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ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDES SCIENCES HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES – II 49 HAUTES ÉTUDES ORIENTALES – Extrême-Orient 12 DROZ Études tibétaines en l’honneur d’Anne Chayet

25 ans de poésie féminine au Tibet

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ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDESSCIENCES HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES – II

49HAUTES ÉTUDES ORIENTALES – Extrême-Orient 12

DROZ

Études tibétainesen l’honneur d’Anne Chayet

Librairie DROZ S.A. – 11, rue Massot, Genève – 2010

ÉCOLE PRATIQUE DES HAUTES ÉTUDESSCIENCES HISTORIQUES ET PHILOLOGIQUES – II

HAUTES ÉTUDES ORIENTALES – Extrême-Orient 1249

Études tibétainesen l’honneur d’Anne Chayet

Textes réunis parJean-Luc Achard

Avant-proposd’Alain Thote

Des poèmes et des femmes

Étude préliminaire sur vingt-cinq ans de poésie féminine au Tibet (1982-2007)

Françoise ROBIN

INALCO, ASIES, CNRS UMR 8155

Préambule

Dans une communication datée de 1985 et publiée trois ans plus tard, la tibétologue et anthropologue Barbara Aziz avait dénoncé, dans un article au ton vif, l’absence d’intérêt pour les personnages, activités ou ouvrages féminins dans le champ des études tibétologiques 1, ab sence qui refl était l’invisible mais omniprésente domination mascu line à l’œuvre tant dans le monde tibétain savant que dans les sphères tibétologiques. Les études tibétaines devaient se rendre à l’évidence : elles n’étaient pas à l’abri de l’ordre masculin, dont la force, pour P. Bourdieu,

se voit au fait qu’il se passe de justifi cation  : la vision androcentrique s’impose comme neutre et n’a pas besoin de s’énoncer dans des discours visant à la légitimité. L’ordre social fonctionne comme une immense machine symbolique tendant à ratifi er la domination masculine sur laquelle il est fondé 2.

À l’appui de son observation, B. Aziz avait souligné que les études tibétaines n’avaient jusqu’alors produit que deux ouvrages consacrés à des femmes, ainsi que quelques articles 3. Anne Chayet, en publiant en

1. Aziz 1988, p. 25-27, 31. 2. Bourdieu 1998, p. 15.3. Les deux ouvrages étaient Women of Wisdom de Tsultrim Allione et Sky Dancer: the

Secret life and songs of the lady Yeshe Tsogyal de Keith Dowman, tous deux publiés en 1984 à Londres par Routledge & Kegan Paul. Pour les articles, voir Aziz 1988, p. 25, note 5, qui oublie de mentionner Hermanns 1953.

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1993, La Femme au temps des Dalaï-lama 4, comblait donc un manque évident : elle était la première tibétologue en France à s’intéresser à la question féminine au Tibet 5. Au plan international, elle s’inscrivait parmi les rares chercheuses (Janice Willis, Janet Gyatso, Hanna Hav nevik, Bar-bara Aziz) qui, depuis la fi n des années 1980, avaient en trepris d’étudier les femmes tibétaines – l’aiguillon de B. Aziz avait peut-être fi ni par pro-duire son eff et 6. Enfi n, la parution du livre d’A. Chayet coïncidait avec le lancement en Inde de la seule revue scienti fi que en tibétain consacrée aux femmes, Lac de turquoise (G.yu mtsho), publication qui, malheureu-sement, s’interrompit après trois numéros, faute de moyens 7.

La perspective d’A. Chayet dans La Femme au temps des dalaï-lamas se démarquait toutefois de l’approche de ses consœurs (le religieux pour Havnevik et Willis, le mythe pour Gyatso) en ce que, outre qu’elle ne revendiquait pas une approche théorique inspirée du fémi nisme (ce qui n’empêchait pas une empathie certaine avec les femmes tibétaines), elle livrait une vaste monographie, allant des femmes de pouvoir aux femmes du peuple, des religieuses aux laïques, des sain tes aux icônes féminines imaginées dans l’art et la littérature. Puis, au cours de la décennie qui suivit cette parution, A. Chayet leur préféra l’art, les techniques, l’ar-chitecture, l’histoire ou encore la to ponymie. En 2002, toutefois, elle consacra un article à la première incarnation de la « dâkinî de Gungru », Gung ru Mkha’ ’gro, une des rares lignées de réincarnations féminines au Tibet 8. C’est donc avec plaisir que j’off re à A. Chayet cet article consacré à l’émergence d’une poésie tibétophone écrite par les femmes tibétaines d’aujourd’hui.

Je n’ai pas ici d’autre ambition que de proposer une esquisse en forme de préambule à un sujet qui, par l’ampleur des questions qu’il pose (rôle

4. Chayet 1993.5. L’exploratrice Alexandra David-Néel avait fait paraître soixante années plus tôt un

article sur la question : « Femmes du Thibet », La Revue belge, 1933, t. II, no 4.6. Tibet Journal avait par ailleurs, en 1987, consacré un numéro spécial aux femmes

(hiver 1987, vol. XII, no 4). L’éditeur, dans son avant-propos, ne mentionne pas l’in-tervention de B. Aziz en 1985 comme l’ayant inspiré dans ce choix thématique.

7. On trouvera la traduction en anglais du sommaire de ces trois numéros sur www.amnyemachen.org.

8. Chayet 2002.

DES POÈMES ET DES FEMMES 219

et place des femmes dans la société 9, entrée des femmes en litté rature, représentation littéraire des femmes, réception par le lectorat féminin et masculin, particularités éventuelles de l’écriture féminine ou de théma-tiques féministes), justifi erait un ouvrage à lui seul. Car, aussi surprenant que cela puisse paraître, la question des relations entre femmes 10 et littéra-ture aujourd’hui au Tibet n’a pas encore attiré l’attention des tibétologues occidentaux, ni même des Tibétains. Cette lacune a d’ailleurs été déplorée par J. Gyatso et H. Havnevik, éditrices du dernier ouvrage en date portant sur les femmes au Tibet, Women in Tibet (2005) 11. Dans leur éclairante introduction, elles expriment leur regret de n’avoir pu inclure une contri-bution sur ce sujet, notam ment en raison du « manque d’intérêt pour les questions de genre [gender] ou pour le sexe des écrivains dans les études universitaires consacrées à la littérature tibétaine moderne » 12. Ceci est exact, à ma connaissance. Cependant, il me semble qu’elles pèchent par excès de pessimisme lorsqu’elles affi rment que « peu… de femmes écri-vains sont actives à l’heure actuelle, que ce soit sur la scène littéraire de la RPC ou en exil » 13. Les Tibétaines tibétophones, originaires en majo rité de l’Amdo et pour certaines vivant désormais en exil, multiplient les ini-tiatives éditoriales et culturelles depuis la fi n des années 1990, prouvant qu’elles peuvent investir un champ jusque-là eff ectivement laissé princi-palement aux mains de leurs collègues masculins 14. On ne peut donc plus parler d’un mutisme littéraire féminin.

Les femmes dans la littérature tibétaine : quelques rappels

La littérature contemporaine tibétophone, souvent appelée littéra-ture nouvelle (tib. : gsar rtsom), n’a fait son apparition que très tardive-ment pour une civilisation où l’écriture et la composition littéraire

9. On peut en profi ter pour signaler ici l’article synthétique de V. Ronge sur la place occupée par les femmes dans l’artisanat tibétain (Ronge 2005).

10. Bien sûr, la catégorie réifi ée et essentialisée de « femme tibétaine » n’est pas sans poser de problème  : quand notre connaissance dans le domaine aura progressé, il conviendra de moduler en fonction de l’espace (Amdo, Kham, Ütsang, exil), du temps (période contemporaine vs Tibet pré-1950), du mode de vie (laïque vs religieuse, société pastorale vs agricole, urbaine, semi-nomade).

11. Gyatso & Havnevik 2005a.12. Gyatso & Havnevik 2005b, p. 8. 13. Ibid.14. Sans compter les Tibétaines d’expression chinoise et anglaise, que nous évoquerons

brièvement en fi n d’article.

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représentaient pourtant une activité centrale de la vie spirituelle et intel-lectuelle et ce, dès l’Empire (VIIe-IXe s.). Ce n’est en eff et qu’au début des années 1980, encouragée par le pouvoir central chinois, qu’elle a vu le jour. Elle marquait une rupture assez radicale avec la littérature tra-ditionnelle, classique, qui avait eu cours jusqu’en 1950. Celle-ci avait compté peu d’auteurs femmes, comme ailleurs dans le monde 15. Les œuvres bouddhiques et philosophiques, ainsi que leurs commentaires, genres qui formaient l’immense majorité de la littéra ture (sous forme manuscrite ou xylographiée) au Tibet, étaient réser vés en grande majo-rité aux hommes 16. Le genre, abondamment prati qué au Tibet, de la bio-graphie – près de deux mille connues à ce jour 17 – était principalement le fait d’hommes, que ceux-ci soient auteurs ou sujets des ouvrages. Il en est de même pour l’autobiographie  : « [s]ur les plus de cent cinquante autobiographies spirituelles actuellement connues, trois ou quatre seule-ment sont [écrites] par des femmes » 18. De plus, alors que le genre était pratiqué par les hommes « peut-être dès le XIe siècle » 19, il fallut attendre le XVIIIe siècle pour qu’apparaisse celle d’une femme, O rgyan chos skyid (1675-1729) 20. Dans le domaine fi ctionnel traditionnel (fables, contes,

15. La Chine et le Japon font exception. Concernant la première, on peut lire que « la littérature chinoise peut se vanter d’un nombre exceptionnel de femmes écrivains avant le vingtième siècle. … [C]es femmes étaient lues, discutées et évaluées par des personnes intelligentes des deux sexes » (Chang et Saussy 1999, p. 3). Au Japon, l’ef-fl orescence de femmes écrivains parmi les couches supérieures de la population lors de la fi n de l’ère Heian (794-1192) est bien connue, les deux raisons principales étant « l’oisiveté à la cour et l’utilisation du syllabaire kana (par opposition aux caractères chinois réservés aux hommes) » (Dodane 2000, p. 6).

16. « Bien qu’il soit clair que les femmes aient joué des rôles importants et variés dans la vie religieuse du monde culturel tibétain, elles n’ont jamais occupé de position d’auto-rité suffi sante pour contribuer de manière substantielle aux traditions d’écriture dans lesquelles les hommes ont tant excellé » (Schaeff er 2005, p. 88).

17. Schaeff er 2004, p. 4.18. Schaeff er 2005, p. 82. Selon I. Henrion-Dourcy (université Laval, Québec), sur quarante-

six autobiographies de langue tibétaine publiées en exil, quatre seulement sont l’œuvre de femmes. Au Tibet même, les quinze autobiographies parues après 1978 ont toutes été écrites par des hommes (communication personnelle, courrier électronique, 15 mars 2007). Je souhaite ici exprimer mes remerciements à Isabelle Henrion-Dourcy, pour ses suggestions et ses remarques comme toujours judicieuses. J’en pro-fi te également pour remercier ma collègue Béatrice David (Paris-VIII) pour m’avoir aidée à me procurer certains ouvrages cités dans cet article.

19. Kapstein 2006, p. 245.20. Traduite dans Schaeff er 2004.

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histoires édi fi antes, épopée), aucune femme auteur n’est à signaler à ma connais sance, même s’il a existé et existe encore des récitantes et des lama mani-pa de sexe féminin, telles Ani Lochen Rinpoche (A ne Lo chen rin po che, alias Shug gseb Rje btsun ma, 1865-1951) 21 ou la célèbre barde contemporaine G.yu sman (née en 1957 ou 1959) 22. L’exploration du champ poétique ne livre guère plus de résultats : la sœur de l’empereur Srong btsan sgam po, Sad mar kar (VIIe siècle), aurait composé un cycle de quatre poèmes codés exhortant son frère à attaquer le royaume de Zhang zhung dont elle avait épousé le roi, Lig myi rhyia 23. Ce cas, outre qu’il semble bien isolé, est sujet à caution car rien ne prouve que Sad mar kar soit bien l’auteur de ce « cycle composé de manière artistique » 24 que la tradition lui attribue. On le voit, la création littéraire par les femmes et publiée au Tibet a été avant 1980 « rare à l’extrême » 25.

Quand l’Armée populaire de libération pénètre au Tibet en 1950, l’heure est à l’instruction et à l’édifi cation politiques, puis ce sont le « Grand bond en avant » (1958-1960) et la « Révolution culturelle » (1966-1976). L’éla-boration d’une nouvelle littérature est théorique ment à l’ordre du jour dans une perspective socialiste annoncée dès le discours de Mao sur les arts et la littérature à Yan’an (1942). Cepen dant, sa réalisation n’est pas encore d’actualité dans le nouveau monde tibétain en construction, en raison de la trop grande distance qui le sépare des références maoïstes et socialistes

21. Pour une traduction de son autobiographie, voir Havnevik 1999.22. À son sujet voir Henrion-Dourcy 2005, p. 220-226. Aziz 1988, p. 32 en cite deux

autres : « Aama Dekki de Gagar, [qui] est considérée comme la plus éminente dans la région, et une autre femme, Aama Tseten de Gon Lha-dong, [qui] possède un extraor-dinaire répertoire de paraboles et de poèmes qui ont disparu avec elle il y a dix ans ». La collection de photos de Sir Charles Bell contient le portrait d'une nonne mani-pa, prise en 1920 ou 1921. Voir http://tibet.prm.ox.ac.uk/photo_1998.285.227.1.html.

23. Pour une traduction, voir Uray 1972, qui ne souligne nulle part dans son article le cas de fi gure exceptionnel que représente l’attribution de poèmes à une femme.

24. Ibid., p. 38.25. Schaeff er 2004, p. 53. Selon cet auteur, la femme « peut-être la plus prolifi que… dans

l’histoire du Tibet » fut Se ra mkha’ ’gro Kun bzang bde skyong dbang mo (1892/1899-1940/1952), qui composa « une grande quantité de littérature révélée ainsi que la bio-graphie de son mari ». Mais le problème ici est de savoir si la « littérature révélée » (tib. : gter ma) peut être considérée comme de la création à part entière. Selon Anne Chayet (communication personnelle, 4 mai 2007), un certain nombre de femmes édu-quées composaient, notamment des poèmes, mais ceux-ci ne furent jamais publiés. On ignore quel fut le sort de ces textes. On peut rappeler que, dans la Chine impériale, « confrontées au “danger” de la publication, de nombreuses femmes éduquées, sous les Qing, brûlèrent, ou tentèrent de brûler, leurs poèmes » (Chang 1997, p. 169).

