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Bernard La Rivière, Enfin la laïcité, Montréal, XYZ, 2014

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Bernard La Rivière

ESSAI

LA LAÏCI ÉENFIN

Licence enqc-144-T7F9CWuaGm5xdtLd-mMVpfaPWnzYJg5VB accordée le 15 mai2014 à Monsieur La Rivière

Bernard La Rivière

Enfin la laïcitéessai

éditeur

Catalogage avant publication de Bibliothèque et Archives nationales du Québec et Bibliothèque et Archives CanadaLa Rivière, Bernard, 1948-

Enfin la laïcitéComprend des références bibliographiques.ISBN 978-2-89261-838-91. Laïcité. 2. Multiculturalisme – Canada. 3. Islamisme. I. Titre.

BL2747.8.L47 2014 322’.1 C2014-940232-5

Les Éditions XYZ bénéficient du soutien financier des institutions suivantes pour leurs activités d’édition :– Conseil des arts du Canada ;– Gouvernement du Canada par l’entremise du Fonds du livre du Canada

(FLC) ;– Société de développement des entreprises culturelles du Québec (SODEC) ;– Gouvernement du Québec par l’entremise du programme de crédit d’impôt

pour l’édition de livres.

Édition : Marie-Pierre BarathonConception typographique et montage : Édiscript enr.Conception graphique de la couverture : René St-AmandIllustration de la couverture : Juraj Kovac, shutterstock.comPhotographie de l’auteur : Martine Doyon

Copyright © 2014, Les Éditions XYZ inc.

ISBN version imprimée : 978-2-89261-838-9ISBN version numérique (PDF) : 978-2-89261-839-6ISBN version numérique (ePub) : 978-2-89261-840-2

Dépôt légal : 2e trimestre 2014Bibliothèque et Archives nationales du QuébecBibliothèque et Archives Canada

Diffusion/distribution au Canada : Diffusion/distribution en Europe :Distribution HMH Librairie du Québec/DNM1815, avenue De Lorimier 30, rue Gay-LussacMontréal (Québec) H2K 3W6 75005 Paris, FRANCEwww.distributionhmh.com www.librairieduquebec.fr

www.editionsxyz.com

ÀLise Boivin

ma patiente correctriceet amoureuse

et àMarie-Pierre Barathon

qui a fait que ce livre existe

La laïcité n’est pas un particula-risme accidentel de l’histoire de France, elle constitue une conquête à préserver et à promouvoir, de portée universelle.

Henri Peña-Ruiz

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Introduction

Le précieux débat

Si vous êtes laïque, on vous a sûrement déjà traité de xénophobe, de raciste, d’islamophobe et même d’arabophobe, sans oublier paranoïaque. De plus, on vous a peut-être dit que vous êtes une personne fermée, intégriste, doctrinaire, injuste, antireligieuse, et j’en passe. Dans cette veine, la Charte des valeurs proposée par le gouvernement péquiste est qualifiée de « liberticide et discriminatoire », entre autres, par Adil Charkaoui (La Presse, 6 septembre 2013).

Adil Charkaoui n’est pas seul à voir les choses de cette façon. Dans une collaboration spéciale à La Presse (13 septembre 2013), Alain Dubuc avoue qu’il n’est « pas fier » de nous devant cette « mascarade » qu’est la Charte. Elle l’a « gêné » et « inquiété » parce qu’elle révèle les « moins beaux côtés de l’âme qué-bécoise » ainsi que les « variantes les moins nobles du nationalisme québécois ». Mais ce n’est pas tout. On a aussi droit, de la part de l’éditorialiste, aux clas-siques « ethnocentrisme », « xénophobie involution-naire » et à l’incontournable « racisme pur et simple ».

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Cela, prévient-il, « est très inquiétant », « très dange-reux » même. Ce « repli identitaire, poursuit-il, mène tout droit à l’exclusion, à la peur de l’autre et au repli sur soi ». Pour tout dire, cette Charte des valeurs est le fait de politiciens populistes sans jugement et, finalement, c’est une « catastrophe », une « trahison de nos devoirs envers nos minorités [qui] enverra une image désastreuse à travers le monde ».

Heureusement, au-delà de ces insultes et de ces menaces, il y aura chez d’autres quelques arguments pour soutenir l’opposition à la laïcité et faire pardon-ner la gêne et la perte de fierté du journaliste Alain Dubuc. Souvent ces arguments prennent la forme d’une redéfinition du concept même de laïcité.

En voici quelques avant-goûts. Prenons d’abord cette pétition issue de professeurs d’universités et de cégeps intitulée « Nos valeurs excluent l’exclusion ». Le titre reprend une critique qui revient sans cesse : les laïques s’attaquent aux immigrants, aux immi-grantes surtout, et leur enlèvent leur emploi. Dès le premier paragraphe du texte de la pétition, après les habituels « racistes, injustes, inégalitaires », on ajoute la domination et la frustration du désir d’émancipa-tion de ces femmes immigrantes.

La pétition cite ensuite la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 comme document à charge alors que, pourtant, tous les laïques sont d’ac-cord avec cette Déclaration. Tout comme ils et elles sont d’accord avec l’inclusion de toutes les personnes

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immigrantes. Le supposé déni d’égalité dont seraient coupables les laïques les mènerait, selon le texte de la pétition, à des « passions négatives, à de l’agressivité, à la peur de l’autre, à l’insécurité et au sentiment de perte de repères ». Tout cela serait l’effet d’une « communion nationale défensive et hargneuse », c’est-à-dire d’un nationalisme ethnique, comme certains l’ont dit. Les pétitionnaires disent aussi que la Charte est « un projet répressif et diviseur » qui ne sert qu’à faire oublier toutes les autres politiques gouvernementales.

Bref, la Charte serait tributaire d’une « vision autoritaire de la laïcité » qui « force un processus de sécularisation » et « réaffirme une hégémonie cultu-relle », « à coups d’interdictions retirant des droits et produisant de l’exclusion et des discriminations ». Tout ceci, selon les inclusifs et inclusives qui ont écrit et signé la pétition, irait contre « le sens his-torique de la laïcité ». Et, en effet, s’il était vrai, comme le texte le donne à croire, que l’« exclusion » dont il est question s’appliquait dans toute la société plutôt que seulement dans l’État et les institutions publiques, ce serait effectivement aller à l’inverse de la laïcité. Ainsi, le texte de la pétition fausse la laïcité pour ensuite dire que cette exclusion « est une néga-tion en acte de la liberté de conscience des individus – croyants, incroyants ou autrement croyants – et de leur liberté d’exercer la religion ou la conviction qui leur est dictée par leur conscience ». N’oublions pas

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que des milliers « d’intellectuels » ont signé ça sans même vérifier la définition du mot « laïcité » dans leur Petit Robert.

La théologienne Solange Lefebvre y va plus doucement (Le Devoir, 3 septembre 2013) mais elle trouve tout de même le moyen de voir la laïcité dans une série de visages du fanatisme : « nationaliste, marxiste et laïque, raciste et ainsi de suite ».

Fanatique et hargneux le projet de Charte ? Bien sûr, répond le Collectif québécois contre l’islamo-phobie, le 2 septembre 2013, dans un communi-qué qui parle d’une « centaine d’actes islamophobes […] depuis le début de l’annonce de la Charte des valeurs québécoises proposée par le Parti québécois ». Le communiqué vise l’incident à Saguenay alors que la mosquée a été arrosée de sang de porc et un mes-sage laissé sur place : « Intégrez-vous ou rentrez chez vous. » Mais diriez-vous que ce sont des laïques qui ont fait ça ? Est-ce que la laïcité ne demande pas de tolérer et défendre toutes les religions ? Des cime-tières juifs et catholiques ont été vandalisés jadis et il n’était pas question de Charte. Il y a aussi eu des graffitis sur des murs de mosquées à Montréal. Inexcusable tout ça, mais ces incidents prouvent que l’esprit de la laïcité doit être cultivé et répandu. Le cours d’éthique et culture religieuse 1 (ÉCR) donné

1. On peut trouver le détail de ce programme sur le site du ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport. Il est sous-titré « Pour vivre ensemble dans le Québec d’aujourd’hui » et se donne pendant

introduction

pendant dix années dans les écoles primaires et secondaires pourrait servir à cela, entre autres.

Ce même Collectif québécois contre l’islamopho-bie, lorsque les conférences « Entre Ciel et Terre » ont été annulées au Palais des congrès 2 parce que l’on soup-çonnait certains conférenciers de misogynie outran-cière, a dénoncé là « une nouvelle forme d’oppression de la majorité de souche contre les minorités ». Alors on peut imaginer ce que serait l’« islamophilie ».

Il faut regarder de plus près cet exceptionnel débat qui ne risque pas de s’éteindre même avec l’adoption ou le rejet d’une loi sur la laïcité de l’État. Il faut d’abord examiner les arguments qui s’échangent, revoir les Déclarations des droits et les diverses chartes qui sont si souvent invoquées, et il faut aussi se rafraîchir la mémoire sur ce qu’est la laïcité, un terme si souvent galvaudé. Dans cet esprit, il ne sera pas inutile de se rappeler un peu l’histoire de la laïcité au Québec et, finalement, il faudra faire face au hidjab et à l’islamisme qui sont à la fois le nœud et la clé du progrès de la laïcité.

dix années de la maternelle à secondaire V. L’instauration de ce cours pensé par le Comité des affaires religieuses a été sévèrement critiquée par le Mouvement laïque québécois, entre autres parce qu’il n’y est pas question de l’humanisme et des droits humains et parce qu’on n’y parle pas de l’histoire concrète des religions.

2. La Presse canadienne, « Le Palais des congrès annule la confé-rence islamiste », La Presse, 31 août 2013. Remarquons que La Presse n’hésite pas à titrer « islamiste ». http://www.lapresse.ca/actualites/ montreal/201308/31/01-4685039-le-palais-des-congres-annule-la-conference-islamiste.php

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Chapitre premier

Des arguments « sérieux » et d’autres

qui le sont moins

Dès les premiers jours de l’annonce du projet de Charte des valeurs québécoises, à la fin de mai 2013, Gérard Bouchard estime que toute loi nouvelle sur la question de la laïcité est non seulement inutile mais superflue. Il croit qu’il suffirait de mentionner dans la Charte des droits et libertés la séparation de l’Église et de l’État, et qu’ainsi tout serait réglé. L’important serait plutôt d’assurer l’intégration économique et sociale qui est, dit-il, la « véritable priorité du gouver-nement en matière d’intégration 1 ». Autrement, tout ce que ce projet risque de faire, selon lui, c’est de « recréer le climat empoisonné » qui avait nécessité la Commission Bouchard-Taylor 2. Notons que les deux commissaires de cette Commission deviendront par

1. Gérard Bouchard, « Questions au ministre Drainville », La Presse, 30 mai 2013.

2. Commission de consultation sur les pratiques d’accommodement reliées aux différences culturelles. Les consultations et le rapport

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la suite consultants en cette matière auprès du Parti libéral du Québec.

Le débat est donc lancé en mai. En juillet 2013, le magazine L’actualité publie une entrevue avec Raphaël Liogier, un sociologue français de l’Obser-vatoire du Religieux, qui confirme que les Français laïques sont des angoissés, souvent hostiles et surtout paranoïaques. C’est pourquoi il nous déconseille le modèle français.

