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Missionnaires de l’Islam en Asie centraleLes écoles turques de Fethullah Gülen

Bayram Balcı

Éditeur : Institut français d’étudesanatoliennesLieu d'édition : Paris/IstanbulAnnée d'édition : 2016Date de mise en ligne : 12 juillet 2016Collection : Passé ottoman, présent turcISBN électronique : 9782362450457

http://books.openedition.org

Édition impriméeDate de publication : 1 janvier 2003ISBN : 9782706816611Nombre de pages : 300

Référence électroniqueBALCI, Bayram. Missionnaires de l’Islam en Asie centrale : Les écoles turques de Fethullah Gülen. Nouvelleédition [en ligne]. Paris/Istanbul : Institut français d’études anatoliennes, 2016 (généré le 13 juillet2016). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/ifeagd/1810>. ISBN : 9782362450457.

Ce document a été généré automatiquement le 13 juillet 2016.

© Institut français d’études anatoliennes, 2016Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540

À l’heure où la Turquie frappe aux portes de l’Union Européenne, elle développe en

parallèle une stratégie d’influence dans les républiques turcophones de l’ex-URSS, où sa

présence économique et culturelle se renforce depuis le débutt des années 90. Cette

présence turque en Asie centrale estt largement l’œuvre d’une puissante organisation

religieuse, dirigée par l’énigmatique Fethullah Gülen, longtemps prêcheur officiel au

service de l’État turc et actuellement en exil volontaire aux États-Unis.

Charismatique et visionnaire, Gülen a choisi l’éducation comme vecteur de son expansion.

Aujourd’hui, son mouvement est présent dans toutes les républiques d’Asie centrale :

Ouzbékistan, Kazakhstan, Kirghizistan, Turkménistan et Tadjikistan où ses disciples

animent un vaste réseau d’écoles privées. À long terme, ces “jésuites de l’islam turc”

projettent de former les nouvelles élites centre-asiatiques qui réislamiseront les

populations locales, longtemps soumises à la propagande athée soviétique. Cette

entreprise a su se concilier l’appui tacite des gouvernement locaux et des puissances

extérieures – Turquie et États-Unis notamment – qui craignent l’implantation d’éléments

islamistes plus radicaux, d’obédience saoudienne.

L'ouvrage a été traduit en turc sous le titre Orta Asya'da İslâm misyonerleri. Fethullah Gülen

okulları aux éditions Iletişim

1

SOMMAIRE

Remerciements

PréfaceOlivier Roy

Avant-propos

IntroductionLa communauté de Gülen : un mouvement inclassableLa querelle entre l’État et la société sur la question de l’éducation et de la citoyennetéL’État turc, les États d’Asie centrale et la communauté de Gülen ou la coexistence de deuxcatégories d’acteurs sur une même scène internationaleLe langage politique dans le monde turcophone ou les sources du malentendu entre la Turquie etles États d’Asie centrale

Chapitre 1 : Les ambitions de la Turquie en Asie centraleDes ambitions démesuréesLaïcité et démocratie ou la naissance d’un « modèle turc » pour l’Asie centraleLa Turquie tire des leçons de ses erreurs passées et construit une nouvelle politiquecentrasiatiqueLa politique culturelle et éducative de la Turquie en Asie centraleLa place de l’Islam dans la politique culturelle turque en Asie centrale

Chapitre 2 : Le mouvement nourdjou en Turquie, de Said Nursi à Fethullah GülenSaid Nursi, fondateur du mouvement nourdjouLa mort du maître et l’éclatement de son mouvementFethullah Gülen ou l’émergence d’un nouveau courant nourdjouQuelques aspects de la pensée de Fethullah GülenL’originalité de Fethullah Gülen dans la typologie des leaders religieux en TurquieGülen, vulgarisateur de la pensée de son maître

Chapitre 3 : La communauté de Fethullah Gülen en Turquie : une organisation omniprésentemarquée par le charisme de son chefUne ascension fulgurante, dans un cadre associatifÉducation et enseignement au centre de la stratégie de la djemaatLe mouvement de Gülen et sa perception par la classe politique turqueQuelques considérations sur les structures internes du mouvementUne impossible définition du mouvementStratégie médiatique : Fethullah Gülen, gentleman islamiste et séducteur, qui sait émouvoir,attendrir et rassurer

Chapitre 4 : Mode d’implantation des lycées nourdjou en Asie centraleLes lycées nourdjou : un phénomène qui ne se limite pas à l’Asie centraleLes particularités de l’implantation nourdjou dans chaque républiqueLe mode de création et le fonctionnement d’une école fethullahçıMode de recrutement des enseignants pour les lycéesMatières privilégiées et frais de scolarité

Chapitre 5 : Relais et réseaux des écoles nourdjou en Asie centraleLes appuis « acquis d’avance » ou les organes de la djemaatLes appuis gagnés en Asie centraleLa stratégie de la djemaat pour gagner la confiance des pouvoirs en place.

2

Chapitre 6 : Entre Islam et turcité : le message véhiculé par les disciples de Fethullah Gülen en Asie centraleRappel des liens complexes entre les Turcs de Turquie et les « Turcs de l’extérieur »Les formations islamistes et leur rapport au monde turcophone« Nous avons une dette morale envers l’Asie centrale » ou la mission selon GülenLa méthode missionnaire nourdjou : l’exemplarité au détriment du sermon ou commentremplacer le temsil par le tebliğQuelques remarques sur le profil sociologique de porteurs de la mission fethullahçıLes disciples de Fethullah Gülen : « nouveaux djadids » ou « Jésuites » de l’islam turc ?Fethullah Gülen ou la naissance d’une nouvelle éthique ?

Chapitre 7 : Action étatique turque et action nourdjou en Asie centrale : rivalité oucomplémentarité ?Les mutations récentes de la société turque et leurs conséquences sur la communauté deFethullah GülenLes concessions de l’État dans le domaine religieux et éducatifLes rapports entre l’État turc et la djemaat en Asie centrale : une logique de réseauLa politique turque confrontée aux réseaux nourdjou en Asie centrale

Conclusion

Glossaire

Chronologie indicative Turquie et monde turcophone

Bibliographie

3

Remerciements

1 Ce livre est l’aboutissement d’un travail universitaire mené sous la direction d’Yves

Schemeil dont les conseils m’ont constamment guidé vers une analyse plus en profondeur

du sujet. Je tiens à lui exprimer ma plus chaleureuse gratitude.

2 Sans le soutien de l’Institut Français d’Études sur l’Asie centrale (IFÉAC) pour mes

recherches de terrain entre 1996 et 2000 et l’aide de l’Institut Français d’Études

Anatoliennes (IFÉA) durant la période de rédaction, ce travail n’aurait pu voir le jour. Je

remercie sincèrement tous les directeurs, chercheurs et amis, personnel et gens de

passage de ces deux institutions pour leur soutien précieux.

3 L’intérêt constant apporté par Huguette et Pierre Chuvin, tout au long de l’élaboration de

ce travail, m’ont aidé de façon irremplaçable à le mener à bien.

4 De son début jusqu’à sa fin, ce travail a été porté par l’écoute et la patience de Vanessa

que je remercie du fond du cœur.

Remarques sur la translittération

5 Un réel problème de translittération des noms se pose quand le terrain de la recherche

s’étend entre Istanbul et la frontière chinoise. Cette vaste région est à la fois hétérogène

et homogène à bien des égards. Il en va ainsi pour les langues : turc, turkmène, ouzbek,

kirghize, kazakh et russe sont les principales langues parlées dans l’aire turcophone

étudiée. À cette diversité de langues s’ajoute une diversité d’alphabets. Ainsi, même si

toutes les langues türk d’Asie centrale s’écrivaient en cyrillique pendant la période

soviétique, des variations existaient déjà entre les transcriptions cyrilliques du kazakh,

du kirghize, du turkmène et de l’ouzbek. De plus, depuis quelques années, ces deux

dernières langues s’écrivent en caractères latins spécifiques et présentent de nombreuses

différences avec l’alphabet latin de Turquie.

6 Pour toutes ces raisons et par souci de simplicité, les règles de translittération seront

minimales :

7 Quand elle existe, je donne la version française des termes utilisés, comme Samarcande,

Almaty, Boukhara, Tamerlan, Genghis Khan, etc.

4

8 Les termes provenant du turc ne sont pas translittérés. La plupart des lecteurs

connaissent les particularités de prononciation des ü, ö, ı, ğ, ş et ç. Par exemple, le terme

fethullahçı, apparaîtra toujours sous son orthographe turque pour qualifier les hommes

ou les établissements marqués par les idées de Fethullah Gülen. D’autre part, le terme

« türk » est porteur d’une certaine ambiguïté. La langue turque distingue en principe türk

(en français turc et, en anglais, turkish) de türkî (en français turcique et en anglais turkic

). Les acteurs – officiels ou privés – de la politique turque en Asie centrale ne font pas la

distinction entre les deux puisqu’il n’existe pour eux qu’une seule turcité, türklük et un

seul monde turc, türk dünyası. De façon générale, « turc » doit nous faire penser à

l’Anatolie et « türk » à l’Asie centrale ou à l’ensemble des peuples parlant une langue

turcique.

9 Le turkmène et l’ouzbek s’écrivent désormais en caractères latins. Pour des raisons de

commodité, les termes originaires de ces deux langues sont donc écrits en version latine.

10 Pour ce qui est des termes kazakhs et kirghizes – se rapportant à des noms de villes ou à

des noms propres la plupart du temps – je m’inspire de la transcription qui figure sur les

cartes géographiques établies par le service de cartographie du ministère français des

Affaires Étrangères.

5

Préface

Olivier Roy

1 Les relations réelles entre la Turquie et l’Asie centrale font problème. Le discours sur le

panturquisme ou la turcité, très à la mode dans les journaux, occulte le fait que l’Asie

centrale est bien une terre inconnue pour la Turquie moderne... comme elle l’était pour

l’empire ottoman. Jamais ce dernier n’a pris pied en Asie centrale. La langue de

communication y était soit le persan, soit le tchaghatay, un turc littéraire (torki) dans

lequel Babour a écrit ses mémoires, mais non le turc de Turquie (türkçe). Les républiques

d’Asie centrale refusent toutes que leurs langues nationales respectives soient

considérées comme des dialectes turcs et en affirment l’autonomie (en particulier par une

politique de choix des alphabets qui accentuent les différences au lieu de les éluder). La

culture politique des pays d’Asie centrale est une étrange combinaison de soviétisme et de

traditions qui n’ont pas grand-chose à voir avec le modèle turc lui-même. Le

gouvernement d’Ankara, après une période d’euphorie suivant la dissolution de l’URSS,

s’est d’ailleurs bien rendu compte des limites de son action : après avoir créé un Ministère

de la coopération (TİKA) en charge des anciennes républiques de l’URSS, et œuvré pour la

réalisation d’un oléoduc (le Bakou-Ceyhan) pour permettre d’exporter le pétrole de la

mer Caspienne vers la Méditerranée à travers le territoire turc, Ankara ne disposait pas

des ressources financières nécessaires à une aide conséquente au développement. La

Turquie a d’autant moins pu assurer le rôle d’intermédiaire entre l’Asie centrale et

l’Occident que les nouvelles républiques souhaitaient entretenir des relations bilatérales

directes avec les pays occidentaux. Du coup le gouvernement turc a joué sur une stratégie

d’influence indirecte, laissant les sociétés privées occuper les créneaux où elles pouvaient

apporter une compétence au moindre coût : transports et bâtiments publics en

particulier.

2 Un des créneaux porteurs a été précisément l’enseignement : l’effondrement du système

soviétique a entraîné celui du système éducatif, fondé sur la langue russe et un personnel

russe. L’élite a cherché à créer des écoles privées ou réservées aux enfants de cadres où

l’on enseignait l’anglais, mais ces écoles étaient très chères et n’échappaient pas à la

logique de corruption ambiante (achat des diplômes).

6

3 C’est dans ce contexte que l’on a vu se mettre en place une « joint-venture » entre le

ministère turc de l’Éducation nationale et l’association dite des fethullahçı, dirigée par

Fethullah Gülen, afin de mettre sur pied un réseau d’écoles modernes à destination des

« classes moyennes » d’Asie centrale. Mais qu’est exactement cette association Fethullah

Gülen ? Une confrérie religieuse islamique (elle est une branche des Nurcu turcs, eux-

mêmes issus de la nakshbandiyya, une des confréries les plus importantes du monde

musulman, et Gülen se présente comme un musulman orthodoxe) ? Une secte moderne,

où l’on retrouve le gourou, la fascination pour la technologie, le sens des affaires et le

transnationalisme propre à d’autres sectes, comme l’Église de scientologie ? Ou bien une

sorte de néo-confrérie, offrant à des jeunes éduqués venus des classes moyennes

traditionalistes un compromis entre une modernité revendiquée, une laïcité désormais

trop ancrée dans la réalité sociale pour être remise en cause, une quête de spiritualité et

enfin un réseau d’influence qui permet de recréer une sociabilité mise à mal par

l’urbanisation ? C’est le premier intérêt du livre de Bayram Balcı que d’étudier sur un

terrain précis les activités de l’association des fethullahçı, qui demeure très mystérieuse et

peu étudiée.

4 Une deuxième dimension importante est la relation ambiguë entre l’État turc et

l’association des fethullahçı. Son activité pédagogique, et donc missionnaire, a été

encouragée par le gouvernement turc... à l’étranger (comme le montre les contrats signés

entre les écoles et le ministère de l’Éducation nationale). Mais d’un autre côté le même

gouvernement s’est lancé en 2000 dans une guérilla juridique contre l’association en

Turquie, l’accusant d’aller à l’encontre des principes de la laïcité. On retrouve la même

ambiguïté qui permettait à la IIIe République en France de chasser des ordres religieux du

territoire national, après le vote de la loi de 1905, et de soutenir les activités

missionnaires catholiques en direction des colonies. C’est la complexité de ces relations

que Bayram Balcı se propose d’étudier, sortant ainsi des clichés ressassés sur le

panturquisme.

7

Avant-propos

1 La décennie 1990 commence sous le signe d’un bouleversement pour la diplomatie turque,

prise au dépourvu par la dislocation subite de l’ex-URSS et l’émergence sur ses décombres

de nouvelles républiques turcophones. Sans remettre en cause l’orientation de la

politique étrangère turque, plus que jamais ancrée à l’Ouest, l’ouverture de l’Asie

centrale, que tous les experts plaçaient déjà dans le giron de la Turquie, sembla donner

quelques espoirs aux dirigeants d’Ankara de voir renforcée la place de la Turquie sur la

scène internationale.

2 De nombreuses études furent consacrées à cette question et c’est la raison pour laquelle le

présent travail renverra à ces travaux et à leurs résultats chaque fois que le raisonnement

l’exigera. C’est bien évidemment en Turquie que les études furent les plus nombreuses sur

les échanges avec l’Asie centrale. L’histoire, la géographie, l’économie, l’avenir politique

et les institutions de ces pays émergents occupent les chercheurs turcs tantôt avec un

réel souci de rigueur scientifique, tantôt dans une optique plus légère et purement

romantique. Ainsi, si les recherches de Büşra Ersanlı1 sur les nouvelles identifications

politiques dans ces pays sont solides et sérieuses, celles de l’historien Mehmet Saray2

relèvent d’une démarche romantique et d’une vision manichéenne qui ne cessent de

critiquer « les mauvais Russes colonisateurs et tortionnaires des pauvres Turcs Kazakhs,

Turcs Ouzbeks, Turcs Kirghizes et Turcs Turkmènes ».

3 En Occident aussi, le renouveau des relations entre la Turquie et l’Asie centrale n’a pas

manqué d’intéresser les chercheurs. Des colloques et des conférences furent

partiellement ou totalement consacrés à cette question. En France, par exemple, en

novembre 1994, l’IRIS organisa un colloque à l’Assemblée nationale sur le « rôle

géostratégique » de la Turquie. D’autre part, à peine émergées des cendres de l’URSS, les

républiques ex-soviétiques furent l’objet du numéro 14 de la revue CÉMOTI, dont le

comité de rédaction cherchait à fixer les contours d’un monde nouveau, le monde turc3.

Ou encore, à Londres, fut publiée une étude très documentée sur la politique turque en

Asie centrale grâce à Gareth Winrow, qui met bien en évidence les malentendus entre

Turcs et Centrasiatiques4.

4 Quelle que soit leur rigueur scientifique, la plupart des études menées à cette époque se

sont bornées à décrire les visites d’État entre les dirigeants de Turquie et ceux des

« nouvelles puissances régionales » et à établir une liste exhaustive et impressionnante

8

des accords signés. De façon quelque peu précipitée, ces études esquissaient les contours

d’un nouveau monde, d’une nouvelle force géopolitique dominée par la Turquie. Ainsi, les

auteurs de ces études, à l’instar de Gareth Winrow, se focalisèrent exclusivement sur les

grandes variables de la politique internationale. En ce sens, ces analyses restèrent d’un

grand classicisme tant l’attention se concentra sur les acteurs traditionnels de la politique

internationale comme l’État, les organisations internationales (ECO et CEI par exemple) et

les organisations gouvernementales comme l’agence TİKA.

5 Pour ne citer que la plus intéressante, la recherche menée sur ce sujet par Gareth Winrow

se limita à un bilan des sommets de la turcophonie5 et à la description des ambitieux

programmes de coopération éducative et culturelle échafaudés par Ankara, sans même se

soucier de vérifier si, sur le terrain, la « fraternité retrouvée » avait un sens auprès des

populations concernées. D’autre part, ces études n’accordaient que peu d’intérêt, pour ne

prendre que cet aspect, à l’accueil réservé aux étudiants reçus dans les différentes

universités turques. Faiblesse d’autant plus grave que le ministère turc de l’Éducation

nationale établit des rapports de qualité sur les problèmes rencontrés par les étudiants

centrasiatiques débarqués précipitamment sur les campus turcs6.

6 Loin de moi l’intention de jeter la pierre aux chercheurs qui ont analysé les premières

années des « retrouvailles » entre les peuples türk. Leurs travaux, même incomplets et/ou

partiaux, sont des sources inestimables d’information, qui me furent précieuses dans

certaines recherches. Par ailleurs, la faiblesse des travaux menés pendant les premières

années d’indépendance relève avant tout du contexte et du manque de recul au début des

années 1990. Il faut rappeler que l’euphorie dans laquelle le monde célébrait les

funérailles du dernier des grands empires, fut propice aux jugements hâtifs et aux

prévisions les plus fantasmagoriques. Plus de dix ans après l’implosion de l’ex-URSS, nous

disposons d’un peu plus de distance pour observer, comprendre et analyser les nouvelles

réalités socio-politiques en Asie centrale et en Turquie.

7 C’est sur la dimension culturelle de la politique turque en Asie centrale que je voulais

travailler à mon arrivée en Asie centrale, le 5 octobre 1995, dans le cadre du service

national que j’effectuais à Almaty. Cette mission de dix mois me fut très profitable

puisqu’elle me permit entre autres de m’immerger dans la société kazakhe et de m’initier

à sa langue de la famille turcique. De plus, mon travail me laissait suffisamment de temps

pour observer et rencontrer les expatriés turcs afin de préparer une thèse, que je voulais

consacrer, à l’époque, à « la sphère d’influence turque en Asie centrale ».

8 À l’automne 1995, je ne connaissais pas Said Nursi et Fethullah Gülen, tout au plus en

avais-je entendu parler. Si je connaissais l’existence d’écoles turques dans les nouvelles

républiques turcophones d’Asie centrale, celle des écoles nourdjou m’était complètement

inconnue. Dès mes premières observations sur la présence turque au Kazakhstan, je fus

frappé par le décalage profond entre la politique officielle turque dans la région –

ambitieuse et vaine – et l’action des acteurs privés – plus cohérente et efficace. Curieux

d’en comprendre les ressorts, d’en analyser les articulations et désireux de m’atteler à un

sujet de recherche méconnu par la communauté scientifique – l’engagement missionnaire

des nourdjou en Asie centrale – je décidai de m’intéresser aux entreprises éducatives et

économiques de Fethullah Gülen dans les États turcophones.

9 Said Nursi et son mouvement avaient déjà fait l’objet de nombreuses études scientifiques

en Turquie et aux États-Unis7. Quant au plus populaire des disciples actuels de Said Nursi,

Fethullah Gülen, il fut l’objet – ainsi que sa communauté – d’analyses poussées, en

Turquie surtout. En revanche, sur le rôle de ses disciples en Asie centrale, aucune

9

recherche approfondie n’avait encore été menée. Les chroniques et articles de certains

journalistes turcs attestent d’un vague intérêt et d’une prise de conscience du

phénomène. Cependant, ce qu’ils rapportent de leurs séjours éclair dans les capitales

centrasiatiques où, en règle générale, ils n’ont même pas pris le temps de visiter les lycées

turcs qui pourtant sont nombreux dans cette vaste région, est maigre et réducteur.

10 Néanmoins, l’intérêt nouveau que suscitaient alors ces écoles méritait un travail de fond

et donc un investissement et un engagement plus conséquents. Ainsi, pour une meilleure

connaissance des mouvements d’idées qui influencent l’Asie centrale en phase

d’ouverture, il m’a paru utile de me pencher sur le fonctionnement et la signification – en

apparence sectaire – de la présence de ces jeunes expatriés turcs et de montrer leurs

interférences avec la politique de l’État turc dans la région et avec les sociétés locales en

cours de restructuration. Après avoir défini un sujet de recherche, il me restait à trouver

le moyen de prolonger mon séjour sur place afin de réaliser les enquêtes qui devaient s’en

suivre pour mener à bien ce projet.

11 Au printemps 1996, quelques mois avant la fin de ma mission à Almaty, un voyage

touristique m’emmenait en Ouzbékistan, à la découverte des mythiques et fascinantes

cités que sont Samarcande et Boukhara, jadis riches étapes incontournables et

légendaires sur la route de la soie. Je m’arrêtai à Tachkent pour rendre visite à un ami,

connu à l’IEP de Grenoble, lui aussi coopérant du service national. C’est au cours de cette

brève escale que je découvris un jeune institut en pleine croissance, l’Institut Français

d’Études sur l’Asie Centrale, dirigé à l’époque par son fondateur, Pierre Chuvin. Notre

rencontre fut cruciale pour la prolongation de mon séjour sur le terrain. À la fin de mon

service national, j’obtiens successivement une bourse « Lavoisier » puis une allocation de

recherche auprès du ministère des Affaires Étrangères. Le terrain m’était ouvert pour la

réalisation de mes recherches.

12 Le présent travail fut réalisé à partir d’enquêtes sur un terrain riche et très vaste, puisque

mes investigations m’ont conduit en Turquie, en Ouzbékistan, au Kazakhstan, au

Kirghizistan et au Turkménistan. Pour compléter et nuancer ma compréhension de cette

question, j’étendis mes enquêtes au Tadjikistan, alors même que j’avais fait le choix de ne

pas intégrer cette société persanophone où pourtant les nourdjou sont présents, puisque

j’avais délimité au préalable mon étude à la sphère turcophone. Mes recherches

postdoctorales me conduisirent en Azerbaïdjan où la présence des écoles est tout aussi

notable. Cependant, je n’aborderai pas le cas de ce pays dont la culture chiite rend la

problématique différente.

13 En Turquie, mes prospections ont privilégié les institutions et personnalités suivantes :

• La fondation des journalistes et écrivains de Turquie, Türkiye Gazeteciler ve Yazarlar Vakfı,parce qu’elle constitue une sorte d’état-major de Fethullah Gülen, fut au centre des

recherches que j’effectuai à Istanbul. À plusieurs reprises entre 1996 et 2002, j’ai interviewé

des personnalités clés de la fondation afin de mieux accéder aux écoles d’Asie centrale.

• Afin de mieux comprendre le fonctionnement des réseaux de solidarité nourdjou, en

particulier la communication entre les nourdjou de Turquie et ceux d’Asie centrale, j’ai mené

des enquêtes dans le quartier stambouliote de Cağaloğlu, où se trouvent la plupart des

maisons d’édition du pays, y compris celles qui sont proches du mouvement de Fethullah

Gülen. Les éditions Sözler, Yeni Asya, par exemple, sont spécialisées dans la traduction des

œuvres de Said Nursi dans les langues türk d’Asie centrale. Quelques passages dans leurs

locaux me permirent de rencontrer de jeunes professeurs ayant enseigné dans un

établissement nourdjou, en Turquie ou à l’étranger.

10

• Toujours en Turquie, je me suis intéressé à certaines institutions proches du mouvement

comme la banque Asya Finans, la maison d’édition Sürat Yayınları ou l’université Fatih.

14 Profitant du fait qu’Asya Finans se trouve en face de la maison d’édition d’où partent les

manuels scolaires pour les lycées d’Asie centrale, j’ai tenté d’appréhender la manière dont

le mouvement assure l’équipement de ses établissements en matériel pédagogique.

15 À la fois intéressé dans la politique centrasiatique de la Turquie tout en s’en distinguant,

le phénomène nourdjou, pour être bien compris dans sa totalité, doit être mis en

perspective avec la coopération éducative, que l’État turc propose à ses partenaires d’Asie

centrale. C’est la raison pour laquelle les ministères turcs de l’Éducation nationale et des

Affaires étrangères n’ont pas été négligés dans mes investigations en Turquie. Ces

enquêtes me permirent d’analyser la position de l’État turc vis-à-vis des écoles nourdjou

mais surtout de constater l’existence de relations dynamiques entre les deux acteurs, du

moins dans le domaine de leur politique centrasiatique.

16 À l’occasion de missions à Istanbul et Ankara, je me rendis dans les locaux de Zaman, le

quotidien fethullahçı par excellence, qui dispose de représentations en Asie centrale.

Enfin, ces divers voyages facilitèrent le dialogue avec des chercheurs et universitaires qui

ont travaillé sur le mouvement nourdjou8, ainsi qu’avec des « décideurs » fethullahçı de

premier plan comme Ali Bayram, proche collaborateur de Gülen et longtemps

coordinateur des lycées au Kazakhstan.

17 Partis de Turquie, c’est en Asie centrale que les nourdjou déploient une bonne partie de

leur œuvre éducative à l’étranger. De ce fait, c’est dans ces républiques post-soviétiques

que j’ai effectué la quasi-totalité de mes enquêtes de terrain. Celles-ci ont commencé par

de timides observations préliminaires, quand j’étais coopérant à Almaty. Par la suite, mon

long séjour en Asie centrale m’a donné les moyens d’entreprendre des recherches

approfondies dans les quatre républiques. Du fait de sa structure pyramidale,

l’organisation fethullahçı en Asie centrale m’obligea à procéder de la manière suivante.

18 Le fonctionnement des lycées dans chaque république relève d’une direction générale,

genel müdürlük, toujours située dans la capitale. C’est de ce pivot essentiel qu’émane tout

le travail de coordination avec les autorités locales et le siège de la communauté en

Turquie. De ce fait, à chacune de mes missions à Almaty, Bichkek, Achkhabad et Tachkent,

mon passage à la direction générale était de rigueur, car il me permettait de consolider ou

de nouer des contacts utiles avec la bureaucratie fethullahçı en Asie centrale mais aussi

d’obtenir les autorisations nécessaires pour visiter les écoles et m’entretenir avec les

professeurs, les tuteurs – belletmen – et les élèves.

19 D’autre part, comme les établissements ne vivent pas en vase clos et qu’ils entretiennent

des relations diverses avec d’autres instances socio-éducatives, il importait à chaque

mission de se rendre aussi auprès d’elles afin de mesurer le degré de participation au

fonctionnement du mouvement missionnaire fethullahçı. Ainsi, les associations turques

d’hommes d’affaires, presque exclusivement contrôlées par des fethullahçı, les ambassades

turques, les ministères de l’Éducation ou de l’Instruction de chaque république, parce

qu’ils sont en contact avec les écoles fethullahçı, figurent au centre du terrain arpenté

durant mon séjour.

20 Par ailleurs, les parents d’élèves, qui choisirent des lycées fethullahçı pour leurs enfants,

furent des interlocuteurs privilégiés et des sources d’information décalées mais tout aussi

importantes que les premières.

11

21 Je rencontrai en grand nombre ceux qui, évidemment, figurent au centre de la

problématique, les élèves fréquentant les bancs des lycées nourdjou et les interrogeai

selon la méthode des entretiens directifs et semi-directifs, en fonction du contexte. À

Tachkent et dans les autres capitales centrasiatiques, je recueillis de précieux

témoignages auprès d’étudiants diplômés des lycées nourdjou, afin de connaître leur

niveau et leur degré d’adaptation et d’intégration dans les établissements supérieurs.

22 Revenu à Paris, à titre de comparaison et pour compléter ma connaissance de la

communauté et élargir le panorama que j’en avais, je rencontrai des jeunes disciples de

Fethullah Gülen travaillant en France. À Strasbourg-Schiltigheim et à Paris, deux

associations, baptisées respectivement Diyalog et Association Souveraine, assurent des cours

de soutien scolaire chaque week-end, au profit de jeunes enfants de parents turcs. Par le

biais de ces rencontres avec les animateurs de ces associations (surtout parisienne) je

cherchai à confirmer ou infirmer l’existence d’une réelle ressemblance entre le profil

d’un jeune fethullahçı d’Asie centrale et celui d’un homologue de Turquie.

23 Enfin, les retours sur le terrain en Asie centrale et en Turquie, alors que mon travail

universitaire était achevé et qu’il s’agissait de le transformer en essai (de même que les

recherches postdoctorales sur les courants d’idées entre l’Asie centrale et l’Arabie

Saoudite) me permirent de rencontrer des disciples de Fethullah Gülen qui ont eu la

générosité de m’éclairer sur certains aspects du mouvement et de ses missions.

24 Il m’est impossible de préciser le nombre exact d’entretiens effectués avec tous les

acteurs et animateurs des lycées, plusieurs centaines avec les rencontres de hasard. Les

dates exactes et les noms des personnalités interrogées sont tout aussi difficiles à fournir

car entre 1996 et fin 1999, j’étais en campagne permanente, participant à des cours dans

les écoles, à des sorties en pique-nique avec certains professeurs ou à des soirées de

discussions théologiques (çay sohbetleri9, thé discussions).

25 Toutes les investigations menées ne furent pas sans difficultés, loin s’en faut, même si

elles furent surmontées l’une après l’autre. Elles peuvent être distinguées en trois

catégories.

26 Les enquêtes ont été menées dans différentes villes d’Ouzbékistan, du Kazakhstan, du

Kirghizistan et du Turkménistan. Or, la superficie totale de cette grande Asie centrale

approche les quatre millions de kilomètres carrés. Celle du seul Kazakhstan égale cinq fois

la France. À l’immensité du territoire s’ajoutent les rigueurs climatiques et le sous-

développement des réseaux de transport qui rendent les déplacements plus complexes.

C’est au Kazakhstan que la superficie et le climat me posèrent le plus de problèmes.

Répartis sur tout le territoire, les lycées n’ont pu être visités que dans certaines villes :

Almaty, Taraz, Aslana la nouvelle capitale. La ville de Chimkent, du fait de sa proximité de

Tachkent, a été par contre une destination fréquente.

27 Les barrières bureaucratiques et les difficultés à obtenir les visas nécessaires compliquent

également la tâche de l’enquêteur. Des visites s’imposaient dans les ministères de

l’Éducation nationale (ou ministère de l’Éducation populaire selon le pays) : mais, peu

habitués à voir des chercheurs les questionner sur leur institution d’appartenance, et

encore moins sur leur attitude et leur politique face à l’implantation des écoles turques,

les membres de ces cabinets ont souvent fait preuve de circonspection, si ce n’est de

suspicion, rendant le travail d’investigation plus difficile. Néanmoins ces difficultés ne

sont rien comparées à la série d’obstacles érigés par mes principaux interlocuteurs, les

nourdjou.

12

28 Du fait de ses activités, à la limite de la légalité en Asie centrale, la communauté de

Fethullah Gülen cultive l’art de la discrétion. Attitude d’autant plus compréhensible que

les régimes centrasiatiques affichent dans l’ensemble une nette méfiance vis-à-vis des

mouvements missionnaires qui viennent faire du prosélytisme dans leur pays. Au

Turkménistan, de jeunes baptistes se sont retrouvés en prison. En Ouzbékistan, la chasse

aux « wahhabites », commencée en 1993 et accélérée par la suite, a considérablement

limité l’arrivée de missionnaires étrangers dans la vallée de Ferghana, où le sentiment

religieux est plus fort que dans le reste du pays10. Dans les autres républiques, la même

méfiance des autorités face au religieux oblige les nourdjou à rester sur leurs gardes.

29 C’est en Ouzbékistan que la communauté de Fethullah Gülen est la plus fermée. Non sans

raison, puisqu’en 1994 le journal Zaman des nourdjou fut interdit et de jeunes enseignants

expulsés. Cette punition infligée par le régime karimovien laissa des séquelles dans

l’esprit des nourdjou et détermina leur comportement par la suite. Depuis la crise de 1994,

le groupe a tout fait pour apparaître comme une simple association caritative.

30 La méfiance des régimes post-soviétiques vis-à-vis des mouvements religieux et le

caractère semi-secret qui compose en partie l’identité même de la communauté de

Fethullah Gülen, constituent les deux barrières que le chercheur curieux doit absolument

franchir. Personnellement, j’ai péniblement réussi à surmonter ces deux immenses

obstacles, grâce à la stratégie suivante.

31 À vrai dire, les autorités centrasiatiques ne m’ont jamais empêché de travailler –

exception faite des complications bureaucratiques dans l’obtention de visas et l’accès à

certaines statistiques officielles. Mais il s’agissait là de mesures qui s’appliquaient à tous

les étrangers, indépendamment de leur motif de voyage dans la région. En revanche, la

méfiance des nourdjou fut plus difficile à vaincre. En trois ans de présence sur le terrain,

j’ai eu le temps d’apprivoiser mes interlocuteurs et de me faire accepter dans leurs

cénacles de missionnaires.

32 D’abord, je leur expliquais que j’étais un futur universitaire et que j’étais passionné et

admiratif de leurs activités éducatives et civilisatrices en Asie centrale. Ensuite, pour ce

qui est de Tachkent, il me fallut inviter les grandes personnalités de la direction générale

(le directeur général en personne) et des diplomates turcs à l’IFEAC et leur montrer – ce

qui était et reste vrai – que notre institut est un centre d’accueil au service des

chercheurs de différentes nationalités et non une antenne de l’ambassade de France en

Ouzbékistan. La présence à l’époque de deux chercheurs turcs, de passage à l’Institut, joua

en ma faveur.

33 Par la même occasion, je me comportai en véritable conseiller pour ces Turcs, qui n’ont

jamais su concevoir en Asie centrale un établissement de recherche similaire, malgré

l’urgence de ce besoin pour un pays qui se dit et se veut frère des républiques

turcophones d’Asie centrale. À Tachkent, la direction générale de la société Silm Anonim

Şirketi, responsable de tous les lycées en Ouzbékistan, envisageait alors sérieusement

l’ouverture d’un établissement, dont le concept devait être un savant mélange entre un

centre de promotion culturelle et un institut de recherche.

34 Arrivés en conquérants dans une Asie centrale turcophone considérée comme leur, les

Turcs, qu’ils appartiennent aux cercles diplomatiques ou missionnaires de tous bords, se

méfient de tout rival potentiel. Aussi mes premiers efforts n’ont-ils pas suffi, car à leurs

yeux, je demeurais un serviteur de la France et de ses intérêts en Asie centrale. C’est

13

pourquoi j’ai dû me rendre en Turquie afin de m’assurer du parrainage de personnalités

influentes de la communauté de Fethullah Gülen.

35 Élargissant mon terrain, je me rendais donc régulièrement en Turquie pour plaider ma

cause auprès des fethullahçı. Grâce à des universitaires et des journalistes, j’ai pu être reçu

par des membres de premier plan de la communauté, notamment à la fondation des

journalistes et écrivains de Turquie (Türkiye Gazeteciler ve Yazarlar Vakfı) considérée

comme la vitrine intellectuelle des nourdjou. Les contacts, les cartes de visites et les

recommandations obtenus dans cette fondation me permirent de faire mon entrée dans le

cercle des nourdjou en Asie centrale. À la fin de ma première année sur le terrain, je

commençais à être accepté par la communauté. Mes démarches dès lors progressèrent à

une allure soutenue et je réussis même à intégrer un petit cercle de nourdjou, qui

organisait à Tachkent des réunions théologiques hebdomadaires.

36 Ces rencontres appelées çay sohbeti (thé discussion) réunissaient un soir par semaine une

dizaine de personnes chez l’un ou l’autre des participants – chacun recevant à son tour.

Composé exclusivement d’hommes, le groupe écoutait un maître lire des passages de la

Nur Külliyatı, l’œuvre majeure de Said Nursi. Souvent, comme on le verra dans la suite de

l’étude, les questions abordées tournaient autour de la foi, de l’importance de la prière,

du sérieux et de l’honnêteté dans le travail, etc. Le thème à l’ordre du jour était ensuite

largement expliqué et illustré par des exemples pris dans la vie quotidienne. Après la

lecture et l’explication de ce passage, assez court en règle générale, venait le temps de la

discussion, autour d’une théière et de biscuits. Les femmes n’y prenaient jamais part. Elles

restaient dans la cuisine ou dans une autre pièce et se contentaient de servir. Ces çay

sohbeti étaient aussi l’occasion de collecter de petites sommes d’argent pour des aides

diverses : construction d’une mosquée, aide aux réfugiés bosniaques ou tchétchènes, etc.

37 La littérature nourdjou est ordinairement diffusée à ce moment-là, comme la revue Aksiyon

ou le journal Zaman, directement importés de Turquie, et dont l’édition fut interrompue

très tôt en Ouzbékistan. Les réunions étaient semi-clandestines. Cette situation

m’interdisait de poser des questions qui auraient pu paraître incongrues. Cependant, je

faisais partie du cercle. Certes je renvoyais une image sûrement différente des autres

membres, mais je pense avoir été perçu et donc accepté comme quelqu’un à qui l’on

pouvait faire confiance. Ce qui me plaisait le plus dans ces rencontres, c’est que j’y

trouvais des réponses à mes interrogations de chercheur sans même avoir à poser de

questions. L’observation des relations réciproques qu’ils entretenaient les uns avec les

autres, les différents liens qui les unissaient constituaient autant d’informations

précieuses que je m’empressais de noter et de commenter, satisfait d’avoir passé une

journée fort instructive.

38 À Tachkent, j’étais ainsi un chercheur particulièrement heureux le jeudi soir jusqu’à ce

que l’alourdissement du climat politique en Ouzbékistan oblige les nourdjou à mettre fin à

leurs rencontres hebdomadaires. En effet, l’enquête sur les explosions du 16 février 1999 à

Tachkent rendit les autorités ouzbèkes plus que jamais paranoïaques et méfiantes envers

tout rassemblement. Cette paranoïa se propagea parmi les nourdjou qui mirent fin à leurs

réunions hebdomadaires. Pendant la recherche sur le terrain, chaque fois que je gagnais

davantage la confiance de mes interlocuteurs, j’avais constamment peur de ne pas être

juste. J’éprouvais et éprouve toujours quelque sentiment de culpabilité. À la limite de la

légalité, leurs pratiques de prosélytisme (plus ou moins effectif selon les pays), si elles

venaient à être découvertes, entraîneraient directement la fermeture des écoles et

l’expulsion de ceux qui les animaient, voire leur condamnation à des peines de prison. Or,

14

à Tachkent, j’étais non seulement informé de ces réunions religieuses semi-clandestines

organisées par des fethullahçı, mais j’y participais. Je me suis toujours opposé à la

recherche qui pratique la politique de la « terre brûlée » et espère que la présente étude

ne trahit pas ce principe qui m’est cher. La fermeture totale des lycées en Ouzbékistan

rend aujourd’hui moins problématique et moins dangereux pour les lycées l’exposé de

leurs activités dans ce pays. Ajoutons que les lycées nourdjou ne représentaient,

sincèrement, aucun danger pour le régime ouzbek. Mais, du fait de la méfiance maladive

de ses dirigeants, tous les courants religieux, des plus modérés aux plus radicaux ont subi

le même sort : une interdiction pure et simple.

39 Les difficultés qui viennent d’être énumérées ne doivent pas laisser croire que je ne

disposais d’aucun atout pour la réalisation de mon travail. C’est avant tout la maîtrise des

langues ouzbèke et turque qui m’a rapproché de mes interlocuteurs. D’autre part, la

démarche adoptée sur le long terme et l’immensité du territoire favorisaient les

sympathies chez les uns et les autres. Par exemple, avec les plus fervents nationalistes

turcs, j’ai dû me présenter comme un Turc vivant en Europe et cherchant à renforcer le

lobby turc dans les universités occidentales. Aux plus musulmans, j’ai dû répéter le hadith

du prophète qui recommande d’aller « chercher la science, fût-elle en Chine » et leur

rappeler constamment que mon objectif était purement et simplement l’analyse des

transformations subies dans les républiques d’Asie centrale.

40 Face à la fermeture des plus paranoïaques et pour vaincre leur hostilité, je présentais mon

sujet de recherche avec une autre problématique. Ainsi, en fonction du contexte, disais-je

travailler sur « les relations culturelles entre la Turquie et l’Asie centrale », « le rôle des

écoles turques dans le rapprochement entre le turc de Turquie et les langues türk d’Asie

centrale », etc. Les questions les plus délicates sur l’aspect missionnaire et prosélyte

nourdjou étaient posées à une poignée d’interlocuteurs, ceux avec qui je partageais le plus

grand nombre d’affinités. Devenu un habitué de certains lieux de sociabilité des expatriés

turcs nourdjou – cafés, restaurants ou certaines associations – j’ai pu satisfaire ma

curiosité sans assaillir mes interlocuteurs de questions. En effet, la communauté de Gülen

– comme toute organisation religieuse, politique ou syndicale – est loin de former un bloc

homogène. Son degré d’ouverture varie en fonction du temps et du pays dans lequel elle

évolue.

41 En Ouzbékistan, nul ne peut entrer dans un lycée sans l’aval de la direction générale dont

les bureaux sont à Tachkent. En revanche, dans les autres républiques, cela se fait sans

formalités. Les origines anatoliennes du chercheur peuvent parfois ouvrir plus facilement

les portes d’un établissement. En outre, même quand des consignes très strictes pèsent

sur les membres de la communauté, tous ne les respectent pas de la même façon. Le

devoir de réserve auquel ils sont tenus cède parfois devant leur désir de parler de leur

passion et de leurs engagements dans ces pays. Je tissais des relations privilégiées avec

des jeunes fethullahçı. À force de parcourir la grande Asie, ma ténacité mais aussi le hasard

m’ont amené à faire la connaissance de personnes partageant les mêmes centres d’intérêt

ou la même histoire.

42 Ainsi, la rencontre d’un professeur, ayant passé son enfance dans la région de Metz, où

ses parents avaient immigré avant de rentrer définitivement en Turquie, me permit

d’accéder plus rapidement et plus facilement à bon nombre d’éléments dans le long

travail de décodage du mode de fonctionnement de la communauté de Gülen. De même, le

fait de croiser un fethullahçı originaire de Mardin, ma ville natale – coup de chance qui

m’est arrivé plus d’une fois -, m’a aidé à collecter des confidences précieuses. Enfin, les

15

recommandations d’Istanbul et d’Ankara m’autorisèrent à franchir de nombreuses portes

de la communauté en Asie centrale et c’est grâce à elles que j’ai pu effectuer mes

enquêtes.

43 En définitive, il convient de remarquer que le hasard occupe une place non négligeable

dans la construction d’une problématique de recherche. Pour ne citer qu’un seul exemple,

je rappellerai que des rencontres imprévues avec des pèlerins nourdjou, lors de mon

pèlerinage à la Mecque en décembre 200011, me permirent de marquer un pas décisif dans

la construction définitive de ma thèse. Terre sainte, les lieux de pèlerinage rapprochent

les hommes et les rendent plus confiants les uns envers les autres.

NOTES

1. Madame Büşra ERSANLI dirigea une équipe de chercheurs de l’université de Marmara qui

effectua des enquêtes de terrain en Asie centrale, d’une qualité rare dans les études menées en

Turquie. Les recherches effectuées firent l’objet d’un livre édité par le ministère turc de la

Culture. Voir Büşra ERSANLI, Bağımsızlığın ilk Yılları (Les premières années de l’indépendance),

éditions du ministère de la Culture, 1993. Ce livre a connu un important succès de librairie dès sa

parution.

2. Les travaux de Mehmet SARAY n’arrivent jamais à se débarrasser d’une vision romantique de

l’histoire des peuples türk. Il est l’auteur de cinq ouvrages majeurs sur l’Asie centrale. Le premier

est une lecture panturquiste des relations entre l’empire ottoman et les khanats d’Asie centrale à

la fin du XIXe siècle. Dans les quatre autres publications intitulées Kazak Türkleri Tarihi, Özbek

Türkleri Tarihi, Kirgiz Türkleri Tarihi et Türkmen Tarihi (Histoires des Turcs kazakhs, ouzbeks,

kirghizes et turkmènes), l’auteur nous expose sa vision idéalisée de l’histoire des peuples türk.

Toutes ces publications sont éditées par la maison stambouliote Eren.

3. Sous le titre « La Turquie et l’aire turque dans la nouvelle configuration régionale et

internationale », le numéro 14 de la revue CÉMOTI tentait de faire un portrait d’un monde türk en

gestation. Certes de bonne qualité, les contributions de ce numéro concernent cependant

relativement peu l’Asie centrale. À peine engagée dans un processus d’ouverture, cette vaste

région ne permettait pas encore aux chercheurs de la visiter pour procéder à des enquêtes de

terrain approfondies.

4. Gareth WINROW, Turkey in Post Soviet Central Asia, London, The Royal Institute of International

Affairs, 1995, 53 p. Ce petit livre sur la Turquie et l’Asie centrale constitue un progrès décisif dans

l’étude des échanges entre la Turquie et l’Asie centrale. Concis, il analyse cependant les sujets les

plus « classiques » comme les échanges économiques, les rencontres au sommet entre chefs

d’État. Là encore, les études de terrain menées en Asie centrale font défaut. Les relations

culturelles, la présence culturelle turque dans ces pays sont insuffisamment étudiées.

5. À partir de 1992, les diplomates d’Ankara s’efforcèrent d’organiser des sommets annuels de la

turcophonie permettant aux chefs d’État ou de gouvernement de se rencontrer et de signer des

accords de coopération entre la Turquie, l’Azerbaïdjan et les quatre républiques centrasiatiques.

Voir infra.

6. Ces rapports sont hélas disponibles uniquement au ministère de l’Éducation nationale et dans

quelques universités d’Ankara qui disposent d’antennes de recherche sur le monde türk.

16

7. En Turquie, comme le montre la bibliographie située à la fin de ce travail, des études sérieuses

ont été menées sur Said Nursi par Safa Mürsel. D’autre part, les maisons d’édition Sözler ou Nesil

organisent souvent des rencontres internationales qui ont pour thème central la pensée de

Bediüzzaman Said Nursi. Aux États-Unis, c’est Şerif Mardin qui est le plus important expert de la

question nourdjou ; Ruşen Çakır et Hakan Yavuz font partie en Turquie des bons connaisseurs de

la question nourdjou, surtout de la période allant des années 1980 à nos jours.

8. Figuraient parmi ces chercheurs : Büşra Ersanlı, auteur de plusieurs bons travaux sur l’Asie

centrale, Nevval Sevindi, qui a publié un livre sur Fethullah Gülen, Ruşen Çakır et Şerif Mardin

connus pour leurs travaux sur l’islam en Turquie.

9. Voir infra.

10. Les autorités centrasiatiques désignent sous une même étiquette wahhabite tous les

mouvements islamistes susceptibles à leurs yeux de menacer la stabilité de la région. Sur cette

doctrine religieuse et ses activités en Asie centrale, voir La Lettre d’Asie centrale, n° 2, notamment

les contributions de Habiba FATHI et de Marc GABORIAU.

11. Dans une perspective de recherche postdoctorale, une mission d’évaluation a été effectuée en

Arabie Saoudite du 10 au 31 décembre 2000, sur la communauté turkestanaise (ouzbèke et

ouïghoure).

17

Introduction

1 La dernière décennie du xxe siècle a été marquée en Turquie par un changement majeur

de la politique étrangère de l’État : un engagement franc et massif pour l’Asie centrale,

région turcophone longtemps demeurée en dehors de sa zone d’intérêt. Dès leur

indépendance (proclamée entre septembre et décembre 1991), les républiques

turcophones d’Asie centrale et du Caucase, immédiatement reconnues par la Turquie, se

voient proposer par Ankara un « modèle turc » de développement et de transition vers

l’économie de marché et un système politique empreint de laïcité à la turque.

2 Le chercheur qui se rend sur le terrain centrasiatique pour mesurer les avancées de ce

modèle turc est le témoin d’une série de contradictions. Il constate rapidement que la

forte et très visible présence turque dans ces pays ne doit pas grand-chose à la politique

conçue par les diplomates turcs au début des années 1990. Il remarque que l’acteur

étatique est souvent dépassé dans son projet par des acteurs privés, parmi lesquels figure

un puissant mouvement religieux dont l’attitude envers la laïcité et le kémalisme, donc

les fondements du régime turc, est une question qui défraie la chronique en Turquie.

3 Ce « rival » de l’État dirige une étrange organisation religieuse tantôt qualifiée de

nourdjou (du nom de Said Nursi, père fondateur originel du mouvement - le terme évoque

aussi la « lumière » de l’esprit, nour) ou néo-nourdjou (en référence à la nouvelle

génération de ce mouvement menée par Gülen) ou encore plus couramment de fethullahçı(du nom de Fethullah Gülen). Précisons d’emblée qu’aucun de ces vocables n’est apprécié

par les membres du mouvement même si, en privé, ils reconnaissent que leur chef

spirituel est bien Fethullah Gülen. Selon eux, la relation entre leur mouvement et Gülen

n’est pas organique et idéologique mais cordiale et affective.

4 Comprendre ce phénomène fethullahçı en Asie centrale, c’est constater des contradictions

et chercher à les expliquer, ce qui amène le chercheur à emprunter des pistes,

comparatives ou théoriques, appelées grilles de lecture dans le langage des sciences

humaines. Ainsi, notre objet de recherche se place dans une perspective plus générale,

qui permet, pour une meilleure compréhension, de le mettre en parallèle avec d’autres

phénomènes sociaux.

5 Nous suivrons ici au moins trois pistes de réflexion, indispensables à la compréhension de

l’action nourdjou en Asie centrale dans toute sa complexité.

18

6 La première relève de la sociologie des mouvements religieux. Elle nous permet de

comprendre ce qu’est le groupe nourdjou et ce qu’il n’est pas. Des parallèles avec d’autres

mouvements islamistes (et non islamistes) s’avéreront utiles pour mieux saisir les

particularités de la communauté nourdjou.

7 Une contradiction constatée sur le terrain au cours de notre recherche nous mène sur

une seconde piste. Malgré l’existence d’un décalage idéologique entre le mouvement de

Gülen (penseur islamiste) et l’État turc (républicain et laïc), ces deux principaux acteurs

de la turcité en Asie centrale parviennent à s’entendre et à se retrouver partenaires sur le

terrain consensuel de l’éducation. Comprendre cette contradiction, c’est s’interroger sur

le sens de la République et de l’école en Turquie, débat qui n’est pas propre à ce pays.

Nous avons connu en France le même phénomène. Une brève description du processus de

républicanisation des esprits en France et en Turquie, de façon à mettre en perspective ces

deux expériences, peut s’avérer utile pour rapprocher de nous le présent travail de

recherche sur des réalités à première vue « lointaines ».

8 Une troisième piste, celle des relations internationales, nous permettra de comprendre la

nature des relations entre la communauté de Gülen et les autres acteurs impliqués dans la

diffusion de la turcité et de l’islam en Asie centrale. Un rappel des principales évolutions

de la scène internationale au cours de la dernière décennie fera mieux saisir les

convergences entre action publique et action privée (turque) en Asie centrale

turcophone.

La communauté de Gülen : un mouvement inclassable

9 Le mouvement de Gülen fait souvent l’objet en Turquie et ailleurs d’amalgames

malheureux avec une série d’organisations islamistes, actives dans le monde depuis une

trentaine d’années. Nous clarifierons la place de la communauté fethullahçı dans la

nébuleuse islamiste en suivant notre première piste, celle de la sociologie des

mouvements religieux, pour mettre en perspective l’organisation nourdjou face aux

principaux mouvements islamistes. Un aperçu, même bref, des islamismes et de leurs

leaders met en évidence la singularité de Gülen et de son mouvement. Ses

caractéristiques - absence de radicalisme et de projet de changement de la nature de

l’État - sont les principaux signes d’une certaine modernité de la communauté. L’analyse

des néo-nourdjou dans une optique de modernité nous amènera à élucider une autre

question : Gülen est-il à la tête d’une secte ? On verra dans le développement qui suit que

la comparaison, bien qu’abusive, ne manque pas d’une certaine pertinence. Mais ce qui

paraît - dans l’immédiat, à travers une brève généalogie des mouvements islamistes, c’est

que le mouvement nourdjou n’est pas une organisation islamiste au sens strict du terme11.

10 Fondamentalisme et islamisme sont deux notions indissociables. Le premier donne

matière au second. L’islamisme est la politisation et la radicalisation du fondamentalisme,

programme religieux qui veut modifier la société en s’inspirant du modèle socio-politique

qui existait à l’époque du Prophète, et qui se fonde sur les deux éléments du corpus

musulman : le Coran et la Sunna (tradition établie d’après les paroles et actes du

Prophète). Le fondamentalisme en soi n’est pas forcément violent. Il le devient lorsqu’il

est instrumentalisé par un mouvement religieux radical. Le wahhabisme en vigueur en

Arabie Saoudite offre un bon exemple de fondamentalisme non radical et non

révolutionnaire. En revanche, le régime iranien, à ses débuts tout au moins, est

19

représentatif d’un mouvement fondamentaliste (chiite, donc se référant à des traditions

différentes de la Sunna) transformé en islamisme révolutionnaire. Le salafisme, proche du

wahhabisme, offre un autre cas de figure de mouvement fondamentaliste modéré. Fondé

par le réformateur Jamaleddin al Afghani, le salafisme (plus tard repris par l’Égyptien

Mohammed Abduh) préconise une voie qui s’inspire des « ancêtres » (les quatre premiers

califes, « bien conseillés ») et a surtout été actif au Maghreb.

11 Le modèle politique de l’ensemble des mouvements islamistes est celui de la communauté

originelle, celle de l’époque du Prophète (et de ses successeurs) qui était à la fois chef

spirituel et temporel. La loi religieuse, à cette époque et sous le règne des quatre premiers

califes, régissait toute la société. La communauté politique était composée de l’ensemble

de la communauté des croyants, l’oumma. Mais, avec le temps, l’unanimité supposée de la

première oumma fut brisée par une série d’événements historiques : nouvelles conquêtes,

transformation de la communauté en État, division territoriale, etc. Au XIXe siècle,

l’émergence des États-nations accentue cette division, aggravée par la colonisation. Deux

attitudes distinctes se prévalent face à cette crise. Une vision idéaliste voudrait restaurer

la communauté originelle. Elle donnera naissance aux radicalismes contemporains. Une

autre frange de la communauté se résigne et adopte une vision, plus pragmatique.

Composée des oulémas, elle accepte de conseiller le prince dont elle devient la caution,

quelle que soit la nature du régime en place (militaire, émirat, khanat, empire). Elle

aidera les pouvoirs en place à mieux asseoir leur autorité. Pour elle, il importe surtout

que la paix règne dans le pays.

12 Les mouvements islamistes contemporains ont comme point commun de penser l’islam

en tant qu’idéologie politique qui engloberait l’ensemble de la vie sociale à partir d’une

appréhension politique de la société. Pour tous ces mouvements, la société islamique se

définit d’abord par la nature du pouvoir politique.

13 On reconnaît trois principaux pères fondateurs de l’islamisme contemporain. Hassan al

Banna (1906-1949), instituteur égyptien, fonde en 1928 l’association des Frères musulmans

qui, en peu de temps, se transforme en un puissant mouvement politique organisé autour

de son chef. Banna met l’accent sur l’action sociale et politique pour renforcer son

groupe. Il préconise une justice sociale assurée par l’État, par le biais de l’impôt islamique

et non par la charité individuelle. Il prône une réorganisation de la société dans le cadre

d’un État islamique. Hostile au nationalisme, il encourage dans les autres pays musulmans

la création d’associations semblables à celle des Frères musulmans.

14 Abu Ala Maududi (1903-1979), né dans le sous-continent indien, est un autre fondateur de

mouvement islamiste. Il est connu pour avoir introduit dans le vocabulaire islamiste la

notion de djahiliyya, période d’ignorance (celle de l’époque préislamique et la nôtre). Mais

son grand apport à l’islamisme est la notion de révolution islamique. Transformant

l’islam en une idéologie politique, il réfléchit sur une Constitution islamique et conçoit

une troisième voie, entre le capitalisme et le socialisme. L’action islamiste doit être

globalisante ; elle ne doit pas se limiter au droit, à la théologie, à la dévotion, à la charité,

etc. Pour donner corps à ses idées, il fonde en 1941 un parti, le Jam’at-i Islami qui occupera

une place non négligeable sur la scène politique indienne, puis pakistanaise après la

partition de 194712.

15 Un troisième penseur islamiste - et sans doute le plus radical - à avoir marqué les

mouvements islamistes contemporains est Sayyid Qotb (1906-1966). C’est lui qui radicalisa

au maximum la matrice conceptuelle commune à Maududi et Banna. Il a développé la

notion de djahiliyya jusqu’à interdire tout compromis avec le pouvoir en place. La violence

20

politique est la règle de base de son programme. La radicalisation dans l’acte se double

d’une radicalisation dans le verbe. Il place en effet au centre de sa réflexion un vieux

concept musulman, tekfir, forgé par le juriste Ibn Taymiyya (1263-1328) et destiné, à

l’époque, à dénoncer le caractère superficiel de la conversion des Mongols dont il fallait

défier le pouvoir. Remis au goût du jour par Sayyid Qotb, le tekfir légitime la révolte et le

djihad (guerre sainte) contre un pouvoir jugé peu conforme aux principes de l’islam.

16 C’est essentiellement sous l’influence des idées de ces trois hommes que les mouvements

islamistes se développeront dans le monde entier. Partout, ils prônent la substitution de l’

oumma à la nation. Des sections ou des groupes plus ou moins proches des Frères

musulmans et du Jama’at-i Islami ont vu le jour dans l’ensemble du monde musulman, du

Maghreb au sous-continent indien, en passant par l’Asie centrale, où le régime soviétique

n’a pu empêcher la diffusion de certaines idées des Frères musulmans par le biais de la

politique officielle de coopération religieuse entre la Jordanie et l’URSS13. Le Jama’at-i

Islami, pour des raisons évidentes, a influencé essentiellement des mouvements du sous-

continent indien. La guerre d’Afghanistan sonna son heure de gloire et lui permit de se

forger une bonne réputation grâce à sa force mobilisatrice de volontaires musulmans

recrutés dans l’ensemble du monde islamique.

17 Tous les mouvements islamistes nés dans la mouvance des « premiers » penseurs

n’auront pas exactement la même doctrine. Mais, globalement, on y trouve la même

conception de l’État islamique. Tous les islamistes contestent les systèmes politiques

existants quels qu’ils soient (régimes militaires, monarchie, etc.) sous prétexte que l’islam

et la communauté des croyants ne connaissent pas de division et que la souveraineté

appartient à Dieu. Cependant ces islamistes préconisent une double rupture avec les

oulémas traditionnels jugés coupables d’avoir cautionné les princes « infidèles » et avec la

société contemporaine marquée par la djahiliyya, l’ignorance. Le cas extrême de la

rupture avec la société « ignorante » (préconisée par Maududi et radicalisée par Qotb)

vise l’imitation d’un modèle, celui du Prophète qui a rompu avec sa société de départ et

pratiqué une hégire (hijra), un exil. Appliqué au cas contemporain, le modèle du Prophète

signifie un exil et un retour. Le retrait n’est qu’un prélude à la reconquête de la société, à

l’instar de Mahomet quittant la Mecque aux mains des infidèles pour établir à Médine une

communauté authentique de croyants.

18 Le rapport au politique et à l’État n’est pas la seule source de divergence entre le

mouvement de Gülen et les organisations islamistes citées ci-dessus. Un autre critère, - la

notion de modernité - nous permet de mieux dégager la différence fondamentale qui

existe entre les deux. Mon propos n’est pas d’écrire un traité de la modernité islamique.

Des ouvrages spécialisés lui ont été consacrés14. Je me contenterai de donner une

définition qui mette en évidence la différence entre la communauté de Gülen et des partis

islamistes.

19 Généralement, la modernité suppose l’émergence préalable de la rationalité qui donne le

primat à la raison scientifique au détriment du discours théologique15. De ce fait, le

rapport à la dimension transcendante est modifié : le monde n’est plus donné mais

construit et par-là même « désenchanté16 ». Une deuxième condition concerne la

différenciation des institutions. La religion ne peut plus prétendre à gérer l’ensemble des

activités humaines ni à donner un sens unifié au monde. Les différentes sphères d’activité

bénéficient alors d’une réelle autonomie si bien que la religion et la politique se

présentent comme deux réalités distinctes. Accepter la modernité revient à accepter une

autonomie du religieux et du politique17. Le troisième aspect de la modernité est la prise

21

en compte de l’individu. À partir du XVIIIe siècle et avec le développement de la

philosophie des Lumières, l’individu conquiert un espace spécifique. Il ne subit plus son

destin mais cherche à le dominer. Cet aspect de la modernité a des conséquences sur le

rapport entre individu et société, rapport qui s’articule autour des droits individuels.

20 Cette courte définition oblige à relativiser la modernité qu’on attribue souvent

abusivement aux mouvements islamistes nés en réaction à la crise des États issus des

décolonisations. En fait, leur modernité est plus matérielle qu’idéelle. Aucun de ces

mouvements ne conçoit une société qui ne soit pas régie par la loi islamique. L’individu

n’existe pas en tant qu’être autonome. Le parti islamiste et l’État islamique qu’il préconise

ne laissent à l’individu que le droit d’œuvrer pour le règne de l’islam sur la société.

21 Sans répondre à tous les critères, le mouvement de Gülen cherche cependant à concilier

islam et modernité. Aucun projet de modification des structures laïques de l’État et de la

Constitution n’a été proposé par la communauté de Gülen. La séparation du temporel et

du spirituel, fondement de la modernité, semble être un principe respecté par le leader

néo-nourdjou, du moins dans ses discours. La modernité du mouvement fait plus défaut,

comme on le verra, quand il s’agit de concevoir le rôle de l’individu dans la société. Elle

frappe, en revanche, davantage dans son fonctionnement en tant que réseau

international : équipements de pointe, outils médiatiques performants, vocabulaire qui ne

vient pas du fond des âges, mode vestimentaire et style de vie ultra contemporains de ses

membres.

22 Produit de la modernité, le mouvement de Gülen est souvent qualifié de secte. Les sectes

sont, elles aussi, engendrées de nos jours par la modernité, même si le phénomène

sectaire ne date pas d’hier. Pour ne pas être excessive, cette comparaison passe par une

réflexion sur les définitions d’une secte. La définition la plus classique d’une secte est la

manière dont se définissent par rapport au monde et au système (acceptation ou rejet) les

individus qui la composent. La tradition sociologique (Durkheim, Weber)18 conceptualise

la secte comme une forme de religion structurellement en tension avec la société globale,

avec l’État ou avec les Églises établies19.

23 Si l’Église passe un compromis avec la société et ses valeurs, la secte remet en question le

modus vivendi en cours, en s’attachant à d’autres valeurs et en se dotant de modes

d’organisation récusés par la société. La secte exige de ses adeptes qu’ils fassent le choix

de rompre avec le monde. Cette rupture se concrétise par un conflit ouvert entre la secte

et son environnement, l’adhésion à une nouvelle communauté et le refus d’une série de

pratiques sociales. Cette interprétation globale ne suffit pas à rendre compte de la

complexité du phénomène sectaire. La définition multifactorielle d’Anne Fournier, quand

elle dresse le portrait du parfait adepte et du gourou, personnage central dans la secte,

nous est d’un meilleur secours20.

24 Le parfait adepte se caractérise par une obéissance inconditionnelle et une allégeance

absolue à un chef ou à un groupe. On décèle chez lui une absence totale de critique. Le

groupe sectaire impose une rigide standardisation des comportements et des propos de

ses membres qui sont conduits à se couper du monde extérieur. La communauté de

rupture ou future secte invente des mécanismes et des stratégies d’embrigadement des

individus. Ces derniers donnent leur accord mais ignorent souvent les processus de

transformation et les finalités des maîtres du jeu. Le nouveau venu est invité à « faire

table rase du passé » par des nouveaux collègues qui lui disent : « oublie tout ce que tu as

appris ». À cet oubli du passé s’ajoute une nouvelle représentation de l’avenir. Ainsi,

l’individu apprend-il que « tout peut changer s’il le veut »21.

22

25 Chaque groupe sectaire a sa stratégie de séduction. Elle consiste souvent à offrir des

possibilités d’accomplissement personnel, un équilibre mental, une meilleure santé, une

nouvelle famille, de nouveaux repères, etc. La crise des idéologies traditionnelles et des

appareils socio-religieux classiques contribue au succès et à la fascination pour tout ce

qui est alternatif. L’affaiblissement des identités micro-groupales, l’anonymat urbain et la

dissolution dans la masse favorisent le développement du phénomène sectaire.

26 Une secte ne peut se définir sans son leader, son chef, le gourou. Le lien adepte-gourou

est essentiel à la compréhension du phénomène sectaire. Le gourou est une sorte d’idole.

Par définition, il s’agit d’une personne sacralisée. Chez lui, le savoir est supposé inné (ou

révélé) et non une acquisition qui résulte d’un travail. Il est en quelque sorte le

médiateur, comme un chaman, entre le ciel et la terre, celui qui fait connaître à son

groupe le « danger totalitaire »22. Le gourou est formateur, il dépossède les individus de

leur vécu et de leurs expériences pour s’y substituer. Il apparaît de nos jours comme un

usurpateur - devant un public qui accepte et tombe dans l’idolâtrie. Le gourou ne donne

rien, il réclame. Il exige une mobilisation, un investissement et une participation.

27 Établir une typologie de la secte revient à dégager les traits distinctifs du phénomène

sectaire23. La conjonction des facteurs suivants aide à mieux cadrer la manifestation d’une

secte. En général, le groupe développe une idéologie alternative radicale, exclusive et

intolérante. Sa structure est autoritaire et autocratique : c’est celle d’un gourou vivant ou

d’une organisation bureaucratique héritière du message, qui revendique une référence

exclusive à sa propre interprétation du monde, que celle-ci s’applique aux croyances, aux

données scientifiques, à l’éthique, aux comportements quotidiens ou aux rapports

interpersonnels. Il met en œuvre une transformation des personnes selon un type de

modelage standardisant, excluant l’autonomie. Il récupère à son profit les forces vives,

l’initiative, la créativité, l’énergie des adeptes, réalisant ainsi une instrumentalisation des

individus au seul service du groupe et des chefs. Il multiplie promesses et assurances de

tous genres : développement personnel, salut élitiste, toute-puissance sur soi-même,

santé, pouvoir et promotion interne. Il exploite les inquiétudes et les peurs, développe la

culpabilité, la crainte du rejet, la hantise de la déloyauté et la surveillance réciproque.

Enfin, il rend problématique à divers égards la perspective de quitter le groupe, devenu

une prothèse relationnelle entourée d’alternatives menaçantes24.

28 Définie et analysée sous cet angle, la dimension sectaire est difficile à mettre en rapport

avec le mouvement nourdjou. Gülen n’a rien d’un gourou, n’est pas l’idole de ses élèves et

la communauté qu’il dirige n’est pas un club fermé. Le mouvement est trop vaste pour

qu’on puisse parler de secte puisque les membres de la communauté se comptent par

millions d’individus. En revanche, des similitudes existent entre la communauté de Gülen

et la tendance nouvelle du phénomène des sectes. Ce qu’on a appelé le Nouvel Âge ou New

Age dans le langage des chercheurs présente des caractéristiques qui évoquent le

mouvement de Gülen. Le New Age, rappelons-le, désigne une nouvelle vague de sectes qui

apparaissent dans le sillage de la contre-culture américaine et arrivent en Europe au

début des années 1980. Très marquées par les religions orientales (hindouisme et

bouddhisme notamment), certaines d’entre elles pratiquent un ascétisme rigoureux,

dénoncent l’hédonisme et les excès du libéralisme. C’est justement ce côté ésotérique,

mystique et moderniste qui permet de comparer la communauté de Gülen à une secte.

S’interroger sur le rapport entre secte et mouvement nourdjou est plus aisé si on tente de

trouver dans la langue turque l’équivalent de secte.

23

29 Même si la plupart des dictionnaires français-turc traduisent secte par mezhep (en fait

synonyme d’école, au sens des quatre écoles juridiques de l’islam : malikisme, hanbalisme,

chafiisme et hanafisme) la traduction la plus plausible de ce mot est tarikat, « voies », qui

désigne en général les confréries religieuses islamiques. En effet, le mouvement de Gülen

se rapproche plus d’une tarikat que d’une secte, même s’il ne s’agit pas vraiment d’une

confrérie. On verra dans les chapitres qui suivent que des similitudes existent sans

permettre pour autant une confusion totale des deux. Comme il a été indiqué, la

communauté de Gülen est une organisation moderne, avec des projets et des missions

précises. Le message missionnaire qu’elle véhicule oscille entre islamité et turcité, avec

une nostalgie manifeste pour l’âge d’or ottoman. Ce caractère missionnaire fait

immanquablement penser à des organisations occidentales qui ont, bien avant la

naissance même de la communauté nourdjou, conçu et exporté des idées missionnaires. Il

est tentant de comparer les établissements de Gülen aux congrégations missionnaires

chrétiennes qui ont essaimé dans l’Empire ottoman et en Afrique au début du XXe siècle.

La comparaison avec les Jésuites, avec les missionnaires américains Peace Corp et avec

d’autres organisations, notamment protestantes, sera pour nous éclairante. Ainsi, le

mouvement de Fethullah Gülen n’apparaît ni vraiment comme une secte, ni comme une

confrérie, mais bien plutôt comme une congrégation missionnaire, une sorte de

« mouvement jésuite à la turque ». Comme chez les Jésuites, la question éducative occupe

une place centrale dans l’idéologie du mouvement.

La querelle entre l’État et la société sur la question del’éducation et de la citoyenneté

30 L’instauration de la république en Turquie est l’aboutissement d’un riche et complexe

débat d’idées engagées dans le cadre des réformes ottomanes dont les sources

d’inspiration proviennent en grande partie de la révolution française. Bien entendu, les

principaux courants réformistes que furent les Jeunes Ottomans, les Jeunes Turcs et les

kémalistes n’importèrent pas en bloc toutes les idées des révolutionnaires français25. Par

exemple, Namik Kemal, un des chefs de file des Jeunes Ottomans, appréciait surtout dans

la Révolution française l’idée de liberté. Chez les Jeunes Turcs, la France révolutionnaire

était surtout admirée et imitée parce qu’elle est source de raison, d’universalité et

d’anticléricalisme, encore que tous les courants Jeunes Turcs n’admiraient pas la

révolution pour les mêmes motifs. Quant aux kémalistes, ils puisèrent dans les idées de

1789 essentiellement les notions de souveraineté nationale, d’unité de la patrie et de la

nation, sans oublier le laïcisme qui figurera au centre de l’idéologie républicaine26.

31 Le grand aboutissement des nombreuses réformes ottomanes27 entrées dans l’histoire

sous l’appellation de Tanzimat fut l’avènement de la République turque. Comme le

rappelle Şerif Mardin, la révolution kémaliste ne doit pas être considérée comme une

révolution en soi mais comme le résultat d’un long processus engagé dans l’Empire

ottoman à partir des règnes de Selim III et de Mahmud II28. En tout état de cause, quelles

que soient les relations entre le mouvement des Tanzimat et la révolution kémaliste, la

République turque édifiée par Mustafa Kemal présente des caractéristiques qui appellent

la comparaison avec sa grande sœur, la République française. En France comme en

Turquie, les processus de républicanisation des institutions et des esprits empruntèrent

quasiment les mêmes canaux. Analysons les grandes ressemblances entre les processus

républicains turc et français29.

24

32 En France comme en Turquie, on constate que la République est le résultat d’une longue

maturation résultant d’expériences multiples (révolutions de 1789, 1830, 1848 et 1875 en

France, réformes puis révolution en Turquie) qui ont engendré une laïcisation des

sociétés et un affaiblissement des religions dominantes. Mais des différences existent tout

de même entre les deux pays. En France, l’avènement définitif de la république est le fruit

d’un mouvement humaniste qui a su gagner le soutien des masses, tandis qu’en Turquie

cet avènement est le fruit d’une politique volontariste exécutée par des élites

progressistes.

33 On constate d’autre part l’existence de ruptures dans le processus français puisqu’il a

fallu presque un siècle pour que l’idée de république s’ancre définitivement dans

l’Hexagone (1792-1870). En effet, la brève Ie république (1792-1804) est suspendue et ne

réapparaît qu’en 1848, pour peu de temps, puisqu’en 1851 elle s’efface à nouveau au profit

du Second Empire. La république ne devait s’installer de façon définitive qu’en 1870, au

lendemain de la défaite de Sedan. Depuis, le régime républicain n’a cessé d’exister,

exception faite de la parenthèse vichyssoise.

34 La Turquie n’a pas eu besoin de s’y reprendre à plusieurs reprises pour implanter

durablement le régime républicain. En revanche, les réformes se sont étalées sur plus

d’un siècle pour engendrer un système politique républicain. Le processus y est

cependant bien différent. Il ne s’agit pas d’un mouvement d’émancipation mais d’une

série de réformes imposées par le haut, par une élite préoccupée par la survie de l’empire.

En d’autres termes, les

réformes kémalistes s’apparentent à une révolution par le haut qui dissocie la république

de la démocratie, en faisant de cette dernière un objectif ultime qui ne peut être atteint

qu’à l’issue d’un processus de modernisation30. Dès le départ, l’élitisme est indissociable

de l’expérience kémaliste. L’élite républicaine fournit au régime une adhésion

nationaliste, mais l’islam demeure une source de loyauté politique dans une société

anatolienne demeurée majoritairement rurale. Le décalage entre les élites montantes et

les masses rurales n’a fait que s’amplifier31 et s’affiche dans la manifestation publique au

lendemain de la libéralisation du régime politique turc, surtout dans les années 1950. Par

conséquent, l’importation de la république a été soutenue par la référence à une

idéologie, le kémalisme, dont les contours sont certes imprécis32 mais caractérisés par un

idéal laïc. La République de Kémal comme celle des « Jules » est attachée à créer un

véritable citoyen. Le « bon » citoyen se caractérise avant tout par son patriotisme puis par

sa loyauté totale envers l’État et les principes républicains, enfin par sa vénération du

travail, valeur fondamentale du nouvel État-Nation en formation. Mais il s’agit d’une

citoyenneté qui met l’accent plus sur les devoirs que sur les droits.

35 Les similitudes entre les deux républiques se retrouvent également dans leurs visions de

l’histoire. En France, l’historiographie républicaine a fait le choix de fixer le point de

départ de l’histoire de France avec « nos ancêtres les Gaulois » (donc une origine païenne)

et non avec un événement chrétien (le baptême de Clovis). De la même façon, pour

minimiser l’apport du passé islamique et ottoman, l’historiographie turque républicaine

fait de « nos ancêtres les Turcs d’Asie centrale » le point de départ de l’histoire turque.

Pendant les commémorations du 75e anniversaire de la république turque, on a pu voir à

quel point ces ancêtres centrasiatiques étaient présents dans les esprits. Plusieurs livres

furent édités à cette occasion en langues türk (ouzbek, kazakh, kirghize et turkmène entre

autres) par le ministère de l’Information et distribués en Asie centrale.

25

36 La vision républicaine de l’histoire s’accompagne aussi de la désignation de héros et de

grandes gloires nationales. En France, cela fut fait avec la figure emblématique de Jeanne

d’Arc, de l’épopée de Valmy, des « poilus », etc. En Turquie, la construction républicaine

de l’histoire découle d’une volonté de conforter le nouvel État national et ses réformes,

sérieusement ébranlés, dès les premières années du régime républicain, par la révolte

kurde et islamiste. Dans le cas de la France, on observe chez les républicains une volonté

de bâtir une histoire laïque qui renforcerait la République et l’unité nationale. Leur souci

était aussi l’exaltation du patriotisme et des qualités morales qui doivent être celles du

citoyen (courage, tolérance, etc.).

37 En Turquie, l’État cherche à réinventer une identité nationale essentiellement fondée sur

une histoire et une langue communes. Le jeune État, grâce à des organisations

nouvellement créées (fondation d’histoire turque et fondation de langue turque) et des

théories pseudo-scientifiques, visait à prouver la grandeur et l’antériorité des Turcs en

mettant en valeur leur histoire mythique d’Asie centrale. Il s’agissait d’inventer un passé

glorieux pour assurer à la jeune République des fondements solides33. Les choix opérés

dans les deux régimes républicains furent révélateurs, sur ce point, de ces fondements.

38 En France, les symboles de la République furent dès le départ mais non sans de fréquentes

remises en cause, le drapeau tricolore, la devise Liberté, Égalité, Fraternité et la

Marseillaise. Marianne et la fête nationale ont également pris leur place dans ce bréviaire

républicain progressivement34 Commencé sous la Révolution, le mariage entre ces

symboles et l’idée républicaine ne devient effectif et sans doute définitif que sous la

Troisième République.

39 En Turquie, trois symboles forts figurent au cœur de l’idéologie républicaine depuis que

cette dernière existe. Incontestablement, c’est l’image d’Atatürk qui constitue le symbole

le plus fort de la république turque puisqu’une de ses célèbres maximes était « La

République est mon caractère » (Cumhuriyet benim karakterimdir). Depuis les années 1920,

son image prédomine partout en Turquie. Il est successivement vu comme un « soldat de

génie » (Gazi), un « grand homme politique » (Büyük Devlet Adamı), un « leader sans

précédent » (Ulu Önder) ou encore le « père de la nation » (Ata). Au fur et à mesure que la

République se consolide en Turquie, son image change et devient de moins en moins

militaire et de plus en plus politique. Au départ homme de combat, il est perçu par la

suite comme un bâtisseur d’État et un grand idéologue.

40 En France comme en Turquie, la république ne manque cependant pas de contradictions.

Ainsi, pour ne donner qu’un exemple, la définition même de l’identité nationale, en

Turquie (comme en France d’ailleurs), repose sur une identité citoyenne. La conception

turque de la citoyenneté s’appuie sur une communauté subjective. Les différentes

constitutions adoptées en 1924, 1960 et 1982 font de l’appartenance citoyenne l’identité

de référence par excellence. Mais par la suite, la volonté outrancière d’importer le modèle

de l’État- Nation dans son intégralité a débouché sur un phénomène de nationalisation de

l’identité politique. À partir des années 1930, la conception turque de la nation s’est

orientée vers une vision ethniciste et organiciste.

41 En France, dans une moindre mesure qu’en Turquie, le rapport entre république et

nationalisme a toujours été ambigu. Le patriotisme a été préféré au nationalisme. L’école

et l’armée participent au renforcement de ce patriotisme mais dans un esprit revanchard

(la défaite de 1870 est présente dans les esprits). Le point de rencontre ou plutôt

l’illustration de l’ambiguïté entre la république et le nationalisme fut la colonisation. Des

26

grands républicains comme Jules Ferry ont parlé de la mission civilisatrice de la France.

C’est dans cet esprit aussi que la Troisième République n’hésita pas à encourager et à

soutenir l’action des missions religieuses et des réseaux éducatifs confessionnels en

Afrique et au Moyen Orient. La République turque, quelques décennies plus tard, fait

preuve d’une même attitude et donc d’une même contradiction en Asie centrale lorsque

sa diplomatie entretient des rapports privilégiés avec les éducateurs religieux de

Fethullah Gülen.

42 La républicanisation des esprits tant en France qu’en Turquie bute sur la même pierre

d’achoppement : la question de la laïcité. Or celle-ci est inséparable de l’École, vecteur de

diffusion d’une idéologie laïque pour l’État et de l’esprit religieux pour l’Église

(chrétienne ou musulmane). De ce fait, il importe, pour bien saisir les enjeux en cours, de

revenir sur ce que fut la « guerre scolaire » en France et en Turquie.

43 Il est à peine excessif de dire que les « guerres scolaires » font partie de l’identité même

de la République française. Nous avons tous appris sur les bancs de l’école française qu’au

début de la Troisième République, « je m’en irai chez les bonnes sœurs » était la formule

très usitée par les enfants issus des milieux très catholiques, pour exprimer leur

opposition à l’enseignement laïc prôné par l’instituteur. Cette opposition entre laïcité

(république) et catholicisme (Église et ses différentes institutions) s’exprimait surtout

autour de l’instruction civique, c’est-à-dire de l’idéologie que l’État voulait inculquer aux

enfants.

44 La loi du 28 mars 1882 fut le point de départ de la grande bataille entre l’État républicain

et les milieux catholiques. Cette loi excluait l’enseignement confessionnel d’un espace

scolaire en voie de laïcisation. Les milieux catholiques perçurent cette loi comme le début

d’une « école sans Dieu »35. L’Église, plus que les familles catholiques, exprima vivement

son hostilité à la pédagogie républicaine qui voulait doter le citoyen d’une réelle

autonomie morale. L’Église montre cette conscience de l’enjeu à travers une déclaration

de l’évêque de Troyes :

« On sent que l’avenir dépend de l’éducation qui sera donnée à l’enfance. C’estqu’en effet, Nos Très Chers Frères, une nation se recrute sans cesse par lesgénérations que lui versent les écoles, comme la mer est alimentée par les fleuvesqui se déchargent dans son sein. L’enfant que vous voyez aujourd’hui aller en classeavec une naïve insouciance de son âge, sera dans dix ans l’électeur qui, armé dubulletin de vote, désignera les législateurs de la France, et contribuera pour sa partà la direction des affaires publiques. Vous comprenez, dès lors, quel puissant intérêts’attache à la question de l’enseignement, qui devient nécessairement l’objet de noscraintes douloureuses ou de nos plus chères espérances, selon qu’il sera religieuxou impie »36.

45 La détermination de l’Église inquiète l’État, qui fait parfois preuve d’impuissance,

notamment quand il se montre incapable d’empêcher les autodafés orchestrés par des

structures ecclésiastiques locales et où brûlaient essentiellement des manuels d’éducation

civique. Le bas clergé participe tout aussi activement à cette campagne de boycott des

manuels et des pédagogues qui les utilisent. À partir de 1909, il introduit dans les prières

dominicales l’invocation : « des écoles sans Dieu et des maîtres sans foi, délivrez-nous

Seigneur »37.

46 L’antagonisme entre l’État et l’Église révèle également l’opposition de deux « codes

juridiques ». Le code de l’État estime que le droit à l’instruction prévu par la révolution

française lui impose d’enseigner, ce à quoi les élites catholiques rétorquent que le droit

naturel du père prime sur celui de l’État en matière d’enseignement. Cela pose la question

27

du statut de l’enfant : appartient-il à l’État ou à ses parents ? Selon le raisonnement

républicain, il est la « propriété » de l’État, mais dans une logique chrétienne :

« (...) il n’est pas vrai que l’enfant appartienne à l’État avant d’appartenir à lafamille. La famille préexiste à l’État ; il y avait des parents unis par les liens du sangbien avant qu’il eût des citoyens unis par des rapports sociaux. La famille est uneassociation naturelle et nécessaire ; elle a sa source dans l’instinct de reproduction ;et par suite l’on peut dire qu’elle est une institution d’ordre primaire, tandis quel’État est une personnalité morale d’ordre secondaire et postérieure38 ».

47 En Turquie également, le modèle républicain se polarise autour de l’École et du contenu

de son enseignement. Mais, contrairement à une réalité souvent oubliée, c’est à partir des

réformes ottomanes que commence le processus de divorce entre école et religion en

Turquie. Commencées dans le domaine militaire, les réformes ottomanes gagnèrent

progressivement le domaine éducatif. Pendant une bonne partie de son existence,

l’Empire ottoman eut un système éducatif à trois niveaux : les medrese (écoles

coraniques, établissements religieux), les mektep (écoles où l’on enseigne des matières

plus profanes comme la logique, l’astronomie, les mathématiques, etc.) et les Enderun

mektepleri (les écoles du palais où étudiaient les enfants des cadres civils et militaires de

l’empire)39. Avec un processus complexe et sinueux, les réformes ottomanes aboutirent à

une lente prise en main du système éducatif par l’État au détriment des oulémas. En 1856

fut créé un ministère de l’Éducation afin de contrôler tous les établissements éducatifs et

de fonder de nouvelles écoles, souvent sur le modèle occidental. Avec l’arrivée des Jeunes

Turcs au pouvoir, de nouveaux efforts sont réalisés pour mettre le système éducatif

d’alors en conformité avec les besoins de l’époque. En 1917, les medrese sont placées sous

la tutelle du ministère de l’Éducation. Mais la réforme fondamentale dans l’histoire du

système éducatif turc est apportée par le jeune régime kémaliste qui, dès 1924, supprime

les medrese et réunit tous les établissements éducatifs au sein du Maarif Vekaleti, c’est-à-

dire le ministère de l’Éducation.

48 Le couronnement de toutes les réformes éducatives entreprises depuis les réformateurs

ottomans, Jeunes Turcs et kémalistes est la loi du 2 mars 1924, Tevhid-i Tedrisat Kanunu,

loi d’unification de l’enseignement. Le Premier ministre de l’époque la justifie de la

manière suivante :

« Nous voulons une éducation nationale. Que voulons-nous dire par éducationnationale ? Cette idée est plus facile à comprendre si nous définissons soncontraire : une éducation religieuse et internationale. Les éducateurs doiventpromouvoir l’idée nationale. L’éducation religieuse est en somme internationale. Ornotre éducation doit être des nôtres et pour les nôtres. Cette éducation nationaledoit avoir deux aspects : politique et patriotique (vatansal). Malheureusement noscitoyens n’ont pas encore formé une vraie nation, une vraie communauté. Mais sicette génération travaille consciencieusement, l’État turc pourra bâtir une vraie etpuissante nation40 ».

49 Ces propos d’İsmet İnönü résument bien les objectifs de la loi adoptée en 1924. Il s’agissait

d’assurer un contrôle de l’État et non des oulémas sur l’éducation. Le deuxième objectif

était sans doute l’unification du système éducatif pour l’application d’un même

programme (national) dans toutes les écoles. Le but était ainsi de favoriser le règne d’une

même langue et d’une même éducation dans le pays, afin de doter tous les composants du

peuple d’un même esprit national et d’une même fidélité à la nation en cours de

construction. Cette politique n’est cependant pas novatrice. Le modèle avait déjà fait ses

preuves en France.

28

50 De nos jours, bien que la République turque soit assise sur des fondements solides, en

raison de la vigilance de l’armée, la République éprouve comme en France le besoin de

continuer à avoir un droit de regard sur le contenu de l’éducation proposée dans les

écoles. Le discours de l’évêque de Troyes montre qu’elle n’est jamais une question neutre.

Plus pertinents encore pour notre propos, les travaux de Durkheim et des chercheurs

contemporains sur la socialisation politique témoignent de l’actualité de la question

éducative dans nos sociétés.

51 Selon Durkheim, la notion d’éducation présuppose l’idée de rapports entre les adultes et

les enfants, les premiers symbolisant la société telle qu’elle est et les seconds la société en

devenir41. Or, nous dit Durkheim, la société se fait un idéal de l’homme, de ce qu’il doit

être tant du point de vue intellectuel que physique et moral. Cet idéal est, dans une

certaine mesure, le même pour tous les citoyens mais à partir d’un certain point il se

différencie suivant le milieu particulier que toute société comprend dans son sein. C’est

cet idéal, à la fois un et divers, qui constitue le pôle de l’éducation. Ainsi, l’éducation est :

« (...) l’action exercée par les générations adultes sur celles qui ne sont pas encoremûres pour la vie sociale. Elle a pour objet de susciter et de développer chezl’enfant un certain nombre d’états physiques, intellectuels et moraux queréclament de lui et la société politique dans son ensemble et le milieu spécial auquelil est particulièrement destiné »42.

52 Durkheim, fidèle à sa sociologie constamment préoccupée par l’ordre et la paix sociale,

insiste pour que l’État prenne ses responsabilités en matière d’éducation. Refusant de

considérer l’éducation comme une affaire privée qui interdirait à l’État d’orienter l’esprit

de la jeunesse, ce précurseur de la sociologie française préconise une plus grande

intervention publique dans le domaine éducatif. Car, sans la loi, l’éducation risque, selon

lui, de se mettre au service de croyances particulières et « la grande âme de la patrie se

diviserait et se résoudrait en une multitude incohérente de petites âmes fragmentaires en

conflit les unes avec les autres »43. Selon lui, la société n’est possible que si une force

supérieure, l’État, assure une communauté d’idées et de sentiments. Pour que l’éducation

assure la cohésion de la société, il ne faut pas qu’elle soit abandonnée totalement à

l’arbitraire des particuliers. Compte tenu de son caractère social, l’éducation ne doit pas

laisser l’État indifférent. Mais le rôle de ce dernier ne signifie pas qu’il doit tout

monopoliser. Il doit permettre l’ouverture de nouvelles écoles sans demeurer étranger à

ce qui s’y passe. Les valeurs nécessaires à la cohésion et au progrès de la société doivent y

être enseignées.

53 C’est parce que la question éducative est cruciale pour le bon fonctionnement de la

société et de l’État que ce dernier, turc ou centrasiatique, ne peut se permettre de rester

indifférent. Par le biais de leurs ministères, les États centrasiatiques, mais aussi la

République turque seront amenés à inspecter les écoles de Fethullah Gülen. Ces

établissements sont les représentants d’un mouvement qui a un message pour l’Asie

centrale et une des grandes préoccupations des différents chapitres sera de savoir si les

éducateurs de Gülen parviennent à l’inculquer aux élèves. Réponse complexe, sa

formulation sera plus aisée avec une série de rappels sur la notion de socialisation

politique.

« Se socialiser, c’est apprendre une culture, se déprendre de la sienne pour uneautre ou trouver un moyen de combiner les deux en manifestant à la fois sa bonnevolonté et sa fidélité. (...) La socialisation est un processus continu : si l’essentiel dessystèmes de représentation, de préférences et de conduites est assimilé durantl’enfance et l’adolescence, leur consolidation ou leur modification ne cessent

29

jamais. La famille, puis l’école, la bande des copains puis la caserne ne sont pas lesseules responsables d’une socialisation faite par étape. (...) Les lieux et les occasionsde socialisation ne manquent pas et leurs influences se mêlent à tout instant44 ».

54 À elle seule, cette définition nous permettra de mieux aborder la question de l’influence

des éducateurs nourdjou sur leurs élèves centrasiatiques. Des différents agents de

socialisation, il faudra bien évidemment privilégier l’école et le rôle de l’enseignant.

L’école, par le biais des manuels, des images et des matières enseignées participe

fortement à la formation de la personnalité de chaque élève45. Mais, en Asie centrale

comme chez nous, les familles participent également à la formation de la conscience

(politique, religieuse, nationale) de l’élève. Il sera important de croiser les différents

facteurs de socialisation (âge, famille, école, enseignants, universités, personnalité de

chaque élève) pour analyser le taux de « pénétration » du discours de Gülen dans chaque

république centrasiatique.

L’État turc, les États d’Asie centrale et la communautéde Gülen ou la coexistence de deux catégoriesd’acteurs sur une même scène internationale

55 Le recours à la piste « internationaliste » s’avère utile, dans la mesure où il permet de

placer notre problématique dans le contexte de la mondialisation qui touche aussi la

Turquie et le mouvement nourdjou. Depuis la fin de la bipolarité, la scène internationale se

caractérise par une croissante globalisation46, un déclin de la primauté de l’acteur

étatique47 et par l’émergence d’une multitude de réseaux 48 qui cherchent à occuper le

devant de la scène internationale.

56 Si les prémisses de la globalisation et les premières recherches théoriques sur cette

question remontent à la décennie 197049, c’est à partir de la décennie suivante que ce

phénomène commence à métamorphoser la scène internationale. De façon succincte, on

pourrait le définir comme un retour en force du libéralisme économique qui se

caractérise par un règne du courant néo-libéral. Concrètement, il implique un recul de

l’engagement de l’État dans la sphère économique et même sociale. Cette globalisation a

aussi un versant culturel puisqu’une sorte de culture mondiale se diffuse dans le monde

entier. Il s’agit de fait d’une culture occidentale dont une des caractéristiques est

l’autonomisation de l’individu qui devient de plus en plus un acteur à part entière sur la

scène internationale50. Cet individu parvient à accroître sa capacité d’action grâce à sa

bonne insertion dans une série de réseaux dont le but n’est autre que d’agir sur l’action

de l’État qui cesse d’être l’unique acteur de la scène internationale.

57 Plusieurs recherches ont été consacrées ces dernières années à l’émergence des réseaux

et aux limites qu’ils apportent à la capacité d’action de l’État. Avant d’étudier les efforts

d’adaptation que doit faire l’État pour garder une prééminence sur la scène mondiale,

voyons en quoi consiste le phénomène de réseaux.

58 Pour définir le réseau, je partirai des travaux de Sidney Tarrow et de Sylvain Allemand

pour rappeler que nous avons à faire à une notion nouvelle pour expliquer des réalités

anciennes51. En effet, loin d’être propre aux sciences humaines, ce terme est fort ancien. Il

vient du latin retis, qui signifie un ensemble de lignes entrelacées. Les réseaux renvoient à

des réalités qu’on désignait autrement : cercle, diaspora, clan, clique, club, etc.52, tous

suggérant l’idée de liens informels, de circulation, d’échanges et de communication

30

moderne. L’analyse nouvelle que l’on fait par le biais des réseaux permet de s’intéresser à

des réalités longtemps négligées et pourtant cruciales pour comprendre les interactions

sociales ou le fonctionnement d’une organisation.

59 Pour une définition de cette notion, telle qu’elle est utilisée par les chercheurs français

qui s’intéressent à la sociologie des relations internationales et des rapports entre État et

organisations privées, je ferai appel à la vision de Bertrand Badie (très influencé par

James Rosenau), dont les idées ont, semble-t-il, elles-mêmes inspiré Ariel Colonomos :

« En sciences sociales, le réseau désigne des mouvements faiblementinstitutionnalisés, réunissant des individus ou des groupes dans une associationdont les termes sont variables et sujets à une réinterprétation en fonction descontraintes qui pèsent sur leurs actions. Le réseau est une organisation socialecomposée d’individus ou de groupes dont la dynamique vise à la perpétuation, à laconsolidation et à la progression des activités de ses membres dans une ouplusieurs sphères socio-politiques53 ».

60 Soucieux de rendre sa définition plus précise, le même auteur rajoute que :

« Défini par la multiplicité quantitative et qualitative des liens entre ses différentescomposantes, le réseau ne suppose pas nécessairement, contrairement àl’institution, un centre hiérarchique et une organisation verticale. Bien aucontraire, le réseau obéit à une logique associative et se déploie dans l’horizontalitédes rapports sociaux qui fonde la spécificité de son fonctionnement et ainsi, dansson sens générique, son économie »54.

61 En sciences sociales, le raisonnement en termes de réseaux présente des intérêts évidents,

comme le rappelle Sylvain Allemand55 :

« L’analyse en termes de réseaux offre l’intérêt de substituer une vision dynamiqueà une vision statique de la réalité, en mettant l’accent sur la circulation et les fluxplutôt que sur l’accumulation ; sur le processus de coordination, de coopération oude régulation plutôt que sur les institutions. Enfin, elle permet de dépasser la vieilleopposition plus individualiste des phénomènes sociaux. Dans la perspective d’uneanalyse de réseaux, les acteurs — qu’ils soient des individus, des organisations oudes États - apparaissent, en effet, à la fois autonomes et déterminés parce quesoumis aux contraintes que font peser sur eux les acteurs auxquels ils sont reliés... »56.

62 Même s’il agit contre la logique étatique, le phénomène de réseau ne contraint pas l’État à

l’immobilisme mais lui impose un effort d’adaptation aux nouvelles réalités de la scène

internationale.

63 Inspirés en partie des travaux de James Rosenau57, les travaux de Bertrand Badie58 nous

aident à mieux saisir les récentes mutations que l’État fut contraint de suivre. Selon lui,

l’État ne peut pas être isolé du monde qui l’environne. Il faut cesser d’être « interniste »,

c’est-à-dire de focaliser ses études et recherches sur le fonctionnement interne de l’État.

Il faut, selon lui, privilégier les effets liés au positionnement de chaque État dans son

environnement. Il est absurde d’étudier le ou les États hors de leur contexte

international, composé d’autres acteurs, étatiques et non étatiques.

64 Les mutations de la scène mondiale et l’émergence des réseaux amènent l’État à

s’interroger sur son avenir (du moins les hommes qui l’incarnent agissent de la sorte). En

fait, sans dresser une typologie complète des différentes catégories d’États, il convient de

souligner que ceux-ci se classent en deux catégories : les États des sociétés développées

sont en crise faute de s’adapter aux nouvelles données du monde. En revanche, les États

des sociétés en développement, ont des problèmes plus complexes. Non seulement

31

l’adaptation aux nouvelles logiques de mondialisation leur est difficile mais encore, et

c’est plus grave, il leur est peu aisé de s’adapter à la culture qui domine le monde59.

65 Les nouveaux défis qui se posent à tous les États, quelle que soit leur nature, sont

multiples. Comment l’État peut-il participer au concert transnational et en même temps

juguler les poussées identitaires, sans se transformer, ce qui serait grave selon Badie, en

un « État identitaire, c’est-à-dire en un État prisonnier d’identités dont il se serait fait le

relais, faute de les transcender »60 ? Mais le défi identitaire n’est pas le plus important

pour la problématique de notre sujet. La multiplication des réseaux et la concurrence

qu’ils livrent à l’État sont plus pertinentes dans le cas de notre travail de recherche. Les

réseaux exercent un travail de sape sur l’État parce qu’ils en subvertissent le fondement

territorial. Leur propre absence de territorialisation explique cette capacité de nuisance

particulière. La notion de réseau est motivée par la notion de multi-appartenance. Les

individus ne sont plus seulement ni même principalement citoyens d’un État-Nation. De

plus en plus, tout en appartenant à leur État, ils sont intégrés dans des réseaux qui se

situent dans une autre configuration. Par conséquent l’individu est situé territorialement,

dans le cadre de son appartenance à un État, mais aussi socialement, dans le sens où il est

arrimé à de nouvelles logiques sociales. De ce fait, on s’oriente vers ce que Bertrand Badie

appelle la « volatilité identitaire61 », c’est-à-dire que selon les situations et les enjeux,

l’individu tend à modifier la hiérarchie de ses appartenances et de ses références

identitaires, en fonction des intérêts du moment.

66 On pourrait croire que cette multi-appartenance dont parle Bertrand Badie ne concerne

que les élites économiques de chaque pays, des élites qui se retrouvent entre elles à

l’occasion de conférences, de forums économiques, des rencontres universitaires, etc. Or,

nous précise le même auteur, il n’en est pas ainsi. En effet, prenons l’exemple du réseau

des mouvements migratoires. Le moins qu’on puisse dire est que les malheureux réfugiés

kurdes ou tamouls qui viennent échouer sur nos côtes ne font pas partie de l’élite de leur

pays. Et pourtant, ils sont impliqués dans des réseaux qui leur donnent plusieurs

appartenances : religieuse, migratoire, ethnique, etc. Donnons un autre exemple. Les

réseaux religieux dépassent largement les clivages économiques et les indicateurs qui y

sont liés. Ils intègrent des individus qui, par leur adhésion, ne manifestent pas leur

richesse ou leur pauvreté, leur appartenance à une élite ou à une toute autre catégorie

mais expriment leur déception face aux institutions.