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qu’il doit d’abord absorber. Il faut attendre quelques années après la mort de Mao en 1976 pour que la création littéraire de langue tibétaine soit encouragée par le Parti, maigre consolation accordée aux Tibétains dont la culture, essentiellement traditionnelle, a particulièrement souff ert de l’annexion chinoise. Après une période préparatoire initiée en 1978, les premiers journaux littéraires de langue tibétaine sont lancés, fi nan cés par les institutions culturelles étatiques ou provinciales 26. Les gen res encou-ragés, car associés à une conception moderne de la littéra ture (empruntée en grande partie à l’Occident), s’inspirent de ceux qu’off rent les revues littéraires chinoises d’alors, genres désignés sous le terme quelque peu dépréciatif (en raison de leur aspect fi gé et pré visible) des « quatre plats » (four dishes) : fi ction, prose, poésie, et critique littéraire 27. Si cette der-nière est délaissée et écartée au profi t d’une section plus large consacrée aux « essais » (dpyad gtam), la première est rapidement adoptée par les écrivains. Elle est désignée par le néologisme brtsams sgrung, littérale-ment « conte composé », donc fruit d’une démarche de création, par oppo-sition au sgrung, conte populaire et anonyme 28. Le terme de « prose » traduit le sanwen chinois qui, dans son acception moderne, englobe tout écrit en prose à la frontière de l’essai et de la poésie, et qu’on peut rendre par « prose poétique ». Ce genre hybride a reçu en tibétain le nom de lhug rtsom, littéralement «  composition relâchée », par opposition au genre versi fi é. Enfi n, le genre le plus pratiqué est la poésie (snyan ngag). D’abord traditionnelle (versifi ée, avec des emprunts plus ou moins avérés à un style orné classique sanskrit, le kâvya), elle opère un tour nant radical en 1983 avec le poème-manifeste de Don grub rgyal (1953-1985), Le Tor-rent de la jeunesse (Lang tsho’i rbab chu), dé sormais bien connu pour sa rupture avec la versifi cation régulière  : explorant et magnifi ant le vers libre (rang mos snyan ngag), ce poème se veut également un hymne à l’entrée dans une nouvelle ère et à l’acception des termes de la modernité

26. Pour une évocation de cette période, voir Hartley 2005a. L’étude de L. Hartley relève avec justesse que la création littéraire en langue tibétaine a démarré avec quelques années de retard par rapport au reste de la Chine : « En contraste fl agrant avec l’épa-nouissement de la littérature chinoise à la fi n des années 1970, le monde littéraire tibétain en RPC a stagné… Malgré la bouff ée d’air frais off erte par le dégel dans les politiques offi cielles à la fi n des années 1970, la littérature tibétaine vernaculaire a mis du temps à fl eurir » (Hartley 2005a, p. 232, 239).

27. Kong 2002, p. 106.28. Le néologisme brtsams sgrung semble s’être imposé au fi l des ans ; aux premiers jours

des revues littéraires, on trouvait aussi le terme traditionnel gtam rgyud (conte).

DES POÈMES ET DES FEMMES 223

dans le domaine littéraire en tant que miroir de la société, termes néces-saires à la survie et à la vie tout court des Tibétains au sein d’un monde nouveau et bouleversé.

Pas même âgée de trente ans, cette nouvelle littérature tibétaine, après une période de tâtonnement, semble désormais avoir trouvé sa vitesse de croisière, avec des publications régulières (revues principalement, près d’une centaine actuellement actives), des maisons d’édition (aux niveaux de la province, de la région et de l’État, sans ancrage dans le secteur privé), des remises de prix (fi nancés par les institutionnels mais parfois aussi par des mécènes privés) et un vivier d’écrivains et poètes. Cent à deux cents auteurs, à la notoriété bien établie chez les amateurs et les pro-fessionnels de l’écriture et de l’édition, côtoient des milliers d’amateurs qui contribuent à alimenter les revues littéraires sans prétention à bâtir une carrière et encore moins une œuvre. Le champ littéraire est un outil précieux pour l’observateur en ce qu’il permet de prendre la mesure des diff érents courants de pensée et dé bats de société qui agitent le monde tibétain, condamné par ailleurs au mutisme social et politique dès lors qu’il ne fait pas le jeu des thurifé raires du Parti. Or, qu’ils appartiennent au groupe des écrivains re connus, ou qu’ils ne soient qu’occasionnels, ces auteurs, jusqu’à une date récente, étaient très majoritairement des hommes. L’auteur à succès Tshe ring don grub a recours à une image bien connue au Tibet pour décrire la place qu’occupent les femmes en poésie : « bien qu’il y ait de nombreux poètes au Tibet, les poétesses sont aussi rares que les étoiles en plein jour » 29. Mais nous allons voir que la situa-tion est en train de changer, signalant, au-delà de la simple évolution de la scène littéraire, la possibilité d’une mutation plus largement sociale.

1980-début des années 1990 : discrétion des femmes écrivains, une minorité au sein de la nationalité minoritaire

Même s’il n’existe pas de chiff res offi ciels sur la répartition hom mes /femmes en matière de production littéraire tibétophone, quelques ouvrages nous permettent d’eff ectuer des statistiques qui, toutes, ré vèlent la part ultra-minoritaire occupée par les femmes jusqu’au mi lieu des années 1990. Ainsi, le catalogue récapitulatif 1981-1991 du célèbre magazine

29. Tshe ring don grub 2006, p. 227. Cette remarque est encore plus valable pour les écrivains de fi ction, parmi lesquels les femmes se comptent sur les doigts d’une main (cf. infra).

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littéraire Pluie de miel (Sbrang char) dresse la liste des collaborateurs (novellistes, poètes, essayistes, folkloristes, mais aussi traducteurs et illus-trateurs) recensés au long de sa première dé cennie d’existence. Sur un total de cinq cents noms n’apparaissent que huit femmes 30, soit à peine 2 % du total 31. Si nous ne retenons pas les trois personnes fi gurant au titre de traductrice, d’essayiste ou encore d’éditrice de chants populaires, seuls cinq noms (1 % du total) demeu rent réellement associés à une activité de création littéraire. Les textes concernés se partagent en deux « textes en prose » (lhug rtsom), une nouvelle et trois poèmes de facture tradition-nelle. Les « poèmes en prose » sont « Pèlerinage aux Fleurs de Kumbum Champaling » (Sku ’bum byams pa gling gi me tog mchod mjal, 1985) 32 de Chos skyid sgrol ma et « Le Printemps à Tsongka » (Tsong kha’i dpyid dpal, 1990), de Kun bzang sgrol ma. Nous ne nous y attarderons pas : leurs auteurs n’ont pas, à ma connaissance, poursuivi de carrière litté-raire ; nous n’avons pas eu accès à ces textes ; enfi n, cet article s’intéresse principalement à la poésie. Nous écarterons aussi pour les deux motifs précédents la nouvelle « Jusqu’à lundi » (Gza’ zla ba’i bar du, 1986) de ’Brug mo skyid – même si sa thématique féministe (dénonciation du machisme, de la subordination des femmes dans la société tradi tionnelle, de leur diffi culté d’accession à l’éducation et de leur can tonnement aux tâches ménagères et maternelles) mérite l’attention. Passons donc aux trois poèmes, « La lampe électrique » (Glog sgron), « Contemplation des rives du Fleuve Jaune, à laquelle tous aspirent » (Rma ’gram mthong ba kun smon, 1984) et « Ami lointain : Off ert à un camarade de classe éloigné » (Yul gyis bskal ba’i grogs po : rgyang ring gi slob grogs shig la phul ba, 1988). Leurs auteurs sont, respectivement et par ordre de paru-tion, la sus-nommée ’Brug mo skyid (née en 1959), Gcan tsha Bde skyid

30. Ce calcul a été eff ectué en prenant pour critère le genre du nom.31. On trouvera en annexe un tableau regroupant les pourcentages d’écrits de femmes

dans divers ouvrages et magazines tibétophones publiés entre 1980 et 2004 en Répu-blique populaire de Chine. On peut noter que la situation semble être à peu près équi-valente en Inde : « dans les nombreuses anthologies “mixtes” publiées en Inde, que la langue d’écriture soit l’anglais ou d’autres langues, pour cent poètes représentés, il se trouve au maximum deux ou trois femmes… [C]es nombreuses anthologies qui pré-tendent représenter toutes les catégories des poètes, par exemple, indo-anglais, [nous devrions] les intituler de leur vrai nom, Une anthologie des poètes indiens hommes, ou Poésie masculine indo-anglaise » (Zide 1993, p. XXIV-XXV).

32. « Me tog mchod mjal » est le terme par lequel, en Amdo, on désigne l’exposition publique des sculptures de beurre (en forme de fl eurs, d’où leur nom) présentées lors du Nouvel an tibétain au monastère de Kumbum (actuelle province du Qinghai).

DES POÈMES ET DES FEMMES 225

sgrol ma (née en 1962 ?) et Bde skyid sgrol ma (née en 1967). Toutes ori-ginaires de l’Amdo, elles ont acquis une certaine notoriété dans le monde intellectuel ou litté raire tibétain mais restent peu connues au-delà de ce cercle, raison pour laquelle elles vont être brièvement présentées ici.

Titulaire d’une maîtrise en littérature ancienne tibétaine obtenue à l’Institut des nationalités (tib.  : Nub byang mi rigs slob grwa chen mo, ch. : Xibei minzu xueyuan) de Lanzhou (Gansu) en 1986, Gcan tsha Bde skyid sgrol ma a publié plusieurs poèmes pendant la décen nie 1980. Cela lui vaut de fi gurer comme une des trois femmes appa raissant sur la photo des quarante écrivains rassemblés à Xining en juillet 1985 dans le cadre de la première classe d’écriture organisée par le magazine littéraire Pluie de miel, « Classe de formation litté raire et d’entraînement à la littérature » (Rtsom rig gi bshad khrid dang rtsom rig sbyong brdar ’dzin grwa) 33. Par la suite, elle s’est consa crée exclusivement à la recherche, travaillant princi-palement sur les rapports entre femmes et bouddhisme au Tibet. La tren-taine d’articles qu’elle a publiés au total lui ont assuré des distinctions au niveau national et elle a participé à des rencontres internationales de tibétologie.

Tournons-nous vers les deux autres poétesses, dont la carrière se pour-suit de nos jours encore. ’Brug mo skyid, d’abord, également connue sous le pseudonyme de « Dragon turquoise » (G.yu ’brug), est leur doyenne. Née à Chabcha (ch. : Gonghe), dans le Qinghai, elle a étudié la gram-maire, la logique, la poésie, la science des métaphores, la grammaire, l’histoire et la littérature tibétaine ancienne et classique auprès de nom-breux érudits de formation traditionnelle parmi lesquels A lags Shar gdong Blo bzang bshad sgrub rgya mtsho (1922-?), un érudit de l’Amdo dont les enseignements font autorité de nos jours encore. Depuis 1980, elle enseigne la grammaire (brda sprod rig pa) et la poétique (snyan ngag rig pa) classiques à l’Institut des nationa lités du Qinghai. En 1997, tout en poursuivant son activité d’enseignante, elle a soutenu l’équivalent d’un DEA en littérature classique tibétaine. L’une des très rares femmes auteur d’ouvrages théoriques sur la grammaire et la poésie classiques (’Brug mo skyid 1998 et ’Brug mo skyid 2002), elle a également publié plus d’une

33. Je remercie mon collègue Rdo rje tshe ring pour m’avoir fait don de la photo. Les deux autres femmes sont ’Brug mo skyid (cf. infra) et Nu mo, une jeune femme originaire de la préfecture autonome de Mtsho byang (ch. : Hebei), dans le Qinghai. Nu mo, qui n’écrit pas le tibétain, a participé en spectatrice à cette « classe d’écriture » (commu-nication personnelle, Rdo rje tshe ring, Paris, 25 mai 2007).

226 FRANÇOISE ROBIN

vingtaine d’articles sur la grammaire, la poétique et la pédagogie dans diverses revues spécialisées (telles que Tibétologie de Chine, Esca lade, Éducation tibétaine et Revue de l’Institut des nationalités du Qinghai) 34. Sa carrière de poète a démarré en 1982 35 avec « La lampe électrique » (Glog sgron), qui a reçu en 1983 le troisième prix de l’Union des écrivains du Qinghai, et elle se poursuit jusqu’aujourd’hui (’Brug mo skyid 2006a). Cette activité littéraire lui vaut d’être mem bre de la section « Qinghai » de la fédération des écrivains de Chine, ainsi que de la fédération natio-nale chinoise des écrivains issus des nationalités minoritaires. Son nom fi gure dans la rubrique consacrée aux personnalités de sa région d’ori-gine, dans un volume intitulé Histoire de la région de Chab ’gag. Rosaire de cristal pur 36.

La dernière et la plus jeune de ces trois femmes, Bde skyid sgrol ma (née en 1967), est originaire de Sog po (ch. : He nan, Qinghai) et, comme son homonyme de Gcan tsha (voir plus haut), a poursuivi son éducation supérieure au sein du département de tibétain de l’Institut des nationa-lités de Lanzhou, dont elle est sortie diplômée en 1990. Malgré sa nature réservée, voire eff acée, elle jouit d’une relative visibilité sur la scène lit-téraire contemporaine en Amdo. Ainsi, en 2004, elle a co-édité, avec le célèbre auteur de fi ction Tshe ring don grub (né en 1960), une anthologie littéraire (Tshe ring don grub et Bde skyid sgrol ma 2004). L’année sui-vante, elle a été l’une des deux poétesses invitées au deuxième rassemble-ment des poètes tibétains « Torrent de la jeunesse » (Lang tsho’i rbab chu), qui s’est tenu au bord du lac Kokonor (tib. : Mtsho sngon po ; ch. : Qin-ghai hu) trois jours durant en juillet (l’autre poétesse était Dpal mo, dont il sera question plus loin). Enfi n, elle possède le privilège d’être la seule femme écrivain à fi gurer au sommaire de Lieu de rencontre des cou cous dans la forêt (Mtsho sngon bod yig gsar ’gyur khang 2006). Cet ouvrage regroupe les autoportraits et critiques de quarante-trois écri vains contem-porains établis ou en passe de le devenir, de Bkras gling Dbang rdor (né en 1934) à Mtsho bu Dga’ bde (né en 1981). Ces tex tes avaient à l’ori-gine été publiés dans les pages « Littérature » du journal tibétophone

34. Resp. Krung go Bod rig pa, Rtser snyeg, Bod kyi slob gso et Mtsho sngon mi rigs slob gling dus deb.

35. On peut donc dater de 1982 les débuts de la poésie féminine tibétophone.36. Information fournie par Nor sde 2006, p. 6. Le livre Histoire de la région de Chab

’gag a été publié en 2001 à Pékin par les Éditions des nationalités (Mi rigs dpe skrun khang) sous le titre Chab ’gag yul gyi lo rgyus. Dri med shal dkar phreng ba. Il a pour éditeurs Gcod pa don grub, Chab ’gag Rdo rje tshe ring, Stobs ldan et Bzod pa.

DES POÈMES ET DES FEMMES 227

de l’Amdo, Nouvelles du Qinghai en tibétain (Mtsho sngon bod yig gsar ’gyur, fondé en 1951). Comme ’Brug mo skyid, Bde skyid sgrol ma a déjà publié une anthologie de ses poèmes, Les larmes de la poésie (Bde skyid sgrol ma 2002). Sa présence affi rmée au sein d’un monde peuplé en majo-rité d’hommes ne doit tou tefois pas tromper : sa participation au rassem-blement des poètes, son nom inscrit au sommaire de deux anthologies et la publication de ses œuvres poétiques ont été rendus possibles en partie grâce à la solida rité régionale, si forte au Tibet. En eff et, les trois per-sonnes à l’initiative de ces événements sont originaires de Sog po, comme elle, et considérés comme Tibéto-Mongols, comme elle : Lce nag tshang Rdo rje tshe ring, organisateur du festival des poètes « Torrent de la jeu-nesse » ; son frère, Lce nag tshang Hum chen, responsable de la section littéraire des Nouvelles du Qinghai en tibétain ; enfi n Tshe ring don grub, une des fi gures tutélaires de la littérature de fi ction en Amdo, co-éditeur avec Bde skyid sgrol ma de l’anthologie Sélection de compositions litté-raires de Sogpo, Malho et un des mécènes de son recueil poétique Larmes de la poésie 37. Outre ces liens ethniques et régionaux, deux d’entre eux ont été ses professeurs au collège 38. Ces connexions n’enlèvent rien aux qua-lités d’écriture de Bde skyid sgrol ma. Tshe ring don grub a pu écrire que son œuvre poétique était « riche de modernité, ce qui la rend aussi ché-rissable que la sœur de neuf frères » 39 et il n’hésite pas à placer certains de ses textes parmi les grands poèmes du patrimoine mondial, aux côtés de ceux d’Elizabeth Barrett Browning (1806-1861) ou de Dge ’dun chos ’phel (1903-1951) « s’il avait bu un bol de chang » 40. Il rapproche même les meilleurs écrits de Bde skyid sgrol ma du célèbre poème de Kalidâsâ, Le Messager des nuages (tib. : Sprin gyi pho nya ; skt. Megadhûtâ). Sim-plement, ces « coïncidences » doivent attirer l’attention sur les conditions qui président à la sélection, à la publication, à la reconnais sance littéraire et éventuellement au succès d’œuvres de femmes écri vains sur une scène

37. Pour un portrait de Lce nag tshang Rdo rje tshe ring et de Tshe ring don grub, et une réfl exion d’ensemble sur l’identité tibéto-mongole, voir Dhondrup 2002.