En août de la même année, l’autre commissaire, Charles Taylor, accorde une entrevue à La Presse canadienne où il affirme qu’« aucun autre pays dans l’hémisphère [n’]a ce genre d’exclusion 3 [des signes religieux dans la fonction publique] ». A-t-il oublié la France, la Suisse, la Belgique, entre autres ? Pourquoi préfère-t-il parler de la Russie… et de la répression de l’homosexualité ?

Trois jours plus tard, un ancien étudiant qui l’avait admiré comme professeur de philosophie pose cette question dans une lettre au Devoir : « [À] quoi peut bien servir une philosophie qui n’arrive pas à tourner son regard vers ce qui est l’enjeu fon-damental de la philosophie, vers l’impensé, juste-ment 4 ? » Cet étudiant n’est pas le seul à vouloir

de cette Commission ont rendu célèbres les deux commissaires, Gérard Bouchard et Charles Taylor.

3. Martin Ouellet, « L’interdiction des symboles religieux serait une erreur, selon Charles Taylor », La Presse canadienne, Québec, le 20 août 2013.

4. André Baril, Le Devoir, 23 août 2013.

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des arguments « sérieux » et d’autres qui le sont moins

retirer le titre de philosophe à Taylor. En effet, un peu moins d’un mois plus tard, Taylor compare la Charte à la ségrégation raciale aux États-Unis « dans les années 60 5 ». C’est une étrange mas-sue pour écraser un insecte ! D’ailleurs, Taylor se radoucit ensuite pour dire que la neutralité de l’État réclamée par la laïcité ne devrait pas faire la différence entre les « options religieuses, non reli-gieuses, et même antireligieuses » alors qu’en fait, selon lui, la Charte des valeurs québécoises discri-mine les religions qui comportent des signes reli-gieux ostentatoires 6. Il s’agit ici d’un corollaire du raisonnement présent dans le rapport Bouchard-Taylor selon lequel accorder des privilèges à cer-tains n’enlève rien aux autres, même si dans bien des cas on a « pas mal beaucoup » l’impression du contraire. Dans le même esprit de « ne pas faire de différence », Charles Taylor se désolait de la décision du gouvernement ontarien de s’opposer à l’instauration de « tribunaux de la charia 7 » et de la condamnation desdits tribunaux par l’Assemblée nationale du Québec. Interrogé par Marie-France Bazzo à l’émission Indicatif présent de Radio-Canada, le 19 septembre 2005, il aurait déclaré,

5. Katia Gagnon, « Charte : ‘‘une neutralité truquée’’, dit Charles Taylor », La Presse, 10 septembre 2013.

6. Le Devoir, 28-29 septembre 2013. 7. Loi canonique islamique régissant la vie religieuse, politique,

sociale et individuelle, appliquée de manière stricte dans certains États musulmans.

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selon Richard Martineau 8, à propos du rejet de la charia que « Cette décision ne m’apparaît pas fon-dée [de ne pas instaurer les tribunaux de la charia]. Il n’était pas question d’amender le Code civil, mais d’ouvrir un espace pour les imams et les rab-bins dans la médiation qui précède le divorce, par exemple »… Taylor réaffirme ce propos lors d’une entrevue avec Anne-Marie Dussault à l’émission 24 heures en 60 minutes, le 7 novembre 2013 9.

Passons à celui que le chroniqueur Denis Lessard, de La Presse, appelle le deuxième « gourou », Gérard Bouchard. Ce dernier qualifie de capharnaüm toute cette affaire de Charte et tout le débat qu’elle suscite. Il n’est peut-être pas anodin qu’il emploie un terme biblique puisque certains prétendent, par ironie sans doute, que la Charte des valeurs veut faire disparaître tout ce qui a une connotation religieuse, jusqu’aux noms de rues et de villages. La journaliste Michèle Ouimet blague, je suppose, lorsqu’elle dit que c’est un traitement de faveur de laisser à la vue de tous, cette pléthore de noms de saintes et de saints (La Presse, 11 septembre 2013). Elle écrit, plus sérieu-sement, que « le bras [du gouvernement] passera au grand complet “dans le tordeur” », et pire, que ce

8. Richard Martineau, « Charles Taylor et la charia », Le Journal de Montréal, 4 octobre 2007.

9. 24 heures en 60 minutes à RDI, le 7 novembre 2013. http://www. radio-canada.ca/emissions/24_heures_en_60_minutes/2013- 2014/#

Licence enqc-144-T7F9CWuaGm5xdtLd-mMVpfaPWnzYJg5VB accordée le 15 mai2014 à Monsieur La Rivière

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gouvernement « joue avec le baril de poudre identi-taire ». Elle adopte le style de vocabulaire de Gérard Bouchard et parle de sacro-sainte laïcité « allergique à la différence ».

D’autres emploient un vocabulaire mathéma-tique. La Charte des valeurs divise les Québécois et multiplie les problèmes là où il n’y en avait pas (ce qui n’est pas facile). Donc les résistances s’addi-tionnent et la Charte, finalement, veut soustraire des citoyennes et citoyens de la société québécoise. Cette mathématique est amusante… Je la signale parce qu’elle revient sans cesse, surtout la division. De plus, elle me donne l’occasion de citer le Coran : Sourate 42, « la Consultation », verset 13, qui dit « Établissez la religion ; et n’en faites pas un sujet de division ». On aimerait que plus d’islamistes lisent le Coran.

Tout comme Alain Dubuc de La Presse qui se scandalise de ce projet de Charte et répète que ça ira « inévitablement devant les tribunaux », le « gourou » Bouchard en appelle lui aussi au « test du tribunal ». Monsieur Bouchard est certain que la Charte ne peut invoquer aucun « motif supérieur » pour se justifier, car il estime que le port des signes religieux n’enfreint pas la « séparation institutionnelle de l’État et de la religion ». Certains diront que ça se discute, tout comme le doute qu’exprime Gérard Bouchard à l’ef-fet que les « personnes employées » du secteur public et parapublic soient « des représentantes de l’État ».

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Un coauteur 10 de Taylor, Jocelyn Maclure, se montre plus nuancé (Le Devoir, 23 août 2013) et admet que la question se pose au Royaume-Uni, en France et en Suède, tout en exemptant les laïques de la xénophobie dont on les accuse si souvent. Son plus grand mérite dans ce débat, il me semble, c’est l’invention du terme « catho-laïcité ». Cela ne veut pas dire « universelle laïcité » comme la racine grecque κατολικος (katholikos) aurait pu le faire pen-ser, cela veut plutôt dire que le Québec veut préser-ver le patrimoine catholique et reléguer les symboles et pratiques minoritaires dans la sphère privée. Ce serait notre façon délicate d’ostraciser et de sacrifier sur l’autel québécois des personnes pourtant « douces et compétentes » dont nous aurions bien besoin. À l’instar de Michèle Ouimet, Lysiane Gagnon par-lera elle aussi de « la sacro-sainte laïcité » qui serait la nouvelle religion des laïques. Et elle insiste pour dire qu’il n’y a pas de « laïcité pure » même en France. Si on suit bien ces images et métaphores, on pour-rait donc parler d’une impure religion patrimoniale laïque qui serait sous-jacente au projet de Charte.

La riposte contre la Charte des valeurs québé-coises s’intensifie aussi au sein de certains segments de la communauté musulmane. Le 24 août 2013, Adil Charkaoui organise une conférence intitulée « La Charte des valeurs québécoises : un pas de plus

10. Laïcité et liberté de conscience, Montréal, Boréal, 2010.

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vers l’islamophobie et l’intolérance ». Il veut montrer que cette Charte fait des musulmans et musulmanes des victimes dont certaines se font même tabasser. Il félicite donc Québec solidaire et le Parti libéral du Québec pour leur lutte contre cette arme qu’est la Charte des valeurs 11. Il affirme que le racisme et la xénophobie liés au projet de Charte sont prouvés, entre autres, par le vandalisme contre une mosquée à Saguenay dont nous avons parlé.

Mais puisqu’on est à Saguenay, impossible de ne pas parler du maire de la ville, Jean Tremblay. Ce dernier, après avoir été condamné par le tribunal des Droits de la personne pour avoir imposé une prière au début des assemblées du conseil municipal, a été blanchi par la Cour d’appel qui a statué que la « laïcité intégrale ne fait pas partie des protections fondamentales énumérées à la Charte des droits et libertés 12 ». Le plaignant Alain Simoneau fait por-ter l’affaire devant la Cour suprême qui l’a reçue et, en attendant, quelques municipalités, dont Saint-Jérôme, peuvent reprendre le flambeau du maire du Saguenay. Le procès de la Charte des valeurs

11. Fabrice de Pierrebourg, « Charte des valeurs : Adil Charkaoui s’invite dans le débat », La Presse, 6 septembre 2013. http://www.lapresse.ca/actualites/national/201309/06/01-4686620-charte-des-valeurs-adil-charkaoui-sinvite-dans-le-debat.php

12. Le Devoir, 30 mai 2013. L’article, « Prière au conseil de ville de Saguenay – Un jugement qui fait fi du principe de neutralité », est signé par dix universitaires parmi lesquels Gérard Bouchard et Jocelyn Maclure dont nous avons déjà parlé.

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s’ajoutera, en quelque sorte, à celui de Simoneau contre la Ville de Saguenay.

Gérard Bouchard estime que la prière en ouver-ture des séances du conseil municipal de Saguenay viole sa neutralité mais d’autres, comme Yves Boisvert (La Presse, 11 septembre 2013), nous expliquent qu’en ce qui a trait à la Charte, le gouvernement du Québec devrait démontrer « en quoi l’ordre éta-bli ou la paix sociale nécessitent cette atteinte aux droits fondamentaux ». Il faut dire que, dans cette affaire, déjà des professeurs de droit de différentes universités au Québec ne s’entendent pas sur les stra-tégies de défense (ou d’attaque) à adopter quant à cette Charte. L’un d’eux précise même que la Cour suprême est imprévisible.

Ce qui est prévisible, selon l’enquête de Katia Gagnon 13, c’est qu’à l’unanimité, si cette Charte des valeurs est adoptée, les gens qui portent des signes religieux promettent qu’ils ne les mettront pas de côté pour aller travailler. Leur exclusion fera qu’ils se retrouveront sur l’aide sociale et leurs enfants à l’école privée. Ils se disent même prêts à se laisser arrêter par la police pour défendre leur religion qui se voit attaquée 14. Par ailleurs, on entend souvent que toute l’affaire du projet de Charte des valeurs

13. Katia Gagnon, « Ça fait partie de mon identité », La Presse, 11 septembre 2013.

14. Katia Gagnon, « Montréal se rebiffe », La Presse, 12 septembre 2013.

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n’est qu’une tactique électoraliste. Si nous étions cyniques, nous pourrions dire que c’est une par-tie de l’électorat libéral que le Parti québécois veut exclure… D’une certaine manière, les journaux du Canada anglais confirment la chose lorsqu’ils écri-vent que « l’exode de plusieurs minorités, rappelle la fuite des Québécois anglophones dans les années 70 » (National Post et La Presse, 12 septembre 2013) ; « [La Charte] devrait offenser tous les Canadiens », déclare le Globe and Mail.

