotamie du sud, puis remonte les fleuves jusqu’en Mésopotamie du nord, au Levant, en Anatolie, puis arrive en Egée par les ports d’Anatolie du sud, et en Égypte par les ports levantins, elle parcourt en tout plus de 2500 km à vol d’oiseau. “Le grand jeu” consiste donc à faire des petits seigneurs locaux des alliés aux points clefs de ces circuits. Cependant, ceux-ci peuvent tout aussi bien répondre favorablement aux autres puissances. La campagne de Thoutmosis Ier jusqu’aux rives de l’Euphrate 47 peut donc être lue comme une démonstration de force pour empêcher le Mitanni de s’attaquer aux intérêts égyptiens. La bataille de Megiddo racontée dans les annales de Thoutmosis III en l’an 22 de son règne 48 met l’armée du pharaon face à une coalition anti-égyptienne commandée par le prince de Qadesh, bras armé de l’influence mitannienne en Canaan et en Syrie. Les autres campagnes racontées dans les annales sont toutes à replacer dans ce contexte de rivalité égypto-mitannienne au Levant pour s’assurer le contrôle des routes commerciales.

46 Grandet 2008.47 An 4 de Thoutmosis Ier : voir BGU IV, 697, 3-5 ; Grandet 2008, 69-72.48 BGU, IV, 647-677 ; Redford 2003, fig. 1-4. Traduction : Pritchard 1974, 235-238 ; Breasted 1906, § 408-443 ;

Faulkner 1942 ; Goedicke 2000 ; Lichtheim 1975, 29-34 ; Redford 2003, 7-40. Étude : Goedicke 2000 ; Nelson 1913 ; Grandet 2008, 85-94.

Fig. 7. Tributaires levantins représentés dans la tombe de Sebekhotep (TT 63) sous Thoutmosis IV (1400-1390 a.C.). British Museum 37991.

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La deuxième moitié du IIe millénaire n’est pas, contrairement à ce qui est souvent présenté, une période guerrière. Pierre Grandet souligne que les périodes de conflit n’ont duré que 150 ans sur 486, ce qui est assez peu pour une époque jugée militariste : c’est au contraire une période d’équilibre entre les puissances de la Méditerranée orientale.

Dans les temples et les tombes de particuliers, les Asiatiques font office de porteurs d’offrandes (fig. 7). Ils symbolisent les richesses apportées par les “conquêtes” du pharaon. Ces images montrent également une internationalisation de l’art de cour. Nombre d’objets de luxe prisés des rois et des nobles égyptiens ont été apportés par le commerce et par les échanges diplomatiques avec les voisins du Proche-Orient : on a depuis oublié d’où ils venaient ou que leur création au sein des ateliers égyptiens avait été influencée par le goût de l’exotisme. C’est le cas de nouveaux objets devenus le symbole du raffinement égyptien comme les “cuillères à offrandes” longtemps appelées à tort “cuillères à fard”. Le mécanisme du couvercle pivotant ainsi que le motif même du canard proviennent de régions sous influence mitannienne 49 (fig. 8). On voit aussi apparaître de nouveaux modes de consommation des produits de luxe comme le vin. Le vin syrien est prisé des Égyptiens depuis l’époque prédynastique. Les Égyptiens continuent de l’importer des siècles après qu’ils ont commencé à cultiver la vigne 50. Ils font aussi appel à des experts vignerons asiatiques, comme on peut le voir sur les peintures ornant la tombe de Khaemouaset, haut fonctionnaire sous Amenhotep Ier (1525-1504 a.C.) : la chevelure claire et la petite barbiche de certains travailleurs représentés dans la scène des vendanges trahissent leur origine proche-orientale 51. Ces travailleurs

49 Sur les boîtes canard, voir les articles de Cemal Pulak, Annie Caubet, Geneviève Pierrat-Bonnefois et Suzy Hakimian, in Aruz et al. 2009, 330-335.