38. Bde skyid sgrol ma 2006, p. 220, qui précise : « bien qu’aucun d’eux [Lce nag tshang Rdo rje tshe ring et Tshe ring don grub] n’ait enseigné pendant longtemps, quand ils se succédaient à tour de rôle sur l’estrade, nous avions l’impression qu’ils étaient des per-sonnages sortis de la nouvelle Le Lama de Thöndrupgyäl [Sprul sku, de Don grub rgyal, 1981] qui se seraient incarnés et seraient venus parmi nous » (ibid., p. 220-221).

39. Tshe ring don grub 2006, p. 227. 40. Tshe ring don grub 2006, p. 225. Elizabeth Barrett Browning (1806-1861) est la plus

célèbre poétesse anglaise de l’époque victorienne.

228 FRANÇOISE ROBIN

littéraire très majoritairement occupée par les hommes. Nous verrons quelles stratégies certaines femmes adoptent pour contourner les obsta-cles liés à la domination masculine en litté rature.

Revenons aux trois poèmes publiés dans Pluie de miel lors des années 1980  : « La Lampe électrique » (1982), « Contemplation des rives du Fleuve Jaune, à laquelle tous aspirent » (1984) et « Ami lointain » (1988). Tous partagent trois caractéristiques fondamentales. Premiè rement, ils adoptent un ton impersonnel – le « je » ne s’y exprime pas. Deuxième-ment, et c’est une conséquence du premier point, le genre féminin de leur auteur est imperceptible. Enfi n, tous sont de facture traditionnelle : en plus d’une métrique régulière (tshigs bcad) – « La Lampe électrique » en vers de onze syllabes, les deux autres énéasyl labiques –, leur tonalité est empreinte d’infl uence classique tant dans le lexique que dans l’ex-pression. Or, ainsi que cela a été rappelé plus haut, le poème Torrent de la jeunesse avait, dès 1983, légitimé le vers libre comme forme litté-raire à part entière. Hormis ’Brug mo skyid, son poème ayant été publié l’année précédant la publication du Tor rent de la jeunesse, les deux autres femmes poètes ne semblent pas avoir profi té de cette « libération paci-fi que » littéraire.

Comment s’expliquent ces particularités ? Outre que les femmes sont en général plus conservatrices que les hommes en matière d’in-novation linguistique, entre autres parce que la société attend des pre-mières qu’elles se conforment à l’ordre établi par les seconds 41, on peut émettre deux hypothèses plus spécifi quement liées au contexte tibétain. Tout d’abord, le conservatisme formel et thématique des trois poèmes composés par ces femmes pourrait s’expliquer par l’infl uence de la pion-nière, ’Brug mo skyid, spécialiste de poétique et de gram maire tradition-nelles, ainsi que par la formation classique acquise par ces trois femmes au cours de leur scolarité. Ainsi, Bde skyid sgrol ma, à Lanzhou, a étudié la poésie classique, notamment Le Messager des nuages (Sprin gyi pho nya), ou encore les œuvres poétiques de Dge bshes Shes rab rgya mtsho (1884-1968) 42. Or, soit que peu d’autres femmes possédaient la forma-tion nécessaire (un tel bagage s’acquiert en université ou au monastère – mais rarement au couvent), soit que, bien que détentrices de ce savoir,

41. « De nombreuses sociétés semblent attendre une plus grande adhésion aux normes sociales – un meilleur comportement – de la part des femmes que de la part des hommes » (Trudgill 2000, p. 73).

42. Bde skyid sgrol ma 2006, p. 221.

DES POÈMES ET DES FEMMES 229

elles se sentaient indiff érentes ou impressionnées par ce type d’écriture, les femmes tibétaines n’ont pas semblé encouragées par la publication de poèmes par ’Brug mo skyid, Gcan tsha Bde skyid sgrol ma et Bde skyid sgrol ma. Non seulement cette première brèche ouverte dans le monolithe de la domination masculine, en matière de création poétique, ne semble pas avoir eu l’eff et libératoire que le Torrent de la jeunesse a eu sur leurs collègues masculins, mais, en raison même de sa modalité bien particu-lière (soumission à des codes savants et précieux, en un mot, élitistes), on peut se demander si elle n’aurait pas au contraire inhibé les potentiel les impétrantes. Or, l’adhésion à des formes très traditionnelles et le respect de l’orthodoxie étaient-ils la condition sine qua non pour que les poé-tesses se sentent habilitées dans leur désir et leur démarche d’écriture et de publication, inédits pour des femmes à cette époque ? Ceci pourrait contribuer à expliquer le grand classicisme de ces pre miers poèmes 43. Des spécialistes travaillant sur d’autres corpus et d’autres civilisations ont montré que, pour les femmes qui entrent en écriture, « l’internalisation des valeurs dominantes… peut… être une composante nécessaire à leurs actes potentiellement radicaux en tant qu’auteurs » 44.

D’autre part, l’acte d’écrire et de publier ses écrits, donc de s’inscrire dans une démarche d’écrivain, ou de poète, représente une nouveauté radicale pour une femme. En eff et, comme dans d’autres sociétés patriar-cales, ce geste peut être interprété comme un « rejet temporaire … des exigences que les femmes reconnaissent comme étant une par tie inté-grale de leur rôle de femme et de mère nourricière » 45. S. Ju hasz, spé-cialiste de l’écriture féminine, a résumé la contradiction dans laquelle se trouvent les femmes qui innovent en littérature par la for mule de double

43. On peut évoquer ici la « ruse » qu’O rgyan chos skyid a employée pour écrire son auto-biographie. Analphabète, et son maître lui ayant clairement expliqué que la vie d’une femme comme elle ne présentait pas d’intérêt qui justifi ât qu’il la mît par écrit, elle « reçoit » de la part des dâkinî le don d’écriture lors d’une vision mystique, peu avant sa mort, ce qui lui permet alors de mener seule ce projet. K. Schaeff er lie cette inter-cession surnaturelle aux conditions sociales prévalentes à l’époque : « S’il n’existait pas de tradition d’écriture féminine sur laquelle baser sa Vie [i. e. son autobiographie] et par laquelle justifi er sa rédaction, alors Orgyan Chokyi devait abandonner toute référence à la tradition en déclarant s’élever au-dessus des normes sociales humaines et écrire sous la protection des créatures célestes » (Schaeff er 2004, p. 55). On peut rapprocher cette stratégie de celle de Se ra mkha’ ’gro, dont de nombreuses œuvres sont apparentées à des textes « révélés » (cf. note 25 ci-dessus).

44. Lewis 1996, p. 71.45. Radway 1987, p. 97.

230 FRANÇOISE ROBIN

bind (une situation insoluble ou sans issue) : impossi bilité de l’assertion individuelle en tant que femme, mais nécessité de l’assertion individuelle en tant que poète 46. Cette aporie se manifeste, chez les femmes de lettres, par l’« angoisse de l’auteur » 47. Est-ce pour atténuer l’a-normalité de leur geste ou résoudre cette quadrature du cercle que les aspirantes poètes ont cru nécessaire de devoir garder le silence sur leur sexe, taisant ce trait fondamental de leur identité comme s’il était une marque honteuse ? E. Dickinson, une des plus prolifi ques et éminentes poétesses américaines du dix-neuvième siè cle, « a dû décider que, pour commencer, elle devait essayer de résou dre le problème d’être une femme en refusant d’admettre qu’elle était une femme » 48 : elle ne se maria jamais, n’eut pas d’enfants et mena une existence jugée excentrique par ses contemporains. Bde skyid sgrol ma, dans son court autoportrait 49, ne mentionne pas une fois le fait d’être une femme dans un monde (poétique) essentiellement mas culin. ’Brug mo skyid, dans son poème « Élégie » (Skyo glu), l’un des deux seuls poèmes de femmes (sur quarante textes) retenus dans l’anthologie litté-raire Chant du Lac Bleu (Gcod pa don grub 1999), parle d’une femme, certes, mais pour la condamner. S’il est vrai que ce texte, en métrique régulière, délaisse un peu l’ornementation pré cieuse de la poésie classique pour s’aventurer du côté du chant popu laire et s’exprimer à la première personne, il n’en demeure pas moins que, loin de se faire l’écho d’un « je » qui serait ’Brug mo skyid soi-même, la narratrice est une jeune fi lle écer-velée qui regrette en les termes suivants d’avoir gâché l’occasion qui lui était donnée d’aller à l’école :

Moi, jeune fi lle de quinze ans,Je te ressemble, vieil arbre aux racines desséchées.

46. Cité dans Gilbert et Gubar 1984, p. 584. Le premier chapitre de l’ouvrage de S. Juhasz, Naked and Fiery Forms. Modern American Poetry by Women. A New Tradition (New York, 1976) est justement intitulé « The Double Bind of the Woman Poet ».

47. L’« anxiety of authorship » (Gilbert et Gubar 1984, p. 46 passim) caractérise, en Europe, l’état psychologique des premières femmes de lettres qui ont dû enfreindre l’ordre établi (et donc la perception commune de leur genre) pour exister en tant qu’auteur ; cette formule reprend, en le modifi ant, le concept d’« angoisse de l’in-fl uence », qui désigne les tourments de l’homme de lettres occidental, paralysé à l’idée qu’il n’est pas autonome mais seulement le produit de l’infl uence exercée par ses pré-décesseurs. On remarquera que, en français, « authorship » ne peut être rendu que par « paternité » (d’une œuvre), terme peu équivoque sur le genre considéré comme dominant chez les créateurs, dans la culture française.

48. Ibid.49. Bde skyid sgrol ma 2006.

DES POÈMES ET DES FEMMES 231

Mais, alors que toi, tu as exaucé le vœu des êtres [ 50],Je suis moi une jeune fi lle inutile et pourrie au fond.

Hélas, que ma tristesse est amère !Mon souffl e, glacé et humide !Mes pas, lourds comme les pierres !Mes soupirs d’impuissance se succèdent […]

On peut d’un côté interpréter ce poème comme une exhortation de la part d’une femme expérimentée, à l’adresse de jeunes femmes qui le sont moins, à chérir l’éducation, condition d’émancipation 51. Mais on peut aussi faire remarquer que ’Brug mo skyid n’a pas choisi de chanter les louanges d’une jeune fi lle qui fait un bon usage de la chance qui lui aurait été donnée. Or, ceci n’est guère réaliste, car quelle jeune fi lle rejet-terait l’occasion rare d’avoir accès à l’éducation ? La situation inverse (refus par les parents d’envoyer leurs fi lles à l’école) est beaucoup plus répandue 52. Chez ’Brug mo skyid toujours, quand l’identité féminine n’est

50. L’image de l’arbre bienfaisant est également à l’œuvre dans le poème de ’Ju Skal bzang, « Idéal d’un arbre » (Ljon pa’i phugs bsam). On trouvera ce poème et sa traduc-tion en anglais (par L. Hartley) dans ’Ju Skal bzang 2004. Cette image est empruntée au monde indien, où l’arbre représente dans les textes « un symbole de générosité. Il donne de quoi se soigner (substances médicinales), de quoi se nourrir (fruits) et de quoi s’abriter : de la pluie, mais aussi du soleil … Le prince Vessantara, incarnation même de la générosité, [est] souvent comparé à un arbre – mais la comparaison peut également s’appliquer aux rois qui se dévouent au bien public, et qui sont comme des arbres donnant encore et toujours, parfois jusqu’à épuisement » (communication personnelle de Danièle Masset – que je remercie de cet éclaircissement –, courrier électronique, 17 juin 2007).

51. Il n’est pas interdit d’y voir également un écho au « Discours appliqué aux sept emblèmes royaux » (Rgyal srid sna bdun la sbyar ba’i ’bel gtam, 1981), célèbre poème de Don grub rgyal fustigeant la paresse et encourageant l’éducation. Dans l’anthologie où ce poème a été repris en 1992, l’éditeur signale en eff et qu’il a servi de modèle à nombre d’écrivains et a été inclus dans le volume sur la demande des lecteurs (Ano-nyme 1992, p. 341-342). Pour une traduction partielle en français de ce poème, voir Thöndrupgyäl 1999.

52. Les témoignages abondent. Ainsi, une jeune femme responsable d’un projet d’adduc-tion d’eau dans son village du Qinghai explique : « Après que le projet a été terminé, cinq nouvelles familles ont déclaré qu’elles allaient envoyer leurs fi lles à l’école. Ces familles ont commencé à apprécier les compétences accrues des femmes, compé-tences acquises par leur éducation » (cité dans Kleisath 2006, p. 62). Dans son récit autobiographique, Kondro Tsering écrit au sujet du collège qu’il fréquente dans les années 1990 : « Il y avait plus de soixante collégiens dans notre établissement, et dix seulement étaient des fi lles. Au début, il y avait trois fi lles dans ma classe mais, au

232 FRANÇOISE ROBIN

pas le support d’une condamnation, elle est carrément ignorée : ainsi, sur la cinquantaine de ses poèmes rassemblés dans son recueil Pétales de tendresse (’Brug mo skyid 2006a), très peu font référence au fait d’être une femme. ’Brug mo skyid parle plus souvent au nom des Tibétains tout entier, ou de ses amis. Est-ce parce qu’elle a fait ses preuves comme membre accepté de l’establishment poétique, intellectuel et universi taire, et que, ayant dépassé les obstacles mis à la carrière d’une femme, elle n’associe pas identité féminine et sujétion sociale ? Est-ce parce que, formée par des professeurs hommes (souvent des moines célibataires) à la poésie classique de type kâvya, son regard et son « je » ont intério-risé les composantes masculines de la poésie classi que tibétaine, œuvre d’hommes essentiellement ? D’où, peut-être, le silence des premières poétesses tibétaines contemporaines sur leur identité féminine et, chez ’Brug mo skyid, une vision souvent andro centrique quand elle parle à la première personne, comme dans la série de poèmes composés pen-dant et après son séjour au Japon en 2005-2006 53. Là, le ton est essen-tiellement masculin et les objets de convoitise souvent symbolisés par une femme, comme si un homme tenait la plume. Ainsi, éprouvant de la nostalgie pour le Tibet dans le tourbillon urbain de Tôkyô, elle anthro-pomorphise les « prairies se reines » de sa région natale en les représen-tant sous les traits d’une « gracieuse demoiselle » 54. Dans un autre poème de sa série japonaise, sa posture masculine, empruntée d’évidence à l’art poétique indien classique tel qu’il a été transmis au Tibet, est encore plus affi rmée. Sa relation à Tôkyô est comparée à celle qu’entretiendrait un jeune homme (elle-même) pris aux rets d’une jeune fi lle séduisante (la ville et ses attractions) :

[…] La belle jouvencelle de ce nouveau monde inconnu lance de larges sourires et d’amoureuses œillades […].De douces lèvres aimantes s’approchent lentement du visage en disant : « Ô ! Aimé ! »

bout d’un semestre, leurs parents les ont empêchées de continuer. Ils les ont forcées à se marier ou à gagner de l’argent en allant cueillir des herbes médicinales ou en travaillant sur des chantiers. Les fi lles semblent être nées pour rendre service à leur famille et pour épouser le mari que les parents ont choisi pour elle » (Kondro Tsering, à paraître, p. 40).

53. Où elle avait été invitée par le prof. Izumi Hoshi (Institute for the Study of Languages and Cultures of Asia and Africa, Tokyo University of Foreign Studies) dans le cadre d’une collaboration sur le dialecte de l’Amdo.

54. ’Brug mo skyid 2006b, p. 16.