67 À juste titre, on constate un recul de l’allégeance citoyenne ; cette régression n’est pas

toujours bien compensée par l’appartenance à des réseaux de substitution. De plus, cette

double allégeance comporte des risques de crises politiques. L’intensité de ces crises

dépend en grande partie de l’attitude des gouvernants. Ces derniers peuvent adopter une

stratégie de repli et de crispation supposée les aider à préserver leur hégémonie ou leur

unité. L’État pourrait par exemple fermer ses frontières, juguler les flux migratoires,

dénoncer les entreprises transnationales, etc. Une attitude plus judicieuse se traduirait

par une politique d’adaptation des principes étatiques à cette pluri-appartenance. L’État

pourrait ainsi se transformer et s’enrichir en prenant davantage en compte cette logique

d’interdépendance en acceptant ce partenariat que représentent les acteurs

transnationaux non étatiques.

68 Cette présentation de quelques débats en cours dans la sociologie des relations

internationales n’est pas inutile. Nous devons les avoir constamment présents à l’esprit

car ils nous permettront de mieux appréhender la réalité nourdjou en Turquie et en Asie

centrale.

32

69 C’est à la lumière de ces trois pistes de réflexion que nous allons tenter d’élucider la

problématique nourdjou en Asie centrale. L’analyse se fera par le biais de trois

articulations combinées : entre les différentes grilles de lectures, entre les deux terrains

(Turquie et Asie centrale) et, enfin, entre les pistes de réflexion et le vaste terrain.

Cependant, la combinaison de ces pistes de travail ne suffit pas à comprendre les

contradictions contenues dans la présence turque en Asie centrale. Cette dernière, sous sa

forme étatique ou privée, se heurte à un problème de vocabulaire, car le dialogue turco-

türk se fait à l’aide de termes dont la compréhension n’est pas la même de part et d’autre.

Le langage politique dans le monde turcophone ou lessources du malentendu entre la Turquie et les Étatsd’Asie centrale

70 Les entités géographiques et politiques, en Asie centrale autant qu’ailleurs, ont des

définitions qui varient au cours de l’histoire, en fonction des besoins du moment.

L’appellation d’une même réalité sera donc très élastique selon les projets politiques de

l’autorité qui la conçoit.

71 Le présent travail de recherche plante son décor dans des régions qui portèrent, tour à

tour et selon le point de vue adopté, le nom de Turkestan ou d’Asie centrale, où

s’affrontèrent de multiples courants de pensée autour d’une poignée de notions

géographiques et politiques. Avant donc de plonger dans cette aventure, il paraît

primordial d’en délimiter les contours et de proposer pour chacune de ces notions une

définition. Mais, au-delà de la définition, il importe de saisir les enjeux et les implications

politiques engendrés par le choix des termes.

72 Le Turkestan, « pays des Turcs » en persan, est sans doute l’une des plus vieilles

appellations, que les hommes ont données à cette immense région62. Elle s’étend alors

dans leur esprit des monts Tian Shan à l’Est jusqu’aux rives de la mer Caspienne à l’Ouest,

bute devant la haute chaîne montagneuse de l’Hindou Kouch au Sud et se perd dans les

plaines sans fin de la steppe kazakhe au Nord. Elle englobe ainsi des réalités

géographiques diverses : des sommets culminant à plus de 7000 mètres aux mers fermées

tapies en dessous du niveau général de la mer. La nature y est tantôt hostile dans les

déserts du Kızıl kum et du Kara kum, tantôt luxuriante et bénéfique dans les oasis

disséminées le long du Syr Daria et de l’Amu Daria. Ainsi donc cette vaste région

désertique prit-elle, dans l’œil observateur des Perses, le nom des peuplades qui

l’habitaient et apprenaient à l’apprivoiser.

73 La conquête russe de la région entre 1850 et 1881 bouleversa l’histoire de la région et le

devenir de ses habitants. Elle transforma considérablement les paysages, l’aménagement

des territoires et l’organisation des cités et sociétés, mais curieusement elle ne toucha pas

au nom même de la contrée. Appelée tantôt « province du Turkestan » tantôt

« gouvernorat du Turkestan », elle demeura dans une large mesure la terre des

populations turcophones, des populations de langue iranienne formant l’autre groupe

ethnique dominant de la région. À l’heure actuelle, le fait ethnique dans cette région est

essentiellement turcique.

74 La chute de l’empire tsariste et l’édification de l’URSS modifient les données. Dans les

années 1920 et 1930, Joseph Staline, l’architecte de la politique des nationalités,

préconise, par une recomposition arbitraire des groupes ethniques, linguistiques et

33

culturels en identités nationales, de briser la relative unité culturelle du Turkestan. Celui-

ci, il est vrai, n’avait politiquement jamais été uni sinon sous Tamerlan. Le renforcement

de l’État soviétique signifie consolidation de ces nouvelles entités créées (ouzbékité,

kazakhité, etc.) et quasi-disparition du terme Turkestan au profit de la notion russe de

Srednaja Azia, littéralement « Asie moyenne ». Le nom change mais le territoire qu’il

englobe garde les mêmes frontières établies par la conquête tsariste.

75 Au début des années 1990, à la veille de l’implosion de l’Empire, le mot Turkestan est

depuis longtemps totalement absent du vocabulaire politique. Il ne survit que dans la

terminologie militaire pour l’état-major de l’Armée rouge63. En revanche, en Occident,

certains milieux académiques continuent à utiliser ce terme, bien que de plus en plus

concurrencé par le terme d’Asie centrale.

76 La notion contemporaine d’Asie centrale est apparue au début des années 1990 quand les

républiques socialistes soviétiques accédèrent à l’indépendance. Leurs habitants

abandonnent avec nostalgie la citoyenneté soviétique qu’ils arboraient jusqu’alors avec

grande fierté pour celle de nouveaux États- Nations à construire. Ces identités nationales

encore mouvantes, qui relancent le débat du tracé des frontières internes et externes de

l’empire soviétique, vont contribuer à la remise en cause par certains auteurs de la

délimitation géographique de l’Asie centrale.

77 En effet, les définitions varient selon les interlocuteurs, les milieux politiques ou les

disciplines scientifiques. Si le terme d’Asie centrale (Srednaja Azia ou Tsentralnaja Azia

en russe, Orta Asya en turc, Central Asia en anglais, Merkezi Osiyo en ouzbek) fait

consensus aujourd’hui, il ne recouvre pas les mêmes ensembles géographiques. Ainsi pour

certains historiens de l’art bouddhique, l’Asie centrale comprend-elle aussi le Tibet et la

Mongolie, en plus des sphères turcophones. L’inclusion du Kazakhstan (dont le Nord est

majoritairement peuplé de Russes) dépend de façon très aléatoire de l’humeur du

moment et de la sensibilité de l’auteur. Cependant, de l’avis du plus grand nombre, la

notion d’Asie centrale regroupe sous le même parapluie les peuples turcophones et, par la

force des choses, les persanophones tadjiks puisqu’elle inclut habituellement les cinq

États centrasiatiques issus de l’ex-URSS, la province turcophone de l’Afghanistan et le

Sinkiang, région ouïghoure de la Chine.

78 Le choix des mots n’est, comme chacun le sait, jamais neutre et innocent. Pour certains

nationalistes et quelques orientalistes occidentaux, le terme de Turkestan est

irremplaçable, surtout pour les Turcs de Turquie, panturquistes ou pas. Pour un

universitaire turc comme Mehmet Saray ou un intellectuel ouzbek comme Baymirza

Hayit, le terme d’« Asie centrale » est inacceptable. Dans leurs travaux sur l’Asie centrale,

ces auteurs distinguent deux Turkestan voire trois : le Turkestan soviétique « enfin

libéré », le Turkestan chinois toujours sous domination han et le Turkestan afghan sous

contrôle pachtoun.

79 Voilà une démarche originale et paradoxale pour ces auteurs qui militent pour l’unicité

des peuples türk et se veulent les champions de la cause « türk » mais qui, dans le même

temps, la « saucissonnent » en différents segments. Ce n’est évidemment pas l’attitude

générale de tous les académiciens. Néanmoins, on peut, sans crainte de se tromper,

affirmer que tous les militants de la cause panturquiste, du défunt Alparslan Türkeş(leader historique de l’extrême droite turque, connu pour ses positions tranchées et

teintées de panturquisme) au colleur d’affiche de base du Parti de l’Action Nationaliste,

proscrivent l’usage d’Asie centrale au profit de celui de Turkestan.

34

80 L’appellation « Asie centrale turcophone », que j’utilise dans le cadre de ce travail se

limite aux quatre républiques turcophones ex-soviétiques : l’Ouzbékistan, le Kirghizstan,

le Kazakhstan et le Turkménistan, et exclut le Tadjikistan persanophone, pourtant au

cœur de la région et concerné par le phénomène des lycées nourdjou, mais qui ne fait pas

partie de mon terrain, limité à l’aire turque.

81 Par « aire turque », j’entends une entité de géographie humaine d’Asie centrale sensible à

la politique turque d’Ankara des dernières années64. Malgré la rupture de la continuité

territoriale avec la Turquie, l’aire turque est l’expression d’une osmose entre ce qui était,

il n’y a pas si longtemps, encore deux mondes à la fois proches et lointains, ensemble

aujourd’hui homogène, qui vit au même rythme des chansons « pop » de Tarkan, de

Mustafa Sandal ou de Yulduz Ousmanova. Nous voici donc en ce sens dans un monde

uniforme mais qui a su conserver ses particularismes centrasiatiques, turc et russe. Le

caractère flou de cette dénomination permet toutes sortes de libertés dans son

interprétation.

82 Türk Dünyası, « monde turc » est une expression très à la mode et de plus en plus souvent

utilisée par divers auteurs turcs persuadés que la fin de l’URSS permet l’édification d’un

ensemble d’États unis par la langue, la culture et la religion. J’émets ici une réserve vis-à-

vis de cette formule, car elle a tendance à surestimer l’importance de la solidarité qui

existe entre la Turquie et les nouvelles républiques indépendantes.

83 Parler de monde turc fait immédiatement écho au concept de monde arabe. Or, les États

arabes, organisés en Ligue Arabe, sont bien plus proches les uns des autres que ne le sont

les États turcophones. De ce fait, je n’utilise l’expression « monde turc » que pour

l’associer à un monde en devenir, à un projet, à une construction politique à peine

ébauchée, soutenue plus par Ankara que par les capitales centrasiatiques.

84 Quatre des cinq républiques d’Asie centrale sont turcophones. J’entends par-là des États

dont la langue appartient à la famille turque, quelle que soit sa branche, kiptchak, oghuz

ou tchagatay et même si cela ne préjuge en rien du degré d’intercompréhension de leurs

habitants. Ce concept est intéressant car la langue est souvent considérée par les

dirigeants de ces États comme un outil de politique étrangère. La Turquie, par exemple,

intègre, beaucoup plus que ses partenaires d’Asie centrale, cette dimension linguistique

dans sa stratégie d’ouverture vers le monde türk.

85 La notion de turcité renvoie à l’ethnicité. Avec la langue, elle permet à la Turquie de bâtir

des projets de coopération avec l’Asie centrale. Tout comme le monde türk, c’est une idée

en formation. Certes, les intellectuels de Turquie et d’Asie centrale savent ce que signifie

turcité mais le commun des mortels d’Anatolie ou de Kachgarie ne le sait pas toujours. Il

s’agit d’un projet politique en gestation auquel participent, en Turquie, État, organismes

privés et réseaux nourdjou qui seront au cœur du sujet. En turc, turcité se traduit par

türklük, qu’il ne faudrait pas confondre avec türkçülük qui possède une connotation plus

forte, plus militante et qui est presque synonyme de panturquisme même si ce dernier

terme existe aussi dans la langue d’Anatolie.

86 Une des difficultés éprouvées par les chercheurs qui travaillent sur l’identité turque est la

transcription des termes et la traduction de leur sens. Un passage par la langue turque

s’impose pour bien comprendre la vision turque du monde turcophone. Les adjectifs türk

et türkî étaient au centre du débat identitaire en Turquie au début de la décennie 1990. Le

premier s’applique en langue turque aux hommes comme aux objets : Türk Milleti ve Türk

Halkı (Nation turque et peuple turc), Türk bayrağı, türk mutfağı (drapeau turc, cuisine

35

turque). Mais Türk s’applique aussi aux turcophones d’Asie centrale. Par exemple, les

républiques turcophones d’Asie centrale sont dites Türk Cumhuriyetleri.

87 Au début des années 1990, les chercheurs turcs ont tenté de se mettre d’accord sur les

termes. À l’instar de Nadir Devlet, turcologue connu en Turquie, certains ont proposé de

parler de Türkî Cumhuriyetler et de Türkî Halklar (Républiques et peuples turcophones)

mais leurs propositions furent vite rejetées par d’autres turcologues comme Mehmet

Saray. Pour ce dernier, les termes kazakh, kirghize, ouzbek et turkmène, bien qu’ils

existent dans la langue turque, ne doivent pas être utilisés isolément, car ils sont une

aberration créée par les Soviétiques, qui les ont forgés pour mieux diviser le Turkestan et

les Turcs65. On doit selon lui parler de Turcs kazakhs, Turcs Kirghizes, Turcs Ouzbeks,

Turcs Turkmènes, etc. (Kazak Türkleri, Kırgız Türkleri, Özbek Türkleri et Türkmen Türkleri).

88 Nombreux sont en Asie centrale les individus de ces groupes ethniques à s’opposer à cette

appellation, qu’ils trouvent dévalorisante et irrespectueuse de leur identité kazakhe,

turkmène, kirghize ou ouzbèke. C’est notamment la position des autorités ouzbèkes qui

ne cessent de promouvoir l’usage du terme ouzbek, au détriment de celui de türk. En

revanche, en Turquie comme en Asie centrale, les courants politiques qualifiés de

« droite » en Turquie et « nationalistes » en Asie centrale, affichent ouvertement leur

dédain voire leur mépris à l’égard de toutes les « sous-identifications », ouzbèke, kirghize,

kazakhe ou turkmène. C’est notamment le cas des membres des partis politiques ouzbeks

en exil, Erk et Birlik, dont les chefs respectifs Muhammad Salih et Abdurrahim Polatov66

accordent une grande importance aux notions de türk et de Turkestan67.

89 Un autre terme, türkçe, eut droit à une place d’honneur dans les discussions identitaires

engendrées par la fin de l’URSS. Ce terme désigne la langue turque. Pour nommer les

autres langues turques, (kazakh, ouzbek, etc.), les plus panturquistes parlent de kazak

türkçesi (langue turque kazakhe), özbek türkçesi, kırgız türkçesi, türkmen türkçesi

(langue turque ouzbèke, langue turque kirghize, langue turque turkmène) souvent au

plus grand mépris des principaux locuteurs, qui refusent cette rétrogradation en langue

mineure, voire dialecte, par rapport au turc de Turquie. Pour ce qui nous concerne, le

présent travail part du constat que les langues d’Asie centrale sont des langues à part

entière, ayant leurs particularités propres.

90 À peine les indépendances sont-elles proclamées que la diplomatie turque s’active et

s’empresse de reconnaître les nouveaux États. La classe politique turque, jusqu’alors

insensible à la cause türk dans l’ex-URSS, devient subitement attentive à l’actualité

centrasiatique. Le Premier ministre Süleyman Demirel parle d’un monde turc allant de

l’Adriatique à la muraille de Chine68. La presse s’enthousiasme de la même façon et

multiplie les déclarations triomphalistes en parlant de la naissance d’un « grand bloc

turc »69. Pour des raisons qui seront abordées dans les prochains paragraphes, la

référence aux populations türk de l’URSS qui était jusqu’alors un sujet tabou, fait son

apparition sur la scène publique turque. Le terme de Dış Türkler, « Turcs de l’extérieur »,

redevient à la mode. Il désignait autrefois les populations turcophones en dehors des

frontières républicaines turques. Bien qu’il englobât la diaspora et les expatriés, il

s’appliquait surtout aux minorités d’Asie centrale. Le concept n’était utilisé que par une

certaine frange de la classe politique turque, dont on reparlera plus tard, mais fait

désormais l’unanimité.

91 Ce soudain intérêt se manifeste aussi par l’élaboration d’une politique d’État pour la

région. La création d’une agence de coopération et d’aide au développement, TİKA,

36

Türkiye İşbirliği ve Kalkınma Ajansı (Agence turque de coopération et de développement) et

la désignation d’un ministre chargé de la coopération avec le « monde turc » viennent

attester que la Turquie a rompu avec sa politique d’indifférence envers l’Asie centrale. Cet

élan officiel vers les « Turcs de l’extérieur » est tellement nouveau dans l’histoire de la

République qu’il semble pertinent de replacer ce discours dans le débat identitaire autour

de la turcité, du turkisme et du panturquisme depuis la fin de l’Empire ottoman jusqu’aux

déclarations d’indépendance des États centrasiatiques.

92 Très présent dans les propos des intellectuels turcs de la fin de l’Empire ottoman, le terme

türkçülük perdit de son importance pendant des décennies, pour réapparaître après

l’implosion de l’ex-URSS. Ce concept a eu plus de succès en Turquie et en Azerbaïdjan que

dans le reste du monde turcophone. Türkçülük pourrait se traduire par turquisme et

parfois même par panturquisme. Il caractérise le mouvement de pensée né chez les

intellectuels turco-tatars de la Russie tsariste au début du siècle. Les mouvements

panturquistes en Turquie ou ailleurs se définissent rarement comme tels. Ce terme est

surtout utilisé par les Occidentaux sur le modèle de panislamisme, panarabisme,

panslavisme, etc. Türkçülük désigne donc le courant politique en Turquie et dans le

monde türk qui s’appuie sur la turcité comme principe de solidarité entre les peuples

turciques.

93 Les peuples türk de la Turquie actuelle et de l’Asie centrale n’ont jamais été réunis dans

un même État, malgré l’extension géographique des empires seldjoukide, timouride et

ottoman70. Dans tous les cas, l’unité politique de l’État provient de la religion. C’est

notamment le cas dans l’Empire ottoman, où la turcité n’occupe pas une place centrale

dans l’identité de l’État. En effet, les différentes ethnies y sont regroupées dans des

communautés quasi autonomes fondées sur leur confession : le système des millet. Il en

existe trois : musulmane, chrétienne et juive. Arabes, Turcs, Kurdes et Albanais font

partie de la même millet musulmane. La conscience ethnique ou linguistique turque,

même si elle existe, n’apporte à ses prétendants aucun avantage social ou politique. Le

nationalisme turc est le dernier à émerger dans l’empire après les nationalismes

balkaniques et arabes, fortement influencés par les courants politiques européens71.

94 Afin d’empêcher le déclin de l’Empire, les réformateurs et intellectuels ottomans font

alors appel à de nouvelles solidarités72, mais la légitimité ottomane (les réformateurs des

Tanzimat) et islamique (le sultan Abdulhamid) n’y parviennent pas. Face à ces deux

idéologies, émerge une troisième, nouvelle dans l’histoire des Turcs, le türkçülük

(panturquisme). Prenant ses sources dans les cercles intellectuels djadid turco-tatars de

l’Empire russe, ce courant de pensée s’intéresse au départ à la situation des peuples türk

de Russie, fortement soumis à une politique d’assimilation. Aidés par les progrès de la

turcologie européenne (Arménius Vambery, Léon Cahun, etc.), ces cercles intellectuels

sont à l’origine d’un vaste mouvement réformateur qui va influencer tous les peuples türk

. Les djadid parcourent le monde türk pour prêcher la bonne parole. Parmi ces

intellectuels tatars, notons Yusuf Akçura (1876-1935), idéologue du panturquisme et

disciple fidèle d’Ismaïl Gaspıralı, djadid essentiellement connu pour ses projets de

réformes éducatives destinées aux sociétés turcophones73.

95 Projet politique cohérent visant une union aux contours cependant imprécis entre les

différents peuples türk, le panturquisme échoue pour de multiples raisons, notamment à

cause de l’emprise des Russes sur la région et du fait des choix politiques de Mustafa

Kemal Atatürk, fondateur de la Turquie moderne. Ce dernier, séduit par le modèle jacobin

français de l’État-Nation, qu’il veut mettre en application sur le sol anatolien, se

37

désolidarise des thèses panturquistes74. Mais le panturquisme ne disparaît pas pour

autant. Ses intellectuels, Yusuf Akçura et Ziya Gökalp, sont récupérés par le nouveau

régime nationaliste « anatolien » turc de Mustafa Kemal et mis à contribution pour forger

une nouvelle idéologie turquiste dont l’ancrage ou le champ d’application est purement

anatolien. En Asie centrale, un général turc, Enver Pacha, opposé à la vision

« anatolienne » du kémalisme, dirige la guérilla contre les Bolcheviks dans les montagnes

d’Asie centrale. Sa mort, en 1922, annonce aussi celle de son mouvement basmatchi,

mouvement de guérilla antibolchévique, décapité par l’Armée rouge.

96 En Europe, des revues panturquistes voient le jour plus ou moins régulièrement comme

Turan Mecmuası (La revue Turan) en Hongrie ou Prométhée en Pologne75. En Turquie,

entre les deux guerres, certaines publications paraissent pour traiter des questions

relatives aux Turcs de l’extérieur, comme celle de Hüseyin Nihal Atsız, Mecmua (La

revue).

97 Le milieu conservateur, nostalgique de la grandeur turque et des groupes émigrés issus

du Turkestan russe ou chinois réfugiés en Turquie, participent ensemble à ces

publications. Pendant la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne aurait soutenu le

renouveau de certaines organisations panturquistes de Turquie afin de propulser la

Turquie dans la guerre contre l’URSS76. Mais après la déclaration de guerre à l’Allemagne

nazie, les organisations panturquistes qui rêvaient d’une revanche contre la Russie et

l’Union soviétique tombent sous l’étroite et écrasante surveillance de l’État.

98 Les lendemains de la Seconde Guerre mondiale se caractérisent en Turquie par une

démocratisation des institutions qui permet une floraison de clubs ou partis politiques de

sensibilités diverses. Le panturquisme y retrouve un nouvel élan. Des revues comme Emet

(Espoir), ostensiblement panturquiste, connaissent leur apogée. Cependant, le

panturquisme des années 1960 mais surtout 1970 diffère nettement de celui de ses

premières années. Plutôt réformiste et modernisateur dans ses prémices, il glisse

progressivement vers l’extrême droite. Très anticommuniste, il se trouve un idéologue

charismatique en la personne d’Alparslan Türkeş, fondateur du Parti de l’Action

Nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi, MHP), qui fut plusieurs fois au seuil du pouvoir et

participa à des gouvernements de coalition en 1973, 1979 et 199977.

99 À la veille de la chute de l’URSS, le panturquisme en Turquie est toujours dynamique dans

ses publications et éditions mais il a tendance à se confondre avec une nouvelle idéologie,

née dans les années 1970, et qui ambitionne de faire la synthèse entre la dimension

asiatique des Turcs et leur esprit islamique78. Cette idéologie, dite synthèse turco-

islamique, fondée par İbrahim Kafesoğlu, nationaliste connu en Turquie, s’inspire elle

aussi du djadidisme, notamment dans les colonnes du journal Türkiye (et de la revue Emel).

Ce milieu intellectuel, très minoritaire et élitiste comme l’a souvent été son modèle de

référence, le panturquisme, apparaît comme le seul à avoir un discours et un intérêt pour

les Turcs de l’extérieur.

100 Les autres mouvements politiques, y compris la gauche turque, sont absents du débat. En

effet, déjà du temps de l’Union soviétique, érigée en modèle absolu (en concurrence avec

d’autres régimes socialistes dans le monde, chinois et albanais notamment) par la gauche

turque, il était difficile à cette dernière de concevoir sa propre « politique des nationalités

de l’URSS ». Ainsi, pour l’ensemble des mouvements de la gauche turque, la question des

populations türk de l’Union soviétique était un tabou79. Quand ces républiques accèdent à

38

l’indépendance, cette même gauche turque, plus que jamais affaiblie, songe encore moins

à forger un discours spécifique à propos de ces nouveaux États.

101 Quant aux islamistes, leur intérêt pour l’Asie centrale soviétique est tout aussi réduit. En

revanche, des confréries mystiques originaires d’Asie centrale comme la yeseviyya et la

nakchibendiyya ont toujours éveillé la curiosité des islamistes turcs, toutes tendances

confondues, et continuent à leur échelle toute relative à fasciner quelques-uns d’entre

eux. Il va sans dire que le courant islamiste qui intègre le plus l’Asie centrale dans son

discours et sa stratégie d’action est précisément le mouvement de Fethullah Gülen.

102 À la lumière de ces notions géographiques, identitaires et politiques, nous pouvons

reprendre l’analyse. Les trois pistes de réflexion théoriques qui vont être développées

dans ce travail ne s’opposent pas mais se complètent. Notre sujet de recherche se situe à

la croisée des chemins disciplinaires. Des outils d’analyse des relations internationales, de

la sociologie des mouvements religieux et du système politique républicain doivent se

combiner pour répondre aux nombreuses questions que pose le groupe de Gülen en Asie

centrale.

103 Il est important, par exemple, d’avoir à l’esprit l’idée que le mouvement de Gülen ne peut

être comparé aux organisations islamistes puisqu’il en diffère à tous les niveaux : refus de

la violence, absence de projet politique et de conquête du pouvoir, etc. De cette piste qui

nous montre que le mouvement de Gülen est un produit de la modernité, on débouche sur

la seconde piste, celle de la nouvelle scène internationale, composée d’acteurs

« classiques » (les États) et de « nouveaux venus » (réseaux religieux, confréries et

entreprises), bien que ce ne soit pas si nouveau.

104 Par ailleurs, cette complémentarité des pistes suggère l’établissement d’une autre

passerelle, cette fois-ci entre la sociologie religieuse et celle de la républicanisation. Cette

passerelle est l’école, objet de débats passionnels en Turquie comme en France. Ces deux

pistes sont complémentaires car elles seules permettent de comprendre pourquoi l’État

turc ne peut rester indifférent face aux activités de la communauté de Fethullah Gülen en

Asie centrale. En même temps, on saisit mieux les raisons qui amènent les nourdjou à

soigner leurs relations avec les ambassades turques dans les républiques turcophones.

105 À la croisée de ces trois pistes, il convient de poser une série de questions relatives à la

présence des nourdjou en Asie centrale et de tenter d’y répondre. Parmi les principales,

que nous parcourons maintenant et qui annoncent le plan de notre travail : qui sont les

disciples de Gülen en Asie centrale ? Sont-ils de nouveaux « derviches » cherchant à

islamiser les républiques turco phones ou s’apparentent-ils à des hussards de la turcité ?

Quel est leur mes sage et le processus de diffusion employé ? Le discours de la

communauté s’exporte-t-il en coopération ou en concurrence avec d’autres acteurs des

rela tions internationales ?

39

NOTES

11. Pour une bonne synthèse sur les principaux mouvements islamistes qui ont marqué le monde

musulman durant les trois dernières décennies, voir Olivier ROY, Généalogie de l’islamisme, Paris,

Hachette, Collection « Questions de société », 1995,140 p.

12. Ibid.

13. Ibid.

14. Sur la notion de modernité, voir, entre autres, Seyla BENHABIB, Maurizio d’ENTREVES,

Habermas and the Project of Modernity: Critical Essays on the Discourse of Modernity, Cambridge, MIT

Press, 1997.

15. Christophe TALIN, Pierre COUSIN, Christine FOURAGE, La mutation des croyances et des valeurs

dans la modernité. Une enquête comparative entre Angers et Grenoble, Paris, L’Harmattan, 1996,

pp. 11-17.

16. Marcel GAUCHET, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.

17. Christophe TALIN, Pierre COUSIN, Christine FOURAGE, op. cit.

18. Pour une interprétation sociologique générale des sectes voir Max WEBER, Sociologie de la

religion, réédition dans la Bibliothèque des sciences humaines, NRF, Paris, Gallimard, 1996. Voir

également Émile DURKHEIM, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris.

19. Louis HOURMANT, « Sectes et société », Dictionnaire de la sociologie, Paris, Albin Michel, 1998,

pp. 713-723.

20. Anne FOURNIER, « Sectes d’autrefois et sectes d’aujourd’hui », Connexions, n° 73, 2000,

pp. 15-37.

21. Ibid.

22. Anne FOURNIER, op. cit.

23. Cette typologie est établie par Anne FOURNIER, Ibid., pp. 15-37.

24. Ibid.

25. Voir Hamit BOZARSLAN, « L’impact de la Révolution française en Turquie (1876-1938) », Le

trimestre du monde, 2e trimestre 1989, pp. 119-127.

26. Ibid.

27. Pour une vision complète et détaillée des réformes ottomanes et de l’émergence de la Turquie

moderne, voir Bernard LEWIS, La naissance de la Turquie moderne, (traduction de Philippe

Delamare), Paris, Fayard, 1988, 520 p.

28. Şerif MARDİN, « Religion et laïcité en Turquie », Ali KAZANCIGİL, Ergun ÖZBUDUN, Atatürk,

fondateur de la Turquie moderne, Paris, Masson, 1984, pp. 183-209.

29. Les remarques comparatives sur les modèles français et turc s’appuient en grande partie sur

les communications d’un séminaire organisé à l’Institut d’Études Politiques de Grenoble les 18 et

19 février 1999 et intitulé « La république entre Orient et Occident ». Les communications d’Yves

SCHEMEIL, « République bien ordonnée commence par soi-même », de Füsun ÜSTEL et Yves

DÉLOYE, « Conception et évolution de la citoyenneté républicaine en France et en Turquie », ont

été largement utilisées dans la présente recherche

30. .Jean MARCOU, Deniz VARDAR, Füsun ÜSTEL, « La République en France et en Turquie »,

Revue internationale de Politique comparée, vol. 7 no 3, 2000, pp. 543-609.

31. Şerif MARDİN, « Religion et laïcité en Turquie », Ali KAZANCIGİL, Ergun ÖZBUDUN, Atatürk,

fondateur de la Turquie moderne, Paris, Masson, 1984, pp. 183-209.

32. Voir Paul DUMONT, Mustafa Kemal invente la Turquie moderne, Bruxelles, Éditions Complexes,

1997, 221 p., pp. 168-175.

40

33. Voir les travaux d’Étienne COPEAUX notamment son ouvrage, Espace et temps de la nation

turque, analyse d’une historiographie nationaliste, Paris, Éditions du CNRS, 1997, 369 p.

34. Sur la corrélation entre fête et République, voir les travaux d’Olivier IHL, notamment son

ouvrage La fête républicaine, Paris, Fayard, 1996, 402 p. Une partie du chapitre 7 (pp. 261-276),

consacrée au rôle joué par la fête dans le renforcement de l’idée républicaine en France, s’avère

utile à la bonne compréhension du notre sujet. On peut également consulter avec un vif intérêt

les ouvrages de Maurice Agulhon.

35. Yves DÉLOYE, École et citoyenneté, l’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy, Paris,

Éditions de la FNSP, 1994, p. 204.

36. Archives Nationales, F 17 2526, Lettre pastorale de Mgr l’évêque de Troyes sur l’éducation chrétienne

des enfants, Troyes, 1882, p. 2. Cette note d’archive est extraite du livre d’Yves DÉLOYE, op. cit.

37. Ibid.

38. Charles GALY, La liberté d’enseignement, cité par Yves DÉLOYE, op. cit., p. 295.

39. Andreas KAZAMIAS, Education and the Quest for Modernity in Turkey, cité par Elizabeth

ÖZDALGA, “Education in the Name of ‘Order and Progress’. Reflection on the Recent Eight Year

Obligatory School Reform in Turkey”, The Muslim World, vol. LXXXIX, N° 3-4, 1999, pp. 414-438.

40. Necdet SAKAOĞLU, Cumhuriyet Dönemi Eğitim Tarihi (Histoire de l’Éducation pendant la

période républicaine), cité par Elizabeth ÖZDALGA, op. cit.

41. Émile DURKHEIM, Éducation et sociologie, Paris, PUF, 1985 (1e édition, 1922), p. 47.

42. Ibid, p. 51.

43. Ibid, p. 52.

44. Yves SCHEMEIL, La science politique, Paris, Colin (coll. Cursus), 1994, pp. 66-71.

45. Pour une description détaillée des mécanismes de la socialisation politique, voir Annick

PERCHERON, La socialisation politique, Paris, Armand Colin, 1993, 226 p. On peut également se

reporter au manuel de Jacques LAGROYE, Sociologie politique, Paris, Presses de la Fondation

Nationale des Sciences Politiques & Dalloz, 1993, pp. 373-375.

46. Sur la notion de globalisation, voir surtout les travaux de James ROSENAU, notamment

Turbulence in World Politics, a Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University

Press, 1990. On peut également se reporter à un article de Robert KEOHANE, “Power and

Interdependence in the Information Age”, Foreign Affairs, vol. 77, n° 5, 1998, pp. 81-94.

47. Bertrand BADIE et Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde, Paris, Presses de la

Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1992.

48. Sur la montée en flèche des réseaux, voir Bertrand BADIE (Entretien), « Réseaux

transnationaux et instabilité mondiale », Relations Internationales et Stratégiques, n° 20, 1995,

pp. 35-43.

49. James ROSENAU, « Le processus de mondialisation, retombées significatives, échanges

impalpables et symbolique subtile », Études Internationales, vol. 24, n° 3, septembre 1993,

pp. 497-512.

50. Michel GIRARD. (Dir.), Les individus dans la politique internationale, Paris, Economica, 1994,

301 p. On peut également consulter l’article de Frédéric TIBERGHIEN, « Nouveaux acteurs,

nouvelles pratiques, la place de l’homme dans la société internationale », La revue Internationale et

Stratégique, n° 41, 2001, pp. 63-91.

51. Voir à ce propos les travaux de Sidney TARROW, notamment son ouvrage Power in Movement,

Collective Action and Politics, Cambridge University Press, 1997, 271 p.

52. Sylvain ALLEMAND, « Les réseaux : nouveau regard, nouveaux modèles », Sciences Humaines, N

° 104 (spécial réseaux), Avril 2000, pp. 22-23.

53. Ariel COLONOMOS, (Dir.), Sociologie des réseaux transnationaux ; Communautés, entreprises et

individus : lien social et système international, Paris, L’Harmattan, 1995, 300 p. op. cit., p. 21.

54. Ibid., p. 24.

55. Sylvain ALLEMAND, op. cit.

41

56. Ibid.

57. Inspiration notamment tirée du célèbre ouvrage de J. ROSENEAU, Turbulence in World Politics, a

Theory of Change and Continuity, Princeton, Princeton University Press, 1990.

58. Bertrand BADIE « Les grands débats théoriques de la décennie », La revue Internationale et

stratégique, n° 41, 2001, pp. 47-54.

59. Bertrand BADIE, Ibid.

60. Bertrand BADIE (Entretien), « Réseaux transnationaux et instabilité mondiale », Relations

Internationales et Stratégiques, n° 20, 1995, pp. 35-43.

61. Ibid.

62. Baymirza HAYIT, “Türkistan Terimi Üzerine” (sur le terme de Turkestan), Türk DünyasıAraştırmaları, 1988, n° 53, pp. 22-34.

63. Anthony HYMAN, “Turkestan and Panturkism Revisited”, Central Asian Survey, vol. 16, n° 3,

1997, pp. 339-351.

64. Matthieu FAULLIMMEL, Proximité culturelle et amitié entre États : les États turc et ouzbek et l’aire

turcophone, Mémoire présenté pour le Diplôme d’Études Approfondies d’Études Politiques,

Fondation Nationale des Sciences Politiques, Paris, 1994, 102 p.

65. Entretien avec Mehmet SARAY, Munich, 12 octobre 1999.

66. Interviews avec Muhammad SALİH et Abdurrahim POLATOV, Istanbul, 1997 et 1998.

67. Ces querelles de définitions me font penser à un autre phénomène, constaté chez des Ouzbeks

d’Arabie Saoudite lors de mes recherches sur la communauté turkestanaise vivant dans ce pays.

Les entretiens effectués avec de vieux Ouzbeks, originaires de l’actuel Ouzbékistan (exilés au

lendemain des répressions staliniennes dans les années 1930) m’ont permis de voir à quel point

les leaders de la communauté étaient indifférents, voire hostiles au terme ouzbek, qu’ils

interprètent par l’appellation très péjorative de qabila (tribu).

68. Gareth WINROW, Turkey in Post-Soviet Central Asia, London, The Royal Institute of

International Affairs, 1994, p. 1.

69. Voir le dossier de presse préparé par l’Observatoire du Caucase et de l’Asie centrale de

l’Institut Français d’Études Anatoliennes d’Istanbul.

70. Pour un aperçu général de l’histoire des peuples türk, voir Jean-Paul ROUX, Histoire des Turcs,

Paris, Fayard, 1989, 389 p. Voir également René Grousset, L’empire des steppes, op. cit.

71. Sur la formation du nationalisme turc, voir François GEORGEON, « À la recherche d’une

identité : le nationalisme turc », Altan GÖKALP (Dir.), La Turquie en transition, Disparités, Identités,

Pouvoirs, Paris, Maisonneuve et Larose, 1986, pp. 125-153.

72. Sur la chute de l’Empire ottoman et la naissance de la Turquie sur ses ruines, voir Bernard

LEWIS, La naissance de la Turquie moderne, Paris, Fayard, 1988. Voir également Paul DUMONT,

Mustafa Kemal invente la Turquie moderne, Bruxelles, Éditions Complexes, 1983, 222 p.

73. Sur la naissance du panturquisme, voir Rafael MUHAMMETDIN, Türkçülüğün Doğuşu ve Gelişimi

(Naissance et développement du turquisme), Istanbul, TDAV Yayınları, 183 p.

74. Jacob LANDAU, Pan-Turkism, From Irrendentism to Cooperation, London, Hurst & Company, 1995,

p. 74.

75. Une liste exhaustive des publications panturquistes et sur le panturquisme en Turquie et en

Europe fut établie par Jacob LANDAU, Ibid.

76. Ibid.

77. Devlet Bahçeli, ancien vice-Premier Ministre en Turquie est également le chef de cette

formation politique d’extrême droite.

78. Étienne COPEAUX, « Une mémoire turque du djadidisme ? », Cahiers du Monde russe, Volume

37, janvier-juin 1996, pp. 223-233.

79. Un embarras similaire était posé à la gauche turque par la minorité turque de Bulgarie. Pour

les communistes turcs, il était impossible de comprendre les plaintes de leurs compatriotes de

Bulgarie.

42

Chapitre 1 : Les ambitions de la Turquieen Asie centrale

Des ambitions démesurées

1 L’implosion de l’URSS provoqua en Turquie une grande inquiétude quant à son avenir

dans les équilibres géopolitiques des trois mondes – Moyen-Orient, Asie et Europe – au

carrefour desquels elle se trouve au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Longtemps barrière occidentale contre le communisme, membre de l’Alliance atlantique

depuis 1951, partenaire de la Communauté Économique Européenne, la Turquie pouvait

grâce à ces atouts géopolitiques obtenir toutes les aides nécessaires de l’Europe et des

États-Unis. La fin de la bipolarité lui faisait craindre de se retrouver en marge du nouvel

ordre international en gestation1.

2 L’apparition de nouveaux États turcophones sur la scène internationale – Azerbaïdjan,

Kazakhstan, Ouzbékistan, Kirghizstan et Turkménistan – n’annonce pas que des

mauvaises nouvelles à la Turquie pour son avenir géopolitique, du moins c’est ce

qu’espèrent les diplomates turcs2. Des opportunités apparaissent à son horizon. Ces

nouveaux États sont rapidement intégrés dans le discours géopolitique turc, alors que

jusque-là une référence aux populations turcophones de l’URSS relevait d’un

panturquisme irrédentiste et fascisant. Persuadée que les nouveaux États turcophones

vont former un ensemble cohérent, la Turquie nourrit déjà les ambitions les plus

diverses. Économiques, politiques, culturelles et même diplomatiques, celles-ci méritent

d’être analysées avant l’examen des mesures prises pour leur réalisation.

3 Les ambitions économiques de la Turquie sont plus visibles. Constituant un vaste marché

de plus de 60 millions d’habitants, cette région intéresse les milieux industriels et

commerciaux turcs. Les richesses de ces États, notamment les ressources énergétiques du

sous-sol, sont au centre des stratégies économiques turques et étrangères. Le pétrole

kazakh et le gaz turkmène attirent les représentants des plus grandes compagnies

internationales comme Chevron, Total, Elf, Turkish Petroleum, etc.

4 En termes politiques, les ambitions de la Turquie se manifestent, dans un souci de se

trouver de nouveaux alliés sur la scène internationale, par les appuis qu’elle procure aux

43

nouveaux États turcophones dans leur tentative d’intégration des organisations

internationales comme les Nations Unies, l’ECO ou l’OSCE3. La volonté d’exporter un

modèle turc de développement et de transition du socialisme au libéralisme motive le

regard politique turc vers cette région du monde. La coopération économique, agricole,

scientifique, sportive, culturelle, éducative et linguistique est conditionnée par cette

ambition inavouée de bâtir une Communauté des États türk.

Laïcité et démocratie ou la naissance d’un « modèleturc » pour l’Asie centrale

5 Dès leur accession à l’indépendance, les Républiques turcophones d’Asie centrale, le

Tadjikistan et l’Azerbaïdjan sont courtisés par les diplomates étrangers, qui leur offrent

d’adopter divers modèles de transition vers l’économie de marché et un système politique

libéral. Le modèle turc fut un des plus à la mode dès 19924. Essentiellement pensé par des

diplomates occidentaux (surtout américains), il présente des aspects politiques et

économiques susceptibles, aux yeux de ses promoteurs, de mettre les États à l’abri d’une

poussée islamiste de type iranien ou pakistano-afghan.

6 Il est important d’avoir présent à l’esprit que le contexte dans lequel s’élabore ce modèle

est celui de la peur d’une islamisation qui menacerait un équilibre international déjà

précaire. Ainsi, il apparaît à une époque où la théorie de « choc des civilisations »,

développée et popularisée par Huntington, occupe une place importante dans le débat

intellectuel et alimente la polémique5.

7 Les pays engagés dans une entreprise de redécouverte identitaire s’interrogent sur la

signification de l’islam et sa place dans la société6. Le nombre de mosquées croît chaque

jour ; dès la fin de l’URSS, un parti islamiste transétatique, le Parti de la Renaissance

Islamique, est créé : autant de signes extérieurs que les Occidentaux considèrent d’un

mauvais œil. En effet, on craint que la proximité de l’Iran ne favorise la contagion de son

islam politique agressif et fondamentaliste. Et parce que le régime iranien est perçu

comme intrinsèquement hostile à l’Occident, les diplomates européens et américains

s’évertuent à ériger la Turquie en modèle de développement alternatif laïc et rival de

l’Iran dans la course au leadership régional en Asie centrale.

8 Le 13 février 1992, en visite officielle aux États-Unis, le Premier ministre turc Süleyman

Demirel entend le Président George Bush dire que son pays soutient le modèle turc contre

le modèle iranien7. Le même discours est relayé sur le terrain par les diplomates

américains et européens incitant leurs homologues centrasiatiques à se rapprocher de la

Turquie8. La laïcité à la turque, la séparation entre le politique et le cultuel propre aux

institutions turques prennent la patine de vertus universelles et trouvent ainsi des

promoteurs inattendus parmi les pouvoirs occidentaux. Ces derniers favorisent le

système politique turc, le plus proche de leurs valeurs et capable d’exporter la démocratie

et la laïcité dans ces États d’Asie centrale, dont on craint qu’ils ne soient tentés par

l’islamisme. Pourtant la démocratie tant vantée de la Turquie est une notion à relativiser.

9 Au moment où elle est érigée en modèle d’exportation, elle est déjà très fragilisée par la

lancinante question kurde9. De plus, en quarante ans d’existence – si on fixe l’amorçage

de la démocratisation du pays en 1950 – l’expérience démocratique a connu trois

parenthèses liées à trois coups d’État militaires, en mai 1960, mars 1971 et septembre

1980, date de la dernière intervention des généraux dans la vie politique du pays.

44

Néanmoins, depuis le retour de l’armée dans ses casernes, en 1983, on assiste en Turquie à

la tenue régulière d’élections libres à tous les échelons. Depuis cette même date, la liberté

de la presse a gagné du terrain, s’affirmant plurielle et libre – même si elle s’autocensure

sur certains sujets.

10 Enfin, une relative séparation des trois pouvoirs s’est instaurée, bien que le rôle de

l’armée soit encore prépondérant dans les rouages de l’État. De plus, une enquête menée

par des universitaires turcs a montré le prestige de la Turquie et de sa culture auprès des

populations centrasiatiques, surtout chez les intellectuels parfois panturkistes10.

L’existence d’une parenté linguistique et ethnique dans une moindre mesure entre la

Turquie et la majeure partie de l’Asie centrale a été un argument supplémentaire pour

convaincre le camp occidental de soutenir le modèle turc de transition11. Les partisans de

ce modèle étaient persuadés que l’expérience turque en matière de croissance

économique pouvait également être exploitée par les États d’Asie centrale12. Durant toute

la période soviétique, l’économie devenue improductive et sclérosée était dirigée par le

centre.

11 En Turquie, depuis les fameuses mesures du 24 janvier 1980, l’économie avait pris un

virage ultra-libéral, pour s’ouvrir à la compétition internationale et entrer en symbiose

avec la politique du FMI. Les transformations de l’économie turque depuis 1980 pouvaient

servir d’exemples pour ces États en transition, pensait-on dans les chancelleries

occidentales. Ce modèle devait aussi s’accompagner d’une assistance de la Turquie et de

l’Occident.

12 Le modèle turc, inadapté aux capacités de financement de la Turquie a fait long feu13.

Plusieurs raisons ont présidé à son échec. La Turquie, téléguidée par ses puissants alliés

occidentaux, a tout d’abord surestimé les capacités d’action et les velléités de la

diplomatie iranienne. Contrairement aux prévisions, l’Iran n’a pas développé de discours

messianique dans sa politique centrasiatique14. Il est resté sur le terrain d’une Realpolitik

qui, par pragmatisme, se garda de heurter les susceptibilités. Dans la sphère turcophone,

les Iraniens savaient de toute façon qu’ils avaient peu de chance d’être influents. Les

sociétés certes musulmanes, mais sunnites et très soviétisées des États d’Asie centrale,

s’avérèrent, quoi qu’il en soit, peu sensibles aux propagandes religieuses.

13 La Turquie faisait des promesses qu’elle savait impossibles à tenir et son inconsistance ne

leurrait pas nombre de diplomates. Elle se montrait en ce début de la décennie 1990

comme saisie d’un « rêve de grandeur ». Seul, Ankara ne pouvait pas changer les

mentalités, former les nouveaux cadres de tous ces pays et soutenir leurs réformes

économiques. L’urgence, la peur de perdre des nouveaux marchés et de se faire souffler la

place de leader régional par les « rivaux » et riverains iraniens, poussèrent les Turcs à

forger de façon précipitée un programme de coopération et d’aide au développement

coupé des réalités.

14 Une bonne illustration de cette impuissance à répondre aux besoins nous est fournie par

l’accueil réservé aux élèves venus d’Asie centrale afin de poursuivre des études en

Turquie. La mise en œuvre de ce projet ambitieux a été difficile, car l’État n’avait pas les

moyens de faire face à tous les coûts engendrés par cette initiative (bourses, logements

universitaires, etc.). Plus révélateur encore, la Turquie se montra impuissante à

accompagner les réformes linguistiques dans ces États. Bien qu’elle n’ait cessé de vanter

les mérites de l’alphabet latin – réputé plus conforme aux langues türk –, la diplomatie

d’Ankara ne fut jamais en mesure de fournir suffisamment d’assistance technique et de

45

conseillers pour la mise en œuvre d’une « révolution des signes » au sens kémalien du

terme.

15 Le modèle turc n’a pas reçu le même accueil dans tous les pays. Étant donné la diversité

des États, on pouvait s’attendre à des comportements différenciés chez les dirigeants

ouzbeks, kazakhs, turkmènes et kirghizes. Le Turkménistan, très isolé avant, pendant et

après la période soviétique, pouvait difficilement accepter un minimum de transparence

et de pluralisme politique.

16 Certains pays, comme le Kazakhstan et le Kirghizstan, préférèrent se tourner vers l’Asie,

notamment la Corée ou la Chine, pour s’inspirer de leur modèle de développement. Les

stratégies chinoise, coréenne et même celles du Sud-Est asiatique musulman (Indonésie,

Malaisie) fascinèrent dans un premier temps les dirigeants politiques d’Asie centrale.

17 Le modèle chinois plaisait car il permettait d’associer progrès économique et stabilité

politique – formule de gouvernement qui aurait dû satisfaire les chefs d’États

centrasiatiques. Ceux-ci, à l’exception du président kirghize Askar Akaev, sont tous

d’anciens communistes, arrivés au pouvoir pendant la période gorbatchévienne et

soucieux de maintenir une autorité forte, voire dictatoriale, sur les institutions, le

système productif et économique et sur la société dans son ensemble.

18 La réponse ouzbèke fut plus explicite. Conscient du potentiel pour transformer son pays

en une véritable puissance régionale, le Président Islam Karimov se montra hostile au

modèle turc, même s’il donna au départ l’impression de le soutenir. Dans sa politique

intérieure et extérieure, comme il le souligne dans ses ouvrages, enseignés dans toutes les

écoles du pays, le Président Karimov est à la recherche de la spécificité nationale15.

L’économie, le système politique, la nation et la politique étrangère conçus au fur et à

mesure de la consolidation de l’État doivent répondre à des critères « ouzbeks ». L’

ouzbékité devient ainsi le paramètre incontournable de toutes les décisions. Optant pour

sa propre voie de développement économique et politique, l’Ouzbékistan fit clairement

savoir à la Turquie que son modèle n’était pas le bienvenu.

19 Le modèle turc apparut à certains comme porteur d’une nouvelle forme de domination.

Or, après le grand frère russe, on ne voulait pas d’un grand frère turc. Devenue

anecdotique, la remarque d’un vieillard kirghize à propos de l’arrivée des Turcs en Asie

centrale après 1991 est assez significative : « vous êtes partis les yeux bridés, sur des

chevaux, il y a mille ans, vous revenez aujourd’hui, les yeux clairs et dans des avions ».

20 Cette méfiance vis-à-vis de la Turquie et de ses velléités d’hégémonie à la russe en Asie

centrale a parfois été cristallisée par l’attitude même des Turcs. À la limite de l’arrogance,

les Turcs avaient tendance à se comporter en donneurs de leçon envers leurs « frères

arriérés »16. Les déclarations triomphalistes, comme celle de Demirel parlant d’un

« monde turc allant de l’Adriatique à la muraille de Chine » n’ont pas rassuré les

Centrasiatiques. Essentiellement romantique, cette appréciation turque des réalités

centrasiatiques ne perçoit même pas le décalage entre ce qui est proposé aux peuples türk

et leurs aspirations propres. Peu développées et fantaisistes, car apanage des cercles

fermés de la droite panturquiste romantique, les études centrasiatiques en Turquie

n’étaient pas de nature à favoriser l’implantation turque en Asie centrale17. En effet,

comme il a été souligné auparavant, longtemps la droite turque fut la seule organisation

politique à avoir un véritable discours – fût-il romantique, irréaliste voire irrédentiste et

réactionnaire – concernant les peuples türk. De ce fait, c’est avec une certaine légitimité

46

qu’elle parvint à marquer la politique centrasiatique turque de son empreinte à la fin des

années 1980.

21 Les mésententes entre la Turquie et l’Ouzbékistan furent si radicales qu’elles méritent un

traitement à part. Au départ plutôt cordiales, grâce à un contexte favorable et à la

personnalité exceptionnelle de Turgut Özal, les relations entre les deux États se

détériorèrent assez rapidement. En effet, l’importation du modèle turc suggérant

implicitement une Turquie fortement présente en Asie centrale ne pouvait plaire aux

Ouzbeks, eux-mêmes soucieux d’étendre leur influence sur leurs voisins et prétendants à

l’hégémonie régionale. Dès lors, la Turquie fut perçue comme un rival à combattre par la

diplomatie ouzbèke. À cela s’ajoute la volonté de Karimov de rassurer les Russes, hostiles

à une forte politique turque en Asie centrale. Pour des raisons internes, le régime ouzbek

est condamné à refuser le modèle turc.

22 En effet, un rapprochement ouzbéko-turc risquerait d’être considéré comme l’œuvre des

panturquistes. Or, une partie de la population de l’Ouzbékistan est tadjike, minorité

persanophone vigilante vis-à-vis de toute discrimination et pour qui un fort

rapprochement avec la Turquie n’est pas souhaitable. De plus, le Président, appartenant

au clan de Samarcande, essentiellement tadjik (on pense que le Président est lui-même

d’origine tadjike), est entouré de conseillers influents, originaires de cette province,

allergiques au panturquisme. L’opposition ouzbèke, chassée du pays et réfugiée en

Turquie, contribua à la détérioration des relations entre Tachkent et Ankara. Selon les

dirigeants ouzbeks, Muhammad Salih et Abdurrahim Polatov, respectivement dirigeants

du parti Erk (Libre) et du mouvement populaire Birlik (Unité)18, depuis leur ville d’exil

d’Istanbul, auraient « manipulé » les étudiants ouzbeks inscrits dans les universités

turques et les auraient encouragés à prendre position contre le régime de Karimov ; la

Turquie aurait soutenu cette opposition interdite en Ouzbékistan.

23 Institutionnalisés sous l’égide d’Ankara, les sommets de la turcophonie constituent un

autre cas de figure de l’écart entre les ambitions de la Turquie et ses réelles capacités

d’action. Le premier sommet de la turcophonie est organisé les 18 et 19 octobre 1992, en

Turquie, grâce aux initiatives de Turgut Özal. Le second a lieu en octobre 1994, toujours

en Turquie et les dirigeants des États turcophones y participent. À l’exception de

quelques déclarations d’intention, rien de concret n’est en général décidé lors de ces

sommets. Inutiles, ils inquiètent les États voisins comme la Russie, qui y voient un retour

du panturquisme politique malgré les déclarations rassurantes des principaux dirigeants

türk. Le troisième sommet a pour principale originalité de se réunir non en Turquie mais

dans la capitale kirghize le 28 août 1995. Quant au quatrième, il est organisé par les

autorités ouzbèkes les 22 et 23 octobre 1996, en marge des commémorations officielles du

660e anniversaire de la naissance de Tamerlan. Le 9 juin 1998 se déroule à Astana, la

nouvelle capitale kazakhe, le 5e sommet. La dernière rencontre des chefs d’Etat türk a eu

lieu à Bakou en avril 2000. Elle a été marquée par l’absence très remarquée des présidents

ouzbek et turkmène (représentés par leur ministre des Affaires étrangères).

24 Tous ces sommets se caractérisent par des discussions sans suites qui n’aboutissent à

aucun projet de coopération concret. La question des oléoducs, souvent à l’ordre du jour

de ces réunions et très importante pour la Turquie, constitua plus d’une fois une pomme

de discorde – notamment entre le Turkménistan et l’Azerbaïdjan. La question du Haut-

Karabagh a été cependant un point sur lequel les leaders türk ont trouvé un terrain

d’entente puisque les participants ont approuvé la proposition turque d’inviter l’Arménie

à respecter les résolutions de l’ONU. Enfin, on remarque que, tenant compte des échecs

47

des deux premières rencontres, les organisateurs veillèrent à convoquer par la suite des

sommets moins ambitieux.

25 L’erreur des diplomates turcs n’est pas tant d’avoir conçu une mauvaise politique

turkestanaise, mais bien de n’avoir pas pris le temps de mieux connaître une région dont

ils ignoraient tout ou presque. En effet, les académiciens et politiques turcs avaient fait

l’impasse sur l’histoire récente de ces nouveaux États et surtout le processus de formation

nationale dans ces pays et sur la manière, dont ce processus a évolué après 1991.

26 À leur arrivée au Turkestan, les envoyés du tsar, puis les Bolcheviques, enfin les

Soviétiques découvrent des peuples certes conscients de leurs particularismes mais

étrangers à la nation. Islam, culture türk et culture persane, tribalisme et localisme sont

les principaux termes autour desquels se définissent les habitants de la région. Le pouvoir

central, soucieux de diviser l’apparente unité du Turkestan pour mieux le contrôler,

redessine la carte entre des groupes ethniques désormais élevés au rang de nations.

Chacune, outre un territoire et des frontières d’État, est dotée d’attributs distinctifs

comme « sa propre langue » au mépris des grandes langues de culture transétatiques

(persan et tchagatay) et d’institutions étatiques autour d’un parti communiste national19.

27 Ce découpage répond moins, on s’en doute, à des considérations scientifiques que

stratégiques, même si par la suite, les savants durent plancher pour lui trouver une

justification linguistique et anthropologique. La mise à plat fantaisiste des langues

vernaculaires parlées se double d’une politique hésitante de changement d’alphabets :

après plusieurs réformes d’écriture (en caractères arabes ou latins), le cyrillique s’impose

partout en 1940, privant ainsi les nouvelles générations d’accès au patrimoine culturel de

leurs ancêtres20. Obéissant toujours à des calculs politiques, le pouvoir prend soin d’éviter

l’alphabet commun, pour que les nouveaux alphabets cyrilliques figent les « petites

différences » dialectales et entérinent ces différenciations artificielles en langues

nationales distinctes.

28 La lecture des travaux d’un des architectes de la politique turque pour l’Asie centrale,

Mehmet Saray, montre que la politique soviétique des nationalités était bien connue en

Turquie21. Cependant, on peut douter que les Turcs aient bien mesuré le degré de réussite

de cette politique nationale. La diplomatie d’Ankara n’a pas réalisé à quel point les

nouveaux régimes s’inscrivaient dans le prolongement de cet héritage paradoxalement

soviétique et national.

29 Ainsi, bien avant les indépendances, à l’exception d’une politique étrangère, les

républiques socialistes possèdent pratiquement tous les attributs d’un Etat-Nation

indépendant : une langue nationale, des frontières, un drapeau, des héros nationaux, des

institutions étatiques, etc. La sortie de l’Union, au lieu de favoriser le retour aux

anciennes solidarités – türk, musulmane et persane – gommées par les Soviétiques se

traduit au contraire par une continuation, un approfondissement des particularismes

souvent à l’aide des mêmes méthodes.

30 Les nouveaux nationalismes, érigés en nouvelle idéologie, parfois au mépris des

sentiments nationaux des autres ethnies, sont conçus pour et par l’ethnie majoritaire (la

nation tutélaire) dans le pays. De même, l’identité entre la terre et l’ethnie est rendue

plus explicite grâce au changement d’appellation de certaines républiques. La Kirghizie et

la Turkménie deviennent respectivement Kirghizstan et Turkménistan, attestant par-là

l’identification entre la terre et l’ethnie dominante. La politique linguistique est mise au

service de l’ethnie tutélaire. Partout, la langue de l’ethnie tutélaire est proclamée langue

48

officielle. Comme durant la période soviétique, on accentue les différences entre les

langues nationales et on refuse toute identification avec les grandes langues parlées à

l’étranger (turc et persan).

31 Les penseurs de la politique turque en Asie centrale s’attendaient au début des années

1990 à la fermeture de la « parenthèse soviétique » et au renouveau des solidarités turco-

musulmanes. Or, les peuples türk avaient non seulement été « déturquisés » mais ils ont

surenchéri sur l’héritage soviétique devenu une composante à part entière de leur

identité. La diplomatie turque a compris son erreur bien tard après avoir remis en cause

sa politique romantique pour forger des projets de coopération moins ambitieux.

La Turquie tire des leçons de ses erreurs passées etconstruit une nouvelle politique centrasiatique

32 Une fois passée la phase d’euphorie et des déclarations de bonnes intentions, comme

celles des sommets de la turcophonie, la Turquie adopte une politique plus réaliste pour

mieux se rapprocher de l’Asie centrale turcophone. La clé de voûte de cette politique n’est

cependant pas nouvelle puisqu’elle insiste sur les points communs entre la Turquie et les

autres États türk au prix, parfois, d’une manipulation de la mémoire et des symboles. Il en

est ainsi de Nawrouz.

33 Signifiant « nouvel an » en persan, Nawrouz est une fête commémorée chaque année le 21

mars de notre calendrier dans les principaux pays de culture turco-persane. En Iran, en

Afghanistan et dans d’autres pays encore, ce jour est une fête populaire depuis des siècles.

En Asie centrale, elle est interdite par les Soviétiques, de peur qu’elle ne serve les idées

hostiles à la révolution. En Ouzbékistan, de 1917 à 1991, la fête existe mais elle est très

discrète, se limitant à des pratiques privées, notamment dans les campagnes22. Dans les

autres républiques, la même interdiction prévaut. À partir de 1991-1992, Nawrouz entre à

nouveau dans le calendrier des fêtes nationales officielles qu’on commémore en grande

pompe chaque année. Au même titre que les nouveaux drapeaux, les nouvelles

Constitutions et autres symboles nationaux, les nouvelles fêtes, dont Nawrouz, sont

utilisées dans le processus de formation des nouvelles identités politiques. Les fêtes

soviétiques sont partout remplacées par des fêtes républicaines et participent à la

formation des nouvelles identités, du nouvel esprit républicain et des nouvelles

citoyennetés23.

34 En Turquie, Nawrouz est quasi absente dans les festivités populaires depuis au moins la

fondation de la République. Pendant la période ottomane, elle conservait une certaine

importance aux yeux du sultan, qui recevait à cette occasion des présents dignes du

palais. Nawrouz effectue un retour sanglant à partir des années 1980, quand il est récupéré

par le PKK pour mobiliser les Kurdes. Dès lors, cette fête se caractérise chaque année par

de violents affrontements avec les forces de l’ordre. Discours de cristallisation du

séparatisme kurde, elle est interdite par l’État turc.

35 Parce que cette fête est importante pour les Türk d’Asie centrale et qu’elle permet chaque

année au PKK de montrer sa force de mobilisation, on a décidé en Turquie de considérer

autrement cet événement. Les historiens se mobilisent pour rappeler que Nawrouz fait

partie des traditions turques depuis des millénaires. Certains analystes comme Mahmut

Tezcan vont jusqu’à dire que cette fête n’a pas une origine iranienne, et qu’elle est türk

depuis toujours24. Selon cet auteur, elle correspondrait au jour où les Türk seraient

49

descendus de l’Ergenekon, leur montagne patrie mythique. Selon Mustafa Aksoy,

excellent analyste de la question, la fête n’est ni turque, ni iranienne, mais turco-

iranienne25.

36 Le débat initié par les intellectuels est relayé par les autorités qui, pour des raisons de

politique tant intérieure qu’extérieure, lèvent l’interdiction qui pesait sur cette fête et en

font une fête officielle. Les gains pour l’État turc ne sont pas négligeables, puisque cette

réforme a coupé l’herbe sous les pieds du PKK en le privant de ses moyens de mobilisation

et a permis de mieux se rapprocher des Türk d’Asie centrale et du Caucase. En

Ouzbékistan, au Kazakhstan, au Turkménistan et au Kirghizstan, les ambassades, centres

culturels et écoles turcs participent depuis, aux festivités du Nawrouz et recréent ainsi,

chaque année, un pont entre la Turquie et l’Asie centrale turcophone.

37 La redécouverte des héros du passé historique ou imaginaire via les légendes, les épopées

et les mythes à partir des années 1992-93 constitue l’autre volet de la stratégie turque en

Asie centrale.

38 Faruk Sümer, grand turcologue connu pour ses travaux sur les Oghuz (groupe

ethnolinguistique türk auquel se rattachent les Azéris, les Turcs de Turquie et les

Turkmènes), fait paraître un livre retentissant, Türk Cumhuriyetlerini Meydana Getiren Eller

ve Türk Destanları (Les bâtisseurs des Républiques turcophones et les gestes türk). Très

pédagogique, il met à la disposition des lecteurs les principales gestes türk Köroğlu, de

Manas et d’Alpamich, pour n’en citer que quelques-unes, reprises par les États d’Asie

centrale dans leur entreprise de consolidation nationale26.

39 Dede Korkut, personnage légendaire pour les Anatoliens, les Azéris et les Turkmènes, fait

partie de ces « pères communs » dont la Turquie cherche à promouvoir la mémoire pour

mieux souder les États türk entre eux27.

40 La dernière conférence sur ce thème fut organisée en novembre 1999 par l’Union des

Écrivains de Turquie. Ouvrages, séminaires, colloques et autres manifestations

culturelles, populaires ou scientifiques sont organisés grâce à l’appui de l’État turc pour

redécouvrir cette geste commune et redonner corps aux liens historiques et culturels

entre peuples türk.

41 Cependant, le personnage commun à tout le monde turc que la Turquie a le plus mis en

avant dans sa politique centrasiatique est Ahmet Yesevi. Mystique du XIIe siècle qui a

vécu dans la province de Turkestan, dans le sud du Kazakhstan actuel, non loin de la

frontière ouzbèke, Yesevi est un homme de foi qui a beaucoup influencé les peuples türk

de son temps28. Fondateur d’un ordre mystique, la yeseviyya, qui fut absorbée par la

nakchibendiyya avant de réapparaître au XIXe siècle, cet homme est considéré comme un

demi-dieu par certains croyants d’Asie centrale. Sa littérature, belle et rigoureuse, fut

interdite pendant toute la période soviétique.

42 Avec l’indépendance, on redécouvre l’héritage de Yesevi, à des fins diverses. Les Ouzbeks

lui consacrent beaucoup de livres et de manifestations scientifiques29. Il devient un

nouveau héros national. Les Kazakhs, quant à eux, s’emploient à transformer sa tombe et

le mausolée qui l’abrite à Chimkent en un grand lieu de pèlerinage alors que pendant la

période soviétique, il fallait le camoufler car il était susceptible d’éveiller un glorieux

passé difficilement conciliable avec l’idéologie socialiste. Un des chefs-d’œuvre de

l’architecture timouride, le mausolée a été restauré grâce aux appuis techniques et

financiers de la République turque. Conscients des possibilités de dialogue et de

coopération politique et culturelle, les experts turcs de l’Asie centrale engagèrent le pays

50

dans différentes entreprises liées à la mémoire du grand mystique. La création d’une

université30 au Kazakhstan portant son nom, l’organisation de plusieurs conférences

internationales et l’édition de ses poèmes (les célèbres Hikmetler) donnent sa consistance

et son relief à l’intégration du « vecteur Yesevi » dans la politique centrasiatique de la

Turquie.

43 L’héritage de Yesevi a pourtant été plus que surestimé aussi bien par les jeunes

républiques centrasiatiques que par la Turquie. Embelli et mythifié à l’extrême, le

patrimoine de ce mystique n’a cependant pas été redécouvert de la même manière par la

Turquie et ses républiques « sœurs ». Si pour Ankara il représente un patrimoine

commun à tous les peuples türk et permet à ce titre d’unifier les républiques turcophones,

ces dernières relisent Yesevi dans une optique plus nationale voire nationaliste. Dans ce

domaine comme dans bien d’autres, on constate une divergence entre la Turquie et les

nouveaux États indépendants. À l’obstination de la Turquie de tout considérer comme

relevant d’un patrimoine commun, s’oppose l’attitude des nouveaux régimes qui cultivent

toutes les petites différences pour concevoir une nouvelle identité nationale, spécifique

(kazakhe, ouzbèke, kirghize, turkmène) allant à l’encontre du projet intégrationniste des

Turcs.

44 La Turquie ne se contente pas de décréter les grandes figures historiques d’Asie centrale

héros communs à tous les peuples türk. Des personnalités exclusivement anatoliennes,

spécifiques à la Turquie républicaine vont être érigées à leur tour en figures communes à

tous les États türk. En Turquie, le plus grand héros national étant Mustafa Kemal Atatürk,

il est normal que son image, son discours et sa mémoire soient « commercialisés » en Asie

centrale.

Photo n° 2 : Le mausolée d’Ahmet Yesevi, Turkestan, Kazakhstan, novembre 1997

Commentaire : Turkestan, anciennement Yesi, est une ville symbole. Délaissée sous les Soviétiquescar elle évoquait le glorieux passé türk, cette ville (et son mausolée) retrouve son importance d’antangrâce à la redécouverte du très fédérateur héritage Yesevi, dont le mausolée est devenu dans lapolitique turque un « temple des peuples türk ».

51

Photo n° 3 : La restauration du mausolée d’Ahmet Yesevi, Turkestan, Kazakhstan, novembre 1997

Commentaire : La restauration (1992-1999) de ce chef-d’œuvre de l’architecture timouride fut prse encharge par Ankara. La ville, sous la férule des autorités turques, s’est dotée d’une université Yesevi,conçue comme le « laboratoire de la turcité », d’où émergera le futur monde turc. Or, Turcs et Kazakhsne font pas la même lecture du passé. Les premiers conçoivent Yesevi comme l’ancêtre commun àtous les peuples türk quand les seconds raisonnent en termes plus nationaux en faisant de Yesevi unhéros purement kazaklı

45 Attribués à Mustafa Kemal Atatürk qui les aurait prononcés lors de son discours

marquant le dixième anniversaire de la fondation de la République turque, en 1933, les

propos ci-dessous, dont le caractère « reconstruit » est plus qu’apparent, ont une valeur

biblique pour la plupart des expatriés turcs travaillant en Asie centrale, notamment pour

les professeurs de langue et poulies diplomates envoyés dans la région pour souder leur

pays à ces jeunes « États frères ». En dépit du paradoxe – car c’est, finalement, aussi un

peu au nom du kémalisme que la Turquie s’est toujours tenue à distance de l’Asie centrale

– les idées de. Mustafa Kemal occupent une place non négligeable dans la stratégie de

séduction des républiques turcophones.

Extrait du discours qui aurait été prononcé par Atatürk à l’occasion du dixième

anniversaire de la fondation de la république turque :

Aujourd’hui, l’Union soviétique est notre amie, notre voisine et notre alliée. Nous

avons besoin de cette amitié. Mais personne ne peut aujourd’hui prévoir ce qui se

passera demain. Cette Union, comme l’Empire ottoman, comme l’Autriche-Hongrie,

peut se fragmenter. Les nations qu’elle détient aujourd’hui peuvent lui échapper un

jour. Le monde peut parvenir à un nouvel équilibre. Ce jour-là, la Turquie doit savoir

ce qu’elle a à faire. Nous avons des frères qui vivent sous l’administration de cet allié.

Ces frères ont la même foi et la même croyance que nous. Nous devons être prêts à

les soutenir (sahip çıkmak). Être prêt ne signifie pas se taire et attendre ce jour-là. Il

faut se préparer. Comment les nations se préparent-elles à cela ? En conservant des

ponts culturels vivants. La langue est un pont, l’histoire est un pont. Nous devons

plonger dans notre passé et nous unir dans ce passé commun brisé par les

événements. Nous ne pouvons pas attendre qu’ils (les « Turcs de l’extérieur »)

s’approchent de nous. Nous devons aller de nous-mêmes vers eux31.

52

46 Il existe de nombreux modes de diffusion des idées d’Atatürk en Asie centrale. À Bichkek,

une fondation portant le nom d’Atatürk a été créée à partir de 1996 et installée dans le

même local que les bureaux de la représentation de TİKA (Agence Turque de Coopération

et de Développement). Selon le responsable de cette fondation, Asan Ormusev, homme

d’une quarantaine d’années et auteur d’une biographie du président Akaev, les objectifs

de la fondation sont multiples. Grâce à ses conférences, à ses séminaires et à sa

bibliothèque, elle entend d’abord diffuser les grandes idées d’Atatürk en permettant à la

population de se documenter sur le personnage. Un buste d’Atatürk a été érigé dans un

grand parc de la capitale kirghize à la suite d’une initiative commune de la fondation et

de l’ambassade de Turquie.

47 Au Turkménistan, une statue grandeur nature d’Atatürk trône au milieu d’un parc public,

en plein centre-ville, en face de l’ambassade de Turquie. Le parc, aménagé par une société

turque, a été inauguré par Süleyman Demirel lors d’une visite officielle à Achkhabad, en

novembre 1998. Au Turkménistan, plus que dans les autres républiques, l’image du

fondateur de la Turquie se diffuse aisément, et le président Saparmurad Niyazov s’est

même inspiré du nom d’Atatürk pour s’autoproclamer Turkmenbachi. Les milieux

diplomatiques occidentaux présents dans la capitale turkmène affirment qu’il envisageait

même de se faire attribuer le nom d’Atatürkmen. Il a finalement préféré le titre de « chef »

des Turkmènes à celui de père.

48 Les établissements d’enseignement turcs présents en Asie centrale jouent aussi un rôle

important dans la diffusion de l’Atatürkçülük (littéralement, en français, Ataturkisme).

Ainsi, l’université Ahmet Yesevi a organisé, en octobre 1999, une conférence

internationale sur le père fondateur de la République turque, ses idées et le caractère

actuel de ses réformes. Réunissant plus de 50 conférenciers venant du monde entier, cette

conférence cherchait à démontrer le caractère universel du modèle kémaliste. Des

universitaires du monde arabe invités à cette conférence ont rappelé l’influence du

kémalisme sur les élites nationales de leurs pays au lendemain des décolonisations.

49 Ce qui est intéressant dans cette construction d’un discours kémaliste à destination de

l’Asie centrale, c’est d’abord la volonté de réconcilier un héritage kémaliste

originellement très fermé voire hostile à toute solidarité avec les Dış Türkler (Turcs de

l’extérieur) avec la nouvelle géographie des possibles (l’ouverture à l’Asie centrale). Cela

tient un peu, à l’examen, du grand écart mais cela avait l’avantage de rassurer tout le

monde à bon compte. Cela permettait à la fois à la Turquie de désarmer les critiques sur

un éventuel renouveau du panturquisme et de proposer, à l’Asie centrale, un modèle

politique moderniste et laïc. Si le modèle kémaliste parut, un temps, séduire les

« nouveaux » régimes, cela ne dura qu’un instant. Les indépendances désormais

consolidées, ces derniers préfèrent plutôt parler en termes de modèles nationaux. Ayant

bien saisi les limites d’une politique dont le slogan était « nous avons les mêmes

ancêtres », la Turquie a adopté une nouvelle stratégie qui mettait l’accent sur la parenté

culturelle et linguistique avec les républiques d’Asie centrale.

La politique culturelle et éducative de la Turquie enAsie centrale

50 La création, à long terme, d’une langue et d’un alphabet, communs à l’ensemble du

monde türk est le principe fondateur de la politique culturelle d’Ankara en Asie centrale.

53

La diversité des langues türk rend difficile la perception des enjeux en cours. Un rappel

des débats sur la langue dans le monde türk paraît indispensable pour mieux comprendre

les projets des linguistes turcs actuels.

51 On distingue de façon schématique quatre sous-groupes linguistiques :

• le groupe du Sud-Ouest (oghuz) inclut l’azéri, le gagaouze, le tatar de Crimée, le turc de

Turquie et le turkmène (du Turkménistan et d’Iran).

• le groupe Nord-Ouest (kiptchak) concerne le bachkir, le karaïm, le karakalpak, le kazakh, le

kirghize, le tatar de Kazan.

• le groupe du Sud-Est (tchagatay) fait référence à l’ouïghour et à l’ouzbek.

• le groupe Nord-Est (sibérien de l’Altaï), situé en dehors de notre champ géographique,

englobe essentiellement le touvinien et le khakas32.

52 La compréhension plus ou moins possible entre locuteurs d’un même sous-groupe devient

a fortiori plus compliquée entre locuteurs de différents sous-groupes. Par exemple, un

Turc d’Istanbul qui se rend à Bakou et Achkhabad peut sans problème se faire

comprendre par son collègue azéri mais plus difficilement par son collègue turkmène. En

revanche, à Almaty ou Bichkek (groupe kiptchak), il saura se débrouiller au marché où les

marchands kazakhs ou kirghizes utilisent les mêmes nombres que les marchands du

Grand Bazar d’Istanbul mais il sera obligé d’avoir recours à un interprète pour avoir un

dialogue plus approfondi avec son partenaire kazakh.

53 Le rêve d’une langue littéraire commune à tous les peuples türk de la Sibérie, de l’Asie

centrale, du Caucase et de l’Anatolie s’est toujours nourri de cette connexité linguistique.

Les projets d’unification linguistique sont nés avec les Türk de l’Empire tsariste. À la fin

du XIXe siècle dans l’Empire russe, deux personnalités historiques s’affrontent quant à

l’avenir des langues türk, dont la plupart sont pratiquées dans des régions sous contrôle

russe. Ismaïl Gaspıralı, un Tatar de Kazan, avec son journal Terjuman (l’Interprète),

propose d’unifier les langues türk en inventant un türk commun, fortement marqué par

l’accent d’Istanbul. À la même époque, Ilminsky, haute personnalité de la cour du Tsar,

responsable de l’instruction publique, propose de doter chaque parler türk d’une

grammaire spécifique. Pour des raisons essentiellement politiques, inspirées par la très

pragmatique logique du « diviser pour mieux régner », les Bolcheviks décident de mettre

en œuvre les propositions d’Ilminsky. Ainsi, au lieu d’une unification, la bolchevisation de

l’Asie centrale atteint son paroxysme avec le découpage arbitraire de la région en pays

autonomes dotés de langues spécifiques, qui finissent par briser les éléments fédérateurs

des peuples türk.

54 Avec les indépendances, la question de l’intégration des langues türk refait son

apparition, en Turquie surtout. Rêvant d’une langue commune türk, les Turcs incitent

leurs partenaires d’Asie centrale à changer d’alphabet. L’Azerbaïdjan en décembre 1991,

le Turkménistan en avril 1993 et l’Ouzbékistan en septembre 1994 adoptent par loi ou par

décret présidentiel l’alphabet latin et annoncent le passage progressif à la nouvelle

écriture33, transition durant laquelle le russe garde son statut de langue de

communication34. Le Kazakhstan et le Kirghizstan, dont la société et les intellectuels

furent plus profondément marqués par la culture russe, ont choisi de conserver

l’alphabet cyrillique, même si certains intellectuels abordent la question

occasionnellement.

55 Sans même attendre l’amorce des réformes des alphabets, des linguistes turcs

inventèrent un alphabet commun à toutes les langues türk, s’inspirant sans doute des

54

projets engagés plus d’un siècle auparavant par les réformateurs turco-tatars. Pour sa

réalisation, une organisation dite TÜRKSOY, Türk Kültür ve Sanatları Ortak Yönetimi

(Organisation d’Administration Commune de la Culture et des Arts Türk) fut mise sur pied

suite à un accord entre les principaux ministres de la Culture et de l’Éducation des États

turcophones (les quatre d’Asie centrale, la Turquie et l’Azerbaïdjan)35. Elle fut donc

chargée de la conception de l’alphabet commun türk avec le ministère de la Culture,

l’Université de Marmara et le ministère des Affaires étrangères. Dirigé par Ahmet Bican

Ercilasun, le patron de l’incontournable Türk Dil Kurumu (Organisme de langue turque,

institution prestigieuse créée par Atatürk pendant son règne réformiste), le projet aboutit

à l’adoption d’un alphabet commun türk de 34 lettres latines36.

56 D’un éventail large, il permet en principe l’expression et la transcription de toutes les

langues türk37. L’idée des concepteurs était de mettre à la disposition des différents

peuples türk une banque de signes, où chacun soit libre de puiser les lettres qui

conviennent aux spécificités de sa langue nationale. On proposa donc de s’inspirer de cet

alphabet commun sans forcément l’adopter dans son intégralité38.

57 Le résultat fut plutôt mitigé. Azéris, Criméens et Karakalpaks39 adoptèrent un alphabet

latin s’inspirant de cet Ortak Türk Alfabesi (alphabet türk médian).

58 En Asie centrale, les deux États qui ont latinisé leur transcription – Ouzbékistan et

Turkménistan – l’ont fait sans se référer aux propositions des Turcs. Quelques lettres

diffèrent, notamment, en turkmène où, pour illustrer la spécificité turkmène aux yeux de

la communauté internationale, adopta le signe de la livre anglaise « £ » pour écrire le son

« J ».

59 Les Ouzbeks, pour des raisons de commodité, adoptèrent un alphabet capable d’être

transcrit avec n’importe quel clavier international en excluant les signes trop

particuliers. Ainsi, le projet des linguistes turcs n’obtint-il pas l’adhésion de tout le

monde, mais les débats linguistiques n’étant pas totalement clos dans le monde türk ex-

soviétique, d’ultérieures réformes d’alphabets et l’utilisation de cet alphabet modulable

ne sont pas à exclure dans les années à venir.

60 La fabrication d’une turcité passe aussi par une intégration des littératures en langues

türk. Voilà un vaste projet, auquel s’attelèrent nombre d’organisations de Turquie, plus ou

moins soutenues par des associations similaires dans l’aire türk. La plus grande initiative

en la matière émane du Atatürk Yüksek Kurumu (Haut Conseil Atatürk) qui, par

l’intermédiaire d’une de ses branches, Atatürk Kültür Merkezi (Centre Culturel Atatürk) a

conçu le « projet de littérature du monde türk » avec des objectifs divers mais allant tous

dans le sens d’une unification des littératures de langue türk40. Mis en œuvre en 1995, ce

projet se réalisera par la rédaction de plusieurs encyclopédies qui se résument ainsi41 :

• Histoire de la littérature du monde türk : les auteurs y répertorient toutes les grandes

œuvres représentatives du monde türk « des origines » – la date de départ ne figure pas dans

le projet – « jusqu’à nos jours ». Procédant par ordre chronologique, on prévoit de

rassembler toute la production dans treize volumes de 600 pages (chacun).

• Encyclopédie des personnalités littéraires du monde türk : ce projet secondaire par rapport

au premier doit élaborer une liste de tous les écrivains et poètes de langue türk et pour

chacun une courte biographie. Obéissant à un ordre alphabétique, cette encyclopédie se

composera de cinq volumes de 600 pages.

• Dictionnaire encyclopédique de tous les concepts et termes de la littérature du monde türk :

ce dictionnaire offre une définition des notions fondamentales les plus utilisées dans la

55

littérature des différents États turcophones, contemporains ou passés. Ce travail sera réuni

dans quatre volumes de 600 pages.

• Anthologie des idées et des styles de la littérature du monde türk : il s’agit de réunir en huit

volumes de 600 pages tous les styles littéraires et les idées produits jusqu’à nos jours par le

monde türk.

61 Les promoteurs de ce projet prévoient de diffuser ces encyclopédies dans l’ensemble du

monde türk. Rédigé en turc et bientôt traduit en ouzbek, azéri, kazakh, etc., ce travail vise

les jeunes générations et, dans l’idéal, ces encyclopédies entreraient dans les programmes

scolaires. En Turquie, on a déjà commencé à sensibiliser les jeunes à la richesse de la

littérature türk et pas seulement anatolienne.

62 En revanche, en Asie centrale, en l’état actuel des choses, l’entrée de ces œuvres dans les

écoles n’est pas acquise. Il sera intéressant de voir, à la fin de ces travaux, comment les

uns et les autres réagissent à cette idée. On peut d’ores et déjà avancer qu’Ouzbeks et

Turkmènes ne réserveront pas le même accueil à cette initiative turque. Ambitieux, ce

projet devra, dès sa parution, répondre aux priorités fixées par les ministères de la

Culture et de l’Éducation des pays concernés42.

63 La célébration par la Turquie de la littérature de chacune des républiques centrasiatiques

en Turquie est moins grandiose mais sans doute plus réaliste et déjà plus profondément

ancrée dans le quotidien de la société anatolienne. Afin de sensibiliser l’opinion publique

turque à l’Asie centrale, pratiquement tous les chefs-d’œuvre des plus grands auteurs

épiques ou littéraires ont été traduits en turc de Turquie. Les Kazakhs Abay et Oljas

Suleymanov, le Kirghize Tchinguiz Aïtmatov (et l’épopée Manas bien sûr), les Turkmènes

Mahdumguli et Hudaynazarov43 et enfin les Ouzbeks Abdurrauf Fitrat 44 et Abdullah

Qodiriy45 firent ainsi leur entrée dans le paysage littéraire turc. L’héritage de la pensée

djadid, commun à l’ensemble de l’Asie centrale, est depuis quelques années étudié de

façon plus approfondie en Turquie. On doit cependant noter que l’État turc est souvent

devancé par des organismes privés dans la promotion des littératures centrasiatiques. De

nombreuses fondations turquistes ou islamistes, à l’instar du centre Yesevi (droite

nationaliste), de la revue Orkun (extrême droite panturquiste) ou du bimensuel Yeni Asya

(islamiste, une des nombreuses branches du mouvement nourdjou) sont des exemples

d’acteurs non étatiques qui ont diffusé la culture du monde turc en Turquie.

64 En revanche, on constate que les auteurs turcs sont moins populaires en Asie centrale.

Pendant la période soviétique, seuls les écrivains communistes étaient autorisés à publier

en URSS. Parmi les plus célèbres, on rappellera Nazım Hikmet, communiste turc mort à

Moscou en 1963 et Aziz Nesin, dont les pièces sont régulièrement jouées dans les théâtres

d’Asie centrale. Depuis les indépendances, ces auteurs communistes ne sont plus guère

cités mais ils n’ont pas plus été remplacés par d’autres écrivains de Turquie.

65 Dans ce volet littéraire, il convient de souligner la sortie prochaine d’un manuel d’histoire

du monde türk, préparé par le ministre turc de l’Éducation nationale et destiné à être

utilisé dans toutes les républiques turcophones. Là aussi, on peut émettre des doutes sur

sa capacité à franchir le seuil des écoles d’Asie centrale, surtout celles de l’Ouzbékistan46.

66 Cependant, le fait que de telles initiatives existent montre qu’en Turquie des hommes

réfléchissent à la coopération avec le monde türk. En revanche, les politiques

centrasiatiques ne produisent pas le même effort et n’encouragent pas une ouverture

vers la culture turque anatolienne. Ainsi donc le rapprochement des deux mondes türk

n’est-il pas naturel, et si les politiques ne forçaient pas la main aux intellectuels, aux

56

enseignants, aux étudiants, le désintérêt en Turquie serait la règle, comme c’est le cas en

Asie centrale. Dans le domaine éducatif et linguistique, toutefois, les projets sont plus

prometteurs. Pour les responsables turcs, les objectifs sont clairs puisqu’il s’agit de

« participer activement à la formation des élites de demain » Cela passe avant tout par

une ambitieuse politique d’échanges estudiantins entre la Turquie et le monde türk.

67 Lancée à la rentrée scolaire 1992/93, la politique d’échange d’étudiants voit sa première

concrétisation grâce à une série d’accords au niveau ministériel entre la Turquie et les

quatre États d’Asie centrale47. Appelé « projet 10 000 étudiants du monde türk », le

programme répartit le nombre d’étudiants par pays signataire des accords.

68 L’Azerbaïdjan, pour des raisons géographiques, historiques (les échanges ont toujours été

importants entre les deux pays) et linguistiques (l’azéri s’apparente à un dialecte de la

Turquie orientale) s’est montré très intéressé par une solide coopération avec la Turquie.

Les relations ont été très bonnes entre les deux pays depuis la fin de l’URSS grâce

notamment à l’excellente entente entre les présidents Aliev et Demirel.

Tableau 1 : Nombre d’étudiants du monde türk accueillis dans les universités de Turquie entre 1992et 1998 (chiffres arrêtés le 25 août 1998)48

Pays

Nombre

d’étudiants en

Turquie entre ces

deux dates

Nombre

d’étudiants

diplômés des

universités

turques

Nombre

d’étudiants

rentrés dans

leur pays

Nombre

d’étudiants en

Turquie (à cette

date)

Azerbaïdjan 2259 360 433 1466

Kazakhstan 1932 161 735 1036

Kirghizstan 1161 48 311 802

Ouzbékistan 1638 146 1129 363

Turkménistan 2720 368 728 1624

Autres

communautés türk

d’Asie

2655 46 819 1790

Pays balkaniques 2135 134 570 1431

Total 14 500 1263 4725 8512

69 Le Turkménistan, pourtant peu peuplé (4,5 millions d’habitants) est le pays qui envoie le

plus d’étudiants en Turquie, uniquement des garçons, le président turkmène n’ayant

jamais accepté d’envoyer des filles étudier à l’étranger. La proximité linguistique

contribue incontestablement à cette bonne coopération. Cependant, c’est parce que les

relations politiques sont bonnes entre les deux pays que cette coopération éducative et

linguistique est fructueuse.

57

70 Le Kazakhstan, sans doute pour faire un contrepoids à la forte présence démographique

slave dans le pays, cherche à développer une solide coopération éducative avec la Turquie

et réalise un véritable effort pour envoyer autant d’étudiants que possible en Turquie.

71 Le Kirghizstan, bien qu’il participe peu à l’envoi d’étudiants en Turquie, conduit une

politique des plus actives avec Ankara. Le chiffre de 1161 étudiants en 1992 et 802 en 1998

doit être ramené à ses justes proportions : le pays compte à peine 4 millions d’habitants

dont plus de la moitié mène un mode de vie rural.

72 L’Ouzbékistan est une fois encore le pays qui suscite le plus de commentaires. En 1992,

Tachkent envoyait 1638 étudiants dans les universités turques, sans compter les élèves

envoyés dans les écoles militaires et professionnelles. Toutefois, à peine deux ans après, la

quasi-totalité de ces étudiants est rappelée au pays. Illustration éloquente des effets

néfastes de relations politiques houleuses entre Ankara et Tachkent sur la coopération

éducative bilatérale.

73 Par ailleurs, soucieuse d’entretenir de bonnes relations avec l’Ouzbékistan, pays

incontournable en Asie centrale tant par sa démographie que par son poids politique, la

Turquie se plia aux exigences du président ouzbek et obligea Salih et Polatov à quitter le

territoire turc. Cette concession faite par Ankara à Tachkent n’a pas empêché le président

ouzbek de rappeler tous les étudiants ouzbeks de Turquie et de fermer tous les

établissements turcs actifs en Ouzbékistan.

74 Ainsi, en 1998 (et surtout en 1999 quand une seconde crise politique entre les deux pays

éclata), le nombre d’étudiants ouzbeks en Turquie était tombé au plus bas. Les rares

étudiants qui ont bravé le régime de leur pays en restant en Turquie ont été décrétés

opposants et « traîtres à la patrie » par le régime karimovien.

75 D’autre part, pour nuancer l’importance de la présence centrasiatique, remarquons que le

nombre d’élèves originaires des pays balkaniques et de la fédération de Russie (où les

communautés türk sont importantes, comme les Tatars ou les Bachkirs) est loin d’être

négligeable. Les jeunes des Balkans sont souvent des Turcs de Bulgarie, de Grèce et de

l’ex-Yougoslavie. Passé impérial oblige, Ankara a toujours accordé une grande importance

aux anciennes possessions ottomanes dans les Balkans – surtout celles qui constituent un

véritable enjeu européen. Et leur poids dans la politique turque nous rappelle ici que les

priorités de la Turquie sont résolument européennes.

76 Enfin, pour clore ce paragraphe, les accords signés en 1992 entre la Turquie et les Etats

centrasiatiques ne prévoyaient pas un nombre fixe d’élèves pour chaque année

universitaire. Le nombre réel d’étudiants n’a cessé de varier depuis, mais globalement les

quotas accordés par Ankara n’ont guère changé depuis 1992, bien qu’ils ne soient pas

respectés par les intéressés comme l’auraient souhaité les autorités turques.

77 Tous ces étudiants bénéficient d’aides diverses accordées par l’État turc : bourse,

logement universitaire, aides au voyage. Cependant une mauvaise coordination de cette

aide et l’insuffisance des bourses ont parfois obligé certains étudiants à abandonner leurs

études. Pourtant, comme le montrent les chiffres, la Turquie fait un réel effort d’accueil :

elle recevait encore en 1998 plus de 8000 étudiants. Le but avoué de cette entreprise

d’échange est de sensibiliser les jeunes générations à la cause türk afin qu’à leur tour, une

fois rentrés chez eux, ils la partagent avec leurs familles, leurs amis, leurs collègues et que

rejaillisse sur la société dans son ensemble la valeur ajoutée de la formation de ces élites

en Turquie.

58

Étudiants du monde türk arrivés en Turquie en 1992

Étudiants du monde türk présents en Turquie en 1998

Tableau 2 : Quotas d’étudiants du monde türk dans les universités turques chaque année depuis199249

Azerbaïdjan 175

Kazakhstan 175

Kirghizstan 175

Ouzbékistan 175

Turkménistan 175

59

Autres communautés türk d’Asie 500

Pays balkaniques 300

Total 1675

Figure 3 : Pour l’année 1997/98, les quotas suivants ont été réservés aux étudiants du monde türkdans les universités de Turquie

78 Considérant la jeunesse comme une véritable passerelle avec le monde turcophone, la

Turquie incite également certains étudiants turcs à étudier dans les écoles et universités

centrasiatiques. Certes, elle envoie beaucoup moins qu’elle ne reçoit, mais là encore,

l’objectif est de faire en sorte que la jeunesse serve de pont entre les deux parties. Au

final, l’intérêt des études importe peu. Certains Turcs venaient suivre dans les premières

années des indépendances des études de droit soviétique car l’État ouzbek ou kazakh

n’avait pas encore procédé à des réformes éducatives profondes. L’essentiel est qu’il y ait

brassage entre ces jeunes turcs, ouzbeks, kazakhs, turkmènes, entre ces futures élites

chargées d’édifier le monde turc en gestation50.

Tableau 3 : Nombre d’élèves turcs dans les universités centrasiatiques (1997/1998)51

Azerbaïdjan 27

Kazakhstan 12

Kirghizstan 34

Ouzbékistan 103

Turkménistan 36

60

Tadjikistan 6

Total 218

Figure 4 : Nombre d’élèves turcs dans les universités centrasiatiques (1997/1998)

79 Le tableau 3 et la figure 4 sont révélateurs de la stratégie turque. Généralement, elle

envoie un grand nombre d’élèves dans les républiques qui sont les plus tièdes dans leur

coopération avec la Turquie. L’exemple de l’Ouzbékistan est assez typique. Puisque

Tachkent ne veut pas envoyer ses étudiants en Turquie, c’est cette dernière qui exporte

les siens dans les universités ouzbèkes, de façon à forcer le dialogue et l’échange.

80 D’autre part, les accords signés entre la Turquie et les États d’Asie centrale permettent

aux Turcs d’ouvrir des établissements d’enseignement dans chacune des républiques

indépendantes. Ainsi écoles primaires, centres linguistiques, lycées et universités se

multiplièrent-ils rapidement dans toute la région. Tous furent inaugurés par des

personnalités politiques turques de premier rang lors des rencontres officielles ou des

visites d’État. Les lycées dits Anadolu Koleji ou collèges anatoliens, sont en fait des lycées à

caractère scientifique de très bonne réputation, créés par la République turque qui

délègue la gestion de ces établissements à l’Ambassade, plus précisément à l’attaché

linguistique. Dans la diplomatie turque en Asie centrale, le titulaire de ce poste a plus de

travail et de pouvoir que son collègue attaché culturel. Il organise le travail des lycées et

universités, mais il doit aussi superviser différents dossiers, dont celui de l’échange

d’étudiants52.

Tableau 4 : Aperçu général des établissements ouverts par l’État turc en Asie centrale en 1997/9853

Azerbaïdjan 2

Kazakhstan 1

Kirghizistan 3

61

Ouzbékistan 8

Turkménistan 3

Tadjikistan 1

Total 18

81 Ne donnant pas le détail des établissements, le tableau 4 exige quelques précisions

supplémentaires. Au Kazakhstan, le chiffre fait référence à l’unique centre de langue

ouvert par l’Ambassade turque. L’université est à part, car sa gestion est plus complexe.

On y reviendra plus tard. La politique pour le Kazakhstan consiste surtout à envoyer des

professeurs turcs dans des établissements kazakhs54. Au Kirghizstan et au Turkménistan,

l’État turc a créé des lycées professionnels en réponse à une demande d’enseignement

pratique de la part des États turkmène et kirghize, mais c’est bien en Ouzbékistan que les

investissements turcs ont été les plus importants. Le cas ouzbek mérite donc une étude à

part.

82 La coopération universitaire occupe une place non négligeable dans la stratégie turque

d’ouverture vers l’Asie centrale. Outre la création d’un « conseil universitaire » à

l’échelon du monde türk, qui donne lieu à des rencontres régulières entre universitaires,

les dirigeants d’Ankara sont parvenus à mettre sur pied deux universités d’État en Asie

centrale, l’une au Kirghizstan, l’autre au Kazakhstan.

83 L’université turco-kazakhe portant le nom d’Ahmet Yesevi mérite un développement

particulier pour différentes raisons55. Comme son nom le laisse deviner, elle rend

hommage à ce mystique türk du XIIe siècle, très présent dans le patrimoine culturel de

pratiquement tous les peuples türk, Anatoliens, Turkmènes, Kazakhs et Ouzbeks

notamment. Élevé au rang de héros, sa redécouverte répond à des impératifs identitaires

– chez les centrasiatiques surtout – et politiques dans le cas de la Turquie. Cette dernière

exploite à l’extrême cette mémoire commune du mysticisme de Yesevi pour mieux

s’implanter en Asie centrale après les indépendances. L’université permet

l’instrumentalisation de la mémoire yesevi pour une meilleure promotion de la turcité en

Asie centrale.

84 Construite en plein milieu de la steppe, à l’orée de la ville historique de Turkestan, patrie

d’Ahmet Yesevi et de son ordre religieux, l’université impressionne avant tout par sa

taille : plus de 300 hectares lui ont été cédés par les autorités kazakhes. Un projet

d’agrandissement du campus est à l’étude. Il permettra l’augmentation des capacités

d’accueil pour les étudiants, déjà au nombre de 10 000. Bien qu’à l’heure actuelle plus de

90 % des inscrits soient du Kazakhstan, elle affiche un caractère türk et ambitionne

d’accueillir des étudiants de l’ensemble des États turcophones. Ceux qui arrivent de

Turquie constituent une minorité importante d’environ 500 étudiants, et dont le nombre

va augmenter dans les années à venir, selon les administrateurs. La direction mixte

kazakhe et turque est très marquée par le charisme de Namık Kemal Zeybek56, ancien

ministre de la Culture et conseiller de Süleyman Demirel durant toute sa présidence.

85 Le panel des disciplines est assez large. Les matières enseignées à Turkestan et dans les

succursales de Chimkent et Kentau vont de l’histoire à la médecine et de la philologie au

tourisme. Les Turcs ont tendance à privilégier les sciences humaines, notamment la

62

turcologie et l’histoire mais leurs partenaires kazakhs sont obligés de tenir compte des

consignes du gouvernement qui accordent une nette priorité aux matières scientifiques.

L’objectif poursuivi avec la création de l’université est de « former les jeunes de la

république de Turquie, du Kazakhstan et des autres républiques et communautés türk

sous un même toit pour les éveiller à la conscience türk (Türklük Bilinci) et selon les

normes de l’enseignement international moderne »57. Dans la pratique, cela passe par

l’enseignement du turc de Turquie aux jeunes Kazakhs, par leur sensibilisation à l’histoire

générale du monde türk, aux mouvements d’idées, à la géographie, à l’actualité politique

et culturelle. Les élèves venus de Turquie apprennent le kazakh et le russe qui constituent

avec le turc les trois langues d’enseignement. Le règlement exige que chaque étudiant

diplômé soit en mesure à sa sortie de l’université de parler couramment au moins le turc

et le kazakh58.

86 Considérée comme un laboratoire de la turcité par les Turcs, les Kazakhs ont tendance en

revanche à se l’approprier comme un établissement kazakh avant tout. Il faut souligner

que l’université Yesevi est la plus grande université du sud kazakh ; elle tient donc une

place importante pour le régime post-communiste de Nazarbaev, confronté à des

impératifs identitaires59. Le sud du Kazakhstan, plus touché par la crise que le reste du

pays, peut être redynamisé grâce à cette université, pense-t-on du côté kazakh. Le

pragmatisme prévaut. L’idéal turquiste est donc moins fort chez les Kazakhs que chez

leurs partenaires turcs, qui offrent une lecture türk de Yesevi60.