50 Au cours du IIIe millénaire. Le hiéroglyphe de la treille de vigne apparaît vers 2700 a.C. et des scènes de vendange et de vinification sont visibles dans les grandes tombes de nobles de l’Ancien Empire, comme celle Mererouka, par exemple (vizir sous le règne de Teti vers 2340 a.C.). Sur le vin dans l’Égypte ancienne : James 1995 ; Tallet 2008, 39-51.

51 TT 261 dans la nécropole de Dra Abou el Naga : McKay 1916, pl. XIV.

Fig. 8. Boîte d’ivoire en forme de canard provenant d’Alalakh (niveau II). Musée archéologique d’Antalya 6032..

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ne sont pas des esclaves. D’ailleurs les Asiatiques vivant en Égypte peuvent devenir de riches fonctionnaires 52. Les mariages royaux se font avec les héritières des cours asiatiques, notamment le Mitanni et le Hatti 53. Il paraît tout à fait probable que ces dames aient pu importer à la cour égyptienne de nouvelles modes. Celles-ci sont d’ailleurs attestées, comme l’usage de rhytons 54 ou de chalumeaux 55. Elles entraînent également des innovations iconographiques, comme le thème du roi et sa coupe, attesté au Proche orient dès l’époque d’Uruk (3700-2900 a.C.) 56, qui apparaît

52 Lilyquist 2012.53 On peut citer l’exemple des trois épouses étrangères de Thoutmosis III dans la tombe desquelles ont été

retrouvés de nombreux objets de luxe de facture nouvelle : Lilyquist 2003.54 Cf. la notice de Robert B. Koehl in Aruz et al. 2009, 426-430.55 Outre les (rares) représentations de ces instruments qui servent à aspirer les boissons alcoolisées et épicées

comme la bière et le vin, l’archéologie a aussi permis d’en retrouver sur des sites comme Amarna, dont l’exemplaire en plomb aujourd’hui conservé aujourd’hui au British Museum (BM 55149).

56 Le thème est courant lors des banquets cultuels comme sur l’“Étendard d’Ur ” (British Musem WA121201) ou le relief perforé d’Ur-Nanshe (Louvre AO 2344) pour l’époque des Dynasties archaïques (2900-2340 a.C.).

Fig. 9. Relief inachevé provenant d’Amarna. Règne d’Amenhotep IV – Akhenaton (1352-1336 a.C.).

Berlin, Neues Museum.

Fig. 10. Stèle Houy dédiée aux dieux égyptiens et étrangers provenant de Deir el Medineh.

Musée du Louvre C 86.

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de manière fugace pendant l’époque amarnienne (fig. 9) 57. D’autres types iconographiques ont eu une telle postérité que l’on a souvent oublié leur origine proche-orientale. Tel est le cas des coiffures à boucles, adoptées en Égypte par les reines et nobles égyptiennes puis pour les divinité féminines levantines regroupées sous le nom de Qadesh (fig. 10) et dans certaines représentations de la déesse Hathor 58. Des temples dédiés aux dieux levantins comme Baâl, Reshef, Astarté ou Anat se multiplient d’ailleurs dans les villes les plus importantes du royaume 59. Ainsi, l’Égypte “des Conquérants” 60, semble plutôt témoigner d’un “orientalisme” encore peu étudié et reconnu.

Conclusion

L’Égypte a longtemps été considérée comme une civilisation originale, indépendante, presque fermée sur elle-même, n’ayant pas subi d’influences mais ayant influencé les autres. On constate à quel point la propagande égyptienne a remarquablement bien fonctionné. L’étude de la culture matérielle permet de rééquilibrer cette vision quelque peu monolithique. Une question subsiste : à quel point les Égyptiens assumaient-ils leur goût pour l’exotique ? Malheureusement, aucun texte ne nous est à ce jour parvenu pour éclairer ce point. La pensée des anciens Égyptiens étant extrêmement complexe, représenter l’anéantissement de voisins que l’on admire et copie ne constituait probablement pas un paradoxe.

57 Époque ramesside, sur une paire de bracelets au nom de Sethi II. Voir Bouillon, à paraître.58 Bouillon 2015.59 Sadek 1987 ; Sadek 2011.60 Pour reprendre le titre du tome de l’Univers des Formes consacré au Nouvel Empire : Leclant 1979.