DES POÈMES ET DES FEMMES 233

Mais le jeune homme solitaire, plongé dans la méditation de l’indiff érence, se drape du vêtement de tristesse […] 55

Ces trois poétesses, et plus particulièrement ’Brug mo skyid et Bde skyid sgrol ma qui font fi gure de référence de nos jours encore, sont emblématiques de l’émergence d’une poésie féminine pendant les années 1980. D’un côté, ces pionnières ont inauguré l’écriture des femmes en tant qu’elle est reconnue et publiée. Les conditions socia les qui ont pré-sidé à cette innovation sont multiples, mais elles peu vent en partie être rapprochées de celles qui ont favorisé l’émergence d’une communauté de femmes de lettres dans la Chine à la fi n de la dynastie Ming (1368-1644) et sous les Qing (1644-1911). Là, grâce à la croissance du taux d’alphabétisation, une « augmentation du lecto rat féminin […] fournit aux femmes la compétence et l’aspiration nécessaires à la créativité lit-téraire » 56 ; de plus, des imprimeries méca niques avaient été établies en grand nombre 57. Or, le Tibet connaît les mêmes bouleversements à la fi n du vingtième siècle : le niveau de scolarisation des fi lles est actuellement sans précédent (même s’il est loin d’atteindre les niveaux de la Chine Han) 58 et, de puis les années 1950, ont été mises en place des maisons

55. ’Brug mo skyid 2006c, p. 12.56. Chang et Saussy 1999, p. 9.57. Chang et Saussy 1999, p. 8. Outre ces deux facteurs, les auteurs suggèrent aussi « de

longues périodes de prospérité et l’émergence d’une classe marchande étendue et éduquée » (ibid.), deux phénomènes qui ne sont pas valides pour le Tibet de la fi n du vingtième siècle. Au Japon, c’est au début du vingtième siècle que le taux d’alphabé-tisation des fi lles fi t un saut, grâce à un taux de scolarisation de près de 90 %. Il s’est ensuivi une multiplication des revues ou des suppléments de magazines destinés aux femmes (Dodane 2000, p. 186-187).

58. Avant 1950, l’éducation des laïcs ne concernait que l’élite et, souvent, les garçons (cf. les quolibets et vexations que subit la petite Bsod nams tshe ’dzoms, future prin-cesse de Sa skya, quand elle suit les cours dispensés par le seul établissement « sco-laire » de sa ville, c’est-à-dire le monastère – Sakya et Emery 1990, p. 6-9). Quant aux fi lles et garçons du peuple qui n’étaient pas destinés à la vie religieuse, ils étaient aussi mal lotis les uns que les autres, et n’accédaient souvent à un vernis d’éducation que grâce à un parent instruit. Concernant la période contemporaine, on ne possède pas, à ma connaissance, de chiff res globaux sur le taux de scolarisation des Tibétains de Chine (dispersés entre la région autonome du Tibet, le Qinghai, le Gansu, le Sichuan et le Yunnan). À titre indicatif, les statistiques les plus récentes (publiées en 2003 par l’UNDP) indiquent que le taux d’illettrisme chez les femmes en Région autonome est de 62 %, contre 46 % chez les hommes (http://www.tibet.net/en/tibbul/2006/0102/develop.html), contre 8,7 % pour la Chine en 2002, hommes et femmes confondus (http://www.msnbc.msn.com/id/19142945/site/newsweek/). Dans les zones tibétaines, le réseau encore très insatisfaisant et de piètre qualité d’écoles locales, mis en place

234 FRANÇOISE ROBIN

d’édition de type moderne, à caractères mobiles, avec un réseau de dif-fusion large (bien que défectueux) qui permet une diff usion massive des livres imprimés. Un accès accru à l’éducation supérieure, donc à l’alpha-bétisation, et le progrès technologique, peuvent donc off rir une première explication à ce phénomène qui, dans la Chine du XVIIIe siècle, se concré-tisa par la « prolifération de recueils et d’anthologies de poésie écrite par des femmes, jusqu’à ce qu’ils atteignent le total appréciable de trois mille titres environ » 59. De plus, le déclin actuel de l’emprise du boudd-hisme sur les couches lettrées de la population tibétaine, avec l’avène-ment d’une élite laïque, peut contribuer aussi à expliquer la nouvelle place accordée aux femmes, ou qu’elles s’arrogent elles-mêmes. Enfi n, les déclarations sur l’égalité des sexes, qui parcourent les discours commu-nistes et maoïstes depuis plusieurs décennies – sans être toujours suivis d’eff et 60 –, ne sont pas non plus étrangers à une nouvelle appréciation du rôle des femmes dans la société 61.

Les modalités d’écriture bien particulières adoptées par ces pionnières (silence sur l’identité féminine, orthodoxie et classicisme) n’auront plus cours par la suite. Étaient-elles donc le fruit d’une démarche vo lontaire, une résignation à un ordre des choses, une obligation impo sée de l’ex-térieur par des siècles d’écriture masculine ou, pourquoi pas, l’absence chez elles de conscience ou de préoccupation fémi niste ? Seule une ren-contre avec les intéressées permettrait de le dire. Mais, dans les années 1990, la donne va changer et, si l’œuvre de ’Brug mo skyid ne semble pas aff ectée, celle de Bde skyid sgrol ma, bientôt rejointe par quantité de consœurs, va prendre une tournure plus intime et, sinon féministe, du moins féminine.

Décennie 1990 : « Parlez-moi d’amour… »

La célèbre Collection de littérature contemporaine du Tibet (Bod kyi deng rabs rtsom rig dpe tshogs), publiée entre 1990 et 1993, a marqué le

par le régime chinois à partir de 1950 et, plus récemment, à partir de 1980, permet toutefois à un plus grand nombre de jeunes fi lles d’accéder à une éducation formelle, ne serait-ce que pendant quelques années.

59. Chang et Saussy 1999, p. 8.60. Voir à ce sujet Thakur 1995, p. 41-59.61. J’ai toujours été frappée par la place importante que tenait, dans l’imaginaire col-

lectif tibétain et les discours de mes interlocuteurs, la date du 8 mars, journée de la femme.

DES POÈMES ET DES FEMMES 235

monde éditorial tibétain contemporain, tant par sa taille (dix volu mes) que par la qualité des œuvres retenues. En eff et, elle regroupe les œuvres considérées comme les plus représentatives de la littéra ture tibétaine parues depuis 1980, soit près de quatre cents textes (poésies, nouvelles, essais et critiques, théâtre, poèmes en prose es sentiellement). Or, seuls huit d’entre eux sont l’œuvre de femmes, soit moins de 3 % du total, qui se répartissent en sept poèmes et une criti que littéraire 62. Laissons de côté cette dernière, d’une part parce que ce genre n’entre pas dans le cadre de cet article et d’autre part parce que son auteur n’a, semble-t-il, plus publié par la suite 63. Les sept textes restants sont de deux types  : poèmes versifi és et poèmes en vers libres. Les premiers sont au nombre de deux : « La Lampe électri que » (1982) et « Contemplation des rives du Fleuve Jaune, à laquelle tous aspirent » (1984), dont nous avons déjà parlé. Or, la sélection pour cette collection a été eff ectuée à partir d’un vaste corpus : non seulement Pluie de miel, mais aussi diverses revues lit-téraires telles que Fleur ornement de la neige, Rayon de lune et Arts popu-laires du Qinghai publiés en Amdo, ainsi que Art et littérature du Tibet et Art et littérature du Lhokha publiés en Région autonome du Tibet 64. Cela signifi e que, parmi les poèmes en vers réguliers écrits et publiés par des femmes entre 1980 et 1993, sur une grande partie du territoire de culture tibétaine et de tibétophonie en Chine 65, seuls deux poèmes ont été jugés dignes de fi gurer dans cette anthologie. Trois hypothèses sont envisa-geables : soit que les femmes ont très peu écrit sur cette période, réduisant le choix des possibles, ce qui explique que l’on retrouve dans cette antho-logie les mêmes poèmes que ceux que nous avions déjà remarqués dans Pluie de miel ; soit qu’elles aient beau coup écrit mais que les éditeurs de magazines littéraires, essentielle ment des hommes, aient renâclé à sélec-tionner leurs poèmes ; soit que des écrits de femmes aient bien trouvé place au sommaire des maga zines mais qu’ils n’aient pas été retenus dans cette collection. Dans l’état actuel de nos connaissances, nous ne pouvons

62. Chos ’dzoms 1993.63. Relevons simplement que son article est une interprétation féministe et élogieuse de

la nouvelle La Fleur vaincue par le gel (Sad kyis bcom pa’i me tog) de Don grub rgyal (publiée en 1983-1984 ; pour une traduction en français, voir Thöndrupgyäl 2006).

64. Resp. Gangs rgyan me tog, Zla zer, Mtsho sngon mang tshogs sgyu rtsal, Bod kyi rtsom rig sgyu rtsal et Lho kha’i rtsom rig sgyu rtsal.

65. Comparativement, il existe peu de magazines littéraires dans la troisième grande pro-vince traditionnelle du Tibet, le Khams. Que celui-ci ne soit pas représenté dans les titres cités ci-dessus n’aff ecte donc pas les considérations d’ensemble.

236 FRANÇOISE ROBIN

privilégier aucune explication – la première paraissant toutefois la plus vraisemblable.

Tournons-nous maintenant vers les cinq poèmes de type rang mos snyan ngag (vers libres) retenus dans cette anthologie : tous sont datés de 1990 et 1991, ce qui laisse supposer que l’adoption de cette forme nou-velle a été plus tardive chez les femmes que chez leurs collègues mascu-lins 66. Que nous disent ces cinq poèmes ? Que la rupture avec la poésie traditionnelle est en train d’être consommée, tout autant dans la forme que dans le fond. En eff et, il règne un ton nouveau dans quatre de ces poèmes puisqu’on y exprime des sentiments individuels, prin cipalement amoureux. Ce sont « Tout est gris » (Yod tshad skya thing nger) et « Les larmes de la séparation » (Gyes kha’i mig chu) de Lcags mo ’tsho (res-pectivement 1990 et 1991) 67, « Assurément tu seras maître » (Khyed la dbang bar nges, 1991) de Dbyangs kho sgrol ma 68 et « Si jamais tu » (Gal

66. Le premier poème en vers libre a été publié en 1983, comme cela a été dit plus haut. Toutefois, une rapide recension au sein de ces volumes montre que la majorité des poèmes de ce style n’a été publiée qu’à partir de 1987, comme s’il avait fallu attendre quelques années après 1983 pour que ce genre soit adopté en masse – à moins que les premiers textes en vers libres, écrits immédiatement dans la foulée du Torrent de la jeunesse, n’aient pas été jugés dignes de fi gurer dans l’anthologie. Il n’en demeure pas moins que cette anthologie ne recèle aucun poème en vers libres composé par une femme pendant la décennie 1980.

67. Lcags mo ’tsho est née en 1968 en Amdo. Elle a été enseignante à Themchen (Qin-ghai), présentatrice pour la radio de Mtsho nub (ch. : Hexi) et enfi n journaliste aux Nouvelles du Qinghai en tibétain (Mtsho sngon bod yig gsar ’gyur), avant d’obtenir en 1998 un master de recherche en langue tibétaine à l’Institut des nationalités de Lanzhou. En outre, elle a publié, sous son nom ou son pseudonyme « Essence de tur-quoise » (G.yu zhun), des centaines d’écrits en tibétain et en chinois, couvrant divers genres (poésie, prose poétique, essais). S’étant enfuie en Inde en décembre 1998, elle a d’abord occupé le poste d’assistante du rédacteur en chef du Tibetan Bulletin, organe d’information du gouvernement en exil, d’avril 1999 à mai 2000, avant d’être embauchée par Radio Free Asia en juin 2000, où elle présente les informations en tibétain. Elle est membre de l’organisation des écrivains tibétains en exil, le « Tibetan Writers Abroad PEN Center ». Enfi n, elle a reçu une bourse de la fondation Galen Rowell pour traduire en tibétain les écrits de l’écrivain, polémiste et éditrice ’Od zer (http:/50fortibet.org/history_rowellFund/), dont il sera question en fi n d’article.

68. Dbyangs kho sgrol ma (parfois orthographié G.yang kho sgrol ma) est née en 1968 à Chab ’gag au Qinghai. Diplômée de l’école normale en 1987, elle a intégré l’année suivante l’Institut des nationalités de Lanzhou où elle est restée deux ans. Elle enseigne actuellement au collège tibétain de la préfecture tibétaine de Mtsho lho (ch. : Hainan).

DES POÈMES ET DES FEMMES 237

te khyod rang, 1991) de Bde skyid sgrol ma 69. Trois d’entre eux sont à la première personne et parlent d’un amour idéal, imaginaire ou impossible. Ainsi, la première strophe du poème de Bde skyid sgrol ma commence par le vœu suivant :

Si jamais tu m’aimes,Nul besoin de prendre à témoin le Kailash et l’océanNi de prêter serment sur le sang de tes parents.Il te suffi t de soulever le tréfonds de ta poitrineEt de me montrer ton cœur immuable.

Les cinq autres strophes poursuivent sur le même ton et sur une struc-ture similaire, ouvrant toutes sur un romantique « Si jamais tu m’aimes » et se terminant par « Il te suffi t de… ». Exigences réduites, foi en l’amour profond et sincère, ces thèmes sont également au cœur du poème de « Assurément tu seras maître » qui se termine par :

Un jour,Si les ténèbres du destin s’éclaircissent,Et si la bise est mon alliée,Alors, c’est sûr, je m’en retournerai, soulevée par les vagues,Et nous sera accordée l’occasion de nous retrouver.Tu pourras, confi ant, tourner ton visage vers moiEt, comme autrefois, assurément tu seras maître de tout ce que je possède.

Ce poème est écrit sur fond de séparation de l’être aimé, dont la cause est tue (mais on devine en arrière-plan la société, les parents, les us et cou-tumes). Si l’auteur ne se rebelle pas contre cette situation, elle la déplore, idéalisant la relation impossible et adoptant une posture ro mantique qui

69. « Tout est gris » et « Si jamais tu » ont également été les seuls poèmes de femmes retenus dans Sélection et analyse d’œuvres littéraires de la nouvelle littérature tibé-taine (Bdud lha rgyal 1998). Cet ouvrage est utilisé comme manuel dans les classes de littérature contemporaine tibétaine de divers instituts des nationalités tibétaines : son infl uence sur les jeunes étudiants – et donc sur les jeunes femmes éduquées – n’est donc pas négligeable. Or, sur un total de cinquante-trois textes appartenant à des genres divers (poèmes versifi és, poèmes en prose, nouvelles, sous forme de textes intégraux ou d’extraits), il ne contient que trois écrits de femmes : les deux poèmes ci-dessus et une nouvelle, « Journal de la prairie » (Rtswa thang gi nyin tho) de G.yang mtsho skyid (au sujet de laquelle voir Hartley 1997 et 1999 ; pour une traduction en anglais, voir G.yang mtsho skyid 1998). Un travail important est à mener sur les manuels scolaires tibétains utilisés au Tibet « chinois » et en exil. À ma connaissance, seul un article a traité de cette question (Upton 1999).

238 FRANÇOISE ROBIN

rappelle le poème précédent. La séparation des amants est également au cœur de la troisième partie de « Tout est gris », sous-titrée « Soir dans la prairie » (Rtswa thang gi mtshan mo) :

Le regard de la damoiselleBrille avec le clair de lunePendant qu’elle attend son promis lointain.Mais la prairie reste tranquille, Hormis un ou deux jappements de chien.