87 En Turquie, cet établissement est parfois critiqué pour son coût excessif. On estime que de

telles dépenses n’auraient pas dû se faire pour aider les Kazakhs à mettre en valeur le

désert qu’est la région de Turkestan-Chimkent. Ses défenseurs rétorquent que le choix de

l’endroit ne fut pas innocent. Car malgré les difficultés, c’est un lieu hautement

symbolique, qui vit naître Yesevi et peut redevenir le berceau de rayonnement de la

turcité. Quelques années après sa création, cette université a servi de modèle à une autre,

implantée à Bichkek, dans la capitale kirghize.

88 Le choix du nom de cette université n’est pas un hasard. Manas fait référence à la grande

geste kirghize, dont la célébration du millénaire en 1995 fut l’occasion pour les autorités

kirghizes de rappeler que leurs traditions sont inscrites dans le passé le plus ancien.

Inaugurée le 13 novembre 1998, lors de la visite officielle du président Süleyman Demirel,

elle est bien plus petite que l’université Yesevi puisque pour l’année universitaire

1997/98, y étaient inscrits à peine 500 étudiants61. Ce chiffre doit être cependant replacé

dans le contexte du Kirghizstan où depuis l’indépendance toutes les universités qui virent

le jour sont de petite taille.

89 La lecture de la Charte de l’université Manas fait écho à celle de l’université Ahmet Yesevi62. L’esprit qui anime cette université est le même que celui qui règne à Turkestan. La

turcité est clairement placée au cœur de la mission pédagogique et idéologique de cet

établissement. Il est encore trop tôt pour apprécier le travail et l’impact de cette

université dans le paysage éducatif kirghize, puisque les premiers diplômés ne sortiront

qu’en 2003 ou 2004, mais tout porte à croire qu’elle sera de plus en plus sollicitée dans les

années à venir par une jeunesse kirghize prête à beaucoup de sacrifices pour accéder à

une formation universitaire ouverte sur l’extérieur63.

90 Un dernier volet de la politique culturelle turque en Asie centrale mérite d’être cité. Sur

le marché mondial très dynamique et volatile des télécommunications, la Turquie n’est

pas en reste. Elle avait en fait, bien avant l’émergence de l’Asie centrale sur la scène

publique internationale, manifesté son intérêt pour les nouveaux médias et nouvelles

63

technologies. Le lancement en 1994 par Ariane du satellite turc de communication Türksat

rend possible la diffusion de deux chaînes (Avrasya et TRT International), qui se partagent

le temps de diffusion accordé à la Turquie par les États d’Asie centrale sur leurs canaux64.

Les accords bilatéraux signés avec eux ne diffèrent que très légèrement en fonction du

pays. Ces divergences concernent en fait les temps d’antenne et sont assez

représentatives du degré d’ouverture des régimes centrasiatiques ou de leur méfiance

face à un nouveau « grand frère ». Le Turkménistan, par exemple, a demandé plus

d’heures d’émission que l’Ouzbékistan, et le Kazakhstan plus que le Kirghizstan.

91 Le contenu de ces émissions pose problème. En Turquie d’abord, certains voudraient qu’

Avrasya ne diffuse que des informations sur le monde türk65, car elle est au service de la

turcité, et doit permettre aux différents peuples de mieux se connaître. La littérature,

l’histoire, la géographie de chacun devraient y jouir d’une attention privilégiée de façon à

les partager avec le plus grand nombre. Or, sans être explicitement exprimée et assumée,

c’est de la Turquie dont il est question la plupart du temps. La prépondérance des sujets

turcs en langue turque affirme la centralité de la Turquie. Le projet initial, qui prévoyait

d’utiliser sur cette chaîne une langue turque simplifiée, capable d’être comprise par les

Centrasiatiques, a été abandonné, bien que ce débat sensible réapparaisse de temps en

temps dans les colonnes de la presse turque66.

92 Il est difficile de mesurer la popularité de la chaîne Avrasya en Asie centrale. Cependant,

tout le monde connaît son existence. Les intellectuels la regardent et la comprennent un

peu. Les autres ont tendance à lui préférer les chaînes nationales, locales ou russes, tout

simplement parce qu’ils en connaissent la langue. Pourtant ces éléments ne nous

permettent pas de dire que le projet Avrasya est un échec. À bien des égards, c’est une

réussite.

93 La turcophonie et la turcité disposent en tout cas d’un canal de diffusion étendu, surtout

si on prend en considération que pour plus de 95 % de la population ouzbèke, par

exemple, la télévision est l’unique source d’information, et que tous les foyers sont

équipés d’un téléviseur y compris dans les campagnes les plus isolées. De plus, même non

regardée avec assiduité, la chaîne turque diffuse une image positive de la Turquie

montrant aux Centrasiatiques un État développé avec une société complexe et tournée

vers l’Occident.

La place de l’Islam dans la politique culturelle turqueen Asie centrale

94 Le renouveau islamique est une donnée incontournable de la nouvelle Asie centrale. Alors

qu’on le croyait trop déstructuré et affaibli par plus de soixante-dix ans de communisme,

l’islam refait son apparition sur la scène publique déjà à la veille des indépendances. Mon

objet n’est pas de démontrer et de mesurer ce retour du religieux en Asie centrale. Il

existe une abondante littérature sur la question. Ce retour du religieux ne s’effectue pas

de la même manière dans tous les pays. Le Kazakhstan et l’Ouzbékistan ne sont pas

confrontés de la même façon à la question religieuse parce que leur islam est différent ou

plutôt leur degré d’islamisation n’est pas le même.

95 Cependant, toutes les sociétés centrasiatiques expriment une demande d’islam. Elle peut

alors prendre la forme de lieux de culte, de personnel qualifié ou d’établissements

d’enseignement. Quoi qu’il en soit, il est indéniable que dans tous ces pays les populations

64

voient dans cet islam réapproprié une composante de leur identité. Les pouvoirs issus de

l’ex-URSS en sont conscients : ils cherchent à tenir compte du facteur islamique dans leur

entreprise identitaire nationale. Les dirigeants turcs, eux, s’estiment en droit de proposer

leur service à leurs partenaires centrasiatiques.

96 Le caractère laïc de la Turquie ne l’empêche pas d’avoir une politique religieuse et son

implication dans l’islam centrasiatique en est une preuve supplémentaire. La coopération

religieuse de la Turquie avec chacun de ces États est coordonnée par le conseiller aux

Affaires religieuses, au sein des Ambassades. Ce fonctionnaire, détaché pour deux ou trois

ans de la direction des Affaires religieuses en Turquie – un ministère qui, par pudeur

laïque et républicaine, ne dit pas son nom -, doit gérer l’approche turque de la

coopération religieuse, qui est à la fois globale et particulière.

97 Elle est globale parce que la vision géographique de cette politique est eurasiatique67. Les

Turcs cherchent à fédérer l’islam des Balkans à l’Asie centrale, en fait à utiliser l’héritage

religieux ottomano-républicain pour mieux asseoir l’influence de la Turquie

contemporaine68. La dimension bilatérale, particulière, cherche quant à elle à répondre à

une demande précise émanant d’un Etat qui coopère religieusement avec la Turquie.

98 La crainte de voir d’autres États islamiques étendre leur influence religieuse en Asie

centrale décida les Turcs à déployer une politique islamique pour la région. Iran, Arabie

Saoudite, Pakistan, Égypte et d’autres États encore comptent parmi les principaux rivaux

de la Turquie. Deux atouts permettent à celle-ci de mieux aborder le terrain

centrasiatique. L’identité, essentiellement linguistique, permet aux religieux turcs de

mieux communiquer avec leurs coreligionnaires d’Asie centrale. Un autre avantage est la

nature de l’islam de ces pays. En Asie centrale, 85 % des habitants se disent musulmans et

90 % d’entre eux sont turcophones. De plus, et c’est un atout important, l’islam

centrasiatique sunnite et hanéfite est très proche de celui de Turquie, car il est marqué

par le mysticisme de Yesevi et de Bahauddin Nakchibendi.

99 L’aide religieuse turque pour l’Asie centrale épouse deux formes : la formation des cadres

religieux et la construction de lieux de culte. Pendant l’ère soviétique, Tachkent et

Boukhara étaient les seules villes d’Asie centrale où l’on formait des cadres religieux

officiels (dans les madrasa Al Boukhari et Mir-i-Arab). Avec les indépendances, la demande

d’islam connaît une croissance considérable, parce que les gens veulent redécouvrir cette

religion longtemps malmenée mais aussi parce que l’État introduit l’islam comme un

élément constitutif et inaltérable de la nouvelle identité nationale. Forte d’une très vieille

expérience en matière de formation religieuse, grâce à ses milliers d’écoles de l’Imam

Hatip, à ses facultés de théologie et forte de sa Diyanet Vakfı (Fondation des Affaires

religieuses), la Turquie est en mesure de proposer à ces États une coopération nécessaire

dans la formation de cadres religieux.

100 En Turquie, certains étudiants, dans le cadre du « programme 10 000 étudiants du monde

turc » ont reçu une formation religieuse. Des İmam Hatip Okulları (lycées de théologie)

d’Istanbul, Ankara, Bursa, Konya et d’autres villes ont accueilli sur leurs bancs des jeunes

kazakhs, turkmènes, kirghizes et ouzbeks dans une moindre mesure. Mais l’essentiel de la

formation de cadres s’effectue en Asie centrale. Sans entrer dans les détails de tous les

cours religieux assurés par la Turquie sur le sol centrasiatique, je retiendrai les grands

centres de formation ouverts dans les différentes républiques.

101 Au Turkménistan, la politique étatique en matière de religion est sans doute la plus forte.

La Turquie a inauguré un lycée, une faculté de théologie et un immense centre religieux,

65

une sorte de muftiat chargé de la gestion des affaires spirituelles. Les élèves de la faculté

suivent la première année d’études en Turquie, puis reviennent au pays pour terminer les

trois années de leur cursus d’études. Le lycée de théologie fonctionne sur le même

principe, mais les perspectives professionnelles qu’il offre à ses élèves sont plus ouvertes.

102 La Turquie a financé aussi la construction d’une immense mosquée, calquée sur le modèle

de Kocatepe Camii à Ankara. Située dans l’enceinte du centre des affaires religieuses de la

capitale, elle est l’œuvre des bâtisseurs turcs et, à ce jour, la plus grande du

Turkménistan. Véritable centre culturel, elle abrite une bibliothèque, des salles de travail,

un amphithéâtre... mais aussi un centre des affaires religieuses des chrétiens du pays

(surtout orthodoxes Russes et Arméniens) – une nouveauté qui ne passe pas inaperçue

dans ce complexe construit par les Turcs.

103 Au Kazakhstan, la Turquie a créé un département turc dans un institut religieux de la

ville de Chimkent. Nureddin Korkut, le jeune gestionnaire de cette section, affiche

clairement les objectifs de sa mission : « Montrer la présence religieuse turque dans une

région en proie aux courants religieux les plus divers, chrétiens et musulmans »69. Les

difficultés économiques de la région de Chimkent, très touchée par la récession due à la

chute de l’URSS, rendent ses habitants plus sensibles aux propagandes et prosélytismes

qui se livrent à une véritable concurrence.

104 Au Kirghizstan, c’est la ville d’Och qui a été choisie pour accueillir la faculté de théologie

créée par les Turcs. Sa participation au développement d’un islam officiel kirghize se

concrétise par des politiques de crédits et d’accueil de jeunes étudiants dans les écoles et

facultés de Turquie70.

105 L’énumération des actions religieuses turques en Asie centrale ne suffit pas cependant à

comprendre dans toute leur ampleur les ambitions de l’État turc en matière religieuse. En

fait, leur objectif, à travers cette coopération, est de mieux intégrer les Türk d’Asie

centrale dans un ensemble supranational dominé ou au moins influencé par la Turquie.

Ces différentes actions de coopération religieuse lui permettent de faire circuler et

progresser dans les consciences l’idée de turcité. C’est toute la conception turque de

l’islam et de la laïcité qui sont ainsi véhiculées par les fonctionnaires religieux turcs en

Asie centrale. C’est un islam au service de l’État, national et türk à la fois, puisque les

valeurs de la turcité et de la synthèse entre Türk et islam y sont mis en valeur.

106 Bâtie à la va-vite dans une ambiance d’allégresse et d’euphorie, la politique centrasiatique

de la Turquie devient plus réaliste à partir de 1993/1994. Sur le terrain, cette politique se

heurte à des régimes soucieux avant tout de renforcer leur pouvoir, si bien que leurs

choix se retrouvent souvent par conséquent en porte-à-faux par rapport aux ambitions

turques et ne s’inscrivent pas dans une logique de coopération fondée sur la turcophonie.

107 L’objectif principal d’Ankara, reformulé à partir de 1994, consiste à rappeler aux États et

opinions d’Asie centrale leur appartenance commune à une même culture, la culture türk,

et le sens que devrait prendre dans le futur proche cette appartenance partagée pour le

bien-être de tous. L’exportation de la turcité se matérialise alors par plusieurs canaux

culturels, religieux, économiques et linguistiques.

66

Photo n° 4 : Une mosquée turque, Kochkorata, Kirghizstan, avril 1999

Commentaire : Ici comme partout où la Turquie construit des mosquées en partenariat avec lesgouvernements, le style architectural qui prédomine est purement turco-ottoman. On n’observeaucune adaptation ou inspiration des modèles architecturaux des pays d’accueil.

108 L’État turc n’est cependant pas le seul promoteur de la turcité dans l’aire turcophone. Des

organismes privés, culturels ou/et économiques participent, avec beaucoup plus de

succès, à la diffusion de ce « panturquisme culturel ». À bien des égards, c’est cette

insuffisance de la politique officielle turque qui va favoriser le succès des organismes

privés (confréries et entreprises). L’action de l’État, même si elle est cohérente et bien

structurée, se heurte aux blocages administratifs et bureaucratiques turcs et

centrasiatiques. Trop lourde, la machine étatique ne parvient pas toujours à franchir les

obstacles des administrations impersonnelles. En cela, les petites structures, privées,

confrériques et missionnaires, du fait de leur souplesse, semblent faire preuve de plus de

créativité pour réussir leur implantation. Le mouvement de Fethullah Gülen, par le biais

de ses écoles et de ses entreprises, est dans une meilleure posture pour être le champion

de la turcité en Asie centrale. Avant d’entrer dans les méandres de la présence néo-

nourdjou en Asie centrale, il convient de comprendre ce qui fait la force de ce

mouvement, à travers une analyse de ses pères fondateurs et un bref rappel de la place

qu’il occupe dans l’espace social turc.

67

NOTES

1. Sur la fin de la bipolarité et ses conséquences sur la politique extérieure turque, voir Alan

MAKOVSKY, “The New Activism in Turkish Foreign Policy”, SAIS Review, vol. 19, n° 1, Winter-

Spring 1999, pp. 92-111.

2. Voir la presse turque de mai 1992. Voir également Le Monde du 6 mai 1992.

3. Ali COŞKUN, « Türk Dünyası ve komşularımızla ilişkiler » (Nos relations avec nos voisins et

avec le monde turc), Yeni Türkiye, (Turquie Nouvelle) n° 15, mai-juin 1997, pp. 759-764.

4. Pour une analyse complète du modèle turc, voir Erol MÜTERCİMLER, Türkiye-Türk

Cumhuriyetleri ilişkiler modeli (Modèle des relations entre la Turquie et les Républiques

turcophones), Istanbul, Anahtar Kitaplar Yayınevi, 1993, 413 p.

5. Samuel HUNTINGTON, The Clash of Civilisations, Foreign Affairs, Summer 1993.

6. Dilip HIRO, Between Marx and Muhammad, The Changing Face of Central Asia, London, Harper

Collins Publishers, 1994, 404 p.

7. Ahmed RASHID, The Resurgence of Central Asia, London, Zed Books, 1994, p. 210.

8. Idris BAL, “Orta Asya ve Batının Dış Politika Olarak Türk Modeli”, (Le modèle turc comme outil

de politique étrangère de l’Asie centrale et de l’Occident), Yeni Türkiye, n° 15, mai-juin 1997,

pp. 936-945.

9. Engagée en 1984, la lutte armée du PKK atteint son paroxysme en 1992-1993, date à partir de

laquelle de plus en plus de civils sont visés par la guérilla.

10. Voir Büşra ERSANLI, Türk Cumhuriyetleri Kültür Profili Araştırması, Kültür Bakanlığı, Başvuru

kitapları, Ankara, 1995, 189 p. Fort instructif mais dépassé de nos jours à cause des mutations

connues par les sociétés centrasiatiques, cet ouvrage est le produit d’un travail collectif mené par

des universitaires turcs sur la manière dont est perçue la Turquie en Asie centrale. Différents

critères croisés (âge, religion, formation, type de socialisation, etc.) donnent des informations

précises sur l’image de la Turquie et de la turcité en Asie centrale et en Azerbaïdjan. De façon

schématique, la Turquie et la turcité séduisent surtout les Azéris. Les intellectuels ont une bonne

image de la Turquie. Les plus pieux voient la Turquie comme un État islamique qu’il faut prendre

comme modèle.

11. Idris BAL, op. cit.

12. Erol MÜTERCİMLER, op. cit.

13. Malgré son échec, ce modèle a eu quelques défenseurs en Asie centrale. Par exemple, en

Ouzbékistan, un petit essai est paru sur l’expérience économique turque prônée comme modèle

de transition pour l’Ouzbékistan. Voir Jamol JALOLOV, “Bozor Iktisiyodiyati : Turkiya Modelining Siri

” (Économie de marché : le secret du modèle turc), Tachkent, Adolat, 1994, 95 p.

14. Sur la politique iranienne en Asie centrale, voir, entre autres, Adam TAROCK, “Iran’s Policy in

Central Asia”, Central Asian Survey, vol. 2, n° 16, 1997, pp. 185-200.

15. Voir ses principaux ouvrages, notamment Turkistan Umumiy Üyimiz (Turkestan, notre maison

commune), Tachkent, 1994.

16. Témoignages divers recueillis auprès de diplomates turcs en Asie centrale.

17. Pour un bilan sur l’état de la recherche sur le monde turcophone en Turquie au début de la

décennie 1990, voir Timur KOCAOĞLU, “Recent Studies on Modem Central Asia in Turkey :

1969-1997”, Tokyo, Asian Research Trends : A Humanities and Social Science Review, n° 8, 1998.

18. Sur la genèse et la structure des partis ouzbeks de l’opposition, voir Çiğdem AKKAYA,

Uzbekistan, Essen, Zentrum Für Türkeistudien, 1994, 119 p.

19. Olivier ROY, L’Asie centrale contemporaine, Paris, PUF, 2001, pp. 25-34.

68

20. Ibid.

21. Mehmet SARAY, Kazak Türkleri Tarihi, Kazakların Uyanışı (Histoire des Turcs kazakhs, le réveil

des Kazakhs), Istanbul, Nesil Matbaacılık ve Yayıncılık, 1993, 200 p. Voir également les travaux du

même auteur sur les autres peuples turcophones, chez le même éditeur.

22. İristay KUCKARTAEV, “Özbekistanda Nevruz Bayramı” (La fête de Nawrouz en Ouzbékistan),

Türk Yurdu, août 1995, pp. 90-95.

23. Sur la relation fête et République et l’usage de la première pour asseoir la seconde, voir

Olivier IHL, La fête républicaine, Paris, Fayard, 1996, 402 p.

24. Mahmut TEZCAN, “Türk Coşkusunun Simgesi, Nevruz” (Nawrouz, symbole de la joie turque),

Türk Yurdu, août 1995, pp. 26-29.

25. Mustafa AKSOY, “Kültür Sosyolojisi Açısından Nevruz Bayramı” (La fête de Nawrouz sous

l'angle de la sociologie culturelle), Yeni Türkiye, juin 1997, tome 2, 1997, pp. 447-462.

26. Un commentaire de ce livre existe dans la revue Yeni Türkiye, fait par Ahmet Kabaklı. Voir

Yeni Türkiye, n° 15, 1997, pp. 563-465.

27. Üçler BULDUK, “Dede Korkut Destanlarında Ortak Kültür Unsuru Olarak Yaşatılan Coğrafya”

(La géographie entretenue comme élément de culture commune dans les gestes de Dede Korkut),

Yeni Türkiye, n° 15, 1997, pp. 466-470.

28. Pour comprendre la philosophie de Yesevi, voir l’excellent ouvrage de Fuad Köprülü, Türk

Edebiyatında ilk Mutasavvıflar (Les premiers mystiques dans la littérature turque), Ankara, Milli

Eğitim Bakanlığı, 1992, 415 p. Une lecture critique de ce livre est parue dans la revue Diyanet Vakfı, Eylül, 1993.

29. Sur la place que prend Yesevi dans la vie socio-culturelle des Ouzbeks, voir Mahmud

HASANIY, Ahmad Yassavi, Divani Hikmatlar, Tachkent, Ghafur Ghulam Namidagi Nashriyat-Matbaa

Birlashmasi, 1992, 208 p.

30. Sur l’université Ahmet Yesevi, voir Bayram BALCI, « Ahmet Yesevi, du mausolée à

l’université », CÉMOTI, n° 27, 1999, pp. 313-328.

31. L’authenticité de cette citation est plus que douteuse. Les discours d’Atatürk édités avant la

dislocation de l’Union soviétique n’en font pas référence, en tout cas pas à ma connaissance. Je

prie le lecteur qui trouverait ce discours dans une publication antérieure à 1989 de m’en

informer.

32. György HAZAI, « La question linguistique dans le monde turc actuel », CÉMOTI n° 14, 1993,

pp. 5-29.

33. Sur les décrets présidentiels annonçant toutes les réformes alphabétiques et les débats qui

ont suivi dans ces États, voir la thèse de Johann UHRES sur les réformes éducatives et

linguistiques dans ces pays. Même si son élude se focalise sur les nouveaux manuels scolaires et

leur contenu, l’auteur apporte de précieux éclaircissements sur toutes les réformes entreprises

dans le domaine éducatif.

34. BİCAN ERCİLASUN Ahmet, “Tarihten Geleceğe Türk Dili” (La langue turque d’hier à

aujourd’hui), Yeni Türkiye, n° 15, 1997, pp. 187-191.

35. Les principaux objectifs de l’organisation, sans attenter à l’intégrité territoriale et à la

souveraineté des États membres, sont de travailler ensemble pour faciliter les échanges culturels

entre les États turcophones, de soutenir la recherche scientifique sur la langue türk, de la

défendre sur le plan international... et de travailler pour la création d’un alphabet commun,

prélude à une langue commune. La charte fut signée le 12 juillet 1993 mais les travaux avaient

déjà commencé en Turquie. TÜRKSOY, financée par l’État et des organismes privés, fut à l’origine

de plusieurs initiatives de dimension internationale comme la présentation de la langue turque à

Expolangues, exposition internationale des langues, tenue à Paris en février 1996.

36. Pour un aperçu et une démonstration de cet alphabet, voir Ahmet BİCAN ERCİLASUN,

Örneklerle Bugünkü Türk Alfabeleri, op. cit.

69

37. Pour une lecture critique de cet alphabet, voir Ertuğrul YAMAN, “Türk Dünyasında Dil

Birliği” (Unité linguistique dans le monde türk), Yeni Türkiye, n° 15, 1997, pp. 199-206.

38. Entretien avec Alâettin KORKMAZ, Conseiller Culturel près l’Ambassade de Turquie au

Kazakhstan, Almaty, avril 1998. M. KORKMAZ a travaillé dans l’entourage du ministre de la

Culture, notamment dans la section « monde türk ».

39. Peuple turcophone vivant dans la République autonome du Karakalpakstan, au sein de la

République d’Ouzbékistan. Leur langue est à mi-chemin entre le kazakh et l’ouzbek.

40. Dursun DAĞAŞAN, “Türk Dünyası Edebiyatı Projesi ve 1997 Taşkent Toplantısı” (Le projet de

littérature du monde türk et la réunion de Tachkent), Bilge, n° 14, 1994, pp. 10-12.

41. Pour une analyse de ces projets, voir Sadık TURAL, “Türk Dünyasında Bütünleşmenin

Artırılmasında Bir Araç : Edebiyat Projesi”, Yeni Türkiye, n° 15, 1997, pp. 471-475.

42. En janvier 2003, ces encyclopédies se faisaient toujours attendre.

43. Mahdumguli est un poète, écrivain et penseur turkmène du XVIIIe siècle qui joua un rôle de

premier plan dans la formation d’une identité turkmène supra-tribale. Quant à Hudaynazarov,

c’est un poète contemporain très proche du régime en place.

44. Abdurrauf Fitrat est un poète djadid très apprécié en Turquie. Ayant vécu à Istanbul au début

du XXe siècle, il fait partie des Djadids influencés par le mouvement des Jeunes Turcs. Il joua un

rôle de premier plan dans le mouvement des Jeunes Boukhares avant la soviétisation de l’Asie

centrale.

45. O’tken Kunler (Jours passés), était le seul roman de Qodiriy traduit de l’ouzbek en turc.

L’indépendance ouzbèke a fait connaître en Turquie ses autres romans.

46. Entretien avec Ahmet SEVGİ, Attaché linguistique près l’Ambassade de Turquie à Tachkent,

juillet 1998.

47. Les accords sont signés lors de la Conférence des ministres de l’Éducation nationale des États

turcophones, entre le 18 et 23 mai 1992 à Ankara. La seconde conférence à lieu à Bichkek, du 29

septembre au 3 octobre 1992. Voir Koksal TOPTAN, “Türk Dünyasında Eğitim” (L’instruction dans

le monde türk), Yeni Türkiye, n° 14, volume 1, 1997, pp. 693-695.

48. Ces chiffres s’appuient sur les statistiques du ministère turc de l’Éducation nationale. Voir le

rapport ministériel intitulé “Cumhuriyetin 75. yıl dönümünde Türk Cumhuriyetleri ve Türk

Akraba ve Toplulukları ile Eğitim ilişkilerimiz” (Nos relations éducatives avec les républiques et

les communautés türk à l’occasion du 75e anniversaire de la République), Ankara, MEB, octobre

1998, p. 91.

49. Mehmet SAĞLAM, “Türk Cumhuriyetleri ile Eğitim ilişkilerimiz” (Nos relations éducatives

avec les républiques türk), Yeni Türkiye, n° 15, 1997, pp. 683-684.

50. Entretiens avec des étudiants de Turquie à Tachkent.

51. Mehmet SAĞLAM, op. cit.

52. Entretiens avec Ahmet SEVGİ, attaché linguistique près l’Ambassade de Turquie à Tachkent

53. Mehmet SAĞLAM, op. cit.

54. Entretien avec Atilla ERBİL, attaché linguistique près l’Ambassade de Turquie au Kazakhstan,

Almaty, avril 1998

55. . Bayram BALCI, « Ahmet Yesevi, du mausolée à l’université », CÉMOTI, op. cit.

56. Namık Kemal ZEYBEK se dit disciple d’Ahmet Yesevi et donc de la confrérie yeseviyya. Ses

idées sont cependant très proches de la synthèse turco-islamique.

57. Article II de la Charte de l’Université.

58. En réalité, tous les diplômés ne sont pas bilingues en sortant de l’université mais

l’établissement n’en est qu’à ses balbutiements. Une chose est sûre cependant, tous les étudiants

qui viennent de Turquie apprennent le kazakh et le russe, condition sine qua non de la poursuite

de leur scolarité.

59. Pour un exposé des motivations kazakhes dans la création de cette université, notamment les

différents vœux exprimés par les officiels, dont le Président Nursultan Nazarbaev, voir Bes Jil Bes

70

Jeles (Cinq ans, cinq obstacles), livre de présentation de l’université paru à Almaty, Almaty Rauan,

1996, 141 p.

60. Entretien avec Mustafa KOÇ, professeur d’histoire à l’université Ahmet Yesevi, Turkestan,

avril 1998.

61. Entretien avec Osman ÇİĞDEM, Professeur de turc à l’université Manas, Bichkek, avril 1999.

62. Voir Genç Manas (Le jeune Manas), revue de présentation de l’université.

63. L’université est payante mais les tarifs n’étaient pas encore fixés lors de la mission.

64. Stéphane DE TAPIA, « Türksat et les républiques turcophones de l’ex-URSS », CÉMOTI, n° 20,

1995, pp. 399-413.

65. C’est le cas de Namık Kemal ZEYBEK, « père » de l’idée d’une chaîne turque pour l’Asie

centrale.

66. Voir Enes CANSEVER, Zaman, 25 juin 1995.

67. La vision turque de la coopération religieuse se veut très ambitieuse et très large puisqu’elle

cherche à unifier l’islam européen et asiatique (eurasiatique) marqué autrefois comme de nos

jours par la culture turque. Voir Thierry ZARCONE, « L’islam d’Asie centrale et le monde

musulman : restructuration et interférences », Hérodote, n° 84, 2e trimestre 1997, pp. 57-76.

68. À plusieurs reprises, des conférences réunissant les autorités religieuses de plusieurs pays

d’Europe et d’Asie furent organisées par la Turquie. Le concept de Dini Şura est utilisé pour

désigner cette coopération religieuse.

69. Entretien avec Nureddin KORKUT, fonctionnaire au département turc de l’Institut

d’orientalisme de Chimkent (Kazakhstan), avril 1999.

70. Les Ouzbeks n’ont jamais répondu aux propositions turques de coopération religieuse. Lors

d’un entretien avec Ahmet ŞARK, attaché aux affaires religieuses de l’Ambassade turque, ce

dernier me disait que les Ouzbeks ne voulaient pas coopérer. Le poste a été fermé depuis.

71

Chapitre 2 : Le mouvement nourdjou enTurquie, de Said Nursi à Fethullah Gülen

1 Solidement implanté dans le tissu social turc, le mouvement de Fethullah Gülen polarise

constamment l’attention des médias et des observateurs de la vie sociale et religieuse de

Turquie. Sa force économique et humaine est telle que les analystes les plus avertis ont

tendance à oublier que le groupe de Gülen n’est qu’une des nombreuses organisations

socio-religieuses se réclamant des idées de Said Nursi1.

2 Ce dernier, incontestablement un des personnages les plus éminents de l’histoire récente

turque, fut à la fois un homme d’action et un homme de pensée. La période durant

laquelle il vécut est cruciale dans l’histoire turque. Il fut le témoin de la mort d’un empire,

de deux guerres mondiales et de la naissance de la République en Turquie. Il connut le

parti unique et le multipartisme, l’anticléricalisme de la république kémaliste et la

complaisance de ses successeurs en matière religieuse. Les élèves et disciples qu’il a

formés et son œuvre fondamentale, Risale-i Nur (Lettres de la Lumière), continuent de

structurer une bonne partie de l’islam turc de nos jours. Ils constituent également

l’héritage solide, sur lequel Fethullah Gülen a développé sa propre pensée et son

mouvement.

Said Nursi, fondateur du mouvement nourdjou

3 Pur produit de sa région et de son temps, Said Nursi fut à l’origine d’un courant d’idées

qui, sans être en accord au départ avec les fondements de la République, finit par y

adhérer au fur et à mesure que celle-ci s’est renforcée en Turquie. Il naît en 1873 dans la

province orientale turque de Bitlis, à Nurs, petit village non loin de Hizan. Issu d’une

famille très pieuse, le jeune Said commence son éducation religieuse à neuf ans. Le récit

de sa vie ressemble à une légende dorée, quel que soit le biographe. Dès son plus jeune

âge, son caractère têtu, hautain et orgueilleux le met souvent en conflit avec ses jeunes

camarades de classe.

72

4 En désaccord avec ses maîtres et ses condisciples, il abandonne la madrasa une première

fois avant d’y retourner en 1885 à la suite d’un rêve où le prophète lui serait apparu. Ses

études le conduisent dans les villes orientales de Bitlis, Tillo, Van et Mardin, importants

centres religieux de l’époque. Son intelligence et sa capacité à apprendre par cœur des

ouvrages religieux entiers le mettent en compétition avec les plus grandes personnalités

religieuses de son entourage. À 21 ans, ses admirateurs lui attribuent le surnom de

Bediüzzaman, « Beauté du Temps » en ottoman.

5 Ambitieux, il rêve de créer une université islamique sur le modèle de la prestigieuse Al

Azhar du Caire. Cette idée en tête, il part à Istanbul en 1896 pour obtenir du Sultan les

crédits nécessaires à la réalisation de son projet universitaire. Mais ses ambitions ne

s’arrêtent pas là. Il propose une réforme fondamentale de l’enseignement en Turquie2. Le

contenu de cette réforme s’attache à mettre l’accent sur le besoin d’enseigner la religion

dans les écoles modernes et les matières scientifiques dans les établissements religieux,

que sont les madrasa. Ainsi, veut-il, selon ses propres termes, « sauver les mektep de

l’irreligiosité et les madrasa de l’obscurantisme et de l’intolérance »3.

Commentaire : Il s’agit là de la photo la plus répandue dans les diverses littératures nourdjou. Notonscependant que les portraits du père fondateur du mouvement nourdjou ne circulent pas en Asiecentrale.

6 Reçu par le Sultan Adbulhamid, qui ne donna cependant pas son feu vert à la construction

de l’université – appelée Madrasatu-z Zahra -, Said se voit proposer un poste de

fonctionnaire religieux pourvu d’un bon salaire. Il rejette cette proposition qu’il trouve

humiliante. Ce geste lui vaut d’être immédiatement interné dans une institution

psychiatrique. À sa libération, il se rend à Salonique qui connaît alors un bouillonnement

intellectuel et politique digne d’une fin d’Empire. Il prend contact avec le comité İttihat ve

Terakki (Comité Union et Progrès) engagé dans un vaste mouvement de révolte contre la

capitale.

73

7 Déçu par l’attitude des Unionistes face à la question religieuse, il participe à la création

d’une nouvelle organisation politique, İttihadi Muhammed (Union Mahométane). Ses idées

virulentes trouvent leur place dans un journal de sensibilité islamique, Volkan. Ses

premiers démêlés avec la justice interviennent en 1909, au lendemain de la tentative des

Unionistes de s’emparer du pouvoir (31 mars). Jugé puis acquitté, il entreprend un long

voyage qui le mène des Balkans sur les rives de la mer Noire et de là à Beyrouth et Damas.

Revenu à Istanbul, il rencontre le Sultan Reşat qui approuve son projet mais la guerre

éclate et enterre avec elle le rêve « universitaire » de Nursi.

8 Pendant la Première Guerre mondiale, il organise des milices locales pour la défense du

territoire contre les Russes. En mars 1916, il est fait prisonnier et déporté en Sibérie.

Profitant des bouleversements de la révolution bolchevique, il parvient à s’évader au bout

de deux ans et demi de détention et rentre au pays après de longues pérégrinations entre

Varsovie, Vienne et Istanbul occupée par les troupes étrangères. La libération du pays le

conduit à engager un dialogue avec Mustafa Kemal, héros de la guerre d’indépendance.

Mais le divorce est inéluctable, Said trouvant Kemal et son entourage peu respectueux

envers l’islam. En 1925 éclate une révolte kurde sous la conduite d’un notable kurde

appelé Cheikh Sait. Ce dernier, conscient de la popularité de son homonyme, fait tout

pour attirer Nursi dans la révolte4. La réponse de ce dernier au cheikh est sans appel :

La nation turque est le porte-drapeau de l’islam depuis des siècles. Elle a donnénaissance à beaucoup de savants et de martyrs.On ne peut pas braquer son glaive contre les descendants d’une telle nation. Noussommes musulmans et nous sommes leurs frères ; les frères ne se battent pas entreeux. Ce ne serait pas légitime...

9 La révolte matée, des milliers de gens sont déportés de l’Est vers l’Ouest. Jugé dangereux,

Said Nursi subit le même sort. Tour à tour envoyé à Burdur, Isparta et Baria (non loin

d’Isparta, à l’ouest) il profite de son isolement pour écrire ce qui va devenir son œuvre

maîtresse, la Risale-i Nur (Lettres de la Lumière). Parallèlement à son travail d’écriture et

de réflexion, il crée autour de lui un groupe de disciples chargés de multiplier ses œuvres

en les recopiant dans l’objectif de les diffuser. Prévenu de ses activités, le gouvernement

turc s’en inquiète et renforce une surveillance déjà pesante. En 1935, certains de ses

élèves sont arrêtés avec lui. Le jugement est sévère, il passera onze ans en prison. À sa

sortie, il est exilé à Kastamonu et assigné à résidence dans un appartement situé en face

du commissariat de police. Le 20 septembre 1943, dénoncé pour ses réunions avec ses

élèves, il est à nouveau arrêté et condamné à 9 mois de prison puis déporté à Afyon.

10 Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la vie politique se libéralise en Turquie5. Le

parti unique (Parti Républicain du Peuple) perd les élections en mai 1950 et doit céder le

pouvoir au Parti Démocrate, une organisation politique plus conservatrice et plus à

l’écoute d’une population rurale très attachée à ses traditions6. À peine arrivés au

pouvoir, les démocrates reçoivent une lettre de Said Nursi :

Nous vous félicitons. Que Dieu vous donne le succès dans votre travail au service dela Patrie, de la Nation et du Peuple. SignéSaid Nursi au nom des Élèves de Nur.

11 Sa position est donc claire, il soutient les démocrates qu’il juge plus ouverts sur la

question religieuse. En 1956, ses œuvres sont autorisées à paraître. Un an plus tard, il vote

pour ces mêmes démocrates aux élections législatives. Il meurt à Urfa le 23 mars 1960. Le

coup d’État militaire du 27 mai 1960 place au pouvoir une équipe pressée de mettre fin au

« laxisme » des démocrates sur la question religieuse. Craignant que la tombe de Said

74

Nursi ne devienne un lieu de pèlerinage pour les « ennemis de la laïcité », la junte

militaire déterre le corps du chef historique des nourdjou et l’inhume dans un endroit

tenu secret. Alors que ses œuvres et ses disciples sont de nos jours parfaitement admis

par la loi, on ne connaît toujours pas le lieu de sa sépulture.

12 Sa vie intellectuelle est généralement décomposée par les analystes en trois périodes.

Avant sa déportation en 1925, Eski Said (l’ancien Said) se caractérise par une réelle

implication dans la vie politique et sociale. On le voit s’intéresser à la politique,

notamment pendant la Première Guerre. En cette période où s’édifie le nouvel Etat turc, il

voudrait que l’islam ait sa part dans les institutions.

13 Le Yeni Said (le nouveau Said) est un homme plus détaché de la vie politico-sociale. Il est

coupé du monde, vit en exil forcé à l’Ouest du pays. C’est une époque durant laquelle il

consacre toute son énergie à la réflexion, à l’écriture et à la formation de ses disciples.

Son œuvre maîtresse, Risale-i Nur, a été composée essentiellement durant ces années

d’exil et de prison.

14 La troisième phase, dite Üçüncü Said (troisième Said) est une période courte qui va de 1957

jusqu’à sa mort, en 1960. On le voit renouer avec la politique en prenant ouvertement

position pour les démocrates.

15 Les Lettres de la Lumière, Risale-i Nur sont l’appellation générique de ses œuvres complètes

écrites tout au long de sa vie de 87 ans. Écrites en ottoman, elles ont été traduites depuis

en turc7. Au nombre de 130, ses lettres, de taille très variable, furent publiées en plusieurs

volumes8. La pensée de Nursi s’élabore surtout pendant le « deuxième Said » c’est-à-dire

pendant son exil et ses années de prison. Sans avoir une implication politique de fait, il se

consacre néanmoins à une activité d’écriture au contenu parfois politique. Par exemple,

Kastamonu Lâhikası traite de la religion, de la foi, de la vie sociale, du droit, de la politique,

etc.

16 Le plus important et le plus récurrent thème de ses analyses est la sauvegarde de la foi. Le

monde occidental, par sa supériorité technique et politique, bouleverse le monde

musulman dont la Turquie fait partie. Cette perte d’équilibre provoque la frustration des

musulmans qui, imitant l’Occident pour le rattraper, finissent par perdre la foi. Pour

contrer cette perte, il propose d’allier l’islam à la science et au progrès.

17 Considéré souvent comme une confrérie, le mouvement de Said Nursi (nourdjou), est

pourtant loin de correspondre à tous les critères de définition d’une tarikat9. Plusieurs

hypothèses le prouvent. Said Nursi ne s’est jamais comporté comme un cheikh. Quand ses

admirateurs voulaient lui rendre visite, il se contentait de conseiller la lecture de ses

œuvres et leur diffusion. Par ailleurs, une tarikat, d’ordinaire, dispose d’un couvent, d’un

lieu spécifique de prière.

18 Or, dans le cas des disciples de Said Nursi, les nourdjou, la prière se fait à la maison ou à la

mosquée classique. Les œuvres de Bediüzzaman n’indiquent pas une voie particulière à

suivre. Elles se contentent de commenter le Coran (tefsir) pour le rendre compréhensible

par tous ceux qui ont perdu la foi. L’opinion que le maître se fait du mysticisme (tasavvuf)

et donc des tarikat, est très claire :

On peut aller au paradis sans tarikat mais jamais sans foi.Dans la vie d’un musulman, la foi c’est du pain mais la tarikat est un fruit. Le premier est indispensable, le second relève du luxe10.

19 Déjà du vivant de son père fondateur, le mouvement disposait d’une solide infrastructure

secrète. Le développement du pays, l’exode rural et l’émergence d’un fort urbanisme en

75

Turquie incitèrent et aidèrent en même temps la puissante organisation nourdjou à

s’adapter aux bouleversements des temps modernes. La libéralisation politique du pays

lui fut également très profitable. Toutefois la force du mouvement provient

essentiellement de son potentiel humain, de ses cohortes de disciples et sympathisants.

20 L’entrée dans le mouvement est relativement facile puisqu’il suffit de se faire parrainer

par quelqu’un de sa famille ou par un ami. Il faut également témoigner d’un intérêt

appuyé pour les questions religieuses et, surtout, d’une bonne connaissance des œuvres

de Said Nursi. En revanche, il est plus difficile d’accéder aux échelons supérieurs. Nous

devons à Ursula Spuler une description de la structure interne de la communauté de

Nursi11. Selon elle, cette structure est fortement hiérarchisée et formée de quatre degrés

que seuls les meilleurs sont admis à gravir. Le passage d’un échelon à l’autre est

extrêmement difficile et il n’a lieu qu’après un examen poussé des connaissances et des

qualités intellectuelles et morales de l’impétrant.

21 Le premier échelon est constitué de la masse des néophytes qui vient d’entrer dans le

mouvement. Appelés talebe, élèves, ils n’ont pas de fonction particulière si ce n’est de

contribuer au recrutement en s’offrant en exemple à la population et en se consacrant à

l’apprentissage du Coran et de la littérature nourdjou. Après des années d’études, les

talebe, du moins les plus doués, ceux qui ont assimilé la pensée nourdjou, peuvent accéder

à l’échelon supérieur, celui des kardeş, frères.

22 Les kardeş participent, plus que les talebe, à des activités importantes comme la formation

des impétrants, la préparation de conférences et séminaires et ils peuvent exercer leur

plume dans les organes de presse de la communauté. Ils sont cependant loin d’avoir

achevé leur formation et continuent à étudier. Les plus méritants des kardeş peuvent

intégrer le troisième degré de la pyramide et devenir dost, amis.

23 Les dost constituent l’élite du mouvement et assument des responsabilités de premier

plan dans la coordination entre les différents échelons de la communauté et dans le choix

des grandes orientations du mouvement. Le sommet de la pyramide nourdjou est dominé,

selon Ursula Spuler, par les varis, héritiers qui, entre la mort du maître et le milieu des

années 1970, se comptent sur les doigts de la main.

24 La composition du groupe restreint des varis, n’est pas bien connue, le mouvement se

montrant très prudent quand il s’agit de définir son organisation interne et d’en révéler

les articulations. Les varis, paradoxalement, jouent un rôle secondaire dans l’orientation

du mouvement. Leur prestige est dû à l’âge et au fait qu’ils furent tous un temps les

intimes compagnons du maître. Cette solide structure interne du mouvement ne l’a pas

pour autant mis à l’abri des querelles de chapelle qui, à partir de la moitié des années

soixante-dix, aboutissent à la dislocation de la communauté et à la création de nombreux

sous-groupes nourdjou.

La mort du maître et l’éclatement de son mouvement

25 L’attitude vis-à-vis de la classe politique et des coups d’États militaires répétés en Turquie

constituent les deux principales pommes de discorde des héritiers de Said Nursi, dont le

mouvement s’effrite au lendemain de sa mort. Soi-disant apolitique, la Nur Cemaatı, du

vivant de son maître, avait soutenu les partis de droite – notamment les différentes

formations issues du Parti Démocrate, souvent incarnées par Süleyman Demirel – pour

76

leur tolérance envers la religion. Cependant, la première division, d’où émerge le groupe

Yazıcılar, n’a aucun caractère politique.

Yazıcılar : les scribes12

26 Le maître Said Nursi écrivait ses œuvres à la main, en ottoman ou en arabe. En prison, il

utilisait du papier récupéré dans les paquets de cigarettes des détenus pour mettre ses

réflexions par écrit. Une fois rédigées, les œuvres sortaient de prison dans des boîtes

d’allumettes pour être recopiées par ses disciples et diffusées dans tout le pays. Hüsrev

Altınbaşak, un grand calligraphe, proche du maître, mit son veto à la latinisation des

Risale, amorcée à sa mort. Il s’insurgeait contre la transcription en caractères latins, jugés

impurs et indignes des idées du maître. Avec quelques-uns de ses amis, il fonda un cercle

des nostalgiques des « belles lettres » et se consacra à l’augmentation et à la diffusion des

Risale sous une forme manuscrite. Important dans les années 1970, ce cercle n’existe

pratiquement plus aujourd’hui.

Yeni Asya : Nouvelle Asie

27 Ce mouvement se singularise par une forte politisation et a toujours été proche du Parti

de la Justice (Adalet Partisi) de Süleyman Demirel. Son allergie aux coups d’Etat fait de ses

membres des amis de la démocratie. Les disciples de Yeni Asya estiment que tous les

putschs sont fondamentalement mauvais, quels que soient les motifs avancés par leurs

initiateurs. Des proches du maître, tels Mehmet Kutlular et Mehmet Emin Birinci, furent

les premiers défenseurs de ce point de vue. Une exception notable cependant : un

membre influent de Yeni Asya, Mehmet Kırkıncı, applaudit le coup d’État de 1980. Et ce ne

fut pas là un acte isolé. Lors du mémorandum des militaires de mars 1971, un autre

homme de Yeni Asya, Bekir Berk, salua l’action des militaires, qu’il comparait aux héros

des guerres d’expansion ottomane et aux généraux qui avaient libéré le territoire des

troupes étrangères en 1922. Aujourd’hui, Yeni Asya, dont l’organe de presse porte le même

nom, est dirigé par Mehmet Kutlular.

Yeni Nesil : Nouvelle Génération

28 Créé par d’anciens membres de Yeni Asya, en 198913, ce groupe est le résultat d’une

scission qui intervient pour des raisons peu idéologiques, les « frondeurs » préférant se

consacrer à des éditions plus prestigieuses et à l’organisation de colloques à des dates

régulières sur Said Nursi et ses idées14. Ce groupe contrôle une grande radio à Istanbul,

Moral FM ainsi que la fondation İstanbul İlim ve Kültür Vakfı (Fondation stambouliote des

sciences et de la culture). Le fait qu’il soit dirigé par des proches collaborateurs du maître

(Nuri Güleç, Mehmet Emin Birinci, etc.) confère une force toute singulière au mouvement.

Med-Zehra : université Zehra

29 Ce groupe s’inspira à l’origine du projet universitaire (Madrasattuzahra) de Said Nursi, qui,

pour des raisons diverses, échoua. La maison d’édition du groupe, Tenvir Neşriyat Yayınevi,

est dirigée par Mehmet Sıddık Dursun. Outre le vieux rêve universitaire du maître, les

Med-Zehra avancent que certaines pages de la Risale-i Nur concernant les Kurdes et le

77

Kurdistan ont été falsifiées dans les éditions postérieures à la mort de Nursi15 pour

gommer au maximum l’identité kurde du grand maître. Des passages de l’œuvre originale

de Said Nursi ont été traduits en kurde par ceux qui se réclament de son héritage kurde

pour être diffusés parmi les Kurdes d’Irak, de Turquie et d’Iran.

30 L’existence des courants cités ci-dessus montre, à l’évidence, que le mouvement s’est

scindé en plusieurs tendances, chacune contrôlée par un compagnon du maître, c’est-à-

dire par un de ses premiers élèves. Néanmoins, ce morcellement doit être ramené à ses

justes proportions. Aucune animosité particulière ne caractérise les relations entre les

chefs nourdjou. De plus, les frontières qui les séparent relèvent souvent du flou le plus

total. Plus que d’une rivalité, on pourrait parler d’un particularisme propre à chaque

groupe. En fait, les différences sont minimes et concernent surtout la spécialité de

chacun : certains privilégient dans leurs activités l’édition, d’autres l’enseignement ou

l’engagement politique. Toutes les grandes figures du mouvement nourdjou, aujourd’hui

responsables d’un des groupes successeurs du mouvement, ont connu et fréquenté le

maître fondateur Said Nursi. Ce « privilège » leur confère des atouts et une certaine

légitimité dont ils usent pour mieux contrôler leurs « troupes ». Fethullah Gülen est

l’exception qui confirme la règle, puisqu’il n’a jamais rencontré Said Nursi. Toutefois, cela

ne l’a pas empêché de bâtir un puissant mouvement néo-nourdjou, solidement légitimé par

l’héritage de Said Nursi.

Fethullah Gülen ou l’émergence d’un nouveau courant nourdjou

31 Il est indispensable d’analyser la vie et le caractère de Fethullah Gülen, si l’on veut

comprendre le fonctionnement du mouvement, dont il est le chef charismatique

incontestable et incontesté. Les liens extrêmement étroits entre Gülen et sa communauté

rend nécessaire que l’on s’attarde sur la personnalité du Hocaefendi – le maître respecté –

comme aiment à l’appeler ses élèves. La vie de Fethullah Gülen, ses rapports avec sa

communauté et quelques-unes de ses idées maîtresses méritent aussi une attention

particulière.

32 Toutefois, retracer brièvement en quelques lignes la vie et les accomplissements du

personnage n’est pas une tâche aisée. En effet, la quasi-totalité de la littérature sur la vie

et les idées de Gülen relève de l’hagiographie. Devenu acteur important de la vie sociale et

religieuse en Turquie, Gülen, comme d’autres personnalités charismatiques dans d’autres

pays, se confie de plus en plus souvent à des journalistes ou essayistes qui lui sont

proches. Sa vie fait l’objet de récits détaillés mais souvent romancés, où les aspects

négatifs de son parcours sont subtilement estompés, voire carrément gommés au profit

des moments forts et d’un exposé efficace de l’idéologie néo-nourdjou. La part du

« reconstruit » est donc conséquente comme on le verra dans les lignes qui suivent.

Inversement, ses détracteurs et adversaires interprètent les étapes de sa vie et de sa

pensée d’une manière beaucoup moins élogieuse et souvent pamphlétaire. En tout état de

cause, les « confessions » de Gülen sont éclairantes sur ses idées et sur le processus qui

leur a permis de se former entre sa province natale et l’Ouest de la Turquie.

33 Ces « confessions », parues sous forme de livres depuis 1997, ne sont rien d’autre que la

compilation d’une longue série d’entretiens parus dans différents magazines et journaux

de la presse turque16. Parmi les principaux hagiographes du maître, on citera Latif

78

Erdoğan, Eyüp Can et Nevval Sevindi. Le livre de Latif Erdoğan est sans doute le plus

complet mais en même temps celui dont la lecture exige le plus de recul, car l’auteur est

un intime de Gülen. Il appartient au mouvement depuis sa tendre jeunesse et il est

actuellement un des piliers du journal fethullahçı Zaman. Se présentant comme les

confessions de Gülen, ce livre a eu un franc succès auprès d’un large public turc,

englobant ses fidèles bien sûr mais aussi beaucoup de simples curieux avides de

comprendre le mouvement nourdjou.

34 À la différence de Latif Erdoğan qui interroge le maître sur sa vie privée, sa famille, sa

prime jeunesse, Eyüp Can déploie dans son essai une vision panoramique des idées de

Gülen. Des thèmes très variés, entre autres l’éducation des enfants, la place respective de

l’homme et de la femme dans la société, la vie politique turque, la dualité État-religion, y

sont abordés.

35 Nevval Sevindi, en tant que femme, dans son livre intitulé Hocaefendi ile New York Sohbeti

(Entretien avec Hocaefendi à New York), interroge le chef nourdjou sur des questions

touchant plus particulièrement la femme même s’il est injuste de réduire le contenu de ce

riche essai à cette seule question. L’interview de Nevval Sevindi a incontestablement

rendu un grand service à la communauté de Gülen, en améliorant l’image d’une

organisation souvent soupçonnée, et non sans raison comme on le verra, de misogynie.

Journaliste connue et appréciée par le public turc, Nevval Sevindi a consacré un nouvel

essai à Fethullah Gülen, paru en juin 2002, dans lequel, pour s’inscrire dans l’air du temps,

elle interroge le leader nourdjou sur les événements du 11 septembre17.

36 Né en 1938 dans le village de Korucuk, Gülen est profondément marqué par la culture

conservatrice et nationaliste propre à la province d’Erzurum et il le reconnaît lui-même

non sans une certaine fierté. Appelée autrefois Ahlat, la région d’Erzurum occupe une

place particulière dans l’histoire de l’islamisation et de la turquisation de l’Anatolie. Au XIe siècle, c’est par là que les tribus turques des Seldjoukides s’infiltrèrent en Anatolie. La

bataille de Malazgirt, en 1071, ouvrit les portes de l’Asie mineure aux peuples turcs. Mais

l’Anatolie avait déjà été sillonnée par d’autres conquérants, précédant les militaires et

que Fethullah Gülen mentionne souvent dans ses livres et prêches : les mystiques venus

d’Asie centrale, membres pour la plupart des confréries issues de la yeseviyya diffusent

l’islam à partir de la région d’Erzurum en Anatolie, puis en Europe.

37 La région est d’autant plus symbolique que Said Nursi, père fondateur du mouvement

nourdjou, en est lui aussi originaire. Cette coïncidence est loin d’être négligeable pour

comprendre Gülen dans toutes ses dimensions. Ce dernier ne manque d’ailleurs jamais

une occasion de rappeler ce détail anodin, comme pour justifier sa place dans la

hiérarchie du mouvement nourdjou et pour se prévaloir d’une descendance directe

incontestable, par rapport aux autres factions.

38 La place particulière d’Erzurum dans le patrimoine turc s’est consolidée au début du XXe

siècle avec la guerre de libération nationale. Mustafa Kemal, pour sa reconquête de

l’Anatolie contre les forces d’occupation, choisit Erzurum pour organiser le premier

congrès national, qui réunit des délégations de l’ensemble du pays. Alors que l’Empire

ottoman vacillait, les guerres russo-turques se multipliaient et s’intensifiaient et c’est

dans la région d’Erzurum que les hostilités se cristallisèrent.

39 Quelques décennies plus tard, pendant la guerre froide, la tension entre la Turquie à

l’Ouest et l’URSS à l’Est fut très vive dans cette région sensible à la frontière des deux

blocs. Cette tension renforça le caractère original de la mentalité des habitants

79

d’Erzurum, qui se reconnaissent dans l’identité locale et l’esprit dadaş18, teinté d’une forte

turcité et d’un islam vigoureux19. La conscience dadaş est tellement aiguë qu’on parle d’un

nationalisme profondément turc et singulièrement régional, farouchement hostile au

communisme, dans le prolongement de la traditionnelle confrontation turco-russe.

40 Aujourd’hui encore, la région reste très sensible à toute crise dans n’importe quelle

région turco-musulmane. Lors des affrontements entre Azéris et Arméniens sur la

question du Karabagh, des milliers de gens ont manifesté dans les rues d’Erzurum, pour

exprimer leur solidarité avec leurs frères Azéris-musulmans. Les guerres de Bosnie et du

Kosovo ont éveillé le même type de solidarité chez les habitants de cette région fière et

orgueilleuse de son rôle d’antan dans la défense de l’Empire et de la République.

41 Cette notion de nationalisme de frontière, chère à Hakan Yavuz, est d’une pertinence

incontestable. Néanmoins, elle ne doit pas effacer une autre réalité, non moins tangible :

le nationalisme et l’anticommunisme pouvaient être, dans une Turquie marquée par la

psychose de la guerre froide, aussi virulents dans d’autres provinces. Les banlieues

populaires d’Afyon ou de Yozgat, pourtant bien loin de la frontière russe, ont fourni

autant de militants nationalistes et anticommunistes aux différents courants politique et

religieux du pays. Pour preuve, les adeptes de Gülen, avant et après la dislocation du

régime soviétique, étaient aussi nombreux à l’est qu’à l’ouest du pays.

42 C’est dans cette région, aujourd’hui comme hier très marquée par le sentiment national et

religieux, que naquit Fethullah Gülen. Dans ses confessions à Latif Erdoğan, on apprend

que le jeune Fethullah est issu d’un milieu très conservateur, où les fiertés nationale et

religieuse font bon ménage. En remontant l’arbre généalogique de la famille Gülen, on

découvre une vieille lignée, enracinée dans la région depuis des générations et attachée

aux traditions, au code d’honneur très strict, qui régit les relations entre les grandes

familles et les tribus. Il régit même tous les aspects de la vie de la communauté et n’hésite

pas à braver les lois modernes de la République.

43 Par exemple, l’arrière-grand-père de Fethullah fut condamné à l’exil par l’État, pour une

mystérieuse affaire de vendetta qui s’était conclue par la mort de son adversaire. Dans

cette région frondeuse, l’administration de la République fait péniblement respecter la loi

et éprouve les plus grandes difficultés à empêcher ses sujets, surtout les hommes fiers et

puissants de ces lignées importantes, de rendre leur propre justice20.

44 Tout au long de ses entretiens, Gülen aime à nous faire partager l’histoire de sa famille, le

destin glorieux de ses ancêtres. Selon ses dires, les patriarches de la lignée Gülen ont tous

fait preuve, leur vie durant, d’une passion immodérée pour le travail, la piété, l’ascétisme

et la charité envers les pauvres21. Son père (Ramiz), son grand-père (Shamil), son arrière-

grand-père (Molla Ahmed) et ses autres ancêtres (Süleyman, Hurşid et Halil) sont tous

équitablement dépeints avec cette même constance et cette même admiration sans

bornes de la part du Hocaefendi. Le travail dans les champs, la description des longues

veillées autour de la cheminée, la place de la religion et de la foi sont des thèmes sur

lesquels Gülen s’arrête longuement dans ses « mémoires ». Dans la description de sa

famille, l’auteur privilégie les portraits d’hommes, notamment son grand-père et son

arrière-grand-père, êtres pacifiques, cultivés et dotés d’une forte personnalité, se

distinguant des autres villageois.

45 L’idéalisation de son milieu familial et de sa province natale est une constante chez

Fethullah Gülen. Les « bonnes » vertus – dévotion, courage, patriotisme et sens du

sacrifice pour le pays – leur sont attribuées à volonté.

80

46 Bien que très discrètes, les femmes ne sont cependant pas absentes dans la gratitude et la

mémoire de Gülen. Sa grand-mère et sa mère ont eu une influence primordiale sur

l’éducation du jeune Fethullah. C’est sa mère qui eut le courage de lui enseigner la lecture

du Coran, à une époque où cette activité était interdite en Turquie. Plus qu’une aptitude

certaine pour la lecture coranique, c’est une véritable ferveur religieuse qu’il hérite d’elle22.

47 La formation intellectuelle qu’il reçoit relève davantage de la madrasa que du mektep, dans

le sens où elle est plus traditionnelle23. Mal à l’aise à l’école républicaine, il fréquente

surtout les cercles religieux qui vont façonner sa personnalité et déterminer son avenir. Il

n’aime pas l’école et cesse de la fréquenter avant la fin du primaire malgré l’insistance de

sa famille qui aspire à faire du jeune Fethullah un savant moderne et religieux en même

temps. Son père est imam, et c’est en grande partie ce qui le prédestine à devenir un

professionnel de la religion. Dans une région dont l’identité est façonnée par l’islam, son

environnement extra-familial a également une part importante dans le choix d’une

carrière religieuse.

48 Le jeune garçon fait preuve de beaucoup de respect envers les traditions et les valeurs

familiales qui déterminent son comportement quotidien. Ainsi, fidèle à son éducation, à

l’heure de se coucher, il ne s’allonge jamais les pieds en direction de la Mecque ou de la

tombe de son père. L’amour qu’il porte aux membres de sa famille est constamment

présent et se teinte d’un très fort sentimentalisme24. La perte d’un de ses petits frères ou

de son grand-père le plonge dans un désespoir tel qu’il implore le ciel, pour qu’il

l’emporte auprès de ces êtres chers25.

49 Dès sa jeunesse, Fethullah Gülen prend connaissance des Risale-i Nur dont la diffusion

s’étend dans le pays grâce à la libéralisation de la vie politique turque à partir des années

1950. C’est avec Mehmet Kırkıncı, une des grandes figures historiques du mouvement

nourdjou, ami de Fethullah Gülen et originaire de la même ville, qu’il assiste pour la

première fois de sa vie à un débat religieux animé par un proche disciple de Said Nursi.

Quelques mois après cette conférence, le petit cercle nourdjou du village reçoit une lettre

rédigée de la propre main de Said Nursi ; lettre dans laquelle le nom de Gülen est salué

par le maître26. Enthousiasmé par cette réunion, Fethullah Gülen continuera à s’intéresser

à Said Nursi et à ses idées malgré l’hostilité de certains de ses proches27.

50 Les confessions de Gülen content une belle histoire. Sans être une narration digne de la

vie des prophètes, l’histoire de sa vie mélange la légende au réel. Et il devient dès lors de

plus en plus difficile aux jeunes générations de faire la part du « reconstruit » dans ses

confessions. Toutefois, on peut le deviner. Prenons un exemple : la référence aux femmes.

Gülen ne s’est jamais marié. Mais il nous dit qu’il a été très marqué par deux femmes, sa

mère et sa grand-mère. Son insistance sur ce point est à mettre en rapport avec toute sa

« stratégie de communication », objet des prochains paragraphes. En soulignant les

influences féminines qui ont contribué à sa formation intellectuelle, il cherche

probablement à mettre en valeur le caractère tolérant de sa pensée et la douceur de son

tempérament. Dans la classe des leaders religieux, les influences féminines sont rares, et

encore plus rarement avouées. Chez Gülen, leur reconnaissance est politique.

51 Gülen ou ses parents apparaissent souvent comme de véritables ascètes. En faisant l’éloge

de son père et de son grand-père, il n’oublie jamais de rappeler qu’il leur arrivait de

jeûner souvent en dehors de la période du ramadan, et de se contenter de peu. L’olive et

la datte sont les deux aliments les plus souvent cités dans la littérature de Gülen.

81

Synonymes de pauvreté et symboles de la nourriture du prophète, ces aliments valorisent

la personne qui les consomme. De nos jours, par fidélité à la pratique du prophète, la

rupture du jeûne se fait avec l’un ou l’autre. Gülen n’est pas le seul homme de religion à

utiliser la métaphore de l’olive et de la datte, mais il aime à rappeler son attachement à

ces fruits. Son ascétisme le conduit à suivre souvent des régimes alimentaires qui

l’affaiblissent et qui, selon ses médecins, aggraveraient les maladies dont il souffre

actuellement28.

52 D’autre part, les confessions de Fethullah Gülen insistent longuement sur son exil

volontaire à l’ouest du pays. Comme bon nombre de leaders islamistes, il utilise

fréquemment le terme hicret (du mot arabe qui a donné hégire), synonyme d’émigration et

qualifiant généralement l’émigration du Prophète Mahomet de la Mecque à Médine. Les

raisons de cet « exode » ne sont cependant pas manipulées. Gülen ne parle pas d’un

départ contraint et forcé mais d’un départ volontaire, pour des raisons économiques et

professionnelles dans le cadre de sa carrière religieuse au sein de la Diyanet, la Direction

des affaires religieuses.

53 Sa carrière de prêcheur officiel (vaiz) commence en 1953. C’est le seul poste de

fonctionnaire religieux qui existe dans la Turquie de l’époque, la libéralisation de la

pratique religieuse n’en étant qu’à ses débuts29. En 1958, il décide de partir à Edirne car un

membre de sa famille y est installé et il lui sera plus facile d’y trouver du travail. Ce

voyage représente un moment crucial dans sa vie puisqu’il le conduit à Ankara et

Istanbul, où il réalise l’importance du décalage entre l’ouest et l’est du pays. Déjà à Edirne,

dans la région de la Thrace, l’une des premières villes turques à subir les effets de la

laïcisation, il est choqué par les mœurs, par l’indifférence envers l’islam et par

l’occidentalisation rapide du pays. La proximité de cette région avec les États balkaniques

en fait le point d’entrée en Turquie des courants d’idées modernistes venus d’Europe. Des

immigrés balkaniques turcs ou musulmans (Pomaks, Turcs de Grèce, de Bulgarie et de

Yougoslavie), dont le rapport à l’islam est plutôt superficiel, y affluent en masse.

54 Soucieux de vivre en harmonie avec l’islam, Gülen loge dans un petit refuge à l’écart du

monde que l’on nomme la « fenêtre » de la mosquée. Mais la vie d’ermite ne l’empêche

pas de nouer des liens. Dans la mesure du possible, il encourage les habitants de son

quartier à embrasser la religion, la mosquée, la foi, dans leur vie quotidienne. Son réseau

de relations s’avère fort utile et le sert avantageusement lorsqu’il affronte pour la

première fois la justice de la République.

55 La petite histoire raconte que, en période électorale, alors qu’il discutait dans un café

avec ses amis, il fut arrêté par la police pour campagne illégale pratiquée en dehors de la

période réglementaire. Conduit au poste, où il comptait quelques sympathisants, il fut

rapidement relâché par le commissaire conciliant30. Cette prétendue sympathie qui lie

Gülen à des fonctionnaires est sans doute largement exagérée. Son objectif inavoué est de

montrer qu’il a des amis dans les structures de l’État, de rappeler qu’il n’est pas l’ennemi

de son pays et de signifier, à qui veut bien l’entendre, qu’il a des appuis jusque dans les

sphères de l’administration et du pouvoir.

56 En 1966, il est muté à la mosquée de Kestanepazarı, dans la banlieue d’Izmir, où, comme

en le verra, il créera son mouvement. Quelques années plus tard, en 1971, le

« mémorandum » des militaires impose des restrictions aux libertés politiques et

religieuses. Accusé de menées islamistes, Gülen est arrêté et condamné à sept mois de

prison qu’il purge aux côtés de quelques- uns de ses compagnons. À sa sortie, il reprend

ses activités religieuses qui sont une nouvelle fois interrompues et interdites après le

82

coup d’État militaire du 12 septembre 1980. Il profite pourtant de la politique des

putschistes, décidés à éradiquer le communisme en Turquie et favorisant dans ce but le

renforcement des mouvements musulmans et même islamistes. C’est dans ce contexte

que Gülen, alors officiellement poursuivi par la justice pour « propagande religieuse »

échappe au jugement et à la condamnation par le régime des militaires31. D’après la

version officielle, il ne put être arrêté parce qu’il était introuvable.

57 Dans ses confessions, Gülen accorde une importance particulière à ses rêves où figure le

prophète Mahomet32. C’est, de sa part, une manière subtile de se placer en proche et

confident du Prophète et dépositaire de son message, puisque rencontrer Mahomet,

même en rêve, n’est pas donné au commun des mortels. Dans le discours religieux, ce

rêve du Messager est un privilège des seuls vrais croyants. Il occupe une place importante

dans la littérature des organisations islamistes. Des traités entiers sont consacrés à

l’interprétation des rêves toujours dans une optique islamique. Toutes les biographies de

Mahomet regorgent de références aux songes et aux visions du Prophète.

58 Plus surprenant, Gülen fait souvent des rêves en rapport avec le mariage. Il est vrai qu’à

62 ans, il n’a jamais été marié. Pourtant, ce ne sont pas les occasions qui lui ont manqué.

Sa famille a même exercé des pressions sur lui, en vain. Décidé à se consacrer pleinement

à sa mission de « serviteur de l’islam », il refuse de prendre un tel engagement, dont les

responsabilités trop lourdes consumeraient son énergie et son temps. Interrogé sur la

contradiction entre son célibat et le commandement du Prophète qui préconise de se

marier et qui en a donné l’exemple en épousant lui-même plusieurs femmes,

59 Gülen rétorque qu’il ne veut pas s’aventurer dans une entreprise dont il n’est pas sûr

d’assumer toutes les implications33.

60 La conception que Gülen se fait de sa vie privée nous apparaît identique à celle de tout

militant, au sens large du terme, aussi bien islamiste que léniniste par exemple : elle

suppose un dévouement, un investissement complet, total au service de la mission

choisie. Mais, en dépit de ce qu’il dit, la volonté de rendre service aux musulmans n’est

pas l’unique mobile de son engagement de tous les jours : l’ambition, le rêve de grandeur

et de célébrité ont leur place dans sa stratégie qui, on le verra, est fondée sur la patience.

Pendant qu’il forme sa communauté, Fethullah Gülen élabore un corpus d’idées grâce

auquel il occupera le devant de la scène socio-politique en Turquie quelques décennies

plus tard.

Quelques aspects de la pensée de Fethullah Gülen

61 Grâce aux moyens modernes de communication, Gülen parvient rapidement à populariser

son message religieux dont les notions de bases sont la tolérance et le dialogue entre les

religions. C’est dans la mosquée où il est affecté comme prêcheur officiel que Gülen

prononce les discours fondateurs de son mouvement.

62 Les prêches constituent le premier et sans doute le plus solide vecteur de diffusion de la

pensée de Gülen, ce qui favorise la formation d’une très grande communauté de fethullahçıà travers tout le pays. Dès l’âge de 15-16 ans, c’est-à-dire depuis 1953, Fethullah Gülen est

vaiz, prêcheur officiel et fonctionnaire de la République. Depuis cette période et jusqu’en

1980, date à laquelle il démissionne de cette fonction officielle pour ne plus prêcher que

librement, chaque vendredi et chaque prière est l’occasion de célébrer une grande fête

musulmane (fête du mouton, du ramadan, la nuit du destin, etc.) et de haranguer les fidèles

83

qui viennent écouter ses discours passionnés. À Izmir, pendant ses années de fonction à la

mosquée de Kestanepazarı, les foules se bousculaient déjà pour assister à la prière et à son

sermon. Son succès est tel que la plupart de ses sermons sont enregistrés, filmés et

commercialisés dans l’ensemble du pays, en même temps qu’ils sont étudiés dans les

cercles privés que forment souvent ses disciples.

63 Au fur et à mesure que l’organisation gagne des fidèles, de nouveaux supports sont

élaborés pour véhiculer la pensée du leader. Première revue de grande envergure, organe

de diffusion des idées du mouvement et outil de propagande exceptionnel, Sızıntı confie à

un certain Abdulfettah Şahin le soin de rédiger son éditorial. Sous ce pseudonyme se

cache Fethullah Gülen lui-même. Puis, des moyens plus modernes sont mis en œuvre pour

la réussite de cette mission. Des livres et des cédéroms, la radio, la chaîne de télévision

Samanyolu, le quotidien Zaman et Internet se mettent au service de Gülen pour diffuser et

commenter ses idées34. De plus en plus sollicité par les médias, y compris non islamiques,

il multiplie conférences et interviews35. Plus que les discours dans des mosquées pleines à

craquer et les débats télévisés, ce sont ses essais qui nous permettent le mieux de

comprendre ses idées, l’évolution de sa pensée et ses aspirations. Avant d’aborder le

contenu essentiel de ces essais, citons les plus importants et les thèmes les plus souvent

traités36 :

• Buhranlar Anaforunda İnsan (L’Homme dans le tourbillon des crises) ;

• Yıtırılmış Cennete Doğru (Vers le paradis perdu) ;

• Questions this Modern Age Puts to Islam (Les questions que notre époque pose à l’islam) ;

• Kalbin Zümrüt Tepeleri (Les collines d’émeraudes du cœur) ;

• Ölçü Veya Yoldaki Işıklar (La mesure ou Lumière sur la voie) ;

• Sonsuz Nur (Lumière infinie) ;

• Asrın Getirdiği Tereddütler (Les perplexités du siècle) ;

• Kitap ve Sünnet Perspektifinde Kader (Le destin dans la perspective du Coran et de la Sunna) ;

• Fasıldan Fasıla (D’une saison à l’autre) ;

• Yeşeren Düşünceler (Les pensées qui germent) ;

• Prizma (Prisme) ;

• İnancın Gölgesinde (À l’ombre de la croyance).

64 La plupart de ses essais traitent du Coran et des Risale-i Nur dont la lecture, difficile,

nécessite souvent des éclaircissements et une analyse fine, mettant ces textes en

perspective par rapport aux grandes questions actuelles : les rapports entre islam et

modernité, islam et science, islam et Occident, splendeur ottomane et nationalisme turc,

islam et démocratie mais aussi le dialogue entre les religions, etc. Par exemple, dans AsrınGetirdiği Tereddütler (Les perplexités du siècle), Gülen apporte des réponses aux

principales préoccupations des fidèles, répertoriées dans la table des matières. Les

questions qui reviennent le plus sont :

• « Pourquoi le Coran commence-t-il par l’impératif « lis » (iqra) ou quel est le sens profond de

cet ordre donné par Dieu à ses créatures » ?

• « On dit que le Coran apporte des réponses aux événements du passé, du présent et de

l’avenir, mais n’a-t-on pas du mal à expliquer à travers lui les grandes interrogations

scientifiques de nos jours ? »

• « Quelle est l’essence de Dieu et ses attributs ? »

• « Nombreux sont ceux qui critiquent la polygamie du Prophète, que leur répondre ? »

• « Les cinq prières quotidiennes sont fondamentales pour chaque musulman, mais comment

faire si l’on est au pôle Nord, où il arrive que la nuit dure six mois et le jour autant ? »

84

• « Pourquoi Dieu n’a-t-il pas conçu toutes ses créatures identiques, certains étant aveugles,

d’autres boiteux ? »

65 Ces quelques exemples montrent que Fethullah Gülen s’attache à répondre aux

principales préoccupations métaphysiques des fidèles. Mais indépendamment de ces

questions que peuvent se poser les musulmans, comme tout leader religieux ou politique,

Gülen a ses thèmes de prédilection, que l’on retrouve à chaque occasion, déclinés sous

différents aspects, selon qu’il les présente lors d’une conférence ou d’un débat télévisé,

dans ses essais ou dans ses cédéroms ou encore sur des sites Internet37.

66 Il arrive aussi que la diffusion et l’explication de ces thèmes soient confiées à des

personnalités ou des organisations qui lui sont proches. Ce fut le cas, par exemple, en

1994, pour la campagne de promotion de ses idées menée par la Fondation des

Journalistes et des Écrivains de Turquie (Türkiye Gazeteciler ve Yazarlar Vakfı)38. Profitant

sans doute d’une conjoncture plus libérale qui rendit possible et même nécessaire

l’ouverture de la communauté sur la scène publique, la prestigieuse fondation fethullahçıorganisa une série de rencontres entre personnalités représentatives des différents

courants sociaux, philosophiques, confessionnels et politiques du pays afin de débattre

sur des thèmes comme la laïcité, l’islam, la tolérance, la coexistence interconfessionnelle,

etc. En fait, il s’agissait pour les amis de Gülen d’une plateforme idéale pour faire la

promotion des idées du maître. Pour aborder simplement ces idées longuement mûries au

cours des années, la définition de certaines notions clés se révèle fort utile.

67 Soucieux d’apparaître comme le chef d’une organisation tolérante et modérée, Gülen fait

référence dans la plupart de ses discours à l’amour, en turc sevgi, à ne pas confondre avec

la notion de aşk, plus utilisée dans le cas d’une passion amoureuse. Selon lui :

68 « L’amour est le fondement essentiel de chaque être vivant venu sur terre, c’est une

lumière infinie d’une force démesurée. L’amour élève les âmes et les prépare à l’au-delà.

Ceux qui n’aiment pas ne pourront jamais atteindre les cieux de l’humanité. L’amour est

inhérent à la nature, le nouveau-né le réclame à sa naissance, mais il peut le trouver

comme il peut ne pas le trouver. [...] Une mère qui meurt pour son enfant, c’est une

héroïne de la tendresse ; celui qui meurt pour son pays et son peuple, est un être dévoué (

fedaî) à la nation ; celui qui meurt au service de l’humanité est immortel. Les personnes

dont le cœur est amoureux peuvent vaincre le plus grand ennemi, ouvrir n’importe quelle

porte. Le chemin le plus court pour conquérir le cœur des hommes, c’est l’amour [...]39 »

69 La notion d’amour est assez ambiguë, comme le sont d’autres termes chez Gülen, si bien

qu’on lui reproche de pratiquer une langue de bois belle mais imprécise. Il s’en est

défendu en rencontrant des personnalités religieuses comme le patriarche orthodoxe ou

le grand rabbin d’Istanbul, montrant ainsi son souci de joindre l’acte à la parole. On peut

constater d’autre part que l’amour chez Gülen n’est pas appliqué à l’individu isolé : la

famille, le groupe, la communauté, la nation et le peuple sont des entités auxquelles

l’amour est voué. Une des caractéristiques de la pensée de Fethullah Gülen, c’est que

l’individu n’est jamais pensé isolément mais toujours dans son groupe de rattachement :

la famille, la classe, le pays, la communauté musulmane, etc. Le groupe, le collectif prime

ainsi toujours sur l’individuel.

70 Merhamet est un autre terme souvent usité par Gülen. Donnant une définition différente

de celle qui nous est proposée par le dictionnaire de Pars Tuğlacı chez ce dernier,

merhamet est synonyme de pitié, commisération, compassion, miséricorde,

attendrissement, charité, grâce et merci – Gülen fait un usage plus religieux du mot :

85

« La grâce est le premier levain de l’existence. Sans elle tout est chaos. Avec lemessage de la miséricorde venu de l’au-delà des deux, la Terre a trouvé l’ordre, leCiel s’en est élargi. Peut-on ne pas voir cette miséricorde qui vient jusqu’au bout denotre nez ? La miséricorde des nuages nous apporte de la pluie, notre matrice,utérus des nuages, notre secours. [...]. Les rapports entre la terre et le ver de terresont réciproquement généreux et régis par la grâce. Le ver permet à la terre derespirer et d’être fertile. L’homme s’en rend-il compte ? [...]. L’abeille et le ver à soiesont tous deux épris d’une charité, celle de donner à l’homme le miel et la soie.Comment ne pas voir toute la peine qu’ils endurent ? Merhamet est une dette quenous avons envers toutes les créatures, envers tous ces bienfaits qui nous viennentdu Ciel et de ses créatures. Faites preuve de grâce pour être en droit d’en réclamer.Mais la modération et la mesure s’imposent dans l’octroi de la merhamet. Êtregénéreux avec un monstre revient à éveiller son appétit, il vous réclame le prix delocation de ses dents40 ».

71 Le principal défaut de la rhétorique de Gülen est son manque de précision. Les termes

sont vagues et généraux. En revanche, une chose est sûre, l’ésotérisme est constamment

présent dans ses analyses. Les différentes illustrations (photos, dessins) de ses livres

donnent au lecteur l’impression d’avoir affaire à une secte. C’est d’ailleurs l’opinion de

beaucoup d’observateurs, car les témoins de Jéhovah et les organisations baptistes

américaines ont le même style. La nature est constamment présente dans ses analyses : la

terre, les arbres, les animaux, la beauté du temps et de l’espace font penser à un paradis

perdu. Ces images idéalisées plaisent au public, dans les mosquées ou à la télévision, dans

les colonnes d’un journal ou les pages d’un livre. L’amour, la générosité, le pardon ainsi

que les autres vertus ne doivent pas être données aux autres sans mesure, sans

conditions. Le mérite des demandeurs est la condition essentielle dans l’octroi de ces

sentiments. L’indulgence est régie de la même manière chez Gülen qui écrit à ce propos :

« L’homme est un être qui a ses défauts et ses qualités. Solliciter l’indulgence,demander pardon, le trouver, regretter ce qui n’est plus, tout cela est une affaire decaractère et de compréhension. Pardonner, faire preuve d’indulgence est bien plussacré. La tolérance est une vertu, celui qui l’offre sait attirer la bienveillance. Lavoie d’être pardonné passe par l’octroi du pardon. Ceux qui bloquent le chemin dela grâce ne sont que des monstres qui ont perdu leur humanité. De nos jours, notremission est d’apprendre à nos enfants et nos petits-enfants à tolérer. Mais ladouceur envers ceux qui aiment faire souffrir les autres est un acte inconcevable, ceserait manquer de respect envers le pardon41 ».

72 Enfin, hoşgörü, « tolérance », est un leitmotiv que l’on retrouve dans toutes les

déclarations de Gülen. C’est sans doute la notion la plus utilisée par lui et tous les

membres de son mouvement. Hoşgörü désigne un effort constant d’entente et de

cordialité entre individus, sociétés, peuples et civilisations42. Cette notion fut au centre de

plusieurs débats nationaux en Turquie, à partir de 1995, lors de conférences et colloques

organisés par la Fondation des Journalistes et Écrivains de Turquie. Un des livres de

Gülen, paru en 1996, définit hoşgörü de la manière suivante :

« Nous avançons vers un bel avenir. Mais nombreux sont les obstacles sur cechemin. Nous devons les surmonter avec une arme particulière : la tolérance, notremeilleur refuge. Fermer les yeux sur les défauts, respecter les idées qui diffèrentdes nôtres... pardonner autant que nous pouvons. Dans notre optique de tolérance, les bonnes actions des croyants apparaissent plus grandes, les erreurs et fautes sontpresque inexistantes43 ».

73 Dans la pensée de Gülen, hoşgörü est inséparable de la notion de dialogue. D’ailleurs, les

deux termes sont souvent accolés : hoşgörü ve diyalog. La tolérance et la communication

chères à Gülen ont un usage interne – engager un dialogue entre les différentes

86

composantes de la société turque – et externe – établir un mode permanent de

communication avec les autres religions. La rencontre avec le pape Jean Paul II, tout

comme les nombreux contacts que Gülen a eus avec des chefs religieux orthodoxes ou

juifs de Turquie, va dans ce sens-là44. Interrogé par une chaîne de télévision hollandaise, il

expliquait sa conception du dialogue entre les religions : « La mondialisation, le

rétrécissement de notre planète, la rapidité des moyens de communication rendent

nécessaires les échanges entre les différentes religions »45. Ce discours de tolérance et de

dialogue entre les différents clivages de la société turque, puis entre les civilisations de

notre temps a eu beaucoup de succès à la chute du bloc soviétique. Le contexte tant

national qu’international était propice à cela. En Turquie, ce discours était

particulièrement original. Les autres leaders religieux turcs avaient jusque-là peu prêché

des propos de ce genre et ils avaient encore moins orchestré des rencontres au sommet

avec des responsables des autres confessions que compte le pays. De ce fait, les grandes

messes du mouvement, très bien mises en scène, souvent dans des grands hôtels comme

le Hilton, avaient plus que conquis pratiquement toutes les franges de la société turque.

La répétition de ces « show » finit par lasser un peu l’opinion publique. Toutefois, les

événements du 11 septembre aux États-Unis et la manière dont Fethullah Gülen les a

commentés ont permis au leader nourdjou de revenir pour un temps sur la scène publique46.

74 Si l’entourage de Gülen met en avant la dimension de « musulman modéré », ouvert au

dialogue et au progrès de leur chef, il n’en va pas de même pour une frange de la société

turque, qui voit, au contraire, dans les idées du fondateur du mouvement néo-nourdjou les

prémisses d’une société régie par les principes de l’islam. Il s’agit essentiellement des

kémalistes purs et durs comme les militaires ou encore de certains penseurs de la

mouvance socialiste. Dans les deux cas, les critiques s’appuient sur certaines citations

complexes de Gülen ou sur ses comportements tout aussi ambigus pour démontrer la

vision islamiste et réactionnaire de la communauté.

75 Ainsi, Can Kozanoğlu, penseur socialiste de la revue Birikim, dans un long article sur le

mouvement de Gülen, donne une lecture « islamiste » de la littérature de Fethullah Gülen.

Faisant le commentaire d’une citation fort célèbre, il met en garde contre les idées en

apparence humanistes et généreuses du prêcheur de la République devenu leader d’un

puissant ordre religieux. S’appuyant sur les entretiens donnés par ce dernier à Eyüp Can

(Ufuk Turu, voir bibliographie), Kozanoğlu démontre que Gülen « cache bien son jeu » et

que son projet ultime est bien de favoriser le passage en douceur, en Turquie, d’un

système laïc et républicain à un État fondé sur des principes religieux qui sont encore

confus dans l’esprit du leader du mouvement47. Pour lui, la personnalité du chef, son

pouvoir d’influence sur des millions de gens et la manière dont la communauté s’organise

ne font pas de doute : il s’agit d’un « entrisme » qui ne dit pas son nom.

76 Dans le vocabulaire religieux musulman, entrisme se traduirait par takiyye, même si ce

terme a un sens large48. Selon Kozanoğlu, Gülen a une attitude ambiguë vis-à-vis des

mouvements de gauche dans les années 1970 : son vœu était de voir les militaires les

écraser, ce qui ne permet pas de parler de lui comme d’un démocrate. Il se veut

démocrate mais il accorde plus d’importance à la solidarité de groupe qu’à l’individu, qui

ne compte pas par rapport à l’organisation49. Contrairement au chef, effectivement

cultivé et érudit, une bonne partie des membres de la communauté sont peu instruits.

Pour eux, le groupe prime sur l’individu, la soumission sur la contestation50.

87

77 La complexité du vocabulaire de Gülen et l’ambiguïté de certains concepts religieux qu’il

utilise lui attirent les foudres et les critiques les plus virulentes de certains courants

socio-politiques turcs, notamment de la gauche socialiste et de l’équipe du journal

Aydınlık. Représentatif de ce courant hostile à Gülen mais aussi à d’autres courants

religieux, le chercheur Faik Bulut, dans un livre paru en 1998, énumère les dangers que

peut incarner Gülen51. Pour avoir lu une bonne partie de ses œuvres, il sélectionne

judicieusement les citations les plus à même de prouver la radicalité et le caractère

foncièrement islamiste et rétrograde des opinions de Gülen. La virulence des critiques

émises dans ce livre (et son caractère pamphlétaire) a incité deux personnalités fethullahçıà répliquer, par la publication d’un ouvrage cherchant à démonter les thèses de Faik

Bulut52. Leur livre, comme son titre l’indique, se veut aussi une réplique à un autre livre

anonyme paru sur les écoles de Fethullah Gülen53.

78 Le premier terme du désaccord concerne les derviches colonisateurs « kolonizatör Dervişler

», expression chère à Gülen pour distinguer les mystiques türk des XIe, XIIe et XIIIe siècles

partis d’Asie centrale pour diffuser la foi islamique en Anatolie et même dans les Balkans54. C’est une expression qui revient constamment dans les propos de Gülen qui a toujours

eu une réelle fascination pour les premiers mystiques türk. Pour Bulut, cette fascination à

l’égard des premiers mystiques türk s’apparente à de l’admiration envers des hordes

d’assaillants55. Or, on sait qu’historiquement ces religieux n’étaient pas des soldats armés

mais de simples hommes pieux qui ont parcouru les steppes d’Asie centrale et d’Anatolie.

79 D’autres termes choisis par Bulut dans l’abondante littérature gülenienne peuvent donner

du mouvement l’image d’une organisation qui ne rêve que de conquérir le pouvoir. Gülen

désigne souvent les jeunes de son mouvement par hizmet eri, hizmet insanı (homme de

mission, individu de service). Les individus impliqués dans les différentes activités de la

communauté se consacrent à leur tâche, parfois bénévolement et Gülen fait constamment

leur éloge.

80 Pour Bulut les membres d’une confrérie sont prêts à mourir pour la cause islamique, la

mission dont parle Gülen étant comprise comme mission religieuse56. Regrettant la

disparition d’une certaine musique mystique avec la fermeture, par la République, des

tekke (établissements confrériques), Gülen exprime son espoir de voir renaître cette

musique. Par la même occasion, il rappelle l’importance de la redécouverte des richesses

du patrimoine national, dans le cadre de ce qu’il appelle une action de retour à soi-même,

öze dönüş57. La gauche turque interprète ces propos comme une volonté de restaurer un

ordre religieux ancien, celui de l’Empire ottoman.

81 En réalité, les hypothèses de Gülen, ses rêves, ses aspirations, ses nostalgies et ses

objectifs, à travers l’analyse de ses discours, de ses conférences et de ses livres montrent

que le trait dominant de son idéologie est le conservatisme. Éloge de la modération et

pondération des idées sont deux notions qu’il faut avoir présentes à l’esprit pour

comprendre la pensée de Gülen.

L’originalité de Fethullah Gülen dans la typologie desleaders religieux en Turquie

82 Peu d’analystes apprécient la place de Gülen dans le paysage religieux turc à sa juste

valeur. La plupart des chercheurs qui travaillent sur lui et sur son mouvement se

focalisent sur une interrogation : sommes-nous en face d’un homme et d’un mouvement

88

extrémistes et dangereux pour la laïcité ? Aux yeux du chercheur, il paraît plus important

d’analyser la nature de son leadership. Il y a en Turquie, selon Nilüfer Göle, trois types de

leaders religieux58.

83 La première catégorie comprend des leaders issus de l’élite sociale, des familles où la

culture d’ouléma est importante. Il s’agit de personnalités religieuses qui parlent l’arabe,

connaissent le fiqh (droit), les hadiths (dits et comportements du prophète), la sunna

(tradition) et les autres sciences de l’islam. Cependant, ils ne sont que des savants de

l’islam dont ils transmettent le contenu au peuple59. Leur formation est répétitive, tout

comme leur enseignement. Ils ont une vision statique et traditionnelle de l’islam. Ils ne le

commentent pas, ils se contentent de le transmettre.

84 À partir des années 1980, apparaît une nouvelle catégorie d’intellectuels musulmans qui

ne viennent pas du système de la madrasa mais du milieu éducatif laïc. Ils ne se satisfont

pas de l’explication du Coran et des hadiths. Ils ont une connaissance approfondie des

sciences occidentales et utilisent le même langage et la même rhétorique que des

penseurs séculiers, voire de gauche.

85 Fethullah Gülen entre dans la troisième catégorie qui est plus difficile à définir, car le

maître réunit les caractéristiques des leaders religieux des deux premières catégories. En

effet, il ne se contente pas de transmettre le savoir et les sciences religieuses. Il est tout

aussi capable d’interpréter l’islam en tant que religion. Pour exprimer ses idées, il fait

appel à des références puisées dans les sciences islamiques mais aussi dans les disciplines

occidentales modernes60. Dans ses démonstrations, Gülen donne fréquemment des

exemples tirés des œuvres de Goethe, Hugo, Brecht, Marx, Popper, etc.61. Il a aussi bien le

profil d’un intellectuel au sens général du terme que d’un savant musulman. Ali Bulaç, un

intellectuel islamiste connu en Turquie, trouve en la personnalité de Gülen « une bonne

synthèse entre le alim (qui maîtrise le ilm, savoir musulman) et l’intellectuel

contemporain ».62

86 Les particularités mystiques ne sont pas absentes chez un tel leader, dans le cas de Gülen

en tout cas. Sans qu’il s’agisse d’un chef et d’un mouvement mystique au sens de tasavvuf,

on retrouve chez lui plusieurs aspects d’un comportement mystique. Ses vaaz (sermons)

sont marqués par l’ésotérisme. Le jugement de Şerif Mardin, selon lequel Said Nursi

s’exprime dans une langue pétrie de mythe et de poésie63, peut s’appliquer également à

Fethullah Gülen. Mais son profil mystique n’implique pas forcément un retrait des

affaires du monde, comme c’est le cas pour les adeptes de vrais mouvements mystiques

tels la confrérie fondée par Bahâ’uddin Naqshband (nakchibendiyya) ou celle d’Ahmet

Yesevi (yeseviyya).

87 Fethullah Gülen est le chef unique et naturel de la communauté. Nullement contesté par

les membres de son mouvement, il n’exerce pas une domination au sens politique et

militaire du terme. Sa personnalité morale, son savoir et son rôle historique dans la

création du groupe lui assurent une légitimité naturelle. Comme tout chef charismatique

qui fonde une organisation, sa disparition sera un moment crucial pour la compréhension

approfondie du mouvement.

88 Plus qu’un homme religieux classique, Gülen nous apparaît comme un pur produit de

l’ère Internet : il se présente comme un penseur conservateur qui a su utiliser les outils

modernes de communication, de sa façon de s’habiller jusqu’à la conception de ses sites

web, pour constituer une communauté implantée aussi bien en Turquie qu’à l’étranger.

L’extension de la zone dans laquelle se déploient ses établissements scolaires (de

89

l’Adriatique à la muraille de Chine) en dit long sur la grandeur de ses ambitions et de ses

desseins. Sa bonne maîtrise des outils modernes de communication, associée à un

discours savamment mesuré pour ne pas effrayer les foules, les intellectuels et les

autorités explique, selon ses détracteurs, l’ascension rapide de son mouvement sur la

scène sociale, religieuse et politique.

Gülen, vulgarisateur de la pensée de son maître

89 Fethullah Gülen ne cesse d’exprimer son attachement et sa fidélité indéfectible à Said

Nursi et à ses idées, dont il s’est approprié le discours afin de le propager en Turquie et en

Eurasie. Les deux leaders sont parvenus à exercer, toutes proportions gardées, une très

forte influence sur leur communauté respective. Mais des différences existent entre les

deux hommes, différences inévitables du fait qu’ils ne sont pas les représentants de la

même Turquie et de la même période. En effet, chacun a été façonné par son époque. L’un

s’est trouvé confronté à un empire finissant et à une république naissante, donc au

difficile exercice d’un parlementarisme né dans l’urgence de la guerre froide. L’autre,

Fethullah Gülen, a été surtout marqué par une Turquie enfin arrimée à la locomotive du

progrès économique et social à partir des années 1980. Mais la différence fondamentale

entre les deux chefs religieux réside ailleurs.

90 Said Nursi a été un homme d’action, attribut qui trouve sa justification dans l’engagement

actif du chef nourdjou dans la Première Guerre mondiale contre les troupes russes. Mais il

a été aussi, incontestablement, un grand érudit, un homme féru de théologie et de

sciences. Son œuvre maîtresse, la Risale-i Nur est une exégèse du Coran qui a marqué tout

l’islam turc de ces dernières décennies. La Risale-i Nur se veut un tout, une œuvre qui

répond à toutes les interrogations qui peuvent traverser l’esprit d’un musulman d’antan

et d’aujourd’hui. Or, Gülen, comme on le verra ultérieurement, a une production

intellectuelle moins audacieuse, une pensée moins riche et moins rigoureuse. Exégète du

Coran, l’auteur de la Risale-i Nur inspire Fethullah Gülen qui s’applique laborieusement à

faire à son tour l’exégèse de l’œuvre de son maître à penser.

NOTES

1. Hagiographique, cette littérature peut néanmoins être de bonne qualité. Pour une lecture

critique de son action et de ses idées, voir l’ouvrage de Şerif MARDİN, Bediüzzaman Said Nursi

Olayı, Modem Tiirkiye’de din ve toplumsal değişim (Le phénomène Bediüzzaman Said Nursi,

Religion et changement social dans la Turquie moderne (traduit de l’anglais)), Istanbul, İletişim

Yayınları, 1995, 406 p. Outre cet ouvrage dont je fais un grand usage dans ces paragraphes, on

mentionne aussi le travail de Ruşen ÇAKIR, Ayet ve Slogan, Türkiye’de İslami oluşumlar (Le

verset et le slogan, les formations islamiques en Turquie), Istanbul, Metis Yayınları, 1995, 302 p.

notamment la partie consacrée à Said Nursi et ses disciples (pp. 77-139). Dans la série

« littérature élogieuse », je me suis surtout appuyé sur l’ouvrage de İhsan Kasım SALİHİ, İslâm

Önderlerinden Bediüzzaman Said Nursi ve Eseri (Said Nursi Bediüzzaman, un des grands leaders

90

musulmans), Izmir, Işık yayınları, 1993, 238 p. En langue française, consulter le travail de Paul

DUMONT, « Les disciples de la Lumière, le mouvement nourdjou en Turquie », Olivier CARRÉ, Paul

DUMONT, Radicalismes islamiques, Tome I : Iran, Liban, Turquie, Paris, L’Harmattan, 1985,

pp. 215-256. Les autres sources utilisées figurent dans la bibliographie du présent travail. Outre

ces lectures, je me suis appuyé sur les entretiens avec les nombreux nourdjou, que j’ai pu

rencontrer en Asie centrale ou en Turquie. Les disciples connaissent souvent bien la vie de leur

maître.

2. Schématiquement, à la fin de l’Empire ottoman, il y a deux types d’écoles. Les madrasa

dispensent des cours religieux et les mektep enseignent les matières profanes.

3. Şaban DÖGEN, Söz Bediüzzamanın (La parole est à Bediüzzaman), Istanbul, Gençlik Yayınları,1996, pp. 50-59.

4. Said Nursi était kurde mais n’a jamais mis en avant sa « kurdité ». Seul comptait le fait d’être

musulman. Certains nationalistes kurdes ont utilisé son héritage à des fins nationalistes. De

même que ses détracteurs ont parfois avancé son identité kurde pour le discréditer sur

l’ensemble du territoire. La confusion entre Said Nursi et Cheikh Sait est fréquente, surtout dans

les camps des anti-nourdjou.

5. Sur le passage au multipartisme en Turquie voir Feroz AHMAD, The Making of Modem Turkey,

London, Routledge, 1996, 252 p. Voir également le n° 4 de la revue turque Sosyal Demokrat Değişim.

6. Şerif MARDİN, « Religion et laïcité en Turquie », Ali KAZANCIGİL, Ergun ÖZBUDUN (Dir.),

Atatürk, fondateur de la Turquie moderne, Paris, Masson, 1984, pp. 183-209.

7. Il existe une traduction en français d’une de ses lettres. Voir Les deux voix pour l’homme,

Istanbul, Éditions Sözler, paru en 1995. La même maison a traduit toutes ses œuvres en anglais.

8. Les volumes majeurs sont Sözler (Propos), Mektûbât (Lettres), Şu’alar (Rayons lumineux), Barla

Lâhikası (Annexes de Baria), etc. Toutes ces œuvres ont été éditées et rééditées plusieurs fois par

différentes maisons d’édition. Les éditions Sözler les traduisent dans les langues d’Asie centrale

et les diffusent. Récemment, le même éditeur a lancé une version cédérom de Risale-i Nur.

9. Les opposants de la communauté la considèrent comme tarikat souvent par ignorance mais

parfois sciemment. Dans ce dernier cas, le but est de la discréditer aux yeux de l’opinion publique

et de l’État, surtout à l’époque ou les confréries étaient interdites d’activité.

10. 11. Ursula SPULER, « Zur Organisationsstruktur der Nourdjouluk-Bewegung », Hans ROEMER,

Albrecht NOTH (Éd.), Studien zur Geschichte und Kültür der vorderen Orients, Leiden, E.J. Brill,

1981, pp. 423-442. Cité par Paul DUMONT, op. cit.

12. Hasan Hüseyin ONGUN, « Başlangıçtan Günümüze Said Nursi ve Nurculuk Hareketi » (Le

mouvement nourdjou et Said Nursi de ses débuts jusqu’à aujourd’hui), Yeni Türkiye, n° 45, avril

1997, pp. 57-71.