Mais des Québécois aussi sont scandalisés. Ils pensent en général qu’il faudrait parler d’autre chose (d’économie) puisque cette Charte exprime « la hargne de ceux qui ne peuvent souffrir aucune référence religieuse », c’est une « violence qui vient de l’État, une honte nationale [que sont ces] valeurs d’exclusion et de tribalisme » (lettre à La Presse, 12 septembre 2013).

De manière plus subtile, une diplômée en théo-logie nous explique que pour des Occidentaux modernes, les convictions sont intérieures et n’ont pas besoin, pour la plupart des chrétiens, de sym-boles extérieurs. Mais, poursuit-elle, ce n’est pas le cas pour tous, donc la Charte brime certaines per-sonnes. Ce n’est pas de la hargne, de la haine ou de la violence, ce n’est qu’une erreur théologique. Sur le plan social, André Pratte rapporte (La Presse, 14 septembre 2013) que des citoyens disent qu’« on est après se faire envahir » ou, plus modestement,

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qu’on est obligés de changer nos habitudes. « Cela est profondément inexact, dit Pratte, puisque les membres des minorités religieuses ne disparaîtront pas de la fonction publique [car ils] en sont déjà absents. » Cette peur inutile de l’envahisseur serait troublante, d’autant qu’elle est confirmée par un ancien membre du comité exécutif national du Parti québécois qui affirme que tout ce débat n’est pas nécessaire et qu’il suffirait de soigner cette fameuse islamophobie qui ronge les laïques. Même en France, nous dit le sociologue Michel Wieviorka (La Presse, 14 septembre 2013), directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris, « la laïcité est fréquemment soupçonnée d’être mise en avant pour mieux humilier l’islam ». Sur la même page du journal, Nadia Kerboua confirme les propos du sociologue en faisant état des « relents de racisme et de haine ». Selon elle, le 11 septembre 2001 et la Charte des valeurs engendrent tous les deux des propos qui « frisent parfois l’islamophobie ».

Les féministes de la FFQ (Fédération des femmes du Québec) disent que le voile ne change rien au besoin d’autonomie que procure le travail. Elles pré-tendent que la Charte qui exclurait les signes reli-gieux chez les fonctionnaires est « une injustice et une inégalité ». Ultimement, selon elles, cette exclu-sion des signes religieux attise « les feux de la haine, de l’exclusion [et d’une] chasse aux sorcières ». Et ce sont des femmes qui en souffriront le plus, « celles

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qui portent le hidjab ». En effet, l’accès à un poste dans la fonction publique, voilà ce dont sont privées les personnes qui portent des signes religieux appa-rents : c’est d’imposer un choix entre l’emploi ou la foi qui est reproché à la Charte.

Curieusement, dans le résumé que fait Antoine Robitaille des centaines de lettres reçues par Le Devoir, au cours du mois de septembre, ce sont des personnes immigrantes qui sont les plus nombreuses à plaider pour la Charte. Y aurait-il d’autres façons de s’intégrer que de tenir à son identification reli-gieuse dans la fonction publique ? Je me permets de citer Wilfrid Laurier. Cela date de 1907 mais Johanne Carignan (La Presse, 20 septembre) nous dit qu’elle « n’y changerait pas une simple virgule ». Je n’extrais que quelques phrases sans changer le sens : « […] il serait outrageant d’agir avec discrimination envers une personne [immigrante] en raison de la croyance, ou lieu de la naissance ou de son origine. […] Tout homme qui dit qu’il est un Canadien, mais autre chose aussi en essayant de nous imposer ses coutumes et habitudes, n’est pas un Canadien. […] Nous n’accepterons personne, je dis bien per-sonne, qui essaiera de nous imposer sa religion ou ses mœurs. »

Sévère, notre premier ministre. Mais ce qui me frappe le plus c’est la date : 1907. Les laïques connaissent tous la loi française de 1905 qui instaure la laïcité en France. Cette loi compte une trentaine

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d’articles. Il n’est pas question d’en discuter ici mais je ne peux m’empêcher de remarquer que la laïcité française est trop souvent attaquée par des gens qui ne devraient pas oublier si facilement Sir Wilfrid Laurier.

Passons à un autre libéral qui aurait voulu être premier ministre du Canada, mais qui n’y est pas par-venu, Stéphane Dion. Il est du parti libéral, comme Laurier, mais ne pense pas comme ce dernier que d’« imposer ses mœurs ou sa religion » soit inac-ceptable. Il ne pense pas que celui qui veut « nous imposer ses coutumes et habitudes n’est pas un “Canadien” ». Au contraire, il pense qu’« exiger d’un employé qu’il renonce à porter un signe religieux sous peine de perdre son emploi, c’est violer sa liberté de conscience » (Le Devoir, 5 et 6 octobre 2013).

D’anciens premiers ministres du Québec suivent le même chemin. Ceux qu’on appelle « les belles-mères » (que les vraies belles-mères nous pardonnent) reprennent les arguments de Bouchard-Taylor et des multiculturalistes canadiens. Ces derniers leur en sont très reconnaissants, tout souverainistes qu’ils soient. Les journaux canadiens flattent surtout Parizeau qui est tout à coup devenu sensé, tolérant, intellectuellement honnête et franc.

Victor-Lévy Beaulieu est toutefois venu gâter la sauce. Tout en rappelant son amitié pour Parizeau et leurs nombreuses collaborations, il qualifie son dis-cours d’« incohérent », de « paradoxe », d’« équivoque »

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mais surtout d’« inconvenant » dans le sens de « indé-cent 15 », précise-t-il. En fait, Parizeau ne fait que reprendre ce discours voulant que nous n’ayons pas besoin de loi pour que, peu à peu, la laïcisation se fasse comme dans les années soixante.

Sylvie Bergeron, l’auteure de l’ouvrage Le rayonnement du Québec 16, prend de front les trois ex-premiers ministres 17. Elle voit un « immense pouvoir d’attraction » de la religion chez ces élèves des Jésuites. « Ils ne sont pas là pour protéger les droits des femmes musulmanes au travail », écrit-elle, « mais bien le droit des hommes à garder leurs privilèges : ils semblent plutôt protéger le port de la kippa. » En fait, pour Mme Bergeron, tout ce débat vise à faire comprendre « l’importance de libérer notre société de toutes les religions pour libérer les femmes ». Mais cette libération ne peut se faire, explique Stéphanie Gaudet, professeure de socio-logie et d’anthropologie de l’Université d’Ottawa, quand on dit à la fois qu’il est « important de res-pecter le choix des femmes » et que « le port du voile est une prescription divine 18 ». En effet, il s’agirait 15. Victor-Lévy Beaulieu, « Non, Monsieur Parizeau », Le Devoir,

8 octobre 2013. 16. Éditions La Guaya, 2008. Sylvie Bergeron est une auteure proli-

fique (11 livres), coach, éditrice, conceptrice de la formation Le Créateur, fondatrice de l’Observatoire de psychologie évolution-naire. http://www.laguaya.com/

17. Sylvie Bergeron, « Une culture macho », La Presse, 9 octobre 2013. 18. Stéphanie Gaudet, « Voile, avortement, etc. – Des limites de la

notion de ‘‘choix’’», Le Devoir, 9 octobre 2013.

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vraiment de propositions contradictoires s’il y avait véritablement une prescription divine, ce que contestent, en ce qui a trait à la religion musulmane, plusieurs imams et autres spécialistes du Coran.

L’autre menace est l’exode. Particulièrement dans les hôpitaux où le personnel infirmier est loin d’être en surplus. Une publicité venant de Toronto a eu un certain retentissement : « Ce n’est pas ce qu’il y a sur votre tête qui nous intéresse mais ce qu’il y a dedans. » Le ministre de la Santé a traité ça de « mean » et « indécent ». En des termes plus doux, une mère s’attriste du départ possible de Yamina, « une musulmane portant le hidjab qui a été un rayon de soleil quotidien dans la vie de Pierre [son fils] », comme éducatrice dans sa garderie. Elle implore le premier ministre de mettre fin aux divisions et de nous éviter « la perte d’un être cher ».

À la tristesse de cette mère, on peut joindre la colère de la théologienne Solange Lefebvre qui dénonce cette laïcité qui « véhicule une idéologie antireligieuse ». Face à cela, elle demande, de façon provocante, qui resterait dans un pays qui a « recours tous azimuts à la discrimination » ?

Une psychoéducatrice, Elsy Fneiche, elle-même voilée, se souvient de cette interpellation entendue il y a vingt-cinq ans : « Intègre-toi ou retourne chez vous, tabarnak… » (La Presse, 17 septembre 2013). Puis elle énumère tout ce que le Québec devrait faire pour remplir son « devoir d’inclure » tout le

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monde. En gros : accepter le hidjab dans la fonction publique. Dans la même page du journal, cepen-dant, un Afghan, qui vit au Québec depuis vingt-cinq ans lui aussi, énumère une dizaine d’avantages trouvés ici, dont l’assurance-maladie, la liberté de pensée et de s’exprimer, la sécurité sociale et civile, un système judiciaire digne de ce nom, la liberté de pratiques religieuses diverses, etc. Il estime qu’après avoir reçu tout cela, « c’est un juste retour des choses […] que de faire ma part pour m’y intégrer ». Il pose la question cruciale : « Est-ce légitime de refuser de retirer un symbole religieux au travail en échange de tout ce que cette société fait pour nous ? »

En termes inimitables, Pierre Foglia reprend un peu la même idée dans l’article intitulé « Arrête, madame Foulard… » Si « madame Foulard » a préféré immigrer ici, fait-il remarquer, c’est pour d’autres raisons que le port du foulard, cela, elle pouvait le faire dans son pays. Ne peut-on pas conclure de là qu’il n’y aura pas d’exode ni de pénurie de personnes immigrantes ?

De toute manière, autant certains insistent, comme Sylvain Benoît (lettre du 24 septembre 2013) et André Pratte (14 septembre 2013) sur une peur québécoise des « envahisseurs », autant d’autres insistent au contraire, comme Françoise David et Amir Khadir (Le Devoir, janvier 2010), pour dire que « la discussion sur la laïcité n’est pas une dis-cussion sur les immigrants ! ». C’est plutôt une

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discussion sur ce que veut dire « État laïque » et cela dure depuis bien des années avant son intensifica-tion des derniers mois de 2013. La question de ces immigrantes que la Charte persécuterait revient de temps à autre, bien sûr, mais elle est le plus souvent remplacée par « la peur de la différence, de l’altérité ». La laïcité « ouverte » est ainsi qualifiée d’« ouverte à la différence ». Cela occasionnera à Foglia une montée de pression qui lui fera demander si les « ouverts » sont aussi ouverts « aux clichés », « aux bons senti-ments, aux gnangnans » et « à n’importe quoi, en fait » (La Presse, 21 septembre 2013).

Une véritable et merveilleuse ouverture a été celle du maire de Huntingdon, Stéphane Gendron, qui a voulu construire dans sa ville « un complexe communautaire musulman avec cimetière ». Mal-heureusement, malgré tous ses efforts, moins de vingt personnes musulmanes, parmi celles qu’il a sollicitées, sont venues s’établir à Huntingdon (La Presse, 9 octobre).