Quant aux « Larmes de la séparation », il décrit, non pas tant la sépa-ration d’avec l’être aimé que d’avec le foyer de l’enfance et, plus par-ticulièrement, la mère. Ce thème est récurrent dans la littérature po pulaire et contemporaine, et renvoie à la pratique du mariage arrangé et au statut peu enviable de bru, laquelle doit se résoudre à quitter sa vie familière parmi les siens pour s’installer chez sa belle-famille avec son époux. Là, elle aura vraisemblablement à subir des tracasseries de la part de sa belle-mère, sans compter qu’elle dépendra fi nancière ment de sa nou-velle famille 70. Ainsi ce poème, qui en surface traite des liens profonds qui unissent une fi lle à sa mère et à sa famille en milieu tibétain 71, fait donc allusion à l’union non désirée avec un in connu et à l’impossibilité de l’amour hors du cadre romantique 72. Cependant, elle témoigne du courage et de la force de la fi lle, qui est en position de consoler sa mère lors de la séparation – inversion des rôles qui n’est pas anodine :

70. Ce dernier élément mérite d’être examiné avec précaution car, dans certaines com-munautés de pasteurs, la jeune épouse garde avec elle, au sein de sa belle-famille, quelques têtes de bétail qui resteront sa propriété personnelle même après le mariage (Makley 1997, p. 16).

71. La Fleur vaincue par le gel (Thöndrupgyäl 2006) donne un aperçu de la relation privilégiée entre une mère et sa fi lle. A. Chayet a écrit que cette relation était plus empreinte de respect que de complicité (Chayet 1993, p. 176). Il est exact que le rela-tion aux parents, père et mère, est toujours placée sous le signe du plus grand respect dans la civilisation tibétaine. Cependant, la mère, parce qu’elle a fait l’expérience de la délocalisation lors de son propre mariage, entretient avec sa fi lle une complicité fondée sur l’empathie et la communauté de destin.

72. Selon J. Radway 1987 (qui tire cette analyse de son étude des lectures romantiques de type « Harlequin » chez des femmes issues des couches populaires nord-américaines), ce ne sont là que deux facettes d’un même sentiment nostalgique  : « La fantaisie romantique est une forme de régression dans laquelle la lectrice est transportée, par l’imagination et l’émotion, dans un temps où elle se trouvait au centre de l’attention d’un individu profondément nourrissant » [c’est-à-dire sa mère].

DES POÈMES ET DES FEMMES 239

Si je possédais la faculté d’être libre,Pourquoi me lèverais-je du giron parentalPour arpenter un pays inconnu ?Mais je dois partir,Chère mère bienveillante.Au jour de notre séparation,Essuie proprement les larmes aux coins de tes yeux,Souris de toutes tes dentsEt escorte ta fi lleAvec une tasse remplie du nectar de neige fondue.

Déjà, sans être spécifi quement énoncées, la dénonciation du mariage ar rangé et l’aspiration à l’amour romantique idéalisé affl eurent comme dans une esquisse impressionniste. C’est clairement le thème de la deuxième partie du poème de Lcags mo mtsho, « Tout est gris », où est maudit le destin des femmes (bu mo’i las dbang, skyes ma’i las dbang) qui s’étiolent sous le fardeau du travail domestique, prisonniè res de relations et d’obligations non choisies :

C’est une vallée perdue, tranquille, vide et originelle,Le destin y fait pleurer chaque fi lleQui aspire à un monde tout vertDe rêve en rêve.MaisLa fl eur de la jeunesse disparaîtDans la pluie, dans la tempête,Dans les traces des bouses du bétail, dans le bruit répété du lait dans le seau.Des générations se succèdent, la fi lle vieillit. […]

1995 : de l’individuel au collectif

À partir de la deuxième moitié des années 1990, les poèmes de fem mes abordent de plus en plus directement les questions féministes et l’identité féminine. Or, du 4 au 15 septembre 1995, s’est tenue à Pékin la « Quatrième Conférence mondiale sur les femmes : Lutte pour l’éga-lité, le développement et la paix ». Quarante mille participants et, sur-tout, participantes, se sont rassemblés pour discuter des problèmes et des espoirs des femmes dans le monde d’aujourd’hui. Il est indé niable que cette conférence, en mettant les femmes à l’honneur en Chine, a dû pro-voquer un sentiment d’empowerment parmi elles. De plus, à des fi ns de

240 FRANÇOISE ROBIN

propagande, les Tibétaines ont été particulièrement choyées, puisqu’elles constituaient 10 % de la délégation offi cielle chinoise, alors que les Tibé-tains ne représentent pas même 0,4 % de la population totale de la RPC 73. Quels qu’aient été les éventuels eff ets sur l’imaginaire féminin tibétain et sur la vie quotidienne des femmes du haut plateau, cette conférence a occasionné un certain nombre de poèmes publiés dans des revues de littérature tibétophone, qui men tionnent expressément cet événement comme l’occasion de leur com position. C’est ainsi que nous retrouvons, par exemple, Bde skyid sgrol ma avec « Femmes » (Sman shar) 74, un poème en vers libres où chaque strophe commence par « Nous » et qui fait référence à l’identité collective féminine tibétaine. L’humeur n’est plus à la la mentation individuelle ni à la rêverie romantique, mais à une prise de conscience collective féministe qui conteste la résignation face à l’ordre masculin :

Nous,Qui sommes nées femmes,N’aspirons pas au pouvoir des jeunes hommes. Pourquoi ? […]

Nous,Qui avons laissé pousser nos tresses noires et luisantes,Réduisons dans la crainte nos idées de femmes. Pourquoi ?

Nous,Qui avons osé soutenir la moitié du ciel,Nous préoccupons de querelles de poêles et de louches. Pour quoi ? […]

La nouveauté réside ici dans le fait que la jeune Bde skyid sgrol ma, loin de les plaindre, incrimine les femmes pour avoir intégré et ac cepté la domination dont elles sont victimes. Cette posture témoigne d’une rébel-lion contre l’internalisation, par les femmes, des clichés phallocrates véhi culés par l’hégémonie masculine. La doxa de l’inégalité hom mes /femmes est comprise comme telle (résultat d’une hégémonie construite et culturelle), et non comme un phénomène naturel. Forte de cette convic-tion, l’auteur exhorte les femmes à œuvrer pour modi fi er le cours de choses : elles ne doivent plus se vouer à leur appa rence physique (avec

73. Il est à ce stade de ma recherche impossible de dire si la manifestation de protestation surprise et spectaculaire orchestrée par neuf Tibétaines de l’exil, au nom de la Tibetan Women’s Association, lors de cette conférence, a eu ou non un eff et sur la conscience des Tibétaines sur place. C’est toutefois probable.

74. Bde skyid sgrol ma 2005.

DES POÈMES ET DES FEMMES 241

la sphère domestique, l’apparence physique est un des seuls domaines où l’« agency » 75 féminine est acceptée 76), mais affi rmer publiquement leurs idées ; être à la hauteur de l’enjeu et ne pas se laisser enferrer dans des querelles mesquines, qui sont considé rés traditionnellement comme la prérogative des femmes 77. On peut se faire une idée du rapport pro-blématique entretenu par les femmes avec la prise de parole en public, à travers le proverbe tibétain « Si une fi lle se tait, elle est traitée de muette. Si une fi lle discute, elle est traitée de moulin à paroles 78. » A. Chayet a relevé un mépris similaire de la parole féminine hors du contexte domes-tique dans un des épiso des de l’épopée de Gesar : un roi méchant balaie d’un revers de la main les prophéties funestes (mais, malheureusement pour lui, exac tes) de sa fi lle avec la remarque suivante : « Ma fi lle, trêve de bavar dages !... Allons, ma fi lle, va te distraire avec tes vêtements de soie et de plaisantes douceurs 79 ! » Se dessine donc, à travers des poèmes publiés à partir du milieu des années 1990, une nouvelle aspiration à l’em-powerment féminin et non plus seulement la condamnation pas sive du sort de femmes dans une société phallocrate et encore moins l’aspiration romantique à l’amour idéal. Cette préoccupation se niche aussi au cœur de « Mon destin et moi » (Nga dang nga’i las dbang), de Padma mtsho 80, également publié à l’occasion de la conférence de Pé kin. Même s’il parle au singulier, ce poème revendique rien moins que la liberté (rang dbang) et l’égalité (’dra mnyam), deux conquêtes qui doivent venir de l’intérieur,

75. Le concept d’agency n’a pas encore trouvé son équivalent en français. Il est glosé comme « les actions des individus qui nous révèlent leur réponse et leur compréhen-sion du monde social où ils sont situés » (Thakur 1995, p. 193).

76. Même Ama Adhe, grande résistante du Kham à l’opposé de l’archétype de la femme soumise, écrit que l’un des sujets de conversation préférés de son groupe d’amies, elle incluse, était « les vêtements et les bijoux de nos sœurs aînées. Nous les fi lles, attendions avec impatience le jour où nous pourrions porter à notre tour des bijoux en argent, en or et en pierres semi-précieuses » (Tapontsang 1999, p. 24).

77. « Il n’est pas approprié pour un homme phokhyokha [un homme « masculin »] de faire des histoires au sujet de peccadilles ni de se mêler de querelles domestiques – un tel comportement est réservé aux femmes » (Hillman et Henfry 2006, p. 263).

78. Kha rog bsdad na bu mo lkugs pa zer / Gnas lugs bshad na bu mo ’pher sha zer.79. Chayet 1993, p. 173. 80. Née en 1964 à Rebkong, Padma mtsho (nom de plume ’Chi med) a été diplômée en

1987 du département de tibétain de l’Institut des nationalités du Qinghai. Elle a ensuite enseigné au Collège des nationalités de Rebkong. Elle est l’auteur d’environ cinquante poésies, dont l’une, « Amour, destin » (Brtse dung / Las dbang), a été récompensée lors de la deuxième remise des prix littéraires Pluie de miel.

242 FRANÇOISE ROBIN

car elles ne peuvent être accordées par le monde extérieur qui est aux mains des hommes :

[…] Pour la liberté et l’égalité,Dans les vagues de chaleurs de l’actuel bouleversement,J’off re une nouvelle histoire à ce siècleGrâce au sang chaud qui coule dans mon cœur.

Les chiff res sont éloquents : rien qu’en 1996, le magazine Pluie de miel qui n’avait pas, jusque là, particulièrement brillé par la place accordée aux poétesses, propose deux sections consacrées à la poésie des femmes (bud med kyi snyan ngag ched bsgrigs, littéralement « Spécial poésie fémi-nine »), totalisant une vingtaine de poèmes com posés par dix poétesses. Certaines ont déjà été évoquées dans cet arti cle (’Brug mo skyid, Bde skyid sgrol ma, Dbyangs kho sgrol ma, Lcags mo mtsho, Padma mtsho), mais de nouveaux noms se fraient une voie sur la scène littéraire : Sgrol ma skyid, Gnam ’tsho skyid, Sangs rgyas mtsho,’Od zer mtsho et Dpal mo. Cette dernière est parti culièrement emblématique de la nouvelle généra-tion de poé tesses qui mettent leur plume au service de la cause féminine et, plus largement, de la cause tibétaine, comme nous allons le voir.

Fin des années 1990-2007 : émergence d’une communauté littéraire et sociale féminine

L. Hartley, l’une des meilleures spécialistes du monde littéraire tibé-tain contemporain, déplorait en 2005 la rareté persistante des écrits de femmes en tibétain :

[…] le nombre moyen de femmes écrivains par numéro [est] resté exactement le même entre 1984 et 1994 et en tre 1994 et 2004. La proportion ? Environ 1 sur 22. Il est rare de trouver plus d’une femme contribuant au som maire d’une revue, quelle qu’elle soit 81.

Ce ratio, fruit d’une recension eff ectuée à partir des deux plus impor-tants magazines littéraires de langue tibétaine (Pluie de miel et Art et littérature du Tibet), est en accord avec les proportions notées dans les anthologies que nous avons passées en revue (voir annexe). Cepen dant, on ne peut pas parler d’une pénurie de poétesses tibétaines, au contraire. En eff et, les femmes n’ont jamais autant publié que depuis 1999, puisque huit anthologies exclusivement féminines, en tibétain, ont paru entre cette

81. Hartley 2005b, p. 6.

DES POÈMES ET DES FEMMES 243

année-là et 2006. Ces ouvrages totalisent à eux tous plus de deux mille poèmes, principalement composés en vers libres.

L. Hartley a fondé ses calculs sur les magazines littéraires, dont il est coutume de dire qu’ils off rent un panorama de premier choix pour découvrir de nouveaux auteurs et suivre la création littéraire en tibé tain – contrairement aux pays occidentaux, où l’édition privée est développée, en zone tibétaine l’écrit est d’abord rendu public par le biais des maga-zines littéraires, et relativement peu d’écrivains accè dent à la publication sous forme de livre. Or, les revues littéraires ne rendent pas justice à la création littéraire féminine, car elle en est écartée. Le parallèle avec le problème des anthologies poétiques sous les Ming et les Qing est frap-pant. Alors que les poétesses s’adonnaient massivement en Chine à une activité littéraire, elles sont longtemps restées invisibles des sinologues car elles ne fi guraient que très mar ginalement dans les anthologies, ainsi que le remarque K. Chang, spécialiste de littérature féminine sous les Qing et elle-même victime de cette « illusion d’optique » :

Le problème de ces anthologies [poétiques] dites stan dard est que, même si elles incluent un nombre impres sionnant de poétesses, elles ne sélectionnent pas plus d’un à deux poèmes par auteur. De plus, ces anthologies accordent de manière explicite une position marginale aux femmes en reléguant leurs écrits à la fi n, avec ceux des moines… Il me fallut du temps pour comprendre que les meilleures sources disponibles sur la poésie des fem mes sous les Ming et les Qing étaient les anthologies qui recensaient exclusivement les œuvres des femmes 82.

Il en est de même au Tibet : les anthologies contemporaines « clas-siques » incluent dans leur sommaire une ou deux poétesses, souvent les mêmes, dont elles présentent un unique texte. Quant aux rédacteurs des magazines, ils attendent d’être en possession de plu sieurs poèmes écrits par des femmes pour les publier en bloc, sous la rubrique spéciale « Lit-térature des femmes » 83. Cette situation est si prévisible et inique que Bde

82. Chang 1997, p. 149. Emphase ajoutée. Mon expérience est très proche de celle de K. Chang : il a fallu que soit publiée l’anthologie Crochet porte-seau (voir plus loin) pour que je prenne la mesure de la poésie féminine au Tibet.

83. Cette focalisation sur le critère du sexe de l’auteur, avant la prise en compte de ses écrits, n’est pas unique au Tibet, loin de là. Pour ne prendre que quelques exem-ples  : dans l’Angleterre du XIXe siècle, et quand bien même elle adopta le nom de plume masculin de George Eliot, Mary Ann Evans vit toujours « son travail … jugé en lien avec son genre » (Lewis 1996, p. 68). S’indignant contre un critique de The Economist qu’elle accusait de juger son œuvre en fonction du sexe féminin de son

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skyid sgrol ma m’a confi é en 2005, lors de la fête des poètes « Torrent de la jeunesse », qu’il lui arrivait par fois d’envisager la publication sous un nom d’emprunt masculin. Si Bde skyid sgrol ma, qui jouit d’une certaine célébrité dans les cercles littéraires et a été comparée à Elizabeth Brow-ning, Kalidâsâ et Dge ’dun chos ’phel, est ainsi à la merci du mode de sélection (souvent in consciemment) machiste des rédactions de revues, que dire alors des jeunes femmes inconnues ?