13. Hasan Hüseyin ONGUN, Ibid.

14. Colloque International sur Said Nursi, 1995, organisé et publié par Sözler Yayınevi (Istanbul).

15. Certaines éditions remplacent en effet « Kurdistan » par « provinces orientales » et

« Kurdes » par « Orientaux ».

16. Latif ERDOĞAN, Küçük Dünyam (mon petit monde), Istanbul, AD Yayıncılık (40e édition), 1997,

176 p. Pour avoir une vision plus complète de ses confessions, voir deux autres livres du même

style : Eyüp CAN, Fethullah Gülen Hocaefendi ile Ufuk Turu (Tour d’horizon avec Fethullah

Gülen), Istanbul, Ad Yayınları, 1997, 222 p. Voir également Nevval SEVİNDİ, Fethullah Gülen, New

York Sohbeti (Fethullah Gülen, entretiens à New York), Istanbul, Sabah Yayınları, 1997, 176 p.

17. Nevval SEVİNDİ, Global Hoşgorü ve New York Sohbeti (Tolérance globale et discussions new-

yorkaises), Istanbul, Timaş Yayınları, 2002.

18. Le terme dadaş est un titre respectueux attribué aux habitants de la région d’Erzurum.

19. Hakan YAVUZ, « Towards an Islamic Liberalism?: The Nurcu Movement and Fethullah Gülen

», Middle East Journal, Volume 53, n° 4, Autumn 1999, pp. 584-605.

91

20. Selon un schéma classique dans les traditions anatoliennes, la sœur de l’arrière-grand-père

de Fethullah fut enlevée par une famille du village. Tout aussi classiquement, l’affaire aboutit à

un conflit armé entre les deux familles concernées. La pratique de la vendetta existe toujours

dans le code d’honneur anatolien.

21. Latif ERDOĞAN, op. cit., pp. 10-19.

22. Ibid., p. 25.

23. Il s’agit ici d’un esprit de madrasa et non pas d’un établissement traditionnel au sens propre

car la République kémaliste avait fermé toutes les écoles religieuses, mais il restait possible de

suivre une formation traditionnelle de type madrasa grâce à l’existence de structures

clandestines dispensant des cours religieux. La dichotomie mektep/madrasa, caractéristique de la

fin de l’Empire ottoman, subsiste dans la Turquie laïque de l’époque, mais sous forme

clandestine.

24. Latif ERDOĞAN, op. cit., p. 36.

25. Ibid., p. 37.

26. Ibid., p. 49.

27. Ibid., p. 45.

28. Tuncay OPÇIN, « Hocaefendinin üç Halefi » (Les trois dauphins du Hocaefendi), Aktüel, février

1999, pp. 2-6.

29. Bulent ARAS, « Turkish Islam’s Moderate Face », Middle East Quarterly, september 1998,

volume 5, n° 3, pp. 23-29.

30. Latif ERDOĞAN, op. cit., p. 51.

31. Bülent ARAS, op. cit.

32. Latif ERDOĞAN, op. cit., p. 54.

33. Ibid., p. 61.

34. Le mouvement nourdjou en général dispose de plusieurs sites Internet. Les plus « généreux »

en informations sont : www.bediuzzaman.org, www.nesil.com ou encore, www.sizinti.com.tr. Ce

dernier est plus spécifique à la revue Sızıntı.35. Les outils de diffusion des idées de la communauté seront étudiés aux chapitres 4 et 6. Il est

difficile de dire à partir de quel moment Gülen et sa communauté acceptent une certaine

visibilité mais on peut avancer le début de la décennie 1990 comme point de rupture dans la

politique de « relations publiques » des fethullahçı. Pour mieux saisir le processus de

manifestation publique de la communauté, voir le chapitre 5. Un livre paru récemment contient

un article sur cette question : Nilüfer GÖLE (Dir.), İslamın Yeni Kamusal Yüzleri (Les nouveaux

aspects publics de l’islam), Istanbul, 2000, Metis Yayınları, notamment le chapitre de Uğur

KÖMECİOĞLU.

36. Des cassettes audio et vidéo et même des cédéroms entrent également dans la liste des outils

de diffusion des idées de Gülen. Pour les références complètes des livres cités voir la

bibliographie.

37. Les disciples de Fethullah Gülen lui ont ouvert plusieurs sites Internet, dont : www.fethul

lahgulen.org, www.fgulen.org et www.pearls.org. Pour une liste complète des sites, voir la

bibliographie.

38. Rappel : la fondation en question est la vitrine « intellectuelle » du mouvement de Fethullah

Gülen. Des intellectuels issus de la communauté ont créé cette association de prestige dont les

activités consistent à organiser des conférences, débats et colloques sur des thèmes d’actualité en

coopération avec des intellectuels de différentes tendances.

39. Fethullah GÜLEN, Yıtırılmış Cennete Doğru, (Vers le paradis perdu), İzmir, TÖV, 1987, pp. 96-98.

Les traductions sont de nous.

40. Ibid. Traduction faite par nous.

41. Fethullah GÜLEN, Çağ ve Nesil (Temps et génération), Izmir, 1997, TÖV Yayınları, pp. 57-60.

92

42. C’est un terme turco-persan. Hoş, du persan khush, signifie beau, bien, agréable, doux, sucré.

Görü, en turc, vient du verbe görmek qui signifie voir, juger, apprécier.

43. Fethullah GÜLEN, Yeşeren Düşünceler (Les pensées qui germent), Izmir, 1996, TÖV, pp. 19-22.

44. Pour un exposé complet des versions güleniennes de la tolérance, du pardon et du dialogue

interconfessionnel, voir Selçuk CAMLI, Kudret ÜNAL, Fethullah Gülen’in Konuşma ve Yazılarında

Hoşgörü ve Diyalog İklimi (Climat de dialogue et de tolérance dans les discours et textes de

Fethullah Gülen), Izmir, Merkür Yayıncılık, 2. Baskı, 1999, 327 p. Voir en particulier les analyses

des p. 12-62.

45. Ibid.

46. Voir à ce propos le second livre qui lui a été consacré par Nevval Sevindi Global Hoşgorü ve

New York Sohbeti, op. cit.

47. Can KOZANOĞLU, « Türkiye Liderini Arıyor, Fethullah Gülen cemaatı Geliyor, Devletçi, projeci

« yeni çağ » bilgesi » (La Turquie cherche son leader, la Communauté de Fethullah Gülen arrive :

Étatiste et savant des temps modernes), Birikim, n° 93/94, 1997, pp. 38-51.

48. Le mot takiyye, d’origine arabe, occupe une place importante dans le vocabulaire de l’islam. Il

sert à qualifier des situations où les adeptes d’un courant religieux ne dévoilent pas en public la

nature de leur croyance. Le recours à la takiyye se justifie au départ, à l’époque des premiers

musulmans, à cause des persécutions dont sont victimes les premiers convertis. Plus tard,

réinterprétée par des courants les plus divers (sectaires notamment), elle est devenue une

stratégie de dissimulation de sa foi et de ses intentions pour mieux parvenir à des fins précises.

Pour une définition plus complète, voir l’Encyclopédie de l’Islam, s.v.

49. Can KOZANOĞLU, op. cit.

50. Ibid.

51. Faik BULUT, Kim Bu Fethullah Gülen, Dünü, Bugünü, Hedefi (Qui est ce Fethullah Gülen, son

passé, son présent et son objectif), Istanbul, Ozan Yayıncılık, 1998, 264 p.

52. Ce livre est signé par Davut AYDÜZ et Latif ERDOĞAN, İki Çarpıtma Örneği (Deux exemples de

diffamation), Istanbul, Merkür Yayınları, 1998, 139 p.

53. Ce livre, édité par une association de défense de la laïcité et du kémalisme n’est pas signé.

Une loi l’a retiré de la vente car il s’agissait de faux témoignages fabriqués par une association de

défenseurs de la laïcité qui est restée dans l’anonymat.

54. En fait, le véritable auteur de cette expression est Ömer Lütfi BARKAN, auteur d’un livre

intitulé Kolonizatör Türk Dervişleri, paru à Istanbul en 1954 (éditeur non précisé). Voir le chapitre 7

sur les missions éducatives des écoles en Asie centrale.

55. Faik BULUT, op. cit., p. 8.

56. Voir Davut AYDÜZ et Latif ERDOĞAN, op. cit., p. 32

57. Fethullah GÜLEN, Fasıldan Fasıl, 2, (D’une saison à l’autre, vol. 2), Izmir, TÖV Yayınlan, 19995,

pp. 234-236.

58. Nilüfer GÖLE (Dir.), İslamın Yeni Kamusal Yüzleri (Les nouveaux visages publics de l’islam),

Istanbul, Metis Yayınları, 2000, 260 p.

59. Voir Gilles KEPEL, Intellectuels et militants de l’islam contemporain, Paris, Le Seuil, 1990,

287 p.

60. Ibid.

61. Voir à ce propos la contribution de Yann RICHARD sur l’islamisme en Iran et ses inspirations

scientifiques modernistes dans, Gilles KEPEL, Intellectuels et militants de l’islam contemporain,

Ibid.

62. Ali BULAÇ, « Fethullah Gülen Hocanın Profili » (le profil du maître Fethullah Gülen), Eyüp

CAN, Ufuk Turu, op. cit., pp. 183-187.

63. Şerif MARDİN, Religion and Social Change in Modem Turkey, The Case of Bediüzzaman Said Nursi,

New York, State University of New York Press, 1989, 267 p.

93

Chapitre 3 : La communauté deFethullah Gülen en Turquie : uneorganisation omniprésente marquée parle charisme de son chef

1 Définir la communauté de Fethullah Gülen revient en réalité à analyser les rapports

existants entre elle et son leader car il est impossible de les séparer. Cette omnipotence

du leader constitue à la fois la force et la faiblesse du mouvement qui a une place

particulière dans le champ socio-religieux du pays. Le terme djemaat, synonyme de

communauté est souvent utilisé pour désigner le mouvement de Fethullah Gülen. Les

adeptes de la djemaat sont appelés fethullahçı mais ce terme est récusé par les principaux

intéressés qui se déclarent fidèles aux idées de Said Nursi et de Fethullah Gülen mais

d’une fidélité d’après eux dépourvue de tout culte. Les termes nourdjou et néo-nourdjou

servent aussi souvent à qualifier les missionnaires de Fethullah Gülen dispersés entre la

Turquie et l’Asie centrale.

Une ascension fulgurante, dans un cadre associatif

2 La ville côtière d’Izmir pourrait être considérée comme le berceau de la djemaat de

Fethullah Gülen. Prêcheur à la mosquée de Kestanepazarı, Gülen capte, on l’a vu,

l’attention des foules1. En Turquie, comme autrefois dans l’Empire ottoman, les idées et

les gens s’organisent dans un cadre associatif. Dans le cas précis des amis de Fethullah

Gülen, la méthode d’organisation est la même, fondée sur l’intéressant principe des vakıf (fondation pieuse). Fortement inquiétées à l’avènement de la République parce qu’elles

servaient de cadre de développement aux organisations religieuses, ces fondations n’ont

pourtant pas totalement disparu. En 1967, une nouvelle loi les réorganise et, à partir des

années 1980, l’esprit libéral des nouveaux gouvernements leur accorde encore plus de

possibilités de se développer. Depuis, tous les secteurs de la société turque s’organisent en

vakıf : on trouve des fondations politiques, religieuses, écologiques, corporatistes,

philosophiques, de gauche, de droite, etc. Un des avantages du fonctionnement en vakıf

94

est, pour l’organisation, la possibilité d’être exonérée d’impôts, à condition de consacrer

80 % de ses revenus aux œuvres publiques2.

3 Une des premières fondations fethullahçı à voir le jour est Türkiye Öğretmenler Vakfı (Fondation des Instituteurs de Turquie) dont l’objectif est de rassembler les membres du

corps enseignant sous un même toit pour mieux résoudre leurs problèmes. Comme ils

sont eux-mêmes parents d’élèves, il s’agit aussi de soutenir leurs enfants dans leur

scolarité. La fondation lance une revue, Sızıntı, devenue l’une des principales publications

de la djemaat. Sa ligne politique peut se résumer par la défense du régime en place3.

Lancée en 1978, deux ans avant le coup d’État qui va profondément modifier le paysage

politique turc, la revue confie chaque semaine son éditorial à un certain Abdulfettah

Şahin, pseudonyme de Fethullah Gülen, comme il le reconnaîtra plus tard. Ses textes

détaillent et expliquent l’idéologie de l’organisation mais contentons-nous pour l’instant

de souligner que Sızıntı et Türkiye Öğretmenler Vakfı ont servi d’exemples à d’autres

fethullahçı pour mettre sur pied des fondations similaires dans d’autres villes de Turquie.

4 Un autre exemple de vakıf éducatif est Akyazılı Orta ve Yüksek Eğitim Vakfı (Fondation

Akyazılı pour l’Enseignement Secondaire et Supérieur)4. Créée par le couple Nef’i et Zehra

Akyazılı, la fondation s’élargit très rapidement, attire de nouveaux membres qui, en

cotisant, augmentent les pouvoirs de l’organisation. À l’origine située dans un petit

immeuble de deux étages, dans le quartier de Karşıyaka d’Izmir, elle possédait, au début

de la décennie 1990, plus de 200 propriétés immobilières. En quelques années, les

succursales se sont multipliées dans tout le pays. En 1991, la fondation a des antennes

dans plus de 25 villes de Turquie. Elle s’intéresse à la gestion de plusieurs établissements

scolaires, et notamment aux cités universitaires privées considérées en Turquie comme le

principal foyer de recrutement pour toutes les organisations religieuses.

5 La liste exhaustive des avoirs de la fondation serait trop longue et bien ennuyeuse pour

être retranscrite ici. Retenons que dans les villes d’Izmir, Afyon, Ankara, Aydın, Denizli,

mais aussi dans des agglomérations profondément anatoliennes comme Konya, Sivas,

Kayseri, entre autres, des cités universitaires sont gérées par la fondation Akyazılı5. Au

fur et à mesure qu’elle se développe, la djemaat de Fethullah Gülen effectue une percée

dans le monde des entreprises, alors qu’elle semblait à l’origine ne s’intéresser qu’aux

fondations éducatives. Remarquons que les discours islamiques, des plus radicaux aux

plus modérés, n’ont jamais condamné l’argent et l’enrichissement. Les hommes d’affaires

musulmans aiment rappeler que le Prophète Mahomet était un commerçant au moment

de la révélation. Dans le monde musulman, comme le montre l’exemple des banques

Faysal et Barakat, l’argent fait toujours bon ménage avec l’islam.

6 Dans le cas des fethullahçı, on assiste à un mariage entre l’entreprise et l’école6. De nos

jours, des centaines de chefs d’entreprises se déclarent proches de Fethullah Gülen7.

Parmi les entreprises fethullahçı, on peut citer Işık Sigorta, une compagnie d’assurance

disposant de 300 succursales dans le pays. Créée en 1995 par des hommes proches de

Gülen, elle continue à figurer dans la mouvance de la djemaat. Société anonyme, elle est

dirigée par Mehmet Emin Hasırcılar et İhsan Kalkavan, un armateur, également dirigeant

du club de football Beşiktaş, une équipe stambouliote de première division. Ülker, géant

de la biscuiterie en Turquie, est aussi une entreprise fethullahçı. Elle eut un rôle pionnier

dans les investissements turcs en Asie centrale.

7 La nature des liens entre chaque entreprise et la djemaat impose une précision. Ces

sociétés n’ont pas de liens organiques, juridiques avec Fethullah Gülen et sa djemaat.

95

Chaque entreprise est libre de choisir son mode de gestion. En revanche, les chefs et

principaux cadres de l’entreprise, parfois la totalité du personnel, adhèrent aux idées de

Fethullah Gülen. Ce dernier affirme constamment qu’à part sa couette et sa chemise, il

n’est propriétaire de rien8. Par conviction ou foi, le responsable d’une société « fethullahçı » investit dans une logique favorable à la djemaat9, selon les vœux de Fethullah Gülen.

8 Le couronnement de cette stratégie d’entreprise de la djemaat consistant à s’affirmer dans

le milieu des entreprises fut la création d’une banque, Asya Finans, clairement intéressée

par l’Asie, comme son nom le laisse transparaître. Créée au lendemain de l’éclatement de

l’ex-URSS, elle a pour objectif de soutenir les investissements en Asie centrale, même si

cette région se situe de nos jours à la périphérie de son domaine d’activité, l’explosion

tant attendue du marché centrasiatique n’ayant toujours pas eu lieu.

9 En revanche, de l’aveu même de Fethullah Gülen, elle est censée faciliter la gestion des

écoles en Turquie et en Asie centrale10. Les transferts de fonds entre la Turquie et les

républiques turcophones se font plus facilement avec Asya Finans que par l’intermédiaire

des banques publiques de chacune des républiques. La banque a été fondée par quinze

hommes d’affaires proches du mouvement, parmi lesquels l’incontournable Mehmet Emin

Hasırcılar, patron de Işık Sigorta, présent à tous les échelons de la djemaat. Alors que toute

banque qui se crée en Turquie éprouve quelque difficulté à constituer des dépôts, Asya

Finans se procure 60 milliards de livres turques en deux jours seulement, très forte somme

pour l’époque quand on sait à quelle vitesse se déprécie la monnaie turque11.

10 Lors de la création de la banque, le soutien de la İŞHAD a été décisif dans la réussite de

l’opération. İŞHAD, İş Hayatı Dayanışma Derneği (Association de Solidarité dans le Monde

du Travail) est un collectif d’entreprises où les amis de Gülen sont majoritaires. La

TÜSİAD, Türkiye Sanayiciler ve İşadamları Derneği (Association des Industriels et Hommes

d’Affaires de Turquie), principale organisation patronale du pays, ne parvient pas, en

effet, à rassembler toutes les entreprises du pays sous son égide.

11 Le groupe de Gülen n’est cependant pas la seule organisation religieuse à s’intéresser au

monde des affaires. Les nakchibendi12, disciples d’une confrérie active dans tout le monde

musulman, peuvent être considérés comme les principaux « rivaux » de la djemaat dans le

domaine des entreprises, éducatives ou non. Server Holding, un conglomérat de 38 grosses

entreprises, constitue la principale force des nakchibendi. Les activités du groupe sont

très variées, puisqu’elles concernent l’alimentaire, l’industrie du papier, les services de

santé (cliniques et hôpitaux privés13). L’audiovisuel n’est pas absent de leurs centres

d’intérêt puisque la chaîne AK TV leur appartient.

Éducation et enseignement au centre de la stratégiede la djemaat

12 Fidèle à la méthode de son maître Nursi, Fethullah Gülen privilégie l’éducation pour

élargir son mouvement. Le développement des médias autonomes va de pair avec cette

stratégie qui s’avère payante pour le mouvement.

13 Reflet de la doctrine fethullahçı, qui accorde la priorité à l’enseignement, la djemaat s’est

surtout implantée dans le milieu de l’éducation et des médias. C’est le caractère distinctif

de la djemaat. Les autres branches du vaste mouvement nourdjou privilégient surtout

l’édition et la diffusion des œuvres de Said Nursi. Les cités universitaires tiennent une

place importante dans la stratégie de croissance de la djemaat.

96

14 Généralement, les hommes d’affaires fethullahçı d’une ville donnée prennent à leur charge

la gestion d’une cité universitaire car celles qui sont gérées par l’État ne sont pas en

mesure de satisfaire toutes les demandes de logement, en progression constante ces

dernières années. La djemaat intervient aussi activement dans les dershane, centres privés

de préparation aux concours universitaires (dershane signifie littéralement salle de cours).

Les études suivies dans le cursus public classique ne garantissant pas de grandes chances

de réussite aux concours universitaires, les étudiants turcs font très souvent appel à ces

dershane pour mieux se préparer aux épreuves. Généralement, les élèves de l’équivalent

de nos lycées s’inscrivent dans une dershane et y suivent des cours le soir ou le week-end,

en dehors de l’école publique. Toutes proportions gardées, ces dershane ont un mode de

fonctionnement proche des « classes préparatoires » françaises. Payantes, les dershane

recrutent des professeurs très qualifiés pour garantir le succès de leurs clients. La

compétition est rude et parfois déloyale entre ces établissements qui pratiquent des prix

souvent exorbitants. La réussite est au centre de tout.

15 Dans certaines de ces entreprises, le candidat qui échoue à un concours universitaire se

voit rembourser le tiers voire la moitié de ce qu’il a versé. Les membres d’une même

dershane, une fois à l’université ou dans la vie active, continuent de se fréquenter et de

travailler ensemble. Ainsi se forge un esprit d’équipe, prélude à un travail commun au

sein de la djemaat. Conscients de l’importance de ces « machines à produire des bêtes de

concours », la djemaat s’est spécialisée dans la gestion de ces établissements. Ces

véritables entreprises, au sens économique du terme, donnent à la djemaat une force

incommensurable. Les principales dershane contrôlées par les amis de Gülen sont İstanbul

FEM, İstanbul Anafen, İzmir Körfez, Ankara Maltepe, Adana Işık , etc. Chacune possède

plusieurs centres dans les principales villes du pays.

16 En étroite collaboration avec ces dershane, des établissements éducatifs privés, font le lien

entre différents réseaux de la djemaat. Dans un pays où l’enseignement privé est en voie

de concurrencer l’enseignement public, toutes les organisations religieuses, toutes

confondues, tentent de s’affirmer coûte que coûte. Bien que nécessitant des fonds

colossaux, la gestion des établissements privés intéresse la djemaat au plus haut point car

elle sert de tremplin pour l’infiltration par les nouvelles élites dans tous les secteurs de la

société : entreprises, administration, éducation nationale, etc.

17 Parmi les principaux établissements « fethullahçı »14 on trouve le lycée Yamanlar d’Izmir,

le Fatih Koleji d’Istanbul, le lycée Samanyolu d’Ankara, le lycée Ertuğrul Gazi d’Eskişehir, le

lycée Nilüfer de Bursa ou le lycée Serhat de Van. Des écoles primaires privées sont aussi

parfois gérées par la djemaat, comme l’école Terzibaba à Erzincan. Au-delà des écoles et

des lycées, la vitrine de la djemaat dans le domaine de l’éducation reste l’université Fatih15.

Créée en 1995, elle possède plusieurs facultés, littéraires ou scientifiques. Ses initiateurs,

des universitaires proches de Gülen, la considèrent comme un « lieu de tolérance et de

dialogue »16. Un bémol doit cependant être apporté à ces propos. Un établissement

fethullahçı ne signifie pas une école où sont enseignées les idées de Said Nursi et de

Fethullah Gülen. Généralement, la direction et le corps enseignant de l’établissement sont

des sympathisants du mouvement. D’autre part, le degré d’affiliation d’une école (à la

ligne du mouvement) peut évoluer au cours du temps. Par exemple, l’université Fatih, au

départ très liée au mouvement, était en train de s’émanciper en janvier 2003. Dans tous

les cas, les enseignants, même dans une configuration très fethullahçı, sont autonomes

dans la préparation de leurs cours.

97

18 Parallèlement à ces activités éducatives, la djemaat est très présente dans le monde des

médias. Lancée en 1978 par la Fondation des Instituteurs de Turquie, la revue

hebdomadaire Sızıntı est la plus ancienne des publications fethullahçı. Laissant toujours à

un certain Abdulfettah Şahin, alias Fethullah Gülen, le soin de signer l’éditorial, elle est le

reflet même de la vision du chef. Résolument défenseur de l’ordre établi, la revue exprime

cette attitude dans chaque numéro. Notons au passage que cette revue fethullahçı porte un

titre assez équivoque. Sızıntı vient du verbe sızmak qui signifie couler lentement à travers

des petits trous (s’infiltrer). Employé dans les sciences dures, ce terme renvoie à une idée

de dispersion et d’infiltration et sert souvent à désigner un liquide qui suinte. On ne peut

s’empêcher de faire le rapprochement avec la manière dont les idées de la communauté

se propagent dans la société et l’infiltrent, peu à peu, au fil du temps.

19 Son autre particularité est de consacrer une bonne partie de ses colonnes à des thèmes

scientifiques. Des savants publient leurs recherches en biologie, génétique, physique,

mécanique, etc. Des emprunts divers (sciences, nature) sont faits à des revues étrangères

comme Sciences et Vie, La Recherche, Science News, etc. Les travaux les plus intéressants sont

traduits en turc et publiés. La place des articles scientifiques est tellement importante que

cet hebdomadaire s’apparente plus à une revue de science qu’à une publication religieuse17. Le style de la rédaction est également intéressant à plusieurs égards. Même quand ils

ont un équivalent turc, certains termes sont empruntés à des langues européennes. Ainsi,

il est fréquent de lire dans les articles de cette revue des mots comme : nostalji,

globalizasyon, pozitivism, şekiller, laik, ampirik, teknoloji, depresif kriz, etc. De nos jours, Sızıntı se diffuse bien, en Turquie mais aussi dans le Caucase, en Asie centrale et dans les

principales villes européennes abritant une forte population d’origine turque.

20 Cependant, le journal qui est le véritable vecteur de la « pensée » fethullahçı, la principale

tribune d’expression de Gülen et le plus grand diffuseur du message de la djemaat est

incontestablement Zaman (Le Temps). Né le 1er octobre 1986, le quotidien entre

véritablement dans le giron fethullahçı deux ans plus tard, en édulcorant son discours

jusque-là trop « droitier ». La version turque a un tirage quotidien de 300 000

exemplaires, chiffre qui le situe dans la moyenne des tirages des quotidiens de son genre

en Turquie. Le contenu est intéressant, les informations de qualité, les analyses

conservatrices, même si des analystes étrangers à la djemaat s’y expriment

occasionnellement. Édité dans cinq villes différentes de Turquie, Zaman s’est également

fait une bonne place dans le monde des médias de l’ex-URSS.

21 Créée en 1994, la Fondation des Journalistes et des Écrivains de Turquie ( Türkiye

Gazeteciler ve Yazarlar Vakfı) dont il a été question précédemment est l’outil des opérations

de séduction lancées ouvertement par la djemaat en direction des sociétés civiles. Dirigée

par Harun Tokak, elle est de fait orientée par Fethullah Gülen qui en est, officiellement, le

président d’honneur. Les objectifs de la fondation sont imprécis. Un prospectus de

présentation remis à chaque visiteur ne permet pas d’en savoir plus. L’introduction, en

anglais et en turc, du petit livret se contente de préciser

« notre rôle et notre contribution dans un monde où le savoir, la culture et leprogrès doivent être mis au service de l’humanité, où société et individu doiventêtre conciliés sans assujettir l’un à l’autre, où les pensées doivent balayer un largehorizon sans être utopiques, où la tolérance et l’indulgence doivent régir les relations humaines [...] ».

22 Depuis sa création, la fondation est constamment utilisée par la djemaat comme une pièce

maîtresse de sa politique de communication. Elle courtise les personnalités influentes du

98

pays, toutes tendances confondues. À l’occasion de son troisième anniversaire, elle

organisa une grande soirée à laquelle étaient conviées des personnalités aussi diverses

que Emel Sayın (chanteuse classique), Toktamış Ateş (journaliste du quotidien très

kémaliste Cumhuriyet), le patriarche Bartholomée (chef de l’église orthodoxe d’Istanbul),

entre autres18. Encouragée par ses premiers succès, la fondation a multiplié les rencontres

de ce genre. En novembre 2002, pendant le mois de ramadan, elle a organisé un İftar

(rupture du jeûne) auquel étaient conviées des personnalités des milieux artistique,

universitaire et journalistique.

23 Le maître mot des réunions de la fondation est : hoşgörü, notion définie précédemment et

très chère à Gülen. La fondation décerne tous les ans des prix récompensant les

personnalités qui ont le plus œuvré pour l’unité nationale. L’un d’eux, appelé Ulusal

uzlaşmayı teşvik (incitation au consensus national), est revenu en 1997 à Süleyman

Demirel. D’autres prix sont attribués à des personnalités importantes. En 1997, la

sociologue Nilüfer Göle, la journaliste Nevval Sevindi (auteur d’un livre sur Gülen), le

politologue Şerif Mardin (auteur de travaux scientifiques sur Said Nursi et le mouvement

nourdjou), Üzeyir Garih (homme d’affaires juif, connu pour être proche de Gülen), Bayram

Meral (syndicaliste), entre autres, ont obtenu des prix de la fondation fethullahçı.

24 Au lendemain de chaque cérémonie organisée par la fondation, une partie de la presse

turque se déchaîne contre Gülen et son mouvement, sans épargner les personnalités

laïques qui reçoivent ses prix. Ainsi, le Président Demirel fut vivement critiqué pour avoir

accepté le prix « incitation au consensus national », notamment par le quotidien

Cumhuriyet, connu pour son kémalisme intransigeant19. Une association de plusieurs

sociétés civiles laïques (STKB, Sivil Toplum Kuruluşları Birliği) avait même fait pression

sur Demirel afin qu’il refuse ce prix dont l’acceptation signifiait à leurs yeux la

« légalisation » de la djemaat, perçue comme dangereuse pour la laïcité20. De manière

générale, ces rencontres au sommet, avec leur mise en scène impeccable, ont rapidement

capté l’attention du public et de la classe politique qui voient en Gülen tantôt le

représentant d’un islam modéré, tantôt un islamiste pur et dur qui est habile à manipuler

l’opinion publique.

Le mouvement de Gülen et sa perception par la classepolitique turque

25 L’émergence rapide de la communauté sur la scène socio-politique turque a pris de court

une classe politique qui a dans l’ensemble une bonne opinion de l’organisation nourdjou.

Fethullah Gülen et la communauté qu’il dirige laissent ainsi peu de gens indifférents.

L’image qu’il cultive est celle d’un chef religieux modéré, aimant sa patrie, l’histoire de

son pays et engagé dans une action collective qui ne vise qu’à rendre service à la patrie et

à ses habitants.

26 Des personnalités politiques comme Bülent Ecevit ou Mesut Yılmaz, dont les convictions

laïques ne font de doute pour personne, ont une opinion positive de lui et de son

mouvement. D’autres laïcs, ainsi Toktamış Ateş, le voient aussi comme un musulman peu

soucieux des affaires politiques. Des personnalités scientifiques telles Nilüfer Göle ou Şerif

Mardin partagent cet avis. Quant aux partis politiques, la plupart sont conscients de la

force du mouvement de Gülen et leurs leaders ont cherché à le séduire en le déclarant

champion de l’islam apolitique.

99

27 Ce fut le cas de Tansu Çiller et de son parti mais elle ne fut pas la seule puisque même des

responsables de partis de gauche (comme le Parti de la Gauche Démocratique de Bülent

Ecevit) sont en bons termes avec lui. Quant au parti islamiste de Necmettin Erbakan, du

temps où le Refah existait, les deux leaders entretenaient des relations conflictuelles,

parfois publiquement. La disparition du Refah et son remplacement par le Fazilet ne

changent rien au problème : Fethullah Gülen n’a jamais porté dans son cœur les militants

de ces deux formations politiques. L’islam qu’ils défendent l’un et l’autre n’est pas le

même.

28 Dans le cas du Refah ou de ses héritiers Fazilet et Saadet Partisi, la stratégie est claire, il

s’agit de conquérir le pouvoir. Véritable machine électorale, le Parti de la Prospérité (

Refah) a cherché pendant des décennies à s’emparer du pouvoir, objectif qu’il a atteint,

même s’il a été destitué par les militaires. L’organisation de Gülen n’est pas un parti

politique et à ce titre elle ne peut avoir le même comportement que le Refah21. Les

relations entre Gülen et Erbakan, sans être foncièrement mauvaises, n’ont jamais été

bonnes.

29 En 1997, alors que le Refah était à la tête du gouvernement, Gülen invitait son chef à

abandonner le pouvoir, estimant que cette tâche était trop complexe pour lui22. La rivalité

entre les deux organisations est en fait ancienne et se situe moins dans le champ politique

que dans le champ social. Chaque mouvement concurrence l’autre par le nombre de

fondations et d’établissements influents. Dans le secteur des médias Samanyolu (La voie

lactée – littéralement en turc, « le chemin de paille ») pour les nourdjou et Kanal 7 ou TGRT

pour les partisans d’Erbakan sont constamment en compétition.

30 De par sa prééminence dans le pays, l’Armée ne laisse pas la djemaat indifférente.

Probablement par sa propension à défendre le régime en place, la communauté de Gülen

a toujours respecté les militaires. Dès sa parution, la revue Sızıntı, fait leur éloge. Le coup

d’État militaire de 1980 est applaudi par les fethullahçı, qui voient en lui une intervention

salvatrice et un éloignement de la menace communiste23. Les tentatives de séduction

n’ont jamais cessé. En 1997, quelques mois avant la remise des prix par la très fethullahçıFondation des Écrivains et des Journalistes de Turquie, une personnalité proche de Gülen

(probablement Alaaddin Kaya, directeur du journal Zaman) aurait rendu visite à des

généraux de l’armée pour leur proposer de décerner le prix de l’« incitation au consensus

national » à İsmail Hakkı Karadayı, chef d’état- major de l’armée turque. Le refus de

l’armée aurait été catégorique et le prix attribué alors à Süleyman Demirel, provoquant la

colère des militaires24.

31 Le respect (ou la crainte) qu’éprouve la djemaat pour les militaires n’a pas empêché ces

derniers d’enquêter sur la fondation et de la menacer sérieusement, provoquant deux

grandes crises ces dernières années. En décembre 1997, les militaires furent alertés sur le

non-respect par certaines écoles privées de la légalité républicaine et laïciste.

L’information fut vérifiée pour une école contrôlée par la confrérie nakchibendi d’Esat

Coşan et une autre gérée par des proches de Necmettin Erbakan, mais les écoles de

Fethullah Gülen furent citées aussi parmi ces établissements dont le fonctionnement ne

répondait pas aux critères kémalistes. Défenseur des institutions de l’État, l’armée mit sur

pied une commission d’enquête. Attaqué, Gülen s’est défendu et a proposé de céder la

gestion de toutes ses écoles, en Turquie et à l’étranger, à l’Éducation nationale25.

L’enquête s’est arrêtée quelques semaines plus tard, aucune preuve tangible justifiant une

mise en accusation des écoles de Gülen n’ayant pu être versée au dossier.

100

32 En juin 1999, une autre affaire éclate. Cette fois-ci, l’armée, sous l’égide du puissant

Conseil National de Sécurité26, affirme avoir saisi des cassettes vidéo contenant des

discours de Gülen qui donnerait à ses « troupes » les conseils nécessaires pour s’emparer

du pouvoir27. Le lendemain de cette accusation, la presse turque se déchaîne. Le journal

Zaman se retrouve seul contre tous dans cette affaire. Jamais réellement étayée28, cette

accusation fit cependant plus de bruit que la première29. De son exil volontaire aux États-

Unis, Fethullah Gülen démentit catégoriquement toutes les accusations. Craignant sans

doute une éventuelle mise en examen en cas de retour au pays, il continue à diriger le

mouvement depuis l’étranger.

Quelques considérations sur les structures internes dumouvement

33 Longtemps d’un mutisme rare pour une organisation socio-religieuse, la djemaat est

désormais à la une de l’actualité politique en Turquie. Si on devait procéder à une

périodisation, il conviendrait de fixer le début de la décennie 1990 comme un tournant

dans l’histoire des fethullahçı. En effet, c’est en ces années de grands bouleversements

aussi bien nationaux qu’internationaux que Gülen décide de médiatiser son mouvement.

Surpris par l’étendue de son organisation, son charisme, ses discours fluides, ses

références culturelles tant orientales qu’occidentales et le fait qu’il soit en bons termes

avec les milieux politiques les plus divers, le public fut incapable de le classer dans son

schéma classique de pensée plutôt dualiste : gauche-droite, laïc-religieux, kurde-turc,

alévi-sunnite.

34 Gülen mesure très tôt l’importance de l’éducation et du rôle qu’ont à jouer les écoles.

Alors qu’il est encore prêcheur à Kestanepazarı et déjà sensibilisé aux idées de Nursi, il se

consacre à l’enseignement dans l’école coranique jouxtant la mosquée. Les parents

d’élèves, organisés dans le cadre des vakıf, se familiarisent peu à peu avec les idées de Said

Nursi grâce à Gülen. La multiplication des associations qui lui sont proches est déjà un

point de départ du mouvement. Ainsi, plus fondamentalement, ce qui va constituer le fer

de lance du mouvement, ce sont ses élèves. Plus que l’école coranique qui est l’institution

officielle des cours, ce sont les camps qui vont servir de lieu de cristallisation de la pensée

fethullahçı.

35 Les camps ne sont rien d’autre que les colonies de vacances. Venus de l’ensemble de la

région d’Izmir et, parfois, de plus loin, les élèves sont entièrement pris en charge.30 Au

lieu de rentrer chez leurs parents, ils passent leur temps avec Gülen et ses proches qui les

emmènent à la campagne pour deux mois ou plus. Que fait-on dans ces camps ?

36 Pour reprendre les termes de Gülen, les jeunes sont encouragés à perfectionner leur corps

et leur esprit31. Outre l’éducation physique, on y donne, entre autres, des cours de lecture

de Coran, d’interprétation et de droit musulman. L’organisation technique est assurée par

Gülen et ses amis : location des tentes, du matériel de camping, approvisionnement en

eau et en nourriture. Le premier camp est organisé en 1968. Le coût est élevé pour le

budget de la petite communauté déjà en gestation32. Toutefois, le succès est tel que des

dizaines d’autres élèves accourent à Kestanepazarı pour s’y inscrire.

37 Les années suivantes, le nombre d’inscrits augmente considérablement, pour atteindre

300. Mais la direction de l’école – n’oublions pas que Gülen est officiellement vaiz, au

service de l’État -, au départ indifférente à ces activités, se montre de plus en plus hostile.

101

De plus, les habitants des villages proches des camps commencent à se plaindre d’être

dérangés. Au bout de quelques années, cette pratique s’arrête mais l’idée est reprise,

semble-t-il, dans d’autres régions de Turquie. De toute façon l’essentiel était fait et le

noyau de la future communauté déjà formé.

38 Au-delà de l’anecdote, il convient de noter que ces camps – comparables aux camps de

scouts à la française – favorisent la création d’un esprit de communauté. Ceux qui sont

passés par-là se manifesteront plus tard dans les « postes-clé » de la djemaat. Ces

compagnons de la première heure, les apôtres en quelque sorte, vont véhiculer le

message du maître, Hocaefendi, comme on l’appelle plus communément. Ils formeront la

future Altın Nesil, la génération en or, que cherche à créer le leader néo-nourdjou.

39 Le processus de recrutement du mouvement est assez intéressant à analyser33.

Généralement, les jeunes sont pris en charge dans le cadre de leur scolarité. Les

premières recrues, les « pionniers » en quelque sorte, une fois formés, pratiquent un

mode de recrutement qui fait penser, toutes proportions gardées, au concept ottoman de

devchirmé34. Généralement, les fethullahçı repèrent des enfants adolescents susceptibles de

les intéresser. Ensuite, on les accueille dans des cités universitaires gérées par une

fondation proche de la djemaat. Mieux que les cités universitaires, on les oriente dans la

mesure du possible vers ce que Gülen appelle ışık evleri, les « maisons de la lumière »35. De

4 à 10 étudiants cohabitent dans des appartements collectifs, loués par une fondation de

la communauté à un prix dérisoire.

40 Dans chaque foyer, l’Abi (frère aîné en turc) qui n’affiche pas haut et fort sa mission et sa

responsabilité, est le premier échelon dans la hiérarchie de la communauté. Il y a

plusieurs niveaux d’Abi. Ce dernier, chargé de marquer les nouveaux venus de la pensée

du chef, se doit d’agir avec la plus grande finesse. On ne force pas, on incite, on n’impose

pas, on propose. Fait la prière qui veut, le ramadan et les autres pratiques de l’islam ne

sont pas obligatoires. Mais l’esprit qui règne dans chaque maison encourage la pratique

religieuse. À son installation dans l’appartement communautaire, le jeune découvre

(quand il ne la connaît pas déjà) la littérature de Fethullah Gülen et parfois celle de Said

Nursi. Cette dernière étant difficile à aborder, elle est enseignée plus tard36, sous forme de

livres ou de cassettes (les prêches les plus célèbres circulent en cassettes vidéo).

41 La politique sociale du mouvement explique en grande partie sa rapide ascension.

Assistés dans le paiement de leurs études (sous forme de bourse ou d’hébergement

essentiellement), les jeunes étudiants deviennent de fidèles disciples. La participation de

nombreuses entreprises à la nébuleuse contribue à la propagation à travers tout le pays

d’une catégorie d’établissements typiques du mouvement, les ışık evleri, « maisons de

lumière ».

42 Ces maisons de la lumière ne manquent pas de candidats. Les élèves qui y séjournent en

font la promotion. Dans les années 1970, où l’exode rural amène chaque année des

centaines de milliers de nouveaux élèves dans les villes moyennes, les ışık evleri trouvent

facilement des candidats parmi cette population qui veut réussir mais n’en a pas toujours

les moyens financiers. Un élève qui habite dans un ışık evleri ou dans une cité

universitaire gérée par la communauté vante ces établissements auprès de ses amis

quand il rentre chez lui en week-end ou en vacances. Les futurs candidats passent par lui

pour avoir des chances d’être admis dans un établissement de la djemaat où la poursuite

des études est plus facile37.

102

43 Dès le départ, une des caractéristiques de la djemaat est le soin qu’elle apporte à la

formation des jeunes générations. L’enfant et l’éducation à laquelle il a droit sont donc au

centre des préoccupations de la djemaat. Les écoles de Gülen sont parmi les meilleures du

pays puisque chaque année, les élèves des écoles fethullahçı remportent des prix à

l’occasion de concours, organisés à l’échelle nationale. La formation de la génération en or

est rendue possible grâce au réseau moderne d’écoles dont dispose la djemaat. Les

établissements sont souvent dotés de matériel informatique très moderne, de laboratoires

de recherche bien équipés et de personnel éducatif motivé et bien formé. Fethullah Gülen

est fier de cette génération mais cette fierté est justement ce qui inquiète ses détracteurs

qui craignent à long terme un contrôle de l’État par cette nouvelle élite.

Une impossible définition du mouvement

44 Comme on l’a vu, la djemaat se construit silencieusement, dans un cadre légal, puisque son

leader est un fonctionnaire de l’État. Après une longue période de gestation, entre le

début des années 1970 et celui des années 1990, la communauté sort peu à peu de l’ombre

et, profitant des nouvelles conditions tant nationales qu’internationales, veut apparaître

sur l’espace public.

45 Outre un contexte international favorable, les mutations internes, propres à la Turquie et

à la djemaat, amènent cette dernière à rompre son isolement. Interrogé sur les raisons de

cette ouverture, Gülen y répond par des métaphores. Il compare son organisation à un ver

à soie qui, une fois mûr dans son cocon, se doit de s’envoler en se transformant en un

papillon gracieux38. La comparaison du ver à soie est judicieuse quand on sait la longue

période de gestation qui a été nécessaire à la djemaat pour se structurer. Selon lui, cet

envol est une rupture, « une transition entre deux saisons, celle de la foi et celle de la

vie »39. Il s’agit, à bien des égards, d’un passage de la théorie à la pratique. Une autre

métaphore utilisée par Gülen est celle du poussin :

« Nous avons atteint, avec nos amis dévoués, un stade, où il faut se manifestercomme un poussin qui, arrivé à sa maturité, pointe son bec contre la coquille quil’empêche de voir le monde. Autour de vous, vous voyez qu’il y a des milliers degens prêts à être professeurs, entrepreneurs, administrateurs, des gens qui ont vécuavec vous, qui croient en vous et qui se disent disponibles pour des réalisationscommunes »40.

46 De l’aveu de Gülen, les personnalités influentes de l’organisation ont exigé la sortie de

l’ombre, la participation au débat public. C’est justement grâce à ce dernier, mais surtout

grâce à une libéralisation politique et économique de la société que la djemaat ose

s’afficher.

47 Les progrès accomplis en matière de démocratisation et de respect des droits de l’homme

permettent l’expression des groupes divers, dans la marge du discours officiel kémaliste.

Grâce au décollage économique amorcé vers le milieu de la décennie, les institutions se

libéralisent et deviennent moins systématiquement hostiles aux acteurs sociaux et

religieux de la scène publique. Conscient de la nécessité de s’ouvrir, Gülen passe à l’action

grâce à ses appuis dans les médias41. Porteurs de l’idéologie de Gülen, le journal Zaman et

la chaîne télévisée Samanyolu diffusent ses interviews dans l’ensemble du pays. La Turquie

entière est confrontée alors à la difficile qualification de ce phénomène qui lui paraît tout

à fait nouveau.

103

48 Il n’est pas facile de donner une définition précise de la djemaat de Fethullah Gülen. Son

analyse passe par une étude des discours de son fondateur et leader, de la manière dont

s’organisent les fethullahci et la manière dont ils sont perçus par ses sympathisants et ses

détracteurs. Le positionnement de Gülen sur des questions essentielles comme la laïcité,

le kémalisme, l’armée, l’État, l’islam, l’Occident et la turcité permet de mieux caractériser

la communauté.

49 Gülen se présente comme quelqu’un dont un des principaux soucis est de concilier islam

et modernité, science et religion. À ce titre, il se place dans le droit fil de son père

spirituel, Said Nursi, qui, on l’a vu, cherchait à marier l’enseignement traditionnel des

madrasa avec l’enseignement moderne des écoles42. Et il y réussit : les établissements de

la djemaat l’attestent. De façon générale, on constate, en effet, que les écoles de la djemaat

sont plus spécialisées dans les sciences dures que dans les disciplines humaines. Dans son

fameux livre-confidences dirigé par Latif Erdoğan, Gülen rappelle ses impératifs. D’autre

part, dans la revue Sızıntı, connue pour être la publication de la communauté, plus de la

moitié des articles de chaque numéro est consacrée à des études scientifiques, expliquées

à la lumière de l’islam.

50 L’autre dimension moderne de l’organisation est l’importance qu’elle accorde aux

techniques de communication. En Turquie, comme dans pratiquement tous les lycées

d’Asie centrale, les fethullahçı sont connectés à Internet et même les élèves les plus jeunes

maîtrisent le langage international de l’informatique43. L’aspect moderne de

l’organisation mérite davantage de précisions et de nuances. Défini précédemment, le

concept de modernité est inséparable des notions de science, de rationalisation, d’un

Temps dynamique et d’un individualisme (absence d’un communautarisme

transcendant). En Turquie comme en Asie centrale, Gülen préconise une modernisation

par la technologie et par les sciences, y compris sociales, nuance qui a toute son

importance quand il s’agit d’une organisation religieuse. Selon Gülen, la science est

essentielle dans nos sociétés contemporaines mais elle n’a pas une réponse à tout. Selon

lui, la bonne civilisation, c’est celle qui résulte d’une bonne combinaison entre science et

spiritualité. De là découle, chez lui comme chez son maître Nursi, l’importance accordée à

l’enseignement dans une même catégorie d’établissement (mektep et madrasa à l’époque

du maître, école religieuse et école laïque de nos jours) des disciplines religieuses et

profanes.

51 La modernisation nourdjou signifie également une éducation de masse, qui, alliée au

développement des sciences, mène à la rationalisation des individus et des sociétés. De là

découle une rationalisation de la structure sociale qui devient un important pilier de la

modernité. La rationalisation concerne aussi le rapport au travail. L’activité et le travail,

aussi bien physique qu’intellectuel, sont valorisés par le chef nourdjou dont les disciples

en Asie centrale ont un comportement qui évoque les ascètes puritains et capitalistes

présents dans la littérature weberienne44. Cet aspect du modèle de modernisation doit être

rapproché de la vision « gülenienne » de la conceptualisation du temps. Celle-ci est

dynamique, ne conçoit pas un temps inactif. Le temps doit être rempli d’actions. Ses

disciples en Asie centrale ont un comportement assez révélateur à ce titre.

52 Des nuances doivent cependant être apportées à la vision de la modernité.

L’individualisme, principe philosophique qui conçoit l’individu affranchi des structures

globalisantes et totalisantes, est un bon critère de définition de la modernité. Or, les

membres de la communauté de Gülen sont membres de la djemaat avant d’être des

individus autonomes. Le groupe est important, l’État est sacralisé dans tous les discours

104

de Gülen. Ses écoles, en Turquie et en Asie centrale, créent une conscience collective et

agissent pour former des individus davantage conscients de leur appartenance au groupe

que de leur liberté individuelle.

53 Par ailleurs, la place qu’occupent les femmes dans les instances de la djemaat ne permet

pas de dire qu’il y ait équité de la représentation. Les établissements éducatifs s’adressent

surtout aux garçons, les jeunes filles étant très minoritaires à tous les échelons.

Cependant, interrogé sur la question du foulard qui a déchaîné les passions plus encore

qu’en France, Gülen la qualifie de secondaire, d’accessoire45.

54 L’attitude à l’égard de la laïcité est proche de celle d’Erbakan. Tous deux exigent un

nouveau contrat social, une nouvelle charte moins rigide. Gülen reproche à ses

interlocuteurs de mal définir la notion de laïcité et prône une application à l’occidentale

du concept laïc46. La question laïque est sans doute l’unique point qui rapproche les deux

mouvements. Au-delà, tout les oppose. Gülen reproche à Erbakan de nuire à l’islam en le

transformant en machine à conquérir le pouvoir. L’islam de Gülen est plus « sociétal »

dans le sens où il cherche à renforcer la foi, l’éducation des musulmans sans mettre la

question du pouvoir politique au premier plan de ses préoccupations. On sait d’autre part

que, politiquement, les fethullahçı ont voté plus pour les partis de la droite classique (Parti

de la Justice, Parti de la Juste Voie et Parti de la Mère Patrie) que pour la droite religieuse

représentée depuis plus de trente ans par l’infatigable Necmettin Erbakan.

55 Ottomanisme et nationalisme constituent deux autres dimensions de la « pensée Gülen ».

Dans ses livres, il fait souvent référence à la glorieuse période ottomane, aux grands

sultans qui « ont fait régner la paix dans les Balkans et au Moyen Orient »47. Les écoles

implantées dans les pays balkaniques – Bosnie, Bulgarie et Roumanie – sont là pour

rappeler l’intérêt nostalgique que porte le Maître aux anciennes possessions ottomanes48.

C’est pourquoi certains voient en lui un néo-ottomaniste qui s’inscrit dans la lignée, depuis

une dizaine d’années, du renouveau des études ottomanes.

56 Plus que l’ottomanisme, la dimension « nationale » est très présente dans les discours de

Gülen. Ce nationalisme apparaît très tôt dans sa vie intellectuelle. Dès sa jeunesse, il

s’intéresse aux idées nationalistes de Necip Fazıl Kısakürek qu’il rencontre à Edirne dans

les années 1960. Son nationalisme le conduit à s’impliquer dans la lutte contre le

communisme49 et l’amène parfois à dénigrer les Arabes, dont il conteste la prétention à

vouloir se considérer comme les « champions de l’islam ».

57 Issu de la province orientale d’Erzurum, Gülen est marqué par ce que le chercheur Hakan

Yavuz appelle le « nationalisme de frontière », idéologie très nationaliste, fortement

attaché à l’État, à sa défense et à la lutte contre le russo-soviétique50. Le nationalisme de

Gülen ne présente cependant pas le côté réactionnaire qu’on peut trouver chez les

militants des partis de droite comme le Parti de l’Action Nationaliste. Les Kurdes sont très

nombreux au sein de la djemaat et on sait que, historiquement, le mouvement nourdjou

dans sa globalité a été très marqué par des personnalités kurdes.

58 La défense de l’État, de l’ordre établi et des institutions occupe une place particulière

dans la pensée des fethullahçı. Contrairement à d’autres branches du mouvement nourdjou,

les amis de Gülen ont toujours approuvé et applaudi les coups d’État militaires, sans doute

par peur de voir le communisme s’installer au pouvoir en Turquie. La récente tentative de

décerner « le prix du consensus national » au chef d’état-major de l’Armée montre à quel

point le mouvement n’est pas indifférent à l’Armée51. Garante de l’intégrité du territoire

105

et des institutions laïques du pays, l’armée surveille cependant d’assez près les

associations fethullahçı, qu’elle considère comme un danger potentiel pour la laïcité.

59 Contrairement à d’autres organisations religieuses ou nationales, la djemaat est pro-

occidentale, favorable au capitalisme et à l’Occident, à condition qu’on puisse les concilier

avec la turcité. L’inspiration des sources occidentales est perceptible chez bon nombre de

penseurs fethullahçı. Par Occident, il faut surtout entendre Amérique, où la djemaat est

bien implantée et où le maître se rend très souvent, pas seulement pour des raisons de

santé. Quant au capitalisme, il constitue la force même de la djemaat. Toutes les

entreprises qui financent les activités éducatives de la communauté de Gülen sont le

produit du capitalisme turc. Sans lui, la djemaat n’aurait sans doute pas vu le jour.

60 Il y a différentes façons d’analyser les discours de Fethullah Gülen. Généralement, en

Turquie, la plupart des universitaires, chercheurs en sciences sociales et hommes

politiques modérément kémalistes interprètent les idées de Gülen comme un message de

paix, de dialogue et de tolérance. En revanche, l’autre Turquie, celle pour qui le

kémalisme et la laïcité constituent un héritage inattaquable et inaltérable, peut avoir

l’impression à la lecture de la littérature fethullahçı, que la djemaat s’apprête à creuser la

tombe du kémalisme. Se revendiquant socialiste plutôt que kémaliste, une frange de la

gauche radicale turque est plus sceptique vis-à-vis du discours fethullahçı.

61 Les attaques de la presse relevant de ce courant politique sont en général acerbes, à la

limite de la diffamation. Plus mesurées sont les critiques et les inquiétudes exprimées par

la tendance modérée de la gauche turque, dont la revue Birikim constitue la vitrine et la

plate-forme. La lecture d’un article de cette revue suffit pour se faire une idée des

craintes des auteurs52. Le charisme de Gülen, le profil qu’il trace du leader idéal, peuvent

donner l’impression qu’il se prépare à diriger le pays53.

62 La manière dont la communauté est organisée, sa présence à tous les échelons de l’État,

l’éducation parfaite et élitiste qu’elle assure à ses membres, et d’autres arguments encore

donnent aux sceptiques la certitude que la djemaat pratique l’entrisme. Sa tactique serait,

disent-ils, de former de bons ingénieurs, d’excellents professeurs, journalistes,

économistes et autres scientifiques afin d’être prêts au changement, à la transition en

force ou en douceur vers un nouvel ordre étatique qui serait plus religieux54. Selon eux,

Gülen est un fin tacticien : s’il défend les institutions, c’est simplement parce qu’il n’a

toujours pas élaboré le schéma définitif de son État-idéal55.

63 Dans le processus d’analyse de la djemaat une question traverse constamment l’esprit du

chercheur qui se demande s’il n’est pas en face d’une secte. La réponse n’est pas aisée. La

djemaat n’est pas une secte au sens de tarikat, comme la confrérie nakchibendiyya ou

kadiriyya. Certes, les ressemblances sont fortes entre une tarikat et la communauté de

Fethullah Gülen. Du reste, jamais Gülen et ses disciples ne dénigrent les tarikat,

comportement sans doute hérité de leur maître Said qui n’a manqué nulle occasion de

saluer les tarikat. Mais, nous l’avons déjà souligné, Nursi n’est pas un cheikh, Fethullah

Gülen moins encore, même s’il en donne les apparences.

64 En revanche, plus pertinente nous semble la comparaison entre la djemaat de Gülen et une

secte au sens moderne du terme, au sens new age de la définition56.

65 Gülen ne prône pas une nouvelle religion, ne s’inscrit pas en porte à faux d’une idéologie

islamique officielle qu’on pourrait appeler la doxa. Le message qu’il véhicule n’a rien

d’exceptionnel, puisqu’il s’agit d’un discours islamique teinté de nationalisme turc. Mais

la méthode à laquelle il a recours pour former ses émules est celle des nouvelles sectes.

106

On le constate notamment dans sa stratégie de communication (voir infra), la mise en

page des publications de la djemaat et dans le culte voué par la communauté au progrès.

66 L’ésotérisme et le nouveau confrérisme vers lesquels glissent de plus en plus Gülen et ses

disciples confortent cette idée de secte. On peut supposer que la ressemblance entre le

mouvement de Gülen et les sectes des temps modernes (new age, amour de

l’environnement, idéalisation de la Terre nourricière et la période où elle était vierge,

etc.) vient de l’installation (définitive ?) du leader nourdjou aux États-Unis.

Stratégie médiatique : Fethullah Gülen, gentlemanislamiste et séducteur, qui sait émouvoir, attendrir etrassurer

67 Fethullah Gülen cultive l’art et la manière d’apparaître en public avec une force tranquille

qui hypnotise les foules et assoit son pouvoir sur sa communauté et ses disciples. Son

apparence physique n’est jamais négligée. Dès son plus jeune âge, il porte une attention

méticuleuse voire quasiment obsessionnelle à ses pratiques vestimentaires et à la

propreté de ses habits. Il n’hésite pas même à vivre au-dessus de ses moyens en

choisissant des vêtements qui conviennent à son rang et à l’image qu’il veut donner. Il lui

arrive de se priver de nourriture pour pouvoir mieux s’habiller et, à la différence de ses

amis, il ne porte jamais de pantalon ou de chemise sans les avoir préalablement repassés57

. De nos jours, il apparaît devant les journalistes et les caméras, invariablement vêtu

d’une veste simple sur une chemise souvent sobre aussi et sans cravate.

68 Le choix du vêtement n’est jamais laissé au hasard. Il est très représentatif du caractère

simple et modéré de l’islam qu’il prône. Sa tenue impeccable, ajoutée à son ascétisme,

l’aide à apparaître comme un homme ordinaire, malgré sa position à la tête d’une grande

communauté religieuse. Certes prooccidental, il ne va pas jusqu’à s’habiller

complètement à l’occidentale, inventant un style vestimentaire à mi-chemin entre la

tradition turque et le style européen.

69 Et pourtant ses élèves, notamment les enseignants dans les écoles centrasiatiques,

portent constamment le costume-cravate, du moins pendant les heures de travail. Le chef

doit être imité mais pas complètement, la différence entre le maître et les élèves étant

importante pour le bon fonctionnement de la communauté. Necmettin Erbakan, islamiste

lui aussi mais d’une autre manière, porte constamment le costume-cravate comme

n’importe quel homme politique occidental. Le respect de celui-ci pour les traditions

musulmanes ne l’incite pas à concevoir un style vestimentaire inspiré de la mode

ottomane, par exemple.

70 Quant au verbe, le style Gülen se caractérise surtout par la richesse de son vocabulaire.

Grâce à sa connaissance de l’ottoman, du persan, de l’arabe et du jargon occidental des

sciences humaines, il écrit et s’exprime dans un style d’une grande finesse et d’une

grande richesse58. Le recours à un important registre ottoman et arabe est sans aucun

doute le moyen de rappeler son attachement à la fois au glorieux passé du pays et à

l’islam. De façon générale, il parle lentement, articule les mots pour être facilement

compris par tout le monde et s’exprime avec beaucoup de courtoisie. Les journalistes qui

l’ont interviewé apprécient sa politesse irréprochable, par laquelle il inspire le respect.

Ces qualités intrinsèques sont très largement entretenues par le personnage,

parfaitement conscient de leur importance pour réussir une bonne communication et

107

consolider ses relations avec le monde extérieur. La fabrication du personnage public

Fethullah Gülen est le résultat d’une alchimie réussie entre une éducation conservatrice

stricte et un long travail sur soi pour élaborer une fine stratégie de séduction. Tous les

ingrédients sont réunis pour faire de lui un dandy orateur détonant, bien sous tous

rapports et courtisé, entre autres, par les médias.

71 Dans sa relation avec le public et ses fidèles, Fethullah Gülen joue énormément la carte du

sentimentalisme. Par exemple, lorsqu’il passe sur les plateaux de télévision ou au cours de

ses prêches, il lui arrive souvent de pleurer, à la fois discrètement et silencieusement. Ses

larmes et ses pleurs occupent une place centrale dans sa stratégie de séduction du public.

72 Sans entrer dans les détails d’une analyse anthropologique, je voudrais rappeler, en

m’appuyant sur les travaux d’Esra Özyürek59, les différentes significations des pleurs de

Fethullah Gülen. Au Moyen-Orient, et sur les rives calmes de la Méditerranée de façon

générale, on reste le plus souvent persuadé, à l’aube du XXIe siècle, que pleurer est

inhérent à la nature des femmes et des enfants60. Les hommes qui pleurent sont

systématiquement tournés en dérision. Un dicton populaire turc entretient même cette

croyance : erkek adam ağlamaz (un vrai homme ne pleure pas) et en Anatolie, lors des rites

funéraires, les pleureuses jouent un rôle central dans la cérémonie. Il y a en fin de compte

très peu de cas où les pleurs de l’homme sont acceptés par la communauté. Quand celui-ci

se laisse aller à verser quelques larmes, il doit le faire en secret ou du moins en privé,

dans un cercle de personnes très proches, pour éviter toute raillerie populaire et ne pas

se couvrir de honte. Devant la force de ces préjugés, pour exprimer leurs peines et leur

mal-être, les hommes et les nouvelles générations doivent déployer des trésors de

subterfuges. Puisque les larmes des hommes sont une honte dans la culture turque, ils ont

inventé d’autres formes d’expression de la douleur dont la musique arabesk61 est le plus

bel exemple.

73 Or, selon Takes62, les pleurs sont acceptés par la communauté lorsqu’ils expriment

l’impuissance face à Dieu ou bien la soumission et la reconnaissance de sa supériorité.

L’homme n’est faible que face à Dieu. Il ne peut donc pleurer que pour signifier cette

faiblesse. La théorie du langage montre comment le langage détermine les relations de

pouvoir. Cependant, il paraît nécessaire d’en nuancer la portée, car toute théorie a aussi

ses limites. Le modèle d’interprétation des pleurs en Turquie que décrit Takes,

excessivement empreint d’une culture traditionnellement machiste et sexiste, ne rend

pas compte de la diversité des formes de pouvoir et de ses multiples détenteurs ; on ne

peut en aucun cas déduire, comme l’auteur tend à le faire, que le pouvoir est

intrinsèquement monolithique et masculin.

74 Quoiqu’il en soit, il est tout de même intéressant de remarquer ici que Fethullah Gülen,

quand il pleure devant les caméras et sous les yeux de millions de Turcs, met en œuvre

une tactique discrète mais excessivement racoleuse de séduction, qui est inscrite dans sa

stratégie de communication, de sensibilisation aux idéaux nourdjou, pour ne pas dire une

stratégie intelligente et fine de montée en puissance et de séduction de la classe politique.

On est donc très loin des interprétations fantaisistes qui se moquent de Gülen comme

d’une faible femme soumise et impuissante. C’est au contraire un fin stratège qui sait de

façon subtile gagner les cœurs et convaincre les esprits les plus rigides et les plus

conservateurs. Il ne faut pas perdre de vue que ce religieux est très curieux de tout et

qu’il se veut progressiste. Il a probablement attentivement analysé les campagnes des

hommes politiques occidentaux, et s’est certainement inspiré de toutes les astuces qui

aident un homme à gagner les foules.

108

75 Esra Özyürek, dans son analyse du discours de Gülen intitulé Işığa doğru (Vers la lumière),

tente de comprendre sa tactique. Le Maître y affirme63 que parler à Dieu est dangereux

car quand les hommes tentent de communiquer avec Lui, ils risquent d’interférer dans sa

sphère d’influence. Ils prétendent pouvoir et même vouloir dicter à Dieu une façon de se

conduire. Dans la conception du pouvoir de Gülen, c’est bien une soumission totale qu’il

attend de ses subordonnés, de ses fidèles musulmans « soumis ». Qui d’autre que lui peut

prétendre communiquer avec Dieu, dans ses rêves du moins ?

76 Cependant, toutes les formes de communication avec Dieu ne sont pas répressibles. Gülen

clame que l’homme n’est pas autorisé à s’adresser à Dieu par la bouche ou par le verbe,

mais par le cœur et les sentiments. C’est exactement ce qu’il met lui-même en pratique

dans sa politique de communication pour rassembler ses fidèles. Quand on s’adresse à

Dieu, Gülen laisse supposer que cela doit se faire avec humilité et force démonstrations de

sa faiblesse, de son émotivité, de sa soumission et de sa passivité.

77 C’est sans doute ce qu’il attend de ses fidèles et de ses sympathisants toujours plus

nombreux. C’est que le maître, on le verra, n’a pas de concurrent ni de successeur qui

pourrait se placer sur un pied d’égalité avec lui. Il a pris soin de maintenir éloignés les

éventuels « rivaux » pour mieux s’approprier la direction du mouvement, pour être seul

aux commandes, pour être l’unique personnage médiatique, reconnaissable comme le

leader par le plus grand nombre. Ses prêches sont de véritables exercices de style

qu’envient les conseillers en communication de tous les hommes politiques. Bien que la

concurrence en matière de prosélytisme islamique soit importante, Gülen n’a pas son

pareil pour haranguer et sermonner les foules le vendredi à la mosquée simplement en

racontant une quelconque histoire tirée du Coran64.

78 Ainsi, Fethullah Gülen apparaît doux et effacé quand il parle de Dieu ou à Dieu, moins

quand il s’adresse à la foule. Chez Gülen, l’émotion prime parfois sur les idées de fond du

discours, mais son pouvoir de prêcheur ne s’en trouve que renforcé. Dans ses sermons, il

manie la rhétorique et les sentiments à la perfection pour captiver et convaincre ses

auditoires. Pour faire monter la tension et la rendre insoutenable afin de s’attirer les

sympathies, il agite souvent l’épouvantail des dangers de l’incroyance.

79 Paralysés d’effroi et totalement impuissants face à Dieu, les fidèles n’ont alors d’autre

recours que de quémander la délivrance au médiateur qu’est justement Gülen. Une fois

effrayées et attendries par les larmes de cet homme touché par la grâce divine, brebis

égarées, comment ne rejoindraient-ils pas le puissant mouvement des fethullahçı réunis ?

Car, au fur et à mesure que son discours avance, le sens se renforce, les mots se

durcissent. Le mouvement apparaît effectivement comme une citadelle incorruptible de

la foi et du bonheur, où les fidèles seront saufs de tous les maux de la vie sur terre. À l’abri

de l’incroyance, ils pourront enfin vivre en harmonie avec les enseignements de Dieu,

comme Gülen, qui communie avec Dieu par les larmes jusque dans ses prêches.

80 Qu’il prononce son discours à la mosquée ou devant les caméras, sur les plateaux de

télévision, avec les journalistes ou les hommes politiques, Gülen marque son originalité

par rapport aux autres leaders religieux par sa rhétorique et son style. Dans la conscience

collective turque, il est inimaginable qu’un leader religieux de haut rang puisse s’abaisser

à pleurer en public. Cela ne fait que renforcer l’image de Gülen, auréolé de qualités

rassurantes. Il apparaît soudain décalé sur la scène publique, comme un être doux et

sensible, innocent et inoffensif. Car, dans la Turquie laïque d’Atatürk, l’épouvantail de

l’islamisme, qu’il soit néo-nourdjou ou autre, fait peur. Gülen, seul, réussit à se démarquer

109

et à montrer à ses adversaires les plus féroces une face rassurante, qui lui permet de

passer inaperçu tout en faisant la une des journaux. Tel un équilibriste, il joue avec son

image tantôt pour tranquilliser et couper court aux critiques, tantôt pour convaincre et

rallier le plus grand nombre.

Photo n° 6 : Fethullah Gülen

Commentaire : Il s’agit d’une photo récente, éditée sur Internet. Fidèle à son maître Said Nursi, Gülenn’autorise pas ses fidèles à lui vouer un culte. Ses portraits sont présents dans les journaux etmagazines mais jamais dans les écoles et rarement dans les bureaux des entreprises fethullahçı.

81 Dans un de ses plus célèbres discours, reproduit dans un de ses livres65, Gülen s’adresse à

la foule de la manière suivante :

« Vous, vous qui ne savez plus pleurer. Vous, gens insouciants et sans peine, vousqui vous réjouissez de l’état lamentable dans lequel vous êtes. Venez, mettons-nousau seuil de cette impasse et pleurons tous ensemble, pleurons et mettons fin à notreinsouciance. Pleurons sur notre ignorance de ce que nous avons perdu, sur nosfautes qui nous ont transformés en statues, sur l’atrophie de nos sentiments et larudesse de notre cœur. Pleurons sur notre destin qui nous condamne à mourir dansce même état, sur notre résurrection qui se produira sur les mêmes bases. Pleuronssur notre situation d’êtres tenus en laisse et enchaînés aux pieds, condamnés àassister au défilé des héros du passé sous nos yeux impuissants. Pleurons sur notresort comparable à celui d’une pomme arrachée à sa branche, à notre chute solitaireet notre écrasement sous les pieds, à l’éloignement du salut divin. »66

82 Ce discours nous montre une autre constante dans la stratégie de Gülen quand il s’adresse

à la foule. Ses pleurs comportent toujours une dimension effrayante. Comme d’autres

orateurs religieux, Gülen tente de faire peur à son public, en peignant un tableau

effroyable de ce qui l’attend, de l’au-delà et des dangers qu’encourent les fidèles par leur

comportement peu religieux. Promu avocat du Ciel sur Terre, son rôle sacré (car dicté par

Dieu dans ses rêves) est d’inviter les fidèles à se conformer au message divin. Un des

110

objectifs des pleurs est donc d’asseoir le pouvoir de Gülen sur le mouvement et de le

rendre légitime. La légitimité dont se prévaut le leader néo-nourdjou peut être mieux

perçue à la lumière de la typologie weberienne67.

83 Les travaux de Max Weber, notamment sa typologie des légitimités et des leaders, aident

à mieux saisir la nature des liens qui lient Gülen à sa communauté. Rappelant que dans

chaque organisation il y a un phénomène de domination, Weber note ainsi que celle-ci ne

s’établit pas toujours par la contrainte physique68. L’obéissance des membres repose aussi

sur leur soumission consciente à un ordre qu’ils reconnaissent comme légitime. La

domination repose en général sur une croyance, une foi en la légitimité de l’ordre social

en place (à l’échelle d’une organisation, d’un État, d’une société, etc.). Weber distingue

trois types de légitimités, la domination légale-rationnelle, la domination traditionnelle

et la domination charismatique.

84 La domination légale-rationnelle repose sur la croyance en la valeur des règlements. Les

instances dirigeantes désignées conformément à la loi (élections) sont considérées

comme légitimes. Les sociétés modernes fonctionnent selon ce type de légitimité. Les

mécanismes de la démocratie représentative sont considérés par la population comme

permettant d’élire les autorités légitimes69.

85 La domination traditionnelle repose sur la croyance en la valeur des traditions. Le

détenteur du pouvoir, en conformité à une coutume ou à une tradition, est alors

considéré comme une autorité légitime. Ainsi, reconnaîtra-t-on et respectera-t-on

l’autorité d’un roi ou d’un sultan, en fonction des traditions. Les règles de succession dans

un royaume, un khanat ou une monarchie, seront considérées comme légitimes.

86 La troisième catégorie, celle qui nous intéresse plus directement, repose sur le charisme

d’un individu. Un leader est reconnu comme légitime parce qu’il a des qualités et une

personnalité séduisantes. Le leader apparaît aux yeux des siens comme un être

exceptionnel et providentiel. Il parvient à rassembler tout le monde en usant de ses dons

personnels. Le despote, le tyran, le chef révolutionnaire et le chef d’une secte sont des

leaders charismatiques.

87 Dans la domination légale-rationnelle, tout le système repose sur le droit. Les règles

juridiques de fonctionnement s’imposent à tous, y compris aux leaders. Chaque membre

du groupe est soumis aux normes juridiques impersonnelles. Les membres de l’État sont

des citoyens, des individus qui ont des droits reconnus et qui n’acceptent que la

domination légale. Dans un tel système, l’autorité s’appuie sur un corps de fonctionnaires,

une bureaucratie indépendante du pouvoir en place. Les fonctionnaires font appliquer la

loi et la politique définies par les autorités légitimes.

88 En revanche, dans la domination traditionnelle, l’autorité n’est plus impersonnelle et

anonyme. Le dirigeant règne à titre personnel. On obéit à sa personne. Les membres de

cet État (supposons qu’il s’agisse d’un État) ne sont pas des citoyens mais des sujets qui

obéissent au souverain. Cependant, tout n’est pas arbitraire. Le souverain doit obéir à des

règles qui sont définies par les traditions. Dans ce système, la bureaucratie est remplacée

par des serviteurs dévoués à la personne du souverain. Ces serviteurs peuvent

s’apparenter à des vassaux ou des clients, des gens qui doivent leur fortune au bon

vouloir du souverain auquel ils sont attachés personnellement70.

89 Comparée aux ordres légitimes cités ci-dessus (légal-rationnel et traditionnel), la

domination charismatique est bien plus instable. C’est un type exceptionnel et transitoire

de domination politique qui s’établit par contestation d’un ordre traditionnel ou légal-

111

rationnel antérieur. C’est dans ce modèle que l’attachement à la personne du chef est le

plus fort. Tout le monde croit à la mission historique qu’il pense accomplir. Il tire sa

légitimité de sa mission et de ses charismes. Son pouvoir est quasiment sans bornes.

Aucun droit ni aucune tradition ne limitent et ne tempèrent son pouvoir. Il fait appliquer

sa politique non par ses fonctionnaires ou des clients, mais par des disciples, des partisans

dévoués corps et âme.

90 Valable surtout quand il s’agit d’un homme et d’une organisation politiques, ces idéaux de

Weber peuvent aussi s’appliquer à une organisation religieuse, y compris nourdjou. La

troisième catégorie de sa typologie – le leader charismatique – convient parfaitement à la

communauté nourdjou.

91 Organisation à la hiérarchie très lâche, sans commandement rigide au sommet et surtout

sans pyramide de commandement, la communauté de Gülen est structurée par la forte

personnalité du chef, dont le charisme et la facilité avec laquelle il noue des contacts avec

le monde extérieur le confirment chaque jour davantage aux commandes de la

« machine » nourdjou. Le pouvoir de Gülen sur la djemaat s’exerce donc tout

naturellement. Sa légitimité en qualité de chef absolu est fondée sur son rôle historique

dans la création et le développement de la communauté. À bien des égards, c’est une

légitimité charismatique, historique, naturelle, mais aussi cognitive, car le maître est

également une source d’interprétation du Coran et des Risale-i Nur.

92 Les ordres du chef sont appliqués sur le terrain par ses élèves, ses disciples. Comme toute

organisation qui vit grâce à l’énergie et au charisme de son chef, la communauté nourdjou

risque de connaître de sérieux problèmes le jour où le père fondateur, Gülen, ne sera plus.

93 La santé fragile de Fethullah Gülen pose inévitablement la question de sa succession.

Après avoir subi aux États-Unis un pontage cardiaque, Gülen a déjà répondu aux

questions des journalistes à ce sujet. Il n’a jamais désigné de dauphin et a toujours répété

qu’il ne le ferait pas.

94 C’est que l’homme n’est pas facile à remplacer. Son successeur devra connaître les Risale-i

Nur, être cultivé, avoir une certaine maîtrise du tasavvuf (mysticisme), ne pas être en

marge de la modernité, avoir du charisme, se montrer visionnaire, être influent dans le

pays et à l’étranger, etc.

95 La nature même du mouvement nourdjou, toutes tendances confondues, et son mode

d’organisation rendent inimaginable la désignation d’un successeur. Said Nursi, le

fondateur historique du nurculuk (mouvement nourdjou) n’avait pas lui non plus nommé

de dauphin, préférant abandonner sa communauté au morcellement interne et à la lutte

des factions, de façon à rester à tout jamais le chef inégalé et inégalable. À sa mort, le

mouvement a implosé en plusieurs tendances dont la plus importante est, de nos jours, le

groupe de Fethullah Gülen.

96 Trois personnalités actuellement très influentes au sein de la djemaat peuvent prétendre à

la succession du chef quand celui-ci ne sera plus71. Ces trois hommes ont été formés par

Gülen, tous les trois ont connu une ascension notable dans les hautes sphères de la

communauté et occupé des postes de responsabilité dans des organismes appartenant à la

djemaat. Mais aucun n’est en mesure d’assumer la totalité de la charge. Un homme trop

érudit et trop coupé des réalités du monde risque de ne pas satisfaire les responsables des

organismes financiers qui font vivre la communauté. Un leader trop intégré dans la vie

moderne et pas assez savant en matière religieuse risque de faire éclater le mouvement.

Dès lors les scissions paraissent inévitables.

112

97 Cela ne signifie pas forcément que l’impossible succession de Gülen sonne le glas du

mouvement fethullahçı. Au contraire, on peut légitimement s’attendre à ce qu’il

refleurisse à nouveau et donne naissance à une multitude de « pôles » et différents

courants qui contribueront à mieux diffuser les idéaux de Said Nursi et de Fethullah

Gülen en Turquie comme à l’étranger. Hakan Yavuz, spécialiste de la question, le souligne

à juste titre, des tensions s’exercent déjà dans l’entourage de Gülen, mais pour le moment,

la compétition se cristallise sur les critères d’âge, de génération, d’origine et

d’appartenance régionale.

98 La djemaat de Fethullah Gülen offre un bon exemple d’une totale osmose entre une

organisation et son chef. Fondateur d’une communauté qui a réussi en peu de temps à

enrôler des millions de gens dans ses rangs72, Gülen est parvenu à maintenir sa

communauté fétiche loin des tenailles d’une idéologie officielle laïciste pure et dure. Ce

succès est dû à une stratégie et à un discours rassurants et apaisants parfaitement bien

véhiculés par les organes de presse de la djemaat. Sa tactique fut payante puisque, hormis

l’armée – certes fondamentale en Turquie – toute la classe politique a succombé à la

beauté des discours du maître Gülen.

99 Heureuse coïncidence pour la djemaat, au moment fort de son ascension, s’ouvraient à la

Turquie les chemins de l’Asie. Gülen, en bon visionnaire comme le fut son ami et allié du

moment, Turgut Özal, a su saisir cette opportunité pour partir à la conquête de la vaste

Asie centrale.

NOTES

1. Akif BEKİ, « Fethullah Gülen ile söyleşi » (Entretien avec Fethullah Gülen), Sabah, 17 janvier

1995.

2. Sur le fonctionnement des vakıf, voir Faruk BİLİCİ, « Acteurs de développement des relations

entre la Turquie et le monde turc : les vakıfs » CEMOTI nº14, 1992, p. 17-29.

3. Ruşen ÇAKIR, Ayet ve Slogan, Türkiye’de İslami Oluşumlar, Istanbul, Metis Yayınları, 1990, p. 99.

4. Gülçin TAHİROĞLU et Ayşe IŞINBARK, dossier spécial sur le financement des fethullahçı, Aktüel

Para, n° 109, septembre 1996.

5. Pour une liste complète des avoirs de la fondation Akyazılı, voir Gülçin TAHİROĞLU et Ayşe

ISINBARK, Ibid.

6. Pour un aperçu global des liens entre monde des entreprises et organisations religieuses, voir

le livre quelque peu polémique de Faik BULUT, Tarikat Sermayesinin Yükselişi (L’accroissement des

trésors des confréries), Ankara, Dorluk Yayınevi, 1997, 425 p.

7. Une liste de plus de 450 entreprises fethullahçı est donnée par Ayşe ISINBARK et Gülçin

TAHİROĞLU, voir dossier spécial « Fethullah Gülen et ses finances », Aktüel Para, n° 114, 1996.

8. Voir Milliyet, 10 juin 1997.

9. L’homme d’affaires qui soutient la djemaat a les mêmes raisons que n’importe quel musulman

croyant et pratiquant impliqué dans une logique commerciale. Les entretiens effectués avec des

entrepreneurs turcs, surtout en Asie centrale, il est vrai, montrent qu’on est en face de

businessmen qui veulent « réussir dans ce bas monde » sans oublier l’au-delà. L’aide aux plus

démunis, le soutien aux œuvres publiques de bienfaisance sont souvent les arguments avancés

113

par les organisations religieuses – toutes confondues – pour s’attirer le soutien des

entrepreneurs.

10. Milliyet, 5 janvier 1997.

11. Ayşe ISINBARK et Gülçin TAHİROĞLU, op. cit.

12. La confrérie – tarikat – nakchibendi, dite Nakchibendiyya a été fondée par Bahâ’uddin

Nakchiband (1318-1389) originaire de Boukhara. Née au XIVe siècle, elle s’est diffusée dans tout le

monde musulman. De nos jours, son influence s’étend du Turkestan chinois jusqu’aux Balkans.

Active durant la période ottomane, elle a su résister aux assauts de la laïcité kémaliste qui a tenté

de l’étouffer par son arsenal de réformes radicales. Elle est actuellement dirigée par Esat Coşan.

En France, se reporter en particulier aux recherches de Thierry Zarcone, spécialiste de cette

confrérie, notamment dans l’ouvrage collectif dirigé par Alexandre POPOVIC, Les voix d’Allah,

Paris, Fayard, 1996, pp. 451-461.

13. Ayşe IŞINBARK, Gülçin TAHİROĞLU, op. cit.

14. Par établissement fethullahçı, j’entends une école où s’est établie une tradition de sympathie

pour la djemaat. Cette sympathie peut être au niveau de la direction ou de la formation des élèves.

Une école est fethullahçı à partir du moment où elle a une direction marquée par les idées de

Gülen ou des associations d’étudiants séduits par son discours.

15. Fatih signifie « conquérant » ; le choix de ce nom est probablement un hommage au Sultan

Mehmet II, entré dans l’histoire pour avoir été le Conquérant (d’Istanbul).

16. Aydoğan VATANDAŞ, « Fatih Geleceği Fethediyor » (Fatih conquiert l’avenir), Aksiyon, 6-12

juin 1998, pp. 10-12.

17. Un coup d’œil à la table des matières de quelques numéros de la revue confirme avec

éloquence que nous avons affaire à une revue plus scientifique que religieuse.

18. Erhan ERDOĞAN, « Toplum Hoşgörüye Açık » (la société est ouverte à la tolérance), Sabah, 2

octobre 1996.

19. Cumhuriyet, 26 décembre 1997.

20. Ibid.

21. Le vote des membres de la djemaat n’est pas bien déterminé mais généralement, comme la

plupart des organisations nourdjou, les fethullahçı donnent leurs voix aux partis de droite comme

le Parti de la Juste Voie (création de Demirel très aimé autrefois par les nourdjou) ou le Parti de la

Mère Patrie (création d’Özal, enfant chéri des nakchibendi mais aussi d’une frange des fethullahçı).

22. Hürriyet, 18 avril 1997.

23. Ruşen ÇAKIR, Ayet ve Slogan, op. cit., p. 100.

24. Radikal, 16 janvier 1998.

25. En agissant de la sorte, Gülen démontrait sa capacité de défense. Même s’il était sincèrement

prêt à céder ses établissements au Ministère de l’Éducation nationale, ce dernier n’est pas en

mesure de les gérer. Son budget ne l’autorise pas. Par exemple, pour les écoles qui se trouvent en

Asie centrale, si un professeur d’un lycée public (géré par l’ambassade turque) est payé 600 USD,

son collègue fethullahçı n’en touche que 300 voire moins. Voir Cumhuriyet, 25 décembre 1997.

26. Millî Güvenlik Konseyi, Conseil National de Sécurité, est un des organes suprêmes de l’État,

composé de civils et de militaires, fermement contrôlé par les derniers. Il a le dernier mot dans la

prise des décisions importantes concernant toutes les grandes questions du pays (réformes,

contrôle de la légalité des différentes organisations socio-politiques, etc.) Le CNS est une parfaite

incarnation du dogme kémaliste qui régit le fonctionnement de l’État. Sur la place qu’occupe le

CNS dans la vie politique turque, voir Hamit BOZARSLAN, « La crise comme instrument politique

en Turquie », Esprit, n° 271, janvier 2001, pp. 140-151.

27. Hürriyet, 19 juin 1999.

28. Voir Cumhuriyet, Milliyet, Yeni Yüzyıl, Zaman et Aksiyon de la semaine du 21 au 28 juin 1999.

114

29. Il semblerait que la production de cassettes ait été une pure machination, c’est en tout cas ce

qui est suggéré par Zaman dans ses numéros des 21, 22 et 23 juin 1999.

30. Latif ERDOĞAN, Küçük Dünyam (Mon petit monde), op. cit., p. 105.

31. Ibid.

32. Ibid.

33. Les sources d’information qui m’ont permis de comprendre ce mode de recrutement sont

essentiellement orales. Les entretiens confiés constituent une mine d’information.

34. Pendant une bonne partie de l’Empire ottoman, les janissaires, fer de lance de la conquête

ottomane, étaient des enfants enlevés très jeunes à leur famille chrétienne et élevés dans un

esprit de fidélité et de service au Sultan.

35. Entretiens avec M., jeune disciple de Fethullah Gülen qui a travaillé dans un lycée nourdjou du

Kazakhstan. Entretiens accordés en France en avril et mai 2000.

36. Entretien avec E.Y, professeur de mathématiques dans un lycée de la communauté en Asie

centrale, Kentau, Kazakhstan, juin 1998.

37. Entretien avec M., cf supra.

38. Eyüp CAN, op. cit., p. 13.

39. Ibid.

40. Ibid.

41. Gülen aurait été conseillé par son « état-major » d’avoir recours aux médias. Les hommes

d’affaires auraient joué un rôle important dans ce processus.

42. Sur la « méthode nourdjou » de l’enseignement, voir Halit ERTUĞRUL, Eğitimde Bediüzzaman

Modeli (Le modèle de Bediüzzaman dans l’enseignement), Istanbul, Yeni Asya, 1996, 155 p.

43. Pendant le travail de rédaction, j’ai reçu de nombreux messages électroniques des fethullahçıd’Asie centrale. Ces nouvelles qui m’ont permis de rester en contact avec mon terrain venaient

des grandes villes mais aussi de petits bourgs que l’on croirait à l’écart de la modernité comme

Narin au Kirghizistan ou Dashaouz au Turkménistan.

44. Max WEBER, Sociologie de la religion, réédition dans la Bibliothèque des sciences humaines,

NRF, Paris, Gallimard, 1996. Voir également Julien FREUND, Max Weber, Paris, PUF, 1969, 130 p.

45. Voir Nevval SEVİNDİ, op. cit.

46. Pour la vision de Gülen de la laïcité et sa réponse à ceux qui lui reprochent d’être intégriste,

voir Lynne EMILY WEBB, İftiranın Değişmeyen Mantığı (La logique inchangée de la diffamation),

Istanbul, Zaman yayınları (année 98 ou 99, non indiquée), 222 p. L’auteur est une jeune

Américaine convertie aux idées de Gülen, qui mène ses recherches sur la Turquie.

47. Sur la nostalgie ottomane de Gülen, voir son livre Çağ ve Nesil, 3, (Époque et Génération),

Izmir, T.Ö.V Yayınları, 1994, pp. 1-5.

48. Jusqu’à une période récente, une carte de l’Empire ottoman était affichée dans son bureau.

Lors de la visite d’un journaliste, il demande à ses proches de l’enlever et de la remplacer par une

carte du monde. Ce que l’on peut interpréter comme une volonté d’hégémonisme dépassant le

cadre ottoman signifie pour Gülen une plus grande ouverture d’esprit, un élargissement de son

horizon de référence. Voir, Eyüp CAN, op. cit., p. 63.

49. Il fut à l’origine de la création d’une association anti-communiste.

50. Hakan YAVUZ, « Towards an Islamic Liberalism ?: The Nurcu Movement and Fethullah Gülen

», Middle East Journal, volume 53, n° 4, automne 1999, pp. 584-605.

51. Les observateurs estiment que c’est purement tactique, Gülen ayant besoin d’une paix

durable avec les militaires, qui, comme chacun le sait, exercent une forte influence sur la vie

politique du pays.

52. Can KOZANOĞLU, « Türkiye liderini arıyor, Fethullah Gülen cemaati geliyor » (La Turquie

cherche son leader, la communauté de Fethullah Gülen arrive), Birikim, janvier-février 1997,

pp. 38-51.

53. Zaman, 2 décembre 1996.

115

54. Can KOZANOĞLU, op. cit.

55. Cette appréhension se fonde sur une déclaration très connue de Gülen : « Nous avons

demandé à ceux qui voulaient détruire l’État s’ils avaient un État alternatif. Si l’État doit vivre

dans l’instabilité, ne détruisez pas celui qui existe avant d’avoir fini votre projet alternatif ».

Voir, parmi les entretiens, celui accordé à Latif Erdoğan, op. cit.

56. Pour une définition détaillée des sectes sous toutes leurs formes, voir Louis HOURMANT,

« Sectes et société », Dictionnaire de la sociologie, Paris, Albin Michel, 1998, pp. 713-722. On peut

également se reporter à l’article d’Anne FOURNIER, « Sectes d’autrefois et sectes d’aujourd’hui »,

Connexions, n° 73, 2000, pp. 15-37. Se reporter aux définitions données dans l’introduction

générale.

57. Latif ERDOĞAN, op. cit., p. 42.

58. Sa finesse et sa politesse ont été remarquées et analysées par Nuriye AKMAN, une journaliste

qui a fait plusieurs reportages sur lui, voir Nokta, 5 février 1997, pp. 16-18.

59. Esra ÖZYÜREK, « Feeling Tells Better Than Language: Emotional Expression and Gender

Hierarchy in the Sermons of Fethullah Gülen Hocaefendi », New Perspectives on Turkey, printemps

1997, n° 16, pp. 41-51. Cet article analyse les larmes de Gülen à partir d’un de ses discours où il

commente un passage du livre des hadiths (traité des dits du Prophète).

60. Esra ÖZYÜREK, op. cit.

61. La musique arabesk est un genre particulier, très populaire auprès de la jeunesse en proie au

mal de vivre. De mélodie orientale comme son nom le laisse entendre, elle était très méprisée par

les élites modernes occidentalisées. De nos jours, ses principaux représentants sont Müslüm

Gürses, Ferdi Tayfur et Orhan Gencebay, pour ne citer que les plus illustres. Pour un aperçu

global de la question, voir Irène MARKOFF, « Popular Culture, State Ideology, and National

Identity in Turkey: The Arabesk Polemic », Şerif MARDİN, Cultural Traditions in the Middle East,

E.J.BRILL, Leyden-New-York-Cologne, 1994, pp. 225-235.

62. Pour la théorie de Takes, voir l’article d’Esra ÖZYÜREK, op. cit.

63. Ibid.

64. La rumeur est la suivante : Aïcha, épouse préférée du Prophète, aurait eu une relation

sexuelle avec Abu Sufyan, pendant un voyage caravanier conduisant des commerçants dans le

désert. Les larmes d’Aïcha la sauvent, elle pleure et pleure en s’adressant au Ciel pour clamer son

innocence. Le Ciel l’entend puisqu’il envoie sur terre une nouvelle sourate qui atteste son

innocence. Gülen reconstruit cette histoire, la raconte de façon émotive à ses auditeurs. Mais

surtout, il pleure en la racontant, sa voix se féminise pendant ce temps-là, elle s’infantilise même.

65. Note manquante dans l’ouvrage

66. Traduction faite par l’auteur.

67. Voir Max WEBER, Le savant et le politique. Le métier et la vocation du savant. Le métier et la

vocation d’homme politique, 1918 (Éd. Plon, Paris, 1959).

68. Voir le manuel de Pierre BRÉCHON, Les grands courants de la sociologie, Grenoble, Presses

Universitaires de Grenoble, 2000, pp. 94-96.

69. Ibid.

70. Ibid.

71. Abdullah Aymaz, originaire de Kütahya, est l’un d’eux. Il a connu Gülen à Kestanepazarı.Passionné par les livres, il possède une très grande bibliothèque et a longtemps été enseignant en

théologie, discipline qu’il a étudié dans sa jeunesse, sur les conseils de Fethullah Gülen. Il a été

correspondant du journal Zaman aux États-Unis pendant deux ans, a effectué de nombreux et

longs séjours à l’étranger. Un autre candidat de taille est İsmail Büyükçelebi, lui aussi un pur

« produit » de Gülen qui l’a connu et formé à Kestanepazarı. Originaire de Denizli, il a adopté le

même mode de vie – ascète – que son maître Gülen.

Le troisième candidat possible s’appelle İlhan İşbilen. Né à Izmir, il est issu d’une famille très

modeste. Adolescent, il choisit de devenir coiffeur professionnel et abandonne les études. Un

116

jour, alors qu’il exerce son métier, un client du nom de Fethullah Hoca entre dans son salon et,

avant d’en ressortir, lui propose de rejoindre son entourage et de s’engager dans le mouvement.

Cette rencontre bouleverse la vie de İlhan İşbilen qui, avec l’aide de Gülen, reprend ses études à

l’université d’Izmir où il décroche un diplôme en gestion, peu de temps après. Il occupe par la

suite différents postes à responsabilité dans les établissements éducatifs de la djemaat. En 1988, il

devient le directeur général du journal Zaman.

Il est cependant difficile de faire des pronostics sur la succession du chef. Contraire à l’esprit de

la communauté, la désignation du successeur est impensable chez les nourdjou alors qu’elle l’est

dans une confrérie (nakchbendiyya, kadiriyya, etc.). Véritable tabou au sein des états-majors du

groupe, la question de la succession ne peut être abordée du vivant du chef.

72. Il est impossible de chiffrer avec précision le nombre d’adeptes que compte la djemaat,

compte tenu de la difficulté de définir le profil type d’un membre de la communauté de Fethullah

Gülen. On estime cependant qu’entre 4 et 6 millions de personnes se sentent proches des idées de

Fethullah Gülen en Turquie.

117

Chapitre 4 : Mode d’implantation deslycées nourdjou en Asie centrale

1 L’investissement dans le domaine éducatif constitue une des caractéristiques majeures de

la communauté de Fethullah Gülen en Turquie. La décennie 1980 fut, pour le mouvement,

celle de son renforcement dans le tissu social turc, tandis que la suivante, caractérisée par

les « retrouvailles » entre peuples türk, allait lui permettre de s’expatrier vers de

nouveaux horizons. L’ex-URSS en général et l’Asie centrale en particulier constituent les

principales terres de prédilection, les nouvelles terres de mission pour les disciples de

Fethullah Gülen.

2 Pour au moins trois raisons, Fethullah Gülen a choisi d’investir dans l’éducation en Asie

centrale. La première est inhérente à la nature du mouvement. Depuis Said Nursi,

l’éducation, la formation d’une nouvelle génération – génération en or – fait partie de

l’identité même des nourdjou. À bien des égards, Fethullah Gülen juge la construction des

écoles prioritaire par rapport à celle des mosquées. La deuxième raison est que le

domaine éducatif en Asie centrale était très prometteur pour l’avenir de la djemaat. Enfin,

la troisième est que la coopération éducative est la méthode privilégiée pour tout

mouvement missionnaire désireux de diffuser son message et ses idéaux.

Les lycées nourdjou : un phénomène qui ne se limitepas à l’Asie centrale

3 Une logique missionnaire se trouve au cœur de la stratégie nourdjou pour s’implanter

dans toute l’Eurasie. Pour l’année universitaire 1997/1998, selon les données du Ministère

turc de l’Éducation nationale et les données récoltées sur le terrain, les écoles fethullahçıse répartissent sur tous les continents de la manière suivante1 :

Tableau 8 : Liste des principaux établissements nourdjou dans le monde en 1996/972

PaysNombre

d’écoles

Nombre

d’étudiants

Nombre de professeurs venant

de Turquie

118

Kazakhstan 29 5539 570

Ouzbékistan 18 3334 210

Turkménistan 13 3295 353

Azerbaïdjan 12 3023 338

Kirghizistan 12 2093 291

Tatarstan (Fédération de

Russie)6 1802 217

Tadjikistan 5 694 107

Albanie 2 966 74

Daghestan (Fédération de

Russie)5 938 123

Australie 5 718 37

Bulgarie 4 523 123

Bachkirie (Fédération de

Russie)3 462 88

Mongolie 4 442 85

Sibérie (Fédération de

Russie)4 438 101

Roumanie 4 415 78

Russie 5 323 63

Tchouvachie (Fédération de

Russie)2 311 79

Géorgie 3 244 48

Moldavie (Gagaouzes) 2 225 40

Crimée (Ukraine) 2 218 47

Irak (minorité turkmène) 4 184 26

Bosnie 2 109 22

Macédoine 1 102 16

Karatchaï (Fédération de

Russie)1 93 13

119

Indonésie 1 41 18

Total 148 26 532 3167

4 On constate avant tout une forte concentration de ces établissements dans l’ex-URSS,

avec plus de 120 écoles dans les républiques issues de l’ancienne Union soviétique,

aujourd’hui indépendantes ou intégrées à la Fédération de Russie. La Mongolie, où il

existe quatre écoles fethullahçı, était durant la période soviétique plus ou moins inféodée à

l’URSS. Dans l’ensemble que constituait l’Union soviétique, ce sont naturellement les

régions turcophones qui attirent le plus de lycées. On constate également une très forte

implantation au sein de la Fédération de Russie qui accueille vingt-trois établissements

dont cinq en Russie même, le reste étant concentré dans les zones turcophones de la vaste

Fédération (Tatarstan, Bachkirie et Daghestan essentiellement).

5 Héritage ottoman et présence d’une faible minorité turque obligent, les Balkans attirent

aussi les écoles fethullahçı, mais dans une moindre mesure. En Bulgarie, la plupart des

écoles sont situées dans les régions où les populations turques et pomake (Bulgares

musulmans) prédominent. Quant à la Roumanie, le délabrement de son système éducatif

favorise l’implantation des lycées nourdjou.

6 Et comme une exception vient toujours confirmer la règle, bien que le monde arabe ne

compte pas parmi les priorités stratégiques de la djemaat, celle-ci a quand même ouvert

quatre lycées en Irak. Ces établissements, ouvertement encouragés par l’État turc, sont

destinés à la minorité turkmène présente dans le Nord du pays, région étroitement

surveillée par Ankara, dans la perspective d’un éventuel remodelage de la carte de l’Irak3.

7 En Occident, c’est pour l’Amérique et l’Australie que les fethullahçı manifestent un intérêt

particulier, pour des raisons pratiques (parce qu’il y est facile d’y ouvrir des écoles, en

particulier à coloration religieuse) et idéologiques (Gülen a toujours affiché une position

pro-américaine). Le mouvement est aussi présent en Europe mais, pour des raisons

multiples (économiques et complexité du système juridique en vigueur) il ne parvient pas

à fonder des écoles privées. Cependant en Allemagne où la présence turque est très forte,

bon nombre de fondations privées et d’associations sont contrôlées par la djemaat. En

France, les fethullahçı ont ouvert en janvier 2000 deux associations qui organisent des

cours de soutien scolaire, l’une à Paris dans le XIXe arrondissement, l’autre à

Schiltigheim, dans la banlieue de Strasbourg, où l’immigration turque est très

importante.

8 Ces centres, bien qu’officiellement ouverts à tout public, sont très majoritairement

fréquentés par des enfants nés en France de parents turcs. Les éducateurs mettent à Leur

disposition des structures de soutien scolaire tous les samedis et dimanches. Les

organisateurs sont de jeunes étudiants de Turquie, assistés par quelques commerçants

turcs installés en France de longue date. Les cours sont surtout donnés par des Français

de souche embauchés sur des critères éducatifs et n’ont rien à voir avec la philosophie

nourdjou qu’ils ignorent la plupart du temps.

9 L’Association au mystérieux nom de « Souveraine », sise passage de Crimée dans le XIXe

arrondissement de Paris, accueille régulièrement depuis janvier 2000 une soixantaine de

collégiens venus de toutes les banlieues parisiennes encadrés par une dizaine de

professeurs turcs et français. Dans la région strasbourgeoise, le centre qui donne les

120

mêmes prestations de services porte le nom de Diyalog, terme très usité dans le

vocabulaire de la djemaat.