À l’opposé d’une telle tentative de rapproche-ment, le Regroupement des centres de femmes de plusieurs régions du Québec dit avoir recueilli « plu-sieurs dizaines » de témoignages de « crimes haineux » contre des femmes, en majorité musulmanes, « qu’on aurait insultées, bousculées ou agressées dans l’espace public 19 ». Selon les responsables des Centres, la cause

19. Katia Gagnon, « Femmes voilées : “augmentation dramatique” des agressions », La Presse, 3 octobre 2013. http://www.lapresse.ca/

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en serait le débat sur la Charte des valeurs. Cela se produirait même en Ontario. Malheureusement, ces « crimes haineux » ne sont pas rapportés à la police qui, donc, « n’observe aucune augmentation d’inci-dents » (La Presse, 3 octobre 2013, P. A6). Cela doit cesser, a ordonné le ministre Bernard Drainville et il a déploré vivement ces gestes « inacceptables et condamnables ». Quand elle sera adoptée, « la Charte va contribuer à la paix sociale ». Il y aurait aussi eu un incident plus inusité impliquant deux femmes québécoises qui auraient été insultées par une musul-mane voilée 20. L’une d’elles a témoigné à RadioEGO de cet événement à contre-courant. Et malgré tout ça, certains opposants à la laïcité continuent à dire que le port des signes religieux ne fait pas problème.

Pendant ce temps le débat continue. Et parfois même de façon douce. Par exemple, un grand-père qui amène régulièrement ses petits-enfants à la gar-derie, avoue qu’à chaque fois qu’il rencontre l’édu-catrice voilée, il ressent « un malaise, un embarras dont [il se sent] coupable 21 ». Il s’empresse alors de camoufler ce sentiment en se montrant « deux fois plus gentil et souriant avec cette éducatrice voilée qu’avec une autre éducatrice qui ne le serait pas ».

actualites/201310/02/01-4695572-femmes-voilees- augmentation-dramatique-des-agressions.php

20. Musulmane insultant des femmes de Québec dans un centre commercial. http://www.radioego.com/ego/listen/14592

21. Jacques Houpert, « Je dois m’ouvrir à Djemila », La Presse, 3 octobre 2013.

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Ce que ce grand-père remarque en lui en réfléchis-sant ce ne sont pas des préjugés religieux mais un « inconfort relationnel, […] un frein à aller vers elle [qui], devant moi tient à marquer cette différence ». Finalement, ce grand-père rêve que l’éducatrice lui offre d’enlever son voile et qu’il lui réponde : « Garde-le, Djemila, je sais que tu préfères le garder. »

Émouvant. Et ce rêve du bon grand-père pour-rait bien se réaliser mais, comme André Pratte l’écrit en éditorial (La Presse, 3 octobre), il faudrait « l’in-formation, le dialogue et la patience [qui] restent de loin les approches les plus prometteuses pour abor-der ces questions délicates » de la religion et de la laïcité. Dans cet éditorial, il prend comme exemple repoussoir la laïcité française qui n’aurait pas, selon lui, cette patience du dialogue. Quelques jours plus tard (5 octobre), Yves Boisvert explique pourquoi il préfère la laïcité à l’américaine. S’appuyant sur un livre de Jean Dorion 22, il énumère une série de juge-ments et, même, un discours du président Obama en faveur du port du hidjab. Le respect de ces « valeurs démocratiques américaines » serait nécessaire, selon lui, pour ne pas mettre en péril l’accord de libre-échange nord-américain. Cette Charte pourrait donc avoir « des conséquences économiques désastreuses », prévient-il. Ce n’est pas rien. Et tout ça pour pas grand-chose, pour se défouler contre la religion,

22. Jean Dorion, Inclure. Quelle laïcité pour le Québec ?, Québec Amérique, Montréal, 2013, 168 p.

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pour se payer « une sorte de licence du mépris reli-gieux », nous dit Boisvert. Pire, ce serait « une ten-tative néo-soviétique de désintoxiquer le peuple de son opium » !

Dans une hiérarchie des valeurs, il n’est pas facile de mettre la laïcité « à la française » au- dessus des « valeurs démocratiques américaines ». Une pléthore de spécialistes et un nombre record de citoyens et de citoyennes interviennent dans les médias pendant des mois et ne parviennent pas à s’entendre. Qu’est-ce que la laïcité ? Qu’est-ce que la démocratie ? Quels sont les droits fondamentaux ? Ces questions trouvent facilement leur réponse dans un travail scolaire mais, dans une discussion regroupant des milliers d’inter-venants, c’est moins facile. Heureusement, ça donne cependant l’occasion de rire un peu, sous cape, bien sûr. Par exemple, Stéphane Dion qui veut réfuter l’analogie entre signe d’allégeance politique et signe d’allégeance religieuse et qui écrit qu’« aucune obli-gation vestimentaire ne procède de l’adhésion à un parti politique ».

Sur toutes ces questions triviales ou fondamen-tales, sous l’avalanche d’arguments dénonçant le projet de Charte des valeurs québécoises, le ministre Drainville restera ferme : ni signes politiques ostenta-toires, ni signes religieux de la même espèce, ce n’est pas négociable. Appuyé par sa première ministre, il dit continuer d’être à l’écoute et que « le moment n’est pas venu [5 octobre 2013] de retrancher quoi

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que ce soit au projet que nous avons déposé ». En fait, Bernard Drainville préfère prendre le temps de lire les vingt-cinq mille courriels suscités par la consultation qui se terminait le premier octobre. Comme j’aimerais avoir accès à ces courriels ! Mais déjà, seulement ce qui paraît dans les journaux et les librairies, ce qui se dit dans les colloques et les conférences, sans compter les médias sociaux, nous permet amplement de comprendre ce qui se joue.

Le scandale de l’exclusion des femmes voilées revient très souvent et il est souvent mis en balance avec l’égalité homme-femme. Ce qui est intéressant sur cette question, c’est qu’on admet en général que le voile est un symbole de soumission mais aussitôt on ajoute que celles qui le portent peuvent ne pas être soumises. Les choses ne sont jamais aussi simples qu’elles paraissent. Quand des immigrants, surtout musulmans, appuient la Charte, bien des critiques préfèrent les voir comme des personnes assimilées plutôt qu’intégrées.

*

Oui, il y a de tout dans ce que soulève le débat sur la Charte. Plusieurs se plaignent de cette « chicane » qui n’en finit plus alors que d’autres pensent que c’est ça la démocratie et que, comme le formule Michel Gay dans une lettre au Devoir (8 octobre), « tout le monde est beau et charmant, mais tout le

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monde a pas la même opinion » ! De l’accusation de xénophobie à la défense de la liberté d’opinion, le territoire est vaste. Il existe une multitude d’objec-tions à la Charte des valeurs et à la laïcité en général. Voici un « petit argumentaire 23 » qui répond à plu-sieurs de ces objections.

Objection à la laïcité : L’interdiction de porter des signes religieux brime la liberté de religion.

Réponse : Cet argument est un « pieux » men-songe qui laisse croire que le projet de laïcité va interdire la pratique de certaines religions. Il n’est question que d’interdire les signes ostentatoires pour les employés des services publics et parapublics. On pourra en porter partout ailleurs. Aucune religion n’oblige le port de signes ou de vêtements religieux. Ceux et celles qui en portent affirment d’ailleurs le faire par libre choix ; si c’est un libre choix, ce n’est pas une obligation.

Objection à la laïcité : L’interdiction de signes reli-gieux ostentatoires ferme la porte de la fonction publique à certaines religions.

Réponse : Faux. Cela ferme la porte à ceux et celles qui choisissent une vie intensivement

23. Inspiré librement de Daniel Baril, « Petit argumentaire à servir aux “anti-laïcité” et autres chartophobes », Extraits, http://voir.ca/daniel-baril/3 octobre 2013, édition internet consultée le 19 novembre 2013.

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religieuse. Les porteurs de signes ou vêtements reli-gieux contraignants s’excluent de nombreux emplois où le port d’un casque est nécessaire et celui de la barbe non permise. Travailler pour l’État n’est pas un droit et cela comporte des exigences comme pour tout autre emploi. Je me souviens d’avoir dû couper ma barbe quand j’ai travaillé, comme étudiant, dans les cuisines d’un grand hôtel.

De plus, la Cour européenne des droits de l’homme considère que l’interdiction du port de signes religieux par les employés de l’État est une exi-gence légitime et acceptable, commandée par la laï-cité de l’État. De tels interdits ont cours en France, en Belgique, en Allemagne, en Suisse, aux États-Unis, en Turquie, au Kosovo (L’actualité, 15 octobre 2013). Et si on fouillait un peu plus, on en trouverait d’autres.

Objection à la laïcité : Interdire le port de signes religieux crée des inégalités en excluant certaines religions.

Réponse : Faux. C’est plutôt l’inverse qu’il faut voir : l’acceptation des signes religieux crée de l’iné-galité puisque ce ne sont que les sous-groupes reli-gieux misant sur ces signes identitaires ostentatoires qui profitent de ce privilège. Les autres croyants et incroyants se voient relégués au rang d’employés sans identité distinctive. Il s’en suivra une surenchère de signes religieux comme cela est déjà observable dans certains milieux.

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des arguments « sérieux » et d’autres qui le sont moins

Tout est finalement une question de costume et il est intéressant de rappeler, comme le fait le père Benoît Lacroix, comment l’abandon du costume religieux « s’est fait discrètement » au Québec 24. Bien sûr, les femmes voilées ne sont pas des imams ni des religieuses mais on aimerait bien que l’abandon de leur costume religieux se fasse aussi discrètement. C’est ce que souhaitent certaines personnes qui s’op-posent à la Charte, que ça se fasse lentement, parce qu’elles craignent que l’interdiction durcisse la posi-tion de ces femmes alors que la permission rendra la chose futile. Malheureusement, d’autres insistent sur la « différence fondamentale » entre une cornette et un hidjab et refusent de faire quelque lien que ce soit sur ce plan entre le Québec d’autrefois et celui d’aujourd’hui. Exit l’analogie.

Objection à la laïcité : L’État doit refléter la société sur le plan religieux.

Réponse : Je ne sais pas d’où vient une telle théo-rie de l’État que nous a servie, entre autres, Michel C. Auger. Cela voudrait dire que l’État devrait éta-blir des quotas d’embauche en fonction du taux de catholiques, de musulmans, d’athées, etc., dans la population. Parmi les musulmans, juifs et sikhs, un deuxième quota devrait tenir compte du nombre de ces croyants qui portent des signes religieux. Une fois

24. Caroline Montpetit, « L’habit ne fait pas le moine », Le Devoir, 18 septembre 2013.

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le quota atteint, on leur ferme la porte. Au contraire, la laïcité exige que l’État ne tienne pas compte de l’appartenance religieuse dans l’embauche. Ce sont des citoyennes et des citoyens que l’État emploie et non les fidèles de l’une ou l’autre croyance ou incroyance.

Objection à la laïcité : L’interdiction ne devrait viser que les personnes en autorité comme les policiers et les gardiens de prison.

Réponse : C’est la position du rapport Bouchard-Taylor, reprise par Jacques Parizeau, qui réduit la laïcité à un principe d’autorité policière alors qu’il s’agit d’un mode de gestion de l’État. Restreindre l’interdiction aux seules personnes en autorité ou aux seules personnes en contact avec le public crée inutilement des inégalités d’accès à certains postes.