Le pouvoir que s’arrogent les hommes sur la parole féminine, et plus précisément sur sa diff usion, n’est bien sûr pas un phénomène unique au Tibet : il est attesté presque partout dans le monde. Dans la société pakistanaise, par exemple, où le rôle assigné aux femmes est égale ment relativement tranché, les cercles littéraires masculins ignorent la littéra-ture des femmes, ayant « tendance à dévaloriser les travaux dont ils ne peuvent se sentir proches eux-mêmes » car ils sont dans l’« incapacité à éprouver de l’empathie pour des œuvres qui provien nent directement d’une expérience féminine » 84. Là, les hommes qui monopolisent les cer-cles littéraires et éditoriaux, « arbitres auto-dési gnés du bon goût et de l’esthétique, défi nissent les canons littéraires, construisent ou ruinent des réputations et marginalisent les écrits fé minins en les dédaignant dans une grande mesure » 85. Cette critique peut s’appliquer au cas des femmes de lettres au Tibet tibétophone et rappelle plus généralement la situation de toute minorité au sein d’une majorité (les écrivains – hommes – tibé-tains infl igeant aux femmes l’indiff érence et le rejet dont ils sont vic-times de la part de leurs confrères han en Chine, qui les ignorent en tant qu’écrivains).

auteur, Charlotte Brontë écrivit : « À votre encontre, je ne suis ni un homme, ni une femme. Je me présente à vous uniquement comme un auteur. C’est l’unique critère par lequel vous avez le droit de me juger » (cité dans Showalter 1977, p. 96). À l’époque actuelle, au Pakistan, « l’establishment littéraire laisse entendre en permanence que les femmes poètes représentent un cas particulier : elles parviennent à être publiées et, parfois, atteignent la célébrité, en raison du fait qu’elles sont des femmes plutôt que des poètes… Elles sont facilement marginalisées par l’implication que l’intérêt de leur œuvre réside dans sa rareté plutôt que dans une quelconque qualité intrinsèque que l’œuvre pourrait posséder » (Ahmad 1994, p. 1). En Grande-Bretagne, dans les années 1990, nous dit R. Ahmad, « sur les cinquante-trois mille titres critiqués annuellement par le Times Literary Supplement, seulement trois mille (environ) sont des œuvres de femmes » (ibid., p. 6).

84. Ibid., p. 1.85. Ibid., p. 6.

DES POÈMES ET DES FEMMES 245

Cette inaccessibilité des femmes aux magazines, donc leur absence des médias habituels, explique que L. Hartley ait conclu à la constante rareté des femmes poètes. Or, depuis 1999, la conscience de l’ostracisme dont elles sont victimes a provoqué chez les femmes de lettres tibétaines une réaction qui prouve leur souci de créer leur communauté littéraire : elles ont commencé à s’auto-publier 86. Rappe lons que la publication d’un ouvrage en tibétain, en Chine contempo raine, dépend avant tout de la capacité par son auteur d’assurer son fi nancement. En d’autres termes, un livre ne peut paraître que s’il ne coûte rien à la maison d’édition qui le publie (et si son contenu est exempt de matériau illégal). La discrimina-tion, en matière de publica tion sous forme de livre, ne s’eff ectue donc pas sur la base du sexe de l’auteur mais sur celle de sa solvabilité. Ironique-ment, ce critère de sélection peu littéraire a au moins le mérite de placer hommes et femmes sur un pied d’égalité, du moins en théorie 87.

Cette opposition au « double standard critique » 88 dont les femmes s’estiment victimes s’est matérialisée par la publication de huit an thologies de poésie féminine, entre 1999 et 2006. Quatre ont été pu bliées au Tibet, et les autres en exil. Concernant les premières, il a déjà été question plus haut de celles de Bde skyid sgrol ma (2002) et de ’Brug mo skyid (2006). La troisième est Le Karma de corail (tib. : Byu ru’i las dbang), de Gzungs phyug skyid (Gzungs phyug skyid 1999a). Cette poétesse pos-sède le privilège et la particularité d’avoir été la toute première femme à faire paraître une anthologie poétique de langue tibétaine, deux ans avant celle de Bde skyid sgrol ma. Elle présente un profi l bien diff érent de celui de ses prédécessrices. Née à Mangra (actuel Qinghai) en 1974, dans une communauté de pasteurs nomades, elle n’est pas allée à l’école mais a été inspirée dans son enfance par les contes et les récits de type

86. C’est dans ce but qu’ont agi les poétesses sous les Qing, afi n de « préserver leurs pro-pres œuvres littéraires et participer, au travers de leurs publications, à la circulation de leurs manuscrits et des réseaux sociaux, à l’élaboration d’une communauté littéraire féminine » (Chang et Saussy 1990, p. 8). Virginia Woolf s’auto-publiait via la Hogarth Press, maison d’édition fondée en 1917 avec son mari, car elle était convaincue de « la nécessité, pour les femmes de lettres, d’être libérées du commercialisme patriarcal » (Showalter 1977, p. 31).

87. En théorie, car en réalité le revenu des hommes et des femmes, à travail égal, enre-gistre des écarts en Chine.

88. Expression utilisée par Showalter 1977 et phénomène auquel celle-ci consacre un cha-pitre entier, qui débute par la phrase « Pour leurs contemporains, les femmes écrivains du dix-neuvième siècle étaient d’abord des femmes et des artistes en deuxième lieu » (Showalter 1977, p. 73).

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dramatique qu’elle a pu entendre : la brève présentation qui accompagne sa première antholo gie la décrit comme « une poétesse autodidacte, sans aucun lieu de travail ni diplôme » 89, caractéristiques rares dans la société tibétaine sous contrôle chinois où les intellectuels sont en général atta-chés à une « unité de travail » (tib. : las khungs ; ch. : danwei). Elle a com-posé ses premiers écrits en 1997, donc à un âge assez avancé et, deux ans plus tard seulement, a été en mesure de publier un premier recueil, témoignant d’un rythme d’écriture tout à fait exceptionnel. Ses poè mes sont principalement en versifi cation libre et elle ne fait pas mys tère de ses vues féministes. L’un des textes publiés, intitulé « Père, je n’irai pas me marier » 90, exprime de manière particulièrement élo quente l’aversion qu’éprouvent les jeunes fi lles tibétaines pour le ma riage forcé et arrangé par les pères :

Père Je n’irai pas me marierMa mère ditQue, là-bas, les racontars s’esclaff entQue, là-bas, point de liberté

Père Le monde est si vaste Que je dois partir au loinJe Dois faire mes choix

Ce là-bas est loinCe là-bas est tristeLà-bas Turquoise et corail couleraient-ils comme fl euveQu’ils ne tariraient pas mes larmesRichesses pousseraient-elles comme fl eurQu’elles ne dissiperaient pas ma nostalgie […]

Père Ce siècle est mon aire de jeuJe dois fabriquer mon petit monde À moiComme mes amies Avec beauté et fi ertéJe Dois encore traverser les villages de l’amourAlors Père Laisse-moi tranquille, je t’en prie

Ce poème frappe par le ton qu’il adopte dans l’affi rmation de la vo lonté individuelle féminine : l’autorité du père est remis en cause par sa fi lle, attitude encore rare et presque sacrilège de nos jours où une jeune femme n’est pas habilitée à donner des conseils à son géniteur et encore moins

89. Gzungs phyug skyid 1999a : deuxième de couverture.90. Gzungs phyug skyid 1999b.

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à le traiter avec dédain 91. De plus, son intention de contrôler le monde est clairement énoncé : il est une aire de jeu, et non le lieu de l’enferme-ment dans une relation imposée. Dans un au tre de ses poèmes, « Auto-biographie des hommes » (Skyes pa tsho’i rang rnam) 92, dont l’incipit est « Ô, femmes ! Méfi ez-vous des hom mes respectueux et compréhen-sifs ! », Gzungs phyug skyid repousse encore les limites : elle accuse tous les hommes d’inconstance, d’égoïsme et de frivolité. Ceux qui présentent toutes les apparences de la bonté et de la gentillesse sont d’autant plus suspects : intrinsèque ment, la nature des hommes est mauvaise. Dans la guerre des sexes, il n’y a ni issue, ni trêve, ni confi ance : aucun homme ne peut dévelop per de sentiment positif et désintéressé envers les femmes. C’est un des poèmes les plus virulents à l’adresse de la gente masculine qu’il m’ait été donné de lire dans toute la production littéraire féminine. En voici un extrait :

Les hommes, égoïstes et rapaces,Vieillissent tels des détritus dans un réfrigérateur.Les hommes s’épuisent dans de vaines compétitionsEt de libertines rodomontades.Quand les hommes se dissipent en tous sens, tel le vent sai sonnier,Ils oublient irrémédiablement leurs parents – la terre –, leur épouse – la forêt –,Et leurs orphelins – les feuilles vertes.

On peut considérer le poème sans indulgence de Gzungs phyug skyid comme la réponse des femmes longtemps muettes à l’entreprise me née pendant de nombreux siècles par les auteurs de traités bouddhi ques tra-ditionnels, qui réifi ent les femmes en les accablant de tous les maux 93. À ma connaissance, la poésie contemporaine masculine n’a pas poursuivi dans cette veine. Au contraire, les femmes y sont en général présentées en tant qu’individus (la fi ancée, l’aimée, la mère) et non plus diabolisées de manière collective. Il leur arrive aussi très souvent d’être absentes ou passives, comme dans le célèbre poème « Ma femme s’est endormie /

91. Dans La Fleur vaincue par le gel (Thöndrupgyäl 2006), Lha skyid n’ose s’opposer à la décision de son père de la marier à quelqu’un qu’elle n’aime pas, et c’est sa mère qui joue l’intermédiaire et qui plaide en sa faveur.

92. Gzungs phyug skyid 2005.93. Pour une évocation synthétique des vues négatives sur la féminité dans la religion

bouddhique indo-tibétaine, voir Schaeff er 2004, p. 92-96, 98-103, et Tsering Chotso 1997, p. 64-66.

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J’écris de la poésie » (Chung ma gnyid zin / Ngas snyan ngag ’bri bzhin yod, 1994) 94, de ’Brong. Dans ce texte en vers libres, le jeune auteur off re un tableau de son intérieur quotidien, où il pose en tant que créateur, tandis que son épouse, pas sive, dort et rêve :

Mon épouse s’est endormie Elle rêve Son rêve m’encourageEncourage ma poésie et ma nuit […]

Je bois une gorgée d’alcoolEt je penseQu’elle doit faire un beau rêveDe rayons de soleil, d’herbe verte De lait, de yaourt Et d’agneaux […]Mon épouse s’est endormieJ’écris des poèmes.

Sous cette évocation, en apparence innocente et charmante, d’une inti-mité rarement révélée au lecteur, ce poème se distingue par son insidieux machisme : le rôle dévolu à l’épouse est ici mineur, elle est éventuelle-ment considérée comme une muse (« son rêve m’encourage »), mais elle est surtout caractérisée par sa passivité. Son monde onirique est simple, peu sophistiqué (la nature, la tradition), voire enfantin. Seul le mari-poète veille : aux aguets, inquiet, il réfl é chit à son avenir, il se pose de grandes questions 95. Mais, en réalité, cette vision, ce tableau ne nous sont-ils pas fournis par le mari, confi ant et serein dans son identité masculine ? Que sait-il exacte ment, que savons-nous de l’univers mental, des représenta-tions inté rieures des femmes ? Comme nous l’avons vu, certaines d’entre elles, dont les réfl exions nous parviennent par le biais de la poésie qu’elles écrivent, sont loin de cette image d’innocence et de naïveté confi ante.

Enfi n, exilée depuis 2002 à Dharamsala où elle travaille comme édi-trice pour le bureau de préservation des écrits de la lignée de Sle lung 96, Gzungs phyug skyid a préfacé le premier recueil de poèmes de sa consœur

94. ’Brong 1998.95. Le commentaire qui accompagne ce poème confi rme cette lecture androcentrique

en proposant une interprétation tout à l’honneur du poète : celui-ci est en réalité un homme éveillé qui doute de l’avenir, qui réfl échit à la marche de l’histoire et des Tibétains, tandis que sa femme, incarnant la masse irréfl échie et satisfaite de peu, se contente de rêver à des représentations simples et issues de la tradition, plutôt que de s’interroger sur l’avenir et la modernité.

96. « Sle lung sku phreng rim byon gyi gsung rtsom gces skyong khang ».

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Tshe ring skyid 97. Après les politesses d’usage, où elle décline toute capa-cité personnelle à rédiger un tel texte, elle consacre quelques lignes au sort des femmes tibétaines :

Voici longtemps que nous autres, les femmes, courbons la tête face une société plongée dans les ténèbres. Cela dure depuis toujours et se poursuit aujourd’hui encore. Cette [situation] représente l’échec infl igé par les limita tions d’une époque. Nous voici à un tournant et « Vu à travers les tresses » [ 98] fi gure comme un mouvement nou veau et un guide vraiment sincère.

On ne peut terminer ce tour d’horizon de la poésie féminine de langue tibétaine au Tibet sans dresser le portrait de Dpal mo. Née en 1966, maître de conférences de tibétain à l’Institut des nationalités du Nord-Ouest (Lan-zhou), Dpal mo est poète 99 et essayiste. Véritable femme de lettres, mais également activiste sociale, Dpal mo incarne depuis quelques années le mouvement littéraire féminin et féministe en rai son des trois entreprises importantes qu’elle a lancées. Tout d’abord, elle a fondé en 2004 le pre-mier journal tibétain spécialement destiné aux femmes : Gangs can skyes ma’i tshags par (Journal des femmes du pays des neiges). Il est particu-lièrement remarquable que cette pu blication n’ait pas bénéfi cié de sou-tien offi ciel : en eff et, alors que le concept de « journal féminin » était entré dans les mœurs en Chine dès les premières années du XXe siècle, où furent lancés un nombre important de périodiques à l’intention des femmes 100, alors que les dirigeants de la RPC se sont intéressés à la ques-tion du statut de la femme, alors que la RPC a depuis les années 1950 soutenu la création de divers journaux et magazines en tibétain visant des publics diff é rents (les enfants, les jeunes, les cadres locaux, les ensei-gnants, et d’autres catégories encore), on s’explique diffi cilement l’inaction

97. Gzungs phyug skyid s.d. Tshe ring skyid (née en 1983) a acquis une certaine notoriété en décrochant le titre controversé et hautement politisé de Miss Tibet en 2003 (voir le site www.misstibet.com pour des précisions). D’autre part, elle a fondé le mouvement « Femmes tibétaines » (Bod kyi bud med) en Autriche en septembre 2004.

98. Surnom qu’elle a donné au recueil de poésie dont ce texte est la préface.99. Ainsi qu’il a été dit en début d’article, Bde skyid sgrol ma et Dpal mo étaient les deux

seules femmes poètes invitées à la réunion poétique « Torrent de la jeunesse » (juillet 2005, Qinghai).

100. Le premier en 1902, suivi par de nombreux autres (voir Larson 1998, p. 29). En répu-blique populaire de Chine, le magazine féminin « Femmes chinoises » (Zhongguo funü) paraissait déjà en 1954 (Thakur 1995, p. 49).

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des autorités dans le domaine de la presse féminine en tibétain 101. Le jour nal lancé par Dpal mo comble donc un vide. On remarquera ensuite son titre : le terme skyes ma a été choisi pour signifi er « femme ». Or, cette catégorie est beaucoup plus couramment désignée par les com posés péjo-ratifs de bud med (litt. : « celle qui est privée de protubé rance », ou « celle qui est sous-développée » 102) ou skyes dman (« celles dont la naissance est inférieure » 103). Ainsi, en utilisant sciem ment le terme skyes ma, « celle qui est née », Dpal mo revendi que donc une égalité de traitement séman-tique avec les hommes, fré quemment désignés en tibétain littéraire par le terme neutre de skyes pa, qui signifi e simplement « celui qui est né », et elle cherche à nor maliser et imposer l’usage d’un substantif impartial mais peu utilisé dans la langue courante 104. Rédigé principalement par des femmes, ce trimestriel a été créé en marge de la coordination de la pre-mière an thologie de poésie féminine tibétaine, Le Crochet porte-seau 105, ainsi que l’explique Dpal mo dans le premier numéro :

Alors que je m’eff orçais de rassembler des écrits poéti ques de femmes écrivains de toutes les régions du Tibet (c’est-à-dire des Tibétaines qui écrivent en tibétain), je n’ai pu obtenir des textes que d’une vingtaine d’auteurs en un an environ… Confi ant à quelques amis ma décep tion à ce qu’il y ait si peu de Tibétaines écrivains, mes amis ont dit : « Si l’on pouvait remédier à cette situa tion ! » Quelqu’un d’autre a déclaré qu’un nombre non négligeable de femmes tibétaines étaient scolarisées dans le secondaire et le tertiaire, ou travaillaient en rapport avec le Tibet… mais que les personnes qui s’eff orçaient de diff user de la littérature écrite dans leur propre langue et avec leur propre écriture donnaient l’impression in-verse… Aussi, avec un groupe d’amis, avons-nous réfl é chi à la situation

101. En exil, qui n’est pas à la pointe de l’innovation en matière littéraire, l’association des femmes tibétaines (Tibetan Women’s Association) publie son propre journal (Dolma: The Voice of Tibetan Women) depuis au moins 1991.