10 Plus que l’Europe, l’Amérique ou les Balkans, l’Asie centrale demeure l’objectif principal

de la djemaat. Les membres de sa communauté comptent parmi les premiers en Turquie à

s’être intéressés à la région au début des années 1990. Le contexte de l’époque y était

favorable, tant en Turquie qu’en Asie centrale. Les relations bilatérales et multilatérales

connurent alors un essor spectaculaire. Le poids de la djemaat dans chaque pays est lié à

des paramètres économiques mais aussi à l’attitude des autorités locales.

11 Toutes les écoles nourdjou ont ouvert leurs portes dès les déclarations d’indépendance. La

plupart furent inaugurées en présence du Premier ministre turc de l’époque, Turgut Özal.

Les chefs d’établissements vouent encore aujourd’hui un véritable culte à cet homme

d’État qui s’est engagé personnellement auprès des dirigeants politiques centrasiatiques

pour faciliter l’essor des lycées nourdjou en Asie centrale. Mais, avant d’étudier le

processus de création de ces lycées, la répartition de ces établissements dans la région

nous inspire déjà quelques commentaires.

Tableau 9 : Répartition des établissements privés turcs en Asie centrale pour l’année scolaire1998/9944

Pays (millions

d’habitants)

Nombre de lycées

nourdjou

Nombre d’élèves

les fréquentant

Nombre

d’enseignants

turcs

Nom de la

société (siège5)

Ouzbékistan (24) 18 3334 210 Silm (Bursa)

Kazakhstan (15) 29 5684 580Feza, Şelale

(Istanbul)

Kirghizistan (5) 12 3100 308Sebat

(Adapazarı)

Turkménistan (4) 15 3294 353Başkent

(Ankara)

TOTAL 73 15412 1451

12 Le nombre de ces écoles, créées à partir de 1992/93, se stabilise après 1995, sauf en

Ouzbékistan où la situation est plus complexe à tous égards. On cesse alors de créer des

écoles non parce que les autorités n’en veulent plus, mais parce que, d’une part, les

entreprises turques ne peuvent plus en créer pour des raisons purement financières, et,

d’autre part, que la djemaat accorde une importance toute particulière au renforcement

de ses établissements. L’approfondissement est préféré à l’élargissement, sans doute

parce que cela correspond mieux à l’esprit élitiste de la communauté.

13 Le pays qui accueille le plus d’écoles nourdjou est le Kazakhstan, en données absolues et

relatives. Bien que moins peuplé que l’Ouzbékistan voisin, le Kazakhstan accueille le plus

grand nombre d’éducateurs turcs qui y ont ouvert 28 écoles et une université, et ce pour

plusieurs raisons. Sa législation est plus souple à tous points de vue. Engagé plus vite que

ses voisins sur la voie des réformes, le Kazakhstan facilite 1’arrivée sur son sol

121

d’investisseurs étrangers. Contrairement à l’Ouzbékistan où la création d’une école est

conditionnée à l’obtention d’une autorisation présidentielle, la législation kazakhe

permet aux hekim, chefs des oblast (régions administratives) de négocier directement avec

une société étrangère l’ouverture d’une école. Ainsi, en 1992/93, les éducateurs turcs ont

passé des accords avec les administrations locales kazakhes pour mettre en place des

écoles.

14 Une autre spécificité kazakhe explique la forte présence des lycées turcs. Comme on le

verra, ces lycées fonctionnent en parallèle avec les entreprises commerciales turques de

Turquie et d’Asie centrale. Financées par ces sociétés, les écoles sont créées, a priori, en

fonction de la bonne santé économique du pays, du potentiel et des avantages qu’il offre

aux nouveaux investisseurs. Le Kazakhstan fait figure de grande puissance pétrolière

grâce à ses gisements dans la Caspienne notamment, où il était capital pour les

investisseurs turcs de s’implanter. Les entreprises éducatives nourdjou, dépendantes des

sociétés turques, ont donc suivi le même parcours ; elles ont beaucoup plus investi au

Kazakhstan que dans les autres pays de la région6.

15 Enfin, on peut supposer que la composition ethnique du pays a aussi influencé le

comportement des Kazakhs dans l’accueil qu’ils ont réservé aux lycées. Lors de son

accession à l’indépendance, le pays comptait presque autant de Russes que de Kazakhs.

Bien que de nos jours la part de la population slave ne représente plus que 38 %7 du total,

il est clair que l’implantation des écoles turques sert la politique de kazakhisation de l’État.

De plus, comme on le verra, ces écoles permettent aux anciennes républiques soviétiques

de dépasser l’horizon de l’ex-URSS et d’avoir une nouvelle ouverture sur le monde même

si cette ouverture passe par la Turquie. Ces remarques valent aussi pour les autres

républiques.

16 L’Ouzbékistan, avec 18 écoles turques, arrive en deuxième position. Cependant, les causes

identifiées pour le Kazakhstan ne sont pas valables dans le cas ouzbek. Pour un pays plus

peuplé et d’un potentiel culturel et politique régional supérieur à celui de son voisin, on

122

est en droit d’inverser la perspective en cherchant les facteurs de blocage qui expliquent

la moindre implantation des nourdjou par rapport au Kazakhstan. En fait, dans le cas

ouzbek, les blocages sont surtout internes. Les autorités ouzbèkes, on l’a dit, ont toujours

été réticentes à l’égard d’un rapprochement trop étroit avec la Turquie qui risquerait

d’être interprété par la forte minorité tadjike du pays comme une avancée vers le

panturquisme, perspective politique qui a toujours inquiété les populations

persanophones de l’Asie centrale. De plus, la Turquie est souvent vue par le

gouvernement ouzbek plus comme une rivale que comme une partenaire dans la région.

Turcs et Ouzbeks ont, semble-t-il, les mêmes aspirations à la grandeur et à la suprématie.

17 Le Turkménistan, peuplé de 4 millions d’habitants seulement, accueille 14 écoles et une

université fethullahçı. Le Kirghizistan, toutes proportions gardées, se montre lui aussi plus

accueillant que l’Ouzbékistan vis-à-vis de ces écoles puisque la djemaat y compte 11 écoles

et une université. Il s’avère donc que tous les États d’Asie centrale n’ont pas la même

attitude vis-à-vis des écoles nourdjou, comportement très largement déterminé par les

orientations adoptées en politique intérieure et extérieure.

18 Par exemple, dans le cas du Kirghizistan, la politique d’ouverture chère au président

Akaev permit aux nourdjou de s’implanter dans ce pays pauvre, où l’aide étrangère est

fortement appréciée. Au Turkménistan, ce sont les excellentes relations entre le

président Saparmurad Niyazov « Turkmenbachi » et Turgut Özal (puis Süleyman Demirel)

qui ont facilité l’implantation de ces écoles, malgré quelques facteurs de blocage et de

ralentissement rapidement surmontés.

19 Sans être hostiles à la présence de ces établissements sur leur sol, les autorités ouzbèkes

ont privilégié une conception particulière de la coopération éducative et culturelle avec

la Turquie et par conséquent avec la djemaat de Fethullah Gülen. État le plus peuplé de la

région, l’Ouzbékistan accueille à peine plus d’écoles nourdjou que ses voisins, turkmène et

kirghize. De plus, on le verra, le contrôle des autorités ouzbèkes y est extrêmement

rigoureux et soupçonneux. Plus que dans les autres républiques, les relations entre l’État

et les écoles fethullahçı furent très houleuses.

20 Déjà en 1994 des professeurs furent expulsés ; à la rentrée scolaire 1999/2000, la moitié de

ces établissements furent fermés, l’autre moitié subit le même sort à la rentrée

2000/2001, ne résistant pas à la violence de la crise politique entre Tachkent et Ankara.

Les motifs étaient toujours les mêmes, à savoir la détérioration des relations

diplomatiques entre la Turquie et l’Ouzbékistan, en raison de l’installation de l’opposition

ouzbèke en Turquie. En 1994, les professeurs étaient également suspectés de faire de la

propagande religieuse. Quant à la crise de l’été 1999, elle découle du fait que Tachkent

accusait Ankara d’être indirectement impliqué dans les attentats qui ont eu lieu dans la

capitale ouzbèke en février 1999.

21 La création d’un lycée dans un pays d’Asie centrale est fonction de plusieurs paramètres :

le degré d’ouverture du régime du pays, l’intérêt de son marché économique pour les

entreprises turques, sa législation en matière de coopération éducative et l’importance

que revêt ce pays pour l’avenir de la djemaat dans la région et dans le monde. Tous les

pays, bien qu’issus du même empire soviétique et, à ce titre héritiers du même système

éducatif avec ses avantages et ses dysfonctionnements, n’ont pas adopté la même attitude

face à l’arrivée des investisseurs et coopérants étrangers, turcs ou autres.

22 Cette répartition inégale des écoles nourdjou dans la zone, qui laisse apparaître des

disproportions réelles entre les besoins identifiés et les moyens mis en œuvre, est

123

révélatrice non seulement de ces paramètres, mais aussi des limites de l’expansion

nourdjou. La djemaat de Fethullah Gülen, si elle a réussi à s’enraciner au Kazakhstan sur la

base d’une coopération durable avec les autorités, n’a pas eu la même chance face aux

autorités ouzbèkes. La suspicion du Président Karimov met l’accent sur le caractère

éminemment politique de la présence des fethullahçı en Ouzbékistan. Elle pose aussi la

question de la prétendue neutralité des activités du groupe. Plus que la forte présence des

écoles au Kazakhstan, qui découle naturellement de l’ouverture du pays, c’est la faible

implantation des fethullahçı en Ouzbékistan, qui, en dévoilant les failles du système

d’approche de Gülen, est intéressante à analyser pour mieux cerner les faiblesses internes

du mouvement et son impuissance face aux blocages externes.

Les particularités de l’implantation nourdjou danschaque république

23 L’implantation en Asie centrale fut facile, sauf en Ouzbékistan dont l’attitude parfois

réservée a poussé la direction générale des lycées à fermer certaines écoles et à pratiquer

des fusions entre plusieurs établissements. Pays qui accueille le plus d’établissements

nourdjou, le Kazakhstan représente un intérêt particulier pour les disciples de Fethullah

Gülen.

24 Les premiers lycées turco-kazakhs ouvrirent leurs portes au début de l’année scolaire

1992/93. Les 29 écoles aujourd’hui dispersées sur le territoire kazakh se sont multipliées

en un temps record, en deux années scolaires 92/93 et 93/94. Depuis 1994, aucun lycée n’a

été inauguré. En revanche, l’université Süleyman Demirel a vu le jour à la fin de l’année

1996 à l’occasion de la visite officielle du chef de l’État turc au Kazakhstan. La plupart des

établissements sont des lycées dont certains sont spécialisés en physique, biologie,

mathématiques ou orientalisme. Cependant, tous sont censés préparer les élèves aux

concours d’entrée à l’université.

25 La répartition de ces établissements dans l’espace géographique kazakh est assez

régulière. Les villes du Nord, pourtant moins peuplées que celles du Sud, sont dotées d’un

lycée nourdjou. Almaty, parce qu’elle était – et reste à certains égards – la capitale du pays

concentre une bonne partie des établissements (cinq lycées et l’université Demirel), alors

que la nouvelle capitale, Astana, ne compte qu’un seul lycée et que la direction générale

prévoit cette année seulement d’en fonder un autre en prévision du déménagement des

structures de l’État8.

26 La région sud du pays – Chimkent, Turkestan, Kızıl Orda et Jamboul (Taraz de son nouveau

nom) – accueille aussi un nombre important d’écoles turques. Région plus

« authentiquement » kazakhe que le Nord russifié, elle intéresse plus particulièrement les

missionnaires turcs, conscients que le nouveau régime engagé dans une politique de

kazakhisation du pays va soutenir leurs activités dans ces villes. Chimkent et son oblast

comptent trois lycées dont un spécialisé en orientalisme.

27 Une caractéristique frappante des écoles turques, non seulement au Kazakhstan mais

encore dans l’ensemble des républiques d’Asie centrale, est leur aspect très

majoritairement masculin. À peine deux, parfois trois lycées seulement par république

ouvrent leurs portes aux filles. La mixité n’est pratiquée que dans les universités et les

centres linguistiques. Cette pratique est d’autant plus choquante que les États d’Asie

centrale pratiquent la mixité dans leurs écoles depuis l’avènement de l’Union soviétique,

124

pratique poursuivie après les indépendances. Cette sous-représentation des filles dans la

politique éducative de la djemaat a souvent été reprochée au mouvement par ses

détracteurs qui y voient une preuve supplémentaire du caractère rétrograde des idées de

Fethullah Gülen.

28 Une autre caractéristique des lycées du Kazakhstan est l’existence de deux établissements

spécialisés en « orientalisme ». En fait, il s’agit d’écoles qui sont plus de l’esprit des

fameux İmam Hatip Liseleri, les lycées de prédicateurs, établissements publics ou privés

qui, sous le contrôle strict de l’État, forment des jeunes dont la plupart, mais pas tous,

choisissent une vocation religieuse. L’objectif véritable de ces écoles est de former des

cadres religieux, nouveau besoin éprouvé par les autorités kazakhes qui veulent

accompagner le relatif renouveau religieux dans les provinces du sud. Rappelons au

passage que l’État turc participe également à la formation de nouveaux cadres religieux

en recevant dans les établissements théologiques de Turquie des étudiants kazakhs.

L’existence de ces écoles montre qu’il y a accord une fois de plus entre la politique

officielle turque et celle menée par des acteurs privés dans la région.

Photo n° 7 : Un lycée pour jeunes filles, Chimkent, Kazakhstan, printemps 1998.

Commentaire : La mixité n’est pas pratiquée dans les écoles de la djemaat, dont la quasi-totalitén’accueille que des garçons. La très nette sous-représentation des lycées féminins, dans des pays oùle taux de scolarisation des filles n’a rien à envier à celui des garçons, montre les limites de lamodernité dont se prévalent les nourdjou en Asie centrale. Les responsables expliquent ce déficit parla politique de formation des nouveaux régimes qui, soi-disant, accordent la priorité aux garçons.

Tableau 10 : Répartition des lycées nourdjou au Kazakhstan (1997/98)9

LocalitéGenre de

l’école

Société

gérante

Spécialité

éventuelle

Date de

création

Nombre

d’élèves

Nombre

d’enseignants

Almaty Garçons Feza Général 1993/94 157 18

125

Tolgar

Almaty Filles Feza Général 1993/94 246 25

Almaty Garçons Feza Orientalisme 1994/95 230 26

Almaty Garçons Şelale Physique 1992/93 120 13

Aksay Garçons Feza Général 1994/95 290 30

Taraz

(Jamboul)Garçons Şelale Général 1993/94 263 28

Taraz Filles Feza Général 1994/95 100 11

Taraz Garçons Şelale Économie 1993/94 210 23

Turkestan

KentauGarçons Feza Général 1992/93 194 15

Akmeschit (KızılOrda)

Garçons Feza Physique 1993/94 256 24

Akmeschit Filles Feza Général 1994/95 143 16

Astana (Akmola) Garçons Feza Physique 1994/95 134 15

Aktöbe Garçons Feza Général 1993/94 263 26

Arkalık Garçons Feza Physique 1993/94 166 15

Atirau Garçons Şelale Physique 1993/94 206 22

Chimkent Garçons Şelale Physique 1993/94 333 29

Chimkent Garçons Şelale Orientalisme 1993/94 122 13

Chimkent Filles Şelale Général 1993/94 150 16

Köktchetav Garçons Şelale Général 1992/93 235 26

Jezkazgan Garçons Şelale Général 1993/94 230 22

Karaganda Garçons Şelale Général 1993/94 250 24

Koustanaï Garçons Şelale Général 1994/95 133 15

Özkemen (Oust

Kaménogorsk)Garçons Şelale Général 1993/94 189 21

Pavlodar Garçons Şelale Général 1994/95 169 19

Semeï Garçons Şelale Général 1994/95 190 21

126

Taldı Kurgan Garçons Şelale Général 1993/94 243 23

Taldı Kurgan Garçons Eflak Technique 1993/94 312 30

Almaty. Mixte Eflak Université 1996/97 150 14

TOTAL 5684 580

29 La création des lycées de ce type est rarement la réponse à une demande qui émane du

gouvernement local. Les leaders de la communauté proposent aux autorités du pays la

création d’un établissement théologique, proposition rarement rejetée puisque le coût

revient aux seuls expatriés Turcs. Les matières enseignées diffèrent sensiblement dans ce

type d’établissements. L’arabe, la lecture et l’interprétation coranique, l’histoire de

l’Islam et le droit musulman constituent les principales matières enseignées. Comme dans

les autres écoles, les « matières locales » comme la langue et la littérature kazakhes font

partie du cursus. Les élèves qui sortent de ces établissements ne poursuivent pas

forcément des études universitaires en théologie. Le commerce international (grâce à leur

maîtrise de la langue arabe) fait partie des spécialisations qui intéressent bon nombre

d’élèves diplômés. Toutefois, une majorité d’élèves se destinent à des études religieuses,

souvent en Turquie où ils passent entre deux et quatre ans à apprendre leur futur métier,

souvent imam au service de « l’islam officiel », à savoir celui que l’État met en place. Il

convient enfin de préciser que les établissements spécialisés en théologie sont implantés

dans les régions les plus traditionnelles, celles où le poids de l’islam est plus visible dans

la vie sociale. Chimkent et la ville historique de Turkestan font partie de ces régions

kazakhes où l’islam a su conserver une forte influence sur la population.

30 Comme pour le Kazakhstan, l’ouverture au Kirghizistan des lycées turcs relève d’un

processus rapide et achevé dès 1994. En revanche, là où les lycées turco-kazakhs sont

dispersés à travers le territoire, on constate une très forte implantation des lycées dans

les villes du sud, au cœur de la vallée de Ferghana, lieu de conservation de la mémoire

traditionnelle kirghize, ouzbèke et musulmane de façon générale. Les villes d’Och, Jalal

Abad, Kademjay et Kızılkaya accueillent ainsi plus de la moitié des lycées. Moins russifiées

que dans les autres villes du pays, les populations de la région présentent plus d’intérêt

aux yeux des missionnaires turcs même si, officiellement, ils affirment ouvrir des écoles

sans tenir compte du caractère ethnique ou confessionnel des habitants. Les autres villes

du pays ne sont pas pour autant négligées.

Tableau 11 : Répartition des lycées nourdjou au Kirghizistan10 en 1997/98 (tous gérés par lasociété Sebat A.Ş.)

LocalitéGenre de

l’école

Spécialité

éventuelle

Date de

création

Nombre

d’élèves

Nombre

d’enseignants

Bichkek Garçons Général 1992/93 249 35

Aytchurek Filles Général 1993/94 168 26

İssik Köl Garçons Général 1992/93 262 28

127

Narin Garçons Général 1993/94 181 24

Osh-Sema Garçons Général 1992/93 302 32

Osh Garçons Technique 1993/94 174 27

Tokmak Garçons Commerce 1993/94 130 22

Kademjay Garçons Orientalisme 1993/94 187 25

Kızılkaya Garçons Commerce 1994/95 129 23

Jalal Abad Filles Général 1995/96 78 18

Jalal Abad Garçons Général 1993/94 233 31

Université Ala Taou,

BichkekMixte Général 1996/97 ? ?

TOTAL 2093 291

31 Au Turkménistan, les lycées nourdjou bénéficient du bon climat qui règne entre Ankara et

Achkhabad. La plupart des entreprises étrangères présentes dans le pays sont turques et

deux citoyens turcs occupent même des postes de conseiller du Président Turkmenbachi.

L’adjoint du ministre de l’Éducation nationale, Muammer Türkyılmaz, est une

personnalité importante de la djemaat de Fethullah Gülen. La bonne entente entre les

deux États s’explique par l’appartenance des deux peuples turc et turkmène à la branche

oghuz de la grande famille turcique. On sait effectivement que les ancêtres des Turcs

anatoliens, les Seldjoukides, sont partis de l’actuel Turkménistan. Sans sous-estimer la

validité de cette hypothèse, les plus pragmatiques voient davantage dans cette lune de

miel entre les deux États le résultat d’une heureuse conjoncture.

Tableau 12 : Répartition des lycées nourdjou au Turkménistain en 1998/9911 gérés par la sociétéBaşkent Eğitim Şirketi

LocalitéGenre de

l’école

Spécialité

éventuelle

Date

d’ouverture

Nombre

d’élèves

Nombre

d’enseignants

Achkhabad Mixte

Université

(gestion

philologie)

1994/95 419 43

Achkhabad Garçons

Anadolu

Lisesi

(général)

1992/93 378 40

Dashaouz Garçons Général 1993/94 192 21

Kerki Garçons Général 1994/95 147 17

128

Tchardjou Garçons Général 1993/94 226 27

Buzmeyn Garçons Général 1994/95 138 19

Tedjen Garçons Général Idem 149 18

Mary Garçons Général 1993/94 248 28

Bayramali Garçons Général 1993/94 231 23

Köhne Urgenç Garçons Général 1993/94 187 20

Nebitdağ Garçons Général 1993/94 181 26

Turkmenbachi Garçons Général 1993/94 134 20

Achkhabad Filles Commerce 1994/95 187 19

Achkhabad Garçons Technique 1994/95 150 25

Centre de

languesMixte

Langues et

informatique1994/95 327 7

TOTAL 3294 353

32 En effet, le Turkménistan est à la recherche de partenaires solides et indépendants pour

accompagner le développement du pays tout en laissant son président gouverner à sa

guise. C’est ce que lui donnent les Turcs en se contentant d’investir dans les grandes villes

turkmènes sans s’occuper de la politique intérieure du pays. En se refusant à toute

ingérence, les investisseurs turcs font le choix de leurs intérêts lucratifs. La politique

officielle de la Turquie au Turkménistan comme dans les autres États de la région

s’inspire de la même Realpolitik et a toujours cherché à soutenir les régimes en place,

fussent-ils en directe continuité avec les anciens régimes. La répartition des lycées est là

aussi équilibrée, même si, pour des raisons plus qu’évidentes, la capitale Achkhabad est

mieux servie en lycées nourdjou que le reste du désert turkmène. Chaque ville

d’importance a son lycée turc comme le montre le tableau 12. Bien que le pays soit un

vaste désert, l’effort de couverture du territoire et des populations permet aux

éducateurs turcs d’être présents sur tout le territoire et dans chaque ville d’importance

moyenne.

33 De tous les lycées turcs en Asie centrale, ceux d’Ouzbékistan connaissent la situation la

plus incertaine compte tenu de la complexité des relations entre la Turquie et

l’Ouzbékistan. Dès le départ, elles ont oscillé entre euphorie et crises diplomatiques

graves. Clairement identifiés comme turcs, les animateurs de ces lycées payent cher le

prix des mauvaises relations entre les deux États. Indépendamment des tensions

diplomatiques, les lycées de Fethullah Gülen sont stigmatisés par les autorités ouzbèkes

qui les soupçonnent de faire du prosélytisme. Ici comme dans toutes les républiques

d’Asie centrale, la création des lycées peut être considérée comme le fruit d’une

concertation à trois : Turgut Özal et Fethullah Gülen12 d’une part et le président ouzbek

129

Islam Karimov, d’autre part – lequel au début de la décennie 1990, entretenait encore

d’excellentes relations avec la Turquie.

34 Les lycées sont bien répartis sur l’ensemble du territoire ouzbek puisque chaque ville

importante est dotée d’une école. La vallée de Ferghana, région plus « musulmane » que

le reste du pays, en compte quatre (Ferghana ville, Kokand, Andijan et Namangan). On

peut supposer que, conscients de l’importance potentielle tant humaine qu’économique

de la région de Ferghana, les missionnaires turcs ont délibérément cherché à bien

s’implanter dans la vallée. Le Karakalpakstan, république autonome au sein de

l’Ouzbékistan, a un lycée dans sa capitale Nukus. Tachkent concentre le plus grand

nombre de lycées, compte tenu de sa taille et de son statut de capitale.

Tableau 13 : Répartition des lycées nourdjou en Ouzbékistan13, tous gérés par la société Silm

Localité Genre de l’écoleSpécialité

éventuelle

Date

d’ouverture

Nombre

d’élèves

Nombre

d’enseignants

Tachkent Garçons Général 1992/93 243 15

Kirbay-Tachkent Garçons Général 1993/94 185 11

Tachkent Filles Général 1993/94 148 9

Tachkent Garçons Economie 1993/94 214 14

Tachkent Garçons Informatique 1993/94 154 14

Nukus Garçons Général 1992/93 180 12

Ferghana Garçons Général 1992/93 203 12

Andijan Garçons Général 1993/94 166 11

Angren Garçons Général 1993/94 155 11

Samarcande Garçons Général 1992/93 198 12

Namangan Garçons Général 1992/93 232 14

Boukhara Garçons Général 1992/93 225 12

Urgench Garçons Général 1992/93 205 12

Kokand Garçons Général 1993/94 215 16

Jizzak Garçons Général 1993/94 187 11

Termez Garçons Général 1993/94 144 10

130

Tachkent

Ulughbek

International

School

Mixte Grande École 1995/96 120 12

Tachkent Mixte École de langues 1993/94 160 2

TOTAL 3334 210

35 L’Ouzbékistan est le seul des quatre États turcophones à ne pas avoir d’université

fethullahçı, la législation du pays ne le permettant pas. En effet, l’accord prévu dans le

cadre de la charte 255 (le chiffre se rapporte au numéro du décret présidentiel régissant la

coopération éducative avec l’étranger) ne donne pas la possibilité à un État étranger de

créer une université sur le sol ouzbek14. En revanche, l’Ulughbek International School est

une grande école de niveau universitaire dont le succès et le prestige sont attestés par le

nombre élevé de candidats qui passent chaque année le concours d’admission malgré la

cherté de la scolarité (plus de 5000 dollars américains par an).

36 En guise de conclusion sur la répartition des lycées nourdjou dans l’espace centrasiatique,

il convient de noter que les disparités entre les différentes régions de chaque État ne sont

pas aussi tranchées que ce à quoi nous pouvions nous attendre, malgré une répartition

démographique très inégale. Les fethullahçı sont bien partout présents et actifs. Les zones

rurales comme les zones urbaines, les régions à majorité « allogène » comme celles où la

population slave prédomine, sont couvertes par ces lycées avec pratiquement la même

intensité.

37 On constate cependant une plus forte présence de ces lycées au Kazakhstan, pourtant

moins turcophone que ses voisins. En fait, le degré de turcophonie n’est pas le plus

important des critères pour expliquer la présence des écoles turques dans un pays d’Asie

centrale. D’autres critères sont à prendre en considération comme le degré d’ouverture

du pays sur l’étranger, les possibilités qu’il offre aux investisseurs étrangers et le degré de

dynamisme du groupe missionnaire turc implanté dans un pays. En fonction du pays, du

contexte et du poids des investisseurs turcs sur place, un ou plusieurs des critères cités

précédemment seront privilégiés pour s’implanter dans un pays d’Asie centrale. Le seul

critère de la turcophonie ne suffit pas.

Le mode de création et le fonctionnement d’une école fethullahçı

38 Pour au moins deux raisons, la situation qui prévaut au début des années 1990 est

favorable à l’implantation et au renforcement des lycées turcs en Asie centrale. D’abord,

la conjoncture en Turquie le permet. Depuis les années 1980, la société turque fonctionne

dans une logique purement capitaliste, grâce à l’ouverture du pays à l’économie

internationale. Les entreprises économiques ont prospéré, l’exportation est devenue le

credo des entrepreneurs. Ceux qui appartiennent à la mouvance de Fethullah Gülen ont

parfaitement leur place dans ce secteur dynamique de l’économie turque. Puis l’intérêt

pour l’Asie centrale s’éveilla et la conquête de ce nouveau marché fut un test pour

l’économie turque.

131

39 Sa stratégie économique dans l’ex-URSS offre un bilan mitigé, fait de demi-succès et

d’échecs à peu près maîtrisés. L’épanouissement de la Turquie sur la scène internationale

relève également de la relative décrispation de la société sur la question religieuse. Le

coup d’État militaire de 1980 et ses instigateurs soucieux de mettre le pays à l’abri du

communisme favorisèrent plus ou moins le retour de l’islam sur la sphère publique. Le

mouvement de Fethullah Gülen bénéficia en premier lieu de ce climat favorable pour

mieux s’organiser dans le pays.

40 Turgut Özal fut l’homme clé de la politique turque en Asie centrale, favorable à la percée

turque dans cette région. Le dynamisme économique et la libéralisation politique qui

caractérisent la Turquie des années 1980 sont en grande partie son œuvre. Pragmatique

et clairvoyant, Turgut Özal avait réussi, comme son successeur Süleyman Demirel, à

établir des relations personnelles et amicales avec les chefs d’États d’Asie centrale.

Provincial, musulman conservateur de cœur mais moderniste quand il le fallait, son règne

fut profitable à la djemaat de Fethullah Gülen, qui, grâce à l’engagement du Premier

ministre a ouvert toutes ses écoles en Asie centrale.

41 La conjoncture locale s’y prêtait également. Tout d’abord les dirigeants centrasiatiques

réagirent positivement à l’arrivée des investisseurs anatoliens dans leur pays. La Turquie

ayant été le premier État à reconnaître l’indépendance de ces pays, ils eurent une image

très positive des Turcs. Au-delà des embrassades entre Özal, Karimov, Nazarbaev, Niyazov

et Akaev, les chefs d’États d’Asie centrale voulaient une présence turque susceptible

d’apporter un nouvel équilibre dans le jeu géostratégique de la région.

42 Enfin, l’attitude bienveillante des Occidentaux est une des pièces maîtresses du jeu qui

favorisa la présence des Turcs en Asie centrale. Le « modèle turc » pour l’Asie centrale n’a

pas été qu’une invention turque. L’Occident en général et les États-Unis en particulier ont

largement soutenu l’action de la Turquie dans cette région, par crainte de la voir glisser

dans l’aire d’influence iranienne. La prise de conscience ultérieure qui innocenta l’Iran de

noirs desseins fragilisa les Turcs, car les Occidentaux avaient déjà tempéré leur

enthousiasme face au modèle turc de développement économique et social pour l’Asie

centrale.

43 Concrètement, sur le terrain, lorsque les États d’Asie centrale se sont ouverts, les hommes

d’affaires nourdjou ont été les premiers à remplir les avions de la compagnie aérienne

turque, Turkish Airlines, pionnière, dès 1992, pour assurer des vols réguliers en direction

de Tachkent et d’Almaty. Arrivés dans ces capitales, les hommes d’affaires ont établi les

premiers contacts avec les personnalités économiques, administratives et même

politiques du pays, afin de collecter un maximum d’informations sur tous les besoins, en

vue d’investissements futurs. Et c’est de la même façon que des professionnels de

l’enseignement sont arrivés. Ils ont été aussi parmi les premiers nourdjou à fouler le sol

ouzbek, kazakh, turkmène et kirghize à l’heure des indépendances. Une fois la liste des

contacts établie, ils invitèrent en Turquie des délégations souvent composées de

décideurs économiques, politiques et d’intellectuels. Sur place, ceux-ci furent

directement pris en charge durant tout leur séjour en Turquie par la djemaat ou une de

ses innombrables fondations.

44 Durant leur séjour en Turquie, ils furent invités à visiter les écoles, fondations, cités

universitaires et entreprises contrôlées par les membres de la djemaat. Une fois séduites,

on fit miroiter à ces personnalités influentes la possibilité de créer les mêmes

infrastructures dans leur pays, en Ouzbékistan, au Kazakhstan, au Kirghizistan ou au

132

Turkménistan. La djemaat trouva ainsi ses interlocuteurs et s’assura leur appui. De retour

en Asie centrale, il ne restait plus qu’à envoyer les fonds et mobiliser les associations

d’hommes d’affaires nourdjou de chaque ville de Turquie.

45 Il est difficile de préciser davantage la manière dont la djemaat choisit les hommes

d’affaires qui vont la représenter en Asie centrale, car la part du secret est très

importante dans les activités des nourdjou, même si ces dernières années des progrès ont

été obtenus en matière de communication et de transparence. Chaque ville de Turquie a

son association éducative, culturelle, économique ou sportive plus ou moins affiliée à la

djemaat. Cette affiliation n’est pas à considérer dans l’absolu. Être de la djemaat ne signifie

pas avoir une carte de membre, payer une cotisation mensuelle ou annuelle comme s’il

s’agissait d’un club sportif ou d’un parti politique. Cette question de l’adhésion doit être

saisie dans sa définition la plus simple : être de la djemaat, c’est fréquenter les cercles

nourdjou, lire la littérature du mouvement et être prêt à recevoir une mission15 du

Hocaefendi, le « Maître respecté ».

46 Le « jumelage »16 entre villes ou régions d’Asie centrale et de Turquie résulte le plus

souvent de relations informelles. Il obéit à des règles officieuses assez floues et, dans la

pratique, occupe une place particulière dans l’implantation des entreprises et des écoles

nourdjou en Asie centrale. Les hommes d’affaires d’Adana, par exemple, investissent dans

la région de Samarcande et l’école turque de cette ville est sous leur responsabilité

financière, dans le sens où ils se chargent de collecter les fonds nécessaires à son

fonctionnement. Il existe plusieurs accords, plus ou moins tacites, de jumelage entre une

région de Turquie et une région d’Asie centrale.

47 Lors d’une mission dans la ville ouzbèke de Ferghana, je fus frappé par le caractère quasi

parfait de cette coutume. En effet, tous les Turcs expatriés venaient de la même région de

Turquie. Les deux ou trois entreprises (un restaurant, une entreprise mixte turco-

ouzbèke spécialisée dans les lessives) et plusieurs professeurs du lycée de Ferghana

étaient originaires de la région d’Elazığ et de ses environs. La suite des entretiens avec la

communauté turque expatriée dans cette ville m’a permis de comprendre ce phénomène.

48 On retrouve là la force d’une solidarité basée sur l’appartenance régionale, appelée

hemşehrilik en turc, ce qui signifie concitoyen au sens strict. Ce principe de solidarité est

très fort au sein de la communauté turque expatriée en Asie centrale (et en Europe au

sein de la population immigrée turque)17. Justifié par une même origine géographique, ce

mode de solidarité permet à la djemaat de bien fonctionner en créant des sous-groupes de

travail entre des collaborateurs d’une même ville. Toute idée de « supériorité

géographique » est cependant absente de ces structures nourdjou. Les commerçants

nourdjou de Sakarya expatriés en Asie centrale ne se sentent pas différents de leurs

collègues d’Izmit ou d’Erzurum.

49 Après la prise de contacts avec les différentes autorités compétentes sur place et l’arrivée

d’hommes d’affaires turcs, les écoles sont inaugurées et les élèves recrutés sur concours.

Généralement, une vieille école est reprise, réhabilitée et équipée par les Turcs. Il arrive

aussi que l’État d’accueil cède un local devenu inutile après la dislocation de l’Empire et la

fermeture d’administrations, comme certaines cellules du Parti. La rénovation des

bâtiments cédés, souvent indispensable, est assurée gratuitement dans la plupart des cas

par les entreprises turques de bâtiment. Cependant, en signe de bonne volonté, l’État

d’accueil prend à sa charge les dépenses des écoles en eau, électricité et gaz. Les salaires

des professeurs font partie des charges de l’entreprise turque qui gère les lycées.

133

50 Une fois acquis et transformé pour les besoins de la cause, l’établissement est équipé en

matériel pédagogique de qualité, la plupart du temps importé de Turquie. Ordinateurs,

équipement pour laboratoires de biologie et de physique, photocopieurs, chaises, tables,

livres, papier et jusqu’à la vaisselle de la cantine du lycée sont directement envoyés par

les entreprises de Turquie. Cet équipement moderne, joint à l’enseignement de qualité

dispensé dans ces écoles, constitue la clé de voûte du succès des établissements fethullahçıen Asie centrale.

Mode de recrutement des enseignants pour les lycées

51 Lieu de socialisation par excellence, la famille est le principal lieu où se forment les

cadres nourdjou. Traditionnellement, les enfants qui grandissent dans un environnement

gagné par les idées nourdjou finissent par le devenir. Une bonne partie des missionnaires

rencontrés en Asie centrale venaient de milieux déjà acquis à la cause nourdjou.

Cependant, la famille est loin d’être le lieu exclusif où se forment les disciples du

mouvement.

52 L’école, autre lieu de socialisation offre aussi des possibilités d’adhésion à un groupe de

pensée. Dans le cas des fethullahçı, les lycées et les universités ont contribué grandement à

l’augmentation des membres de la djemaat. Généralement, les plus actifs diffusent à

l’école les œuvres de Said Nursi et de Fethullah Gülen auprès de leurs collègues. Le

prosélytisme se fait, de façon évidente, plus facile et plus ouvert quand les écoles en

question sont privées et directement contrôlées par la djemaat, comme c’est le cas du

célèbre collège Yamanlar à Izmir, lieu de formation de bon nombre de dirigeants et esprits

fethullahçı.

53 Les cités universitaires contrôlées par la communauté, parce qu’elles subviennent aux

besoins des plus nécessiteux, jouent aussi un rôle non négligeable dans le recrutement

des missionnaires en Asie centrale. La cité universitaire a un rôle fondamental car en tant

que foyer d’habitation d’une grande famille d’étudiants, elle constitue une sorte d’école

de formation aux missions de la djemaat. Les activités sociales, culturelles et la vie

associative y ont une importance toute particulière. Hébergeant certains étudiants venus

du monde turcophone, les cités universitaires sont le lieu idéal de formation et de

diffusion des idées de la djemaat en Asie centrale.

54 Enfin, les ışık evleri, « les maisons de lumière » dont il a été question auparavant,

appartements collectifs de 5 à 8 étudiants, contrôlés directement par la djemaat, ont

formé de nombreux jeunes à la philosophie du mouvement. Moins connus sont les

recrutements effectués dans les institutions de l’armée et de la police, recrutements

souvent dénoncés par la presse hostile à Fethullah Gülen18. Ici la distinction est

primordiale entre recrutement et enrôlement. Dans l’armée et la police, le but n’est pas

d’enrôler mais de diffuser le discours de la djemaat en vue de futures adhésions.

L’enrôlement intervient plus tard. Une fois persuadée qu’un recruté est un élément fiable,

la direction de la société fethullahçı (une fondation éducative, une direction de cité

universitaire ou les responsables d’une revue nourdjou) œuvre pour qu’il obtienne un

poste dans la vaste entreprise de la djemaat.

55 Les jeunes fethullahçı formés dans les institutions citées ci-dessus se retrouvent après

leurs études dans les milieux professionnels les plus divers, allant de l’université à

l’épicerie en passant par les entreprises commerciales et industrielles les plus variées. Les

134

jeunes diplômés intéressent tout particulièrement les responsables des lycées en Asie

centrale, car ils répondent à la majorité des critères qui régissent le recrutement.

56 Mes entretiens avec les professeurs des lycées m’ont permis d’arriver à la conclusion

suivante19 : le choix d’un professeur amené à travailler dans un lycée à l’étranger se fait

selon ses compétences, son mode de vie et son attachement aux valeurs nationales et

religieuses. Plus concrètement, il existe différentes sociétés d’enseignement privé de la

djemaat en Turquie comme Silm, Şelale, Başkent et Sebat, pour ne citer que celles qui sont

actives en Asie centrale. Elles organisent des concours de sélection des professeurs. Les

candidats, possédant de préférence une certaine expérience dans l’enseignement, sont

convoqués et passent un examen pour tester leurs connaissances dans leur discipline

(mathématiques, histoire, anglais, etc.). Cependant, la compétence professionnelle et la

maîtrise du métier d’enseignant ne suffisent pas, il faut aussi satisfaire à d’autres critères.

« On ne va pas envoyer, pour citer les propos d’un professeur dans un lycée duTurkménistan20, un communiste athée ou quelqu’un qui déteste son pays, sa nation ».

57 Les plus attachés aux valeurs nationales, à la Turquie sont nettement préférés aux jeunes

plus proches des idéaux de gauche. De même que la totalité des candidats accueillis sont

plus ou moins respectueux d’une certaine éthique islamique.

58 L’insistance sur l’attachement aux valeurs nationales découle directement d’une adhésion

directe à la turcité qu’on constate chez Gülen et les siens. Il convient toutefois de

souligner que certains enseignants recrutés correspondent parfaitement aux critères sans

être pour autant de fins connaisseurs de la djemaat. Du moment qu’ils sont suffisamment

musulmans croyants et pratiquants et suffisamment turcs, les sociétés éducatives les

sélectionnent. Ces jeunes apprendront à devenir nourdjou après leur parachutage à l’école.

59 En réalité, les modalités de recrutement passent essentiellement par un réseau de

connaissances. Un membre de la djemaat présente à sa société un ou des amis tout aussi

fidèles que lui aux idéaux de la communauté. Ici, comme dans bon nombre d’autres

associations, clubs, partis ou organisations similaires, le parrainage fonctionne assez bien.

Un jeune diplômé qui veut travailler dans un lycée en Asie centrale n’a de chance de

réussir le concours de sélection que s’il est membre de la djemaat et que son appartenance

et sa fidélité sont attestées par une tierce personne. Ce système de cooptation fonctionne

aussi dans le cas des mutations des professeurs d’un pays à un autre. L’organisation est

vaste et, sans les conseils d’un membre dont la fidélité ne fait pas de doute, la fiabilité des

recrutements est impossible.

60 De ce fait, les professeurs mutés dans les écoles d’Asie centrale ont des profils similaires,

ce qui leur permet de mieux aborder la cohabitation avec des collègues qu’ils rencontrent

souvent pour la première fois, loin du pays natal. Mais surtout, ce mode de recrutement

permet de constituer des équipes homogènes ayant le même profil et les mêmes objectifs,

l’idéal pour une bonne diffusion du message de la djemaat.

61 Sans être les plus nombreux, les centres de langue et d’informatique occupent une place

privilégiée dans le dispositif éducatif de la djemaat en Asie centrale. L’apprentissage du

turc, de l’anglais et des notions de base de l’informatique est devenu indispensable pour

nombre d’étudiants amenés à travailler avec des sociétés étrangères. Autrefois absente

des écoles, des instituts et universités centrasiatiques, la langue turque de Turquie fit au

lendemain des indépendances son entrée dans les établissements de toutes les

républiques.

135

Photo n° 8: « The role of the teacher », lycée de Nebit Dagh, Turkménistan, novembre 1998.

Commentaire : Si l’enfant est au centre de toute la politique éducative des nourdjou, le maître disposed’une image quasi sacrée, dans le sens où il est le guide de l’enfant dans la vie. Sur cette photo, uneclasse d’anglais, langue dont l’enseignement dans les écoles de la djemaat participe grandement àleur prestige.

62 En Ouzbékistan, l’institut d’orientalisme de la capitale, l’université des langues du monde,

l’université d’État de Tachkent et certaines universités de province dispensent

aujourd’hui des cours de turc. L’ambassade de Turquie a aussi ouvert des écoles,

notamment pour l’apprentissage du turc de Turquie21. Dans les autres républiques, le turc

connaît le même succès, notamment grâce à l’arrivée massive d’entreprises turques qui

embauchent une bonne partie de leur personnel sur place.

63 Plus forte encore est la demande qui émane des habitants d’Asie centrale pour

l’apprentissage de l’anglais depuis la fin de l’URSS qui oblige les nouveaux États à s’ouvrir

au monde entier. Le British Council spécialisé dans l’enseignement de l’anglais a désormais

des centres dans chaque capitale centrasiatique. Des organismes américains (IREX et

ACCELS par exemple) sont également présents pour donner des cours de langue et

d’informatique. De même que des jeunes universitaires américains, affiliés à une

organisation dont on dit qu’elle est missionnaire en Asie centrale, la Peace Corp, sont

dispersés aux quatre coins de l’Asie centrale pour promouvoir l’anglais et la culture

américaine par le biais de l’enseignement de différentes disciplines dans les écoles et les

universités.

64 Les différentes sociétés éducatives de la djemaat ont su déceler chez certaines catégories

sociales ouzbèkes, kazakhes, turkmènes et kirghizes une forte aspiration à apprendre le

turc, l’anglais et l’informatique22. Ainsi, dans chaque capitale, la direction générale des

lycées a-t-elle mis en place des centres de langue où sont acceptés aussi bien les

débutants que les étudiants et professionnels les plus avancés. À Tachkent, les centres de

langue sont dans les locaux même de la direction générale. À Bichkek, Almaty et

Achkhabad, des centres similaires ont été créés et ils sont fréquentés par des gens de tous

136

âges et de toutes motivations (professionnelles, loisirs, études, etc.). Le centre

d’informatique et d’anglais d’Almaty, installé non loin du palais présidentiel, est très

apprécié des jeunes Kazakhs qui aspirent à travailler dans des sociétés étrangères et à

s’ouvrir sur le monde.

65 Moins nombreuses et de création plus récente, les universités constituent une autre

catégorie d’établissements gérés directement par des membres de la communauté de

Fethullah Gülen. Comme on le verra dans les chapitres sur l’idéologie véhiculée par la

communauté en Asie centrale, les universités jouent un rôle complémentaire de celui des

lycées. Au nombre de trois dans toute la région – Achkhabad, Bichkek et Almaty – ces

établissements furent ouverts bien après les lycées afin de permettre à une partie des

diplômés d’y suivre des études universitaires.

66 La première université nourdjou d’Asie centrale vit le jour à Achkhabad23. Inaugurée en

1994, elle n’est opérationnelle qu’en 1996. Installée dans des bâtiments rénovés, elle

s’élève à la sortie de la ville sur la route de Göktepe, ville-citadelle en cours de

restauration et haut lieu de la résistance turkmène contre les armées russes jusqu’en

1881. Son nom exact est Uluslararası Türk-Türkmen Üniversitesi, université turco-turkmène

internationale, mais en fait elle n’est que binationale car la quasi-totalité des étudiants

sont turcs et turkmènes, à l’exception de quelques Ouzbeks et Kazakhs. Le nombre limité

d’étudiants inscrits – 700 lors de notre dernière mission effectuée en novembre 1998 – est

une donnée fondamentale pour mieux évaluer le phénomène « université fethullahçı » en

Asie centrale. Organisée en trois facultés – histoire, ingénierie civile et gestion – avec

différentes sections dans chacune des facultés, l’université prévoit de se développer dans

les années à venir. Une maquette géante installée à l’entrée du bâtiment principal donne

quelques précisions sur la future extension de l’université et ses nouvelles filières.

L’enseignement se fait en turc, en anglais et en turkmène et parfois en russe. Comme dans

la plupart des structures éducatives de la djemaat, les filles sont très peu nombreuses.

67 Pratiquement tous les établissements de la djemaat en Asie centrale accueillent des

garçons. Le nombre de lycées réservés aux filles ne dépasse pas les deux ou trois par

république. Curieusement, les autorités locales ne dénoncent pas ce fait. Au

Turkménistan, c’est l’État qui a demandé à ce que la priorité soit donnée aux

établissements masculins. Interrogés sur cette « préférence », les dirigeants de la djemaat

répondent qu’il est difficile de faire venir des enseignantes dans ces pays – comme si les

hommes ne pouvaient pas enseigner à des jeunes filles – et que les volontés des nouveaux

régimes vont dans ce sens. Selon eux, dans tous ces nouveaux États, les dirigeants

viseraient à créer des nouvelles élites, essentiellement masculines.

68 En vérité, la part de la djemaat est considérable dans cette discrimination envers les filles.

Les nouvelles républiques ont besoin d’écoles modernes, bien équipées et capables de

préparer les jeunes à des concours universitaires dans le pays et à l’étranger. Par

conséquent, ils prennent en large partie ce qu’on leur propose, ce qui ne veut pas dire

qu’ils n’ont pas leurs propres exigences en matière de coopération. Les projets

d’ouvertures d’écoles émanent toujours des Turcs de la djemaat. Ces derniers, bien que

musulmans modernes, tolérants et modérés, n’en restent pas moins attachés à une

conception traditionnelle et traditionaliste de l’éducation. La conception qu’ils se font de

l’éducation et de la place de la femme dans la société explique largement pourquoi les

missionnaires créent peu d’établissements féminins en Asie centrale.

69 Les études sont payantes, chaque élève doit payer l’équivalent de 3000 dollars par an, un

prix excessivement élevé pour le pays mais que les responsables nourdjou peuvent

137

imposer puisque la capitale turkmène ne compte que deux universités, la seconde étant

l’Université d’État portant le nom du grand poète turkmène du XVIIIe siècle, Mahdumguli24. Sur les 700 élèves que comptait l’université en 1998, environ 150 venaient de Turquie.

Ceux-là sont souvent des jeunes qui n’ont pu intégrer une université turque (échec ou

prix exorbitant) et qui sont venus faire des études au Turkménistan par goût de

l’aventure ou parce que leurs parents y travaillent. Quant aux élèves turkmènes, ils sont

issus des milieux privilégiés de la société et peuvent à ce titre se payer des études très

coûteuses à l’échelle du pays. Cependant une minorité d’élèves suit les cours

gratuitement. Il s’agit des 25 premiers au concours organisé par l’université pour le

recrutement des étudiants.

70 Des établissements universitaires similaires ont été créés à Almaty et à Bichkek, avec

quasiment les mêmes critères et les mêmes objectifs. L’université d’Almaty porte le nom

du président Süleyman Demirel, qui l’a inaugurée le 16 décembre 1996, jour de

commémoration du dixième anniversaire des événements d’Almaty25. L’université portait

au départ le nom de Fatih (le conquérant en turc) mais, sur proposition du Président

Nazarbaev, elle a changé de nom. Par sa taille elle est encore plus petite que celle

d’Achkhabad mais ses responsables évoquent d’ambitieux projets d’agrandissement. La

faculté d’économie, la plus dynamique et importante de l’université, cherche à former des

cadres nouveaux pour répondre aux besoins des entreprises étrangères qui s’implantent

dans le pays.

71 L’université Ala Taou (du nom d’une chaîne de montagne) de Bichkek est une copie

parfaite de l’université Süleyman Demirel. Avec l’université Manas, créée par l’État turc

qui la gère via son ambassade, elle participe au renforcement des liens entre la Turquie et

le Kirghizistan. Modeste (à peine 400 étudiants en 1998), elle correspond aux attentes

d’un État kirghize qui préfère les établissements éducatifs de petite taille.

72 Dans les trois capitales où existent une université publique turque, créée par l’ambassade

et une université privée de la djemaat, on constate l’existence de liens et d’échanges dans

tous les domaines. Les professeurs des deux universités se fréquentent et échangent des

idées. La coopération touche surtout les méthodes éducatives. Des projets communs de

conférences et de commémorations (fête de la République, arrivée d’une importante

mission diplomatique, etc.) sont menés par les responsables des deux types

d’établissements, à Almaty et Bichkek.

73 L’Ouzbékistan est le seul pays d’Asie centrale où la djemaat n’ait pas d’université. Les

autorités ouzbèkes ont toujours cherché à mettre une certaine limite à leur coopération

avec la Turquie. En revanche, l’International Ulughbek School de la djemaat est une

institution qui accueille des jeunes étudiants et leur donne une formation de niveau

universitaire.

Matières privilégiées et frais de scolarité

74 Si la djemaat dispose de centres de langue et de quelques universités en Asie centrale, la

plupart de ses établissements sont tout de même des lycées dont la principale mission est

de bien préparer les élèves aux concours d’entrée dans les universités nationales ou

étrangères. Ces lycées sont, en majorité, des copies conformes des célèbres Anadolu

Liseleri très appréciés en Turquie. Établissements publics malgré leurs apparences, ces

lycées ont en Turquie la particularité de recruter leurs élèves en organisant des concours

138

très sélectifs. Les Anadolu Liseleri peuvent assurer un enseignement général ou technique

mais dans les deux cas l’éducation se fait dans une langue étrangère (en anglais le plus

souvent). Jusqu’à une date récente, les élèves qui voulaient intégrer ces lycées passaient

un concours d’entrée à la fin de l’école élémentaire, c’est-à-dire après les cinq années de

l’enseignement obligatoire. Le concours réussi, les élèves suivent une première année

préparatoire, où ils apprennent une langue étrangère, l’anglais, l’allemand ou le français,

principales langues d’enseignement dans ces lycées. Après cette année préparatoire, ils

ont une scolarité de sept ans, équivalente aux quatre années de collège et trois années de

lycée en France.

75 Les sept années passées dans ces écoles d’élite augmentent leurs chances d’entrée à

l’université. À la rentrée scolaire 1997/1998, une loi a porté la durée de l’école obligatoire

de cinq à huit ans. Les Anadolu Liseleri ont dû modifier de ce fait leur mode de

fonctionnement. Les élèves commencent désormais plus tard leur cursus et restent moins

longtemps dans ces écoles, qui deviennent maintenant des lycées spéciaux, alors qu’avant

la réforme, elles assumaient le double rôle de collège et de lycée.

76 Tous les lycées turcs d’Asie centrale fonctionnent dans cette logique. Les élèves sont

admis à la suite de concours très sélectifs26. En mai, chaque république organise un

concours national pour recruter les meilleurs élèves et ceux des lycées turcs y

connaissent un franc succès. Les concours sont placés sous le contrôle des directions

générales qui envoient des professeurs organiser les examens dans toutes les villes

importantes de province.

77 Pays multiethniques, les États d’Asie centrale ont encore de fortes minorités russes,

notamment au Kazakhstan : au moment de l’indépendance, la composante russe de la

population était encore majoritaire. Ce multiethnisme apparaît également dans les écoles

de la djemaat où les jeunes élèves russes et « autochtones » se retrouvent sur les mêmes

bancs. Une importance cruciale est accordée au reflet de la composition multiethnique du

pays dans les écoles nourdjou.

78 Mathématiques, langues (russe et langue locale) et culture générale sont les matières qui

comptent pour le concours de recrutement. Les copies sont imprimées dans la capitale et

envoyées dans plusieurs écoles de province, où les professeurs turcs surveillent avec leurs

collègues locaux le bon déroulement des examens : ceux-ci sont ouverts aux élèves sortis

de la cinquième ou sixième classe selon le pays, c’est-à-dire diplômés du premier échelon

dans le système éducatif de l’ex-URSS qui prévaut encore dans les républiques

indépendantes d’Asie centrale. Comme en Turquie, ces lycées ont pour principale mission

éducative de bien préparer les élèves aux concours universitaires – mission accomplie,

comme on le verra.

139

Photo n° 9 : Un élève russe dans une école turque, Nebit Dagh, Turkménistan, novembre 1998.

Commentaire : La djemaat aime à rappeler que ses écoles accueillent aussi des jeunes Russes. Elleveut prouver par-là qu’elle ne pratique aucun ostracisme envers les minorités non musulmanes.Soucieuse de cultiver une image d’ouverture et de dialogue, la communauté de Gülen encouragesérieusement les jeunes Russes à passer les concours d’entrée en leur offrant, le cas échéant lesaides nécessaires.

79 La scolarité était au départ gratuite dans tous ces établissements. Ils bénéficiaient (et

bénéficient toujours) du soutien financier des entreprises turques de Turquie et d’Asie

centrale. Mais, une fois solidement implantées dans chaque pays et après avoir gagné en

popularité et prestige auprès des populations locales, les établissements ont

progressivement instauré une scolarité payante. En début 2003, il n’existait pas encore de

grille unique régissant les frais de scolarité. Les situations varient selon les pays. Ainsi, en

Ouzbékistan, la scolarité est gratuite dans les lycées mais payante à l’International

Ulughbek School, où elle avoisine les 5000 dollars par étudiant et par an. Au Kazakhstan, les

parents d’élèves n’ont pas à payer de frais d’inscription mais ils doivent acheter certains

livres coûteux, notamment les manuels de langue directement importés de Grande-

Bretagne. Au Kirghizistan, seule la cantine est à la charge des parents, les autres frais de

scolarité étant directement payés par l’école. Au Turkménistan, la scolarité est devenue

payante deux ans à peine après l’ouverture des premiers lycées.

80 À terme, l’objectif des responsables fethullahçı est de rendre toutes les écoles payantes.

Dans l’immédiat, les difficultés économiques dans lesquelles se débattent ces pays

rendent délicat le passage à une scolarité payante. En revanche, des arrangements

existent entre la direction des lycées et les parents d’élèves brillants dont les difficultés

financières sont très sérieuses. S’ils sont dans l’incapacité absolue de payer, la direction le

fait à leur place. De même, les premiers classés lors des concours sont exemptés des frais

d’inscription.

81 Le programme éducatif appliqué dans ces établissements mérite une attention

particulière. Les deux tableaux suivants apportent de précieuses informations sur le

contenu des cours dans ces lycées au Turkménistan et au Kazakhstan. Bien que

140

privilégiant les sciences dures, ces écoles ont parfois des classes adaptées aux

« littéraires » grâce à l’existence de sections spéciales où les matières littéraires disposent

d’aménagements horaires.

82 Comme le mettent bien en évidence les tableaux 14 et 15, la première année est consacrée

à l’apprentissage du turc et de l’anglais, quel que soit le pays ou le type de lycée. Aux

élèves ne parlant à leur entrée ni le turc ni l’anglais (les deux principales langues

d’enseignement) les éducateurs imposent jusqu’à vingt heures d’anglais par semaine et

dix heures de turc (plus facile à enseigner à ces enfants qui souvent parlent déjà une

langue turcique à leur arrivée). La première année est fondamentale, puisque c’est durant

les premiers mois que l’élève acquiert les compétences linguistiques qui vont l’aider à

assimiler une très grande quantité de savoirs durant les quatre années d’études qui

l’attendent.

83 Quelle que soit la spécialisation du lycée (scientifique ou littéraire) la domination de la

langue anglaise est une règle intangible. Dans les cours, la langue du pays arrive en

deuxième place, suivie du turc. Le russe est quasiment absent de ces écoles. Cependant la

possibilité est offerte aux élèves de pouvoir améliorer leur langue russe grâce à

l’organisation de cours facultatifs. Le russe n’est pas oublié, car c’est encore une des

langues maternelles de ces enfants, souvent scolarisés en russe avant leur arrivée au lycée

turc et qui continuent de le parler entre eux dans la cour de récréation27.

Tableau 14 : Programme des lycées de la djemaat au Turkménistan, section scientifique(1997/1998)28

Matières 6e, 1er semestre 6e, 2e semestre 7e 8e 9e 10e

Langue

d’enseignement

ment

Langue turkmène 4 3 5 3 3 3 Turkmène

Langue turque 7 7 3 3 3 3 Turc

Anglais 20 15 6 4 4 4 Anglais

Russe 1 1 2 1 2 1 Russe

Mathématiques 2 7 7 6 7 Anglais

Physique 3 5 5 5 Anglais

Chimie 2 4 4 4 Anglais

Biologie 2 4 4 4 Anglais

Epistémologie 3 Anglais

Informatique 2 3 Turc

Histoire

du Turkménistan 2 1 1 1 Turkmène

141

Histoire générale 1 2 1 1 Turc

Géographie

générale 2 1 1 Turc

Géographie du Turkménistan 1 1 Turkmène

Politique du Président 1 Turkmène

Morale (Edep) 1 1 Turc

Hist. des relig. 1 1 1 1 Turc

Philosophie 2 Turc

Sport 2 2 2 2 2 2 Turkmène

Musique 1 1 1 Turkmène

Dessin 1 1 1 Turkmène

Nombre total d’heures 37 36 38 41 41 41

Tableau 14 : Programme des lycées de la djemaat au Kazakhstan, section scientifique (1997/1998)29

Matières 7e, 1er semestre 7e, 2e semestre 8e 9’ 10e 11“Langue

d’enseignement

Anglais 20 15 5 4 4 4 Anglais

Langue kazakhe 3 3 3 3 4 4 Kazakh

Langue turque 10 8 3 2 2 2 Turc

Algèbre 3 5 5 4 5 Anglais

Géométrie 2 2 2 3 Anglais

Physique 2 4 4 2 2 Anglais

Chimie 1 3 3 1 2 Anglais

Biologie 1 2 3 1 1 Anglais

Informatique 2 2 2 Turc

Histoire kazakhe 1 1 2 2 Kazaklı

Histoire générale 2 2 3 3 Turc

142

Géographie du Kazakhstan 1 1 2 2 Kazakh

Géographie générale 1 2 2 2 Turc

Éducation physique 2 2 2 2 2 2 Kazakh

Musique 1 1 Kazakh

Dessin 1 1 Kazakh

Philosophie 2 2 Turc

Histoire des religions 1 1 1 Turc

Morale (Edep) 1 1 1 1 1 1 Turc

Langue russe (option) 1 1 1 1 1 1 Russe

Droit 1 1 Kazakh

Nombre total d’heures 39 39 39 39 39 39

84 Comme nous l’avons déjà vu, c’est l’enseignement de l’anglais qui fait en grande partie le

succès des écoles turques. De ce fait, son enseignement ne fait que se renforcer et les

professeurs des lycées sont à la recherche constante de nouvelles méthodes pour le

perfectionner. Quoique soucieuses avant tout d’assurer un enseignement scientifique, les

écoles turques ne négligent pas pour autant les matières littéraires comme l’histoire, la

géographie, la musique, etc. L’histoire générale et l’histoire des religions sont enseignées

en turc de Turquie. Ce sont des matières qui permettent surtout aux enseignants de

sensibiliser les enfants sur des questions vastes comme la turcité, la fraternité des peuples

turciques, etc. Nous reviendrons sur le contenu de ces matières quand il sera question

d’analyser l’idéologie du mouvement.

85 La langue nationale est surtout utilisée pour les disciplines concernant le pays comme

l’histoire ou la géographie nationale. Il peut arriver que les enfants ne commencent à

apprendre cette langue qu’une fois scolarisés au lycée turc. C’est notamment le cas des

enfants russes qui apprennent le turc et le kazakh, le turkmène, l’ouzbek ou le kirghize à

l’école turque. J’ouvre une parenthèse pour signaler que la part des enfants russes n’est

pas négligeable dans ces écoles nourdjou. Bien que ne parlant aucune langue türk à leur

arrivée, ils apprennent rapidement le turc et réussissent plutôt bien leur scolarité. Les

directions générales des lycées, soucieuses de donner une image positive, ouverte et

tolérante de leur mouvement, encouragent l’arrivée dans leurs établissements de jeunes

russes.

86 L’analyse des matières enseignées dans ces écoles montre une très large domination des

disciplines scientifiques. Même les lycées censés accorder une nette priorité aux matières

littéraires dispensent un important enseignement scientifique à leurs élèves (voir tableau

15). Les matières scientifiques et l’économie, avec l’informatique, sont les matières dont

l’acquisition est la plus utile pour la réussite des concours universitaires, objectif

principal des élèves de ces établissements. Le choix de privilégier les sciences dures est

143

assez caractéristique de la djemaat qui se veut moderniste et ouverte aux sciences comme

le souhaitait le père fondateur du mouvement nourdjou, Said Nursi.

87 Cependant ceci est assez courant chez certains mouvements islamistes car les sciences

dures « occidentales » et rationnelles sont acceptées, mais pas les sciences sociales. Cette

« négligence » des sciences sociales montre les limites de la modernité dont se réclame la

djemaat. La plupart des organisations islamistes importent d’Occident les sciences dures

(mathématiques, informatique, chimie, technologie) mais dans une moindre mesure tout

ce qui relève des sciences humaines. Ceci est plus vrai dans le cas des organisations

islamistes radicales (souvent très politisées), moins pour une organisation islamiste

« culturaliste » et piétiste comme la djemaat de Gülen. En fait, en Asie centrale, il est plus

facile d’ouvrir une école quand on y enseigne les sciences et les langues étrangères. En

d’autres termes, « tout n’est pas de la faute » des nourdjou. L’enseignement des sciences

humaines est confié par l’État de préférence à ses propres éducateurs.

88 Comme les États musulmans quelques décennies auparavant, les nouveaux régimes

estiment que c’est l’importation de technologie et de science qui peut les aider à sortir de

l’impasse, pas les courants d’idées (véhiculés par l’enseignement des sciences humaines).

Cette attitude se remarque également dans la politique d’envoi d’étudiants à l’étranger.

Les sciences « dures » sont prioritaires dans cette politique de formation de nouveaux

cadres.

89 Quelques traits généraux peuvent être tirés de ces développements pour conclure sur le

mode d’implantation de la djemaat en Asie centrale. La première caractéristique du réseau

nourdjou dans ces États est son caractère élargi à toutes les sphères de la société. Plusieurs

catégories de décideurs concourent à renforcer l’assise de la communauté de Fethullah

Gülen dans ces États.

90 Pour ce qui concerne les décideurs politiques, certains gouverneurs de province (les

hokims ouzbeks et leurs équivalents dans les autres républiques), députés et même

ministres, apportent leur soutien aux écoles turques dans lesquelles ils cherchent à

scolariser leurs enfants. Certes, toutes ces autorités politiques ne font pas partie des

groupes de solidarité et de soutien aux lycées de Gülen, mais nombreux sont les élèves des

établissements nourdjou dont les parents appartiennent au cercle des décideurs.

91 Quant aux décideurs économiques, il est évident que les réseaux favorables aux lycées

comptent aussi bon nombre de « nouveaux riches », ceux qui ont su s’adapter à la

« nouvelle économie ». Il s’agit notamment d’hommes d’affaires qui font du commerce

avec l’étranger. Les entrepreneurs ouzbeks qui travaillent dans des joint-ventures

(ouzbéko-turques, kazakho-turques, etc.) apportent leur soutien à ces écoles dont ils

apprécient l’enseignement des langues étrangères.

92 Dans le milieu universitaire, les relations sont suivies entre directions des lycées et

enseignants en vue d’une bonne transition pour les lycéens du cycle secondaire au cycle

supérieur. Le réseau se constitue quand les responsables de la djemaat convainquent les

universitaires de l’importance de leurs écoles pour l’amélioration du système éducatif du

pays.

93 Au sein du milieu intellectuel, enfin, des écrivains, poètes, chanteurs et artistes sont

régulièrement courtisés par la djemaat. Par exemple, au Turkménistan, le poète

Hudaynazarov, intellectuel en vogue comme tous doivent l’être dans ces États, est

régulièrement invité à s’exprimer dans les publications des lycées turcs. En Ouzbékistan,

le poète « officiel », Abdullah Aripov, est choyé de la même manière. Les appuis

144

recherchés et souvent obtenus auprès de ces intellectuels permettent à la direction des

lycées turcs de s’assurer une caution morale. La djemaat a besoin de ces cautions morales,

pour mieux faire valoir auprès du régime en place les services rendus au pays.

94 Ces appuis suffisent-ils à protéger des lycées implantés dans des pays en plein processus

de transition du système soviétique vers un autre, plus incertain tain ? En fait, la

protection a ses limites et la stratégie des lycées qui consiste à s’appuyer sur les réseaux

n’apporte pas toujours les fruits escomptés. Une fois encore, la situation ouzbèke est un

cas d’école. L’implantation réussie de la djemaat dans ce pays, sa bonne acceptation et ses

rapports cordiaux avec les forces vives du pays n’ont pas empêché le régime ouzbek de

mettre fin à l’existence des établissements nourdjou par un simple décret à la rentrée

2000/2001.

95 Dans des régimes plus ou moins despotiques, comme c’est le cas de la plupart des pays

d’Asie centrale, les caprices d’un chef d’État se moquent des réseaux de solidarité. La

logique du réseau fortement utilisée par les nourdjou est une stratégie qui ne peut réussir

sans le soutien du premier décideur du pays. Dans un espace politique où la compétition

des groupes et des idées est directement régie par le pouvoir, elle montre ses

insuffisances. La fermeture des lycées turcs en Ouzbékistan en est une illustration

éclatante.

96 Les établissements furent installés dans chaque pays grâce à une bonne combinaison des

appuis trouvés sur place et en Turquie. Les réseaux nourdjou et ceux qui sont proches de la

djemaat sont à la base de la vaste entreprise missionnaire des disciples de Gülen.

NOTES

1. La Turquie, par le biais du ministère de l’Éducation nationale, qui dispose d’au moins un

représentant dans chaque ambassade turque à l’étranger, s’intéresse d’assez près aux activités

éducatives et culturelles des fondations privées turques qui agissent en dehors des frontières

nationales. Régulièrement, des réunions des représentants des écoles privées à l’étranger sont

organisées à Ankara, dont l’objectif est de garder un certain ascendant sur ces établissements.

Voir à ce litre T.C. Milli Eğitim Bakanlığı, Yurt Dışı Öğretim Genel Müdürlüğü (Ministère de

l’Éducation nationale, Direction de l’enseignement à l’étranger), Yurt Dışında Açılan Özel Öğretim

Kurumları Temsilcileri İkinci Toplantısı (Deuxième réunion des représentants des fondations privées

d’enseignement à l’étranger), Ankara, MEB, 1997.

2. Le classement des pays est en ordre décroissant du nombre d’écoles implantées. Ces chiffres

proviennent des rapports du ministère turc de l’Éducation nationale, établis à partir des données

transmises par les directions générales des lycées dans chaque pays.

3. Voir Zaman, 25 décembre 1997.

4. Je m’appuie sur les données fournies par la direction générale des lycées dans chaque

république. Chaque direction met à la disposition des rares curieux une petite brochure de

présentation qui insiste généralement sur les résultats (médailles et concours gagnés par les

élèves, les statistiques de réussite aux examens universitaires, etc.). L’ambassade turque, et

notamment la section de la coopération éducative et linguistique (Milli Eğitim Müşavirliği),

constitue également une source utile d’informations sur les lycées nourdjou.

145

5. Sur la nature des liens entre ces sociétés, voir le chapitre V.

6. Le volume des investissements turcs dans ce pays est une donnée fondamentale qu’il faut

constamment avoir à l’esprit pour comprendre le phénomène nourdjou en Asie centrale. Pour un

bilan global des échanges économiques entre la Turquie et les républiques turcophones d’Asie

centrale voir Bayram BALCI, « Les relations économiques entre la Turquie et les républiques

turcophones d’Asie centrale », Les Dossiers de l’Institut Français d’Études Anatoliennes, Istanbul, n° 5,

janvier 2001, pp. 57-70.

7. La part du groupe ethnique kazakh dans la population totale du Kazakhstan ne fait que croître

depuis l’indépendance du pays. Le départ de certaines familles russes et la politique délibérée de

Nursultan Nazarbaev d’encourager le retour au Kazakhstan de la diaspora kazakhe (notamment

celle de Mongolie et de Turquie) contribuent au redressement de la situation en faveur des

Kazakhs.

8. La décision de créer un second lycée dans la nouvelle capitale est présentée comme un soutien

à la politique présidentielle de changement de capitale, décision dans laquelle les enseignants

disent se reconnaître car elle leur rappelle la décision d’Atatürk de transférer la capitale

d’Istanbul à Ankara. Mais en fait, la véritable raison est ailleurs, ce changement va obliger bon

nombre de Kazakhs à s’installer à Astana dont la population croît déjà fortement.

9. Source : statistiques de la direction de la firme KATEV, responsable des lycées nourdjou au

Kazakhstan.

10. Liste établie d’après les données fournies par la direction de la firme Sebat, gérante des lycées

de la djemaat au Kirghizistan. Le nombre total d’étudiants et d’enseignants ne tient pas compte de

l’université, dont les statistiques n’ont pu être obtenues.

11. Liste établie d’après les données fournies par la direction générale de la firme Başkent (à

Achkhabad) responsable des lycées de la communauté de Gülen au Turkménistan.

12. Il n’existe aucune preuve officielle d’un quelconque pacte entre Özal et Gülen même si ce

dernier affirme, dans certaines de ses confessions, envoyer ses amis rencontrer le Premier

ministre de l’époque afin qu’ils agissent de concert en Asie centrale. Connaissant le caractère

pragmatique et visionnaire de Turgut Özal, personne ne serait surpris d’apprendre sa

coopération avec Gülen pour mieux défendre les intérêts de la Turquie. En tous cas une chose est

sûre : une fois créés, les établissements nourdjou ont été très encouragés par le Premier ministre

qui n’a cessé de souligner leurs qualités lors de chacune de ses rencontres avec ses pairs

centrasiatiques.

13. Source : la direction générale des lycées turcs en Ouzbékistan. Le bureau linguistique de

l’ambassade de Turquie à Tachkent m’a aussi aidé à compléter la liste.

14. Voir Modern Eğitim Dergisi (Revue d’enseignement moderne), revue pédagogique des lycées

turcs, n° 1, 1997. On y trouve les accords de coopération éducative signés entre la Turquie et

l’Ouzbékistan.

15. L’expression « rendre un service », hizmet etmek, est assez usitée dans les cercles fethullahçı.Quiconque est proche de la djemaat se tient prêt à accomplir la mission que son chef peut lui

confier du jour au lendemain.

16. Le jumelage n’a rien d’officiel. Il est l’œuvre d’individus de la djemaat de Gülen. Les mairies

des villes ou des régions ne sont pas concernées.

17. Sur le fonctionnement de la solidarité sur le principe du hemşehrilik, voir Sema ERDER

KÖKSAL, « Istanbul’un Yeni Sahipleri, nerelisin hemşehrim ? » (Les nouveaux maîtres d’Istanbul :

d’où es-tu concitoyen ?), Görüş, n° 12, 1993, pp. 75-80. On peut également consulter les

éclairantes études d’Ayşe GÜNEŞ AYATA, « Gecekondularda Kimlik Sorunu, Dayanışma

Orüntüleri ve Hemşehrilik », (La question identitaire dans les gecekondu : liens de solidarité et

origine géographique commune), Toplum ve Bilim, n° 51/52, pp. 89-102, et de Sema ERDER, İstanbul

’a bir Kent Kondu, Ümraniye, (Une ville s’est posée à Istanbul, Ümraniye), Istanbul, İletişim

Yayınları, 1996, pp. 108-117 et 234-242.

146

18. Sur le recrutement que la djemaat opère dans l’armée et la police voir Oral ÇALIŞLAR, Fethullah

Gülen’den Cemalettin Kaplan’a (De Fethullah Gülen à Cemalettin Kaplan), Istanbul, Pencere

Yayınları, 1997, pp. 15-19.

19. Une énumération exhaustive des entretiens qui m’ont permis d’arriver à cette conclusion

serait trop fastidieuse au regard de son utilité. Je dirai que les directions générales, les

professeurs rencontrés et personnalités de la djemaat à Istanbul et Ankara m’ont permis d’établir

le profil du « recruté ».

20. Şeyhmus, professeur de mathématique au lycée de Nebit Dağ, au Turkménistan, novembre

1998.

21. Bayram BALCI, « La coopération éducative et culturelle entre la Turquie et les républiques

turcophones d’Asie centrale », op. cit.

22. Pour avoir une idée de la répartition de ces centres, voir la liste des écoles par pays donnée

ci-dessus.

23. Les données sur cette université furent obtenues lors de deux missions effectuées à

Achkhabad, en juin 1997 et en novembre 1998. Le recteur Yusuf ERDOĞAN et le secrétaire

général, Ramazan YILMAZ, ainsi que plusieurs professeurs et étudiants ont été rencontrés lors de

ces missions.

24. Né en 1733 et mort en 1798, Mahdumguli est un pilier fondamental de la culture nationale

turkmène. Le régime post-communiste l’a décrété héros national et lui voue un culte dans tout le

pays.

25. Le 16 décembre 1986, au lendemain de la décision de Moscou de remplacer à la tête du PC

local le kazakh Kunaev par le russe Kolbin, des milliers d’étudiants kazakhs sont descendus dans

les rues. La milice a réagi en tirant sur la foule pour contrôler ces jeunes qui scandaient des

slogans nationalistes kazakhs hostiles aux Russes. Les autorités du Kazakhstan indépendant ont

choisi cette date pour déclarer l’indépendance nationale fêtée chaque année en grande pompe.

26. Le taux de réussite au concours d’entrée de ces lycées est généralement assez bas puisque

selon les républiques, chaque année, entre 10 et 15 % des candidats réussissent à entrer dans ces

écoles. Le succès grandissant de ces écoles - objet des prochains chapitres - attire à ces concours

chaque année plus de candidats, ce qui diminue davantage le taux de réussite.

27. Quant au français, il n’a hélas aucune place dans ces établissements dont la direction générale

n’a jamais accepté mes services bénévoles.

28. Données fournies par la direction de la firme Başkent, responsable des lycées nourdjou du

Turkménistan.

29. Données fournies par le directeur du lycée garçons de Chimkent, Kazakhstan.

147

Chapitre 5 : Relais et réseaux des écoles nourdjou en Asie centrale

1 Loin d’être marginalisés dans leur environnement centrasiatique, les établissements de la

djemaat sont insérés dans un processus complexe de relations publiques afin de gagner

une légitimité, indispensable à l’accomplissement des missions qui leur sont assignées. La

stratégie de séduction vise principalement trois catégories d’autorités : les organisations

turques expatriées qui les financent en partie, les gouvernants centrasiatiques en place

qui légifèrent en matière de coopération éducative et les parents d’élèves dont le soutien

est primordial pour les nourdjou lorsqu’ils doivent négocier leur présence avec les

autorités locales.

2 La démarche que suivent les nourdjou en Asie centrale varie en fonction du contexte et de

l’autorité dont il s’agit de gagner la confiance, mais, dans tous les cas, le modèle de

réussite scolaire proposé aux élèves et le caractère moderne de leur enseignement sont

mis en avant dans leurs actions de marketing. Les appuis et relais en Asie centrale peuvent

être classés en deux catégories, ceux sur lesquels la djemaat peut déjà compter et ceux

qu’elle se gagne en peu de temps grâce aux résultats de ses écoles.

Les appuis « acquis d’avance » ou les organes de la djemaat

3 À leur arrivée en Asie centrale, les missionnaires nourdjou ne pouvaient Pas compter sur

une communauté turque déjà installée dans ces pays. En Europe, par exemple, la

population immigrée turque a toujours été un appui fondamental aux différents

mouvements socio-politiques et religieux désireux de s’établir dans les villes

européennes. On pense notamment aux réseaux d’entraide que les Turcs d’Europe ont

fournie à de grandes formations politiques turques (Refah, les organisations alévies, etc.).

En Asie centrale, la communauté de Gülen ne disposait pas de courroies de transmission

prééta blies et a dû créer ses propres réseaux de solidarité.

4 La seule communauté « turque » qui aurait pu soutenir le mouvement dans ses premières

incursions dans ces pays était la minorité meshkète. Il s’agit d’une minorité turque

originaire de Géorgie, déportée par- Staline pen dant la Seconde Guerre mondiale, comme

148

bon nombre de « peuples punis » Pour avoir « collaboré ou s’être apprêté à le faire » avec

les troupes nazies lors de leur progression militaire vers le Caucase1. Mais le soutien de

cette minorité ethnique ne pouvait guère être utile à la communauté de Gülen. En effet,

en dépit de leur dialecte turc très proche de l’accent d’un habitant de Kars ou d’Erzurum,

les Meshkètes n’ont aucun poids dans la vie politique des pays où ils sont présents. De

plus, quelques années auparavant, en Ouzbékistan, dans la vallée de Ferghana,

d’importants et sanglants affrontements ethniques avaient provoqué le départ d’une

partie de cette communauté et le silence et l’effacement de ceux qui sont restés.

5 De ce fait, la communauté de Gülen n’a d’abord pu compter que sur ses propres forces,

c’est-à-dire sur les réseaux et relais nourdjou partis de Turquie en Asie centrale dès

l’éclatement du système soviétique et l’ouverture de ces nouveaux Etats au monde. Un

des organes de publication du mouvement en Turquie, le quotidien Zaman fait partie des

premières implantations nourdjou en Asie centrale, pour le plus grand bonheur des

responsables des lycées.

6 Unique journal turc présent aux quatre coins du monde (Europe, Australie, Amérique et

Asie), Zaman constitue incontestablement un des piliers de la présence turque en Asie,

centrale, où il est édité depuis 1992 dans chaque capitale (sauf à Tachkent où il fut

interdit en 1994 après une brève existence). Porte-parole des nourdjou et de leur leader

turc Fethullah Gülen, le journal Zaman défend la même cause en Asie centrale mais avec

cependant bien plus de subtilité puisque aucune page n’est consacrée aux questions

religieuses, encore moins à la djemaat nourdjou. On constate d’autre part que Fethullah

Gülen, pourtant souvent amené à s’exprimer en Turquie à travers Zaman, ne le fait jamais

dans les éditions centrasiatiques du journal.

7 Le premier numéro du journal Zaman est paru dans les kiosques en Turquie le 3 novembre

1986 à l’instigation d’un groupe d’intellectuels conservateurs partagés entre l’adhésion à

la ligne politique du Parti de l’Ordre National de Necmettin Erbakan et le positionnement

dans la mouvance de Fethullah Gülen, dont la vision de l’islam n’a pas l’aspect politisé que

peut revêtir la conception erbakancı de la religion. Après une longue période de

tergiversations, la direction du quotidien a choisi de suivre la ligne de Fethullah Gülen,

devenu depuis président d’honneur du journal. Le directeur général, Ekrem Dumanlı, est

connu pour sa fidélité à la communauté nourdjou.

8 Dès 1990, cette liaison avec les nourdjou s’affiche ouvertement dans les colonnes du

journal. La plupart des interviews du chef de la communauté nourdjou trouvent ici aussi

une tribune exceptionnelle (avec l’hebdomadaire Aksiyon). Des personnalités importantes

du mouvement occupent des postes- clef dans ce journal (Latif Erdoğan, İsmail

Büyükçelebi et Fehmi Koru, les trois principaux responsables de l’édition). S’inscrivant

dans la veine des projets de « dialogue et de tolérance », thèmes racoleurs de Fethullah

Gülen qui ont fait la fortune de son mouvement en Turquie, la rédaction invite des

intellectuels d’horizons variés à écrire dans les colonnes de Zaman. Ainsi, des journalistes

comme Etyen Mahçupyan, Ferhat Kentel, sans être du mouvement, écrivent dans ce

quotidien.

9 Le journal, avec un tirage d’environ 300 000 exemplaires, occupe une place importante

dans la presse en Turquie et parmi les quotidiens populaires du pays. Privilégiant le débat

et les analyses approfondies de l’information, Zaman donne l’image d’un quotidien

sérieux, mené par des professionnels du journalisme moderne. Édité aussi dans les villes

de province (Adana, Erzurum, Izmir et Istanbul), il est bien diffusé à travers tout le pays2.

Dès le départ, les dirigeants du journal cherchent à le doter d’une stature internationale,

149

en concevant des éditions différentes et adaptées dans plusieurs pays du monde comme

les États-Unis, l’Allemagne, les Pays-Bas et la Roumanie où il est souvent hebdomadaire.

Les éditions à l’étranger se font souvent en langue vernaculaire, sauf en Allemagne et aux

États-Unis où le lectorat se compose surtout des expatriés turcs. L’Allemagne, qui en

compte quatre millions, constitue en effet un marché de taille pour Zaman.

10 Les quotidiens Milliyet, Hürriyet, Türkiye et Tercüman sont tout aussi présents en Europe

grâce à leur édition allemande mais ils sont totalement absents dans l’ex-URSS, où Zaman

s’est implanté dès le début de la décennie 1990. Le professionnalisme des journalistes de

Zaman, la bonne couverture des informations de Turquie et du monde et son ouverture à

un lectorat plus large que les simples lecteurs d’obédience nourdjou – des laïcistes affichés

lisent régulièrement Zaman – expliquent en grande partie son succès et son prestige.

11 Outre l’Asie centrale qui compte beaucoup pour Zaman, ce quotidien est Présent en

Azerbaïdjan (cinq fois par semaine, 7300 exemplaires de 12 pages) et, dans la Fédération

de Russie, au Bachkourdistan et au Tatarstan, avec pour chaque république un tirage de

3000 et 3400 exemplaires de 12 pages. Aucune édition n’existe pour Moscou mais un

correspondant permanent qui travaille avec ses collègues d’Oufa et de Kazan permet à

l’édition d’Istanbul d’informer sur toute la Russie.

12 Composante essentielle de la communauté de Fethullah Gülen, Zaman suit la logique

d’implantation du groupe nourdjou dont les représentants arrivent dès 1991/92 pour

évaluer les besoins de ces nouveaux pays3. En l’espace de quelques mois, grâce à des

contacts noués avec des journalistes sur place, des bureaux ouvrent à Almaty, Bichkek,

Achkabad et Tachkent, où l’aventure de Zaman sera de courte durée puisque la crise

politique qui éclate entre la Turquie et l’Ouzbékistan en 1994 a pour conséquence

immédiate et directe 1’interdiction du quotidien.

13 Zaman Kazakhstan propose une édition hebdomadaire comme la plupart des journaux du

pays. Avec un tirage de plus de 15 000 exemplaires (il avait commencé à moins de 10 000)

de 24 pages en turc, kazakh et russe, Zaman a réussi en peu de temps à se faire une place

dans la presse écrite du Kazakhstan, même si on ne peut pas le comparer à des journaux

comme Panorama, Egemen Kazakstan ou Karavan – ce dernier bénéficiant du soutien des

grands milieux financiers de la capitale. La communauté turque expatriée et les Kazakhs

qui travaillent dans les entreprises turques constituent l’essentiel du lectorat de Zaman.

Les centaines de firmes turques (restauration, construction, commerce) font vivre le

journal qui leur assure une bonne publicité grâce à sa diffusion dans l’ensemble du pays4.

14 Zaman Kirghizistan avec un tirage de plus de 10 000 exemplaires de 12 pages chaque

semaine, est loin de concurrencer les journaux kirghizes de langue russe comme

Vecherniy Bichkek. Ses pages en turc, kirghize et russe lui attirent un lectorat diversifié,

bien que le milieu de la coopération économique et éducative turco-kirghize soit le

principal destinataire du journal, diffusé sur tout le territoire du pays grâce à l’existence

dans chaque ville importante d’un lycée turc.

15 Zaman Türkmenistan embauche dans ses locaux d’Achkhabad quatre journalistes turcs

permanents et une quinzaine de Turkmènes chargés de la parution de l’hebdomadaire,

l’un des meilleurs du pays, où la situation de la presse est déplorable depuis

l’indépendance. Avec 16 000 exemplaires, de 16 pages hebdomadaires (bientôt

bihebdomadaire), ce journal est avant tout le reflet du dynamisme de la présence turque

dans cette capitale au paysage urbain complètement transformé par les entreprises

150

turques. C’est en effet ici que les sociétés turques parviennent à décrocher le plus de

contrats, notamment dans l’industrie textile et la construction.

16 Une des missions que la direction de Zaman assigne à ses représentations en Asie centrale

est de jouer un rôle de passerelle entre la Turquie5 et le monde turcophone en multipliant

les reportages sur la Turquie en Asie centrale et sur l’Asie centrale en Turquie. Il est

fréquent de lire dans les colonnes de Zaman en Asie centrale des articles historiques sur

les grands intellectuels turcs, l’empire ottoman, la société turque, etc. La coexistence des

trois langues – turc, langue vernaculaire et russe – parfois une quatrième, l’anglais,

permet de toucher tous les lectorats et toutes les communautés ethniques du pays. Le

journal occupe une place particulière dans la vie des Turcs expatriés en Asie centrale où

lycées, entreprises et même les ambassades « composent » avec Zaman. Un autre aspect de

la mission des journalistes de Zaman réside dans leur prétention à être les

« représentants » de la Turquie dont ils veulent défendre les couleurs et la réputation en

Asie centrale6. La diffusion de la langue, la défense des intérêts de la Turquie et la

promotion de la turcité sont les principaux objectifs avoués des jeunes journalistes.

17 Bien qu’ils s’en défendent, la mission de ces journalistes ne s’arrête pas à la

représentation de la Turquie et de la turcité. Le discours de la djemaat et sa diffusion

occupent une place notoire dans leur activité et une attention toute particulières est

accordée à la méthode de promotion des idées du mouvement. En Turquie, Zaman est

ouvertement au service de la djemaat où les membres y expriment leurs idées. En Asie

centrale, cela se fait plus subtilement, sans les photos de Fethullah Gülen ou les articles

historiques sur Said Nursi. Les entretiens effectués avec les journalistes ne laissent

aucune place au doute, tous sont marqués par la philosophie de la djemaat et cela n’est pas

neutre, sans influencer pour autant leur héritage.

18 Si officiellement aucun lien organique n’existe entre les directions générales des lycées et

le journal Zaman, en pratique les deux institutions agissent de concert et ont une

existence complémentaire Tune de l’autre. Précédant l’ouverture des lycées dans ces

États, le journal Zaman envoya d’abord des correspondants dans chaque république pour

informer le lectorat turc sur le mythique Türk Dünyası – monde turc – qui faisait la « Une »

de la presse en Turquie au lendemain de l’implosion de l’Union soviétique. Outre leur

activité de journalistes, les correspondants étaient investis d’une seconde mission qui

consistait à faciliter l’ouverture des lycées en Asie centrale.

19 Grâce à la rapidité des contacts noués avec des personnalités importantes des médias

d’Asie centrale, les envoyés de Zaman firent la promotion des lycées auprès de leurs

confrères. Intégrés dans le tissu éducatif local, les lycées continuèrent de bénéficier de

l’appui de Zaman qui participa à la campagne de promotion des établissements nourdjou.

Usant de leur influence auprès de leurs confrères kazakhs, kirghizes ou turkmènes, les

journalistes de Zaman invitent leurs collègues à défendre la cause des lycées auprès des

autorités locales.

20 Les confrères « autochtones » aussi y trouvent évidemment leur compte. En effet, en

pleine crise avec l’obtention soudaine et presque à contre-cœur de l’indépendance, les

organes centrasiatiques de presse, véritables courroies de transmission d’un pouvoir aux

abois, sont obligés de licencier leur personnel devenu trop coûteux. Dans cette situation

de crise financière des médias d’Asie centrale, l’arrivée de Zaman, épaulée par les

puissantes entreprises turques, est une aubaine pour certains journalistes kazakhs,

kirghizes, ouzbeks ou turkmènes qui peuvent bénéficier des « bons salaires » assurés par

le quotidien turc. À titre illustratif, au Turkménistan, alors qu’un journaliste de

151

Türkmenistan, présent dans l’équipe depuis dix ans ou plus touche un salaire de 25 dollars

par mois (en automne 2002), son collègue turkmène embauché par Zaman en touchera

cinq voire sept fois plus. Toutefois, certains journaux ont une situation financière

comparable (voire meilleure) à celle de Zaman, comme le quotidien kazakh Karavan qui

sert de support publicitaire à beaucoup d’entreprises économiques créées au lendemain

de l’accession du pays à l’indépendance.

21 Les débouchés (stages et emplois pour les élèves sortant des lycées) qui peuvent être

proposés par Zaman constituent en fait la pierre angulaire de la coopération entre les

écoles et le journal. Régulièrement, en été ou pendant les vacances scolaires, de jeunes

lycéens ont la possibilité de suivre des cours de formation aux métiers du journalisme. Les

écoles et centres de langues de la djemaat reçoivent, quant à eux, les journalistes

autochtones de Zaman et mettent à leur disposition des cours gratuits de turc, d’anglais et

d’informatique.

22 La coopération entre Zaman et les lycées n’en est cependant qu’à ses balbutiements. Les

élèves issus des écoles fethullahçı ne sont pas encore dans la vie active pour donner à cette

coopération la dimension escomptée par les responsables de la djemaat. En l’état actuel

des choses, Zaman est surtout une vitrine de la djemaat et un groupe de pression qui

cherche constamment à défendre les intérêts des établissements dans chaque pays et en

Turquie7.

23 La présence de Zaman en Asie centrale fait inévitablement penser à Terjuman, ce quotidien

djadid créé à la fin du XIXe siècle par le savant réformiste turco-tatar İsmail Gaspıralı.Rappelons que ce quotidien véhiculait une langue türk standardisée qui permettait

l’intercompréhension des lettrés de l’époque d’Istanbul à Kachgar8. Comme Terjuman,

Zaman est présent dans une vaste région qui s’étend d’Istanbul jusqu’à la frontière

chinoise, au Kazakhstan et au Kirghizistan. Mais la comparaison ne va guère plus loin. Les

deux quotidiens n’ont pas la même ambition. Zaman ne cherche pas à véhiculer une

langue commune mais il assure à son lectorat, dans chaque pays, des services en deux

langues, turque et locale. Contrairement à Terjuman, Zaman ne colporte pas une idéologie

panturkiste mais se veut le porte-parole d’une djemaat à l’idéologie turco-musulmane. En

Asie centrale, sa mission est facilitée par l’assistance que lui procurent les associations

d’hommes d’affaires créées par des expatriés turcs dont la plupart sont des disciples de

Fethullah Gülen.

24 En effet, une autre originalité de la présence économique turque en Asie centrale est son

fonctionnement dans un cadre associatif. Arrivés dans ces États au début des années 1990

et confrontés aux difficultés d’adaptation à un marché où les coutumes sont à la fois

nombreuses et les règles normatives inexistantes, les entrepreneurs turcs, une fois

familiarisés avec les milieux économiques de ces États, se dotèrent d’organisations afin de

résister aux bouleversements engendrés par les indépendances. En Ouzbékistan, au

Kazakhstan et au Kirghizistan, dès 1995, alors que le champ juridique et politique est

toujours peu propice à la création d’organisations privées, des hommes d’affaires turcs

créent leurs associations. Toutes poursuivent des objectifs identiques : favoriser les

échanges économiques entre la Turquie et l’Asie centrale, sans oublier l’appui nécessaire

aux écoles financées par les hommes d’affaires.

25 L’UTİD, Özbekistan ve Türkiye İşadamları Derneği (Association des Hommes d’Affaires Turco-

Ouzbeks), fut créée en mai 1995 – la première de la sorte en Asie centrale – afin, selon les

termes de son président, « d’accroître le volume des échanges économiques entre la

152

Turquie et l’Ouzbékistan et d’œuvrer pour la consolidation de la fraternité entre les deux

États9 ». Lors de sa création, l’association comptait 25 entreprises ouzbèkes et autant de

turques. Fin 1999, elle en comptait 100. Dès sa création, elle fut accréditée auprès du

ministère des Affaires étrangères comme un organisme d’utilité publique, ce qui lui

permet de jouir d’avantages considérables, notamment celui de pouvoir obtenir

facilement des visas aux hommes d’affaires de Turquie, privilège non négligeable dans un

pays où l’obtention d’un visa passe Par des tractations usantes avec les autorités

consulaires.

26 L’UTİD a servi d’exemple aux hommes d’affaires turcs actifs dans deux républiques

voisines, le Kazakhstan et le Kirghizistan. Le Turkménistan a cependant toujours été

hostile à la création de toute association qui échappe au contrôle de l’État. En revanche,

une société au statut ambigu10, Bahar Limited Company, proposait le même type de services

à Achkhabad, dans la capitale turkmène, dans les premiers mois de 1998. N’ayant pas

réussi à se trouver une clientèle suffisamment importante malgré le grand nombre

d’entreprises turques, elle fut contrainte de fermer ses portes après quelques mois

d’existence.

27 La KATİAD, Kazakistan ve Türkiye İşadamları Derneği (Association des Hommes d’Affaires

Turco-Kazakhs), tente, à sa manière, d’encourager les investisseurs des deux pays dont

elle est la représentante. À Bichkek, au Kirghizistan, la même organisation existe, sous

une autre appellation, KITİAD, Kırgızıstan ve Türkiye İşadamları Derneği, Association des

Hommes d’Affaires Turco-Kirghizes. Toutes ces associations, en menant des études et des

recherches sur le marché local, tentent de déterminer les bons créneaux

d’investissements et invitent des entreprises turques à s’engager dans les secteurs les

plus porteurs.

28 Les services rendus ou plutôt vendus, par ces associations sont sensiblement les mêmes

dans les trois républiques. La liste des avantages que comportent l’adhésion à

l’association UTİD, exposée dans son bulletin d’information numéro 111 est la suivante :

• Traduire les nouvelles lois et décrets des Républiques d’Ouzbékistan, du Kazakhstan et du

Kirghizistan et les mettre à la disposition des entreprises turques.

• Organiser des séminaires pour former les hommes d’affaires turcs à la nouvelle législation

ouzbèke, kazakhe ou kirghize.

• En partenariat avec les autorités compétentes locales, servir de conseillers aux investisseurs

turcs et gérer la coordination de leurs activités.

• Fournir une aide pratique aux entreprises turques en difficulté (notamment leurs différends

avec l’administration ouzbèke, kazakhe ou kirghize). L’expérience des premiers

investisseurs turcs arrivés dans le pays est mise à contribution pour cette aide.

• Aider les entreprises à trouver des bureaux et locaux de travail (achat ou location).

• Faciliter les échanges entre les organismes centrasiatiques et turcs, notamment en aidant les

uns et les autres à résoudre leurs problèmes de visas et de permis de séjour.

• Accueillir des hommes d’affaires turcs, organiser leur emploi du temps, prendre rendez-vous

avec les administrations demandées, etc.

29 Cet ensemble diversifié d’activités et de services montre que le principal souci des

créateurs des associations est de faciliter l’implantation des entreprises turques en Asie

centrale. N’ayant pas toujours une bonne connaissance des principales caractéristiques

législatives, financières et sociales du pays, elles font appel aux services de ces

associations afin de mieux s’informer sur le marché ex-soviétique.

153

30 Se comportant en véritables interlocutrices entre les gouvernements centrasiatiques et

les investisseurs turcs, l’UTİD, la KITİAD et la KATİAD sont souvent sollicitées par les

autorités ouzbèkes, kazakhes et kirghizes qui leur indiquent la nature des

investissements qu’elles veulent attirer dans le pays. En tant que consultants, ces

organismes jouent parfois le rôle d’un groupe de pression pour favoriser l’implantation

de leurs clients.

31 Comme elle comporte une série d’avantages, l’adhésion à ces associations est payante. En

Ouzbékistan, l’UTİD exige une somme de 1000 dollars lors de l’inscription et une

cotisation mensuelle de 100 dollars. Les revenus engendrés par la cotisation des

entreprises turques et ouzbèkes suffit à peine pour rémunérer les quelques Ouzbeks qui

traduisent les nouvelles lois du russe ou de l’ouzbek en turc. D’autre part, certaines

entreprises ne sont pas régulières dans le règlement de leurs cotisations mensuelles, ce

qui complique le fonctionnement de l’association12. L’administration de l’association est

confiée à son président, élu pour deux ans par les responsables des sociétés membres. En

Ouzbékistan, spécificité ouzbèke oblige, il y a deux présidents, un Turc et un Ouzbek,

règle de base qui s’applique à la plupart des organisations mixtes installées dans le pays.

Au Kazakhstan et au Kirghizistan, le fonctionnement est le même, des élections régulières

ayant lieu tous les deux ans pour changer le cadre dirigeant.

32 Toutes les entreprises turques présentes dans ces États ne sont pas obligées d’adhérer à

ces associations. Par exemple, à Bichkek, sont membres de la KITİAD, « la plupart des

sociétés turques de taille moyenne et en relative bonne santé », c’est-à-dire les deux tiers

des entreprises venues de Turquie13. Au Kazakhstan où le nombre de sociétés turques est

sans doute le plus élevé (250 en 1999), le nombre d’adhérents de la KATİAD n’est jamais

stable, variant de 100 à 150. Toutes ces associations fonctionnent comme un groupe

d’information et de pression. Représentatives du secteur privé turc en Asie centrale, elles

ont des rapports complexes avec les opérateurs de la politique officielle turque en Asie

centrale, à savoir l’attaché commercial de l’ambassade et l’agence TİKA14.

33 L’arrivée des délégations officielles de Turquie ou le voyage d’un président centrasiatique

à Istanbul ou Ankara permettent de resserrer les liens entre acteurs privés et publics

turcs. En temps ordinaire, cette coopération entre ambassades et associations d’hommes

d’affaires turcs est plus terne, à cause de l’aspect religieux de ces organisations, pourtant

absent dans les fiches et prospectus de présentation. En effet, a priori, rien ne permet de

déceler le caractère religieux de ces associations. Quand on est accueilli dans le bureau du

chef ou dans celui de sa secrétaire qui sert de salle d’attente, seuls les prospectus vantant

les produits et services des sociétés membres de l’association sont là pour permettre au

visiteur de passer le temps. La bibliothèque qui s’y trouve est généralement « neutre »

dans le sens où elle contient des livres dont les thèmes varient entre statistiques et bilans

économiques sur le pays.