Cet argument avoue implicitement qu’il y a un impact au port de signes religieux. Cet argument lié à l’autorité vaut tout autant pour les éducatrices en CPE et les enseignants et enseignantes, les tra-vailleurs et travailleuses sociaux, les éducateurs et éducatrices spécialisés, les psychoéducateurs et psy-choéducatrices qui ont un ascendant et une auto-rité morale sur les élèves ou la clientèle qui leur est confiée.

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Objection à la laïcité : Le port de signes religieux fait partie de l’identité profonde.

Réponse : C’est un autre des arguments préférés de Charles Taylor. Mais l’identité construite sur des références religieuses n’est pas plus profonde, ni plus authentique, ni plus sincère que l’identité sans réfé-rence religieuse et n’a pas à être plus fondamentale en droit. Le contraire serait indéfendable philosophi-quement et psychologiquement. Nous faisons tous des choix de vie et de carrière en fonction de notre identité et le choix que les personnes religieuses ont à faire n’est pas plus déchirant que les décisions que chacun a à prendre dans la vie, quel qu’en soit le motif.

Parmi des centaines de lettres envoyées au Devoir, Antoine Robitaille en a choisi quelques-unes (5 et 6 octobre 2013) venant d’immigrants qui sont en faveur de la Charte. L’un d’eux, Ferid Chikhi d’ori-gine algérienne et vivant à Longueuil, soutient que c’est « par manque de clairvoyance » que politiciens et intellectuels dénoncent la Charte : « Ils pensent ainsi gagner quelques centaines de voix, celles des femmes en hidjab et des partisans du multicultu-ralisme ghettoïsant. » Un autre, Guillermo Pieli, Argentin d’origine vivant à Montréal, mais ayant passé six ans dans les prisons des dictateurs dans les années 1970 et 1980, écrit : « Je ne conçois pas cette Charte comme une attaque envers quiconque ou envers un groupe religieux en particulier, mais

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bien comme un geste d’affirmation des valeurs de la majorité, dont je fais partie, qui veut se donner les moyens de préserver le climat social libre des affrontements que vivent les sociétés dominées par différents groupes religieux extrémistes. » L’identité est bien autre chose que la simple adhésion à une religion. Ferid Chikhi et Guillermo Pieli ne sont pas seuls à voir les choses ainsi. Il existe plusieurs associations d’immigrants favorables à la Charte. Par exemple, l’Association amitié Québec-Kabylie 25, l’Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité 26 et des Femmes contre l’islam 27.

Objection à la laïcité : Il n’y a pas de crise !Réponse : On voudrait ainsi nous faire conclure :

donc ne faisons rien. Mais la laïcité n’est pas une solution d’urgence à une crise : c’est un projet struc-turant pour l’avenir immédiat et à long terme. Même si le projet actuel ne vise pas, par exemple, à bloquer l’intégrisme qui traverse plusieurs religions, il a le mérite de tracer une ligne claire à ne pas franchir dans les affaires de l’État. Le message a des répercussions qui vont au-delà du seul secteur public et parapublic.

Si nous avons vécu au Québec une paix inter-religieuse, c’est parce que le tissu social accepte la

25. http://www.capsurlindependance.org/le-reseau/membres-du-reseau/151-association-amitie-quebec-kabylie.html

26. http://pages.videotron.com/laicite/AQNAL.html 27. http://noislam.wordpress.com/

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séparation du religieux et du politique. Mais de nouveaux joueurs s’amènent avec une approche qui non seulement ne comporte pas ce principe mais le rejette. Selon le dominicain Benoît Lacroix, l’Église catholique s’est adaptée à un pays qui était en train de changer. « D’ailleurs, nous avons donné un cer-tain exemple d’adaptation 28 », relève-t-il. Pourtant, le père Lacroix, comme bien d’autres membres de communautés religieuses catholiques, continue de revêtir chaque jour la longue robe blanche domini-caine pour faire ses prières, en privé ou en commu-nauté. « C’est un costume très ancien qui vient du xiiie siècle », dit-il. Selon lui, il n’y a pas d’opposi-tion entre le costume et la vie, et le costume n’a pas besoin d’être porté en tout temps. « Il me semble que les musulmans pourraient faire la même chose », dit-il, ajoutant que « cela ne nuit à personne que le groupe prie en tant que groupe et qu’il porte tous les costumes possibles ».

Il n’y a donc pas de crise… mais il importe que les règles soient claires. Imaginons ce que serait le Québec aujourd’hui s’il n’y avait pas eu le courant de laïcisation et de modernisation de la Révolution tranquille ! Imaginons ce que sera notre société dans cinquante ans si nous n’osons pas affirmer aujourd’hui le caractère laïque de l’État…

28. « L’habit ne fait pas le moine. »

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Objection à la laïcité : L’interdiction des signes reli-gieux ira à l’encontre de la Charte canadienne des droits et libertés.

Réponse : C’est possible et la clause dérogatoire est là pour assurer un certain équilibre entre le pou-voir politique et celui des tribunaux. Il n’y a pas de honte à l’utiliser. Même Jean Chrétien, du temps où il était ministre de la Justice, vantait les mérites de cette disposition. On ne peut pas laisser cinq à neuf juges de la Cour suprême du Canada, tout philo-sophes soient-ils, décider d’un projet de société pour l’ensemble du Québec. Aménager une société, en démocratie, est la responsabilité des femmes et des hommes que le peuple élit. La séparation des pou-voirs et l’autorité des chartes ou des juges ne peuvent remplacer les débats collectifs et le suffrage universel. Les juges peuvent émettre des avis et les chartes être rappelées à notre attention, mais ce ne sont pas les juges qui les rédigent et les adoptent.

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Intermède

Très bref résumé de l’histoire de la laïcité

Plus de trois cents ans d’histoire en quatre pages… ce sera rapide.

L’idée de laïcité naît à partir de deux phéno-mènes : les guerres de religion qui ravagent l’Europe au xvie siècle et les luttes de pouvoir entre la papauté et différents rois d’Europe au moment de la dissolu-tion du Saint-Empire. Ces conflits ont engendré une méfiance sinon une aversion de la part des fidèles à l’égard du clergé ; plus particulièrement à l’égard du haut clergé 1. Les fidèles sont appelés laïcs pour les distinguer des clercs séculiers 2 et réguliers dans l’Église. À cette époque, le combat pour la laïcité consiste, d’une part, à mettre fin aux guerres de religion en instaurant la tolérance et la liberté de

1. C’est ainsi que l’on désignait, avant la Révolution française, l’en-semble des dignitaires de l’Église, évêques, chanoines et abbés.

2. « Séculiers » : qui vivent « dans le siècle » et sont responsables d’une paroisse. « Réguliers » : qui suivent une « règle », c’est-à-dire les moines et moniales.

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conscience et, d’autre part, à tenir les institutions religieuses à l’écart du pouvoir politique. C’est l’es-sentiel de cette philosophie politique de la religion qui se construit à cette époque.

Au Québec

Je ne reprendrai pas ici l’histoire de la laïcité au Québec qu’Yvan Lamonde a si bien retracée 3. Mais il faut dès maintenant retenir de notre premier cha-pitre le fait que la laïcité surgit à travers une multi-tude d’affrontements et de débats.

Bien qu’au Québec la conquête anglaise ait fait que ni l’Église anglicane ni l’Église catholique n’ont officiellement été des Églises d’État, tous les historiens nous disent que l’Église catholique et les congrégations religieuses ont exercé ici une influence majeure sur tous les aspects de la vie des Canadiens français.

Moi qui ne suis pas si vieux, je m’en souviens encore. En 1948 paraissait le Manifeste du Refus glo-bal qui sonne le début de la lutte contre le monopole de l’emprise religieuse sur les consciences. Il y est écrit :

Un petit peuple serré de près aux soutanes restées les seules dépositaires de la foi, du savoir, de la vérité et de la richesse nationale. […] Petit peuple issu d’une

3. Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, Montréal, Del Busso, 2010. Une excellente histoire de la laïcité au Québec qui nous servira de référence majeure.

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très bref résumé de l’histoire de la laïcité

colonie janséniste, isolé, vaincu, sans défense contre l’invasion de toutes les congrégations de France et de Navarre, en mal de perpétuer en ces lieux bénis de la peur (c’est-le-commencement-de-la-sagesse !) le prestige et les bénéfices du catholicisme malmené en Europe. Héritières de l’autorité papale, mécanique, sans réplique, grands maîtres des méthodes obscu-rantistes, nos maisons d’enseignement ont dès lors les moyens d’organiser en monopole le règne de la mémoire exploiteuse, de la raison immobile, de l’in-tention néfaste 4.

Peu à peu, lentement, cette contestation se géné-ralise durant les années cinquante.

C’est dans cette foulée que le Mouvement laïque de langue française (MLF) a été fondé le 8 avril 1961. À cette époque, 40 % du clergé travaille dans la fonction publique : les hôpitaux, les écoles et les services sociaux sont principalement pris en charge par les religieux. Certains occupent même des postes clés dans des ministères. Même le mouvement laïque n’osera pas s’attaquer à cette « omniprésence ». Il choisit plutôt de se limiter à « l’école laïque » que l’on appelait familièrement à cette époque « l’école neutre ». Le MLF revendique une commission sco-laire neutre pour que ceux et celles qui ne veulent pas d’enseignement religieux puissent suivre d’autres cours durant les périodes d’enseignement religieux.

4. On trouve le texte intégral du Manifeste, entre autres, sur le site de l’Université de Sherbrooke. http://bilan.usherbrooke.ca/voutes/callisto/dhsp3/lois/Manifeste_Refus_global.html

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On a commencé par accorder, à l’automne 1967, ce droit à ceux et celles qui sont sans religion ‒ c’est-à-dire très peu de personnes puisqu’au Québec d’alors tous, ou à peu près, sont baptisés dès la naissance. Le MLF se dissout en mars 1969.

De 1976 à 1981, l’Association québécoise pour l’application du droit à l’exemption de l’enseigne-ment religieux (AQADER) reprend le flambeau. Lentement seront mis sur pied des cours de morale pour les exemptés afin qu’ils ne soient pas tout sim-plement mis dans les corridors au moment du cours de religion. En 1982, le mouvement laïque renaît sous l’appellation de Mouvement laïque québécois (MLQ). Après plus de vingt ans de lutte de parents, du MLQ et d’autres, le système scolaire est décon-fessionnalisé en l’an 2000.