102. « Le terme bud signifi e faire irruption, grossir, monter, s’élever, se manifester, etc. Par exemple, les termes bud sgo (bourgeons) pour la moisson, skye bud pour le bétail, khri la bud pour l’intronisation, et autres, indiquent un éveil positif [positive arousal]… Donc, le terme bud med signifi e au sens propre “non-développé” ou “sous-développé”, indiquant donc un statut inférieur à celui du sexe opposé » (Tsering Chotso 1997, p. 60).

103. L’épouse, elle, est appelée parfois chung ma (la petite) ou nag mo (la noire). Le noir est connoté négativement dans le monde tibétain.

104. Voir également Aziz 1987, p. 74 pour une réfl exion sur l’usage discriminant des pro-noms personnels masculins et féminins.

105. Voir plus loin.

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dont nous étions témoins et nous som mes-nous lancés dans l’expérience de la publication de ce Journal des femmes du pays des neiges 106.

Ayant établi le diagnostic que ce n’est pas tant la pénurie de femmes écrivains ou éduquées que l’ostracisme qu’on leur oppose qui bloque l’accès des femmes à la scène littéraire, ce journal se donne pour mis sion de créer un environnement propice à la publication féminine en off rant un média d’expression qui encourage les jeunes Tibétaines à s’affi rmer dans leurs choix et leurs désirs, notamment dans le do maine littéraire 107. On peut rappeler ici l’injonction d’Hélène Cixous, dans les années 1970 : « la femme doit s’écrire : elle doit écrire sur la femme et placer la femme dans l’écriture… La femme doit se placer dans le texte – ainsi que dans le monde et dans l’histoire » 108.

Mais le Journal des femmes n’est pas conçu seulement comme un lieu où l’écriture féminine littéraire peut se déployer sans entraves. C’est aussi un espace où le public, le professionnel, le social et la société sont repensés du point de vue des femmes. En témoignent les deuxième et troisième points de l’éditorial, qui précise les motivations à l’origine de la création du journal :

… combler l’absence, dans l’histoire, de journaux desti nés aux femmes, en prenant pour principes fondamen taux le développement social, la coexistence pacifi que et le progrès égalitaire ; permettre aux étudiantes qui s’occupent de littérature tibétaine et celles qui travaillent en tibétain à tous les stades de la société de prendre cons cience des responsabilités qui leur échoient et de les en dosser avec énergie 109.

L’ambition est de taille : au-delà de la revendication d’une place dans le cénacle masculin de la littérature, Dpal mo élargit son champ d’action à la société dans son ensemble. En cela, elle rejoint l’appel à la prise en charge de leur destin par les femmes, que Bde skyid sgrol ma avait lancé aux femmes en 1995. Ainsi, le numéro 4 du Journal consacre sa une à Mgon po ’tsho, Tibétaine qui poursuit des études à l’université Harvard. Une large part est également accordée à l’éducation et à la question de la

106. Gangs can skyes ma’i tshags par 12/2004, p. 1. Emphase ajoutée.107. Là, bien sûr, leurs auteurs, si ce sont des femmes, ne devront pas attendre la constitu-

tion d’un cahier consacré à la littérature féminine pour être publiées… avec le danger inverse d’être systématiquement publiées sans prise en compte de la qualité littéraire du texte, mais sur le seul critère du sexe de l’auteur.

108. Cité dans Thakur 1995, p. 10.109. Gangs can skyes ma’i tshags par 12/2004, p. 1.

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place de la langue tibétaine en Chine, ainsi qu’aux problèmes posés par l’éclatement dialectal du Tibet. En fi n, le Journal aborde des questions rarement traitées dans les magazi nes : la santé, l’hygiène, la contracep-tion et les relations amoureuses, au sujet desquelles les Tibétains (et, plus encore, les Tibétaines) oppo sent souvent un silence gêné. Dpal mo pro-longe son journal par le site internet « Internet des femmes du pays des neiges » (Gangs lcan skyes ma’i dra ba), premier site internet féminin, qui met en valeur les tra jectoires de Tibétaines d’aujourd’hui et du passé 110.

En 2005, le projet que Dpal mo évoquait dans l’éditorial du Journal des femmes du pays des neiges cité plus haut a vu le jour : sous son impul-sion, la toute première anthologie exclusivement consacrée à la poésie des Tibétaines écrivant en langue tibétaine a paru aux Éditions des nationa-lités (Pékin), Le Crochet porte-seau. Extraits choisis d’œuvres poétiques de femmes écrivains tibétaines d’aujourd’hui 111. Vingt-trois poétesses y sont présentées, parmi lesquelles on retrouve des noms désormais fami-liers : ’Brug mo skyid, Bde skyid sgrol ma, Gcan tsha Bde skyid sgrol ma, Lcags mo ’tsho, Dbyangs kho sgrol ma, Padma ’tsho, Gzungs phyug skyid et Dpal mo soi-même. Surtout, ce volume nous permet de faire connais-sance avec la production poé tique de quelques femmes originaires du Tibet central (Dbus gtsang)  : par exemple, Dpal lha (née en 1961) et Chung bdag (née en 1964), toutes deux éditrices au magazine Art et lit-térature du Tibet publié à Lhasa. De manière générale, les poétesses du Dbus gtsang sont âgées de plus de quarante ans : cela refl ète fi dèlement la situation de la ti bétophonie aujourd’hui, en perte de vitesse dans la région où le tibé tain est délaissé pour le chinois dans le système édu-catif, à l’inverse du Qinghai et de certaines zones tibétaines du Gansu et du Sichuan. Il s’ensuit logiquement que les plus jeunes poétesses repré-sentées dans ce volume (nées après 1980) sont toutes sans exception ori-ginaires de l’Amdo : Byang chub sgrol ma (née en 1980 à Dkar mdzes), Gzungs mo skyid et Lhun grub skyid (toutes deux nées en 1982 à Mang ra), ’Dzoms pa lha mo (née en 1982 à Dkar mdzes) et Bod gzhug skyid (née en 1983 à Khri ka).

Les cent vingt poèmes présentés dans ce volume comptent une im portante proportion d’inédits, ce qui confi rme la diffi culté d’accès à la

110. http://ti.tibet.cn/women/main.html.111. Dpal mo 2005. Le « crochet porte-seau » (bzho lung) est un petit accessoire que les

femmes nomades portent constamment accroché à la ceinture et auquel, comme son nom l’indique, elles accrochent leur seau quand elles traient le bétail.

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publication par les femmes dans un monde éditorial androcentrique – il y a fort à parier que ces textes auraient encore longtemps dormi dans les tiroirs de leurs auteurs ou des rédactions de magazines litté raires avant d’être publiés selon le canal habituel. Outre que la pré sence de ces jeunes femmes rassure sur la composition poétique au Tibet même (du moins en Amdo pour la période actuelle), la publica tion d’un tel titre en 2005 prouve la vitalité de la composition poéti que féminine au Tibet. On rappellera en eff et, à titre de comparaison, que c’est en 1993 seulement, à l’initia-tive d’une chercheuse améri caine, que la première anthologie de poésie féminine d’Inde a été pu bliée 112. Enfi n, les préoccupations féministes, particulièrement chez les plus jeunes auteurs, sont omniprésentes dans ce recueil et mérite raient une étude à part entière. Mais l’ouvrage est trop riche et divers pour pouvoir être résumé en quelques lignes. Je me conten-terai donc d’y relever la présence d’un des poèmes les plus novateurs et les plus frappants en matière de conscience féminine, « Zla tho chu mo dgu mdud » (2003) 113. Il est l’œuvre de Bde skyid sgrol ma, encore : dans une facture classique, il est consacré à la grossesse de l’auteur, qu’elle décrit mois après mois. Il est immédiatement suivi d’un autre qui évo que la première année de son enfant, mois après mois aussi. Alors que, dans la littérature religieuse, la féminité était traditionnellement tue ou hon-teuse, surtout dans ses manifestations physiques 114, la mater nité est ici revendiquée et accède au statut de phénomène dont les femmes s’em-parent en poésie, témoignant d’une expérience bou leversante et refusée aux hommes. Bde skyid sgrol ma innove dou blement : elle rompt avec le silence des hommes dans la poésie classi que bouddhique comme dans la poésie contemporaine, où la paternité occupe une place plus que mineure. Elle rompt aussi avec le mutisme des femmes, qui n’avaient jamais osé parler de leur maternité pour des raisons de pudeur et de tabou extrê-mement forts dans la culture tibétaine 115. Outre que Bde skyid sgrol ma

112. Zide 1993. Ce projet ne fut pas facilement mené : « on aurait dit que la mise sur pied d’une telle anthologie de “femmes” était une aberration cocasse, qui ne pouvait être à l’initiative que d’une femme “occidentale” » (Zide 1993, p. XXVIII).

113. Titre que je ne sais pas traduire. Ce poème se compose de neuf parties, correspondant aux neuf mois de la grossesse, chaque mois étant associé à un sentiment (dans l’ordre : bonheur, doute, joie, regret, émerveillement, dépression, crainte, tristesse et beauté).

114. Voir note 93 ci-dessus.115. Au Tibet, on n’évoque pas la grossesse de peur d’attirer le mauvais œil sur la mère

et l’enfant, et la naissance est fortement taboue car porteuse de pollution symbolique (grib) qui peut entraîner divers dysfonctionnements. On peut prendre la mesure de ces

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tourne radicalement le dos à la poésie de ses débuts, qui était asexuée, elle ouvre à ses collègues femmes des sujets inédits et tabous, leur iden-tité féminine passant du rôle d’obstacle à celui de source d’inspiration. Cette nouvelle prise de parole sans entraves, où les femmes sont « des actrices qui élaborent leur propre vie » 116, peut agir comme un révéla-teur et une incitation à l’écriture et à l’action pour les autres femmes. En eff et, dans l’Andhra Pradesh des années 1980, la création poétique des femmes a été bou leversée radicalement par l’inclusion de thèmes relevant du domesti que et de l’intime féminin :

la salle d’accouchement, l’accouchement, la menstruation, les ustensiles de cuisine, la cuisine, balais et plumeaux ont pénétré dans les espaces sacrés de la littéra ture, provoquant une révolution qui a tiré sa force d’une autre dyna mique de changement social progressif – le féminisme 117.

Sans pou voir affi rmer si les écrits de Bde skyid sgrol ma vont « décom-plexer » l’écriture poétique chez les femmes, en valorisant des thèmes considé rés jusqu’alors comme indignes, il est certain qu’ils refl ètent une am plitude nouvelle dans l’écriture poétique des Tibétaines, et une affi r-mation identitaire féminine faisant fi de certains tabous séculaires au Tibet.

Avant de clore cet article, je souhaite ici mentionner brièvement d’autres indicateurs qui, ajoutés à ceux qui précèdent, confi rment la place croissante que les femmes tibétaines occupent sur la scène litté raire, non seulement au Tibet, mais aussi en exil. Tout d’abord, alors que la fi c-tion féminine de langue tibétaine est longtemps restée « presque inexis-tante » 118, le premier recueil de nouvelles écrites par une femme, Skyo

interdits en lisant le bref article de ’Jam dbyangs skyid, publié en 2006 : dans certains milieux peu éduqués, écrit-elle, les femmes tibétaines vont accoucher dans l’étable pour que la pollution associée à la naissance se dissolve parmi celle des animaux et, ainsi, n’aff ecte pas la maisonnée. ’Jam dbyangs skyid rappelle comment sa propre mère lui a reproché d’avoir trop rapidement regagné le domicile conjugal après la naissance de son premier enfant car, toujours porteuse de pollution (grib), elle allait assurément contaminer son mari (http://www.tibettl.com/blog/user1/jamyankkyi/archives/2006/5345.html). Pour d’autres considérations sur la conception tibétaine de la grossesse, on pourra se reporter à Adams et al. 2005.

116. Makley 1997, p. 13.117. Joseph et al. 2003, p. 5.118. Hartley 2005b, p. 6. Ma propre banque de données qui recense les nouvelles publiées

dans divers magazines littéraire n’inclut pas même 1 % d’auteurs féminins. Ce

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snang gi zlos gar (Tragédie), a paru en 2005 119. La plus célèbre femme auteur de nouvelles en tibétain, Tshe ring dbyangs skyid (née au début des années 1960 à Gzhis ka rtse), a publié une anthologie de ses œuvres 120. Le domaine du reportage journalistique a lui aussi vu émerger une femme engagée : en 2005 et 2006, ’Jam dbyangs skyid, chanteuse et présenta-trice à la télévision du Qinghai, épouse d’un célèbre intellectuel et polé-miste de l’Amdo, Lha mo skyabs 121, a pris la plume pour publier ses

phénomène n’est pas unique au Tibet : Virginia Woolf, qui a consacré aux femmes en écriture un ouvrage qui fait toujours référence, Une chambre à soi (A Room of One’s Own, 1924), avait relevé que, « en France comme en Angleterre, les femmes poètes précèdent les femmes romancières » (Woolf 1992, p. 99). Elle explique la prédomi-nance du genre poétique chez les femmes pour quatre raisons principales : celles-ci ont incorporé le rythme et le style des berceuses et des chants populaires qu’elles chantent à leurs enfants ; deuxièmement, elles sont confi nées à leur sphère domes-tique et voyagent peu, un mode de vie qui restreint leur horizon social et donc leur capacité à imaginer des histoires complexes et animées ; troisièmement, il n’existe ni précédent ni tradition d’écriture féminine avant le XIXe siècle ; enfi n, il faut moins de temps pour jeter un poème sur le papier que pour composer tout un roman (ou une nouvelle) recelant des relations complexes entre des personnages bien distincts (Woolf 1992, p. 87-117). Tolstoï aurait-il pu écrire Guerre et Paix s’il avait passé sa vie dans un manoir isolé, s’il avait été coupé d’une vie sociale riche comme la majo-rité des femmes à son époque ? demande Woolf (Woolf 1992, p. 104-105). Une autre explication à la prédilection des femmes pour la poésie est fournie par la poétesse indienne contemporaine Mridula Garg : la poésie, selon elle, « se prête sans eff ort à l’ambiguïté. Elle peut être utilisée comme un bouclier, en leur [les femmes] donnant la liberté de s’exprimer sans crainte car chaque lecteur comprend un poème diff érem-ment » (cité dans Joseph et al. 2003, p. 22).

119. Tshe sgron skyid 2005.120. Tshe ring dbyangs skyid 2007. Tshe ring g.yang skyid est l’unique femme à fi gurer

dans l’anthologie des meilleures nouvelles en deux volumes, parue à l’occasion du vingtième anniversaire du magazine Pluie de miel, en 2001. Cette enseignante de langue et littérature tibétaines en lycée à Lhasa est par ailleurs l’épouse du célèbre écrivain et journaliste Bkra shis dpal ldan (né en 1960).