34 Et pourtant, bien que n’apparaissant jamais dans les propos des dirigeants, les organes de

publications et encore moins dans les règlements, l’idéal nourdjou inspire ces

organisations. Les plus nombreuses et parmi les Premières à s’être implantées en Asie

centrale, les entreprises turques dites nourdjou dominent les conseils d’administration de

ces associations. À Tachkent (UTİD) et à Bichkek (KITİAD), ces associations sont

incontestablement marquées par la pensée religieuse nourdjou. Pour le prouver, il suffit

de s’entretenir avec les responsables des sociétés membres et de jeter un coup d’œil sur la

bibliothèque de leur bureau. On peut, aussi, pour en être sûr, les observer en dehors de

leur vie professionnelle. Les lieux de sociabilité qu’ils fréquentent confirment, si besoin

154

est, qu’ils appartiennent bien aux cercles de la djemaat. En revanche, on peut parler d’une

exception dans le cas de T association à Almaty où la KATİAD est dominée par des

hommes d’affaires qui ne se positionnent nullement dans la mouvance des nourdjou15, ces

derniers ayant une association à part, la KATEV, Kazakistan ve Türkiye Eğitim Vakfı(Fondation Turco-Kazakhe d’Enseignement), responsable du financement des lycées

nourdjou dans ce pays.

35 Généralement, ces hommes d’affaires nourdjou favorisent grâce à ces associations

l’implantation de nouvelles entreprises nourdjou dans le pays, tout en restant ouverts à la

coopération avec d’autres partenaires extérieurs. Plus concrètement, un homme

d’affaires nourdjou qui veut venir en Asie centrale contacte d’abord ses confrères dans sa

ville ou sa région. S’il a besoin d’un appui financier, il s’adresse à Asya Finans qui, comme

on l’a vu, soutient les investisseurs turcs qui vont en Asie centrale. Cette grande

institution financière nourdjou agit de concert avec les associations en Asie centrale. La

coopération entre les deux facilite l’implantation de la communauté de Fethullah Gülen et

le bon fonctionnement des lycées.

36 Entreprise à part entière, la direction générale des lycées fethullahçı est membre de ces

associations d’hommes d’affaires. L’association joue un rôle fondamental dans le

fonctionnement des lycées. Lieu de rassemblement de la plupart des entreprises turques –

puisque la plupart des sociétés turques présentes en Asie centrale sont fethullahçı -, les

associations encouragent les entrepreneurs à soutenir les écoles. Les fonds qui viennent

de Turquie parviennent aux lycées grâce à ces associations qui jouent ainsi un rôle

d’intermédiaire entre les compagnies turques (de Turquie et d’Asie centrale) et les lycées.

37 Des aides directes peuvent être apportées par ces associations aux lycées, notamment à

travers des dons de denrées alimentaires pour les cantines, des travaux de rénovation des

établissements scolaires ou encore l’achat de mobilier ou de matériel pédagogique. En

échange, les directions générales des lycées proposent au personnel local des associations

des cours gratuits de turc, d’anglais et d’informatique. Les élèves peuvent également, par

le biais des associations, travailler ou effectuer des stages dans les entreprises turques et

étrangères implantées dans le pays.

38 Membres de la djemaat de Fethullah Gülen, le journal Zaman et les associations d’hommes

d’affaires dont il a été question apportent leur soutien à ces lycées « par devoir » en tant

que missionnaires de la communauté en Asie centrale. En revanche, la djemaat bénéficie

aussi de l’aide de milieux qui ne lui sont pas directement liés mais qui lui témoignent une

réelle sympathie. C’est le cas de nombreux hommes d’affaires turcs qui, sans partager les

idéaux et les convictions religieuses de la djemaat, n’hésitent pas à encourager l’activité

des lycées. Leur motivation est simple : une aide à ces écoles leur est favorable à long

terme. Parlant bien le turc et l’anglais et dotés d’une formation de bon niveau, les élèves

qui sortent de ces écoles constituent une main-d’œuvre d’œuvre de choix pour les

entreprises turques implantées dans ces pays16. Nombreux sont les jeunes diplômés qui,

dès leur sortie du lycée, trouvent des emplois dans ces compagnies turques.

39 Mais si des hommes d’affaires peu sensibles à ses idées « collaborent » avec la djemaat,

c’est parfois tout simplement parce qu’ils en ignorent l’identité. En effet, les fethullahçı en

Asie centrale sont tellement prudents qu’il faut parfois être expert de leur mouvement

pour déceler leur véritable identité. Enfin, chez bon nombre de Turcs non fethullahçı, latendance est à la dédramatisation de la question religieuse dans le sens où tout en

sachant parfaitement que l’association d’hommes d’affaires est nourdjou, certains

155

entrepreneurs « laïcs » n’en coopèrent pas moins avec eux, du moment qu’ils y trouvent

leur compte.

40 Il y a différentes façons d’interpréter l’appui apporté par les hommes d’affaires laïcs (et

les gouvernements en place) à l’entreprise missionnaire nourdjou. Conscients de la force

que peut représenter la djemaat, certains d’entre eux cherchent à l’utiliser, à se servir

d’elle dans un but précis. Dans ce cas, les termes manipulateurs et opportunistes sont les

adjectifs qui s’imposent pour qualifier ces hommes d’affaires non nourdjou. Mais la

djemaat n’ignore pas l’existence de ce genre de comportement et de « mauvaises

intentions » chez ses supporters laïcs. Elle le sait et s’en sert à son tour. Il est nécessaire

pour elle d’avoir des relations suivies avec des non fethullahçı pour montrer à l’extérieur

qu’elle est une communauté ouverte et intégrée au monde qui l’environne. Par

conséquent, si manipulation et opportunisme il y a, ils sont réciproques, ils s’appliquent

aux uns et aux autres.

41 Le même raisonnement anime certains entrepreneurs centrasiatiques qui, Par sympathie

ou pragmatisme, soutiennent ces écoles en leur fournissant des aides diverses, souvent

sous forme d’équipement ou de denrées alimentaires. Constituant une catégorie à part,

ces hommes d’affaires non fethullahçı mais favorables à l’activité de ces derniers en Asie

centrale ont un profil similaire à ceux qu’on va étudier dans les lignes suivantes : les

sympathisants gagnés dans les pays d’accueil.

42 Le soutien des hommes d’affaires ouzbeks ou turcs étrangers à la philosophie de la

djemaat est un point fondamental car il montre que la communauté de Fethullah Gülen en

Asie centrale gagne du prestige et du pouvoir non pas à cause de son caractère religieux

mais justement parce qu’elle minimise sa dimension islamique en privilégiant ses autres

particularités. Autrement dit, c’est parce que la djemaat ne se présente pas dans cette

région sous sa véritable identité (religieuse) qu’elle parvient à atteindre cette suprématie.

Les appuis gagnés en Asie centrale

43 Sans l’appui en Asie centrale d’acteurs issus des sociétés locales, les écoles turques

n’auraient eu aucune chance de poursuivre leurs activités. Les parents d’élèves, les

bureaucrates-décideurs et les gouvernants participent, à différents degrés et de

différentes manières, à l’enracinement des lycées turcs dans le tissu social centrasiatique.

Mais tous ne motivent pas leur soutien de la même manière, chacun agissant en fonction

de ses intérêts. Pour comprendre leur soutien différencié aux écoles nourdjou, il faut

s’arrêter longuement sur un point fondamental : les mécanismes de réussite scolaire

qu’offrent ces écoles.

156

Photo n° 10 : Lycée de Narin, Kirghizistan, avril 1999.

Commentaire : Les cours d’informatique, synonymes de progrès et de développement économique,dispensés dans les écoles de la djemaat participent à leur popularité. Chaque lycée est équipé d’unesalle informatique moderne et souvent d’un réseau Internet qui permet de relier l’établissement aumonde entier.

44 Le premier appui vient des parents d’élèves qui, grâce à ces établissements, ont plus de

chance de voir leurs enfants réussir les concours d’entrée dans les universités. Comme le

montrent les statistiques des tableaux ci-dessous, les élèves diplômés des écoles turques

intègrent facilement les universités du pays et ont plus de chance de réussir les concours

d’entrée des universités à l’étranger, en Turquie ou ailleurs. Prenons un exemple, en

Ouzbékistan.

45 Le tableau 16 montre à l’évidence que les lycées offrent aux élèves de bonnes chances

d’entrer à l’université. Imprécis cependant, il n’informe pas sur le type d’université qui

attire le plus les diplômés de ces lycées. Un autre tableau le montrera plus loin mais il

importe de remarquer ici que les lycées turcs sont un excellent tremplin pour les études

universitaires. Cela signifie-t-il que les établissements ouzbeks offrent moins de

possibilités d’entrée à l’université ? Ce tableau ne le montre pas, d’ailleurs les autorités

ouzbèkes n’ont pas établi de statistiques sur les taux de réussite aux concours

universitaires que tout le monde suppose plus faibles que ceux des lycées turcs. Restons

en Ouzbékistan et faisons deux autres remarques qui soulignent le bon niveau des écoles

turques. L’université de Diplomatie est un établissement d’élite créé par le gouvernement

ouzbek au lendemain de l’implosion de l’Union soviétique pour former les cadres

diplomatiques et politiques à venir17. Concours difficile, il est réussi par une poignée de

jeunes passés par les meilleurs lycées du pays. Un grand nombre de lycéens diplômés des

écoles turques sont inscrits dans cette université, alors même que les lycées turcs ne

représentent que 10 % de l’ensemble des lycées dans chaque pays18.

46 Bon nombre d’élèves titulaires de bourses d’études à l’étranger sont issus des lycées turcs.

L’État ouzbek, soucieux de former une génération de cadres modernes, a créé la fondation

UMİD19 (« espoir ») pour permettre aux meilleurs d’obtenir des bourses d’études à

157

l’étranger. Les compétences linguistiques constituent le principal critère de sélection

pour ceux qui postulent dans l’espoir de parfaire leur formation aux États-Unis, en

Angleterre, au Japon, en Allemagne ou en France, pays considérés par le président Islam

Karimov comme des modèles de développement économique et social.

Tableau 16 : Taux de réussite aux concours d’entrée à l’université des diplômés des lycées nourdjouen Ouzbékistan, en 199720

Ville d’accueil du

lycée

Nombre de diplômésNombre d’élèves admis à

l’université

Diplômés cette

année

Candidats aux concours

universitaires

Nombre de

réussites

Taux de

réussite

Andijan 31 31 26 83,9

Boukhara 45 44 37 84,1

Jizzakh 39 37 29 78,4

Namangan 43 43 41 95,3

Noukous 27 26 22 84,6

Samarcande 24 24 20 83,3

Termez 24 24 24 100

Tachkent 57 57 45 78,9

Tachkent (national)21

39 38 32 84,2

Angren 31 31 30 96,8

Ferghana 39 39 37 94,9

Khorezm 29 29 23 79,3

Tachkent

(Économie)55 54 44 81,5

Tachkent

(Informatique)32 29 23 79,3

Kokand (Économie) 83 81 71 87,6

Total 170 164 138 84,1

47 Or, les lycées turcs privilégient l’enseignement en anglais des sciences dures et de

l’économie. Résultat, une bonne partie des boursiers UMİD inscrits dans les universités

anglo-saxonnes ont fait leurs études dans les lycées turcs avant d’entrer dans une

158

université de la capitale et d’obtenir une bourse pour l’étranger. Une nuance s’impose

cependant. Certes, les lycées de la djemaat constituent un bon tremplin pour les études à

l’étranger. Mais, à l’exception des lycées nourdjou d’Ouzbékistan qui n’ont pas le droit

d’envoyer leurs élèves en Turquie, la plupart des établissements de la djemaat en Asie

centrale orientent leurs élèves vers des universités turques. C’est notamment le cas du

Turkménistan où l’on constate qu’en 1996/97, sur les 150 diplômés « nourdjou » du pays,

plus de la moitié se rendent en Turquie pour y suivre essentiellement des études

d’économie et de relations internationales22.

48 L’esprit de compétition fait partie de la stratégie de séduction de la djemaat en Asie

centrale. Cet esprit s’exprime à travers des concours interscolaires au niveau national et

international. Les olympiades sont des compétitions par discipline auxquelles se livrent

chaque année les différentes écoles des pays de l’Union soviétique. Héritage du système

éducatif soviétique, ce mode pyramidal et éliminatoire des concours en mathématiques,

français, anglais, histoire, physique et autres matières, permet chaque année de repérer

les meilleurs établissements du pays. Le meilleur élève d’une école entre en compétition

avec ceux des autres écoles de la ville, puis de la région et enfin du pays.

49 Les responsables des lycées turcs se sont vite intéressés à ces compétitions qui leur

permettent de se forger une bonne réputation grâce aux prix remportés. Une nouveauté a

même été apportée par les missionnaires turcs à ces compétitions. En effet, durant la

période soviétique, le stade ultime des olympiades était à l’échelle de l’Union. Les meilleurs

élèves ouzbeks pouvaient aller à une compétition qui se déroulait à Moscou. Les

missionnaires nourdjou se mirent à organiser des olympiades au niveau eurasien et

international dans certaines disciplines. Dans tous les pays où ils sont implantés, les

responsables des lycées mettent au centre de leur stratégie publicitaire les succès obtenus

à ces concours.

Tableau 17 : Résultats des olympiades internes au Turkménistan23 pour l’année 1996/9724

Discipline

Nombre d’élèves classés

Premiers Deuxièmes Troisièmes

Mathématiques 3 1 1

Physique 1 2 2

Chimie 2 1

Biologie 3 3 1

Anglais 4 3

Turkmène 1 1 1

Informatique 1 1 1

TOTAL 11 13 9

159

50 Ces chiffres prennent tout leur sens si l’on a à l’esprit le fait que les lycées turcs, au

Turkménistan comme dans les autres pays, sont très minoritaires. N’ayant pas vraiment

d’équivalent à cause de leur fonctionnement spécifique, ces établissements préparent très

bien leurs élèves à participer aux compétitions nationales. La comparaison entre écoles

turques et « locales » est délicate à exprimer sous forme de chiffres. En effet, le nombre

d’élèves inscrits dans les écoles turques dans chacune de ces républiques ne dépasse pas

les 10 % d’une tranche d’âge.

51 Malgré cela, les établissements turcs remportent fréquemment des concours. Afin d’avoir

une idée de l’écart entre le faible nombre d’élèves scolarisés dans les écoles turques et

leurs performances, signalons qu’en Ouzbékistan, les lycées et gymnasiums ouzbeks en

mesure de préparer les élèves aux concours universitaires (études générales, non

professionnelles et techniques) étaient au nombre de 126 en 1995. À la même date, 15

lycées turcs formaient des « bacheliers ». Le nombre d’élèves scolarisés était

respectivement de 40 000 et d’environ 3000. Les écoles turques ont donc une importance

numérique limitée dans le système éducatif ouzbek, ce qui met davantage en valeur leur

succès dans la formation des futures élites. Ce caractère élitiste est un trait marquant de

la djemaat, en Turquie comme en Asie centrale.

52 Dans toutes les républiques d’Asie centrale, ces résultats font la fierté des responsables

des écoles turques, des parents d’élèves et des autorités étatiques en place.

Régulièrement, les présidents des États envoient des lettres de félicitations aux uns et aux

autres25. Les olympiades sont d’une extrême importance pour la djemaat en Asie centrale,

comme en Turquie, car les prix remportés lui permettent de se forger une réputation

d’organisation éducative performante capable de faire la promotion du pays d’accueil sur

le plan international. Les félicitations présidentielles font constamment référence aux

possibilités qu’offrent les olympiades en matière de promotion de leur pays sur la scène

internationale. Même le petit Turkménistan a vu son nom cité à l’occasion de concours

scientifiques internationaux26.

53 La nature des compétitions exige pourtant qu’on relativise le succès des écoles et des

élèves qui les représentent. En effet, comme le montrent les tableaux, la plupart des

concours sont organisés en Turquie ou en Asie centrale. Le caractère « international » est

une légère exagération dans le sens où en réalité peu de pays externes à la CEI y

participent. Les jeunes lycéens des pays occidentaux n’y participent pas, à l’exception,

épisodique, de jeunes étudiants des pays de l’Est européen.

Tableau 18 : Les prix obtenus par les lycées turco-turkmènes à des olympiades internationales27 en1996 et 199728

Lieu du

concoursVainqueurs, individuels ou en équipe Classement Matière

EN 1996

Istanbul Kakacan KÖMÜROV

2e mondial en

théorie et 2e

mondial en

pratique

olympiades

mondiales de

biologie

160

Istanbul Coskuk KERİMOV

3e mondial en

théorie et 2e

mondial en

pratique

olympiades

mondiales de

biologie (2e

série)

Istanbul Merdan KAKACANOV

3e mondial en

théorie et 3e

mondial en

pratique

olympiades

mondiales

biologie

Istanbul Maksat HALLIEV

2e mondial en

théorie et 3e

mondial en

pratique

olympiades

mondiales de

biologie

Ukraine Kakacan KÖMÜROV 1er mondial

olympiades

mondiales de

biologie

UkraineJoshkun KERİMOV, Merdan KAKACANOV, Maksat

HALLIEYEV2e mondial

olympiades

mondiales de

biologie

AnkaraMegen ATACANOV, Eziz MUHAMMETKULİEV,

Ruten RAHMANOV, Vepe HALLIYEV3e mondial

olympiades

mondiales de

mathématiques

EN 1997

Izmir JIBANOV Jigor et PavelMédaille

d’argentmathématiques

IzmirAMANNAZAROV Begenç et

Jigor JIBANOV

Médaille

de bronzemathématiques

Konya

Muhammet

MUHAMMETKULIEV,

ATACANOV Merdan,

RAHMANOV Ruten,

ERETOV Nurullah,

HALLIEV Vepa

2e mondial

(par

équipe)

mathématiques

EskişehirCUMAKULIEV Geldimurat,

DÜTMEDOV Guvanch

2 médailles

d’argent

1er concours

eurasien de

chimie

Achkhabad

HALLIEV Maksat, HOCAEV

Berdimehmed, KÖMÜROV

Kakacan

1 médaille

d’or et 2

médailles

d’argent

8e olympiades

de biologie

161

IstanbulMUSTAFAEV Timur,

ATAEV Nurmurat

Médaille

d’argentBiologie

Istanbul BAYRAMMURADOV BegençMédaille

de bronzeBiologie

54 Il est important de nuancer les succès de ces lycées mais la nature des concours, leur

caractère limité à la sphère turcophone et ex-soviétique ne remet pas en cause leur éclat29

. Même s’ils n’attirent pas des jeunes du monde entier, ils font la fierté des parents dont

les enfants obtiennent les félicitations du président et font connaître les pays d’Asie

centrale au monde entier. Tout cela suffit largement aux nourdjou qui, forts de ces

réussites, assurent l’avenir de leurs lycées et, par voie de conséquence, l’avenir de leur

communauté dans le tissu social et économique des pays d’Asie centrale.

Photo n° 11 : Exposition des médailles remportées par les élèves, Kentau, Kazakhstan, printemps1998.

Commentaire : L’esprit de compétition fait partie des caractéristiques de la djemaat. Les prix gagnés àdes concours nationaux ou internationaux sont constamment exposés dans la vitrine du lycée et sontintégrés par la communauté dans sa politique de communication. Ces succès des écoles alimententle prestige de la djemaat et font augmenter chaque année le nombre d’élèves qui se présentent auconcours d’entrée.

55 Plusieurs facteurs expliquent la bonne réussite des élèves des lycées nourdjou aux

concours universitaires ou aux olympiades. Les écoles nourdjou sont avant tout modernes

dans leur équipement. Ordinateurs, laboratoires de langues, matériel vidéo et équipement

Internet font partie des outils de travail de tous les jours, alors qu’ils manquent

terriblement dans les lycées nationaux. Même les villes les plus isolées dans les steppes

ont tout le matériel informatique nécessaire pour se connecter au monde.

56 Je n’oublierai pas mon étonnement au lycée nourdjou de Narin, ville kirghize qui sombre

dans la misère à mesure que s’éloigne la « belle époque » soviétique. Là, j’ai eu la

162

possibilité d’envoyer quelques messages électroniques à Tachkent et à Paris. Les

infrastructures modernes viennent directement de Turquie et parfois même d’Europe

puisque depuis quelques années la djemaat de Fethullah Gülen noue des liens entre les

lycées d’Asie centrale et les associations créées par des Turcs en Allemagne, France ou

Pays-Bas, montrant ainsi son fonctionnement en réseau mondial30.

57 L’enseignement moderne favorise également la réussite des élèves. Formés dans des

écoles modernes en Turquie – par rapport à celles d’Asie centrale – les formateurs de

Gülen ont été initiés à de nouvelles méthodes pédagogiques. L’étude de la psychologie de

l’enfant, la communication et une réelle proximité avec les élèves participent aux bons

résultats des écoles. Cette dernière remarque est fondamentale. Les classes sont peu

chargées dans les écoles fethullahçı (autour d’une vingtaine d’élèves) par rapport aux

autres où les effectifs avoisinent parfois les quarante élèves. De plus, toutes les écoles

turques en Asie centrale fonctionnent en internat. Jour et nuit, les élèves sont encadrés et

assistés par une catégorie particulière de formateurs, les belletmen, à la fois tuteurs et

étudiants dans leur ville d’accueil31.

58 La motivation est très importante chez les professeurs venus de Turquie et elle joue un

rôle fondamental dans la transmission d’un savoir de qualité. Venus en Asie centrale par

idéalisme et par passion pour une cause, celle de la djemaat, objet du prochain chapitre,

les jeunes formateurs nourdjou aiment leur travail qu’ils accomplissent avec un succès qui

se vérifie à travers les résultats des concours universitaires ou des olympiades.

59 Conséquence d’un état de fait où les enseignants sont mal payés – et parfois avec des mois

de retard –, le système éducatif ouzbek, kazakh, turkmène ou kirghize sombre dans un

système de corruption généralisée, où les professeurs se font payer par leurs élèves pour

passer dans la classe supérieure. De plus, les enseignants les plus « débrouillards »,

souvent ceux qui arrivent le mieux à s’adapter aux nouvelles réalités économiques du

pays, quittent l’enseignement pour intégrer des entreprises privées, voire travailler

comme chauffeur de taxi afin de mieux gagner leur vie. C’est dans ce contexte que les

lycées turcs se forgent la réputation d’écoles imbattables en Asie centrale. Il devient alors

facile de se trouver de bons appuis sur place. Mais, désireuse de renforcer et de multiplier

ses protecteurs dans ces pays, la djemaat cherche aussi à séduire le pouvoir, indispensable

en Asie centrale pour toute entreprise qui veut travailler dans de bonnes conditions.

Plan d’une journée

60 Le travail et la discipline constituent la base du programme d’une journée de cours dans

un lycée nourdjou en Asie centrale. Le cas des écoles au Turkménistan :

Horaire Activité Brève description

6 h 30 RéveilLes enfants sont réveillés par le belletmen qui, en qualité de tuteur,

veille à bien les préparer aux cours.

7 h 00 –

7 h 451re étude

Les élèves se retrouvent avec le belletmen qui les aide à faire leurs

devoirs ou leur donne des conseils de méthode de travail.

163

7 h 50 –

8 h 30Petit-déjeuner

Professeurs et élèves déjeunent dans des salles différentes mais les

belletmen restent avec les élèves. Les expatriés turcs petit-déjeunent

à la turque : olives noires, fromage blanc, tomates, thé, œufs. Les

élèves, habitués au régime alimentaire de leur pays, déjeunent

différemment. Les olives et le fromage blanc ne sont pas appréciés.

Différentes variétés de kasha constituent la base du petit déjeuner

des élèves. Le thé noir est omniprésent.

8 h 30 –

8 h 45Repos

Les élèves ont un quart d’heure pour se reposer avant d’attaquer

plus de trois heures de cours.

8 h 45 –

9 h 00

Cérémonie du

serment et

entrée en

cours

Comme à l’armée, les élèves se mettent en rang, saluent les drapeaux

(turc et celui du pays d’accueil) et chantent le istiklâl marşı, l’hymne

national turc.

9 h 00 –

12 h 15

Cours n° 1, 2,

3, 4 et 5

Les professeurs sont en classe avec les élèves, pendant ce temps-là

les belletmen étudient à l’université.

12 h 15-

14 h 00

Déjeuner et

repos

La cantine des élèves est organisée à la turque : chaque élève se

présente à la cuisine avec un plateau prévu pour mettre côte à côte

dans des creux aménagés, tout ce qui compose le déjeuner. Les

cuisiniers sont souvent des employés locaux initiés à la restauration

collective turque. Professeurs et élèves mangent généralement la

même chose à midi et le soir.

14 h 00-

16 h 45

Cours n° 6, 7, 8

et, parfois, 9

La répartition des tâches entre professeurs et belletmen est la même

que celle du matin.

16 h 45-

17 h 152e étude

Tous les belletmen ne sont pas présents à ces « études » car certains

n’ont pas fini leurs cours à l’université.

17 h

15-18 h

00

ReposLes élèves ont le droit de regagner leur chambre pour un temps de

repos.

18 h 00-

18 h 30Dîner

Sa composition varie. Certaines denrées alimentaires plus turques

que centrasiatiques font leur apparition dans ces écoles : les haricots

blancs préparés à la turque (kuru fasulye), les petits pois (bezelye) et

les lentilles rouges pour préparer la traditionnelle soupe (mercimek

çorbası) se laissent découvrir mais pas toujours apprécier par des

enfants habitués à une cuisine locale bien moins variée.

19 h

00-20 h

45

3e et 4e études

Les belletmen sont en principe rentrés de l’université. Ils peuvent

désormais accomplir leur devoir qui consiste à assister leurs élèves

dans la préparation des devoirs du lendemain.

20 h

45-21 h

45

Différentes

activités

communes

Les enfants ont la possibilité de pratiquer différents jeux de société

ou de regarder la télévision. Certains apprennent à leur belletmen ou

à leurs professeurs l’art de jouer aux échecs, sport très populaire en

Asie centrale. Des clubs de chant, de poésie, de photo ou de dessin

existent dans la plupart des écoles.

164

22 h 00extinction des

feux

Les élèves dorment dans des dortoirs de quatre ou huit personnes,

voire de vingt personnes ou plus. Les belletmen dorment dans des

chambres proches du dortoir et sont prêts à aider.

Bref commentaire : La discipline et l’encadrement permanent sont les maîtres mots pour qualifier leprogramme d’une journée d’étude dans un lycée de la djemaat. Certains élèves ont parfois du mal àsuivre ce rythme d’autant plus qu’après les épuisantes journées les élèves ne quittent pasl’établissement puisqu’ils sont tous internes.La motivation des missionnaires nourdjou et la qualité de leur matériel moderne d’enseignementcontrastent terriblement avec la triste réalité du système éducatif des pays issus de l’ex-URSS. Eneffet, sorti d’un système soviétique où tout était garanti par Moscou, le système éducatif des paysd’Asie centrale a mal supporté la transition imposée. Les États en place n’étaient pas en mesure degarantir les traitements et salaires des enseignants, le renouvellement des outils pédagogiques, et,surtout, ces régimes post-soviétiques n’ont pas réussi à motiver un corps enseignant qui a perdu sesrepères avec la chute de l’empire soviétique32

La stratégie de la djemaat pour gagner la confiancedes pouvoirs en place.

61 L’adaptation de son image et de sa stratégie aux pays d’accueil et les flatteries à

l’encontre des régimes en place expliquent en partie la bonne acceptation du mouvement

en Asie centrale. Un des ressorts de cette stratégie est de savoir se positionner par

rapport à un sujet sensible en Asie centrale, l’islam. Persécuté pendant la période

soviétique, l’islam en Asie centrale se redresse avec l’avènement de la perestroïka qui

garantit le droit de culte. Cette plus grande tolérance favorise le développement de

mouvements islamistes ou islamiques variés, des plus irrédentistes aux plus culturalistes.

En parfaits héritiers du système soviétique, les nouveaux régimes, assez tolérants envers

la religion durant les premières années de l’indépendance, ne tardèrent pas à adopter des

attitudes plus dures, sans doute par crainte de voir le pouvoir leur échapper.

62 De plus, les années 1992 et 1993 virent un réel renforcement des mouvements islamistes

dans la vallée de Ferghana. Appelés wahhabisme, ces différents courants religieux

inquiétèrent les régimes en place, notamment celui de Tachkent, qui fit de son mieux

pour les éradiquer. La lutte contre les islamismes – parfois imaginaires – a fini par

engendrer de vrais mouvements islamistes, dotés d’idéologies agressives et puissamment

armés33. Ainsi, de violents accrochages eurent lieu durant les étés 1999 et 2000 dans

différentes régions (Ferghana, Sourkhandarya et même à Ghazalkent non loin de

Tachkent) entre forces gouvernementales et islamistes ou supposés tels infiltrés du

Tadjikistan ou d’Afghanistan34.

63 D’autre part, indépendamment de ces menaces islamistes, tous les pays d’Asie centrale

ont été profondément marqués par l’héritage foncièrement athée et anticlérical du

système soviétique, dans lequel le rapport entre le religieux et le temporel se définit au

détriment du premier. Dans tous ces États, on s’achemine vers un « islam national », qui

ne signifie rien de moins qu’une forte tutelle de l’État sur le religieux35. Au lendemain des

indépendances, la direction commune36 des affaires spirituelles cessa d’exister et céda la

place à des institutions nationales chargées de la gestion de l’islam dans chaque pays37.

Dans de telles conditions, les « forces extérieures » sont invitées à ne pas s’impliquer dans

la gestion de l’islam du pays. La djemaat a parfaitement bien saisi le message de ces États

jaloux de leur indépendance, politique et religieuse, même si durant sa première phase

165

d’implantation, en 1992, en Ouzbékistan notamment, la méconnaissance de ces réalités l’a

conduite à faire quelques dérapages chèrement payés par la suite.

64 Les directions générales des lycées ou les entreprises nourdjou ne clament jamais haut et

fort leur appartenance à la communauté de Gülen, faisant ainsi preuve de prudence dans

des pays où règne un climat de méfiance envers tout ce qui s’apparente de près ou de loin

à de la propagande religieuse. Aucun cours de religion n’est dispensé dans les lycées,

exception faite des établissements spécialisés en théologie ou en orientalisme, mais sans

mention particulière aux œuvres de Said Nursi ou de Fethullah Gülen.

65 Comme on le verra dans le chapitre sur le discours que véhicule la djemaat en Asie

centrale, le prosélytisme avoué est totalement absent de la stratégie des nourdjou. Pour un

observateur peu avisé, la djemaat apparaît de l’extérieur comme une organisation non

gouvernementale soucieuse avant tout de participer au développement de ces pays à

travers ses projets éducatifs. Il est impossible par exemple d’entendre des responsables

nourdjou affirmer publiquement aux visiteurs qu’ils sont là dans le cadre d’une entreprise

missionnaire. En revanche, leur degré de réserve sur ce qu’ils font peut varier légèrement

d’un pays à un autre, en fonction du rapport au religieux entretenu par le régime en

place.

66 Le cas de la djemaat en Ouzbékistan se présente différemment. Paradoxalement, c’est dans

ce pays, très hostile à l’importation de toute forme de courant religieux, que la

communauté de Gülen affiche le plus ouvertement sa couleur. Jusqu’en 1994, date à

laquelle éclate la première crise politique sérieuse entre la Turquie et l’Ouzbékistan, dont

une des conséquences est la mise en difficulté des lycées turcs, la djemaat cherche à

diffuser ses idées sans afficher le nom de son leader et l’identité de son mouvement en

Turquie. Constatant la détermination des autorités ouzbèkes à faire face au moindre

prosélytisme38, la djemaat cesse de propager la « bonne parole » et introduit une profonde

rupture dans sa méthode de communication. Fethullah Gülen qui affectait le détachement

vis-à-vis des écoles pendant les premières années de leur activité en Asie centrale est de

plus en plus ouvertement présenté aux autorités centrasiatiques comme un mécène,

initiateur et inspirateur de ces établissements. C’est surtout vrai en Ouzbékistan où la

société Silm a joué à partir de 1998 un rôle d’intermédiaire entre Fethullah Gülen et le

président Islam Karimov, préférant parier sur la transparence de ses activités dans ces

pays et la coopération effective avec les pouvoirs en place39. Afin de mieux assurer leur

avenir en Asie centrale, les quatre directions générales des lycées (dans chaque

république) se sont engagées dans un complexe exercice qui consiste à flatter les régimes

en place en leur rendant de multiples services.

67 En Turquie, les sociétés qui gèrent les lycées en Asie centrale se comportent en véritables

ambassadeurs des États centrasiatiques, les présentant à des forums économiques, des

festivals culturels, des expositions artistiques, etc. Mal connue en Turquie, la culture de

ces États est souvent l’objet de reportages spéciaux réalisés par le journal Zaman, le

magazine Aksiyon et la chaîne de télévision Samanyolu, médias considérés comme les

porte-parole de la djemaat de Fethullah Gülen40.

68 Des services plus conséquents sont rendus par des personnalités fethullahçı influentes qui

exercent des pressions sur les autorités publiques turques pour les inviter à s’intéresser

davantage aux affaires centrasiatiques. On sait, par exemple, que Namık Kemal Zeybek,

ancien ministre turc de la culture, longtemps conseiller du président Süleyman Demirel

et très proche de la djemaat sans en faire véritablement partie, joua un rôle non

négligeable dans le façonnement de la politique turque en Asie centrale au sein des

166

nombreux gouvernements qui se sont succédé, en Turquie depuis 1990. Bon connaisseur

des réalités centrasiatiques, Zeybek intervient constamment en Turquie et en Asie

centrale pour faciliter la tâche des lycées turcs qu’il recommande chaudement aux

autorités politiques lorsqu’il les rencontre.

69 La promotion de la culture du pays d’accueil, sous des formes très diverses, allant de la

participation à des festivités nationales à la publication de livres sur ces États, occupe une

place privilégiée dans la stratégie des fethullahçı pour gagner la confiance des régimes

centrasiatiques. Donnons-en quelques exemples. Au Kazakhstan, la revue Altın Nesil

(Génération en or), créée par la direction générale des lycées, multiplie dans ses colonnes

les reportages sur la culture kazakhe.

70 Au Turkménistan, le magazine Oğuz Nesli, trimestriel et trilingue (turc, turkmène et

anglais), publie de petites enquêtes sur les grands événements et les personnages qui ont

fondé la « nation » turkmène. La bataille de Göktepe, le poète national Mahdumguli ainsi

que d’autres héros notables de l’histoire moderne turkmène sont régulièrement présents

dans les pages de la publication des lycées turco-turkmènes.

71 La célébration en grande pompe des fêtes nationales est un autre temps fort qui permet à

la djemaat de renforcer ses liens avec les autorités locales41. Les cérémonies de Nawrouz

(le nouvel an dans l’ancien calendrier de nombre de peuples turco-iraniens, commémoré

chaque année le 21 mars) et les fêtes d’indépendance sont minutieusement préparées et

fêtées par les lycées turcs : des mois à l’avance, les professeurs apprennent aux élèves les

plus belles chansons et les plus beaux poèmes à la gloire de la nation, du président et de

l’indépendance du pays.

72 L’édition de livres divers fournit à la djemaat d’autres occasions de séduire les régimes. En

Ouzbékistan notamment, la compagnie Silm s’est énormément investie pour gagner les

faveurs d’un président capricieux et jaloux d’une indépendance dont il ne cesse de

souligner les fragilités. Plusieurs livres édités par la djemaat méritent d’être cités pour

comprendre l’opération de charme entreprise par les lycées en direction des régimes en

place. La traduction des livres du Président Islam Karimov en est un maillon important.

Deux livres fondamentaux, reflets de l’idéologie officielle post-communiste au point

d’être utilisés comme manuels scolaires dans les écoles ouzbèkes, furent traduits en turc

par la société Silm et présentés cérémonieusement au public turc en Turquie. Le premier,

traduit sous le titre de « Réformes et stabilité »42, Reformlar ve İstikrar, rassemble toutes les

idées du président sur les réformes économiques, sociales et politiques susceptibles

d’aider le pays à réussir sa transition sans mettre en danger la stabilité du pays,

préoccupation principale d’Islam Karimov depuis qu’il est à la tête de l’État. Le livre est

préfacé par trois personnalités importantes qui n’ont cessé d’œuvrer pour le

rapprochement entre la Turquie et l’Ouzbékistan.

73 Le président Süleyman Demirel, le président de l’Assemblée Nationale turque, Hikmet

Çetin, et le directeur général des lycées turco-ouzbeks, Mahmut Bal, rivalisent d’éloges à

l’égard de Karimov, « homme visionnaire », « un des grands hommes politiques de notre

siècle » et « garant de la fraternité turco-ouzbèke ». Le contenu du livre, c’est-à-dire la

conception karimovienne des réformes dont le principal souci (voire le seul) est de

garantir la stabilité du pays, est approuvé et applaudi par les trois auteurs des préfaces

qui, en Ouzbékistan comme dans les autres États turcophones, se font les avocats des

régimes en place quels qu’ils soient43.

167

74 L’autre livre de Karimov traduit en turc est une compilation de tous ses discours sur les

réformes dans l’enseignement et l’éducation des jeunes générations44. Globalement,

même si les entretiens réalisés auprès des responsables turcs des lycées montrent tout à

fait le contraire45, la direction générale des lycées approuve totalement la conception

karimovienne des réformes à entreprendre dans le domaine éducatif. Un troisième livre

important édité par la société Silm est consacré au poète national ouzbek Abdulla Aripov,

président de l’Union des écrivains du pays, auteur d’un poème devenu l’hymne national

ouzbek par décision gouvernementale en 1991. Ce livre a été préfacé par Fethullah Gülen

en personne, en tant que président d’honneur de la Fondation des Écrivains et des

Journalistes de Turquie. La longue préface de Fethullah Gülen dont on découvre ici les

qualités de poète est une litanie de compliments adressés au président ouzbek, comparé à

Atatürk, et au poète national Abdulla Aripov, comparé à Mehmet Akif Ersoy, auteur turc

du début du siècle, compositeur de l’hymne national turc. L’importance de la fraternité

turco-ouzbèke est une fois de plus mise en exergue par l’auteur de la préface du livre.

Plus récemment, la Fondation des Journalistes et Écrivains de Turquie a lancé une revue

bilingue (turc-russe), DA, Diyalog Avrasya, et fondé une maison d’édition, Ufuk, qui

occupent le devant de la scène turque en matière de promotion des cultures d’Asie

centrale46. Afin de consolider les positions du mouvement en Turquie, ces deux fondations

consacrent d’importants reportages aux poètes et écrivains les plus « officiels » des États

d’Asie centrale.

75 Toutes ces activités d’édition ne sont rien d’autre que l’expression d’une participation

active des coopérants turcs en Asie centrale au renforcement de la légitimité des pouvoirs

en place. En diffusant les idées du président ouzbek en Turquie, en soulignant le caractère

intelligent de ses réformes, quels que soient les sentiments véritables qui vont parfois à

l’encontre des adhésions affichées, les expatriés turcs œuvrent à la pérennité du régime

ouzbek. La même attitude s’observe dans les autres pays mais dans une moindre mesure,

probablement parce que la situation des lycées est plus précaire en Ouzbékistan. Il est

moins nécessaire de courtiser les présidents kazakh, kirghize et turkmène qui, de toute

façon, sont déjà gagnés à la cause des lycées turcs dans leur pays.

76 La politique de légitimation des régimes en place se fait aussi dans le cadre des cours

organisés dans les écoles. Bien que minoritaires, les disciplines littéraires occupent une

place non négligeable dans les lycées. L’histoire et la géographie « nationales » sont

dispensées par des professeurs autochtones qui appliquent le programme éducatif décidé

par le pouvoir. Les enseignants turcs autant que leurs collègues apprennent à leurs élèves

les fondements de l’idéologie nationale imposée.

77 Plus concrètement, les cours d’histoire, de géographie, d’histoire des religions et de

langues et civilisations turques fournissent aux pédagogues l’occasion d’inculquer aux

enfants l’amour de la patrie, le respect du drapeau, du président, des institutions du pays,

des parents, etc. Une participation à des cours d’histoire dans une école turque de la ville

kazakhe de Chimkent m’a permis de constater à quel point les missionnaires turcs sont de

véritables porteurs de l’idéologie officielle du régime kazakh. Dans tous les cas, que les

professeurs soient ou non des adeptes du régime, le ministère de l’Éducation nationale de

chaque pays impose des programmes précis et pratique régulièrement des inspections

pour vérifier leur application dans les différents établissements du pays.

78 Il convient d’autre part de rappeler que les pouvoirs en place sont également séduits par

la participation des lycées turcs à la formation des nouvelles élites. Les mesures prises

pour la formation des nouveaux cadres et de nouvelles élites (nouvelles écoles, envoi

168

d’étudiants à l’étranger, accueil d’experts étrangers dans les établissements nationaux,

etc.)47 n’ont pas apporté les résultats escomptés, sans doute parce que les réformes ont

été mal conçues ou faites à contrecœur. Dans tous les cas, les écoles turques participent à

cette formation de nouvelles élites. Les écoles de la djemaat s’érigent en modèle et leur

présence dans certaines villes reculées aide à la mise en valeur des régions sous-

développées48. En effet, l’ouverture d’une école turque s’apparente parfois à celle d’une

entreprise qui fournit du travail à certains habitants et redonne un peu de dynamisme

aux activités économiques de la ville. Il arrive également qu’à l’ouverture d’une école

turque dans une ville succède l’implantation d’une ou deux entreprises nourdjou dans la

même ville ou région.

79 En définitive, la djemaat dispose de plusieurs réseaux de soutien dont la solidité peut

varier d’un pays à un autre. Les appuis « turcs » sont importants mais ne suffisent pas. Les

soutiens « locaux » sont les plus importants et, à ce titre, les disciples de Gülen leur

accordent une attention particulière. Directement liés au pouvoir et à l’État, les

partenaires autochtones de la djemaat n’ont d’autre intérêt aux yeux de l’état-major

nourdjou que de procurer aux écoles la protection de la loi. Mais, dans tous les cas, le

mouvement reste à la merci des autorités compétentes de chaque pays qui, à la suite

d’une saute d’humeur de son dirigeant ou sous une quelconque pression étrangère, peut

décider, du jour au lendemain, de mettre fin à l’existence des écoles nourdjou.

80 Des mesures particulières sont prises par la djemaat pour gagner la confiance des

autorités du pays. Les bonnes performances des écoles et l’allégeance aux pouvoirs en

place aident la communauté de Fethullah Gülen à mieux préparer la diffusion de son

message en Asie centrale, comme on le verra dans le prochain chapitre.

NOTES

1. Voir Jean-Jacques MARIE, Les peuples déportés d’Union Soviétique, Bruxelles, Éditions

Complexes, 1995, 201 p

2. Le site internet de Zaman est très riche en informations, archives et sites de renvoi. Voir

www.zaman.com.tr

3. Bayram BALCI, « Le journal Zaman en Asie centrale », Les Dossiers de l’IFÉA n° 5, Istanbul, janvier

2001, pp. 40-41.

4. Entretien avec Adem YILMAZ, directeur de Zaman Kazakstan, Almaty, 21 avril 1998.

5. Entretien avec Mustafa GEREK, Zaman Kırgızıstan, Bichkek, 30 janvier 1998.

6. Entretien avec Mirza ÇETİNKAYA, Zaman Türkmenistan, Achkhabad, 7 novembre 1998.

7. Ainsi, en Turquie, l’opinion publique est informée surtout par Zaman de la bonne réputation

des écoles et des succès qu’elles permettent à leurs élèves. La chaîne télévisée Samanyolu (La Voie

Lactée) qui se situe elle aussi dans la mouvance de la djemaat, réalise souvent des documentaires

sur les lycées en Asie centrale (l’émission Ayna – miroir – de cette chaîne a effectué une longue

série de documentaires sur les établissements nourdjou).

8. Sur les particularités du quotidien Terjuman, voir Alexandre Bennigsen et Chantal Lemercier-

Quelquejay, La presse et le mouvement national chez les musulmans de Russie avant 1920, Paris, Mouton

& Co, 1964, pp. 35-46.

169

9. Entretien avec Yusuf YILMAZ, président de l’association à Tachkent, que nous avons rencontré

à plusieurs reprises en 1997, 1998 et 1999.

10. Cette compagnie a été fondée et dirigée par deux enseignants de l’université – fethullahçı –internationale turco-turkmène. Tous deux effectuèrent plusieurs visites en Ouzbékistan et au

Kirghizistan afin de s’inspirer des modèles d’associations créés par les Turcs. Dans les faits, la

Bahar Limited Company était une copie parfaite de l’UTİD mais elle tentait d’apparaître aux yeux

des autorités turkmènes comme une simple société de Consulting. Pour des raisons demeurées

mystérieuses mais dont on supposa qu’elles étaient liées à certaines irrégularités fiscales, la

société a fermé sur ordre gouvernemental.

11. UTİD Haber Bülteni (en turc), Tachkent, n° 1, 1996.

12. Entretien avec Ali BADEM, secrétaire adjoint d’UTİD, Tachkent, juillet 1999.

13. Entretien avec Hüseyin MUŞLU, secrétaire général de la KITİAD, Bichkek, avril 1999.

14. Sur les liens entre TİKA et les autres organisations turques en Asie centrale, voir Bayram

BALCI, « TİKA, une agence turque de développement et de coopération en Asie centrale », Les

Dossiers de l’Institut Français d’Études Anatoliennes, n° 5, janvier 2001, pp. 69-70.

15. Entretien avec İlhan İLDENİZ, président de l’Association des hommes d’affaires turco-

kazakhes, Almaty, avril 1999.

16. Entretien avec Sabri SELVİ, correspondant permanent d’ Anadolu Haber Ajansı (Agence de

Presse Anatolie) en Ouzbékistan, Tachkent, juin 2000.

17. En fait cette université existait autrefois, du temps de l’Union soviétique où elle était l’école

du Parti.

18. L’université ne donne pas de statistiques sur la provenance géographique de ses élèves,

néanmoins des entretiens avec des élèves et des professeurs de cette université ont montré

l’existence d’un nombre élevé d’étudiants diplômés des lycées turcs.

19. La fondation envoie des élèves à l’étranger depuis 1997. Actuellement plus de 500 boursiers

de la fondation sont répartis entre plusieurs pays occidentaux. Pour plus de détails sur son

fonctionnement, voir son site Internet : www.umid.uz.

20. Chiffres donnés par la Direction générale des lycées turco-ouzbeks à Tachkent. Entretien avec

Mahmut BAL, directeur général de la société Silm Anonim Şirketi, responsable des écoles.

21. La particularité de ce lycée est qu’il accueille des élèves originaires de l’ensemble de la

république et non de l’unique région de Tachkent, comme c’est le cas des autres établissements

de la capitale.

22. Voir la revue Oğuz Nesli (publication officielle de la direction générale des lycées au

Turkménistan), n° 3, 1998, pp. 26-27.

23. Les lycées nourdjou des pays voisins connaissent le même type de succès lors de ces

compétitions nationales.

24. Données fournies par la direction générale des lycées turco-turkmènes. Oğuz Nesli (Génération

oghuz, ce dernier mot désignant le nom d’un groupe linguistique de la famille turque qui inclut le

turc de Turquie et le turkmène) est un bulletin d’information édité par la direction des lycées qui

donne de précieuses données sur les établissements turcs. Voir notamment le numéro 3 de 1998.

25. On peut par exemple se référer pour l’Ouzbékistan à Halk So’zi (11 février 1998) Ma’rifat (01

août 1998 et 19 novembre 1997). Toujours pour l’Ouzbékistan, les mensuels Tafakkur (n° 3, 1998)

et Halk Ta’limi (n° 1, 1998, pp. 36-37) donnent des indications précises sur la satisfaction du

régime à l’égard de ces lycées turcs. Au Turkménistan, les journaux Nesil (13 juin 1998),

Türkmenistan (03 février 1998) et le mensuel Muğallimlar Gazeti (24 juin 1998) font régulièrement

l’apologie des écoles turques dans leurs colonnes.

26. Les publications des lycées turco-turkmènes ont toujours, en première page, une déclaration

du président qui n’oublie jamais de remercier les « frères turcs » pour les services rendus aux

Turkmènes désormais présents à des compétitions internationales grâce justement aux lycées.

Voir la revue Oğuz Nesli, notamment le 1er numéro de l’année 1996.

170

27. Peu de précisions sont données sur le nombre exact de pays participants. Mais généralement

des élèves venant de Turquie, de l’ex-URSS, de certains pays d’Europe centrale et orientale

participent à ces concours. Les classements « mondiaux » sont à interpréter entre guillemets.

28. Chiffres donnés par la direction générale de la firme Başkent, responsable des lycées nourdjou

au Turkménistan.

29. Si le caractère réellement international de ces concours est discutable, ce qui relativiserait la

réputation d’efficacité des écoles turques, il est en revanche incontestable que sur le plan

interne, les lycées turcs sont réellement imbattables dans la préparation des jeunes étudiants aux

diverses compétitions (médailles et entrées à l’université).

30. Ainsi, le lycée turc de Narin, au Kirghizistan a reçu tout son équipement des Pays-Bas où des

associations islamiques turques ont collecté des fonds, acheté des tables, chaises, tableaux, etc.

Tout le matériel a été envoyé par voie de chemin de fer, au grand étonnement des habitants de la

ville qui ont vu arriver dans leur ville un immense conteneur.

31. Le belletmen occupe une place fondamentale dans la vie quotidienne d’un lycée turc. On

reviendra sur sa fonction dans le prochain chapitre.

32. Dans le cas ouzbek, on dispose d’un travail de recherche sur l’Éducation nationale, celui de

Johann UHRES, « Transformations de l’Éducation Nationale en Ouzbékistan : quel révélateur

politique ? », Mémoire de DEA de Langues, Littérature et Civilisations Orientales, INALCO, Paris,

1997.

33. Sur les accrochages de l’été 1999/2000, voir Morgan LIU, “Evaluating the Appeal of Islam in

the Ferghana Valley”, Eurasia Insight, www.eurasianet.org. 1er août 2000.

34. Le Mouvement Islamique d’Ouzbékistan (MIO), installée dans ses bases arrière entre

l’Afghanistan et le Tadjikistan, dirigé conjointement par Tahir Yoldachev et Djuma Namangani,

aurait été, semble-t-il, anéanti par l’armée américaine lors de ses bombardements sur

l’Afghanistan.

35. Voir Habiba FATHİ, « État, islam et laïcité en Asie centrale », Les Dossiers de l’Institut Français

d’Études Anatoliennes d’Istanbul, n° 5, janvier 2001, pp. 42-48.

36. L’islam « officiel » était géré par la Direction des affaires spirituelles d’Asie centrale et du

Kazakhstan, une organisation créée par Staline pendant la Seconde Guerre mondiale pour

exercer un contrôle plus ferme sur l’islam centrasiatique. Les régimes post-soviétiques ont décidé

de créer chacun leur organisme de gestion de l’islam national.

37. Ibid.

38. La lutte que mène le régime ouzbek ne vise pas que les prosélytismes islamiques. Des

organisations protestantes (souvent venues des États-Unis) et orthodoxes (russes

essentiellement) ont la vie tout aussi dure. À propos des mouvements missionnaires chrétiens en

Asie centrale, voir la thèse en cours de Sébastien Peyrouse, INALCO.

39. Cela n’a pourtant pas empêché le gouvernement ouzbek de mettre fin aux activités du

mouvement deux ans après.

40. Les archives de la chaîne de télévision Samanyolu peuvent sur, simple demande, donner des

copies d’une série d’émissions réalisées sur les principaux États d’Asie centrale et les lycées qui y

sont implantés.

41. Les ambassades turques en Asie centrale concluent parfois un partenariat avec les directions

des lycées pour préparer les festivités nationales comme la fête de la république (29 octobre) ou

encore, plus souvent, celle de l’indépendance (23 avril).

42. Reformlar ve İstikrar est son titre en turc. Édité par la direction des lycées nourdjou en

Ouzbékistan, on peut aussi le trouver en Turquie où il a été bien diffusé.

43. Le régime ouzbek apprécie beaucoup ces initiatives et le fait savoir par la voie de son organe

de presse semi-officiel, l’hebdomadaire Halq So’zi (La voix du peuple) qui rappelle régulièrement

les mérites des lycées turcs dans la formation des élites ouzbèkes et la promotion des idées du

président à l’étranger. Voir Halq So’zi du 13 août 1998 et du 11 février 1998. Ma’rifat, un

171

hebdomadaire du ministère de l’Éducation nationale souligne aussi régulièrement le rôle joué par

les missionnaires turcs dans la formation des nouvelles générations ouzbèkes. Voir, entre autres,

les Ma’rifat datés du 1er septembre 1998, 12 septembre 1998 et 19 novembre 1998.

44. Le titre ouzbek du livre Barkamol avlod orzusi (Désir d’enfant parfait) a été traduit en turc par

İdeal Nesil Arzusu (Désir d’une génération idéale). L’ouvrage est patronné par la direction des

lycées, une fois de plus, et préfacé par le directeur général. Le président Demirel est absent de ce

livre, édité par la société Silm, dans une ultime tentative pour sauver la survie des lycées turco-

ouzbeks sérieusement menacés par la nette détérioration des relations entre les deux États. Sorti

au printemps 2000, il est censé aider la djemaat de Gülen à mieux négocier le renouvellement de

la « Charte de Coopération » signée entre l’État ouzbek et la société Silm. À l’été 2000 les

négociations étaient toujours en cours, l’État ouzbek n’ayant pas pris sa décision finale relative à

la fermeture des écoles.

45. Le décalage est réel entre ce que pensent les responsables nourdjou des présidents en place et

les déclarations élogieuses qu’ils leur font dans les publications patronnées par les lycées.

Publiquement, les présidents sont qualifiés de leaders éclairés, visionnaires, courageux et

charismatiques. Mais les entretiens privés effectués avec les principaux leaders de la djemaat

permettent en fait de constater que leurs opinions sont bien plus contrastées. Sans rejeter en

bloc les politiques menées par les régimes post-soviétiques, les directeurs généraux des lycées se

plaignent de leur lenteur dans l’adoption des réformes, de leur autoritarisme et de leur

incapacité à lutter contre la corruption du pays à tous les échelons.

46. Pour avoir une meilleure idée des activités entreprises en vue d’un rapprochement entre la

Turquie et les États turcophones d’Asie centrale, voir les sites Internet de ces organismes :

www.da.com.tr et www.ufuk.com.tr.

47. Sur la politique karimovienne de formation des nouvelles élites et nouveaux cadres du pays,

voir son livre en ouzbek (ou sa traduction en turc), Barkamal awlod arzusi (Pour une génération

parfaite), Tachkent, Sharq Nashriyati, 1999, 182 p.

48. Au Turkménistan, par exemple, les enseignants turcs et leurs collègues turkmènes organisent

souvent des séminaires communs pour réfléchir sur de nouvelles méthodes pédagogiques.

172

Chapitre 6 : Entre Islam et turcité : lemessage véhiculé par les disciples deFethullah Gülen en Asie centrale

1 L’analyse du discours des nourdjou est un exercice d’autant plus difficile que la djemaat se

garde d’exprimer publiquement ses véritables objectifs, sans doute par précaution vis-à-

vis de régimes pour le moins hostiles à l’importation de toute idéologie religieuse. Elle se

méfie également de l’État turc, dont les représentants à l’étranger veillent à asseoir leur

contrôle sur toutes les « activités subversives des organisations religieuses ».

2 Saisir le message de la djemaat implique une analyse de la littérature nourdjou sur l’Asie

centrale et une observation attentive de la vie sociale des nourdjou à l’étranger. En dépit

de sa forte présence dans les républiques turcophones, l’organisation nourdjou n’a pas le

monopole du discours turc sur l’Asie centrale. Même s’il est de faible écho, le discours de

la droite turque pour les Dış Türkler mérite d’être analysé car il nous permet de mieux

saisir les spécificités de la présence nourjdou en Asie centrale.

Rappel des liens complexes entre les Turcs de Turquieet les « Turcs de l’extérieur »

3 Mon objectif n’est pas ici de relater le complexe discours de la droite turque sur les

« Turcs de l’extérieur »1. Je me contenterai de rappels historiques mais serai plus explicite

sur l’échec de la droite turque (souvent extrémiste) à se faire accepter dans les pays

« enfin libérés du joug communiste ».

4 L’idéologie de la Turquie républicaine kémaliste est, on l’a vu, foncièrement peu

sympathique à la cause des Turcs de l’extérieur2, car elle est avant tout soucieuse de bâtir

sur le territoire anatolien libéré un État dont le modèle d’inspiration est le jacobinisme

français. Mais l’idéologie officielle, même si elle condamne les idées panturquistes, ne va

pas jusqu’à les éradiquer. Grâce notamment à l’activité des réfugiés turkestanais installés

en Turquie, les publications panturquistes furent nombreuses jusqu’à l’effondrement de

l’Union soviétique3.

173

5 Le discours de cette droite panturquiste, toutes tendances confondues, a pour

caractéristiques fondamentales un anticommunisme primaire et un romantisme, par

définition, coupé des réalités. Son anticommunisme ne surprend pas quand on sait que la

plupart des réseaux panturquistes sont dominés par des exilés qui ont fui le régime

soviétique. De plus, guerre froide oblige, certains intellectuels et leaders politiques

sensibles à la cause turque ou ouvertement panturquistes ont été activement manipulés

par l’Occident pour affaiblir l’Union soviétique4. Quant au romantisme, il est alimenté par

le sentiment que peut éprouver une génération d’exilés (de gré ou de force) nostalgique

de la « mère patrie ». La majorité de ces exilés est persuadée que le malheur des frères

restés au pays ne peut être imputé qu’aux seules exactions du régime communiste.

6 Afin d’être plus explicite, je ferai la description d’une organisation panturquiste, la

Fondation pour la recherche sur le monde turc, Türk Dünyası Araştırmaları Vakfı (TDAV),

durement secouée par l’effondrement de l’URSS alors qu’il aurait dû lui être, en toute

logique, très favorable. En effet, longtemps un des rares organismes à prêcher un discours

ouvertement panturquiste, la fondation qui n’a cessé de rêver de l’écroulement de l’Union

soviétique aurait dû bénéficier de « retrouvailles entre frères turcs ». Or, triste constat

pour les panturquistes de Turquie, les sociétés turcophones issues de l’ex-URSS se sont

montrées peu sensibles à la solidarité et au discours turcique.

7 La TDAV, dirigée par un universitaire panturquiste – Turan Yazgan – est une grande

fondation culturelle et éducative très impliquée dans toutes sortes d’actions en faveur des

« Turcs de l’extérieur ». Luttant sans cesse pour la « libération des frères turcs de la

domination communiste », elle réagit très favorablement à l’implosion de l’URSS. Dès le

début des années 1990, elle multiplie les initiatives pour aider les peuples turciques de

différentes manières. Elle invite régulièrement des groupes musicaux et des intellectuels

du monde türk à venir en Turquie5. Mais surtout, elle déploie une grande énergie à éditer

des livres et des revues sur le monde turcophone ; elle envoie aussi des enseignants dans

certains pays d’Asie centrale et de la Fédération de Russie pour une série de projets

éducatifs.

8 Certes, cette fondation a des « émissaires » présents dans tout le monde turcophone (sauf

en Ouzbékistan) où ils enseignent le turc, entre autres disciplines, mais aussi la gestion ou

l’économie. Peu nombreux et disposant de moyens d’action restreints, ces panturquistes

ont une action limitée sur le terrain. Leur discours trouve peu d’adhésion auprès des

populations locales. Les dirigeants des États turcophones, peuvent s’en méfier, comme le

président ouzbek Islam Karimov qui ne les autorise pas à travailler en Ouzbékistan. En

revanche, en Azerbaïdjan, où les élites politiques de ce pays ont toujours été plus

réceptives aux différents courants d’idées teintés de panturquisme, la fondation a obtenu

un accueil favorable. En conséquence, c’est dans les principales villes azéries que la

fondation a inauguré la plupart de ses établissements éducatifs, grâce aux soutiens de

certains groupuscules panturquistes (très peu nombreux en Asie centrale).

9 Terriblement déçue par le caractère aussi peu turquiste de la politique menée par les

dirigeants d’Asie centrale, cette fondation a alors joué le jeu des oppositions, notamment

celui de l’opposition ouzbèke, en accordant son soutien logistique au parti Birlik

d’Abdurrahim Polatov et, dans une moindre mesure, au parti Erk de Muhammad Salih.

Entre 1994 et 1998, date à laquelle l’opposition ouzbèke est obligée de quitter le pays, une

bonne partie des publications de Birlik est éditée dans les locaux de la fondation. Du fait

de cette « compromission » avec l’opposition ouzbèke, les responsables de cette fondation

sont interdits de séjour en Ouzbékistan, ce qui explique la concentration de leurs activités

174

dans les autres républiques, au Kazakhstan et au Kirghizistan notamment où ils gèrent

des écoles.

10 De manière générale, la TDAV s’emploie à soutenir les forces les plus panturquistes. En

Azerbaïdjan, la fondation est très bien implantée, grâce notamment à sa relation

privilégiée avec Ebulfez Eltchibey, ancien président, connu pour son panturquisme et

longtemps membre actif de l’opposition dans son pays.

11 Pendant la période soviétique, cette droite turque romantique ne pouvait véhiculer aucun

message auprès de « ses frères enchaînés » (esir kardeşler) à l’exception de la propagande

anticommuniste diffusée grâce à des radios occidentales, outils privilégiés des exilés pour

lutter contre le communisme. Mais il n’a pas obtenu l’adhésion escomptée par ses

promoteurs. Lorsque l’Union soviétique sombre et que ses prétendus « esclaves » sont

enfin libres, les panturquistes s’aperçoivent que leurs frères d’hier ont bien changé, ou du

moins, le croient-ils. La fraternité de langue, de culture, d’histoire et toutes les autres

composantes de l’unité mises en avant par la droite turque ne sont en fait que des

illusions bien trompeuses.

12 Pour illustrer les liaisons entre les États d’Asie centrale et les panturquistes de Turquie

j’ai volontairement limité à la TDAV sans mentionner le cas du Parti de l’Action

Nationaliste d’Alparslan Türkeş remplacé à sa mort par Devlet Bahçeli qui a conduit le

parti au pouvoir jusqu’en novembre 2002. Deuxième force politique du pays et membre de

la coalition gouvernementale, cette formation panturquiste fut incapable de tenir ses

promesses, notamment en matière de politique étrangère qu’elle voulait réorienter de

manière à privilégier les relations avec le monde turcophone.

Les formations islamistes et leur rapport au mondeturcophone

13 L’Asie centrale musulmane ne laisse pas les islamistes turcs indifférents. Toutefois,

comparé à celui des panturquistes, le discours des islamistes – toutes tendances

confondues – est moins structuré. C’est notamment le cas pour Refah Partisi (Parti de la

prospérité, et ses héritiers) de Necmettin Erbakan et de la confrérie nakchibendiyya, plus

ou moins présente en Asie centrale.

14 Le parti de Necmettin Erbakan n’a jamais eu de projet et de message particuliers pour les

populations turcophones d’Asie centrale. En quatre ans de séjour au Kazakhstan et en

Ouzbékistan, je n’ai observé que très peu de signes attestant la présence d’« Erbakancı ».

De toutes les entreprises turques en Asie centrale, une seule, à ma connaissance, affiche

ouvertement son adhésion aux idées d’Erbakan. Il s’agit de la grande boulangerie-

pâtisserie de Bichkek qui a peint sur sa vitrine un immense drapeau du Refah Partisi,

composé d’un épi de blé mûr, symbole de prospérité et de bonheur. Dans les autres villes,

la plupart des entreprises turques sont plutôt fethullahçı.

15 Du temps où il était Premier ministre, Necmettin Erbakan n’a jamais pris de mesures

concrètes pour un véritable rapprochement entre la Turquie et les républiques

turcophones6. Toute la politique turque pour cette région était devenue une sorte de

domaine réservé de la présidence, pratique introduite par Süleyman Demirel qui, dans la

continuité de Turgut Özal, voulait gérer personnellement les « affaires turques »7.

Toujours est-il que Necmettin Erbakan, en un an de gestion du pays, n’a jamais effectué de

175

visite officielle dans un pays turcophone. Ceci témoigne que son parti n’avait pas de

politique pour les États turcophones.

16 Le parti de la Prospérité arrive au pouvoir après avoir bâti sa campagne sur le principe de

la solidarité régie par l’appartenance à l’Oumma, à la grande communauté musulmane.

Autrement dit, la turcité a peu de place dans son idéologie. La sociologie électorale du

parti montre également une très forte implantation dans les provinces kurdes du pays, ce

qui explique aussi pourquoi il ne peut appuyer son discours sur la turcité. Pendant son

bref passage au pouvoir, le chef du parti a privilégié les voyages dans la péninsule du Sud-

Est asiatique à la recherche d’un modèle économique conciliant islam et progrès, comme

en Indonésie et en Malaisie. Le monde arabe fut prioritaire dans la politique étrangère du

Refah, au détriment de l’Occident. L’absence de politique pour l’Asie centrale est

curieusement peu justifiée, Erbakan s’étant peu exprimé sur cette zone.

17 En définitive, la vision que donne le Refah de l’Asie centrale révèle une absence de

message à l’attention des « Turcs de l’extérieur », à l’exception cependant des Turcs

d’Europe. C’est surtout en Allemagne où fleurissent les associations liées au Refah, que ce

parti enrôle. La plus grande organisation turque d’Europe, Milli Görüş, est directement liée

au parti islamiste turc (Refah puis Fazilet). Ceci montre à quel point le Refah est peu tourné

vers l’Asie centrale. Les successeurs d’Erbakan à la tête de son parti (devenu Fazilet et

Saadet, signifiant respectivement Vertu et Bonheur) n’ont pas eu une attitude plus

ouverte envers le monde turcophone. Le Parti de la Justice et du Développement (Adalet ve

Kalkınma Partisi, AKP), au pouvoir depuis les élections du 3 novembre 2002, n’a pas encore

affiché sa politique vis-à-vis des États d’Asie centrale. Tenant la une de l’actualité, la

candidature turque à l’Union Européenne est la priorité des responsables du pays et tout

porte à croire que l’Europe sera encore le principal objectif des Turcs dans les années à

venir.

18 Contrairement à l’islam du parti de la Prospérité, l’islam confrérique turc a un message

pour l’Asie centrale. Pendant la période soviétique, les échanges étaient impossibles entre

les mystiques de Turquie et ceux d’Asie centrale, où se trouve la tombe de Bahauddin

Nakchiband, fondateur de la plus grande confrérie religieuse de Turquie, la

nakchibendiyya. Avec la fin de l’URSS, des contacts s’établirent avec la bénédiction des plus

hauts responsables de l’État grâce à la visite en Ouzbékistan en avril 1992 de Turgut Özal,

Premier ministre turc8. La confrérie, déjà très active en Turquie, est alors en bonne voie

de gagner une certaine légitimité en Ouzbékistan dont le régime officiel cherche à

intégrer l’héritage dans la nouvelle idéologie d’État9.

19 C’est dans ces conditions favorables que les cercles nakchibendi de Turquie nouent des

contacts solides avec leurs « frères » d’Ouzbékistan. Selon Thierry Zarcone, Esat Coşan, le

leader actuel des nakchibendi de Turquie, est en contact régulier avec ses « confrères »

d’Asie centrale et il exerce sur eux un certain ascendant. D’autre part, dit-il, la branche

dite de Menzil Köy, du nom d’une localité du Sud-Est de la Turquie, entretiendrait des

liens étroits avec les nakchibendi d’Ouzbékistan.10.

20 Les commerçants turcs présents en Asie centrale contribuent à la diffusion du message de

leur maître en Turquie. Le problème qui se pose ici est de distinguer le message de la

confrérie nakchibendiyya de celui des nourdjou. En effet, ces derniers, sans être nakchibendi,

manifestent le plus grand respect pour le fondateur de la confrérie nakchibendiyya au

point de se rendre très souvent sur la tombe de Bahauddin à Boukhara. En résumé, le

message de la confrérie est le suivant : Esat Coşan tente en Turquie – et ses disciples en

176

Asie centrale – de concilier islam et modernité, tout en restant autant que possible à

l’écart de la politique.

21 L’islam turc, comme celui de l’Asie centrale, très marqué par le confrérisme et le culte des

saints (après tout, ne s’agit-il pas d’un même islam, türk au sens large ?), s’intègre

facilement dans ces pays. En revanche, l’émergence d’une éventuelle menace islamique

en Asie centrale, notamment en Ouzbékistan, affaiblit les échanges confrériques entre la

Turquie et le monde turcophone. En Ouzbékistan par exemple, l’importation de toute idée

religieuse est regardée avec suspicion quand elle n’est pas purement et simplement

interdite. Mais cette méfiance n’empêche pas les mouvements confrériques de Turquie,

les nakchibendi surtout, de continuer à considérer l’Asie centrale comme le berceau de

leurs maîtres spirituels et celui des derviches qui ont islamisé les Turcs de Turquie.

22 Dès lors, personne ne s’étonnera de voir cette idée reprise par Fethullah Gülen, le

religieux turc qui dispose du plus grand nombre de missionnaires en Asie centrale.

« Nous avons une dette morale envers l’Asie centrale »ou la mission selon Gülen

23 Sans le dire ouvertement, Fethullah Gülen conçoit un discours et un projet d’action pour

l’Asie centrale. Un recours à l’histoire, non sans certaines manipulations, facilite au

leader nourdjou la justification de l’engagement de ses missionnaires dans les nouvelles

républiques indépendantes. Le discours de la djemaat eût été plus facile à analyser si le

secret et la suspicion étaient totalement absents dans son fonctionnement en Asie

centrale.

24 Ainsi, des renseignements précis sur le profil des enseignants (leur ville d’origine, leur

expérience dans leur domaine en Asie centrale et ailleurs), la politique de recrutement et

les problèmes que connaît la djemaat sont tenus secrets par l’administration des

établissements. Avant d’expliquer la démarche adoptée pour briser la méfiance des

interlocuteurs, il convient de définir les principales raisons qui incitent la djemaat à ne

pas dévoiler ses ambitions en Asie centrale.

25 Les nourdjou, même si leur principale activité consiste à gérer des écoles, sont des

missionnaires religieux avant tout. Par définition, dirions-nous, tous les mouvements

missionnaires préfèrent entourer leurs activités d’une couche de secrets sans doute pour

mieux protéger l’organisation. Si les professeurs de ces lycées vivent repliés sur eux-

mêmes, c’est avant tout par fidélité à une pratique missionnaire. Les missionnaires, quels

qu’ils soient, ne cherchent pas à s’intégrer mais à intégrer. Par conséquent, leur

communauté est peu ouverte et elle privilégie le prosélytisme à long terme plutôt que

l’assimilation dans le Pays d’accueil. Mais cela n’explique pas tout.

26 Le climat politique des États où la communauté de Gülen agit est un autre facteur non

négligeable dans le comportement méfiant de la djemaat. En effet, les quatre États d’Asie

centrale, à des degrés divers certes, se méfient de l’islam en tant que force politique

susceptible de menacer le pouvoir en place.

27 Pendant la période soviétique, la question religieuse n’était pas tranchée par une

séparation de l’Église et de l’État que nous appellerions laïcité mais par un athéisme

officiel qui combattait toute manifestation publique et même privée de la religion, même

si les années gorbatchéviennes furent plus tolérantes envers les différents cultes de

177

l’Union. Au lendemain des indépendances, si l’athéisme a complètement disparu dans ces

États, il a laissé place à une stricte subordination du religieux au politique. Même s’il n’est

pas complètement marginalisé par les nouvelles idéologies d’État qui tentent de lui

attribuer un certain rôle dans la formation des nouvelles identités nationales, l’islam

inspire une réelle crainte à ces régimes post-soviétiques. Le Tadjikistan où l’opposition au

pouvoir est à moitié islamiste et l’Afghanistan des Taleb sont constamment à l’esprit des

dirigeants d’Asie centrale qui veulent surveiller de près l’islam de leur pays.

28 En Ouzbékistan, on assiste depuis quelques années à une radicalisation de l’opposition

islamiste qui, durant les étés 1999 et 2000, a directement affronté les forces

gouvernementales ouzbèke et kirghize dans la vallée de Ferghana. Pour toutes ces

raisons, les États se méfient de l’islam et de manière générale des associations ou

organisations religieuses, quelles qu’elles soient. Cette méfiance a des conséquences sur la

communauté de Fethullah Gülen et donc sur nos recherches. Parallèlement au

raidissement du pouvoir karimovien sur la question religieuse, la djemaat de Gülen dans

ce pays est devenue plus méfiante, moins coopérative avec les chercheurs et les

journalistes qui viennent souvent de Turquie pour l’analyser.

29 En quelques années, nous avons réellement ressenti la fermeture croissante de la djemaat

qui, devant les mesures prises par l’État ouzbek pour lutter contre l’islamisme, a mis fin à

ses réunions religieuses. En effet, au lendemain des attentats du 16 février 1999, le régime

a lancé une violente campagne contre les organisations islamiques ou islamistes du pays.

En même temps, les nourdjou de Tachkent ont cessé leurs rencontres religieuses

hebdomadaires qui se déroulaient à tour de rôle chez un nourdjou pour lire des extraits de

l’œuvre de Said Nursi, la Külliyat. De ce fait, l’analyse du message de la djemaat repose

parfois sur des hypothèses. Les statistiques n’existant pas ou ne pouvant être obtenues

quand elles existent, c’est sur les entretiens effectués avec des décideurs et des acteurs

(directeurs et enseignants) que nous nous appuyons pour analyser le discours de la

djemaat en Asie centrale11.

30 Écoles, enseignement, éducation sont des notions constitutives de l’identité même de la

djemaat en Turquie comme l’ont démontré les chapitres précédents. La place primordiale

qu’elle occupe dans le monde de l’enseignement en Turquie mais surtout sa forte

présence en Asie centrale obligent Fethullah Gülen à se justifier sur l’engagement de son

mouvement en Turquie et ailleurs. Ses fréquents passages à la télévision, les nombreux

entretiens qu’il accorde aux médias turcs et ses publications constituent les supports

privilégiés pour convaincre. Nous allons maintenant mettre en lumière les raisons qui ont

poussé Gülen à créer son vaste réseau d’écoles avant d’en venir à ce qui nous paraît être le

véritable message de la djemaat.

31 Humaniste, philanthrope et mécène sont les principales qualités que s’attribue Gülen

pour justifier son action éducative en Asie centrale et dans le reste du monde. Lors d’un

entretien publié dans une célèbre revue turque, Yeni Türkiye12, et dans lequel il s’exprime

au nom de la Turquie en utilisant un langage légèrement teinté d’ésotérisme, il explique

la mission des écoles. Celles-ci doivent, dans un monde secoué par une profonde crise

morale, aider l’homme à accepter sa véritable identité et assumer ses spécificités

culturelles, avec la nature et avec le Créateur13. Selon lui, la Turquie, unie historiquement

à l’Occident par des liens économiques, culturels et même militaires, doit, par

l’intermédiaire de ces écoles, aider les sociétés qui en ont besoin à sortir de l’impasse.

32 Dans chaque société, la voie du progrès passe par l’éducation des nouvelles générations et

c’est en cela que ses établissements peuvent partout avoir une utilité. Dans cette

178

perspective, les hommes d’affaires de la djemaat et les professeurs expatriés apparaissent

comme des mécènes et des philanthropes avant tout soucieux de leur prochain. On

retrouve là un principe cher aux nourdjou puisque déjà Said Nursi en son temps

recommandait constamment à ses disciples de « vivre pour les autres », précepte qui n’est

pas sans faire penser à un credo jésuite.

33 Cet humanisme apparent et affirmé est relativisé, voire mis en sourdine par Fethullah

Gülen lui-même. Ses fréquentes références à l’Asie centrale turcophone laissent penser

que sa définition de l’humanisme s’applique à une zone étroitement limitée à la sphère

turco-musulmane. En effet, le caractère prioritaire de l’Asie centrale dans la mission

nourdjou est évident et Gülen et ses disciples ne sont jamais à court d’arguments quand ils

s’en expliquent.

34 L’idéalisation de l’Asie centrale, chère à Fethullah Gülen, vient du culte particulier que ce

dernier voue à l’Orient, à sa civilisation et à sa religion14. Il s’appuie pour s’en convaincre

sur les propos de saint Martin15 :

« Les fruits mûrissent en Orient et tombent en Occident. Les racines des arbres sonten Asie. La source d’eau jaillit en Orient et va en Occident pour apaiser la soif detous les êtres vivants »16.

35 Cette vision romantique de l’Orient, que Gülen applique à l’Asie centrale, diffère

cependant de celle des panturquistes. Ces derniers s’attachent avant tout à revaloriser la

parenté ethnique entre Turcs de Turquie et turcophones d’Asie centrale. Contrairement à

la droite turque, Gülen ne parle pas de Turkestan mais d’Asie centrale, notion plus

géographique et moins connotée idéologiquement. Chez Gülen, le romantisme des

steppes se teinte de mysticisme dans le sens où il rend hommage aux mystiques d’Asie

centrale qui n’ont depuis le XIe siècle cessé de diffuser leur sagesse en Anatolie. Ahmet

Yesevi et Bahauddin Nakchiband et leurs disciples sont constamment salués par Gülen qui

leur sait gré d’avoir envoyé en Anatolie, avant sa conquête militaire par les armées

seldjoukides, des « derviches colonisateurs17 » qui ont préparé le terrain aux troupes

turques18.

36 Reconnaissant envers les Centrasiatiques du XIe-XIIe et des siècles suivants qui ont, selon

ses termes, « apporté foi, connaissance et savoir aux Turcs d’Anatolie », Gülen explique

alors sa mission et celle de ses disciples en Asie centrale par une « dette morale ». Cette

expression, en turc vefa borcu, est son leitmotiv quand on l’interroge sur le message que sa

communauté cherche à exporter. Le service que ses écoles rendent actuellement à ces

États, où les néo-nourdjou travaillent, constituerait le remboursement d’une dette envers

les ancêtres des Ouzbeks, Kazakhs, Turkmènes et Kirghizes qui ont « civilisé » les

Anatoliens19.

37 Les professeurs de ces lycées, interrogés en Asie centrale sur le même thème, se font

facilement l’écho du maître : « Notre action ici relève de deux choses : d’une action

humanitaire d’une part, dans le sens où nous participons au développement de ces États

par l’éducation, et d’un souci de rembourser notre dette morale envers les ancêtres de

nos élèves qui ont tout apporté à notre chère Anatolie ».

38 Au-delà de cette image émouvante de l’enseignant venu rembourser sa dette, les

fethullahçı se considèrent comme de véritables « ponts culturels » entre la Turquie et le

monde turc20. Pour eux, les liens de fraternité entre la Turquie et les frères d’Asie centrale

ont été coupés par plus d’un siècle de domination russe et soviétique. Il s’agit désormais,

estiment-ils, de restaurer les passerelles brisées et d’œuvrer pour la consolidation des

liens entre les deux mondes frères. La période soviétique est considérée comme une

179

parenthèse, une période durant laquelle l’absence de relations entre Türk relève de la

responsabilité des Soviétiques seuls, bourreaux des petits peuples opprimés. On feint de

croire qu’avant l’intégration à l’Empire tsariste puis soviétique, le monde türk était uni.

39 Or, nous savons que les liens étaient extrêmement limités entre les Ottomans et les

émirats et khanats du Turkestan. L’Empire ottoman courtisait l’Europe plus qu’il ne

privilégiait ses cousins des lointains territoires musulmans de l’Empire russe21. Mais cette

vérité historique importe peu pour les Turcs expatriés en Asie centrale, et notamment

pour les missionnaires nourdjou. Interrogés sur la raison de leur venue dans la région, ils

se contentent de répéter un discours appris par cœur.

40 Cependant, comme on le verra, avec le temps, une fois la confiance installée, on découvre

sous la patine du discours officiel de Gülen d’autres motivations.

41 L’humanisme et le philanthropisme auxquels fait souvent référence Fethullah Gülen sont

la façade qui dissimule une autre identité du mouvement en Asie centrale : celle d’une

organisation missionnaire. Je tiens à insister sur ce dernier terme, même s’il est

davantage approprié à la culture judéo-chrétienne. Un terme turc qui lui est très proche

sémantiquement, tebliğ, ne convient pas vraiment tant la communauté de Gülen connaît

un mode de fonctionnement très proche d’une organisation jésuite.

42 Comment déceler l’esprit missionnaire de la djemaat en Asie centrale ? D’abord, les

relations plus ou moins amicales nouées avec certains membres de la djemaat en Asie

centrale ont favorisé les confidences. D’autre part, au fur et à mesure qu’il a été soumis

aux questions de la presse et des médias turcs, Fethullah Gülen, lui-même, a reconnu

implicitement l’existence de l’esprit missionnaire dans leur engagement22. Quand il fait

l’apologie des mystiques qui ont sillonné l’Anatolie au XIe siècle pour y apporter la foi

islamique et renchérit sur le nécessaire remboursement de la dette morale des Turcs

envers les peuples d’Asie centrale, il reconnaît implicitement que les enseignants de la

djemaat doivent adopter la même attitude et la même approche, c’est-à-dire se mettre au

service de la diffusion de la foi islamique dans l’ex-URSS.

43 Chez les professeurs expatriés, l’engagement missionnaire est perceptible à différents

niveaux. D’abord dans leur mode de vie, ils sont quasiment cloîtrés dans leur école.

Passant la majeure partie de leur temps dans leur établissement qui est aussi leur lieu

d’habitation, ils se consacrent entièrement à leur mission. Cela ne signifie pas qu’ils sont

coupés de la vie sociale de leur ville puisque certains week-ends, programmés par la

direction, sont consacrés à des visites chez les parents d’élèves, qui les invitent aussi à des

festivités diverses comme les mariages, les circoncisions, etc.

44 Modestement rémunérés (entre 200 et 500 dollars par mois, nous a-t-on dit) et

entièrement dévoués aux affaires scolaires, les professeurs sont au service de leur mission

de façon quasi-permanente. Quand je les ai interrogés sur leurs motivations et leurs

objectifs, j’ai remarqué que beaucoup étaient convaincus par l’exigence d’un esprit

missionnaire. Deux thèmes sont souvent abordés dans un but de dénigrement qui est, à

mon sens, assez révélateur de leurs intentions missionnaires.

45 Il n’est pas dans mes objectifs d’analyser d’autres mouvements missionnaires que les

nourdjou, comme les catholiques américains en Asie centrale ou ceux qui se sont illustrés

dans l’Empire ottoman au début du xxe siècle. Néanmoins, parce que chaque missionnaire

fethullahçı d’Asie centrale le connaît très bien, le livre consacré aux missionnaires

occidentaux dans l’Empire ottoman finissant mérite quelques explications. De plus, la

lecture de cet ouvrage montre des parallélismes entre les missionnaires anatoliens et

180

leurs « confrères » occidentaux un siècle auparavant dans les principales villes

ottomanes. Le même parallélisme peut être établi avec les Peace Corp américains.

46 Les fethullahçı ne cessent de critiquer les activités missionnaires des Occidentaux en Asie

centrale, notamment celles des sectes protestantes américaines et de l’organisation

catholique américaine créée par Kennedy, les Peace Corp dont les volontaires sont

présents et actifs partout dans l’ex-URSS, où ils donnent des cours d’anglais, d’économie

libérale, d’informatique et de gestion dans différentes universités de la région23.

47 Vivant dans des conditions souvent similaires à celles des populations d’accueil, donc très

difficiles en ce qui concerne l’Asie centrale, ils prétendent chercher ainsi à mieux

comprendre la vie des gens qu’ils doivent servir. Si certains individus motivent ainsi leur

action, il est important de les distinguer de la démarche collective, qui relève davantage

d’une mission civilisatrice, qui prône le modèle libéral chrétien américain comme seul et

unique salut. Depuis sa création par J.F. Kennedy, le mouvement Peace Corp a peu changé

de philosophie, malgré les chassés-croisés des Républicains et Démocrates au pouvoir,

l’effondrement du bloc soviétique et la fin de la guerre froide24. On distingue deux types

d’engagement dans les Peace Corp. D’un côté le jeune étudiant américain issu d’une bonne

famille, bardé de diplômes mais peu expérimenté dans la vie et, de l’autre, le jeune

étudiant peu brillant, à la limite de la marginalité dans son pays, lui aussi venu faire ses

preuves. L’objectif est le même dans les deux cas : se construire soi-même et diffuser le

modèle américain de courage et de détermination dans les pays en voie de

développement. En cela, les motivations personnelles d’engagement ressemblent assez à

celles des fethullahçı. En effet, ils ont quasiment le même profil et le même type de rapport

aux populations locales. Critiqués et admirés en même temps, ces jeunes Américains ont

parfois de bonnes relations avec les professeurs turcs, notamment dans les villes reculées

comme à Narin, dans le Kirghizistan profond, où l’école turque réunit régulièrement tous

les anglophones de la ville.

48 Le second thème concerne le phénomène missionnaire dans l’Empire ottoman vers la fin

de son existence. Ils comparent volontiers leurs écoles aux établissements américains,

français et italiens créés en Turquie et dont, estiment-ils, le développement était

purement motivé par l’œuvre missionnaire. Un livre, ou plutôt un véritable pamphlet, qui

traite des écoles étrangères en Turquie, est très apprécié par les fethullahçı que j’ai

rencontrés en Asie centrale25. Ce livre est dans la mouvance officielle du groupe de Gülen

puisqu’il est édité chez Nesil, une importante maison d’édition de la djemaat. L’auteur,

Halit Ertuğrul26 fait une description de la société ottomane dans l’Empire finissant, de

l’arrivée des écoles missionnaires et de la législation impériale puis républicaine régissant

le fonctionnement des écoles étrangères. La deuxième partie établit une liste de toutes les

écoles étrangères implantées en Turquie en faisant la distinction entre école étrangère et

école ethnique : la seconde se distinguant de la première par son adaptation aux besoins

spécifiques des minorités de l’Empire (grecque, juive et arménienne essentiellement). La

troisième et dernière partie, sans doute la plus réactionnaire et dont le contenu est le plus

contestable d’un point de vue historique, traite de l’influence exercée par ces

établissements sur la société turque. Dans une démonstration très manichéenne et

caricaturale27, les écoles sont présentées comme la source de tous les maux qui ont eu

raison de l’Empire et sapé les fondements d’une république dont les élites furent formées

dans ces « centres missionnaires au service de l’étranger »28. Paradoxalement, c’est le rôle

missionnaire de ces écoles, très critiquées par les fethullahçı, que la djemaat a imité en Asie

centrale pour former les élites de l’avenir.

181

La méthode missionnaire nourdjou : l’exemplarité audétriment du sermon ou comment remplacer le temsil par le tebliğ

49 Il est extrêmement difficile de saisir la méthodologie utilisée par les nourdjou pour

diffuser la bonne parole de leur maître en Asie centrale. Faisons une brève description de

la vie religieuse à l’école pour en montrer la subtilité. Aucun prosélytisme ouvert n’y est

effectué. Les matières sont toutes « laïques et scientifiques ». Les livres de Said Nursi, de

Fethullah Gülen et des autres penseurs nourdjou ne sont que très exceptionnellement mis

à la disposition des élèves dans les bibliothèques des lycées. Les manuels utilisés sont

parfaitement conformes aux normes du ministère de l’Éducation nationale de la Turquie

et de l’État d’accueil29. De plus, des inspections régulières sont effectuées par les

ministères des Pays hôtes et occasionnellement par les ambassades turques.

50 La vie religieuse des professeurs est assez intéressante à analyser. Si la plupart des

enseignants accomplissent les cinq prières quotidiennes, bon nombre de jeunes

pratiquent l’islam de façon superficielle. Le ramadan, par contre, est très largement suivi,

en tant que moment particulier de cohésion pour la communauté. Mais les élèves qui

veulent faire le ramadan en sont empêchés par la direction des lycées qui a peur que cette

pratique religieuse soit interprétée par les autorités et les parents comme la preuve d’un

prosélytisme des expatriés turcs. De même, un élève qui réclame à ses professeurs ou à

son belletmen de lui apprendre à lire le Coran ou à faire la prière, voit vite sa requête

refusée. La raison est toujours la même : le mouvement ne veut pas être assimilé à un

organisme missionnaire qui diffuse sa version de l’islam.

51 Le prosélytisme des professeurs turcs ne s’exerce pas non plus auprès de leurs collègues.

Si bien que nous pouvons légitimement nous demander si ces professeurs autochtones

savent quelque chose du mouvement nourdjou. Bien qu’ils en aient probablement entendu

parler, on peut douter qu’ils en connaissent les tenants et les aboutissants. Les

connaîtraient-ils que l’admiration effacerait tous leurs soupçons. Le volontarisme, la

discipline et la motivation des professeurs expatriés qui rendent un service éducatif très

appréciable – car d’une qualité rare dans ces pays – font passer au second plan l’aspect

missionnaire de la démarche de la communauté.

52 Mais alors, si on ne diffuse pas ouvertement le message de Said Nursi et de Fethullah

Gülen, comment peut-on parler d’esprit prosélyte et missionnaire ? Le temps passé en

Asie centrale et les repas partagés avec les enseignants m’ont permis de déceler les

ressorts d’une stratégie qui dépasse l’entendement de ceux qui la mettent en pratique, les

enseignants et les tuteurs. La lecture des livres de Fethullah Gülen et des entretiens « en

confiance » avec des missionnaires sur place donnent des précisions sur la méthode

nourdjou de diffusion de la foi islamique en Asie centrale. Une chose est claire, l’islam

occupe une place fondamentale dans la vie spirituelle de ces missionnaires et sa

transmission chez les « frères enfin sortis d’une longue domination soviétique » est

l’objectif de chacun. La question qui se pose est de savoir comment ils le font sans mettre

en péril l’existence légale des lycées dans le pays d’accueil.

53 Gülen recourt à une méthode qui s’avère avec le temps efficace et bien rodée30. De nos

jours, estime-t-il, le monde regorge de missionnaires de tous bords qui prêchent

ouvertement, à tel point que cette pléthore de discours séduisants génère un effet de

182

saturation et de lassitude chez les gens qui sont soumis à la propagande religieuse. En

Turquie, dans le monde arabe, en Occident, au Pakistan, il ne manque pas de volontaires

et de fanatiques pour diffuser le message islamique dans le monde entier.

Commentaire : L’uniforme et la cravate sont de rigueur dans chaque école de la djemaat. La propretéet l’hygiène occupent également une place importante dans l’idéologie que véhicule la communautéen Asie centrale. En cela, ces écoles ne diffèrent guère de celles de la République turque (et mêmefrançaise, sous la Troisième République) où les règles d’hygiène sont une composante essentielle dela politique éducative. Dans les établissements de la djemaat, les salles de cours, les dortoirs et lestoilettes sont d’une rare propreté.

54 Or, selon Gülen, prêcher ouvertement une cause comporte le risque de la desservir. Il

l’explique par le dégoût que peut inspirer cette inflation de prêcheurs d’une part et par la

perversité du rapport de force et de hiérarchie, qui s’installe entre l’émetteur et le

récipiendaire du message d’autre part. En d’autres termes, la personne à laquelle

s’adresse le message religieux subit une pression si forte qu’elle se sent inévitablement

inférieure à celle qui la diffuse. Ce fossé entre celui qui sait et celui qui ne sait pas ne

favorise pas la cohésion de la communauté. Dans le cas de l’Asie centrale, une telle

méthode n’a aucune chance de réussir car les habitants, fiers de leur passé religieux,

acceptent difficilement les donneurs de leçon et, par réflexe soviétique, ils se méfient des

courants d’idées qui viennent de l’extérieur. D’autant plus qu’une diffusion ouverte du

message nourdjou attirerait les foudres des régimes en place, nerveux quand il s’agit

d’importation d’idées religieuses. La prédication directe, tebliğ, étant impossible car

inefficace, que faut-il faire ? Gülen propose de remplacer le tebliğ par le temsil. Temsil, qui

vient de la racine arabe m th l (mithal signifie exemple en arabe, ce qui donne misai en

turc) est une notion chère à Gülen.

55 Il s’agit selon lui de la meilleure méthode pour diffuser une idée, quelle qu’elle soit. Elle

consiste à se comporter conformément au message que l’on veut véhiculer sans le

nommer. L’exemplarité dans la vie de tous les jours, dans la façon de travailler, de

s’habiller, de parler à ses collègues contribue à mieux communiquer le message qu’on

prône. Dans le cas des professeurs turcs qui arrivent dans les sociétés centrasiatiques très

secouées par la crise économique, politique et morale consécutive à l’implosion de l’URSS,

183

l’attitude exemplaire des enseignants nourdjou suscite l’admiration de leur entourage. Que

signifie cette exemplarité ?

56 Dans des pays où la corruption, l’alcoolisme et la drogue deviennent de vrais problèmes

de société, des professeurs nourdjou qui ne fument pas, ne boivent pas d’alcool et

travaillent jour et nuit avec et pour leurs élèves sans marchander la réussite aux examens

(pratique pourtant courante dans toutes les écoles d’Asie centrale), inspirent une

confiance sans bornes. Toujours impeccablement propres et bien habillés, respectueux

des règles de politesse et de bienséance avec leurs collègues et interlocuteurs en général,

bons pères de familles, ces professeurs font plus qu’une bonne impression. Ils exercent

une très forte pression positive sur leur entourage.

57 Ainsi est véhiculé l’essentiel du message « gülénien », auquel il manque encore toute

l’armature qui l’accompagne, nous dit un professeur qui tient cette réflexion de Fethullah

Gülen lui-même31. En effet, il importe peu de parler de Risale-i Nur, de Said Nursi, de

Fethullah Gülen et d’éthique musulmane, le but de cette méthode étant d’arriver à

l’objectif – propagation d’une morale musulmane – sans le nommer. On peut dire que ce

procédé fonctionne étant donné l’admiration particulière que suscitent ces professeurs

en Asie centrale. Il apparaît donc que le plus important pour la djemaat n’est pas la

conversion à la religion – les Centrasiatiques sont déjà musulmans – mais de la diffusion

d’une éthique, d’un type de comportement.

58 Cependant, les Centrasiatiques ne les estiment pas parce qu’ils sont nourdjou mais tout

simplement parce que ce sont de bons professeurs, vertueux et intègres. Ils ne les

admirent pas parce qu’ils prient et respectent le ramadan – c’est au contraire une attitude

qui en déçoit certains. En d’autres termes, c’est en tant qu’individus et non en tant que

membres de la djemaat qu’ils contribuent à son succès en Asie centrale.

59 À l’heure actuelle, la fondation de Gülen ne se présente pas aux populations d’Asie

centrale sous sa véritable identité, celle d’une organisation religieuse héritière de Said

Nursi, comme elle le fait en Turquie. Et aucun élément pour le moment ne permet de

promettre à Gülen qu’elle ne perdra pas son capital de sympathie le jour où elle assumera

ouvertement cette identité. Nous reviendrons sur cette question, mais abordons à présent

un autre trait distinctif de la djemaat : sa turcité, sans doute mise en avant afin de faire

passer au second plan la dimension religieuse de sa mission.

60 Gülen, on l’a vu, a une position très claire sur la turcité. Considéré comme très

nationaliste par ses rivaux nourdjou de Yeni Asya, Gülen a toujours été un grand défenseur

de l’ordre étatique en place, des institutions et de l’Armée. On a également signalé que

Gülen était originaire d’Erzurum, un des bastions du nationalisme turc, un nationalisme

de frontière, anti-russe et anticommuniste. Les éloges qu’il consacre à l’armée sont

nombreux et on sait que la Fondation des Journalistes et des Écrivains de Turquie courtise

régulièrement les grandes figures de l’Armée turque, qu’elle cherche à décorer chaque

année à l’occasion de la remise des prix dits de « tolérance et de dialogue ». Sa défense de

l’État – et du système fut exprimée à plusieurs reprises, notamment à la veille du coup

d’État – militaire de 1980 que Fethullah Gülen a souhaité de tout son cœur car c’était le

seul moyen, selon lui, d’empêcher l’instauration d’un régime communiste en Turquie32.

61 Le rapport de Fethullah Gülen à la turcité s’inscrit dans le cadre du néo-ottomanisme, en

vogue dans la Turquie des années 1980 et 1990. Caractéristique de l’ère Turgut Özal, cette

notion veut redonner à la Turquie la place qui était la sienne sur la scène régionale. Il

existe cependant une différence entre le néo-ottomanisme de la droite d’Özal et la vision

184

que Fethullah Gülen en a. En effet, la droite conservatrice de la mouvance de Turgut Özal

prônait une réconciliation entre la Turquie et le monde arabe, alors que les Arabes n’ont

pas leur place dans les discours de Fethullah Gülen qui privilégie la dimension balkanique

de l’héritage ottoman, comme l’atteste la présence de ses écoles dans ces pays (Roumanie,

Bulgarie, Bosnie et Macédoine). D’autre part, Gülen intègre dans cette sphère d’influence

régionale l’Asie centrale qui n’a pourtant jamais été sous domination ottomane.

62 D’autres indicateurs montrent l’attachement de Fethullah Gülen et de sa communauté à la

turcité. Le chef de la djemaat, omettant la distinction entre turc de Turquie et langues

turciques de l’Eurasie, rappelle constamment dans ses interviews que la langue turque est

parlée par une très grande communauté dans le monde ; à ce titre, elle mérite de devenir

une langue internationale et de compter parmi les langues officielles des Nations-Unies.

Cela contredit le privilège que la djemaat accorde à l’enseignement de l’anglais dans ses

écoles. D’ailleurs, les organisations panturquistes de Turquie, à l’instar de la Fondation de

Recherche sur le Monde Türk (Türk Dünyası Araştırmaları Vakfı) reprochent constamment

à la djemaat d’être le vecteur de la culture anglo-saxonne, et de son corollaire impérialiste

occidental en Asie centrale33.

63 Mais la djemaat s’en explique. L’anglais étant devenu la langue internationale de

communication dans le monde entier, le fait de l’enseigner dans le monde türk est un

moyen d’intégrer les États türk dans la communauté internationale. En fait, les écoles

turques rendraient service au turc et à l’anglais dans les mêmes proportions.

L’enseignement de l’anglais ne s’inscrit pas contre le turc et la turcité, car, au contraire de

nos méthodes occidentales, il ne s’accompagne pas d’une initiation à la civilisation et à la

culture anglo-saxonnes, mais il contribue à diffuser les grands moments de la civilisation

türk en Asie centrale par les textes et illustrations utilisés pour son enseignement.

64 Un autre trait de la dimension turque du discours de la djemaat, notamment dans les

écrits de Gülen et de ses proches collaborateurs qui gèrent les affaires centrasiatiques, est

la pléthore de références à l’histoire turque et à la grandeur du passé ottoman. Ainsi, la

littérature gülenienne déborde de rappels historiques empruntant à l’avancée des Turcs

dans les Balkans, à leur traversée du Danube, au siège de Vienne, etc. Avec ses disciples,

Gülen cherche à restaurer l’image dorée et la grandeur ottomane d’autrefois. Ses écoles

sont au service d’une idée de plus en plus répandue en Turquie selon laquelle les Turcs

ont contribué à la Civilisation mondiale34.

65 Des auteurs nationalistes turcs comme Mehmet Akif Ersoy, compositeur de l’hymne

national turc, et Yahya Kemal, grand intellectuel turc qui a marqué l’idéologie

républicaine, sont abondamment cités par Fethullah Gülen dans ses livres, interviews et

discours divers35. Mais, fin observateur de l’évolution de la société turque de ces dernières

années, il réhabilite certains auteurs situés en marge de l’idéologie du régime, comme le

communiste Nazım Hikmet ; Fethullah Gülen puise aussi dans le discours de la « turcité de

gauche ». En cela, il ne fait que s’inscrire dans un large mouvement de récupération de

Nazım Hikmet, longtemps déconsidéré par l’État et les cercles conservateurs, réhabilité

en 1995 et devenu depuis le poète fétiche de tout le monde36.