Cependant, dans ces écoles nouvellement décon-fessionnalisées, on ajoute au programme des cours d’« Éthique et culture religieuse » (ÉCR) qui se donnent durant dix ans, du primaire jusqu’à la fin du secon-daire… et dont personne ne peut être exempté cette fois. La mise en place de ce programme a été rendue possible grâce à deux choses : d’abord la présence, au sein du ministère de l’Éducation, du Secrétariat aux affaires religieuses et du Comité sur les affaires reli-gieuses et, ensuite, l’influence du courant de pensée de la « laïcité ouverte 5 ». Bien qu’il n’y ait plus ce 40 %

5. Comité sur les affaires religieuses, La laïcité scolaire au Québec. Un nécessaire changement de culture institutionnelle. Avis au

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très bref résumé de l’histoire de la laïcité

de présence du clergé dans la fonction publique, c’est encore un jésuite québécois, le père Julien Harvey, qui a inspiré 6 cette « laïcité ouverte » pour que, dans les écoles déconfessionnalisées, chacun puisse afficher et manifester ses adhésions religieuses ou métaphy-siques. Henri Peña-Ruiz trouve la même pensée chez l’ancien président français, Nicolas Sarkozy. En effet : « Dans son livre d’entretien avec le père Verdin, domi-nicain très antilaïque 7, Sarkozy appelle laïcité ouverte ou positive le fait que la puissance publique, laïcisée par la loi de 1905, doit réintroduire une meilleure considération pour les religieux. Et donc redonner un statut public à la religion 8. »

ministre de l’Éducation, du Loisir et du Sport, octobre 2006. On peut y lire « Le Comité estime que le modèle de laïcité ouverte contribuera à faire de l’école publique un vecteur important dans la construction du Québec de demain. Ce modèle traduit, en effet, un socle de valeurs chères aux sociétés démocratiques : vivre-ensemble, équité, ouverture à l’égard de l’autre, inclusion, tolérance, solidarité, pluralisme, etc. », p. 50. http://www.mels.gouv.qc.ca/references/publications/resultats-de-la-recherche/detail/article/lavis-emla-laicite-scolaire-au-quebec-un-necessaire-changement-de-culture-institutionnelle/

6. Julien Harvey, « Une laïcité scolaire pour le Québec », Relations, septembre 1992, p. 213-217. Harvey aurait importé ce concept de « laïcité ouverte », si l’on se fie à Henri Peña-Ruiz qui dit,  lors d’un entretien avec Béatrice Vallaeys, dans « La laïcité ouverte est insultante », publié en avril 2011 dans Libération, que « [c]e principe de laïcité ouverte ou positive remonte aux années 60, il a été inventé par des théoriciens au sein de la Ligue de l’enseignement ».

7. Nicolas Sarkozy, La République, les religions, l’espérance, Paris, Éditions du Cerf, 2004.

8. « La laïcité ouverte est insultante. »

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La laïcité, toujours à se défendre, ne cesse de demander depuis des siècles que l’on tienne séparés religion et pouvoir politique, religion et institutions publiques communes. Elle réclame que l’État pro-tège toutes les religions et croyances mais n’en favo-rise aucune. La démocratie, comme la laïcité, pose des limites à la liberté individuelle, ce sont les limites du bien commun. En effet, comme le dit Peña-Ruiz, « je crois qu’une liberté sans conditions est absurde. Je récuse même l’idée que la liberté doit se faire sans normes 9 ». Jean Baubérot, le maître de la « laïcité ouverte », que j’opposerai à Peña-Ruiz, devrait être d’accord avec cette dernière affirmation puisqu’il écrit, en citant Charles Taylor, que « [l]a liberté com-plète est un vide dans lequel rien ne vaut d’être fait » et le « soi » qui en résulte est « dépourvu de caractère et par là sans projet défini 10

». La question sera de savoir quelles normes et quelles conditions sont les plus favorables à la réalisation de notre liberté.

Pour développer et répondre à cette question, qui est celle de la signification de « la laïcité », je ferai donc appel principalement à l’historien Jean

9. Henri Peña-Ruiz, « Une laïcité sans adjectif », entrevue avec Louise Mailloux, publiée le 4 mai 2012. http://louisemailloux.wordpress.com/2012/05/04/une-laicite-sans-adjectif. Consultée le 5 octobre 2013.

10. Charles Taylor, Hegel and Modern Society, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 47. Cité par Jean Baubérot, Les laïcités dans le monde, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Que sais-je ? », no 3794, 2009, p. 121.

très bref résumé de l’histoire de la laïcité

Baubérot et au philosophe Henri Peña-Ruiz. Deux spécialistes de la laïcité qui ne voient vraiment pas les choses du même œil.

Après le débat que nous avons connu sur la Charte des valeurs, nous ne serons pas surpris qu’il n’y ait pas de réponse univoque à la question de fond : qu’est-ce que la laïcité ? Il y a plutôt des conceptions différentes, souvent opposées, de la laïcité.

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Chapitre II

Des conceptions de la laïcité

Il y a différentes conceptions de la laïcité. La laïcité et la laïcité ouverte sont les deux principales et elles sont radicalement opposées. Commençons par un partisan de la laïcité ouverte dont nous avons déjà parlé, Jean Baubérot. Il s’appuie entre autres sur le rapport de la Commission Bouchard-Taylor qui a proposé en mai 2008 de se placer dans une pers-pective qui invite à lier laïcité et interculturalisme 1. Selon lui, « les éléments constitutifs de la laïcité ne se trouvent nulle part totalement réalisés 2 » car, constate-t-il, il y a partout, sauf dans quelques pays musulmans, une certaine séparation de l’État et de la religion. Les modalités et les causes de cette sépa-ration varient tellement, selon Baubérot, qu’il faut parler « des laïcités » et des étapes de la laïcité.

1. Gérard Bouchard et Charles Taylor, Fonder l’avenir. Le temps de la conciliation, Québec, Gouvernement du Québec, 2008.

2. Jean Baubérot, Les laïcités dans le monde, Paris, Presses universi-taires de France, coll. « Que sais-je ? », no 3794, 2009, p. 107.

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Le premier moment de la laïcisation serait, selon Baubérot, celui où l’espace religieux devient distinct de l’espace politique à l’intérieur du plus vaste espace social. Par exemple, la création d’écoles et d’hôpi-taux d’État serait un signe de ce premier moment. Baubérot s’amuse à désigner les gens qui travaillent dans ces écoles et hôpitaux « des clercs non religieux 3 », disons-le clairement, des fonctionnaires. Au second moment, « la religion garde une légitimité politique […] et constitue toujours la source principale de la morale publique 4 ». Le dernier moment est celui de « la reconnaissance d’un pluralisme religieux (souvent limité) par le politique, [où] la tolérance de la non-religion est un cas limite, puisque la religion est, dans cette logique, source de la morale publique 5 ».

Baubérot ne se résout pas à donner une définition, alors il procède par des exemples. En Amérique latine, à travers les guerres d’indépendance du xixe siècle, la restructuration des gouvernements nationaux et les nouvelles constitutions, l’Église catholique subit des reculs importants et parfois quelques retours discrets. À ce propos, Baubérot se plaît à rappeler qu’Aristide Briand, un des artisans de la laïcité française, dira, au moment des discussions qui mèneront à la loi de 1905 sur la laïcité, que l’Amérique latine est le conti-nent le plus laïque.

3. Les laïcités dans le monde. 4. Les laïcités dans le monde. 5. Les laïcités dans le monde.

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des conceptions de la laïcité

En Angleterre, la laïcisation est surtout caracté-risée par l’instauration d’un pluralisme qui attribue l’égalité de droits aux protestants non anglicans, aux catholiques et, plus tard, aux juifs et finalement aux athées. Curieusement, les théologiens anglicans ont l’esprit assez large pour accepter les techniques d’ac-couchement sans douleur malgré la punition infligée à Ève, dans la Genèse, d’enfanter dans la douleur. Ils aménageront aussi la théorie de l’évolution de Darwin en affirmant qu’elle suscite un désir d’aller vers une humanité supérieure.

En France, l’impulsion de la laïcité vient de la Révolution. La sécularisation ne s’y produit pas comme ailleurs sous l’effet de l’évolution des savoirs, des tech-niques, des progrès de la rationalité et des représen-tations du monde qui s’ensuivent. Pour cette raison, c’est la philosophie qui prend de l’importance et rem-place la théologie, nous dit Baubérot. Ceux qu’on a appelés les figures des Lumières : Diderot, d’Alembert, Montesquieu, Rousseau, Voltaire et plusieurs autres, donnent le ton. Mais c’est Condorcet qui exprime le mieux l’esprit de l’époque lorsqu’il écrit : « Il arri-vera ce moment où le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, ne connaissant d’autres maîtres que leur raison ; où les tyrans ou les esclaves, les prêtres et leurs stupides ou hypocrites instruments n’existeront plus que dans l’histoire et sur les théâtres 6. » C’est ainsi

6. Nicolas de Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des pro-grès de l’esprit humain, Paris, Flammarion, coll. « GF », no 484,

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que la citoyenneté se dissocie de la religion en même temps que se développe « l’idée neuve » que Saint-Just voit naître en Europe : « le bonheur ». Cette « idée neuve » n’efface pourtant pas le conflit qui durera plus d’un siècle, en France, entre les partisans d’une France catholique et les porteurs de valeurs issues de la Révolution. Les encycliques des papes Grégoire XVI (1832) et Pie IX (1864), qui condamnent le libéra-lisme et la neutralité religieuse en même temps que les libertés modernes, ne parviennent pas à ralentir les progrès de la laïcisation. C’est la prise en charge par l’État de la scolarisation qui contribue le plus, selon Baubérot, au progrès de la laïcité.

Autriche, Allemagne, pays scandinaves, Pays-Bas, Angleterre, Australie, Belgique, quelques can-tons suisses et villes américaines, tous adoptent des structures scolaires étatiques dans lesquelles l’ensei-gnement religieux est limité sinon complètement évacué. C’est l’aboutissement de la séparation du politique et du religieux dans la société. « La reli-gion devient une institution socialement facultative […]. Il se produit donc un certain décrochage insti-tutionnel de la religion 7 » qui devient un choix per-sonnel. La dissociation n’est pas absolue mais elle est bien réelle et on observe un début de laïcisation des mœurs, avec les lois du divorce, par exemple.

1988 (1793), cité par Jean Baubérot, Les laïcités dans le monde, p. 31.

7. Les laïcités dans le monde, p. 59.

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des conceptions de la laïcité

Sécularisation et laïcisation se poursuivent, il ne reste chez plusieurs qu’un « sentiment religieux » et une certaine nostalgie des traditions religieuses qui s’effacent.

Baubérot, comme bien d’autres, voit la poli-tique remplacer la religion. Avec Carl Schmitt, il dit voir dans « la théorie moderne de l’État […] des concepts théologiques sécularisés 8 ». En fait, dans ce contexte, l’État réussit à écarter le religieux, à séparer la citoyenneté de l’appartenance religieuse et cherche ensuite à mettre en œuvre un mode de croire qui le favorise. Ce sera une séparation abso-lue, analyse Baubérot, comme dans l’Union sovié-tique de Staline et la Chine de Mao, ou une alliance contrôlée comme dans l’Allemagne d’Hitler et l’Italie de Mussolini. De façon moins absolue, aux Pays-Bas, en Uruguay et en Belgique, on se répartit les responsabilités de l’éducation. Ce n’est qu’après la Deuxième Guerre mondiale que la plupart des pays inscrivent la laïcité dans leur Constitution. Encore là, l’arrangement des rapports entre Églises et État varie, insiste-t-il, mais il s’agit toujours d’une répar-tition du contrôle de l’éducation. Baubérot donne alors l’exemple du Québec, que nous connaissons, où « la laïcisation des écoles sera mise en œuvre […] en 2000 (et achevée en 2008) 9 ».