121. La mention de l’identité et de l’activité du mari de ces femmes de lettres ne doit pas être interprétée comme un aveu de la non-autonomie des femmes. En réalité, ces détails sont ici fournis pour montrer que les femmes mariées à des intellectuels semblent avoir un accès plus aisé à l’écriture, peut-être parce qu’elles bénéfi cient d’encoura-gements de la part de leur époux. Bde skyid sgrol ma fait exception : son mari n’est certes pas un intellectuel, mais il a contribué au fi nancement de la publication de son recueil Larmes de la poésie (Bde skyid sgrol ma 2002, p. 206). Outre celles qui sont mariées à des intellectuels, on trouve aussi un nombre non négligeable de femmes non mariées et / ou sans enfants à un âge relativement avancé (Dpal mo, Gzungs phyug skyid, Chos ’dzin) parmi les femmes de lettres. Les femmes célibataires et / ou sans

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impressions à la suite d’un voyage eff ectué aux États-Unis au printemps 2006, et met tant l’emphase sur l’enviable vie des Tibétaines exilées (elle est parti culièrement frappée par l’égalité entre les sexes dans le domaine des tâches domestiques), la préservation de la culture et de la langue en exil, et la vie au quotidien des Tibétains new-yorkais. Ces écrits ont été publiés sur son blog 122, nouveau média d’expression tibétain que les femmes sont encore rares à pratiquer. En 2005 et 2006, elle s’est de plus assurée une tribune régulière dans le principal journal de langue tibé-taine de l’Amdo, Les Nouvelles du Qinghai en tibétain (Mtsho sngon bod yig gsar ’gyur), sur des questions aussi controversées que l’éducation des enfants tibétains en milieu sinophone et les mariages entre Tibétaines et Hui (Chinois de confession musulmane). Enfi n, troisième indicateur de la vigueur du mouvement, le Tibet exilé est lui aussi atteint par ce mou-vement féminin parti du nord-est du Tibet dans les années 1990 : depuis 2002, en eff et, sous l’impulsion de quelques jeunes exilées récemment arrivées de l’Amdo, la scène littéraire se féminise. Gzungs phyug skyid, à peine arrivée du Tibet en 2002, a fait paraître sa deuxième anthologie 123. À la même période, Tshe ring skyid (née en 1983 et exilée en 1999) a publié deux recueils de poèmes 124, et ’Jam dpal sgrol ma et Nyi ma mtsho (nées au milieu des années 1980 et arrivées en exil vers 2000) se sont associées pour en publier un autre 125.

D’autre part, et refl étant le sort bouleversé du haut plateau depuis cinquante ans, une littérature tibétaine de langue chinoise et de langue anglaise a également fait son apparition. Si là aussi les hommes sont majo-ritaires, quelques Tibétaines se sont lancées dans l’écriture avec un certain succès. En langue anglaise, Dhompa Tsering Wangmo, qui vit aux États-Unis, a déjà publié deux anthologies de poèmes 126. Tsamchoe Dolma, jeune femme diplômée du Madras Christian College et qui travaille main-tenant pour la Library of Tibetan Works & Archives (Dharamsala), est l’auteur de poèmes publiés dans la première anthologie de poèmes tibé-

enfants représentent une catégorie problématique au sein de la société traditionnelle tibétaine et il n’est pas fortuit d’en retrouver un certain nombre parmi les intellec-tuelles et poétesses.

122. http://tibettl.com/blog/user1/jamyangkyi/archives/2006.123. Gzungs phyug skyid 2003.124. Tshe ring skyid s. d. 1 et s. d. 2.125. ’Jam dpal sgrol ma et Nyi ma mtsho s. d.126. Dhompa Tsering Wangmo 2002 et 2005.

DES POÈMES ET DES FEMMES 257

tains parue en exil en 2004 127. Du côté des auteurs sinophones, Pad dkar (née en 1964 en Amdo et exilée en 1993), bien que plasticienne et non écrivain, doit être ici citée pour avoir publié en 2004 en Inde l’opuscule féministe sans concession intitulé Women’s Status in Tibetan Society. Don’t Laugh at Women’s Hardship (Le Statut des femmes dans la société tibé-taine. Ne vous moquez pas de la diffi culté [sic] des femmes) 128. Traduit du chinois, de format aussi réduit que son ton est incisif, ce livre dénonce non seulement la discrimination dont sont victimes les femmes dans la société tibétaine, mais la résignation des principales intéressées, autocri-tique à laquelle Bde skyid sgrol ma avait déjà procédé : « les Tibétaines ne font qu’accepter passivement la division traditionnelle entre la nais-sance masculine, de bon augure, et la naissance inférieure féminine ; elles détestent leur propre sexe et envient celui de l’homme » 129. Dressant la liste d’éminentes Tibétaines, Pad dkar entremêle ses souvenirs, son expé-rience de femme au Tibet puis en exil et enfi n ses propres poèmes, où elle revendique le droit, pour les femmes, de ne pas sacrifi er leur épanouis-sement à leur famille et leur conjoint. Cette préoccupation est récurrente parmi les Tibétaines féministes, et rompt avec l’attitude d’eff acement et d’oubli de soi qui caractérise les femmes adultes et qui est attendu d’elles dans le monde tibétain. Dans les sphères plus spécifi quement littéraires, et non féministes, les Tibétaines sinophones ont devancé leurs consœurs tibétophones puisque, dès les années 1990, elles ont acquis une certaine notoriété dans le monde sino-tibétain : citons Meizhuo (tib. : Me sgron), Geyang (tib.  : Dge g.yang ?, née en 1972 à Dagyab, Kham), Yangzhen (tib. : Dbyangs don, née à Lhasa en 1963) 130 et surtout Weise (tib. : ’Od zer, née en 1966 à Lhasa). Depuis l’interdiction de ses Notes sur le Tibet (Xizang Biji, 2003) et son licenciement du poste de vice-rédactrice en chef de Xizang Wenxue, le plus important magazine de littérature sino-phone au Tibet, Weise est devenue la porte-parole publique, gênante pour le régime chinois, des Tibétains dont l’identité est fragmentée par la

127. « Mother » ; « A Voice » ; « Freedom » ; « Nangsel » ; « They Are Still Too Young » ; « Love Story of the Snail Queen » ; « A Whisper » ; « Destination, Heart » ; « Silent souls » ; « Stolen Moments of Life » ; « Twilight’s Delight » ; « The Mother Cuckoo » (cf. Buchung Sonam 2004). Ces poèmes sont également consultables en ligne sur www.tibetwriters.org.

128. Monsal 2004.129. Monsal 2004, p. 4-5.130. On trouvera des traductions de quelques écrits de ces trois auteurs dans Stewart et

Shakya 2000.

258 FRANÇOISE ROBIN

sinisation rampante de leur culture. Son courage et son entêtement, malgré les multiples entraves dont elle est la victime (ou en raison de ceux-ci), inspirent les écrivains tibétaines de Chine, qu’elles soient tibétophones ou sinophones. Et son opposition téméraire et pugnace au pouvoir chinois prouve aux hommes que les femmes tibétaines ont toute leur place sur la scène littéraire, et sociale, tibétaine. Une preuve indiscutable de sa popu-larité est le nombre de commentaires élogieux que chacune de ses décla-rations suscite parmi les jeunes hommes sur les blogs en tibétain qui ont fl euri en Chine depuis quelques années. Ceci est d’autant plus remar-quable que les Tibétains tibétophones ne font généralement pas grand cas de leurs confrères sinophones.

Une initiative lancée à Dharamsala résume bien à elle seule la place croissante que les femmes occupent dans le champ littéraire des Tibé-tains, des deux côtés de l’Himalaya, en tibétain, en anglais ou en chinois : en 2007, en eff et, l’Association des femmes tibétaines (Tibetan Women’s Association) a lancé le premier concours d’écriture ouvert aux femmes, intitulé « La Sagesse des mots – Concours d’essais » (Wisdom of Words – Essay Competition), « dans le but de distinguer et de soutenir des femmes tibétaines de talent parmi la communauté internationale des Tibétains ». Il est ouvert à deux tranches d’âge (les collégiennes / lycéennes et les femmes adultes) et à trois langues  : anglais, tibétain et chinois 131. Le thème que les candidates doivent traiter est le suivant :

À l’approche du cinquantième anniversaire de l’occupation illégale du Tibet, le nombre de Tibétains vivant en exil croît régulièrement. De plus, les coutumes ancestrales et l’ancienne culture du Tibet souff rent intensément sous le joug oppressif de la Chine. Comment les femmes tibétaines en exil peuvent-elles contribuer à la préservation et la perpétuation des traditions culturelles tibétaines sacrées 132 ?

L’exil récent de jeunes femmes éduquées de l’Amdo n’est certaine-ment pas étranger à cet intérêt pour l’écriture : les trois seules femmes que compte l’association des écrivains tibétains en exil, Tibetan PEN Writers Association, sont originaires de l’Amdo et exilées depuis peu (Gzungs phyug skyid, Lcags mo mtsho, Tshe ring skyid). Certaines d’entre elles fi gurent parmi les rédacteurs d’un certain nombre de magazines litté-

131. Il y a contradiction toutefois sur ce point puisque le règlement précise ailleurs que les essais peuvent être rédigés en anglais ou en tibétain (cf. http://www. tibetanwomen.org/press/2007/2007.04.23-dolma_essay_competition.html).

132. Voir le site internet www.tibetanwomen.org.

DES POÈMES ET DES FEMMES 259

raires de l’exil. Outre cette impulsion venue de l’Amdo, il est certain que la personnalité et l’engagement pour la cause de tibétaine de ’Od zer ont contribué à faire exister la littérature féminine aux yeux des orga-nisatrices, qui jusqu’à maintenant avaient passablement ignoré l’activité littéraire des Tibétaines  : en eff et, ’Od zer est une des trois éminentes Tibétaines à avoir son portrait dressé dans la dernière livraison du bulletin de l’association, avec Jetsun Pema (tib. : Rje btsun Padma), sœur de l’ac-tuel dalaï-lama et fondatrice du réseau des écoles tibétaines en exil, ainsi que Rinchen Khando Choegyal (tib. : Rin chen mkha’ ’gro chos rgyal), fondatrice du TWA.

Conclusion

On ne peut que souligner l’étonnant parallèle entre l’évolution de la poésie des femmes au Tibet et ailleurs dans le monde, telle qu’elle a été caractérisée par l’une des premières spécialistes de la littérature féminine, Elaine Showalter. Selon elle, la littérature des femmes (qu’elles soient américaines, juives, canadiennes ou noires) a connu trois étapes, caractéri-sées en anglais par les termes « feminine », « feminist » et « female » :

D’abord, il y a une phase prolongée d’imitation des modalités prévalentes dans la tradition dominante, et d’internalisation de ses standards artis-tiques et de ses positions en matière de rôle social. Deuxièmement, il y a une phase de contestation de ces standards et ces valeurs, et le plaidoyer en faveur des droits des minorités et de leurs valeurs, parmi lesquelles l’exigence d’autonomie. Enfi n, il y a une phase d’auto-découverte, un retour sur soi libéré de la dépendance induite par l’opposition, et une quête identitaire 133.

L’aventure de la littérature tibétophone des femmes au Tibet s’ins-crit donc dans un schéma attesté sous d’autres continents et dans d’autres cultures. Et, comme ailleurs, l’accession des femmes à une pleine partici-pation à la scène littéraire n’est pas encore acquise, mais un premier pas a été franchi par quelques pionnières qui n’ont pas craint de remettre en cause la doxa selon laquelle les femmes ne pouvaient prendre la parole publiquement sans trahir leur fonction première – exister pour le bien de leurs proches (parents, mari, enfants). Cependant, pour asseoir leur pré-sence, les femmes de lettres tibétaines ont dû se forger elles-mêmes des plages, des lieux où elles pouvaient être publiées en tant qu’auteurs, et

133. Showalter 1977, p. 13.

260 FRANÇOISE ROBIN

non en tant que femmes. Les Tibétaines ont encore du chemin à parcourir avant que d’atteindre à une réelle égalité dans le domaine des lettres et, plus largement, de la société. En eff et, à la diff érence de ce qui s’est passé en Chine et au Japon à la fi n du XIXe siècle 134, mais comme cela s’est sou-vent passé en Occident 135, elles mènent seules jusqu’à maintenant leur entreprise féminine / -iste, bénéfi ciant de peu de soutien de la part de leurs collègues masculins au Tibet. Ceci est d’autant plus étonnant que Dge ’dun chos ’phel (1903-1951), un intellectuel moderne des plus infl uents actuellement parmi les couches éduquées, en exil comme au Tibet, a « fait preuve de sensibilité envers les épreuves des femmes, victimes des cou-tumes sociales et du système légal 136 » et avait une « conception de la femme… franchement égalitaire 137 ». Un quatrain qu’il a composé est d’ailleurs cité en exergue du recueil de poésies contemporaines Le Cro-chet porte-seau :

Que l’on vise son propre bien ou celui de son pays,Que ce soit le règne royal ou la subsistance d’un mendiant,Quelles que soient les actions entreprises, petites ou grandes,Seules les femmes sont indispensables 138.

Les préfaces des recueils de poésie ou de nouvelles recèlent, ça et là, des déclarations favorables à une amélioration de la condition fémi-nine au Tibet. Ainsi, le poète Yi dam tshe ring (1933-2004) a déclaré en 2002 :

Les intellectuelles, les auteurs, les poétesses, les chanteuses, les femmes d’aff aires tibétaines qui vivent au Tibet ou hors du Tibet sont le symbole de la progression, la touche de couleur de l’honneur national et l’espoir futur des Tibétains 139.

134. Sous les Qing, « ce sont des savants [male scholars], plus que les femmes écrivains elles-mêmes, qui furent le principal moteur éditorial derrière la plupart des premières anthologies féminines » (Chang 1997, p. 150).

135. « Les femmes ont souvent été les plus ferventes à reconnaître mutuellement leurs réussites » (Gilbert et Gubar 1984, p. 523).

136. Hopkins 1992, p. 50.137. Stoddard 1985, p. 202.138. « Rang gi rang don yul gyi spyi don dang / Rgyal bo’i rgyal srid sprang bo’i ’tsho thabs

sogs / Che chung bya ba gang dang gang byed kyang / Med du mi rung ba ni bud med yin » (cité dans Dpal mo 2005, p. 1).

139. Cité par Nor sde 2006, p. 7.

DES POÈMES ET DES FEMMES 261

Dans les nouvelles, également, il arrive que les auteurs tibétains mas-culins louent les femmes tibétaines pour leur endurance, leur patience, leur abnégation. Cependant, ils n’ont accordé jusqu’à maintenant que peu de place dans leurs discussions et leurs écrits théoriques à la question des femmes au Tibet. Avec la visibilité croissante d’un certain nombre de poétesses et activistes féministes dans la sphère littéraire (Dpal mo, Bde skyid sgrol ma, Tshe ring skyid, Gzungs phyug skyid – sans oublier ’Od zer pour le monde tibétain sinophone) et la multiplication des initia-tives féminines / -istes, on peut penser que les conditions seront bientôt réunies pour que cette nouvelle littérature trouve son public chez les hommes, modifi ant ainsi leur vision de la femme en écriture et, plus lar-gement, dans la société, et bien sûr inspire d’autres femmes en quête de modèles.

ANNEXE

Proportion d’écrits féminins dans une sélection de magazines et d’anthologies publiés en zone tibétophone de RPC

Titre Année(s) de publication

Total Dont femmes

%

Liste des collaborateurs à Sbrang char (1981-1991)

1991 500 auteurs*

5 femmes*

1 %

Bod kyi deng rabs rtsom rig dpe tshogs (8 volumes), dont Lang

tsho’i rbab chu (volume consacré à la poésie en vers libres)

1990-1993

1993

350 textes

109 poèmes

8 textes

5 poèmes

3 %

5 %

Bod kyi rtsom rig gsar ba’i brtsams chos bdams bkod dang de

dag gi bshad pa

1998 53 textes 3 textes 6 %

Mtsho sngon po’i glu sgra 1999 40 textes 2 textes 5 %

Mtsho lho’i rtsom rig brtsams chos gces bsdud

1999 62 textes 5 textes 8 %

Rma lho sog rdzong gi rtsom rig brtsams chos bdams bsgrigs

2004 61 textes 2 textes 4 %

Nags klong khu byug ’du gnas 2006 43 auteurs 1 femme 2 %

262 FRANÇOISE ROBIN

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