66 Sur le terrain, cette turcité est bien diffusée par le réseau des écoles, épaulées par les

entreprises turques et le journal Zaman. Persuadés que la Turquie doit jouer un rôle dans

les transitions et destins politiques des États d’Asie centrale, les disciples de Fethullah

Gülen, par conviction nationale et nationaliste, utilisent les écoles pour aider leur pays à

se créer une sphère d’influence sur les décombres de l’ex-URSS. Les matières enseignées

185

le permettent. Les cours d’histoire, de turc et de culture générale sont des moments

privilégiés de diffusion d’un discours turcophile. Systématiquement équipé d’une antenne

parabolique qui permet de capter toutes les chaînes de télévision de Turquie, chaque

internat devient ainsi, grâce au petit écran, une fenêtre ouverte sur la Turquie.

67 Un des plus grands services que les écoles rendent à la cause turque en Asie centrale est

leur rôle dans la redécouverte par les élèves centrasiatiques de leur identité turcique. En

effet, en Asie centrale, pendant la période soviétique, prédominent les notions de peuple,

citoyen et patrie soviétiques. Les identités nationales ouzbèke, kazakhe, kirghize et

turkmène, sans être ignorées, sont placées au second plan, derrière l’appartenance à la

grande patrie soviétique socialiste. Les indépendances retrouvées, les nouveaux

dirigeants cherchent à encourager l’adhésion du peuple à la nouvelle identité nationale,

l’identité ouzbèke, kazakhe, etc.

68 On a vu d’autre part que les écoles nourdjou jouaient un rôle de légitimation des régimes

en place et qu’à ce titre elles diffusaient leur idéologie et notamment leur conception de

l’identité nationale. En d’autres termes, le sentiment national (turkmène, kazakh,

kirghize et ouzbek) que les régimes postsoviétiques tentent tant bien que mal de forger,

est expliqué et inculqué aux élèves des lycées qu’on invite à se définir comme le veulent

les nouveaux régimes. Une enquête menée auprès des étudiants sortis de ces écoles

montre qu’ils ont généralement une plus grande sensibilité à la question identitaire

nationale37. Mais surtout, on constate chez eux une très forte « conscience turcique » dans

le sens où, plus que la moyenne des jeunes de leur génération, ces étudiants connaissent

l’histoire des peuples turciques et les liens de parenté qui les lient.

69 Mais les écoles turques font plus que cela. Depuis les indépendances, on assiste à un

clivage entre la république de Turquie et les États d’Asie centrale sur la notion de turcité38

. Elles inculquent à leurs élèves l’idée que tous les peuples turciques d’Asie centrale

appartiennent à une même famille türk. En ce sens, elles vont plus loin que les régimes en

place, qui insistent sur l’identité nationale. Les fethullahçı soutiennent la politique

identitaire des pays d’accueil en lui apportant une nuance supplémentaire qui rappelle

que Kazakhs , Kirghizes, Turkmènes, Turcs, Ouzbeks, Ouïghours, Tatars, Azéris et les

autres constituent les différentes branches d’un même arbre ethnique. Les Turcs, dans

toute leur politique éducative et linguistique en Asie centrale tentent de favoriser

l’émergence d’une turcité commune acceptable par tous les États turcophones et

enseignée dans toutes les écoles türk.

70 Dans les villes, les ethnies sont très mélangées, notamment dans les villes frontalières

comme Chimkent, Och ou Tchardjoou. Ainsi les enfants ouzbeks, kirghizes, kazakhs et

turkmènes apprennent à mieux connaître l’histoire commune de leurs ancêtres, mais

l’usage de cette notion œuvre également au rapprochement des peuples, à la tolérance et

à la consolidation de la communauté. D’autre part, la vie dans ces écoles est rythmée par

l’actualité turque. Toutes les fêtes nationales de la république turque sont célébrées dans

les écoles fethullahçı d’Asie centrale. Le 23 avril (fête de la souveraineté nationale et de

l’enfance), le 19 mai (fête de la jeunesse) et le 29 octobre (fête de l’indépendance et de la

république) sont célébrées dans ces lycées. Aux préparatifs collaborent généralement les

ambassades turques qui entretiennent des relations suivies y compris avec les directions

générales des lycées privés. De façon générale, ces établissements sont des lieux où

règnent une ambiance et un « climat » très anatoliens.

71 Père fondateur de la Turquie moderne et dont l’ombre plane toujours sur la vie politique,

culturelle et sociale du pays, Atatürk jouit d’un culte particulier dans ces écoles. En

186

Turquie, il est de règle que chaque école, publique ou privée, technique, générale ou

théologique, possède un Atatürk Köşesi, un panneau d’affichage géant qui lui est

entièrement consacré. Il retrace généralement à travers des photos, des illustrations et de

petits textes la vie et l’histoire de cet homme hors du commun, de ses combats militaires

et politiques et de ses diverses réformes pour moderniser le pays.

72 Aucun lycée fethullahçı d’Asie centrale n’est dépourvu de cet Atatürk köşesi. Certains

établissements, allant plus loin dans le culte kémaliste, ont encadré et affiché le mythique

discours prononcé en 1933, à l’occasion du 10e anniversaire de la fondation de la

république, où Atatürk rappelle à tous les Turcs l’existence sous domination soviétique de

dizaines de millions de frères39. La référence quasi-systématique à Atatürk dans ces écoles

et le culte dont il fait l’objet font inévitablement penser à celui dont jouissait Lénine

quelques années auparavant dans ces mêmes établissements, dont on a changé le décor

après l’arrivée des Turcs. C’est là qu’on aborde le sujet de la diffusion de la turcité par

voie indirecte dans le sens où on a affaire à une diffusion qui n’est a priori pas le véritable

objectif des missionnaires.

73 En effet, prenons l’exemple du culte kémaliste. La question qui vient à l’esprit quand on

visite ces établissements est de savoir si ce fort attachement au kémalisme dont les

emblèmes sont partout présents est sincère ou purement instrumental. On ne peut

s’empêcher de penser qu’il s’agit là d’une entreprise de séduction à destination des

autorités turques, qui, par le biais des ambassades, exercent un contrôle permanent sur

les écoles. Pour les élèves et professeurs autochtones, la photo d’Atatürk accrochée à côté

de celles du président du pays et des grandes figures historiques de la nation ouzbèke,

kazakhe, kirghize ou turkmène, constitue un honneur, celui de voir leur « héros »

national à côté d’une figure mondialement connue et dont les réformes ont fait de la

Turquie une puissance moderne. La référence à Atatürk, dans ces lycées comme dans la

plupart des institutions en Turquie, est une marque de respect, une sorte d’automatisme

pour signifier son acceptation du système. La fidélité à Atatürk et à ses idéaux est un rite,

une cérémonie rendue quasi obligatoire par la nature même du régime turc qui n’autorise

guère à agir en dehors du « moule » kémaliste. À ce titre, on peut s’interroger sur la

sincérité de la foi kémaliste affichée par les nourdjou en Turquie et pas seulement en Asie

centrale.

74 Les mêmes remarques peuvent être faites sur l’introduction de l’hymne national turc

dans ces lycées. Chaque lundi matin dans la cour de l’école, avant de commencer la

semaine, les élèves, à l’ombre des drapeaux turc et du pays d’accueil entonnent d’une

même voix, comme dans une école ou une caserne militaire turque, le İstiklâl Marşı l’hymne national turc. Objet de nombreuses controverses dans les pays balkaniques où les

lycées sont implantés et où l’hymne national turc n’est pas toujours accepté par les

régimes en place40, l’İstiklâl Marşı est chanté dans toutes les républiques centrasiatiques.

L’hymne du pays d’accueil aussi est enseigné aux élèves, mais il n’est pas

systématiquement chanté les lundis matin. Les Centrasiatiques ne donnent pas à ce geste

une signification particulière. Pragmatiques, cela ne les préoccupe pas davantage de voir

leurs enfants chanter quelques vers qui font la fierté des Turcs, à partir du moment où ils

sont bien encadrés et éduqués dans ces établissements. La djemaat de Fethullah Gülen

accorde une grande importance à cette pratique hebdomadaire, pour plusieurs raisons.

D’abord, on l’a vu, les fethullahçı ne sont pas allergiques à l’idée nationale. Au contraire,

leur fibre patriotique est assez marquée. Mais surtout, ce républicanisme affiché et

exprimé par le culte du kémalisme et le chant de l’hymne national attire à la djemaat la

187

sympathie de toutes les délégations turques qui visitent régulièrement les établissements.

Certains visiteurs turcs ne cachent pas leur émotion et leurs larmes quand ils entendent

des petits Ouzbeks, Kazakhs, Kirghizes, Turkmènes et Russes (surtout) chanter l’hymne

national turc d’une même voix41.

75 L’attachement de la djemaat à l’hymne national et à Atatürk lui procure une garantie de

respectabilité auprès des autorités turques, indispensable pour la poursuite de la mission

en Asie centrale. Pour sa propre pérennité, la communauté de Fethullah Gülen se

retrouve dans une certaine mesure condamnée à afficher cet attachement à l’esprit

républicain. Elle y investit cependant un zèle supplémentaire vis-à-vis des autorités

turques puisqu’en Asie centrale, les nourdjou dépensent plus d’énergie que les ambassades

turques dans la promotion de la turcité.

76 Il convient de nuancer encore ce que j’ai appelé la diffusion inconsciente ou indirecte de

la turcité. Nous l’avons dit, la communauté ne se présente pas comme telle en Asie

centrale. Les matières enseignées dans les écoles, la décoration des classes et de l’école,

les rayons des bibliothèques et les discussions avec les élèves dans les salles de télévision

ne sont absolument pas marqués par l’idéologie et la pensée religieuse fethullahçı. Les

autorités d’un pays ou les habitants d’une ville ne font jamais référence aux lycées turcs

comme des « écoles nourdjou ou écoles fethullahçı ».

77 En Asie centrale, les écoles sont appelées « lycées turcs », türk litseyleri en ouzbek et

turetskiy litseyi en russe. Par conséquent, la bonne image dont bénéficient ces écoles en

Asie centrale profite avant tout à la Turquie et secondairement à la djemaat. On est donc

en face d’un paradoxe : la djemaat, bien qu’organisation dont les membres sont réunis par

un même idéal religieux, véhicule en Asie centrale une idéologie plus nationale que

religieuse. On ne peut pas pour autant parler d’effet imprévu ou « pervers » pour qualifier

le message diffusé par la djemaat. La turcité n’est pas complètement étrangère à la

communauté mais il est vrai qu’il est surprenant de voir des jeunes enseignants marqués

par une foi islamique forte véhiculer un esprit républicain turc, vecteur traditionnel du

laïcisme.

78 La turcité transmise dans ces écoles mérite sans doute quelques précisions même si les

paragraphes du début du chapitre relatifs à Fethullah Gülen rappellent la dimension

nationale et néo-ottomaniste de la djemaat. Elle diffère complètement de l’idéologie

turkiste et panturquiste propre à l’extrême droite turque dans la mesure où elle n’a

aucun caractère irrédentiste et ne vise pas à transformer les États dans lesquels elle est

présente. Les fethullahçı se déclarent volontiers les ambassadeurs de la Turquie en Asie

centrale et des États centrasiatiques en Turquie. En ce sens, leur nationalisme n’est pas un

nationalisme turc mais un nationalisme de Turquie. Les deux notions ne se recouvrent

pas et on constate, face au douloureux problème kurde, une volonté de certaines

personnalités politiques comme Tansu Çiller de marquer une différence entre les deux. Le

nationalisme de Turquie est une notion à la mode qui tente de concilier l’attachement à

des origines ethniques, confessionnelles ou philosophiques spécifiques et la fidélité à la

République. On retrouve cette idée de « citoyens divers mais unis par l’appartenance à la

république de Turquie » chez les enseignants nourdjou en Asie centrale. Bon nombre

parmi eux sont d’origine kurde et on sait que la djemaat recrute et enrôle pour ses

différentes missions dans les provinces kurdes du pays. Il n’y a pas de tension – en tout

cas visible – parmi les missionnaires nourdjou entre l’identité ethnique kurde et le service

rendu à la république de Turquie à travers l’expatriation en Asie centrale. L’entente est

parfaite entre enseignants kurdes et turcs qui travaillent dans ces écoles.

188

79 En revanche, et c’est là que se manifestent les limites de l’universalisme et de l’esprit

d’ouverture de la djemaat, aucun alévi42 n’a sa place dans la communauté, en Turquie

comme en Asie centrale malgré les déclarations d’ouverture en direction de la

communauté alevi faites par Fethullah Gülen.

Quelques remarques sur le profil sociologique deporteurs de la mission fethullahçı

80 Une des questions soulevées par la présence nourdjou en Asie centrale est le profil

sociologique des missionnaires du mouvement. Les porte-paroles de la djemaat affirment

constamment que leurs enseignants sont issus des meilleures universités du pays,

notamment les universités du Bosphore, de Marmara et l’Université Technique du Moyen

Orient43. Autrement dit, selon la djemaat, ses missionnaires sont issus de l’élite dominante

de Turquie, sortie des meilleurs établissements du pays.

81 Sans être fausse, cette affirmation mérite d’être nuancée. En effet, les enquêtes de terrain

menées en Asie centrale suggèrent une autre réalité. Certes, des professeurs et des

belletmen sont issus des universités prestigieuses du pays. Mais un tour des lycées en Asie

centrale montre que le nombre de diplômés des plus grandes institutions de Turquie est

limité. En réalité, l’analyse des médias turcs est erronée. Pourquoi ? Généralement, les

visiteurs et chercheurs turcs qui se rendent en Asie centrale pour enquêter sur les écoles

sont guidés et même étroitement canalisés par la direction générale des lycées dans les

écoles de la capitale vers les meilleurs éléments de son corps enseignant.

82 D’autre part, quand une délégation officielle turque se rend dans un pays d’Asie centrale,

elle visite surtout un ou deux lycées de la capitale, soigneusement choisis par la direction

générale parmi les plus performants et les mieux organisés. Chaque capitale compte un

lycée modèle qui sert de vitrine à la communauté. Par exemple, le lycée Turgut Özal à

Achkhabad est devenu ce lieu de visite privilégié pour les Turcs. À ce titre, il est privilégié

par la direction générale à tout point de vue : on accorde une attention particulière au

bon état du matériel et de l’équipement, la cour du lycée est entretenue de façon

impeccable tous les jours de l’année et on remarque surtout une sur-représentation des

fethullahçı issus des meilleures universités du pays. Quand la visite se limite à ces

établissements de prestige, on a l’impression que la djemaat recrute les meilleurs pour

assurer un enseignement de qualité à ces élèves. Or, il n’en va pas toujours ainsi.

83 Une incursion dans les villes de province comme Jalal Abad ou Narin au Kirghizistan,

Nebit Dagh au Turkménistan permet à l’observateur de conclure que loin des écoles

prestigieuses des capitales, les lycées de province sont surtout administrés par des

nourdjou issus des universités moins cotées. Les diplômés de l’université du Bosphore ou

de Marmara se font plus rares dans ces écoles, où la plupart des enseignants originaires

des villes de la Turquie profonde et conservatrice, comme Yozgat, Konya, Kars, Niğde,

sont bien représentés. Les universités de Samsun, Kayseri et d’Adana comptent bon

nombre de diplômés dans ces établissements.

84 Il est cependant difficile de préciser davantage la provenance géographique des

enseignants et les universités dont ils sont diplômés, les directeurs de certains lycées

étant plus que réticents à avouer la qualité réelle de leur équipe pédagogique. J’ai essayé

de le faire en leur soumettant des questionnaires sous forme de tableaux afin qu’ils les

fassent remplir à leurs employés. Au Turkménistan, j’ai choisi deux établissements, le

189

lycée Turgut Özal de la capitale et le lycée de Turkmenbachi, ville portuaire de la

Caspienne. L’étude confirmait la remarque avancée précédemment : le lycée de la capitale

attire les meilleurs éléments au détriment du lycée de province.

85 Mais une telle démarche comporte bien des inconvénients qui m’obligèrent à

l’abandonner. En effet, le questionnaire crée une situation d’interrogatoire qui déplaît

fortement. Déjà peu faciles à approcher, les responsables des écoles montrent encore plus

de réticences quand on leur soumet ce genre de tableau. Mon affirmation selon laquelle

les professeurs sont surtout issus de la Turquie provinciale et profonde s’appuie par

conséquent surtout sur des observations faites lors des nombreuses visites effectuées

dans les écoles et les directions générales. Il est donc impossible de donner des

statistiques exactes sur l’origine géographique des enseignants d’autant plus que

beaucoup ont fait preuve d’une grande mobilité géographique durant leur vie et avant de

venir en Asie centrale.

86 Dans tous les cas, le fait que ces lycées soient « parrainés et soutenus » par des entreprises

turques des quatre coins du pays, suppose que les enseignants recrutés viennent aussi de

ces régions car la logique de réseaux n’est pas absente dans le recrutement. Les hommes

d’affaires d’une ville turque, par exemple Samsun, aident les jeunes diplômés de leur ville

à trouver un poste dans une école en Asie centrale. Comme la Turquie provinciale et

conservatrice mais économiquement dynamique envoie bon nombre d’entreprises en Asie

centrale, on peut supposer que les professeurs envoyés ont un profil culturel

représentatif de cette Turquie profonde.

87 Les séjours passés avec les enseignants dans les lycées, la participation à des pique-niques

et les hébergements dans les établissements furent des occasions privilégiées d’observer

leur comportement et de retracer leur trajectoire. En règle générale, ces professeurs sont

jeunes, de 24 à 30 ans. Ils sont très attachés aux valeurs traditionnelles de la famille, de la

patrie et du respect des anciens. Leur univers de référence, leur mode de vie, leur

musique, leur façon de s’habiller, leurs lectures reflètent cette Turquie conservatrice mais

dynamique. Ces jeunes adoptent une attitude et une démarche très proche de celle d’Özal

dans le sens où, comme lui, ils symbolisent une Turquie issue de la province profonde

mais dont les aspirations dépassent très largement l’horizon national. Les motivations

qu’ils expriment lorsqu’on les interroge sur ce qui les a amenés à s’expatrier en Asie

centrale montrent à quel point ils sont les produits de cette Turquie profonde décidée à

s’affirmer à l’étranger.

88 Islam et turcité, piliers fondamentaux de l’identité étatique turque, sont donc au centre

du message de la djemaat en Asie centrale. Mais le fait que l’éducation soit la méthode

choisie pour diffuser ce message fait immanquablement penser à un courant intellectuel

très important dans l’histoire du monde türk en général et de l’Asie centrale en

particulier : le mouvement réformateur djadid.

Les disciples de Fethullah Gülen : « nouveaux djadids »ou « Jésuites » de l’islam turc ?

89 Mon propos n’étant pas de retracer l’histoire du mouvement djadid qui a marqué le passé

intellectuel de l’Asie centrale, je serai bref sur ses origines et me contenterai de souligner

les ressemblances, toutes proportions gardées, entre le projet des Djadids et celui des

fethullahçı pour les sociétés centrasiatiques44.

190

90 Le terme djadid, bâti sur la racine arabe j d d qui veut dire nouveau, neuf est inséparable

de son corollaire, qadim, terme tout aussi arabe – de la racine q dm- qui signifie ancien,

traditionnel, passé, révolu. Ces deux termes caractérisèrent les deux groupes réformistes

qui ont durablement marqué l’histoire de l’Asie centrale entre la fin du XVIIIe siècle et le

début du XXe. Profondément marquée par une crise à la fois économique, sociale, morale

et politique, l’Asie centrale de l’époque, dont l’incorporation dans l’Empire russe s’achève

en 1881 après la bataille de Göktepe qui marque la reddition des derniers résistants

turkmènes, s’interroge sur les moyens de rattraper son retard.

91 Schématiquement, deux camps aux contours imprécis s’opposent pour réformer la

société. Les qadimistes, réformateurs attachés à la tradition islamique, et les djadidistes,

partisans d’une série de réformes plus audacieuses, allant jusqu’à secouer les fondements

traditionnels de la société comme l’autorité des aqsaqal – barbes blanches -, les sages des

communautés musulmanes. Ainsi, à la veille de la soviétisation du Turkestan, la rivalité

entre les deux camps tourne à l’avantage des seconds et ce sont les djadids qui ont le plus

d’emprise sur les sociétés locales.

92 Les leaders historiques du mouvement djadid en Asie centrale sont Mahmud Khodja

Behbudiy, Abdullah Qodiriy, Abdurrauf Fitrat et Abdulhamid Tcholpan, pour ne citer que

les plus connus. L’histoire retiendra également leurs noms car ils figurent parmi les

personnalités victimes des purges staliniennes des années 1920 et 1930. Les sources

intellectuelles de ces penseurs sont des savants musulmans de l’empire russe (souvent des

Tatars de la Volga et de Crimée) mais aussi des stambouliotes qui influencent

notablement les étudiants musulmans de l’empire russe, dont ceux d’Asie centrale. On

suppose que le réformisme arabe de la même période n’entretient pas beaucoup de

contacts avec le djadidisme turkestanais. Des recherches en cours apporteront plus de

précisions45. Toutefois, les intellectuels du monde arabe et ceux du monde türk ont des

préoccupations de même nature : comment rattraper le retard par rapport à l’Occident,

incarné par les colonisateurs franco-anglais dans un cas (Égypte et expédition de

Napoléon et colonisations française ou britannique en Afrique) et les conquérants russes

dans l’autre ?46

93 En lien étroit avec notre sujet, la question scolaire, au centre des préoccupations des

djadids, est intéressante. Pour ce mouvement, la réforme de la société passe par l’école et

la pédagogie qui doit y être appliquée. Nous avons, schématiquement, d’un côté un

enseignement d’un type nouveau, usul-i djedid, la méthode nouvelle des djadids et, de

l’autre, un attachement très fort à l’ancienne méthode, usul-i qedim.

94 Les penseurs djadids prônaient l’ouverture d’écoles modernes sur le modèle occidental et

le choix d’une très nette priorité aux disciplines scientifiques profanes. Ils s’insurgeaient

contre l’enseignement traditionnel des madrasa qui se contentaient, selon eux, de faire

apprendre par cœur aux enfants les fondements de la religion en négligeant les matières

modernes. C’est justement sur la question scolaire que la comparaison entre penseurs

djadids et missionnaires fethullahçı est pertinente. Les djadids cherchaient à réformer les

sociétés centrasiatiques en prenant comme point de départ l’enseignement et les

réformes pour sortir de la crise. Chez les fethullahçı, on retrouve la même centralité de

l’école dans le projet social.

95 De même, chez les uns comme chez les autres, on retrouve ce complexe d’infériorité par

rapport à l’Occident dont il faut rattraper la technologie et le niveau de développement.

Dans cette optique comparatiste, l’ancienne méthode d’enseignement, usul-i qedim,

191

s’apparenterait au système éducatif ex-soviétique, en pleine crise et incapable de

s’adapter au post-communisme. Les professeurs des écoles turques ont-ils conscience de

cette ressemblance ? Beaucoup ignorent l’existence même des réformistes djadids du

début du siècle mais il n’en reste pas moins que la ressemblance des projets est flagrante.

96 En revanche, cela n’induit pas que les missionnaires de ces lycées soient les

continuateurs, les héritiers des réformistes du début du siècle. Ces derniers constituaient

un mouvement bien plus vaste et avaient un projet de société clairement défini, ce qui est

difficilement perceptible chez les fethullahçı dont les projets d’avenir gardent toujours

une part de secret.

97 Mes recherches sur la question nourdjou m’ont amené à lire une vaste littérature sur des

mouvements missionnaires tant musulmans que chrétiens.

98 Paradoxalement, c’est dans le monde chrétien que j’ai trouvé un phénomène missionnaire

très proche de celui qui a été mis en œuvre par Fethullah Gülen. L’analyse du message de

la djemaat en Asie centrale montre l’existence de nombreuses similitudes entre les

fethullahçı et certains mouvements missionnaires occidentaux, l ’Opus Dei47 présente des

caractéristiques avec la communauté de Gülen, notamment par ce que toutes les deux ont

la même dimension spirituelle de l’engagement. Mais c’est avec les Jésuites que la

comparaison paraît la plus pertinente.48

99 Les nourdjou nous apparaissent effectivement comme les « jésuites de l’islam », si nous

considérons que les deux mouvements ont un même esprit missionnaire et attachent une

importance particulière à la satisfaction du Seigneur49 chez les Jésuites et à la gloire

d’Allah chez les fethullahçı50.

100 Les deux organisations partagent un même « esprit de corps » puisqu’ils se caractérisent

par une quasi-absence de centre : les Jésuites sont unis pour être dispersés51 et les

professeurs de Fethullah Gülen, de la même façon, sont encouragés à s’expatrier dans le

monde entier. Le rapprochement des deux démarches est encore plus flagrant dès qu’on

s’intéresse aux activités missionnaires.

101 Dans les deux cas, l’éducation est au centre de toutes les activités. C’est par elle et autour

d’elle que s’élaborent l’identité même du mouvement, son essence et sa force. La méthode

pédagogique et éducative épouse la même logique : un encadrement total des élèves et

des activités qui leur sont proposées52. On observe une égale volonté de former les élites

de l’avenir et une propension à tenter de séduire autant que possible les régimes en place.

Dans les deux mouvements, il y a une estime pour la mission lointaine, pour

l’expatriation, la seule possibilité de contact avec l’Autre. Le père Arrupe, jésuite connu

dans les années 1970 pour sa passion du Japon, tenait des propos qu’on pourrait aussi

trouver dans la bouche d’un nourdjou : « pour atteindre l’autre, il faut d’abord entrer dans

sa mentalité et l’aimer pour ce qu’il est ». Selon lui, « l’inculturation53 exige une

transculturation, c’est à dire une ouverture et un échange avec les autres cultures, qui

exige elle-même une déculturation partielle, c’est à dire une remise en cause de certains

aspects de sa culture propre »54.

102 En Asie centrale et dans d’autres régions du monde, Gülen, soucieux de faciliter

l’implantation de son mouvement, incite ses disciples à s’imprégner des valeurs du pays

d’accueil. Anecdotique mais révélatrice est la petite histoire des jeunes enseignants

nourdjou confrontés au Kazakhstan à la nécessité de manger de la viande de cheval. Les

Anatoliens n’ont pas l’habitude d’en manger. En revanche, chez les Kazakhs, la viande de

cheval fait partie des mets qu’on propose aux invités de marque. Réticents au départ, les

192

missionnaires de la djemaat se sont mis à consommer cette viande une fois que leur leader

leur en eut donné la permission. Ici comme ailleurs, Fethullah Gülen exige de ses disciples

qu’ils s’adaptent aux us et coutumes des peuples qu’ils sont venus servir.

103 Islam, turcité, modernisme pédagogique, enseignement de l’anglais et une morale de

« bon citoyen » sont véhiculés en Asie centrale par une communauté de Fethullah Gülen –

et non sans un incontestable succès – pour séduire les populations des pays d’accueil.

Bien que ne constituant pas la principale caractéristique identitaire de la djemaat, la

turcité est bel et bien diffusée par les jeunes fethullahçı qui s’apparentent plus à des

« hussards de la turcité » qu’à des derviches colonisateurs.

Fethullah Gülen ou la naissance d’une nouvelleéthique ?

104 En guise de conclusion provisoire, il s’avère qu’une grille de lecture wébérienne peut

aider à mieux comprendre l’attitude des nourdjou en Asie centrale. Le sens de leur

message est mieux perçu si l’on a à l’esprit quelques principes sociologiques forgés par

Max Weber55. Fethullah Gülen parvient à insuffler à ses disciples le sens du service du

prochain. Dans certains de ses ouvrages, il rappelle que « l’homme idéal, l’homme

d’action, c’est celui qui agit constamment pour le bien du groupe, de la collectivité »56.

L’activisme piétiste que prône Gülen est comparable, comme le montre Elizabeth Özdalga,

à l’ascétisme étudié par Weber57. L’éthique de Gülen est de même nature que celle que

Weber décèle dans certaines sectes protestantes. À cet égard, Weber n’a jamais dit que

l’esprit du capitalisme était inhérent au protestantisme ; son apparition dans d’autres

sociétés et contextes n’est pas impossible58.

105 Le message de Gülen, à travers l’éducation, cherche à diffuser cette même éthique du

progrès et de la rationalité, pour ensuite mieux exporter le véritable discours de sa

communauté, à savoir une éthique à la fois musulmane et turque. C’est la diffusion de la

turcité qui tire le plus de bénéfices de cette présence nourdjou en Asie centrale. Les élèves

et leurs parents subissent constamment la « propagande » de cette turcité dont la

diffusion dans ces pays, due une large mesure à l’action de ces missionnaires, ne peut que

réjouir les autorités turques, appelées à définir une attitude vis-à-vis des écoles de la

djemaat en Asie centrale.

NOTES

1. Il existe une abondante littérature sur cette question. Voir, par exemple, les travaux de Jacob

LANDAU, notamment son récent ouvrage, Pan-Turkism, From Irredentism to Cooperation, London,

Hurst & Company, 1995, 275 p. On peut également se référer à une revue, Türk yurdu, connue

pour être un important support de la droite nostalgique panturquiste.

2. LANDAU, op. cit. Voir le premier chapitre qui montre l’absence dans le bréviaire kémaliste

républicain du discours panturquiste.

193

3. Sur les publications des réfugiés turkestanais en Turquie voir Lowell BAZAINIS, « Soviet

Muslim Emigrés in the Republic of Turkey », Central Asian Survey, 1994, n° 13, pp. 159-180. On

consultera les travaux d’Étienne COPEAUX, notamment ses recherches sur le mouvement

Prométhée, Cahiers d’Études de la Méditerranée Orientale et du Monde Turco-Iranien, n° 16, 1993,

pp. 9-45.

4. On pense par exemple à Timur Kocaoğlu (universitaire turkestanais vivant en Turquie et en

Allemagne), Baymirza Hayit (universitaire d’origine ouzbèke qui a atterri en Allemagne après la

Seconde Guerre mondiale) ou Erkin Alptekin (leader nationaliste ouïghour), tous les trois

recrutés à des périodes variées par la radio Voice of America ou Radio Free Europe dans le but de

diffuser de la propagande anticommuniste grâce à des émissions en langues turques d’Asie

centrale.

5. . La liste des activités de la fondation se trouve dans son bulletin annuel, disponible dans les

locaux du TDAV à Istanbul, derrière la grande mairie d’Istanbul. Pour plus de précisions sur cette

fondation, voir : www.tdav.com.tr

6. Sur le parti d’Erbakan voir l’ouvrage de Ruşen ÇAKIR, Ne Şeriat ne Demokrasi, Refah Partisini

Anlamak (Ni charia ni démocratie, comprendre le parti Refah), Istanbul, Metis Yayınları, 1994,

248 p.

7. La presse turque a été très critique sur cette attitude. Elle estime non sans raison, que la

présidence n’a pas su institutionnaliser les relations entre la Turquie et les républiques

turcophones. Le président en fait une affaire personnelle alors qu’elles devraient s’insérer dans la

politique de l’État. Le sommet de la turcophonie, tenu à Bakou du 8 au 11 avril 2000, qui coïncida

avec la fin du mandat de Demirel donna l’occasion à la presse turque de critiquer cette

« personnalisation » de la politique turque en Asie centrale. Voir les quotidiens Hürriyet,

Cumhuriyet et Milliyet des 10, 11 et 12 avril 2000.

8. Voir Bahtiyor BABADJANOV, « Le renouveau des communautés soufies en Ouzbékistan », Les

Cahiers d’Asie centrale, n° 5-6, 1998, pp. 285-311.

9. Pour plus de détails sur la confrérie, en Turquie et en Asie centrale, voir Elisabeth ÖZDALGA

(Édi.), Naqshibendis in Western and Central Asia, Swedish Research Institute in Istanbul, 1999, 187 p.

10. Voir Thierry ZARCONE, « La résurrection des confréries », Les Cahiers de l’Orient, n° 41, 1996,

pp. 57-76.

11. Sur la démarche adoptée pour vaincre la réticence des missionnaires nourdjou, voir l’avant-

propos de la thèse.

12. Voir Fethullah GÜLEN, « Orta Asya’da Eğitim Hizmetleri » (Services éducatifs en Asie

centrale), Yeni Türkiye, n° 15, 1997, pp. 685-692.

13. 13 .Ibid.

14. Chez Fethullah Gülen, l’Orient est souvent associé à l’islam et à sa civilisation.

15. Dans cet article paru dans Yeni Türkiye, Gülen cite saint Martin sans préciser réellement de

qui il s’agit. Plus que l’auteur, c’est la citation qui nous intéresse et la manière dont le chef

nourdjou se l’approprie.

16. Fethullah GÜLEN, Yeni Türkiye, op. cit.

17. L’expression fait référence au titre d’un livre écrit par Ömer Lütfi BARKAN, Kolonizatör Türk

Dervişleri (Les derviches turcs colonisateurs), Istanbul, éditeur et année inconnus, 72 p. l’ouvrage

explique en détails le fonctionnement du mysticisme et sa diffusion de l’Asie centrale vers l’Asie

mineure.

18. L’islamisation de l’Anatolie doit effectivement beaucoup aux mouvements mystiques qui ont

sillonné l’Anatolie et certaines parties des Balkans avant même la conquête de ces territoires par

les janissaires du sultan. Sur la progression de l’islam en Anatolie, voir Mikaïl BAYRAM,

« Anadolunun Türkleşmesi ve İslamlaşmasında Hâce Ahmed-i Yesevinin Rolü » (Le rôle de Hâce

Ahmed-i Yesevi dans la turquisation et l’islamisation de l’Anatolie), dans Mehmet ŞEKER, Ahmet

194

Yesevi, Hayatı, Eserleri, Fikirleri, Tesirleri (Ahmet Yesevi : sa vie, ses œuvres, ses idées et ses

influences), Istanbul, Seha Neşriyat, 1996, pp. 533-545.

19. Voir par exemple Eyüp CAN, Fethullah Gülen Hocaefendi ile ufuk turu, (Tour d’horizon avec le

maître Fethullah Gülen), Istanbul, Ad Yayınları, 1997, pp. 53-68.

20. Cette notion de « pont culturel » ou « passerelle » n’est cependant pas propre aux nourdjou.

Diplomates, enseignants de la république turque et les autres Turcs expatriés en Asie centrale

usent et abusent souvent de cette expression. Elle sert souvent à légitimer des motivations plus

concrètes de l’expatriation (financière, missionnaire, aventurière, etc.).

21. Voir Selim DERİNGİL, « The Ottoman Empire and Russian Muslims: Brothers or Rivals? »,

Central Asian Survey, vol. 13, n° 3, 1994, pp. 409-416.

22. L’ambition missionnaire de la djemaat est implicitement reconnue par Fethullah Gülen dans le

quotidien Zaman du 6 avril 1997.

23. L’organisation Peace Corp est souvent présente dans les colonnes de la presse fethullahçı en

Turquie où elle est critiquée pour ses activités missionnaires. À cet égard, voir Abdülhamit BİLİCİ,« Sam Amcanın Hizmet Erleri » (Les volontaires d’Oncle Sam), Aksiyon, 1-7 janvier 2000, pp. 32-37.

L’expression Hizmet Erleri, très connotée est indissociable de Fethullah Gülen qui l’utilise pour

désigner ses hommes (Erler) de services (Hizmet), une autre manière de désigner les missionnaires

engagés dans la cause qu’il défend.

24. Sur les Peace Corp, voir Fritz FISCHER, Making them Like Us: Peace Corp Volunteers, Washington,

Smithsonian Institution Press, 1998, 237 p.

25. Halit ERTUĞRUL, Azınlık ve Yabancı Okulları, Türk Toplumuna Etkisi (Les écoles des minorités

ethniques et étrangères, leurs effets sur la société turque), Istanbul, Nesil Yayınları, 1998, 329 p.

26. Cet auteur est connu pour ses publications pro-nourdjou. Il a notamment fait paraître un livre

sur le modèle éducatif de Said Nursi, Eğitimde Bediüzzaman Modeli, Istanbul, Yeni Asya Yayınları,1996, 155 p.

27. Halit ERTUĞRUL, op. cit., pp. 227-321.

28. Pour une vision moins polémique des activités des écoles missionnaires occidentales dans

l’Empire ottoman, voir Jeremy SALT, Imperialism, Evangelism and the Ottoman Armenians, 1878-1896,

London, Frank CASS & Co. Ltd, 1992, 188 p. On peut également consulter les nombreux travaux de

Nora ŞENİ sur les mouvements missionnaires et philanthropes en Turquie au XIXe siècle.

29. Les manuels utilisés ne diffèrent guère de ceux qui sont en usage dans les écoles publiques de

Turquie même si la maison d’édition qui édite les livres, Sürat Yayınları, est connue pour être

proche de la djemaat. Une visite effectuée dans ses locaux et une analyse des livres qui y

Paraissent ont confirmé le peu de différence qu’il y a entre Sürat et les maisons d’éditions du

ministère turc de l’Éducation nationale. Comment justifier dès lors l’existence de cette maison

d’édition ? En fait, l’enseignement privé en Turquie est tellement développé qu’une véritable

industrie liée à la vie scolaire et universitaire s’est développée. Le contenu est le même, mais la

méthodologie prônée diffère.

30. Eyüp CAN, op. cit., p. 55 et suiv.

31. Entretien avec le professeur S. S., Chimkent, Kazakhstan.

32. Voir les chapitres III et IV.

33. Entretien avec Hüseyin ADIGÜZEL, responsable de la section « relations extérieures » de la

TDAV, Istanbul, février 1998.

34. Voir à ces propos les travaux d’Étienne COPEAUX, notamment son ouvrage devenue une

référence incontournable, Temps et espace de la nation turque, la vision turque de l’Histoire à travers les

manuels scolaires, Paris, Éditions du CNRS, 1997.

35. Voir par exemple son article dans Yeni Türkiye, précédemment cité.

36. On ne compte même plus le nombre d’études consacrées à Nazım Hikmet (essais, traductions

en d’autres langues) depuis la fin de l’URSS. La très prestigieuse revue fethullahçı Diyalog Avrasya a

consacré quelques articles à Nazım Hikmet. Voir notamment le numéro 7 (année 2002), p. 42.

195

37. Les enquêtes furent menées à Tachkent et Achkhabad en automne 1998 auprès d’étudiants de

diverses universités (économie, droit, langues étrangères, etc).

38. Johann UHRES travaille actuellement sur les manuels scolaires des États d’Asie centrale Post-

soviétique et leur contenu politique. Ses travaux aident à comprendre la divergence entre la

turcité à la turque et la turcité centrasiatique.

39. Pour l’intégralité de ce discours dont l’authenticité est plus que douteuse, voir les annexes. Il

s’agit probablement d’une pure invention des idéologues de la république turque qui se croient

tenus de faire référence à la mémoire kémaliste pour justifier la politique turque en Asie

centrale. Présenté comme un extrait du Nutuk (les grands discours officiels d’Atatürk), ce

discours est absent des éditions antérieures à l’implosion de URSS.

40. La présence turque dans les Balkans fait inévitablement penser à la longue domination

ottomane dans ces pays où le réveil national s’accompagne aussi d’une remémoration de la

domination ottomane. À cet égard, l’arrivée de l’hymne national n’est pas toujours vue d’un bon

œil. Ainsi les drapeaux turcs sont plus discrets dans ces pays et l’hymne national est absent dans

les écoles de Macédoine et d’Albanie. Une thèse sur les écoles et les associations fethullahçı dans

les Balkans et en Allemagne est en cours de rédaction par un chercheur allemand, Bekim AGAÏ, à

l’université de Bochum.

41. La présence de l’hymne national dans ces lycées est constamment saluée par la presse turque

qui effectue régulièrement des reportages sur la communauté en Asie centrale. Voir par exemple

le quotidien turc Hürriyet du 1er novembre 1996.

42. Communauté religieuse apparentée à une des nombreuses branches du chiisme, elle constitue

la religion du quart de la population turque.

43. . Beşir AYVAZOĞLU, « Ata Yurduna Vefa Borcu » (Dette morale envers la terre des aïeuls),

Aksiyon, 9-15 novembre 1996, pp. 24- 39.

44. Les recherches sur le mouvement djadid connaissent un véritable essor depuis les

indépendances, qui rendent enfin possible, les enquêtes sur le terrain et notamment la

consultation des archives. Un chercheur français, Stéphane A. DUDOIGNON, s’est spécialisé dans

l’étude de ce courant réformateur qui a marqué l’histoire des États d’Asie centrale. Voir

notamment Les Cahiers du Monde Russe, Volume 37, n° 1 et 2, Janvier-Juin 1996, 242 p.

45. Stéphane DUDOIGNON, Ibid., pp. 13-40.

46. Sur le réformisme arabe voir Albert HOURANI, La pensée arabe et l’Occident (traduction du Arabic

Thought in the Liberal Age, 1789-1939), Paris, Naufal-Europe, 1991, 415 p.

47. Sur l’Opus Dei et son fondateur Josémaria Escriva Balaguer, voir Luc NEFONTAINE, L’Opus Dei,

Paris, Éditions du Cerf, 1993, 116 p.

48. Sur la situation contemporaine de la Compagnie de Jésus, voir R. GIACOMELLI, Vous avez dit

Jésuites ? Radioscopie d’une compagnie, dialogue avec Peter-Hans Koivenbach, supérieur Général de la

compagnie de Jésus, Montréal, Editions Médiaspaul, 1991, 222 p.

49. Alain WOODROW, Les Jésuites, Histoire de Pouvoirs, Paris, Éd. Jean-Claude Lattès, 1984, p. 25.

50. Fethullah Gülen affirme constamment que le seul but qu’il recherche est Allah Rızası, la

satisfaction d’Allah. Voir ses entretiens accordés à la presse turque en juin 1999 quand l’armée a

lancé une nouvelle attaque contre lui, lui reprochant de nourrir des ambitions politiques dans le

but de changer la nature du régime en Turquie. Voir Aksiyon, 6-12 juin 1998.

51. Alain WOODROW, op. cit., p. 59.

52. Sur la méthode éducative dans les écoles jésuites, voir Jean-Jacques FAGUER, « Les effets

d’une « éducation totale », un collège jésuite, 1960 », Actes de la recherche en sciences sociales, n

° 86/87, Mars 1991, pp. 25-43.

53. Inculturation : néologisme d’anthropologie théologique qui signifie dans le langage religieux

l’insertion du message chrétien dans une culture donnée.

54. Alain WOODROW, op. cit., p. 129.

196

55. Voir notamment son célèbre : Éthique protestante et esprit du capitalisme et son Essai de sociologie

des religions, Tome I, Die, 1992, 144 p.

56. Fethullah GÜLEN, Prizma 1, Izmir, TÖV, 1997, p. 37.

57. Elizabeth ÖZDALGA, Worldly ascetism in New Cast: Effects of Fethullah Gülen inspired piety and

entrepreneurship in late twentieth century Turkey, Istanbul, Swedish Research Institute in Istanbul,

1999.

58. Ibid.

197

Chapitre 7 : Action étatique turque etaction nourdjou en Asie centrale :rivalité ou complémentarité ?

1 « L’attaché s’est jeté au feu », tel était le titre d’un article paru dans le quotidien turc

Milliyet pour relater une crise mineure entre l’ambassadeur de Turquie au Kazakhstan et

son attaché linguistique à propos du rôle des écoles de Fethullah Gülen en Asie centrale

dans la promotion de la turcité1. Allant à l’encontre de la position de son ambassadeur,

l’attaché, au cours d’une cérémonie de remise de diplômes, avait rendu hommage à la

mission de ces écoles et à leurs enseignants. Les qualifiant de « héros nationaux », il avait

provoqué l’ire de l’ambassadeur qui s’était empressé de rappeler que la République de

Turquie n’avait qu’un seul héros, son fondateur.

2 Malgré son caractère anecdotique, cette querelle entre deux représentants de la

diplomatie turque est assez représentative de la complexité des relations

qu’entretiennent l’État et la djemaat de Fethullah Gülen, en Turquie comme dans les

représentations diplomatiques à l’étranger.

Les mutations récentes de la société turque et leursconséquences sur la communauté de Fethullah Gülen

3 La décennie 1980 apporte à la Turquie son lot de changements économiques et sociaux. Ce

vent de réformes, sans bouleverser fondamentalement les rapports de force existant

entre l’État et les organisations civiles, n’en contribue pas moins à un rééquilibrage des

forces sociales en présence. De ce fait, la tentation est forte d’analyser le mouvement de

Gülen dans une problématique liée à la société civile même si ce dernier concept reste

particulièrement imprécis.

4 Thème récurrent dans toutes les analyses en relations internationales, la mondialisation,

phénomène moins nouveau que ne l’imaginent les principaux théoriciens

internationalistes2, nous est en France bien expliquée grâce aux recherches de Bertrand

Badie et Marie-Claude Smouts dont Le retournement du monde suscita un grand débat.3 Je

résumerai les principaux arguments de ces auteurs avant de montrer dans quelle mesure

198

ces concepts sont pertinents pour comprendre le phénomène nourdjou en Turquie et en

Asie centrale.

5 Les auteurs insistent sur le constat que les États n’ont plus le monopole de la scène

internationale. Celle-ci est dominée chaque jour davantage par une multitude d’acteurs

transnationaux4 dont l’émergence s’est accélérée ces deux dernières décennies. À ces

acteurs nouveaux correspondent des flux transnationaux souvent dynamiques et plus ou

moins informels. Ces flux peuvent être de nature économique, culturelle, sociale ou

humaine. Dans tous les cas, leur arrivée se fait au détriment de l’État qui est contourné5.

La souveraineté de l’État est contestée par ces nouveaux acteurs, sur le plan interne mais

aussi en matière de politique étrangère6. Les théories avancées par Bertrand Badie et

Marie-Claude Smouts s’inspirent des travaux du savant américain James Rosenau qui,

dans son célèbre Turbulence in World Politics7, face à la crise de la théorie réaliste des

relations internationales plaçant l’État au centre de l’analyse et face à l’incapacité de

l’école « réaliste » à expliquer la nouvelle donne, propose une nouvelle grille d’analyse de

la scène internationale.

6 L’originalité de Rosenau est de penser les changements dans leur globalité. Selon lui, le

monde connaît une mutation sans précédent qui se caractérise par la coexistence d’un

monde inter-étatique traditionnel et d’un monde multicentrique, infra-étatique composé

d’une multitude d’acteurs parmi lesquels peuvent également figurer des individus et des

groupes8. Ce dernier point est sans doute le plus original de la théorie et il nous intéresse

particulièrement pour mieux observer l’action de la djemaat en Asie centrale.

7 L’observation de la mondialisation dans le domaine économique s’avère fort instructive.

La vague néo-libérale qui déferle dans les années 1980/1990 joue en faveur du retrait de

l’État de la sphère économique dans bon nombre de pays, notamment au Maghreb et en

Europe centrale et orientale mais entraîne beaucoup de chômage et de malaises sociaux,

qui secouent les sociétés de l’intérieur. En Turquie, le passage à une économie libérale

s’amorce en janvier 1980 et aboutit à une rupture fondamentale dans l’histoire

économique du pays : l’État se retire progressivement de la sphère économique laissant se

développer une économie libérale. Considérée comme un point de non-retour, la rupture

avec le dirigisme économique, credo intangible – décision gouvernementale très

largement encouragée par le FMI et la Banque mondiale – va rapidement favoriser une

transformation profonde de la société turque dans toutes ses composantes.

8 Mais ces bouleversements, dont on mesurait mal la portée et l’impact à long terme,

n’eurent pas toujours les conséquences les plus heureuses. Les inégalités sociales se sont

accrues, le chômage a augmenté et l’inflation est devenue chronique. Face à ces

difficultés, le repli défensif sur l’appartenance ethnique et religieuse est devenu un outil

de mobilisation et de contestation de l’ordre établi, remettant en cause le modèle de l’État

nation, plus que jamais en panne de solutions face à la montée en puissance de l’islam

politique et du séparatisme kurde.

9 Le morcellement du paysage politique résultant de cette rapide libéralisation fait que ni

les partis de gauche ni les partis de droite ne sont parvenus à annihiler les effets

drastiques du passage d’une économie fermée à une économie ouverte. La « fracture »

sociale a bénéficié au Refah Partisi qui devint la pièce-maîtresse du jeu politique turc,

jusqu’à son interdiction en 1997 après le coup d’État sans nom perpétré par l’Armée.

Conséquence moins malheureuse de cette libéralisation, émergea en Turquie une société

civile, au sein de laquelle certains classent la communauté de Fethullah Gülen.

199

10 La notion de société civile, relativement liée au phénomène de mondialisation est, elle

aussi très à la mode depuis le début des années 1980 dans tous les pays développés et en

voie de développement. Partout dans le monde, elle est pensée comme un moyen

d’encourager la démocratisation (dans les pays du Sud) ou de perfectionner les

institutions démocratiques (dans les pays développés). Par exemple, en Europe centrale et

orientale, on considère que la formation d’une société civile est la condition préalable à

l’instauration d’un système démocratique au sens large. La même question se pose pour

les pays du Proche et du Moyen-Orient où, espère-t-on dans les instances internationales,

le renforcement de la société civile peut concilier islam et démocratie9. Implicitement, on

suppose que les mouvements islamiques dans ces pays sont des représentants d’une

société civile en gestation.

11 En Turquie, dans les années 1980, le débat politique est dominé par cette même question,

avec le même souci : peut-on concilier islam et démocratie ? Le débat oppose les

défenseurs les plus durs de la laïcité pour lesquels les organisations islamiques sont des

ennemis de la démocratie (et qu’à ce titre on ne peut considérer comme des produits de la

société civile, dignes du dialogue qu’on entame avec eux) et les islamistes qui clament

haut et fort le caractère démocratique de leurs aspirations.

12 Comme pour tout concept à tiroirs, déformé par les modes, il existe en fait une pléthore

de définitions de la société civile. Il en résulte que la notion ressemble à un coquillage

creux, vide de sens chez la plupart des auteurs. Acceptée par le plus grand nombre, la

définition qu’en donnent Shils et Diamond pourrait nous aider à mieux comprendre la

notion.

13 Edward Shils10 et Larry Diamond11 affirment dans leurs travaux que la notion de société

civile implique l’existence d’un espace autonome différent de l’État. Cet espace doit

permettre à des individus, des groupes sociaux les plus variés d’affirmer leur présence.

Cependant, la société civile ne s’oppose pas forcément à l’État, elle coexiste avec lui. Les

deux réalités sont inséparables, l’État ne peut se concevoir sans société civile (dans un

système démocratique bien entendu) et cette dernière n’a pas de sens en l’absence d’État.

Ce dernier, avec l’aide du droit, définit les frontières de la société civile, qui évolue à

l’intérieur de ces limites. Par ailleurs, la société civile instaure aussi des limites à

l’intervention de l’État12. Mais l’existence d’une société civile autonome de l’État suppose

l’existence d’une réelle civilité chez les citoyens, c’est dire un attachement sincère et un

respect réel envers tous les autres composants de la société, l’aptitude à considérer

autrui, membre d’un autre parti politique, d’une autre confession, d’une autre ethnie ou

d’une autre philosophie comme membre à part entière d’une même société13.

14 Dans le cas de la Turquie, la floraison de mouvements appartenant à la société civile (Sivil

Toplum Dernekleri) ces deux dernières décennies ne doit cependant pas tromper. En vérité,

la défense de la société civile ne vise souvent qu’à la défense d’intérêts spécifiques14. Il est

par exemple, souvent reproché à Fethullah Gülen, comme à d’autres religieux, de

manipuler la notion de société civile dans l’intérêt de sa communauté. La lecture de sa

« littérature » donne quelques indications sur les liens possibles entre société civile et

communauté nourdjou. Le positionnement de Gülen sur trois notions fondamentales nous

éclaire sur le degré de civilité de sa djemaat : la tolérance, l’État, et la démocratie. Passons-

les en revue15.

200

La vision de Gülen de la tolérance, hoşgörü16

15 La tolérance, hoşgörü, est un leitmotiv dans la terminologie gülenienne, surtout depuis le

début des années 1990, à partir desquelles on assiste à son ascension fulgurante. Mais que

veut signifier Gülen par ce terme ? Selon lui, la tolérance peut venir à bout des tensions

que connaissent les sociétés contemporaines.

16 La nation turque doit veiller à être bienveillante dans la résolution de ses problèmes

internes. Gülen estime que l’arme la plus efficace pour vaincre les clivages qui

handicapent la société turque est la magnanimité, véritable refuge de tous les citoyens17.

Il faut savoir pardonner les fautes des autres et respecter les opinions divergentes. La

philosophie induite par cette attitude doit conduire à ne pas violer le droit des autres

même quand les nôtres sont bafoués. Il convient alors d’agir contre les idées les plus

brutales et les plus inacceptables avec le plus de calme et le plus de modération possible18.

« Notre nation est parfaitement en mesure d’être tolérante », estime Gülen, pour qui ce

principe est indispensable au développement du pays, à son progrès et à son bonheur.

L’absence de concorde entre les habitants d’un pays empêche la formation d’une pensée

commune, d’un savoir collectif et d’une conscience identitaire commune chez chaque

individu composant la nation.

17 L’existence d’un esprit de clémence est la condition sine qua non du renforcement de

l’État de droit dans ce pays, où deviennent possibles alors l’essor d’une presse libre et

indépendante, une pensée scientifique et une véritable activité culturelle comme

expression de la liberté individuelle et collective19. La référence à ce principe de

bienveillance répond à des considérations de concorde nationale, puisque Gülen ne cesse

de rappeler que le but ultime du hoşgörü est, en profitant des points communs entre les

différentes composantes de la société turque, de renforcer l’unité nationale en réduisant

les clivages entre Turcs et Kurdes, Sunnites et Alévis, gauche et droite, etc. Un véritable

dialogue peut réunir tous ces segments de la société20.

18 Une telle entreprise n’est pas difficile à réaliser car, estime-t-il, elle préexiste dans l’âme

nationale turque et qu’il suffit de l’aider à ressurgir. Les intellectuels et les médias ont un

rôle considérable à jouer en ce sens21. La Fondation des Journalistes et Écrivains de

Turquie, dans l’attention qu’elle porte à organiser, depuis quelques années, des

séminaires et des conférences sur la signification, le besoin et l’actualité de la tolérance,

l’illustre bien. Cependant, l’esprit d’ouverture et d’acceptation des différences ne doit pas

se limiter aux relations entre personnes et entre organisations de Turquie, estime Gülen.

Une vision plus globale, extra-territoriale, est de rigueur. Parce que cela peut être

profitable à la Turquie, il tente de promouvoir sa grande idée, la hoşgörü, en dehors même

du pays. C’est dans ce cadre que s’inscrit sa politique de dialogue avec des personnalités

étrangères, dont le Pape Jean-Paul II, à qui il a rendu visite au Vatican22. Dans son esprit,

une telle attitude doit aider la Turquie à intégrer davantage l’Occident, incontournable

pour l’avenir du pays23.

19 Cette attitude a considérablement amélioré l’image de la communauté auprès de la

composante laïque de la société turque, peu habituée aux rencontres au sommet entre le

Pape et une autorité religieuse turque. Mais en même temps, une partie de la presse s’est

déchaînée contre cette visite, prétendant que Gülen, non affilié à la Direction des affaires

religieuses, n’avait aucune légitimité à représenter l’islam turc auprès du Vatican.

Cependant dans l’ensemble, même si ce geste a été vivement critiqué par une partie des

201

médias et la plupart des organisations et partis islamistes qui se sentaient pris par défaut,

cette rencontre a permis d’imposer le mouvement comme une organisation civile24.

Le rapport de Gülen à la démocratie

20 Dans sa réflexion sur la démocratie, Gülen pense surtout à la compatibilité ou à

l’incompatibilité de celle-ci avec l’islam. En cela, il ne diffère guère des autres

intellectuels islamistes du pays. Comme on peut s’en douter, il estime que les deux projets

sont parfaitement compatibles. Affirmer le contraire, c’est-à-dire soutenir l’idée que la

démocratie ne peut se concevoir dans un univers islamique, relèverait de l’injustice, et il

appuie son argumentation sur des citations du Coran traitant de la coexistence de

plusieurs religions et modes de pensée dans un même espace, du moment qu’il y a

ouverture des uns envers les autres25. La soumission que le Coran recommande aux

croyants ne signifie pas une obéissance totale et un abandon au despotisme et à la

résignation. « Le Livre », considère-t-il, prévoit un principe de contrôle de l’autorité du

gouvernant et exige que les détenteurs du pouvoir ne l’utilisent pas pour écraser la

population26.

21 Incontestable, l’harmonie entre islam et démocratie est d’autant plus forte que cette

dernière peut répondre à tous les besoins de l’homme, en ce monde et même dans l’au-

delà, dans la mesure où elle ne constitue pas un obstacle à la réalisation de ses devoirs de

bon musulman. L’homme est un être à double dimension, matérielle et spirituelle, et la

démocratie, au fur et à mesure qu’elle se perfectionne, peut concilier et satisfaire ces

deux dimensions. Gülen affirme que la démocratie couvre toutes les libertés dans tous les

domaines, mais les conditions de vie en société imposent parfois des concessions. De là

l’idée que la liberté illimitée n’a pas de sens. Une absence totale de limite à cette valeur

suprême apporte inévitablement son lot de chaos et d’anarchie qui tuent l’idée

d’affranchissement.

22 La démocratie turque n’est pas encore parfaite mais elle s’achemine vers cette perfection

qui est son but ultime. Gülen la compare à la théorie de l’évolution de Darwin, dans le

sens où son ancrage au sein de la société est un processus à long terme comportant des

hauts et des bas27. Enfin, selon lui, l’idéal démocratique, une fois ancré dans la société et

les institutions turques, deviendra un modèle pour le monde entier qui prendra alors

conscience de la parfaite symbiose entre islam et démocratie.

Gülen et sa perception de l’État

23 L’État est une valeur fondamentale dans la pensée de Fethullah Gülen, qui lui attribue un

rôle majeur dans le bonheur individuel et collectif des Populations. Aux commandes de

l’État idéal se trouvent des hommes vertueux, mais si les dirigeants ne font pas

suffisamment preuve de vertu, il faut tout de même, nous dit-il, se soumettre au pouvoir.

S’inspirant d’un principe fondamental de droit islamique qui préfère l’État injuste à une

société sans Etat, Gülen ne cesse de marteler que le pays a besoin d’un État fort, seul

capable d’enrayer les risques de chaos et d’anarchisme.

24 Le culte de l’État est un trait distinctif de la pensée de Fethullah Gülen. Même s’il n’est pas

incarné par un bon musulman, l’État doit être protégé car il est le garant de la paix entre

les fidèles. À travers cette attitude qui privilégie la défense de l’ordre en place, Gülen

marque sa divergence avec les penseurs islamistes révolutionnaires. Ces derniers, à

202

l’instar de Sayyid Qotb, qui a influencé bon nombre de mouvements islamistes dans le

monde entier, déterminent l’attitude vis-à-vis du pouvoir en place en s’inspirant des

principes du théoricien médiéval Ibn Taymiyya. Ce dernier, comme on le sait, a inspiré les

radicaux islamistes comme les Frères musulmans, dont le mot d’ordre était : si le pouvoir

est détenu par des mauvais musulmans, la révolte contre leur autorité est légitime. La

véhémence avec laquelle Gülen défend l’État l’a classé, aux yeux de certains détracteurs,

parmi les forces hostiles à la société civile, comme si la défense de celle-ci devait

impérativement impliquer un positionnement contre l’État28.

25 Pour qu’une association quelconque mérite l’attribut « civile », les experts de la question

nous disent que29 :

• l’organisation doit être une association créée indépendamment de l’État, autonome et

autofinancée, pourvue d’un minimum de structures spécifiques et disposer de frontières

plus ou moins précises.

• Tous les membres ou, au moins les principaux leaders de l’association, doivent manifester le

sens de la civilité envers les membres des autres associations.

26 Dans le cas de la djemaat, la première condition est remplie. Certes indépendante de l’État

et autofinancée, la communauté n’a cependant pas une organisation très claire et ses

frontières sont plus que floues. Mais, en fait, peu d’associations répondent à tous les

critères. La deuxième condition est sans doute la plus importante. La civilité est la valeur

fondamentale qui, pratiquée par le ou les responsables de l’association permet de la

classer tout entière dans la catégorie des organisations civiles. C’est donc la culture

démocratique, l’attachement et le respect aux valeurs de pluralisme et de démocratie de

Fethullah Gülen qui doivent nous permettre de répondre à la question.

27 À la lumière de la réflexion menée ci-dessus, il est a priori permis de considérer Fethullah

Gülen comme un démocrate, chef d’une organisation civile. Mais une étude minutieuse de

sa littérature permet de déceler quelques caractéristiques de sa pensée qui contredisent

cette apparence. En effet, la tolérance dont il se vante très souvent et qu’il tente de

promouvoir dans l’ensemble du pays par l’intermédiaire de sa fondation, si elle cherche

bien à établir un dialogue entre Kurdes, Turcs, Sunnites et Alévis, laisse de côté les

communistes et les athées. Dans toute sa carrière, Fethullah Gülen s’est révélé un

adversaire acharné du communisme et de l’athéisme qui, selon lui, appartiennent à un

autre système de pensée et vis-à-vis desquels il fait preuve de beaucoup d’intolérance. On

sait, par exemple, qu’il fut à l’origine de la création d’associations de lutte contre le

communisme30.

28 La lecture des « confessions » de Gülen dépeint également un homme capable d’inciter la

foule à l’intolérance, comme à Erzurum, où son discours enflammé contre un film selon

lui irrespectueux envers l’islam eut un tel effet sur la foule qu’elle envahit le cinéma et

saccagea les salles31. Enfin, dernièrement, on peut remarquer que le très profond

attachement à l’État chez Gülen, son obsession de l’ordre qui ne peut être garanti que

grâce à un contrôle étatique fort, invitent à relativiser son étiquette de démocrate et de

promoteur de la société civile. Le leader d’une organisation civile est, en principe,

supposé œuvrer constamment pour la démocratie et les libertés individuelles. Or, chez

Fethullah Gülen, tout ce qui se rapporte à l’État, à la tolérance et aux libertés est

conditionné par la survie de l’État32.

29 En fait, ce n’est pas tant l’attachement de Gülen à l’État qui permet de le classer parmi les

penseurs hostiles à la question démocratique et à la société civile. Son attachement à

203

l’État est à rapprocher de son obsession de la cohésion et de l’unité de l’Oumma, la

communauté des croyants. Et c’est là qu’on peut, en toute légitimité, suspecter sa

sincérité démocratique. L’individualisme, pourtant pierre angulaire de la modernité et de

la démocratie ne semble Pas avoir gagné l’estime du leader nourdjou. Pour lui, l’individu

ne peut Jamais être pensé en tant que tel, en tant qu’être autonome. En d’autres termes,

le groupe (ou la communauté) prime toujours sur l’individu. Concrètement, sur le terrain,

en Turquie ou en Asie centrale, on observe effectivement que les membres de la djemaat

ne s’expriment jamais en leur nom propre mais toujours en tant que membres de la

communauté. Le missionnaire nourdjou n’est qu’un exécutant, un rouage de la puissante

organisation missionnaire.

30 Le caractère civil de la djemaat est donc discutable mais pas infondé. Pour cette raison, et

aussi parce que la djemaat est une puissance économique (voire électorale, même si Gülen

ne donne jamais de consigne de vote) considérable et grâce au charisme particulier de son

leader, l’organisation fethullahçı est devenue un interlocuteur incontournable de l’État, en

Turquie et à l’étranger. Pourtant, si la djemaat a atteint ce stade de dialogue avec l’Etat et

cette force de négociation, c’est aussi parce que la mondialisation a apporté son lot de

bouleversements dans le comportement de l’État à l’intérieur même du pays. Ce dernier,

jusqu’alors omnipotent, devient de plus en plus soumis aux pressions de nouveaux

acteurs tout aussi puissants et contraint de partager certaines de ses prérogatives avec

ces nouveaux interlocuteurs. C’est dans le secteur économique, où les directives de l’État

s’apparentent plus à des orientations qu’à de véritables décrets, que la souveraineté de

l’État est le plus rudement mise à mal.

31 L’affaiblissement de l’État face à ses nouveaux concurrents l’a forcé à abandonner

d’autres domaines. Parmi ceux-ci, l’éducation et la formation, questions éminemment

politiques quand on sait à quel point en Turquie, comme en France d’ailleurs, école,

laïcité et république sont intrinsèquement liées.

Les concessions de l’État dans le domaine religieux etéducatif

32 Après des décennies de monopole sur l’enseignement, l’État turc a appris à composer avec

d’autres acteurs éducatifs, souvent religieux. Ce changement d’attitude s’inscrit dans

l’évolution générale des rapports entre l’État et la religion. Ce qui revient, dans le cas de

la Turquie moderne, à aborder la perception étatique de la laïcité, l’un des piliers du

kémalisme – idéologie officielle depuis l’avènement de la république. En effet, la laïcité

constitue un des six piliers du kémalisme en tant qu’idéologie du pouvoir et figure sur le

drapeau du parti unique au pouvoir jusqu’en 1950, le parti républicain du peuple33.

33 Même si les interrogations sur les rapports entre l’État et la religion animent les débats

des intellectuels ottomans et turcs depuis au moins le début des réformes ottomanes, les

Tanzimat, les principes laïcs de cette idéologie sont directement importés d’Occident au

moment de la fondation de la république34. Cette notion constitue un véritable piège tant

ses conceptions et applications sont variables dans le temps et dans l’espace. Ainsi, la

typologie très française de Maurice Barbier35 qui distingue une laïcité-séparation d’une

laïcité-neutralité pourrait être enrichie par des réflexions sur d’autres cas de rapports

entre État et religion mais tel n’est pas notre objectif. Signalons cependant que,

concrètement, deux attitudes principales sont adoptées par l’État turc dans son rapport

204

au religieux : contrôler les institutions religieuses ou les laisser se développer dans un

domaine précis sans trop s’y impliquer.

34 Dans le cas de la Turquie, la laïcité est une idéologie conquérante comme elle le fut en

France à partir de 1880, où elle s’apparente toujours à un véritable anticléricalisme36. En

effet, les premières années de la république sont reconnues en Turquie pour avoir été

particulièrement dures à l’égard des personnalités et des institutions religieuses

(suppression du califat, fermeture des écoles religieuses et des mosquées, etc.).

35 Mais, en même temps, et on a là un des paradoxes de la laïcité turque, l’État crée une

Direction des Affaires religieuses, autorité exécutant la politique islamique de l’État qui

réduit alors la religion à une fonction publique37. Désormais, la seule institution capable

de s’intéresser à l’islam est l’État laïc. La situation du pays change quelques années après

la mort d’Atatürk qui marque l’ouverture d’une ère nouvelle dans la vie politique,

mettant fin au régime de parti unique, et donc au monopole du Parti Républicain du

Peuple sur toutes les questions de la société, y compris religieuses. Le changement qui

s’amorce ne signifie pas un abandon total du contrôle du religieux par l’État. Ce dernier

garde toujours la prééminence mais il devient plus souple, moins arrogant.

36 Les nouveaux partis politiques (notamment le Parti Démocrate, rival du PRP, conduit

épisodiquement au sommet du pouvoir à partir des années 1950) font d’énormes

concessions à l’électorat populaire de l’Anatolie profonde qui, même au plus fort du

régime kémaliste, est resté assez attaché à la composante islamique de son identité38. Une

fois relâché, le contrôle du domaine religieux par l’État ne fait que s’affaiblir, même si le

régime demeure toujours le principal arbitre des questions religieuses. Les concessions en

la matière sont tout de même de taille puisque, à partir de 1969, le régime turc tolère la

présence sur la scène politique d’un parti politique ostensiblement religieux, même si son

existence a oscillé entre ouverture et fermeture.

37 Autre signe manifeste du desserrement de l’étau du régime sur la question religieuse, les

confréries voient leur liberté d’organisation très nettement élargie avec le passage au

multipartisme. Certaines organisations religieuses vont même, toujours sans donner de

consigne de vote précise, jusqu’à marchander avec des partis politiques des voix fort

précieuses en échange d’une plus grande liberté d’action. C’est dans ces années 1970 que

se renforce le pouvoir des confréries, de la nakchibendiyya notamment, dont l’influence

sur des hommes politiques comme Süleyman Demirel ou Turgut Özal ne fut pas des

moindres.

38 D’autre part, et l’aspect paradoxal n’a pas fini d’étonner tous les analystes qui se sont

penchés sur la question, ce sont les militaires, pourtant farouches défenseurs de la laïcité,

qui imposèrent un bémol au règne absolu de l’État sur les affaires religieuses au

lendemain de leur putsch du 12 septembre 1980. Dépourvue de soutien social, l’Armée

chercha à compenser cette lacune en faisant de nouvelles concessions sur la laïcité afin de

s’attirer les appuis de certains secteurs de la société39. Mais surtout, très marquée par

l’anticommunisme (particulièrement virulent pendant les décennies 1970 et 1980),

l’Armée jugea opportun d’avoir recours au religieux afin de donner des valeurs

identitaires alternatives à une jeunesse de plus en en plus tentée par les discours

fortement protestataires et extrémistes de gauche et de droite.

39 Concrètement, les cours religieux jusque-là optionnels dans les écoles publiques

deviennent obligatoires, les déclarations du général-président Evren prennent des

colorations islamiques40 même s’il était lui-même profondément laïc et on constate

205

également une nette augmentation des crédits de la Direction des Affaires religieuses qui

devient un quasi-ministère. On note, d’autre part, un net assouplissement de l’idéologie

officielle que les nouveaux maîtres du pays ont cherché à concilier avec la religion. La

conjoncture politique a joué aussi en faveur de l’introduction d’une dose de religion dans

l’idéologie du pouvoir.

40 En effet, le courant de pensée turco-islamique dit la « Synthèse », en référence à la

conciliation qu’il cherche à réaliser entre islam et turcité, est en vogue à l’époque et son

rôle dans l’entrée de la religion sur la scène publique ne fut pas négligeable41, bien qu’elle

ne fût plus que symbolique dans le domaine éducatif.

41 Contestée, l’autorité de l’État recule dans plusieurs sphères de la société, comme dans le

domaine économique, où les entreprises publiques apprécient le retrait du pouvoir dans

son rôle de parapluie protecteur de l’activité économique mais décideur de leur

fonctionnement. Conséquences, ici aussi, du phénomène de mondialisation, de nouvelles

allégeances apparaissent et concurrencent celle que le peuple vouait à l’État42.

42 Dans le cas de l’État turc, les nouvelles allégeances sont de nature religieuse mais aussi

ethnique puisque la décennie 1980 et 1990 voit le renforcement du particularisme kurde

face à un État turc qui déçoit chaque jour davantage ses citoyens d’origine kurde. La

résurgence de la question alévie43, considérée jusque-là plus comme une philosophie

morale que comme une idéologie politique, marque un autre recul de l’État et illustre son

incapacité à répondre à toutes les demandes qui émanent de la population. Mais plus que

les acteurs économiques (grandes sociétés, multinationales) et ethniques (organisations

kurdes ou alévies), ce sont les acteurs impliqués dans le secteur de l’enseignement qui

bénéficient le plus de l’abandon de l’État tout en participant au cantonnement de l’État

dans un rôle plus modeste.

43 La question de l’éducation est cruciale en Turquie, où la population a connu une

croissance spectaculaire puisqu’elle est passée de 35 millions en 1965 à presque 65

millions en 2000. Selon les dernières données démographiques, aujourd’hui, plus de la

moitié de la population a moins de 20 ans et cette croissance démographique ne peut aller

sans effets (pervers) sur le système éducatif. Chaque année le nombre de jeunes qui

veulent entrer à l’université croît considérablement. Les différents gouvernements qui se

sont succédé ne s’étant pas suffisamment intéressés à la question scolaire, la pression

s’aggrave de jour en jour. Les crédits votés par l’Assemblée nationale ne sont pas à la

hauteur de l’évolution des besoins. Le secteur privé s’est empressé de s’engouffrer dans la

brèche.

44 Ainsi s’est creusé un fossé entre les deux systèmes éducatifs du pays : public et privé. Si le

premier se révèle de moins en moins efficace du fait d’effectifs surchargés, du manque de

motivation du corps enseignant et des outils pédagogiques inadaptés, son rival présente

un dynamisme incontestable et dispose de moyens importants qui lui permettent d’offrir

des professeurs motivés, des bâtiments spacieux et confortables et des équipements ultra-

modernes. L’écart entre les deux systèmes ne cesse de grandir.

45 Les dershane, ces entreprises éducatives privées qui préparent les jeunes élèves aux

concours universitaires, se multiplient dans tout le pays, grâce au soutien des fondations.

Tout le monde connaît les prestigieuses universités de Koç, Sabancı et Bilgi, sans parler des

écoles qui sont de plus en plus nombreuses. Les milieux associatifs des confréries et des

communautés religieuses ont su utiliser cette faiblesse de l’État pour s’imposer et exercer

une certaine influence sur l’orientation de la politique éducative du pays.

206

46 Dans le cas de la djemaat de Fethullah Gülen, qui contrôle des écoles, des collèges, des

lycées et même une université – Fatih Üniversitesi – l’empiètement sur ce « domaine

réservé » traditionnel de l’État qu’est l’éducation est flagrant. La part de l’État dans

l’éducation des citoyens marque donc le pas mais c’est l’enseignement religieux dans les

écoles publiques qui attire davantage notre attention dans l’analyse de l’évolution des

attributs de l’État. La place de l’enseignement religieux est et a été au centre de tous les

débats depuis la fondation de la république en Turquie, où, à l’instar du modèle français

de construction de l’État, école publique et enseignement laïc sont indissociablement liés44. Les arguments des uns et des autres, l’opposition entre adversaires et partisans de

1’enseignement religieux dans les écoles de l’État n’ont, à bien des égards, pas changé

depuis la fin de l’Empire ottoman et ont gardé un caractère bipolaire45.

47 Le premier pôle, religieux, estime que l’islam doit avoir sa place dans l’enseignement

public pour plusieurs raisons, comme un moyen de tisser des liens entre le passé et le

présent ou encore pour les réponses qu’il apporte à certains questionnements

existentiels. Selon les tenants de ce pôle, la religion participe au développement de la

culture nationale et constitue un lien entre le peuple et l’intellectuel46.

48 Enfin, argument très usité durant les dernières années, l’islam serait un bon ciment entre

l’État et la société civile. Ce à quoi les partisans du second pôle, les plus farouches

opposants à la présence de l’enseignement religieux dans les écoles publiques, rétorquent

que les écoles religieuses ont inévitablement des implications sociales et politiques,

qu’elles constituent un terreau pour le développement d’idées rétrogrades et enfin que

leur prétendu attachement à la société civile n’est qu’un camouflage, une tactique pour

mieux s’emparer du pouvoir et le transformer quand le moment opportun sera venu47.

49 En 1924, ce débat battait déjà son plein quand le jeune régime kémaliste adopta une loi

« sur l’enseignement unique » (Tevhidi Tedrisat) qui mit fin au morcellement du système

éducatif. Cette loi autorisait néanmoins l’ouverture du premier İmam Hatip Lisesi (lycée

d’imams prédicateurs)48 dans le seul but de former les cadres musulmans républicains

dont le régime avait encore besoin. Ces établissements, dont le nombre n’excéda pas une

dizaine, accomplirent si bien leur mission que la République jugea opportun de les fermer

en 1933, quand le besoin de former de nouveaux cadres cessa de se faire sentir. Ils ne

rouvrirent qu’en 1948 sous une nouvelle forme et grâce à de nouvelles « concessions

religieuses » obtenues auprès des différents gouvernements. Ils obtinrent même le droit

d’envoyer leurs diplômés à l’université.

50 Le dynamique secteur privé fait son entrée dans ce domaine surtout à partir des années

1980 et partage alors avec l’État le droit de former des cadres religieux. Les

gouvernements arrivés au pouvoir au lendemain du coup d’État militaire ont tenté

timidement de stopper l’augmentation du nombre d’écoles İmam Hatip mais cet obstacle

fut contourné par leurs défenseurs qui, faute de pouvoir créer de nouveaux

établissements, gonflèrent les effectifs de ceux qui existaient déjà en acceptant

d’accueillir chaque année des milliers de candidats.

51 Globalement et sur le long terme, l’État, soumis aux impératifs de la mondialisation et des

particularismes religieux, ethniques voire économiques, a laissé se développer ces acteurs

religieux, écoles, fondations, et même partis politiques. Il n’a pas abdiqué pour autant, et

n’a pas renoncé à ses prérogatives comme a pu le montrer la réforme de l’enseignement

dite de « huit ans de scolarité obligatoire »49. Cependant, et de plus en plus, l’État délègue

ses tâches en matière d’enseignement, notamment à l’étranger, et en Asie centrale, où la

207

politique envers les républiques turcophones est une entreprise mixte qui associe l’État

turc à la djemaat de Fethullah Gülen.

Les rapports entre l’État turc et la djemaat en Asiecentrale : une logique de réseau

52 La complémentarité entre l’État turc et de la djemaat dans le domaine éducatif ne se limite

pas aux frontières turques. Elle s’exporte en Asie centrale par une translation où les deux

parties trouvent leur intérêt. L’ensemble de la politique turque en Asie centrale, qu’elle

soit menée par des acteurs publics ou privés, obéit à une logique de réseaux. Comme on

l’a défini plus haut en sciences sociales, le réseau implique une organisation composée

d’individus ou de groupes qui sont en forte interaction avec les autres composantes de

leur environnement. Le but ultime du réseau est d’optimiser ses activités qui peuvent être

de nature économique, culturelle, religieuse, etc.

53 Par définition, un réseau n’a pas forcément de centre hiérarchique ni d’une organisation

verticale, encore que des différences puissent exister entre ses membres. Dans

l’ensemble, il se caractérise par des aspects informels et associatifs qui lui procurent

souplesse et efficacité dans la gestion de ses activités. De façon schématique, on distingue

entre réseaux économiques et sociaux et réseaux ethniques50.

54 La solidarité économique est sans doute celle qui contribue le plus à la formation de

réseaux turcs en Asie centrale. Comme on l’a vu au cours de l’analyse des porteurs de

l’idéologie nourdjou en Asie centrale, les associations d’hommes d’affaires fethullahçıjouent un rôle de premier plan dans l’implantation de la communauté dans ces États. Mais

les associations UTİD (en Ouzbékistan), KITİAD (au Kirghizistan) et KATİAD (au

Kazakhstan) ne sont pas les seuls réseaux économiques.

55 D’autres, moins structurés sans doute, existent en Asie centrale sans adhérer forcément à

la philosophie nourdjou. Dans les quatre capitales, les hommes d’affaires turcs constituent

un immense réseau, composé de « sous-réseaux » aux caractéristiques différentes mais au

service des mêmes intérêts.

56 Chaque réseau a ses propres lieux de sociabilité mais cela ne signifie nullement que les

échanges et les fréquentations entre expatriés de différents réseaux soient impossibles en

dehors de ces endroits. Par exemple, à Tachkent, les fethullahçı se réunissent

régulièrement au restaurant Efendim, tenu par un sympathisant de la djemaat. Mais cela

n’implique pas que tous les clients de ce restaurant soient des fethullahçı ni que les

fethullahçı ne se retrouvent jamais ailleurs. En revanche, un lieu de sociabilité peu

conforme aux mœurs des fethullahçı, cafés ou restaurants où l’on sert de l’alcool par

exemple, sera peu ou pas du tout fréquenté par eux même s’ils ont des amis expatriés

turcs qui s’y rendent.

57 Inversement, certains Turcs, pour qui l’islam n’est pas une préoccupation quotidienne et

pour qui la consommation d’alcool n’est pas un péché absolu, se retrouvent plutôt dans

les bars, les pubs ou les boîtes de nuit, qu’ils préfèrent aux lieux de sociabilité tenus par

les fethullahçı. À Almaty, le Business Club, bar-discothèque géré par des Turcs, est un des

hauts lieux de rencontre de la communauté expatriée turque. Cependant, on n’y croise

jamais un fethullahçı. Généralement les hommes d’affaires qui y viennent se mélangent

plus volontiers avec la population autochtone.

208

58 Ces hommes d’affaires, qu’ils accordent une quelconque importance à la religion ou pas,

parviennent à s’entendre sur certains points en dépit de leurs différences. La différence

de foi ou de degré dans la foi n’empêche pas la coopération et il est courant de voir des

hommes d’affaires turcs de différentes opinions politiques ou religieuses coopérer pour le

plus grand bien de leur capital qu’ils sont venus faire fructifier en Asie centrale. Cette

coopération entre réseaux d’un même pays peut s’étendre à des groupes turcs installés

dans d’autres républiques. Ainsi, pour le commerçant turc, la ville kazakhe de Chimkent,

qui se trouve à deux heures seulement de la capitale ouzbèke, constitue un lieu

d’échanges entre entreprises turques installées des deux côtés de la frontière.

59 L’appellation de « groupe » conviendrait mieux pour désigner les professeurs turcs

expatriés envoyés par l’État turc en Asie centrale. Peu nombreux, ils forment un groupe

de solidarité spécifique. Mal à l’aise avec leurs compatriotes diplomates qu’ils fréquentent

pourtant du fait de leur rattachement à l’ambassade, ces enseignants partagent souvent

les mêmes valeurs conservatrices, et sont farouchement attachés à l’héritage de la

République turque. Si les activités qu’ils déploient dans les États centrasiatiques ne

relèvent pas d’une logique de réseau mais d’une simple affiliation à l’attaché linguistique

près l’ambassade, en Turquie, en revanche, ces enseignants sont insérés dans des réseaux

(de gens d’une même ville, d’une même génération, d’une même discipline, etc.) qui

facilitent leur expatriation.

60 En revanche, les professeurs nourdjou sont parfaitement impliqués dans la logique du

réseau de la djemaat elle-même. Les liens entre les représentants de l’enseignement public

turc et les fethullahçı sont bons, voire chaleureux, tout en variant naturellement selon le

caractère des uns et des autres. Leurs lieux de sociabilité peuvent être les mêmes : tous les

enseignants se fréquentent ou en tout cas se croisent dans les mêmes restaurants ou les

mêmes salons de thé. Dans les villes de province, cette solidarité est plus forte car elle est

soudée par la citoyenneté turque, par l’origine régionale, et par le fait que ces expatriés

vivent dans une situation de minorité.

61 D’autres réseaux turcs moins visibles ou moins influents sont actifs en Asie centrale. La

confrérie nakchibendiyya, dirigée en Turquie par Esat Coşan, aurait des adeptes en Asie

centrale tant au sein des sociétés centrasiatiques que de la communauté turque expatriée51. Comme on l’a vu précédemment, c’est en Ouzbékistan, berceau de la confrérie, que les

nakchibendi turcs seraient les plus nombreux. Souvent commerçants ou enseignants, ils

ne se différencient guère des fethullahçı qui, en retour, éprouvent une réelle sympathie et

admiration pour cet ordre. La tombe du fondateur de la confrérie, le célèbre mausolée de

Bahauddin Nakchibend, situé à une dizaine de kilomètres de Boukhara, est l’un des lieux

de pèlerinage privilégiés des fethullahçı (de la plupart des Turcs travaillant en

Ouzbékistan, pourrait-on dire). Le lycée privé turc de cette ville est régulièrement

sollicité pour l’organisation de pèlerinages.

62 Un autre réseau qui mérite d’être cité est celui des élèves turcs venus étudier dans les

différentes universités d’Asie centrale. Envoyés par la mère patrie pour consolider les

liens avec les « républiques sœurs », ces jeunes gens sont inscrits dans des disciplines très

variées. Peu influent, leur réseau n’en fournit pas moins à ses membres une série de

facilités, notamment en matière de démarches administratives à l’université et auprès des

autorités du pays. Il n’a cependant aucun caractère transnational à l’échelle de l’Asie

centrale puisque les étudiants turcs d’une république n’entretiennent pas ou peu de

contacts avec leurs collègues des pays voisins.

209

63 Ils sont amenés en revanche à entretenir des rapports variés avec les missionnaires de la

communauté de Gülen. Parmi ces étudiants, certains appartiennent déjà à la

communauté, d’autres deviennent membres en Asie centrale. La djemaat peut parfois être

utilisée par certains expatriés turcs (étudiants ou non) qui éprouvent le besoin de

s’associer à une entreprise (au sens large) fethullahçı afin de prolonger leur séjour dans

ces pays. Le recrutement pour les écoles de la communauté ne se fait pas en Asie centrale

mais certains « esprits égarés » peuvent être invités à faire partie des cercles de la

communauté. Ces gens-là sont invités à des discussions théologiques, les fameuses çay

sohbetleri (thé-discussion).

64 D’autres réseaux de moindre importance sont présents en Asie centrale comme certains

corps de métier organisés selon une logique particulière. À ce titre, le cas des Ouïghours,

peuple turcophone de Chine, est le plus intéressant, installés dans le quartier

stambouliote de Zeytinburnu depuis leur exil de Chine dans les années 1950 et 1960, cette

communauté a profité de l’effondrement de l’URSS pour renouer des liens avec ses

« frères » via l’Asie centrale. Spécialisés en Turquie dans l’industrie artisanale du cuir, ils

viennent dans ces pays acheter à bas prix des peaux de bête pour leurs ateliers d’Istanbul.

Bénéficiant de l’appui des Ouïghours du Kazakhstan et du Kirghizistan, qui, plus encore

que l’Ouzbékistan et le Turkménistan comptent une assez forte communauté ouïghoure

exilée, ils tissent entre Istanbul, Almaty, Urumchi et Kachgar un réseau de contacts, qui

ne sont pas uniquement guidés par le gain et les affaires. Cette petite communauté très

politisée cherche aussi à soutenir les organisations ouïghoures installées dans les

capitales centrasiatiques et qui militent pour l’autonomie ou pour l’indépendance du

Turkestan oriental. Les associations culturelles et les hommes d’affaires ouïghours

d’Almaty, de Bichkek (et même des grandes villes du Turkestan chinois) se mettent en

rapport avec leurs « frères » de Turquie venus sur place pour s’ouvrir à l’économie

mondiale. Les commerçants financent le combat politique (anti-chinois) de ces

associations et jouent un rôle actif d’intermédiaires entre les « résistants » installés en

Turquie et en Asie centrale.

65 Ce réseau ouïghour n’est pas sans rapport avec la djemaat. Celle-ci cherche constamment

à recruter dans ses rangs en Turquie des jeunes originaires d’Asie centrale (des

descendants d’immigrants turkestanais établis en Turquie) pour sa mission dans les

républiques turcophones. Cependant, les Kazakhs de Turquie n’intéressent pas beaucoup

les recruteurs car ils ont été trop assimilés à la population turque. Les Ouzbeks sont très

peu nombreux. En revanche, les Ouïghours, très organisés à travers leurs divers pays

d’exil (Turquie, Arabie Saoudite, Asie centrale, etc.) et grâce à leur réseau associatif très

dynamique, retiennent davantage l’attention de la djemaat qui les recrute pour sa mission

en Asie centrale. Ce recrutement peut aussi concerner des Ouïghours qui ne séjournent

pas en Turquie, notamment ceux – nombreux – qui poursuivent des études dans le monde

arabe, comme en Arabie Saoudite ou en Égypte52.

66 L’influence de tous ces réseaux sur la politique turque en Asie centrale n’est pas

négligeable. Pour comprendre celle qu’exerce la communauté de Gülen, il convient

d’analyser les interactions entre les ambassades turques et cette dernière : la djemaat,

qu’on pourrait comparer à un réseau de réseaux, est en effet par là le plus puissant des

réseaux turcs d’Asie centrale.

210

La politique turque confrontée aux réseaux nourdjouen Asie centrale

67 Il convient de rappeler qu’il n’y a pas un, mais des réseaux nourdjou en Asie centrale

même s’il existe un commandement unifié incarné par la personnalité de Fethullah Gülen

qui, par l’intermédiaire de ses conseillers, dicte le comportement des siens. Les hommes

d’affaires, les enseignants, les journalistes de Zaman sont autant de réseaux nourdjou

imbriqués les uns dans les autres à l’échelle nationale et centrasiatique.

68 C’est dans la perspective des rapports entre politique turque et action fethullahçı en Asie

centrale qu’il est possible d’analyser le type de relations qu’entretiennent les nourdjou

avec les diplomates turcs. Dans le corps diplomatique turc, les attachés culturels et

linguistiques sont les premiers interlocuteurs des fethullahçı dans les ambassades. Plus

que l’ambassadeur et ses conseillers, ce sont eux qui ont des contacts directs et réguliers

avec les représentants de la djemaat, et notamment avec le directeur général des lycées et

son adjoint. En revanche, comme dans toute ambassade, toutes les décisions, y compris

pour ce qui est des questions éducatives et linguistiques, relèvent de la responsabilité du

chef de la mission diplomatique.

69 Les diplomates et les fethullahçı appartiennent à deux univers sociaux différents. Il s’agit

bien sûr de tendances générales, mais des exceptions peuvent exister. Les premiers se

caractérisent par leur libéralisme culturel au sens où les traditions, religieuses

notamment, revêtent peu d’importance dans leur vie quotidienne. Ils sont également plus

marqués par la culture occidentale et les lieux qu’ils fréquentent, comme on l’a vu,

attirent rarement les fethullahçı. Ces derniers sont à l’évidence plus attachés à l’islam et

aux traditions.

70 Leurs niveaux de vie diffèrent radicalement. Certes, tous les membres d’un même groupe

n’ont pas le même train de vie, notamment chez les fethullahçı, où les différences de gains

ou de revenus sont considérables53. Un chef d’entreprise fethullahçı n’a pas le même

niveau de vie qu’un belletmen ou un professeur expatrié, même si tous sont impliqués dans

le projet missionnaire de la djemaat. L’écart creusé entre les revenus des fethullahçı et des

diplomates contribue à différencier leurs modes de vie mais elle ne suffit pas à expliquer

le cloisonnement des deux groupes, qui relève aussi des choix personnels.

71 Cependant la principale distinction entre les deux catégories se trouve ailleurs : les uns

sont fonctionnaires, les autres missionnaires. Les diplomates sont nommés d’office par

leurs ministères (Affaires étrangères, Éducation nationale ou Commerce extérieur) tandis

que les fethullahçı choisissent leur pays et leur ville. Certes, il arrive que la djemaat impose

à quelques-uns de ses volontaires leur lycée d’affiliation mais le choix du lieu leur revient

le plus souvent. On peut supposer que fethullahçı et diplomates ne s’expatrient pas pour

les mêmes raisons, ils ne font pas preuve de la même ouverture d’esprit. Il en résulte

qu’ils adoptent des comportements spécifiques et différenciés. Les diplomates ont un

comportement plutôt résigné – l’Asie centrale n’est qu’une étape dans leur carrière –

tandis que les missionnaires nourdjou font appel à leur philosophie d’engagement pour

supporter leurs conditions de vie et s’adaptent plus facilement et font appel à leur

philosophie d’engagement pour supporter leurs conditions de vie.

72 Les différences n’empêchent pas les rencontres et les contacts entre les deux groupes.

Pour des raisons administratives avant tout, les missionnaires sont en rapport avec les

211

diplomates. Les procédures de prorogation des passeports, d’achat d’un véhicule ou d’un

appartement, les mariages (de plus en plus nombreux quand on sait que la plupart des

professeurs fethullahçı arrivent en Asie centrale jeunes et célibataires) ou les demandes de

report du service national sont autant d’occasions de rencontres entre les deux groupes.

73 Enfin, certaines grandes fêtes nationales turques (fête de la république, fête de la

jeunesse, etc.) donnent lieu à des cérémonies et offrent d’autres possibilités de contacts.

Mais il s’agit là de liens institutionnalisés qu’on abordera dans les prochains paragraphes.

Voyons auparavant les crises qui existent entre l’État et le réseau nourdjou.

74 Le caractère passager et exceptionnel des tensions entre l’État et la djemaat en Asie

centrale est le premier aspect qui frappe l’observateur de la politique turque dans cette

région. De leurs premières implantations à nos jours (de 1992 à 2002), deux petites crises,

à ma connaissance, ont éclaté entre les deux acteurs. La plus récente, survenue en mai

2000, opposait deux représentants de l’État turc au Kazakhstan, le chef de la mission

diplomatique et l’attaché linguistique, exprimant publiquement leur différence de

perception vis-à-vis des écoles. Alors que le représentant de l’Éducation nationale

éprouvait une réelle admiration pour ce qu’il appelle des « héros nationaux », le chef de la

mission diplomatique relativisait la portée de leur action et déclarait ne connaître qu’un

seul héros national, Atatürk.

75 En fait, à travers leurs divergences, les deux hommes sont représentatifs de la position

prise sur cette question par leurs ministères respectifs : en Turquie, l’Éducation nationale

fait preuve de plus de compréhension face aux questions religieuses que les Affaires

étrangères, attachées à une conception dure de la laïcité. Cette mini-crise qui a secoué

l’ambassade turque à Almaty est en quelque sorte la transposition au Kazakhstan d’un

débat classique à Ankara.

76 Les mésententes de cette nature et de cette ampleur sont fort nombreuses, mais elles

apparaissent rarement sur la scène publique. Il existe un devoir de réserve que les uns et

les autres respectent dans chaque ambassade. L’ambassadeur, même s’il n’éprouve pas

une grande sympathie pour la djemaat, comme c’est souvent le cas, se garde de critiquer

publiquement le mouvement de Fethullah Gülen. En revanche, il s’en explique volontiers

dans des dépêches au gouvernement à Ankara54.

77 Une première crise, bien plus grave, éclata en 1994 entre l’Ambassade de Turquie à

Tachkent et la djemaat, puis rebondit quelques mois plus tard entre le mouvement de

Gülen et l’État ouzbek. À l’été 1994, le gouvernement ouzbek décida subitement de fermer

quelques écoles et d’expulser des enseignants. On apprit par la suite que cette décision

avait été quasiment prise à l’Ambassade de Turquie à Tachkent. C’était le Premier

ministre de l’époque, Tansu Çiller, peu au fait des réalités centrasiatiques et de la

politique turque dans les républiques turcophones, qui avait ordonné à l’Ambassade

d’avertir les autorités ouzbèkes des « potentialités subversives » de la djemaat en

Ouzbékistan.

78 Cependant, l’affaiblissement de la position de la djemaat en Ouzbékistan ne résulta pas

seulement de son conflit avec l’État turc. En fait, c’est surtout la soudaine détérioration

des relations politiques entre Ankara et Tachkent qui a accéléré cet affaiblissement et a

failli mettre un terme définitif à l’activité de tous les lycées privés. Cette crise, puis celle

de l’été 199955 montrent à quel point un acteur privé comme la djemaat peut être sujet et

acteur du développement des liens diplomatiques entre deux États. C’est encore en

Ouzbékistan que la coopération se révèle la plus difficile entre l’État turc et les fethullahçı,

212

sans doute parce que c’est le pays le plus circonspect vis-à-vis de la coopération avec les

organismes privés turcs et les autorités officielles d’Ankara.

79 En dépit des divergences idéologiques entre l’État turc laïc et républicain et le groupe

religieux traditionaliste, la coopération n’a jamais posé de problèmes en Asie centrale. Il

convient de rappeler avant tout que, dans certains pays, au Kazakhstan et au Kirghizistan

notamment, aucun lycée n’a pu être inauguré sans le soutien de l’ambassade de Turquie.

80 À des degrés divers, les chefs d’États ex-soviétiques raisonnent selon une logique

étatique, c’est à dire que les dirigeants en place n’acceptent que les négociations inter-

étatiques, d’autant plus qu’on peut difficilement distinguer une sphère privée autonome,

une société civile qui pourrait négocier directement avec un partenaire étranger. Ainsi,

tous les accords entre les sociétés éducatives turques et les États d’Asie centrale sont

parrainés par l’ambassade de Turquie dont l’attaché linguistique signe toutes les chartes

de coopération.

81 En Ouzbékistan, la charte 255, décret présidentiel qui fixe les conditions de la coopération

éducative, porte trois signatures : celle du ministre ouzbek de l’Éducation nationale, du

diplomate turc et du directeur général des lycées turcs. Dans les autres républiques, la

situation est quasi-similaire à l’exception du Kazakhstan où, du moins dans certaines

régions, les autorités locales peuvent directement négocier avec la société éducative

turque, sans passer par les plus hautes autorités de l’État56.

82 De façon plus générale, on sait que le soutien de l’État turc fut crucial pour l’implantation

des lycées et cet aspect des choses est sans doute la preuve la plus tangible de la solidité

de la coopération entre l’État et les fethullahçı en Asie centrale. Toutes les visites des

officiels turcs – de la présidence à la plus simple délégation ministérielle – comprennent

dans leur programme au moins une visite dans un lycée fethullahçı, où elle apporte un

soutien moral et procure une caution qui facilite bien la tâche des missionnaires nourdjou.

83 D’une manière plus concrète, dans chaque république, les échanges sont nombreux entre

l’ambassade et la direction générale des lycées. Le premier niveau de coopération est celui

de l’échange de manuels et/ou d’autres outils pédagogiques quand cela est nécessaire. Les

deux types d’écoles turques qui existent en Asie centrale, les lycées privés et les écoles

des ambassades utilisent notamment les mêmes manuels de langue.

84 D’autre part, les professeurs confrontent parfois leurs méthodes de travail afin de trouver

des solutions communes aux contraintes et problèmes rencontrés dans l’enseignement

dans un pays que les Turcs connaissaient peu au départ. Enfin, les fêtes nationales

turques sont souvent commémorées ensemble. Les travaux préparatoires de ces fêtes

s’effectuent souvent en concertation avec les responsables des deux côtés. La coopération

ne se limite pas au seul cadre éducatif et scolaire. La djemaat en Asie centrale, est-il

nécessaire de le rappeler, compte aussi ses entreprises disséminées à travers toute la

région. Les associations d’hommes d’affaires, contrôlées par les fethullahçı, entretiennent

des contacts directs avec les attachés et conseillers économiques des ambassades turques

et leur aide est irremplaçable pour l’État turc, surtout à l’occasion des visites de

délégations. Les hommes d’affaires qui viennent investir, même s’ils n’appartiennent pas

à la djemaat, sollicitent et obtiennent facilement l’aide des associations nourdjou

d’hommes d’affaires, qui disposent d’un très vaste réseau de relations dans l’appareil

économique et politique du pays.

85 Par exemple, au Turkménistan, deux personnalités de la djemaat occupent des postes

importants de conseillers ministériels (adjoints au ministre de l’industrie textile et au

213

ministre de l’Éducation nationale), ce qui fournit un avantage inestimable aux dirigeants

d’Ankara qui cherchent à arrimer les économies et les sociétés de ces pays à la Turquie.

86 Il est difficile d’imaginer une rupture totale des liens entre État turc et djemaat en Asie

centrale. Dès lors, il convient d’expliquer les causes de cette interdépendance et de

mettre en évidence les fondements de leur coexistence pacifique et efficace en Asie

centrale. En réalité, les dirigeants turcs ne peuvent se payer le luxe de se fâcher avec les

fethullahçı en Asie centrale, car ils ont besoin d’eux, et, dans bien des domaines, leurs

intérêts sont complémentaires. En effet, la Turquie veut développer les échanges

économiques et commerciaux avec les États « frères ». Or, les entreprises nourdjou sont les

mieux implantées dans la région, les plus intègres disent certains, car peu

d’entrepreneurs nourdjou ont été expulsés d’Asie centrale pour corruption ou autres délits

économiques.