8. Carl Schmitt, Théologie politique, I, Paris, Gallimard, 1988, p. 46, cité par Jean Baubérot, Les laïcités dans le monde, p. 67.

9. Les laïcités dans le monde, p. 77.

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On pourrait également signaler le cas de la contraception et de l’avortement qui furent l’objet de conflit pendant de nombreuses années avant que la plupart des États statuent « que certains comportements, en matière de mœurs, relèvent de la conscience individuelle et non de l’autorité publique 10 ». La religion elle-même devient une affaire privée. Donc, partout, les normes religieuses ne s’imposent plus au niveau civil. En Europe, c’est la Cour européenne des droits de l’homme qui assure que les religions ne contreviennent pas aux règles d’une société démocratique et que les États maintiennent une neutralité religieuse. Encore une fois, cela n’implique pas que la laïcité soit vécue de la même façon partout. Les relations État-religions, les mœurs, l’organisation de l’éducation peuvent varier d’un pays à l’autre, voire d’une province à l’autre.

Dans ce vaste contexte, Baubérot nous apprend que le Canada est un pays laïque du fait de sa poli-tique multiculturaliste appliquée depuis les années 1970. La pratique de l’« accommodement raison-nable » correspond au fait que « la sphère publique n’est jamais neutre au point de vue culturel 11 ». Au Québec, suite au « vif débat » qui a duré de 2006 à 2008, ce multiculturalisme a été aménagé en « laïcité interculturelle », signale Baubérot. Et aujourd’hui,

10. Les laïcités dans le monde, p. 79. 11. Les laïcités dans le monde, p. 85.

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cette laïcité est remise en débat par l’annonce du projet de loi sur la Charte des valeurs québécoises…

Il est vrai que la laïcité s’articule différemment d’un pays à l’autre et se transforme selon l’évolu-tion du contexte social et politique. Les décisions qui sont prises « concernant les limites à établir entre les croyances religieuses et leur expression dans le domaine public […] sont souvent contestées et deviennent source de tensions et de débats parfois hou-leux 12 ». Il sera donc naturel d’examiner maintenant une conception très différente de la laïcité ou, plu-tôt, une tout autre façon d’aborder la question.

Après les mises en garde et les précautions d’un partisan de la « laïcité ouverte », suivons les réflexions du philosophe Henri Peña-Ruiz qui, lui, se veut un défenseur de la laïcité plutôt que de se présenter en observateur. Il estime que la notion de laïcité ouverte, présente chez Baubérot et dans le rapport Bouchard-Taylor, « est parfaitement insultante pour la laïcité tout court, car elle suppose qu’il pourrait y avoir une laïcité fermée 13 ». Il y aurait même une laïcité stricte ou rigide, comme l’écrivent Bouchard et Taylor.

Allons-y sans détour : « La laïcité, c’est un cadre juridique et politique permettant à des êtres

12. Yolande Geadah, Accommodements raisonnables. Droit à la diffé-rence et non différence des droits, Montréal, VLB éditeur, 2007, p. 32. C’est moi qui souligne.

13. Béatrice Vallaeys, « La laïcité ouverte est insultante », Libération, avril 2011.

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différents du point de vue des options spirituelles ou des convictions personnelles de vivre ensemble 14. » C’est ce que répond Peña-Ruiz à Louise Mailloux quand elle lui demande sa définition de la laïcité. Cela semble clair mais aussi très général.

Peña-Ruiz évoque d’abord « l’Inquisition, la Saint-Barthélemy, les conversions forcées, la mise en tutelle de la démarche scientifique et la condamna-tion de la réflexion critique, la persécution des libres penseurs ou des tenants des religions dominées 15 », qui sont tous des faits historiques, en France et dans le monde. Les religions sont capables de tels crimes lorsqu’elles sont dominantes. Lorsqu’elles sont mino-ritaires ou dominées, il leur arrive de se montrer favo-rables à la laïcisation. Ce fut le cas des protestants en France à l’égard des lois laïques de séparation de 1880 et de 1905. Les affrontements entre religions, comme on peut les voir à l’œuvre aujourd’hui au Moyen-Orient 16 et en Inde, sont loin d’être nou-veaux. Le christianisme fut d’abord persécuté puis, quand il fut institutionnalisé par Théodose comme religion de l’empire, les autorités chrétiennes ins-pirèrent aussitôt la proscription du paganisme. Les

14. « Une laïcité sans adjectif », entrevue avec Henri Peña-Ruiz, publiée le 4 mai 2012 par Louise Mailloux. http://louisemailloux.wordpress.com/2012/05/04/une-laicite-sans-adjectif/

15. Henri Peña-Ruiz, Qu’est-ce que la laïcité ?, Paris, Gallimard, coll. « Folio actuel », no 104, 2003, p. 45.

16. En Syrie, au Liban et en Lybie auxquels on pourrait ajouter l’Égypte et, dans un autre contexte, l’Irlande.

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mots ne manquent pas pour désigner les ennemis des vérités religieuses : « l’impie, l’infidèle, le mécréant, l’apostat, le renégat, l’hérétique et l’incroyant ».

Peña-Ruiz rappelle une autre invention du clé-ricalisme qui, de façon moins violente mais peut-être plus insidieuse, veut contrôler les consciences. Cette invention, c’est l’Index librorum prohibitorum, le catalogue des livres interdits promulgué par le Concile de Trente en 1564. Une partie de la liste des auteurs « mis à l’index » est si incroyable qu’il faut l’énumérer : Dante, Abélard, Descartes, Calvin, Diderot, Bayle, Bacon, Érasme, Galilée, La Fontaine, Lamartine, Kant, Montaigne, Malebranche, Lamennais, Montesquieu, Pascal, Spinoza, Voltaire, Rousseau, Hugo, etc. Ce que fait apparaître cet Index, c’est que la fusion entre pouvoir clérical et pouvoir politique ne peut se limiter à la coercition. L’absorption du droit dans l’éthique, et de l’éthique dans la foi religieuse la plus soumise, nécessite d’éra-diquer la liberté de conscience. Le pouvoir spirituel donne tout le sens, il est maître du sens, et ce qui en dévie doit être ramené dans le droit chemin. L’Index prévient ces déviations.

Ces quelques rappels des liens entre autorité politique et religion font aisément comprendre le premier principe de la laïcité : la séparation de la religion et de l’État. Peña-Ruiz n’examine pas en détail toutes les variantes et évolutions des applica-tions particulières de la laïcité. Il s’attache d’abord à

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définir ce qu’est la laïcité et ne se réfère à l’histoire que pour mesurer l’emprise passée du religieux. La laïcité est la séparation du religieux et du politique et il ne faut pas confondre la lutte de la laïcité pour sa reconnaissance légitime contre toute domination religieuse et les luttes contre la religion qui ne sont pas le fait de la laïcité.

Aujourd’hui, la laïcité doit lutter pour préser-ver sa définition. Tous, ou presque, se disent laïques mais plusieurs sentent le besoin de mettre la laïcité « à leur main », de la rénover pour en faire une « laï-cité plurielle », une « laïcité délibérative », une « laïcité ouverte », une « laïcité interculturelle », une « laïcité inclusive » ; bref, on utilise tous les qualificatifs pos-sibles pour atténuer, voire annuler le sens de « la laïcité ». Peña-Ruiz parle d’insulte dans le cas de la « laïcité ouverte » puisque cela suppose que la laïcité serait fermée. On pourrait aussi se demander ce que serait une « laïcité singulière » en opposition à une « laïcité plurielle, une « laïcité irréfléchie » opposée à une « laïcité délibérative » ou une « laïcité intracul-turelle ou exoculturelle » qui se distinguerait d’une « laïcité interculturelle ». Ces succédanés de laïcité et « les débats récurrents sur sa définition 17 » rendent nécessaire de « remonter au principe de la laïcité, pour rappeler sa définition juridique et son fonde-ment philosophique 18 ».

17. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 15. 18. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 16.

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Commençons par une définition très générale : « La laïcité, c’est le désir de vivre ensemble en dépas-sant les différences pour s’élever à une humanité com-mune et cet esprit-là, il est l’opposé de l’enfermement dans la différence [culturelle et religieuse] 19. » Ce désir, cet esprit, exige d’assurer à toutes et tous la liberté de conscience et l’égalité de droits. Ce désir est le désir laïque d’autonomie intellectuelle et morale favorisée par l’instruction publique, et il vaut autant pour la liberté de conscience privée que pour la communauté politique en laquelle tous peuvent se reconnaître. C’est à l’intérieur de cette communauté politique laïque que les associations religieuses ou philosophiques se manifestent en toute indépendance et sans hypothé-quer l’indépendance de la sphère publique. Dans ce contexte, l’espace laïque se maintient parce qu’il n’est ni pluriconfessionnel et, encore moins, monoconfes-sionnel : il est non confessionnel. Il ne se soucie pas du « salut des âmes », disait Locke 20, et « seuls lui importent les actes et leur conformité avec les exigences de la vie commune 21 », selon Spinoza 22. La laïcité n’est pas la

19. Henri Peña-Ruiz, entrevue avec Louise Mailloux. 20. John Locke est surtout connu pour sa Lettre sur la tolérance, Paris-

Genève, Slatkine Reprints, coll. « Ressources », 1980 (1689). 21. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 22. 22. Baruch Spinoza (1632-1677). Il est le philosophe du panthéisme

pour avoir écrit : « Dieu, c’est-à-dire la nature. » Après un examen critique de la Bible, dont ce fut la première véritable exégèse rationaliste, Spinoza conclut qu’elle a été écrite pour frapper les imaginations et qu’elle ne fournit ni enseignement, ni métaphy-sique et n’apprend rien sur Dieu. Il introduit ainsi une séparation

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gestion du pluralisme religieux, tel que le propose la « laïcité ouverte » de Baubérot, elle est le souci de l’uni-versel et des valeurs communes. Elle départage ce qui est commun à tous de ce qui relève de la sphère privée, puis « elle requiert que nous observions les règles de la coexistence de nos libertés 23 ». Sur ce plan, les valeurs laïques, les principes de la laïcité, s’appuient sur une conception exigeante de la dignité humaine.

L’interdiction de la lecture de certains livres 24 est particulièrement scandaleuse, aux yeux de la laïcité, puisque c’est par l’école et les livres que la liberté de conscience et l’égalité reçoivent les références cultu-relles qui l’affranchissent des puissances idéologiques dominantes et de leur emprise médiatique. Ce que vise l’école laïque, c’est « l’éducation à la liberté, notam-ment par la connaissance raisonnée et la culture uni-verselle, conditions de l’autonomie du jugement 25 ». C’est pour cette raison que l’école doit faire partie de la sphère publique et se distinguer des régimes d’affir-mation des « différences » et rester ouverte à tous. Les programmes et les enseignants doivent se dissocier rigoureusement de toute valorisation prosélyte comme

fondamentale entre la foi et le savoir. Il est excommunié en 1656 à cause de son attitude trop libre par rapport aux pratiques du judaïsme et vit alors en homme libre sans attache religieuse. http://atheisme.free.fr/Biographies/Spinoza.htm

23. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 26. 24. L’Index librorum prohibitorum de l’Église catholique ne fut aboli

qu’en 1966. 25. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 73.