Photo nº13 : Lycée turc de Narin, Kirghizistan, avril 1999, unlundi matin, les élèves commencent lasemaine en entonnant l'İstiklâl Marşı, l'hymne national turc

Commentaire : Dans chaque école nourdjou, on entonne l’hymne national turc et celui du paysd’accueil. Reflet du patriotisme turc des jeunes missionnaires fethullahçı, cet attachement à la turcitéqui s’exprime à travers l’hymne national a aussi une fonction stratégique. Il doit aider la communautéà gagner la faveur de l’État turc, indispensable pour travailler dans de bonnes conditions en Asiecentrale. La même vénération est exprimée envers l’hymne national du pays hôte, avec le mêmeobjectif.

214

Photo n° 14 : « Atatürk köşesi », tableau d’Atatürk, un lycée de Bichkek, février 1999.

Commentaire : En Turquie, chaque école dispose d’un « Atatürk köşesi », un tableau d’affichagecontenant plusieurs portraits, retraçant la carrière militaire et civile du père de lu nation. Obligatoiredans chaque école publique ou privée, sa fonction est de fidéliser les jeunes écoliers à la Républiqueet à son fondateur. En Asie centrale, ce tableau est sans exception présent dans chaque école de la djemaat, y compris au fin fond de la steppe. Sa raison d’être est purement stratégique : d’une partrappeler aux ambassades turques que les écoles de la djemaat sont fidèles à la République et del’autre, grâce à la bonne image d’Atatürk dans les pays d’Asie centrale, faire mieux accepter les fethullahçı dans ces pays grâce à leur identification au « Turc-père » (expression de FrançoisGeorgeon).

87 L’État turc cherche aussi à diffuser la turcité dans ces États mais cela supposerait

d’énormes moyens financiers, humains et matériels dont il ne dispose pas. Ainsi le

déséquilibre entre les moyens déployés par les pouvoirs publics turcs et par la djemaat

pour la promotion de la Turquie et l’enseignement du turc dans ces pays est spectaculaire57. C’est plus nettement l’œuvre de la djemaat que de l’État turc, dont l’ambassade parvient

à peine à trouver les crédits nécessaires pour toutes ces activités.

88 On constate également une dépendance des ambassades vis-à-vis des écoles turques en ce

qui concerne la connaissance de ces pays. Les écoles turques, du fait de leur dissémination

dans toutes les régions de la vaste Asie centrale et de leur ancrage dans la société locale,

génèrent naturellement une information riche et originale. Bien qu’elles n’aient pas pour

rôle d’être des foyers de renseignements au service des ambassades turques, la direction

des lycées turcs partage avec elles l’extraordinaire banque de données (humaines,

sociales et politiques, etc.) qu’elles possèdent sur chaque ville et région où se trouve une

école turque. On peut supposer que, pour l’État turc, les bonnes relations avec la djemaat –

en Asie centrale en tout cas – sont un moyen de mieux connaître les pays centrasiatiques

et de préparer au mieux l’avenir de la Turquie en Asie centrale.

215

89 En contrepartie, la djemaat ne peut faire l’économie d’une coopération avec l’État. Si, en

Turquie, le chef de la communauté s’arrange pour être en bons termes avec l’État, il en va

de même en Asie centrale, où ses lieutenants s’évertuent à ne pas couper les ponts avec

les ambassades. Ce qu’attend la djemaat de l’État turc en Asie centrale, c’est avant tout une

reconnaissance morale. Les fethullahçı veulent que l’État respecte leur action en Asie

centrale.

90 Mais, de façon plus terre-à-terre, les nourdjou, à travers leur coopération avec

l’ambassade, visent deux choses : un règlement rapide des questions administratives

concernant les enseignants (démarches diverses pour le service militaire, les mariages et

naissances, les prolongations de passeports, etc.) et surtout, une défense des intérêts des

lycées dans le pays d’accueil. Comme on l’a dit précédemment, la confiance de l’État qui

accueille les entreprises étrangères, quelles que soient la nature et l’activité de ces

dernières, est indispensable pour travailler dans de bonnes conditions.

91 Or, pour s’affirmer, les jeunes États préfèrent traiter d’État à État. Ainsi donc, sans le

soutien officieux de l’État turc, par le biais de ses ambassades, ce serait toute l’activité de

la djemaat et le fonctionnement des écoles nourdjou qui seraient remis en cause.

Conscients de l’importance capitale de ce soutien, les représentants nourdjou dans ces

États veillent à développer leurs relations avec les diplomates turcs. En cas de

mésentente, ces derniers peuvent, par une seule dépêche, mettre en difficulté le

fonctionnement des écoles de la communauté de Fethullah Gülen.

92 La convergence de trois phénomènes – le travail de réflexion de Gülen, les mutations de la

société turque et son ouverture vers l’extérieur dans le cadre de la mondialisation – a fait

de la djemaat une puissance capable de se comparer à l’État dans le domaine économique

et éducatif. Acteur privé très influent en Turquie, la communauté a su consolider ses

positions et devenir un interlocuteur indispensable pour l’État turc en Asie centrale, où la

politique étrangère d’Ankara est en voie de devenir un domaine partagé entre les deux

acteurs.

93 L’évolution des rapports entre l’État turc et la djemaat de Fethullah Gülen est assez

caractéristique du débat qui anime les discussions des internationalistes. Nous avons là une

illustration de la coexistence de deux logiques différentes : celle d’un représentant du

monde étatique et celle du monde « multicentré », pour reprendre la terminologie propre

aux relations internationales58. Les rapports entre les deux catégories d’acteurs ne

relèvent cependant ni de la compétition ni de l’exclusion mais de la négociation

permanente dans la poursuite d’intérêts communs et/ou complémentaires.

94 En Asie centrale, la djemaat pratique une sorte de diplomatie parallèle puisque, dès

l’indépendance des républiques, ses représentants étaient sur place pour préparer avec

beaucoup de clairvoyance les investissements éducatifs et économiques, qui font

aujourd’hui la fierté non seulement de Fethullah Gülen mais aussi des officiels turcs.

95 Mais la force de la communauté et son aptitude à se structurer en puissance autonome ne

doivent pas être exagérées. La diplomatie parallèle et privée pratiquée par la

communauté n’est pas en mesure de concurrencer la diplomatie classique menée par

l’État turc avec ses homologues centrasiatiques . Les rapports entre la diplomatie

officielle turque et la diplomatie parallèle fethullahçı ne permettent en rien de conclure à

un recul de l’État, surtout dans le contexte centrasiatique de régimes autoritaires, où, en

l’absence de société civile autonome, les dirigeants en place préfèrent traiter directement

216

avec des autorités étatiques plutôt qu’avec des forces nouvelles, privées, aux limites et

aux aspirations floues.

96 La diplomatie turque en Asie centrale, tout en reconnaissant la force de la djemaat, est

loin d’abdiquer et de laisser le terrain entièrement libre aux acteurs privés (religieux,

économiques, confrériques, etc.). En cas de conflit entre la politique officielle et celle de la

djemaat, la diplomatie turque a encore à sa disposition bien des armes pour sa défense

comme, pour ne prendre que cet exemple, la prérogative de délivrer et prolonger les

passeports, faute desquels les enseignants de la djemaat ne peuvent ni travailler ni résider

en Asie centrale.

NOTES

1. Voir l’article d’Esra YENER, Milliyet, 31 mai 2000, p. 16.

2. Sur les théories internationalistes et leurs auteurs, voir Robert KEOHANE, Joseph NYE,

« Globalization: What’s new What’s not (and so What) », Foreign Policy, n° 118, Spring 2000,

pp. 104-110. Voir également John KATZENSTEIN (dir.), Robert KEOHANE, Exploration and

Contestation in the Study of World Politics, Cambridge University Press, 1999, 421 p.

3. Voir Bertrand BADIE et Marie-Claude SMOUTS, Le retournement du monde, Paris, Presses de la

Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1992, 249 p.

4. Ces acteurs sont de différentes natures : religieux, mafieux, économiques, etc.

5. Bertrand BADIE et Marie-Claude SMOUTS, op. cit.

6. Les nouveaux concurrents de l’État peuvent se situer également au niveau interne. L’État n’est

plus le seul récepteur d’allégeances. Voir, par exemple, Bertrand BADIE (Entretien), « Réseaux

transnationaux et instabilité mondiale », Relations Internationales et Stratégiques, n° 20, 1995,

pp. 35-43.

7. James ROSENAU, Turbulence in World Politics, a Theory of Change and Continuity, Princeton,

University Press, Princeton, 1990.

8. Voir Michel GIRARD (Ed.), Les individus dans les relations internationales, Paris, Économica, 1994.

9. . Voir SALAMÉ Ghassan, Démocratie sans démocrates : politiques d’ouverture dans le monde arabe et

islamique, Paris, Fayard, 1994, 452 p.

10. Voir à ce propos les stimulantes études d’Edward SHILS, notamment « Nationalisme,

nationalité et société civile », Revue politique indépendante, Paris, n° 4, 1993, pp. 82-92 et

pp. 120-126 et The Virtue of Civility : Selected Essays on Liberalism, Tradition and Civil Society,

Indianapolis, 1997, 395 p.

11. Voir Larry DIAMOND, « Rethinking Civil Society : Toward Democratic Consolidation », Journal

of Democracy, n° 5, 1994. Voir également, du même auteur, Developing Democracy: Toward

Consolidation, Baltimore and John Hopkins University Press, 1999, 362 p.

12. Edward SHILS, op. cit.

13. Ibid.

14. Voir Filiz BAŞKAN, « Küreselleşme, Sivil Toplum ve Fethullah Gülen », (Globalisation, société

civile et Fethullah Gülen), Fuat KEYMAN et Ali Yaşar SARIBAY, Global Yerel Eksende Türkiye (La

Turquie dans une tendance globale et locale), Istanbul, Alfa Yayınları, 2000, pp. 271-293.

15. Cette façon de raisonner s’inspire des travaux de Filiz BAŞKAN, Ibid, pp. 273-293.

217

16. Ce terme a déjà fait l’objet d’une explication précédemment, voir le chapitre quatre portant

sur la personnalité du chef de la communauté. Je rappellerai cependant que sa signification est

proche de tolérance et de bienveillance.

17. Fethullah GÜLEN, Çağ ve Nesil (Époque et génération), Izmir, Türkiye Öğretmenler VakfıYayınları, 1997, p. 19.

18. lbid.

19. Ibid, p. 22.

20. Eyüp CAN, Fethullah Gülen Hocaefendi ile Ufuk Turu (Tour d’horizon avec son Excellence

Fethullah Gülen), Istanbul, AD Yayıncılık, 1996, p. 18.

21. Nevval SEVİNDİ, Fethullah Gülen ile New York Sohbeti (Entretien avec Fethullah Gülen à New

York), Istanbul, Sabah Yayınları, 1997, p. 27.

22. Gülen place ses rencontres avec les chefs religieux des autres confessions sous le signe de son

projet de dialogue entre les civilisations. À plusieurs reprises, il chercha à se montrer en

conciliateur des grandes civilisations de notre temps. Ses médias diffusent régulièrement ses

entretiens avec les chefs des communautés juive, orthodoxe et arménienne du pays.

23. Nevval SEVİNDİ, op. cit. p. 27.

24. Abdullah ERGÜN, Medya Aynasında Fethullah Gülen (Fethullah Gülen dans le miroir des médias),

Istanbul, Merkür Yayınları, 1999, pp. 227-301.

25. Nevval SEVİNDİ, op.cit.

26. Eyüp CAN, op. cit., p. 82.

27. Ibid, p. 82.

28. Faik BULUT, Kim Bu Fethullah Gülen, Dünü, Bugünü, Hedefi (Qui est ce Fethullah Gülen, son

passé, son présent et son objectif), Istanbul, Ozan Yayıncılık, 1998, 264 p.

29. Larry DIAMOND, op. cit.

30. Voir les passages dans les autres chapitres relatifs à la vie de Gülen, notamment à ses années

d’engagement anti-communiste.

31. Voir Latif ERDOĞAN, Küçük Dünyam (mon petit monde), Istanbul, AD Yayıncılık, 1997, 176 p.

32. . Filiz BAŞKAN, op. cit.

33. Républicanisme, étatisme dans l’économie, réformisme, nationalisme et populisme sont les

autres piliers du kémalisme. Sur l’idéologie du kémalisme voir, entre autres, ŞAHİNLER Menter,

Origine, influence et actualité du kémalisme, Paris, Publisud, 1995, 277 p. On peut également se

reporter à l’ouvrage, plus critique, d’Alexandre JEVAKHOFF, Mustafa Kemal Atatürk ou les chemins

de l’Occident, Paris, Tallandier, 1989, 485 p.

34. L’ouvrage de Bernard LEWIS explique bien ces débats politico-religieux, voir son livre Islam et

laïcité, la naissance de la Turquie moderne, Paris, Fayard, 1988, 520 p.

35. Maurice BARBIER, La laïcité, Paris, L’Harmattan, 1995, 310 p.

36. Gustave PEISER « École publique, école privée et laïcité en France », CÉMOTI, n° 19, 1995,

pp. 197-210.

37. Füsun ÜSTEL, « Les partis politiques turcs, l’islamisme et la laïcité », CÉMOTI, n° 19, 1995,

pp. 255-264.

38. Sur l’évolution de la vie politique turque entre la fondation de la république et 1991, voir

Feroz AHMAD, The Making of Modem Turkey, London and New York, Routledge, 1993, 252 p.

39. Tanıl BORA cité par Füsun ÜSTEL, op. cit.

40. Füsun ÜSTEL, op. cit.

41. Sur la synthèse turco-islamique voir le chapitre 18 de l’ouvrage de Nicole and Hugh POPE,

Turkey, Unveiled Turkey, Atatürk and After, London, John Murray, 1997, pp. 317-337.

42. Bertrand BADIE, interview accordé à la revue Relations Internationales et Stratégiques, op. cit.

43. Sur la doctrine alévie, voir Altan GÖKALP, « Les Alevî », Autrement, no 76, Hors-série

(consacrée aux Turcs entre Orient et Occident, Islam et Laïcité), 1994, pp. 112-125.

218

44. Sur les liens (et les querelles) entre école publique, enseignement religieux et écoles privées

en France, voir notamment Gustave PEISER, « École publique, école privée et laïcité en France »,

CÉMOTI, n° 19, 1995, pp. 197-212..

45. Elisabeth ÖZDALGA, « Education in the name of “Order and Progress”. Reflections on the

recent Eight Year Obligatory School Reform in Turkey », The Muslim World, July-October 1999 n

° 3-4, pp. 414-438.

46. Sur le processus de formation de la culture nationale en Turquie, voir Étienne COPEAUX,

Espaces et temps de la nation turque, analyse d’une historiographie nationaliste, 1931-1993, Paris, Éditions

du CNRS, 1997, pp. 85-101.

47. Elisabeth ÖZDALGA, « Education in the Name of Order and Progress », op. cit.

48. Les İmam Hatip Liseleri ne sont pas les seuls établissements qui dispensent un enseignement

religieux. Les écoles coraniques (publiques ou privées) et les facultés de théologie participent

également à la formation des cadres religieux et se cantonnent dans ce rôle sans avoir de

passerelle avec l’enseignement laïc, ce qui leur permet d’exister paisiblement.

49. Après un débat houleux qui a littéralement déchiré toute la classe politique turque en 1997 et

1998, la loi fut adoptée grâce à l’union des « forces laïques » à l’Assemblée.

50. La notion de réseau est à prendre au sens « idéal-typique » dans la mesure où les groupes en

question ne répondent qu’en partie aux critères de définition du réseau. Ici comme ailleurs,

aucun cas concret ne coïncide parfaitement avec le modèle théorique. D’autre part, chaque

réseau entretient des liens complexes avec les autres, liens qu’il convient d’analyser afin de

mieux en saisir la nature dynamique.

51. Thierry ZARCONE, « Le soufisme en renouveau », Les Cahiers de l’Orient, n° 30, 1993,

pp. 131-139.

52. Fethullah GÜLEN aurait essayé de convaincre les autorités chinoises de le laisser inaugurer

deux lycées à Kachgar. Une telle proposition n’avait aucune chance d’être acceptée quand on

connaît les liens affectifs qu’il y a entre les mouvements séparatistes ouïghours et certains

courants turco-islamiques en Turquie.

53. Selon les informations plus ou moins précises que j’ai pu recueillir auprès des professeurs

turcs (de la djemaat et de l’ambassade), en général avares en matière de confessions sur leur vie

matérielle, les employés du ministère turc de l’Éducation nationale sont payés en Ouzbékistan

entre 800 et 1000 dollars. Dans les pays voisins, les salaires sont sensiblement les mêmes voire

meilleurs, au Kazakhstan notamment où le coût de la vie est élevé. En revanche, les enseignants

de la djemaat sont payés entre 200 et 500 dollars, qu’ils soient célibataires ou mariés et pères de

famille.

54. Entretien avec Sabri SELVİ, correspondant d’Anadolu Haber Ajansı, Tachkent, janvier 1999.

55. D’une plus grande ampleur que celle de 1994, la crise de l’été 1999 est très fortement liée à la

détérioration du climat politique au lendemain des attentats du 16 février précédent à Tachkent,

où six bombes explosèrent simultanément, prenant pour cibles des bâtiments clés de

l’administration centrale, gouvernementale et policière. Les autorités ouzbèkes, sans donner de

preuves tangibles, lancèrent des recherches contre deux personnes réfugiées en Turquie.

Tachkent pria Ankara de les rendre à la justice ouzbèke. Signataire de la Convention Européenne

des Droits de l’Homme – qui interdit de livrer des individus recherchés à un pays qui applique la

peine de mort –, Ankara tarda à souscrire aux vœux de Tachkent. Pour les Ouzbeks, il s’agissait là

d’une preuve claire et nette du soutien qu’apporte la Turquie au terrorisme qui menace le

pouvoir du Président Karimov. Les déclarations de Demirel, en visite officielle à Tachkent en mai

1999, qualifiant les attaques contre l’État ouzbek d’agressions contre la Turquie n’ont pas suffi à

calmer la colère d’Islam Karimov. Le quotidien ouzbek O’zbekistan Ovozj (« la voix de

l’Ouzbékistan », organe officiel et bien nommé de l’administration du président Karimov) du 6

juillet 1999 reprochait à la Turquie d’être un nid de vipères et d’abriter des traîtres et des

ennemis de l’État ouzbek. Suite à cela, la Turquie rappela son ambassadeur et prit note de la

219

décision ouzbèke de fermer toutes les écoles turques relevant de l’État (et une partie de celles

gérées par la djemaat). Depuis, les relations ne se sont pas améliorées entre les deux États et on

voit mal comment sortir de l’impasse, d’autant plus que la visite du Président Poutine à

Tachkent, le 17 mai 2000, a réaffirmé l’attachement de l’Ouzbékistan à la Russie, de préférence à

la Turquie.

56. Sur les accords de coopération éducative entre la Turquie et les républiques turcophones

d’Asie centrale voir le rapport établi par le Ministère de l’Éducation Nationale de la République

de Turquie, « Cumhuriyetin 15’inci Yıldönümünde Türk Cumhuriyetleri Türk ve Akraba

Toplulukları ile Eğitim İlişkilerimiz » (Nos relations éducatives avec les républiques, les

communautés türk et les communautés cousines à l’occasion du 75e anniversaire de la

République), Ankara, MEB, 1998, 143 p.

57. Le déséquilibre est frappant en Asie centrale entre participation étatique et fethullahçı en

matière de diffusion de la langue turque. Par exemple, en Ouzbékistan, si l’État turc avait en 1998

plus de 100 enseignants qui donnaient des cours dans des établissements de différentes

catégories, à la même période, la société fethullahçı Silm Anonim Şirketi avait 204 enseignants

motivés qui encadraient de façon permanente plus de 3500 élèves. Dans les autres républiques la

même situation prévaut : au Kazakhstan, si l’ambassade turque fait venir une centaine de

formateurs de Turquie (surtout pour l’université Ahmet Yesevi dans le sud du pays), la djemaat

avait, en 1998, 580 professeurs dans des établissements qui recensaient 5684 élèves.

58. Bertrand BADIE, « Réseaux transnationaux et instabilité mondiale », op. cit.

220

Conclusion

1 La politique turque en Asie centrale résulte de l’interaction de trois catégories d’acteurs :

la diplomatie turque, les nouveaux régimes issus de l’ex-URSS et les missionnaires de

Fethullah Gülen.

2 La politique centrasiatique de la Turquie a connu deux phases essentielles : la première,

romantique, ambitieuse et démesurée, puis la seconde, à partir de 1994, plus réaliste. En

fait, au même temps du grand rêve et des folles ambitions, au début de la décennie 1990, il

n’a jamais été question d’amender sérieusement les fondements de la politique étrangère

turque. Comme l’a si bien dit Atatürk, « les Turcs ont toujours avancé de l’Orient vers

l’Occident ». Les responsables politiques turcs de l’après guerre froide se sont toujours

souvenus de cette maxime kémaliste qui continue de régir les principes fondamentaux de

la politique étrangère de la Turquie. En d’autres termes, dès le départ, la politique turque

en Asie centrale est « complètement à l’ouest ». Le grand rêve turc cachait un autre, le

rêve européen. La politique centrasiatique avait pour objectif de renforcer la Turquie et

de mieux l’armer pour négocier son entrée dans le club européen.

3 Dans son contenu, ce passage à plus de réalisme se traduit par la renonciation aux

grandes ambitions géopolitiques et diplomatiques au profit de projets plus concrets

orientés vers la coopération technique, l’éducation et la formation des nouvelles élites. Ce

sont ces deux derniers points qui ont permis la convergence entre les ambitions de la

politique officielle turque et les intérêts d’une organisation privée, certes religieuse mais

d’une puissance qui la rend incontournable, la djemaat de Fethullah Gülen. Une alliance

presque contre-nature s’est nouée entre d’une part l’État turc, laïc, républicain et

kémaliste et l’organisation religieuse d’inspiration nourdjou, d’autre part.

4 Cette alliance nous a amené à poursuivre une double enquête : dans les arcanes de la

diplomatie turque en Asie centrale et dans les réseaux de la communauté religieuse de

Fethullah Gülen. Comme nous l’avons vu, les deux composantes ne peuvent être

complètement séparées car elles agissent sur les mêmes populations.

5 Dès l’établissement de liens diplomatiques entre les États d’Asie centrale et la Turquie, la

diplomatie d’Ankara a proposé à ses partenaires une série d’accords de coopération

éducative et linguistique. Des milliers d’étudiants centrasiatiques ont été reçus dans les

universités de Turquie et des centaines d’étudiants turcs ont été incités à poursuivre des

études dans certaines villes d’Asie centrale. Une des ambitions de la politique d’Ankara

221

était de diffuser la langue turque dans ces républiques. C’est dans cet objectif que des

établissements secondaires, trois universités et quelques facultés de théologie ont été

inaugurés par l’État laïc turc à Almaty, Bichkek, Tachkent, Achkhabad, et dans certaines

villes de province.

6 Précédant ces initiatives étatiques, les hommes d’affaires et les éducateurs proches de

Fethullah Gülen ont ouvert des écoles privées dans les républiques turcophones.

Privilégiant l’enseignement technique et scientifique en turc et en anglais, ces

établissements, gérés par des missionnaires et des entreprises privées, sont rapidement

devenus plus prestigieux que les établissements créés par l’État turc. Plus nombreux que

les écoles publiques turques, les lycées nourdjou ont rapidement séduit les États d’accueil,

les parents d’élèves et même les personnels des ambassades turques.

7 Pour la Turquie, ces écoles privées devaient former les élites de ces pays et les sensibiliser

à la cause türk. La langue turque est enseignée dans ces écoles, semblables à des fenêtres

donnant sur la Turquie. Pour les pays d’accueil, les établissements forment les nouveaux

cadres, parlant plusieurs langues étrangères, dont ils ont cruellement besoin pour leur

administration. Ces lycées participent d’autre part à l’introduction d’un esprit de

compétition et de marché dans ces pays qui cherchent à sortir d’une économie où le

monopole de l’État est omniprésent. Pour les autorités locales des villes et régions dans

lesquelles s’établissent les écoles, l’implantation d’un lycée (surtout dans les petites villes

reculées) est comparable à l’arrivée d’une entreprise économique qui participe au

développement local. Enfin, parents et élèves apprécient ces lycées qui constituent un

bon tremplin vers les bonnes universités du pays et parfois de l’étranger.

8 Les principaux leaders du mouvement nourdjou, à commencer par Fethullah Gülen,

rappellent sans cesse que la première mission des écoles doit être l’établissement de liens

culturels forts entre la Turquie et les autres républiques turcophones. Par la même

occasion, estime Gülen, l’engagement des jeunes enseignants participe au remboursement

d’une dette morale envers les populations turcophones d’Asie centrale dont les ancêtres

avaient islamisé et turquisé l’Anatolie quelques siècles auparavant. Il s’agit là d’une

formule apprise par cœur par chaque membre de la djemaat et répétée chaque fois que le

besoin se fait sentir.

9 En réalité, la motivation de la djemaat et de ses membres est plus complexe. L’objectif

ultime du mouvement apparaît clairement comme la réislamisation d’une région

longtemps soumise à la propagande communiste foncièrement anticléricale et

antireligieuse. Mais, en l’état actuel des choses, pour des raisons qui sont liées tant à la

nature des régimes post-communistes qu’à l’extrême prudence de la djemaat, ce

prosélytisme n’opère pas ouvertement et le message du mouvement ne circule pas très

bien dans ces pays. Imaginer les classes et les dortoirs de ces écoles transformés en salles

de prière et de cours coraniques relève du pur fantasme. Le prosélytisme se fait plus

subtilement grâce à la méthode de Fethullah Gülen qui, à défaut de prêcher directement

en nommant les choses par leur nom (tebliğ), ordonne à ses disciples de propager les idées

du mouvement par le temsil. Central dans l’idéologie du mouvement, ce terme, synonyme

d’exemple et de modèle, suggère que les missionnaires adoptent dans leur vie de tous les

jours un comportement exemplaire pour convaincre leur entourage.

10 Ce souci d’exemplarité répond à un code de conduite élaboré par l’état-major du

mouvement : ne pas mentir, porter des vêtements impeccables (costume-cravate en

cours), respecter ses collègues et faire preuve d’affection envers les élèves, travailler dur,

222

fonder une famille et la rendre heureuse, aimer sa patrie et son drapeau, etc. Ainsi,

l’éthique nourdjou est propagée sans être nommée.

11 Il s’agit là d’une règle qui s’impose à tout individu d’une communauté qui ne cesse de

faire l’éloge de la prudence. Cependant, en fonction d’un contexte plus ou moins

favorable, un changement de tactique peut s’opérer et la djemaat peut demander à ses

membres-auxiliaires sur le terrain de repérer quelques élèves, destinés à recevoir une

éducation religieuse complète. Mais il s’agit là d’un cas de figure limité dans le temps et

dans l’espace. En effet, le tebliğ se pratique en général durant les dernières semaines de la

scolarité d’un enfant et cette propagande ouverte concerne une infime minorité d’élèves.

Trop dangereuse, cette prédication directe doit être décidée par la direction générale et

appliquée souvent dans une ville de province, à l’abri des nombreuses inspections

effectuées par les autorités locales.

12 La présence de la djemaat en Asie centrale pose inévitablement la question de son

implantation et de son enracinement dans le tissu social de chacun des pays. Présente

depuis presque dix ans dans ces régions, la communauté de Fethullah Gülen s’est appuyée

sur des réseaux locaux et turcs pour renforcer sa chaîne d’établissements privés. Par le

biais de ses services éducatifs et grâce à ses bons rapports avec les pouvoirs en place,

qu’elle a toujours courtisés et légitimés auprès de ses élèves, la djemaat tend constamment

à assurer son ancrage dans ce pays. Par esprit quelque peu jésuite, l’« indigénisation » du

mouvement est un souci permanent pour Fethullah Gülen qui conseille à ses disciples de

former dans ce « nouveau monde » de nouvelles générations (Yeni Nesil). Or, cet effort n’a

jusqu’à présent pas été couronné de tous les succès escomptés. En effet, alors que la

djemaat est présente en Asie centrale depuis presque dix ans, on constate que la plupart

de ses membres et la totalité de son état-major sont encore originaires de Turquie.

Extrêmement prudents, les expatriés turcs qui forment au moins 95 % des représentants

de la djemaat en Asie centrale ne peuvent toujours pas pratiquer un prosélytisme ouvert.

Ainsi, les classiques çay sohbetleri, ces réunions du soir durant lesquelles des Passages de la

Risale-i-Nur de Said Nursi sont lus et commentés par un Abi, ne rassemblent que des Turcs.

13 Pourtant, parallèlement à leur extrême prudence, les nourdjou prennent Parfois des

mesures pour former les cadres « locaux » du mouvement. Mais là encore, il s’agit d’une

démarche subtile. Afin de permettre un bon suivi des élèves scolarisés dans les écoles de

la djemaat, les membres dirigeants de cette dernière ont encouragé la création d’autres

établissements, différentes des lycées. L’objectif du mouvement est de mettre sur pied des

établissements d’accompagnement complémentaires. Les centres de langue et les

universités créés ici ou là ont été conçus dans cette optique. Il s’agit de former un système

éducatif global, intégré et complètement maîtrisé par la djemaat.

14 Ainsi, au Turkménistan, au Kazakhstan et au Kirghizstan, les élèves issus des lycées de la

djemaat peuvent suivre des études universitaires dans un établissement de même nature

grâce à la création d’universités privées par des hommes d’affaires nourdjou. D’autre part,

toujours dans un réel souci de contribution à la formation d’un système éducatif complet

et complètement nourdjou, la djemaat encourage la formation de belletmen et de

professeurs locaux. Depuis quelques années, des élèves diplômés des lycées de la djemaat

deviennent belletmen. De même, depuis peu, des tuteurs kirghizes, kazakhs ou turkmènes

sont encouragés à devenir professeurs pour être ensuite recrutés dans les lycées comme

enseignants.

15 Mais ces initiatives permettent-elles de parler d’un mouvement nourdjou ouzbek, kazakh,

kirghize ou turkmène ? À l’heure actuelle, la réponse est sans conteste négative. Loin

223

d’être solidement ancré dans chaque pays, le mouvement n’affirme sa présence en Asie

centrale que grâce aux efforts de ses supporters turcs. Cette incapacité des nourdjou à

« indigéniser » leur mouvement en Asie centrale a deux raisons fondamentales.

16 La première est la circonspection avec laquelle tous les régimes post-soviétiques abordent

la question de l’islam. Les quatre républiques sont menées par des dirigeants qui affichent

constamment leur méfiance vis-à-vis de tout mouvement religieux désireux de

s’implanter dans leur pays. Il en découle que la communauté de Fethullah Gülen n’affiche

jamais publiquement sa véritable identité.

17 Ainsi, dans tous ces États, les écoles de la djemaat sont désignées comme des écoles

turques, turetskiy litsey en russe ou türk mektepleri en ouzbek et dans les autres langues

türk locales. Extrêmement minoritaires sont ceux qui voient le lien direct entre ces

établissements et Fethullah Gülen. Ce « camouflage identitaire » a une conséquence

intéressante : la djemaat diffuse davantage la turcité que l’islam. Le service rendu dans la

diffusion du turc et de la turcité en Asie centrale attire à la djemaat la bienveillance voire

la complaisance de la diplomatie turque, qui réussit à instrumentaliser le mouvement de

Gülen et à le mettre au service de la politique turque en Asie centrale. Gülen n’est

cependant pas dupe. Il a besoin de temps pour renforcer sa présence, assouplir son image

et infléchir les officiels de tous les pays concernés par ses écoles. On assiste alors à un

scénario classique dans les relations internationales où acteur étatique et acteur privé ont

des actions parallèles et complémentaires.

18 La seconde raison est liée au déficit démocratique dont souffrent les régimes en place. En

effet, en l’état actuel des choses, aucune organisation culturelle, politique ou religieuse ne

peut s’organiser de façon indépendante de l’État. Par conséquent, l’ancrage de la djemaat

de Gülen est fortement lié à l’avenir de la démocratie et des libertés publiques dans ces

États. Une libéralisation et une réelle tolérance des organisations religieuses dans ces

pays profiteraient à la djemaat comme aux autres associations de même genre. La

situation bancale des écoles d’Ouzbékistan montre la corrélation entre degré de

démocratisation et intensité de la présence fethullahçı dans ces États. Parallèlement à la

radicalisation du régime ouzbek et au renforcement du contrôle qu’il exerce sur les

médias et les organisations socio-politiques du pays, la djemaat de Gülen a perdu de son

influence initiale. À l’inverse, dans les pays où le régime est plus souple – au Kazakhstan

et au Kirghizistan – la communauté nourdjou renforce son ancrage.

19 Une question fondamentale consiste à évaluer l’influence qu’exerce la djemaat sur les

élèves diplômés de ses établissements. Il existe une nette différence entre un élève sorti

d’une école nourdjou et un élève issu du système éducatif public. Celle-ci peut se résumer

de la manière suivante : les élèves diplômés des écoles nourdjou maîtrisent mieux un

nombre plus grand de langues étrangères, sont plus sensibles à la turcité, à la Turquie et à

l’islam et ont acquis une discipline de vie et de travail plus forte que la moyenne de leurs

camarades issus des écoles publiques. Le passage dans une école nourdjou turque confère

aux élèves un sentiment identitaire spécifique. Les liens de solidarité créés pendant les

années de lycée perdurent au-delà de l’école, favorisant l’émergence d’un esprit de corps.

20 Sortis des établissements nourdjou, les élèves gardent le contact avec les responsables des

lycées. Dans les capitales, les directions générales des lycées organisent régulièrement des

rencontres entre anciens élèves afin d’entretenir et poursuivre l’enseignement des idéaux

de la djemaat. En général, la direction générale des lycées confie un nombre variable

d’anciens élèves à un de ses employés qui doit veiller à la bonne scolarité et à la réussite

des étudiants dans les universités. Le but ultime de la djemaat est que les élèves ne

224

rompent Pas avec leur milieu d’origine, tout en développant ce qu’ils ont appris au lycée.

Autrement dit, l’objectif est de veiller sur les acquis de la socialisation développée

pendant les années de lycée1.

21 Or, les travaux de recherche sur la socialisation (politique ou religieuse) ont démontré

depuis fort longtemps que l’enfant acquiert son identité non pas sous l’influence d’un

mais de plusieurs discours. Autrement dit, la socialisation n’est pas une mais multiple. La

famille, l’école, l’université, l’armée, les amis et tous les cercles de solidarité que

fréquente l’enfant jouent un rôle non négligeable dans son processus de socialisation et

sur son développement.2

22 Dans le cas des élèves issus des lycées nourdjou, on peut dire que leur arrivée à l’université

les met en contact avec de nouvelles sources d’influence et de nouveaux processus de

socialisation. La discipline, la morale (edep) et les « bonnes habitudes » acquises durant les

années de lycée ne vont pas forcément résister aux tentations qu’offrent la capitale et

l’université. Autrement dit, un jeune ouzbek, kazakh, kirghize ou turkmène éduqué à la

fethullahçı n’est pas à l’abri d’un changement de cap.

23 D’ailleurs il arrive souvent que d’anciens élèves des lycées rompent complètement avec ce

milieu d’origine au profit du « nouveau monde » que leur ouvre l’université, un cercle

d’amis, l’armée, les études à l’étranger, etc. Ainsi, l’identification des jeunes aux lycées

turcs qui les ont formés n’est pas éternelle. De nouvelles identifications peuvent les

tester.

24 En dernier point, rappelons que le but inavoué de Fethullah Gülen et de ses disciples est la

formation, dans un esprit nourdjou, d’une nouvelle catégorie d’élites et, qui sait,

probablement des futurs dirigeants des nations ouzbèke, kazakhe, kirghize et turkmène.

Il est encore trop tôt pour porter un jugement sur le succès ou l’échec de cette entreprise

mise en chantier il y a dix ans à peine. Pour dire si, une fois parvenue à des postes de

commandements, cette « génération en or » en cours de formation saura retenir et

mettre en pratique les enseignements néo-nourdjou de Fethullah Gülen.

25 L’évolution de la djemaat en Asie centrale est indiscutablement liée à celle des régimes en

place. Une plus grande libéralisation de ces derniers favorisera certainement l’ancrage

des nourdjou en Asie centrale. Mais le débat politique ne se pose pas encore en ces termes.

Dans tous ces pays, la question de la démocratisation est renvoyée aux calendes grecques,

le temps de renforcer la nouvelle nation, indépendante depuis à peine plus dix ans et

aussi en raison du maintien au pouvoir de la classe dirigeante de l’époque soviétique.

26 À cet égard, il peut être intéressant d’analyser le comportement de la djemaat dans des

pays démocratiques comme les États-Unis, la France, l’Allemagne et les Pays-Bas où elle

est présente depuis quelques années. Et aussi de comparer les stratégies qu’elle déploie

selon qu’elle agit dans des régimes autoritaires ou démocratiques. À l’image des

missionnaires jésuites qui savent adapter leur action au terrain, les nourdjou parviennent

à bien faire cadrer leur politique avec les réalités sociales du pays. Cependant, cette forte

capacité d’adaptation a été prouvée essentiellement dans des pays de culture musulmane.

L’Asie centrale n’est pas le pays des infidèles mais se situe au sein de la communauté

islamique, l’oumma. Il ne semble pas que la djemaat éprouve la même facilité dans sa

tentative d’implantation dans les sociétés occidentales. Pour le prouver, il faudrait mener

des enquêtes de terrain au sein des communautés turques immigrées dans les banlieues

de Paris, Berlin, Bruxelles et Amsterdam, qui représentent sans doute les nouvelles terres

de prédication des disciples de Fethullah Gülen.

225

NOTES

1. Ces réunions s’apparentent à un club d’anciens élèves, une sorte d’« Amicale des anciens des

lycées nourdjou ».

2. . Voir Annick PERCHERON, La socialisation politique, Paris, Armand Colin, 1993, 226 p.

226

Glossaire

1 ABAY Kunanbay (1845-1905) : Poète national kazakh, salué par le régime pendant toute

la période soviétique, il a su garder sa place dans le bréviaire national après

l’indépendance. Ouvert à la culture russe, tout en s’identifiant au peuple kazakh, Abay est

le poète qui sert à souhait l’État kazakh dont la population est essentiellement kazakho-

russe.

2 Abi : « Frère aîné » dans le sens commun, abi s’emploie avant tout pour signifier son

respect envers quelqu’un de plus âgé que soi-même. Cependant, dans la terminologie

fethullahçı, il désigne les hommes qui ont acquis un haut degré de connaissance au sein du

mouvement. Il a un équivalent féminin, abla. Les abi et les abla sont les principaux

porteurs de la pensée de Fethullah Gülen surtout dans les établissements scolaires.

3 Afyon : Ville de Turquie de l’Ouest, où Said Nursi fut exilé. C’est là qu’il rédigea une partie

de son œuvre, Risale-i-Nur.

4 Ahlat : Nom historique donné à la région d'Erzurum, Van, Muş. Ahlat a une valeur sacrée

pour Fethullah Gülen, qui ne cesse de rappeler qu’elle fut la porte d’entrée de l’islam en

Anatolie.

5 AITMATOV Tchinguiz : Poète national kirghize. Célèbre pendant la période soviétique, il

devient avec l’indépendance de son pays le porte-drapeau du Kirghizistan à l’étranger.

Écrivant en russe, ses romans ont été traduits en plusieurs langues dont le français. Il est

actuellement ambassadeur de son pays en Belgique.

6 AKÇURA Yusuf : Intellectuel turco-tatar de Russie (1876-1935), un des théoriciens de

l’idéologie panturquiste qu’il expose dans « Les trois systèmes politiques ». Il finit

néanmoins par rejoindre Mustafa Kemal, qu’il aide dans son entreprise de « fabrication »

d’un nationalisme turc cantonné à l’Anatolie.

7 Aksiyon : Magazine hebdomadaire proche du mouvement de Fethullah Gülen.

8 Al AFGHANI Jamaleddin : Penseur musulman et intellectuel islamiste. Fondateur du

salafisme.

9 Ala Taou : Chaîne de montagnes qui s’étend entre le Kirghizistan et le Kazakhstan

(appelée aussi Jaily Ala Taou). L’université fondée par la firme nourdjou Sebat a été

baptisée Université Ala Taou.

227

10 Alash Orda : Parti nationaliste kazakh actif au début du XXe siècle. Un parti politique

portant le même nom a été créé au lendemain de l’indépendance mais il a une influence

très limitée dans la vie politique kazakhe.

11 Alpamich : Avec Manas, un des grands cycles épiques türk, populaire notamment chez les

Kazakhs, les Karakalpaks, les Ouzbeks ; mis en forme sans doute au XVIe siècle, dans la

région de Termez ; connu par la récitation du barde Fâzil Yoldashev (1922), adaptée par le

poète Hamid Alimjân (1939). Une partie (l’histoire de Bamsi Beyrek) en est passée dans le

« Livre de Dede Korkut ».

12 Alperen : De « alp » (héros, brave) et de « eren » (qui a atteint), alperen est un qualificatif

attribué aux premiers mystiques türk (entre le X e et le XII e siècle) qui, partis d’Asie

centrale et du Khorasan, ont sillonné l’Anatolie pour l’islamiser. Ce terme a une valeur

positive dans le discours de Gülen qui associe implicitement ses élèves aux premiers

mystiques türk.

13 Altın Nesil : Signifiant génération en or, Altın Nesil occupe une place importante dans le

jargon du mouvement de Fethullah Gülen. Il désigne la brillante génération que le

mouvement aspire à former dans ses écoles. Altın Nesil est également le titre d’une

publication des lycées nourdjou du Kazakhstan.

14 ALTINBAŞ AK Hüsrev : Grand calligraphe des Risale-i-Nur et proche de Said Nursi.

15 Amu Daria : Long fleuve de 2620 kilomètres qui prend sa source dans le Pamir afghan

pour se déverser dans la mer d’Aral après avoir traversé le Turkménistan et

l’Ouzbékistan.

16 Anadolu Koleji : Catégorie d’établissements secondaires en Turquie. La particularité de

ces écoles est l’importance qu’elles accordent à l’enseignement scientifique en anglais. En

Asie centrale, l’État turc et les entreprises nourdjou ont conçu des lycées en les prenant

comme modèle.

17 ARİPOV Abdulla : Né en 1941 dans la province de Kachkadaria, Abdulla Aripov est le

poète national ouzbek par excellence. Auteur de plusieurs poèmes patriotiques, Aripov a

aussi composé les paroles de l’hymne national. Député au parlement ouzbek, il est

toujours à la tête de l’Union des Écrivains de son pays.

18 Asya Finans : Banque créée par des hommes d’affaires proches de Fethullah Gülen. Asya

Finans a été conçue pour faciliter les investissements de la djemaat en Asie centrale. Elle

joue un rôle non négligeable dans la gestion des écoles dans les républiques turcophones.

19 ATSIZ Ahmet Nihal : Panturquiste célèbre dans la Turquie de l’entre deux-guerres.

20 AVLANIY Abdulla : Intellectuel djadid du début de la fin du XIX e et du début du XXe

siècle.

21 Avrasya : Chaîne de télévision de l’État turc qui arrose l’Asie centrale turcophone

plusieurs heures par jour.

22 Bachkir : Langue türk du groupe Nord-Ouest (kiptchak) parlée surtout dans la république

autonome de Bachkirie au sein de la Fédération de Russie.

23 BANNA Hassan al : (1906-1949), instituteur égyptien, un des pères fondateurs de

l’islamisme contemporain. Il fonde en 1928 l’association des Frères musulmans.

24 Baria : Nom d’une ville de l’Ouest de la Turquie. Said Nursi y a passé une certaine partie

de son exil.

25 Başkent : Nom de la société nourdjou qui gère les lycées au Turkménistan.

228

26 Basmatchis : Mouvement de guérilla qui s’est longtemps opposé à la domination

soviétique en Asie centrale. Enver Pacha et Djuneyd Khan font partie des figures

historiques de cette résistance, commémorée positivement par les régimes post-

soviétiques depuis une dizaine d’années.

27 Bediüzzaman : Signifiant « La beauté de son temps » (en arabe), ce qualificatif désigne

Said Nursi et montre à quel point les disciples admiraient leur maître.

28 BEHBUDIY Mahmud Khodja : Intellectuel turkestanais (1875-1919) considéré comme

l’un des pères fondateurs du mouvement réformiste (djadid).

29 Belletmen : Dans les lycées fethullahçı, le belletmen est le jeune étudiant responsable d’un

groupe d’élèves. Sorte de parrain, il remplace au lycée et à l’internat les parents de ses

élèves en se mettant à leur écoute pour régler leurs problèmes quotidiens. Toute

l’éducation et la morale nourdjou sont inculquées par les belletmen.

30 Birlik : Birlik Halq Harakati, (Mouvement Populaire, Union) est l’appellation exacte de

cette organisation très active entre 1988 et 1993, date à laquelle son leader Abdurrahim

Polatov est obligé de quitter le pays.

31 Bitlis : Ville de l’Est de la Turquie. Said Nursi y a reçu une partie de son éducation

religieuse.

32 BOUKHARI İsmail al : Grand juriste musulman du Xe siècle que le régime ouzbek post

soviétique intègre dans son bréviaire national. Une grande madrasa basée à Tachkent

porte son nom.

33 Burdur : Ville de l’Ouest de la Turquie. Said Nursi y fut exilé. Une partie de son œuvre

majeure, Risale-i-Nur a été écrite dans ce lieu d’exil.

34 Cheikh Sait : Chef rebelle kurde qui en 1925 provoque un soulèvement armé à l’Est de la

Turquie. De nature islamo-nationaliste kurde, sa révolte fut désavouée par Said Nursi.

Cela n’empêcha pas certains chercheurs de faire l’amalgame entre les deux personnages,

sans doute parce que tous deux s’appellent Said(t).

35 COŞAN Esat : Chef de la confrérie nakchibendi en Turquie. Ses élèves sont présents en Asie

centrale, au sein de la communauté turque expatriée. Esat Coşan est décédé en février

2001 dans un accident de la circulation.

36 Dede Korkut : Dede Korkut désigne un personnage mythique, auteur d’une grande œuvre

de la littérature türk, la geste oghuz, du nom d’une confédération tribale. Dede Korkut et

son œuvre ont été largement mis à contribution par la Turquie dans sa politique de

coopération culturelle avec l’Azerbaïdjan et le Turkménistan. Ces deux derniers pays,

avec la Turquie, sont les trois États turcophones à avoir été le plus marqués par l’héritage

de Deke Korkut.

37 Dershane : « Salle de cours », en turco-persan, les dershane en Turquie sont des

établissements privés de préparation aux concours universitaires. Les mouvements

religieux, à l’instar des nourdjou, accordent une importance cruciale à ces établissements

qui leur servent de lieux de formation et de recrutement.

38 Derviche : « humble », « pauvre de Dieu » en persan, derviche désigne le disciple d’une

confrérie ou tarikat.

39 Diyanet Vakfı : Fondation gérée par la Direction des Affaires religieuses sous l’hospice du

Premier ministre. La Diyanet Vakfı joue un rôle non négligeable dans la politique

religieuse de la Turquie en Asie centrale.

229

40 Djadidisme : Mouvement réformateur qui a marqué tous les musulmans de Russie et

d’Asie centrale à la charnière du XIXe et du XXe siècle. Les intellectuels de ce courant

furent contraints de se taire, certains furent exterminés pendant les purges staliniennes

de 1937-38. La mémoire du djadidisme est ravivé par les régimes post-soviétiques,

notamment en Ouzbékistan, afin de donne une plus grande légitimité aux nouveaux

pouvoirs.

41 Dost : « Ami » dans le sens commun. Dans la terminologie nourdjou des années 1970 il

désigne les membres qui se situent non loin du sommet de la hiérarchie du mouvement,

juste en dessous des varis.

42 Emel : Revue panturquiste, très active entre les deux guerres. Signifie « espoir » en turc.

43 Enver Pacha : Général jeune-turc connu pour son caractère intempestif et fougueux.

Fervent partisan de la cause panturque, il se mit à la tête des maquisards basmatchi dans

le Turkestan depuis peu investi par les Soviétiques. Il succomba en août 1922 dans le Sud

de l’actuel Tadjikistan. Longtemps honni par l’idéologie officielle kémaliste, Enver Pacha

fut réhabilité en 1992 et ses « cendres » furent rapatriées en Turquie.

44 ERBAKAN Necmettin : Leader historique de l’islam politique turc. Fondateur du Refah

Partisi qui l’a conduit au pouvoir en 1996, avant d’être destitué par l’armée en février

1997.

45 ERDOĞAN Latif : Journaliste et éditorialiste proche de Fethullah Gülen.

46 Erk : Erk (Libre) est un parti politique ouzbek issu d’une scission avec Birlik. Interdit en

Ouzbékistan, ce mouvement se structure à l’étranger sous le leadership de Muhammad

Salih.

47 ERSOY Mehmet Akif : Poète turc, auteur de l’hymne national. Les intellectuels du

mouvement nourdjou ont souvent recours à ses poèmes pour aborder l’Asie centrale.

48 Erzurum : Province natale de Gülen à l’Est de la Turquie.

49 Fatih : Nom d’une université privée d’Istanbul gérée par des universitaires qui

s’inscrivent dans la mouvance de Fethullah Gülen.

50 Fazilet Partisi : Créé au lendemain de l’interdiction du Refah Partisi (Parti de la

Prospérité) en février 1997, le Fazilet Partisi (Parti de la Vertu) est considéré comme le

continuateur de la formation dissoute par les militaires. En réalité, la situation est plus

complexe puisque tous les anciens du Refah n’ont pas leur place dans le Fazilet.

51 FITRAT Abdurrauf : Penseur djadid turkestanais né à Boukhara en 1886, leader dans les

années 1910 et 1920 du mouvement réformiste des « Jeunes Boukhariotes », il a été

marqué par son séjour estudiantin à Istanbul. Avec la progressive incorporation de tout le

Turkestan dans l’Union soviétique, il cesse ses activités politiques et se consacre à la

littérature et à la pédagogie. Il disparaît en 1938 dans les purges staliniennes.

52 Fountain : Publication hebdomadaire nourdjou, en langue anglaise. Thèmes généraux et

questions scientifiques dominent les colonnes de ce magazine.

53 Frères musulmans : Puissant mouvement islamiste politique fondé par Hassan al Banna

en 1928.

54 GASPIRALI İsmail (1876-1935) : Intellectuel tatar (de Crimée) connu pour ses activités

littéraires et pédagogiques pour le renouveau des peuples türk. Il est entré dans l’histoire

pour avoir conçu Terjuman, un quotidien rédigé en langue turque simplifiée,

compréhensible par des lettrés d’Istanbul, de Crimée et du Turkestan. Fondateur à ce titre

230

d’un panturquisme « intellectuel », son héritage sera repris plus tard par des

mouvements panturquistes irrédentistes. Auteur de la célèbre formule : « dilde, işte, fikirde

birlik » : unité dans la langue, le travail et la pensée.

55 GÖKALP Ziya (1876-1924) : Célèbre intellectuel dans la Turquie pré-républicaine et

républicaine, Gökalp est considéré comme un des plus grands penseurs de l’histoire

turque. Attiré au départ par le panturquisme, il s’est par la suite rallié au projet

nationaliste d’Atatürk dont il devint l’idéologue.

56 Hadith : Terme arabe qui désigne les actes et les paroles du Prophète Mahomet, les hadith

ont une grande importance pour les courants islamiques de tous bords.

57 HAYIT Baymirza : Intellectuel ouzbek, universitaire de renom installé en Allemagne,

connu pour ses travaux sur l’Asie centrale.

58 Hemşehrilik : Proche du terme français concitoyen, ce mot sert en turc à décrire le type

de liens entre deux ou plusieurs personnes d’une même ville. Il est aussi un facteur de

solidarité entre des gens provenant d’un même lieu. C’est notamment le cas de la

communauté expatriée turque (nourdjou et autre) en Asie centrale dominée par des

réseaux de solidarité régie par le sentiment d’appartenance à une même ville ou région.

59 Hikmetler : Synonymes de paroles de sagesse et de puissance, les hikmetler désignent les

poèmes écrits par le grand mystique türk Ahmet Yesevi.

60 Hindou Kouch : Chaîne montagneuse qui culmine à 8400 m et qui délimite la frontière

naturelle Sud-Est de l’Asie centrale.

61 Hizan : Petit bourg proche de Nurs, village natal de Said Nursi.

62 Ibn Taymiyya : (1263-1328). Juriste musulman, connu pour ses positions extrêmes envers

les princes « mauvais musulmans », a inspiré les intellectuels islamistes radicaux dans le

monde musulman (Maududi, Ibn Qotb, etc.)

63 İmam Hatip : Terme turc qui signifie « imam prédicateur ». Il existe en Turquie des

établissements qui forment des imam hatip. Des copies de ces écoles furent créées en Asie

centrale mais pas toujours sous cette appellation.

64 Işık evleri : Signifiant « maisons de la lumière », ışık evleri signifie dans la terminologie

gülenienne les établissements où l’on fait ses « classes » avant d’entrer dans la

communauté. Il s’agit généralement de grands appartements (de 4 à 10 personnes) ou de

foyers universitaires financés par la djemaat et mis au service des jeunes étudiants.

65 Isparta : Ville de l’Ouest de la Turquie où Said Nursi passa une partie de son exil et où il

rédigea une partie de son œuvre majeure, la Risale-i-Nur.

66 İstiklâl Marşı : Hymne national turc. Chanté dans les écoles de la djemaat en Asie

centrale, il contribue aux bonnes relations entre le mouvement nourdjou et le

gouvernement turc.

67 Jam’at-i Islami : Mouvement islamiste fondé par Abu Ala Maududi en 1941 qui occupera

une place non négligeable sur la scène politique indienne, puis pakistanaise après la

partition de 1947.

68 KAFESOĞLU İbrahim : Intellectuel turc (1914-1984) de tendance conservatrice et

nationaliste dont la production intellectuelle servit de base théorique au courant de

pensée dit « synthèse turco-islamique ». Fethullah Gülen a été beaucoup influencé par ses

écrits.

231

69 Kara Kum : Le « Sable Noir » est le nom d’un grand désert situé au Turkménistan, à

l’Ouest de l’Amou Daria. Sa superficie dépasse les 300 000 km2. Il se situe essentiellement

en Ouzbékistan.

70 Karaim : Langue türk du groupe Nord-Ouest.

71 Karakalpak : Langue turque proche du kazakh, de la famille kiptchak, parlée dans le

Karakalpakstan, république autonome au sein de l’Ouzbékistan.

72 Karavan : Un des plus grands journaux kazakhs en langue russe.

73 Kardeş : « Frère » en turc, kardeş désigne dans la terminologie nourdjou des années 1970

le deuxième échelon dans la hiérarchie du mouvement. Tout en bas se trouvent les talebe,

viennent ensuite les kardeş.

74 Kastamonu : Ville de l’Ouest de la Turquie où Said Nursi passa une partie de son exil.

75 KATEV : Kazakistan ve Türkiye Eğitim Vakfı, Fondation Éducative Kazakho-Turque, chargée

de la gestion des écoles nourdjou au Kazakhstan.

76 KATİAD : Kazakistan ve Türkiye İşadamları Derneği, Association des hommes d’affaires

kazakho-turcs. Cette organisation, contrairement à ses semblables dans les pays voisins,

n’est pas sous le contrôle des fethullahçı qui ont leur propre association, la KATEV.

77 KEMAL Yahya : Poète et diplomate turc (1884-1958) de la période de transition entre

l’Empire ottoman et la République, de culture à la fois traditionnelle (métrique de l'aruz)

et européenne (française, habitué de la Closerie des Lilas), célébrant Istanbul, symbole des

valeurs les plus durables de la culture ottomane. Il est très apprécié par Fethullah Gülen

et ses disciples dans leur mission éducative en Asie centrale.

78 Kestanepazarı : Quartier de la banlieue d’Izmir où Fethullah Gülen exerça pendant

longtemps le métier de vaiz (prêcheur) et où il élabora les premières fondations de son

mouvement.

79 KHUDAYNAZAROV Berdinazar : Poète contemporain turkmène.

80 Kiptchak : Famille linguistique türk (groupe sud-ouest) qui comprend le kazakh, le

kirghize et le karakalpak.

81 KITİAD : Abréviation de Kırgızistan ve Türkiye İşadamları Derneği, Association des hommes

d’affaires turco-kirghizes, créée et contrôlée par des fethullahçı.

82 Kızıl Kum : Grand désert (sables rouges) qui compose les 3/4 du territoire du

Turkménistan.

83 Köroğlu : Personnage en partie mythique qui aurait vécu au XVIe siècle et redécouvert

par les courants novateurs de la littérature turque au XIXe siècle. Les récits de Köroğlu

racontent les exploits d’un « bandit d’honneur » défenseur des opprimés. Connue et

appréciée surtout en Turquie, en Azerbaïdjan et au Turkménistan, cette œuvre sert à

développer les relations culturelles entre ces trois États.

84 KORU Fehmi : Journaliste et éditorialiste, un des patrons du quotidien nourdjou Zaman,

très proche de Fethullah Gülen.

85 Korucuk : Village natal de Fethullah Gülen, dans la région d’Erzurum.

86 KUTLULAR Mehmet : Personnalité nourdjou connue en Turquie, à la tête du groupe Yeni

Asya, un des compagnons de Said Nursi.

87 Maarif Vekaleti : Désignation du ministère de l’Éducation dans la Turquie pré-

républicaine.

232

88 MAHDUMGULİ : Poète turkmène (1733-1790), fondateur de la littérature de son peuple,

Mahdumguli occupe une place primordiale dans l’identité nationale en gestation au

Turkménistan.

89 MANAS : Grande épopée populaire kirghize, redécouverte après l’indépendance du pays à

des fins identitaires. La Turquie, à travers d’intenses activités d’édition, contribue à sa

redécouverte pour mieux se rapprocher du Kirghizistan.

90 Mardin : Ville du Sud-Est de la Turquie, abritant de nombreuses madrasas au début du XXe siècle. Said Nursi y a vécu brièvement.

91 MAUDIDI Abu Ala : Penseur (1903-1979) né dans le sous-continent indien, fondateur du

mouvement islamiste Jam’at-i Islami. Il est connu pour avoir introduit dans le vocabulaire

islamiste la notion de djahiliyya, période d’ignorance (celle de l’époque préislamique et la

nôtre).

92 Med-Zehra : Mehmet Sıddık Dursun, nourdjou connu en Turquie, fut longtemps à la tête

de Med-Zehra, un groupe de disciples de Nursi qui voulait réaliser le rêve du maître, c’est-

à-dire créer une université sur le modèle d’Al Azhar.

93 MENDERES Adnan : Homme politique turc (1899-1961), il fut Premier ministre de 1950 à

1960. Figurant parmi les fondateurs du Parti Démocrate en 1946, il se distingua par sa

politique intérieure complaisante envers l’islam. D’où la sympathie qu’il eut chez les

nourdjou. Destitué par les militaires qui s’emparèrent du pouvoir en mai 1960, il fut

condamné à mort et exécuté.

94 Mentzikert : Malazgirt en turc, nom d’une bataille qui se déroula en 1071 entre Turcs

Seldjoukides et Byzantins. Malazgirt marque le point de départ de l’islamisation de

l’Anatolie par les Turcs. À ce titre, elle occupe une place fondamentale dans les mythes

fondateurs des mouvements socio-politiques turco-islamiques.

95 Meshkètes : Minorité turque originaire du sud de la Géorgie, déportée en Asie centrale

par Staline en 1944. Parlant un turc quasiment similaire au turc anatolien, les Meshkètes

entretiennent d’excellentes relations avec les entreprises turques implantées en Asie

centrale. De sanglants affrontements opposèrent cette minorité et des Ouzbeks dans la

vallée de Ferghana en 1991.

96 MHP, Milliyetçi Hareket Partisi : Parti du Mouvement Nationaliste, fondé par Alparslan

Türkeş au début des années 1970. Il a changé de nom plus d’une fois, notamment au

lendemain du coup d’État du 12 septembre 1980 qui le décréta illégal. Réorganisé et

renforcé à partir de la fin des années 1980, il adopta peu à peu une ligne moins

réactionnaire en s’appuyant sur un électorat plus urbain. Le MHP joue un rôle

fondamental dans la politique turque en Asie centrale, grâce notamment à sa vieille

tradition panturquiste.

97 Millet : Notion de base dans la gestion ottomane des nationalités, millet désignait à cette

époque les différentes communautés que comptait l’empire. Le principe de définition

d’une millet était la religion, rien que la religion. Ainsi, l’empire comptait trois millet :

musulmane (Turcs, Arabes, Kurdes, Albanais), chrétienne (Grecs, Arméniens) et juive.

Chaque millet jouissait d’une relative autonomie interne.

98 Miri Arab : Célèbre madrasa de Boukhara qui, ouverte du temps de l’Union soviétique, a

participé à la formation de plusieurs générations de clercs musulmans.

99 Nakchibendiyya : Confrérie religieuse fondée par Bahauddin Nakchibend, mystique qui

naquit non loin de Boukhara en 1318. Cet ordre compte actuellement des disciples dans

233

une bonne partie du monde musulman : Asie centrale, Caucase, Turquie, Moyen-Orient,

Balkans, Europe occidentale. La tombe de Bahauddin, située à une dizaine de kilomètres

de Boukhara, attire des pèlerins du monde entier. Le régime ouzbek tente depuis

quelques années d’incorporer le patrimoine nakchibendi dans la culture nationale. Les

disciples de Fethullah Gülen en Asie centrale se rendent régulièrement sur la tombe de ce

mystique. NAVOÏ Alisher : Poète et écrivain en langue türk du XVe siècle, très vénéré par

le pouvoir ouzbek contemporain.

100 Nawrouz : Terme persan, désigne le 1er jour du printemps, le 21 mars, qui est aussi le

premier jour de l’année. Nawrouz, tombé aux oubliettes pendant la période soviétique,

effectue un retour triomphal grâce aux nouvelles idéologies d’État qui l’inscrivent dans

les nouveaux bréviaires républicains. La république turque a suivi la mode en intégrant

Nawrouz dans le calendrier des fêtes nationales.

101 NÂZIM Hikmet : Poète turc (1902-1963) longtemps banni en Turquie pour son

engagement communiste. Mort à Moscou, Nâzım Hikmet était très célèbre en Union

soviétique. Il était un des rares poètes turcs à être connu par les populations turcophones

d’Asie centrale. Réhabilité par la république turque très récemment, il est un pont

culturel non avoué entre les Turcs de Turquie et les turcophones d’Asie centrale.

102 NESİN Aziz : Écrivain, poète et compositeur de pièces de théâtre turc, connu pour ses

positons très tranchées dans les débats sociaux en Turquie. Aziz Nesin faisait partie des

rares écrivains turcs (avec Nâzım Hikmet) bien connus du public centrasiatique, grâce à

son engagement communiste en Turquie.

103 Nurs : Village natal de Said Nursi, dans la province orientale de Bitlis.

104 O’zbekiston Ovozi : Nom d’un quotidien ouzbek (la voix de l’Ouzbékistan) qui joue le rôle

de porte-parole du pouvoir.

105 Oghuz : Groupe « Sud-Ouest » de la famille linguistique türk qui comprend le turc

anatolien, l’azéri, le turkmène du Turkménistan et certains parlers turkmènes d’Iran. Le

terme oghuz désigne aussi certaines tribus turques majoritaires dans l’Empire

seldjoukide, précurseur de l’Empire ottoman.

106 Oğuz Nesli : Nom de la publication officielle de la direction des lycées nourdjou au

Turkménistan.

107 Olympiade : Appellation des concours organisés chaque année dans les écoles soviétique

à l’échelon local puis national pour déterminer les élèves les plus brillants. Cette tradition

survécut à la disparition de l’Union soviétique. Les éducateurs nourdjou s’emparèrent de

cette tradition pour lui donner un caractère plus international en organisant chaque

année des olympiades rassemblant plusieurs pays d’Eurasie.

108 Osh : Ville du Kirghizistan, dans la vallée de Ferghana, à la frontière ouzbèke.

Majoritairement peuplée d’Ouzbeks, la ville fut le théâtre de violents affrontements

ethniques entre Ouzbeks et Kirghizes en 1990.

109 POLATOV Abdurrahim : Homme politique ouzbek qui s’est distingué durant les années

de perestroïka en organisant des manifestations de nature nationaliste, bravant le

pouvoir soviétique de l’époque. Fondateur du mouvement populaire Birlik (Union),

Abdurrahim Polatov quitta son pays suite à des intimidations fortes exercées par le

pouvoir. Installé d’abord en Turquie comme Muhammad Salih, son allié d’autrefois et

rival d’aujourd’hui, Polatov a dû lui aussi quitter la Turquie afin d’apaiser les relations

turco-ouzbèkes. Il vit actuellement aux États-Unis.

234

110 Pomaks : Minorité bulgare musulmane de Bulgarie. On en trouve une faible communauté

à Edirne et dans sa région. Gülen en parle dans certains de ses ouvrages.

111 Prométhée : Nom d’une organisation (et d’une publication) panturquiste très active entre

les deux guerres. Implantée en Europe, elle bénéficia largement de l’appui des

mouvements anti-communistes européens, polonais et hongrois notamment.

112 QODIRIY Abdulla : Intellectuel djadid turkestanais né à Tachkent en 1894. Comme de

nombreux penseurs de son temps et de son genre, il périt lors des purges staliniennes de

1938.

113 QOTB Sayyid (1906-1966) : Penseur islamiste radical qui a marqué les mouvements

islamistes contemporains. Il radicalisa au maximum la matrice conceptuelle commune à

Maududi et al Banna en développant la notion de djahiliyya jusqu’à interdire tout

compromis avec le pouvoir en place et la violence politique comme règle de base de son

programme. La radicalisation dans l’acte se double d’une radicalisation dans le verbe. Il

place en effet au centre de sa réflexion un vieux concept musulman, tekfir, forgé par le

juriste Ibn Taymiyya (1263-1328) et destiné, à l’époque, à dénoncer le caractère superficiel

de la conversion des Mongols dont il fallait défier le pouvoir. Remis au goût du jour par

Sayyid Qotb, le tekfir légitime la révolte et le djihad (guerre sainte) contre un pouvoir jugé

peu conforme aux principes de l’islam.

114 Refah Partisi : Nom du parti politique islamiste créé et longtemps dirigé par Necmettin

Erbakan. En février 1997 ce mouvement fut dissout suite à de fortes pressions exercées

par l’armée. Il s’appelait à l’origine, dans les années 1970, Milli Nizam, Ordre National, puis

Milli Selamet dans la décennie suivante. Le Refah n’a jamais été attractif pour les néo-

nourdjou de Gülen.

115 Risale ou Risale-i Nur : « Lettre » ou « Lettre de la lumière », c’est généralement de cette

manière que l’on désigne les œuvres complètes de Said Nursi, fondateur du mouvement

nourdjou. S’apparentant à une sorte d’exégèse du Coran, Risale-i Nur a une valeur sacrée

pour les nourdjou. Écrite en turco-ottoman du début du siècle, elle est difficile d’accès et

exige un minimum d’initiation pour être comprise.

116 Salafisme : Proche du wahhabisme, le salafisme désigne un mouvement fondamentaliste

modéré. Fondé par Jamaleddin al Afghani (repris plus tard par Mohammad Abduh), il

préconise une voie qui s’inspire des ancêtres et a surtout été actif au Maghreb.

117 SALİH Muhammad : Intellectuel ouzbek, fondateur d’un parti politique, Erk (Libre),

d’abord toléré par le pouvoir ouzbek qui l’autorisa même à participer aux élections

présidentielles de décembre 1991, puis « encouragé » à prendre le chemin de l’exil. Après

un bref séjour à Istanbul, Muhammad Salih, dont l’installation en Turquie contribua

beaucoup à la détérioration des relatons turco-ouzbèkes, demanda l’asile politique à la

Norvège où il vit actuellement.

118 Samanyolu : « La Voix lactée » est le nom d’une chaîne de télévision turque qui s’inscrit

dans la mouvance de la communauté de Fethullah Gülen. Elle diffuse ses programmes en

Turquie, en Europe et en Asie centrale.

119 Sebat : Société nourdjou qui gère les lycées du Kirghizistan.

120 Şelale : L’une des deux entreprises éducatives qui gèrent les lycées nourdjou du

Kazakhstan.

121 Seldjoukide : Adjectif relatif à Seldjouk, fondateur de l’empire qui porta son nom. C’est

cette dynastie qui, en 1071, ouvre l’Anatolie aux Turcs qui, sous de vagues nomades

235

successives, vont alors entreprendre sa progressive turquisation. L’empire seldjoukide est

absorbé par l’empire ottoman.

122 Silm : Nom de la société nourdjou qui gérait (jusqu’à leur fermeture) les lycées turcs

d’Ouzbékistan.

123 Sızıntı : Une des plus anciennes publications de la communauté de Gülen. Le titre est

pour le moins équivoque : Sızıntı vient du verbe sızmak qui signifie couler à travers de

petits trous lentement (s’infiltrer). Employé dans les sciences dures, ce terme renvoie à

une idée de dispersion et d’infiltration et sert souvent à désigner un liquide qui suinte. On

ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec la méthode dont les idées de la

communauté se propagent dans la société, lentement, par suintement et à travers le

temps.

124 SÜLEYMANOV Oljas : Écrivain et intellectuel kazakh contemporain. Rendu populaire par

son engagement pendant la perestroïka pour l’arrêt des essais nucléaires à Semipalatinsk,

Süleïmanov représente actuellement son pays en Italie.

125 Sürat Yayınları : Maison d’édition spécialisée dans les manuels scolaires pour lycées et

collèges, connue pour être au service du mouvement de Fethullah Gülen.

126 Syr Daria : Un des plus longs fleuves qui traversent l’Asie centrale (2 206 km), le Syr

Darya prend sa source dans les glaciers du Tian Schan au Kirghizistan, arrose et fertilise

la vallée de Ferghana, puis le Kazakhstan méridional avant de s’assécher dans le désert,

puisqu’il n’atteint plus la mer d’Aral.

127 Takiyye : Attitude d’un individu ou d’un groupe qui, suite à une persécution (ou par

simple précaution), cache ses véritables opinions religieuses (islam). Provisoire, ce

comportement doit prendre fin avec l’apparition de conditions moins hostiles à l’exercice

des opinions religieuses défendues.

128 Talebe : Talebe désigne dans le vocabulaire de la hiérarchie nourdjou des années 1970

l’échelon le plus bas. Les talebe sont les nouvelles recrues dans le mouvement.

129 Tanzimat : Nom donné à l’ensemble de lois réformatrices adoptées sous l’Empire

ottoman à partir de 1856 mais surtout 1876.

130 Tarikat : Terme arabe (voie, chemin) qui désigne un ordre mystique ou confrérie en

islam.

131 Tasavvuf : Mot arabe correspondant à la quête mystique. Plusieurs termes lui sont

apparentés : le mutasavvıf est ainsi celui qui chemine sur la voie mystique, tandis que le

soufi est celui qui a atteint l’état de perfection

132 Tchagatay : Famille linguistique türk qui comprend l’ouzbek et l’ouïghour parlés de nos

jours essentiellement en Ouzbékistan et au Turkestan oriental. Le tchagatay était aussi

une sorte de lingua franca pour tous les lettrés d’une bonne partie de l’Asie centrale.

133 TCHOLPAN Abdülhamid : Écrivain et intellectuel turkestanais né en 1897 à Andijan,

grande figure du mouvement réformiste djadid. Il a disparu lors des purges staliniennes

de 1938.

134 Tebliğ : Le tebliğ, dans la terminologie de Gülen, signifie une conversion, un prosélytisme

ouvert. Estimant qu’il ne correspond pas aux temps modernes et aux aspirations des

sociétés contemporaines, Gülen préconise de le remplacer par le temsil.

135 Tekke : Tribu turkmène présente essentiellement au centre du pays. Elle est la plus

influente des nombreuses tribus qui composent le pays. Son prestige lui vient également

236

de l’histoire puisque la résistance contre les Russes à Göktepe en 1881 fut essentiellement

tekke. L’actuel président, Saparmurad Niyazov est issu de cette tribu.

136 Temsil : Synonyme de « représentation » et « d’exemplarité », ce terme désigne la

méthode par laquelle le mouvement de Gülen diffuse son message en Asie centrale. Le

leader nourdjou suggère à ses disciples d’offrir à leurs partenaires un comportement et

une attitude exemplaires qui vise la diffusion d’une éthique sans s’intéresser aux

conversions et au prosélytisme au sens strict. Dans la terminologie de Gülen, temsil

s’oppose à tebliğ.

137 Tenvir Neşriyat : Maison d’édition nourdjou contrôlé par le groupe Med-Zehra (de

Mehmet Sıddık Dursun).

138 Terjuman : Nom du quotidien créé par le réformateur tatar İsmail Gaspıralı. Ce journal

était écrit dans un turc très simple et diffusé dans tout le monde turcophone.

139 Tevhidi tedrisat kanunu : Nom donné à la loi qui a unifié l’enseignement en Turquie en

1928.

140 Tillo : Ville de l’Est anatolien. Said Nursi y a reçu une partie de sa formation.

141 TİMUR, Tamerlan ou Amir (ou Emir) Timur : Né en 1336 dans une tribu turco-mongole

dite Barlas, Tamerlan est le fondateur d’un empire plus vaste que toute l’Asie centrale

actuelle. À sa mort en 1405, son empire est partagé entre ses quatre principaux

descendants, fils et petits-fils qui fondent des dynasties séparées régnant sur la Perse, la

Transoxiane et l’Afghanistan. Absents dans l’historiographie soviétique, Timur et les

timurides sont intégrés au premier rang dans « la nouvelle histoire ouzbèke » et

considérés comme des héros nationaux. Désigné par le jeune État ouzbek comme le père

de la nation, Amir Timur jouit d’un culte sans limites.

142 Turan Mecmuası : Périodique créé au début du XXe siècle par un mouvement

pantouranien de Hongrie. Il s’illustra par ses publications virulentes contre le

communisme.

143 Türk Dünyası Araştırmaları Vakfı : Fondation panturquiste qui nourrit des ambitions et

des projets pour le monde turcophone. Elle se distingue par ses nombreuses publications

sur l’Asie centrale et l’envoi dans ces pays d’éducateurs de disciplines variées.

144 TÜRKEŞ Alparslan : Leader historique de la droite extrémiste et panturquiste turque.

Türkeş fut le fondateur et longtemps chef incontesté du Parti de l’Action Nationaliste.

Mort en 1995, Türkeş s’était distingué les dernières années de sa vie par une présence très

active dans la politique turque en direction des États turcophones.

145 UTİD : Abréviation de Özbekistan ve Türkiye İşadamları Derneği (Association des Hommes

d’Affaires Turco-Ouzbeks). Créée et contrôlée par des hommes d’affaires fethullahçı, cette

organisation est menacée de fermeture par le gouvernement ouzbek, hostile à toute

forme de présence religieuse étrangère sur son territoire.

146 Vaiz : Terme qui signifie prêcheur. Fethullah Gülen commença sa carrière en tant que

vaiz, rémunéré par l’État turc.

147 Vakıf : Terme turco-arabe désignant un bien de mainmorte, consistant en une somme en

numéraire ou en un bien foncier qu’un donateur offre ou lègue à une institution

religieuse ou charitable. De tels biens n’étaient pas soumis à l’impôt et ne pouvaient être

saisis. C’est sur des vakıf que repose la capacité économique d’une mosquée, d’un couvent

ou d’une quelconque organisation religieuse (ou civile par extension).

237

148 Van : Ville de l’Ouest de la Turquie. Said Nursi y vécut une partie de sa jeunesse. Van

abritait d’importants centres religieux au début du XXe siècle.

149 varis : Dans la terminologie nourdjou des années 1970, varis, « les héritiers », désigne le

sommet de la hiérarchie. Une poignée de vieilles figures du mouvement, souvent des

compagnons de Said Nursi composent le cercle étroit des varis.

150 Volkan : Journal de sensibilité islamiste dans lequel Said Nursi signa quelques articles en

1909.

151 Wahhabisme : Courant religieux apparu à la fin du XVIIIe siècle, dont l’objectif était de

retourner à la pureté première de l’islam sunnite en rejetant toutes les innovations

suspectes et les superstitions, au nombre desquelles étaient comptés le soufisme et les

confréries. Son fondateur, Muhammad Abd al Wahhab appartenait à l’école de droit

rigoriste du hanbalisme. Originaire d’Arabie, le wahhabisme s’est ensuite propagé dans le

reste du monde musulman. Son arrivée en Asie centrale après les indépendances s’est

effectuée par des canaux pakistanais essentiellement.

152 Yamanlar Koleji : Célèbre grande école privée à Izmir. Une bonne partie des jeunes

cadres du mouvement de Gülen fut formée dans cet établissement.

153 Yeni Asya : Une des nombreuses branches du mouvement nourdjou, Yeni Asya est

actuellement dirigée par Mehmet Kutlular et se consacre essentiellement à des activités

d’édition nourdjou.

154 Yeni Nesil : Yeni Nesil est un groupe nourdjou né en 1989 à la suite d’une scission avec

Yeni Asya. Il désigne également la publication officielle des lycées de la direction générale

des lycées du Kazakhstan. Asya (Asie) et Nesil (génération) sont des termes très chers aux

différents courants nourdjou qui les utilisent et se les disputent parfois comme ce fut le

cas en 1989.

155 YESEVİ Ahmet : Mystique türk du XIe siècle, fondateur de la confrérie qui porte son nom,

voir yeseviyya. Ahmet Yesevi et son héritage sont redécouverts depuis la fin de l’URSS par

l’Ouzbékistan et le Kazakhstan et utilisés à des fins identitaires. La Turquie s’intéresse

également à cet héritage qu’elle tente de présenter comme commun à tous les peuples

türk.

156 Yeseviyya : Confrérie fondée par Ahmet Yesevi, mystique du XIe siècle. Très active dans la

diffusion de l’islam et de la turcité dans les steppes d’Asie centrale et en Anatolie, cette

confrérie fut largement absorbée par sa concurrente, la nakchbendiyya, au XIVe siècle.

Interdit pendant la période soviétique, l’héritage de Yesevi est réintroduit dans les

patrimoines nationaux des Ouzbeks et des Kazakhs. Les Turcs intègrent ce même héritage

dans leur politique culturelle et éducative à destination de l’Asie centrale.

157 Yomut : Nom de la plus influente tribu au Turkménistan.

158 Zaman : Quotidien et principal organe de presse de la communauté de Gülen. Zaman (Le

Temps) est édité dans plusieurs pays européens et dans les républiques d’Asie centrale

(sauf en Ouzbékistan).

159 Zeytinburnu : Quartier populaire sur la rive européenne d’Istanbul. Une importante

communauté turkestanaise (kazakhe et ouïghoure) y vit. Zeytinburnu occupe une place

de choix dans les réseaux d’échange entre la Turquie et l’Asie centrale.

238

Chronologie indicative Turquie etmonde turcophone

1991

• 31 Août Déclarations d’indépendance des Républiques d’Ouzbékistan et du Kirghizistan.

• 16 Décembre Déclaration d’indépendance de la République du Kazakhstan, par Nursultan

Nazarbaev, élu président le 1er décembre.

• 19 Décembre Signature du Traité fondateur de la Communauté des États Indépendants (CEI)

à Alma-Ata (Almaty). 11 républiques ex-soviétiques y adhèrent. L’Azerbaïdjan reste à l’écart.

• 29 Décembre İslam Karimov élu à la présidence en Ouzbékistan.

• Novembre-Décembre Visites successives des présidents des républiques d’Asie centrale et

d’Azerbaïdjan à Ankara.

1992

• Janvier Création de la TİKA (Türk İşbirliği ve Kalkınma Ajansı), Agence Turque de Coopération

et de Développement.

• Février Visite de Hikmet Çetin, ministre turc des Affaires étrangères, en Asie centrale.

Au sommet de Téhéran, l’Organisation de la Coopération Économique (OCE) créée en 1985

par la Turquie, l’Iran et le Pakistan, renaît. Adhésion des États centrasiatiques.

• 27 Avril-4 Mai Visite de Süleyman Demirel alors Premier Ministre en Asie centrale (sauf

Tadjikistan) et en Azerbaïdjan. Présence d’Alparslan Türkeş dans la délégation turque.

Début des programmes de la chaîne turque Avrasya.

• 2 Mai Signature d’un important accord entre la Turquie et le Kirghizistan pour la

coopération éducative et culturelle.

• 10 Mai Sommet à Achkhabad des républiques centrasiatiques. Présence de Demirel et de

Rafsandjani. Le sommet est le théâtre de la rivalité entre la Turquie et l’Iran qui se pose en

médiateur dans le conflit du Tadjikistan.

• 4 Juin Aboulfaz Elchibey élu président de la République d’Azerbaïdjan.

239

• 25 Juin Lancement officiel de la Zone de Coopération Économique de la mer Noire à

Istanbul, forum qui réunit les pays riverains de la Mer Noire ainsi que l’Arménie et

l’Azerbaïdjan.

• Fin Octobre 1er sommet de la turcophonie à Ankara.

1993

• Mars Tournée centrasiatique du chef d’Etat-major des armées turques, Doğan Güreş.

• Avril Tournée de dix jours du président Özal dans les pays d’Asie centrale et en Azerbaïdjan.

Affaibli par une cohabitation forcée avec le DYP de Demirel, Özal donne des gages au lobby

dit des néo-ottomans en déclarant, à propos du Karabagh, qu’il aimerait que « la Turquie

montre les dents ». Demirel relativise immédiatement ses propos.

• 15 Avril L’opposant ouzbek Muhammad Salih s’installe en Turquie.

• 17 Avril Mort de Turgut Özal.

• Mai Inauguration de l’université turco-kazakhe Ahmet Yesevi dans la ville de Turkestan.

• Juin Sur fond de défaites au Karabagh, Aboulfaz Elchibey est démis de ses fonctions par un

coup d’État qui met au pouvoir l’ancien dirigeant de l’Azerbaïdjan soviétique, Guéïdar

Aliyev. Espérant une attitude plus neutre de la Russie, Aliyev se rapproche de Moscou et

adhère à la CEI. Certaines décisions de son prédécesseur favorables à la Turquie (accord

pétrolier) sont remises en cause.

• Juillet Deuxième sommet d’une OCE élargie à Istanbul. L’Azerbaïdjan n’est représenté qu’au

niveau ministériel.

• Septembre Visite de Tansu Çiller Premier Ministre à Moscou. Propos apaisants sur les

ambitions de la Turquie dans l’ex-orbite soviétique.

1994

• 8-11 Février Visite du président Demirel à Bakou. Accompagné d’une importante

délégation, il assure que la Turquie continuera à soutenir la place de l’Azerbaïdjan dans les

organisations internationales. De retour de Bruxelles où il a adhéré au Partenariat pour la

Paix, Aliyev se rendra à Ankara en mai.

• Juin Visite du président İslam Karimov en Turquie.

• Juillet Visite du président turkmène Saparmurad Turkmenbachi en Turquie.

• Été Première crise dans les relations turco-ouzbèkes à propos de la présence, à Istanbul, de

Muhammed Salih, dirigeant du parti d’opposition Erk. Les étudiants ouzbeks ainsi que

l’ambassadeur à Ankara sont rappelés à Tachkent. Le nouvel ambassadeur ouzbek arrivera à

Ankara à la veille du deuxième sommet de la turcophonie.

• Septembre Signature à Bakou du « contrat du siècle ». Un consortium mené par British

Petroleum et la compagnie norvégienne Statoil accepte d’investir 8 milliards de dollars sur

trente ans pour développer l’exploitation de trois champs pétroliers off-shore (Azeri, Chirag

et Güneşli).

• Octobre Visite officielle du président Demirel à Achkhabad à l’occasion du 3e anniversaire

de l’indépendance du Turkménistan.

2e sommet de la turcophonie à Istanbul le 19 octobre. Sommet extraordinaire de la CEI dans

la foulée.

• Novembre Démission de Mümtaz Soysal, ministre turc des Affaires étrangères, nommé en

juillet. Partisan d’une diplomatie « ayant du caractère » : il avait révisé les principes

traditionnels de la politique extérieure turque et durci le ton à l’égard de Bruxelles.

240

1995

• 28 Février Le Parlement ouzbek (Olii Majlis) vote la prolongation du mandat présidentiel

d’İslam Karimov jusqu’en 2000.

• Mars Tentative de coup d’État contre Gueïdar Aliyev. Certains observateurs suggèrent que

les services secrets turcs (MİT) auraient prêté la main aux organisateurs au nombre desquels

on compte, d’ailleurs, un citoyen turc, le Pr. Ferman Demirkol, conseiller d’Aliyev.

En visite à Bakou, en avril 1995, Tansu Çiller adresse des excuses à l’Azerbaïdjan, imputant

l’événement à un « groupe d’extrême-droite difficilement contrôlable ». Elle nie toutefois la

participation d’officiels turcs.

• Mai Visite officielle de trois jours du président Demirel en Ouzbékistan. Les échanges

commerciaux ouzbéko-turcs ont atteint un niveau de 280 millions de dollars en 1995.

• 12-14 Juin Visite de Demirel au Kazakhstan. Le président turc se rend dans la ville de

Turkestan pour y visiter le mausolée Ahmet Yesevi [La Turquie a engagé 20 millions de

dollars pour sa restauration] et pour y poser les bases de l’université turco-kazakhe. En 1994,

les investissements turcs au Kazakhstan se sont élevés à 164 millions de dollars (30 millions

de dollars seulement en 1992).

• Juillet Visite du Premier Ministre turc Tansu Çiller en Ouzbékistan et en Azerbaïdjan.

Ankara accorde un prêt de 100 millions de dollars à l’Ouzbékistan.

• Août Visite de cinq jours de Tansu Çiller et du ministre turc de l’Énergie au Turkménistan,

Kazakhstan et Kirghizistan. Le ministre iranien des Affaires étrangères, Ali Akbar Velayati,

avait fait une tournée similaire le mois précédent.

• 28 Août 3 e sommet de la turcophonie à Bichkek (Kirghizistan). Karimov déclare que

l’Ouzbékistan ne participera plus à ces sommets s’ils « s’avéraient être trop politisés ».

• Novembre La fondation Diyanet Vakfı annonce qu’elle ouvrira des antennes dans les

républiques centrasiatiques [Indépendante du Département des Affaires Religieuses turc (

Diyanet), la Diyanet Vakfı soutient néanmoins son action].

• 24 Décembre Askar Akaev est réélu président au Kirghizistan.

1996

• 28 Mai Le quotidien Cumhuriyet révèle les dessous du projet de restauration du mausolée

Ahmet Yesevi à Turkestan : six mois après la fin prévue du chantier (septembre 1994), ce

dernier n’était avancé qu’à hauteur de 20 %. Une étude adressée au Premier Ministre

rapporte de nombreuses irrégularités et indique qu’au moins 2 millions de $ auraient été

détournés.

• 28 Juin Après la démission de Mesut Yılmaz, le Refah Partisi et le DYP de Tansu Çiller

forment un gouvernement de coalition. Necmettin Erbakan devient Premier Ministre.

• Août Les cendres d’Enver Pacha mort en août 1922 au Tadjikistan sont rapatriées à Istanbul.

• 22-23 Octobre 4 e sommet de la turcophonie à Tachkent, en marge des célébrations

officielles du 660e anniversaire de la naissance de Tamerlan.

• 18 Novembre Visite de Saparmurat Niyazov à Ankara. Selon le président turkmène, le

montant des investissements turcs dans son pays a atteint 1,5 milliards de dollars.

• 15-17 Décembre Visite de Demirel au Kazakhstan. Inauguration de chantiers conduits par

des entreprises turques.

241

1997

• 4 Avril Mort du leader du MHP, Alparslan Türkeş, à l’âge de 80 ans. Plaidant dès 1991-1992

pour la création d’une communauté des États türk dirigée par un Haut-Conseil, Türkeş a

organisé, en Turquie, pas moins de cinq conférences des peuples türk sous le patronage de la

Fondation de Coopération, de Fraternité et d’Amitié des États et Communautés Türks

(TUDEV). En plus de délégations venant de Chypre, du Caucase et d’Asie centrale, ces

réunions à coloration panturquiste auxquelles assistaient régulièrement les personnalités du

gouvernement turc, rassemblent des représentants venus du Tatarstan, de Yakoutie ou du

Bachkortostan.

• Mai La Turquie livre au Turkménistan 3 millions de manuels scolaires imprimés en

caractères latins.

• 9 Mai Devant le Parlement turc, le président azéri Aliyev reproche à la Turquie de ne pas

assez soutenir financièrement l’Azerbaïdjan. Il se plaint que l’Eximbank demande à

l’Azerbaïdjan de payer des intérêts relatifs à un emprunt de 70 millions de dollars contracté

par son prédécesseur. Invitant Ankara à ne pas développer ses échanges avec Erevan, Aliyev

s’est, par ailleurs, déclaré convaincu que des responsables politiques turcs avaient participé

à la tentative de coup d’État du 17 mars 1995.

• 18 Juin Démission de Necmettin Erbakan après 11 mois passés à la tête du gouvernement

turc. Plus intéressé par le monde islamique proprement dit que par l’Asie centrale, Erbakan

a préféré faire des visites (très controversées) en Libye et en Iran. Necmettin Erbakan a, en

revanche, entretenu des contacts assez étroits avec la Tchétchénie de Maskhadov.

• Mi-juillet Visite officielle de Demirel au Kirghizistan.

• 8 Septembre À Bakou, İsmail Cem, ministre turc des Affaires étrangères, souligne que les

deux pays « sont dépendants de l’un l’autre en matière de sécurité », alors que Moscou et

Erevan ont signé un accord de rapprochement militaire le 29 août.

• 18-19 Septembre Visite du Premier Ministre Mesut Yılmaz au Kazakhstan. Il est notamment

question, lors des entretiens, de la construction d’un pipe-line qui relierait le champ

pétrolier de Tengiz à la Turquie via la Transcaucasie.

• 30 Octobre À l’occasion du 77 e anniversaire de la reconquête de la ville de Kars par les

troupes kémalistes, Demirel souligne que la Turquie n’ouvrira pas sa frontière avec

l’Arménie tant que le conflit du Karabagh ne sera pas réglé.

• 18 Novembre Visite d’İslam Karimov à Ankara. Avant son départ, Karimov a demandé à la

Turquie d’expulser Mohammed Solih, leader du parti d’opposition ouzbek Erk (Liberté).

1998

• Mars Muhammad Salih est invité par les autorités turques à quitter le territoire : ce geste en

direction de Tachkent précède une visite en Ouzbékistan du Premier Ministre turc, Mesut

Yılmaz. Salih serait désormais à Bucarest.

• 9 Juin 5e sommet de la turcophonie à Astana (nouvelle capitale du Kazakhstan).

• 11 Octobre Gueïdar Aliyev est réélu président en Azerbaïdjan avec 76,11 % des voix. 29

Octobre

Déclaration dite d’Ankara dans laquelle les présidents ouzbek, kazakh, géorgien,

azerbaïdjanais et turc soulignent leur préférence pour le projet de pipe-line pétrolier Bakou-

Tbilissi-Ceyhan

• 13 Novembre Inauguration par Süleyman Demirel de l’université turco-kirghize Manas.

242

• Décembre Assassinat de quatre officiers à Namangan (Ouzbékistan) dans la vallée de

Ferghana. Tachkent réagit en lançant des opérations de « ratissage » contre des foyers

islamistes.

1999

• Janvier Nursultan Nazarbaev est réélu président du Kazakhstan.

• 18 Janvier La Turquie, par l’intermédiaire de la banque nationale Eximbank (Export-Import

Bank) accepte un rééchelonnement d’une partie de la dette kirghize (75 millions de dollars).

• 24 Janvier Vefa Gülüzade, principal conseiller du président Aliyev, demande l’entrée de

l’armée turque au Haut-Karabagh et propose le transfert en Azerbaïdjan de la base

américaine d’İncirlik. Ankara déclare ne pas prendre au sérieux les déclarations de

Gülüzade, Aliyev dément. Gülüzade démissionnera en octobre de la même année.

• 16 Février Série d’explosions à Tachkent qui font 16 morts et plus de 100 blessés. Reprise en

main, par Karimov, de l’opposition toutes tendances confondues.

• 3-5 Mars Les autorités de Tachkent obtiennent de la Turquie l’arrestation à Istanbul de deux

Ouzbeks soupçonnés d’être impliqués dans les explosions du 16 février. Rustam Mamatkulov

et Zaynaddin Askarov sont finalement livrés à la justice ouzbèke après de longues

tractations qui ont détérioré les relations entre les deux pays. Signataire de la Convention

Européenne des Droits de l’Homme, la Turquie n’a pu les extrader qu’après avoir obtenu la

garantie que les deux suspects ne seraient en aucun cas condamnés à mort.

• 16 Mars Süleyman Demirel inaugure l’usine automobile ouzbéko-turque Samkochavto à

Samarcande. Construite par le groupe turc Koç pour 65 millions de dollars, elle produira

5000 véhicules par an [L’usine coréenne Daewoo, ouverte en 1996, à Andijan a une capacité

de 200 000 véhicules par an]. Demirel assure, lors de l’inauguration, que les « ennemis de

Karimov sont [ses] ennemis » et que Muhammad Salih ne se trouve pas en Turquie. Il

déclare, par ailleurs, que les investissements turcs en Ouzbékistan depuis 1991 ont atteint 1

milliard de dollars et qu’il existe près de 400 joint-ventures ouzbéko-turques.

• 25 Avril L’Ouzbékistan rejoint l’organisation régionale GUAM (qui devient GUUAM : Géorgie,

Ukraine, Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Moldavie).

• Juillet Crise diplomatique entre Ankara et Tachkent. L’ambassadeur de Turquie est rappelé

pour consultation. Il regagne son poste en août. Les autorités ouzbèkes décident de fermer

toutes les écoles turques dépendant de l’ambassade. Quant aux établissements Fethullah

Gülen, la moitié d’entre eux ferment, notamment les lycées professionnels.

• 4 Août Dans la région montagneuse kirghize d’Och, une vingtaine d’islamistes

(apparemment ouzbeks) prennent en otage un maire et trois officiers. Raids de représailles

de l’aviation ouzbèke sur la frontière tadjiko-kirghize. Des bombes explosent sur le territoire

tadjik.

• 2 Septembre La rentrée scolaire en Ouzbékistan s’effectue sans les écoles publiques turques.

Des 18 établissements nourdjou, une dizaine seulement demeurent ouverts.

• Novembre Sommet de l’OSCE à Istanbul. Signature, sous patronage américain, d’accords sur

la réalisation du pipe-line pétrolier Bakou-Tbilissi-Ceyhan. Contrairement aux attentes des

observateurs, aucun progrès n’est enregistré sur la question du Haut-Karabagh [La prise

d’assaut du Parlement arménien, à la fin du mois d’octobre, venait de coûter la vie au

Premier Ministre Vazguen Sarkissian et au président de l’Assemblée, Karen Demirtchian,

tous deux membres de la coalition Miasnoution],

• Décembre La visite de Vladimir Poutine (alors Premier Ministre) en Ouzbékistan consacre le

rapprochement entre Tachkent et Moscou. Un traité de coopération militaire est signé.

243

2000

• 9 Janvier İslam Karimov est réélu président avec 91,9 % des voix. Son rival, Abdulhafiz

Djalalov, qui n’a obtenu que 4,17 % des voix, déclare avoir voté pour Karimov. L’OSCE avait

refusé de déployer des observateurs, arguant que les conditions d’un « authentique choix »

n’étaient pas réunies.

• Fin mars Visite de Demirel au Turkménistan, notamment pour tenter d’infléchir

Saparmurat Niyazov, sceptique sur la faisabilité du projet de pipe-line gazier transcaspien.

• 8-9 Avril 6e sommet de la turcophonie à Bakou. Absences remarquée des présidents ouzbek

et turkmène.

• 11-14 Juin Visite officielle du ministre turc des Affaires étrangères, İsmail Cem au

Kazakhstan et au Kirghizistan.

• Juillet-Août Des groupes islamistes entrent en conflit direct avec les armées ouzbèke et

kirghize. Venus du Tadjikistan et de l’Afghanistan, les rebelles du Mouvement Islamique

d’Ouzbékistan causent d’importantes pertes à l’armée ouzbèke dans la vallée de Ferghana

mais aussi dans des villes proches de la capitale Tachkent.

• 2 Septembre Le gouvernement ouzbek met en application sa décision de fermer tous les

établissements éducatifs turcs (publics et privés) présents en Ouzbékistan.

• 8 Septembre Rencontre entre le président ouzbek İslam Karimov et son homologue turc

Ahmet Necdet Sezer à New York à l’occasion de la conférence du Millénium. Cette rencontre

annonce le dégel des relations entre les deux pays.

• 16-20 Septembre Saadettin Tantan, ministre turc de l’intérieur effectue une visite en

Ouzbékistan. Accompagné par des responsables de la sécurité civile et militaire, il propose

les services de la Turquie aux autorités ouzbèkes pour lutter contre le terrorisme.

• 2 Octobre İsmail Cem, ministre turc des Affaires étrangères se rend en Ouzbékistan. Au

centre des négociations, l’aide que la Turquie doit apporter à l’Ouzbékistan dans sa lutte

contre le terrorisme islamiste.

• 16-20 Octobre Le président de la république turque, Ahmet Necdet Sezer se rend en visite

officielle à Tachkent puis à Achkhabad. Dans la capitale ouzbèke, il négocie avec le président

Karimov le renouveau des relations bilatérales, mises à mal par une série de crises

politiques. La question des écoles turques - publiques et privées - est abordée par les deux

leaders, qui, toutefois, consacrent une bonne partie de leurs discussions à la coopération en

matière de défense et de lutte contre le terrorisme. Dans la capitale turkmène, le président

turc aborde avec son homologue la question des pipe-lines et des investissements turcs dans

le pays.

2001

• Avril Sommet de l’OSCE à Istanbul qui confirme l’aggravation des relations entre la Turquie

et l’Ouzbékistan. L’opposant Mohammed Salih avait été invité à cette conférence. Suite aux

protestations officielles de Tachkent, l’invitation lui a été retirée au dernier moment.

2002

• 19 Septembre Inauguration des travaux de construction du pipeline « Bakou-Tbilissi-

Ceyhan » pour l’acheminement du pétrole azéri en Méditerranée. Le Turkménistan est invité

244

à s’associer à ce projet pour acheminer son gaz naturel mais le président Turkmenbachi se

montre réticent.

• 16-22 Octobre La mairie d’Istanbul organise des « journées culturelles kazakhes ». Plus de

trois cents artistes, chanteurs et comédiens venus du Kazakhstan présentent au public turc

quelques aspects de leur culture.

• 25 Novembre Un attentat manqué est organisé contre le président turkmène, Saparmurad

Turkmenbachi. Les enquêteurs établissent rapidement une liste de gens impliqués qui vise

l’opposition turkmène en exil et l’ambassadeur d’Ouzbékistan à Achkhabad. Courant

décembre, ce dernier est déclaré persona non grata.

• 20-26 Décembre Journées du cinéma du monde turc, organisées par la municipalité

d’Istanbul.

• 16 Décembre Le FSB, par la voix de son directeur Petrouchev (ex-KGB) fait une déclaration

publique reprochant à certaines fondations turques présentes en Russie de favoriser le

développement du panturquisme et du panislamisme sur le territoire de la Fédération.

Parmi les entreprises visées figure une société éducative gérée par le groupe de Fethullah

Gülen, Tolerans. Il lui est également reproché de « fournir des renseignements sur la Russie à

la CIA ».

• 24 Décembre Tayyip Erdoğan, Premier ministre « virtuel » de Turquie, effectue une visite à

Moscou où il est reçu comme un véritable chef d’État.

2003

• 9-10 Janvier Visite au Turkménistan de Recep Tayyip Erdoğan. Au centre des discussions, la

coopération énergétique entre les deux pays. Par la même occasion, le probable futur

premier ministre turc a exprimé sa solidarité avec le Président turkmène, victime en

décembre 2002 d’un attentat manqué dans lequel avaient trempé certains citoyens turcs.

245

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