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de tout dénigrement polémique, nous dit Peña-Ruiz. Les registres du savoir et de la croyance doivent être soigneusement distingués et rien ne justifie que l’on consacre un cours particulier à la religion, pas plus qu’à l’humanisme athée 26.

Quelques mots encore sur l’éducation puisque, pour les laïques, elle a la tâche essentielle de pro-duire la liberté de conscience et de garantir l’égalité des droits. Elle apprend à « conjuguer le civisme […] et la vigilance critique à l’égard de ceux qui exercent le pouvoir 27 » pour se permettre « un jour de se pas-ser de maître 28 ». En effet, l’exercice du jugement réfléchi s’acquiert et la liberté de pensée ne doit pas être confondue avec la spontanéité. Si les élèves sont déjà étiquetés, identifiés, ils deviennent, aux yeux des autres, les porte-parole de leur communauté ou de leur famille et ils sont contraints de se défendre plutôt que de dialoguer pour exercer librement leur jugement.

Parmi les signes identitaires qui établissent une frontière entre « l’autre » et la société d’accueil, le hidjab est particulièrement remarquable. Selon Peña-Ruiz, il est issu de l’islam intégriste et, quoi qu’on en dise, il est « naïf […] d’y voir la manifes-tation du libre arbitre individuel 29 ». Ce voile non

26. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 74-75. 27. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 101-102. 28. Peña-Ruiz emprunte cette expression à Jacques Muglioni, L’école

ou le loisir de penser, Paris, Éditions du CNDP, 1993, p. 23 et suiv.

29. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 108.

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seulement rend impossible l’intégration dans une société d’accueil, selon Peña-Ruiz, mais il fait par-tie « d’une stratégie soutenue par une organisation transnationale [qui] vise à détruire la laïcité tenue pour un dangereux levier d’émancipation et de dis-tance critique à l’égard du fidéisme religieux 30 ».

Cette résistance musulmane à la laïcité est relati-vement nouvelle, mais elle est loin d’être la première. Déjà en 1925, l’Assemblée des cardinaux et des évêques de France, au nom des catholiques, estime que :

« […] les lois de la laïcité sont injustes d’abord parce qu’elles sont contraires aux droits formels de Dieu [et] procèdent de l’athéisme et y conduisent […] Elles supposent la méconnaissance totale de Notre Seigneur Jésus-Christ et de son Évangile 31 ».

Les laïques sont plus indulgents lorsqu’ils disent que l’on peut formuler « sans ambiguïté un point d’accord entre le croyant qui respecte en tout homme le fils du Dieu auquel il croit et l’athée qui respecte en tout homme l’humanité elle-même 32 ».

30. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 108-109. Cette affirmation n’est pas lancée en l’air ; Peña-Ruiz renvoie au livre du Docteur Abdallah, Le foulard islamique et la République française : mode d’emploi, Bobigny, éd. Intégrité, 1995, p. 66, qui explique comment utili-ser des moyens juridiques pour imposer le foulard dans les écoles.

31. La Déclaration des cardinaux et des évêques de France de 1925 ainsi que des extraits de l’encyclique Divini Illius Magistri de 1929 sont reproduits aux pages 181-183 des textes choisis pré-sentés par Peña-Ruiz et publiés sous le titre : La laïcité, Paris, Flammarion, coll. « Corpus », GF no 3067, 2003.

32. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 115-116.

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Les débats sont plus subtils aujourd’hui. Tous se disent laïques mais voudraient ouvrir cette laï-cité pour que les religions acquièrent l’un ou l’autre privilège : un peu de religion à l’école ou quelques signes religieux dans les institutions d’État. Certains veulent une laïcité plurielle qui accorde une place égale ou proportionnelle à toutes les religions, croyances et incroyances. D’autres voudraient que l’on dise que l’État est laïque, mais que toutes les reli-gions devraient pouvoir y trouver leur place. Ce sont toujours là des tentatives pour dénaturer la laïcité, pour la faire disparaître puisqu’elle n’est pas un com-posite ou un amalgame de religions, de croyances ou d’incroyance, mais « la promotion active de ce qui unit les hommes en deçà de leurs appartenances et de leurs options spirituelles respectives 33 ».

Par un autre biais, la laïcité est aussi attaquée pour son association à la modernité qui, selon cer-tains, aurait détruit les repères éthiques tradition-nels dans un monde dominé par la science et la technique, c’est-à-dire un monde « désenchanté ». Comme si la détresse sociale ne provenait pas plutôt, nous dit Peña-Ruiz, « d’un mode de développement économique où la polarisation de la richesse coexiste avec les nouvelles formes de pauvreté 34 » ; comme si les relations humaines, devenues marchandes, ne s’éloignaient pas, à cause de cela, aussi bien de la

33. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 132. 34. Qu’est-ce que la laïcité ?, p. 138.

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raison que du sentiment. Que veulent les religions face à cela ? Veulent-elles abolir la science parce que certains se la sont appropriée, veulent-elles abolir la raison pour replonger l’humanité dans des mythes qui engourdiront la misère, veulent-elles justifier les inégalités comme volonté divine ? À cela, oui, la laï-cité résiste. À cela elle oppose le développement de la raison critique, la liberté de conscience et l’égalité de droits. La laïcité a pour principe la volonté d’une même justice pour tous, d’un accueil et d’une inté-gration favorables à tous, indépendamment de l’ori-gine, de la religion, de la croyance ou de l’incroyance.

Tout ceci se transpose très facilement dans le débat québécois sur la Charte des valeurs québé-coises. Rares sont les personnes qui ne se disent pas laïques et qui voudraient que les religions orientent les politiques de l’État.

Cependant, ces « laïques » sont si modérés qu’ils consentent à renoncer à la catéchèse, mais pour la remplacer par dix années scolaires de Culture reli-gieuse accolée à une éthique où certains ont remarqué que jamais les mots « humanisme » ou « athée » n’ap-paraissent. On y apprend toutes les croyances mais pas l’incroyance, et on prétend que cette « culture » prépare à vivre dans « le monde d’aujourd’hui ». Il aurait été tellement plus judicieux d’appliquer le programme de « philosophie pour enfants 35 ». Ce

35. http://philoenfant.org/Consulté le 23 octobre 2013.

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programme a été élaboré au Québec, à l’Univer-sité Laval, et est répandu actuellement sur tous les continents. L’Association québécoise de philosophie pour enfants 36 (AQPE) est basée au Département des sciences de l’éducation et de psychologie de l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC) et sa principale visée est de faire connaître la méthode de la communauté de recherche philosophique (CRP) auprès de différents enseignants, écoles, organismes ou entreprises :

Cette approche, initiée par le philosophe Matthew Lipman, est maintenant présente dans plus de 50 pays et est reconnue par l’UNESCO comme une approche favorisant une éducation à la paix et per-mettant le développement de l’autonomie intellec-tuelle. Plusieurs recherches indiquent par ailleurs que l’utilisation de la CRP, que ce soit à l’école primaire ou secondaire, est un outil puissant qui prépare les élèves à la vie en développant leur estime, leur pensée critique et leur pensée créative 37.

Ce programme a été proposé au ministère de l’Éducation, du Loisir et du Sport, mais sous les conseils du Secrétariat et du Comité sur les affaires religieuses, la proposition a été écartée et ce sont des spécialistes de la religion, aidés par des autorités de diverses religions, qui ont produit le programme d’Éthique et culture religieuse (ÉCR). Ces personnes se disent sûrement des laïques ouverts à toutes les 36. http://edupsy.uqac.ca/aqpe/Consulté le 23 octobre 2013. 37. http://edupsy.uqac.ca/aqpe/Consulté le 23 octobre 2013.

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religions. Mais ne peut-on pas connaître les diverses religions par la philosophie pour enfants et par des cours d’histoire et de littérature ? Plusieurs le croient et ils estiment que dix années scolaires, c’est beau-coup pour se repérer dans le monde des religions. Sans entrer dans les détails du cours, disons que de raconter l’épisode de l’arche de Noé en s’interdi-sant d’être critique envers les religions enseignées, comme le veut le programme, c’est pour le moins irresponsable.

L’autre aspect, plus social, de cette laïcité ouverte est son appel à l’intégration économique de gens d’autres religions que celle du pays d’accueil. Il est venu au Québec des centaines de milliers d’immi-grants de tous les pays de tradition chrétienne, catholiques ou protestants, sans que se pose le pro-blème de la pluralité religieuse. L’humoriste et bio-logiste, Boucar Diouf, a même pu dire que les « pure laine tissés serrés » pourraient bien se dire « métis-sés serrés ». Le problème se pose lorsque parmi les personnes immigrantes se trouvent des personnes d’autres religions, qui tiennent à afficher leur adhé-sion religieuse, comme elles le faisaient dans leur pays d’origine. C’est là que la manifestation de cette adhésion en vient à poser le problème de l’intégra-tion économique. Dans un pays laïque, tous peuvent manifester librement leur religion ou leur absence de religion mais les employeurs, particulièrement l’État, peuvent poser des conditions à leur emploi. C’est

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précisément ce qui a animé le débat durant des mois, au Québec, quand le gouvernement a annoncé qu’un projet de loi, la Charte des valeurs québécoises, allait interdire le port de signes religieux dans la fonction publique.

Le débat juridique et les appels aux chartes des droits ont été lancés dans ce contexte, alors voyons ce qui en est de ces « constitutions, déclarations, conventions et chartes ».

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Chapitre III

Déclarations des droits, chartes des droits et

Convention européenne

Dès l’annonce d’un projet de Charte des valeurs qué-bécoises, des affirmations catégoriques ont résonné à l’effet que cette Charte ne passerait pas le « test » des tribunaux. Plusieurs se sont offerts pour initier les poursuites devant différentes cours. Dès mainte-nant et sans se mettre à la place des juges, on peut examiner, par exemple, la Déclaration universelle des droits, la Constitution canadienne et la Charte canadienne des droits (ces dernières n’ayant cepen-dant pas été ratifiées par le Québec) ainsi que la Convention européenne.

Nous avons vu que ces avis sur d’éventuels jugements négatifs de l’une ou l’autre cour ont été contestés par des avis contraires. Par ailleurs, cer-tains parlementaires veulent plutôt se réserver la décision sur cette Charte si les tribunaux ne s’en chargent pas. Ils estiment que cette question est

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trop importante pour la confier au peuple lors d’une élection puisqu’il « ne serait pas assez éclairé pour comprendre cette question et exercer son droit de vote en conséquence 1 ». De son côté, la Commission des droits de la personne, avant même que le pro-jet de loi ne soit déposé, publie un avis qui élève la liberté religieuse à un niveau si sacré, que cette liberté, selon la Commission, ne saurait être limitée d’aucune façon. Pourtant, on pourrait penser que ce qui est sacré pour tous, c’est l’ensemble de ces droits tels qu’ils sont énoncés. Il vaut la peine de relire quelques « considérants » représentatifs dans le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, pour constater que le droit à la liberté religieuse ne dépasse aucun autre droit, car « tous les droits sont égaux ».

Considérant que la reconnaissance de la dignité inhé-rente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fonde-ment de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde,Considérant que dans la Charte les peuples des Nations Unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dans la dignité et la valeur de la personne humaine, dans l’égalité des

1. Frédéric Bastien, « Libre opinion », Le Devoir, 23 octobre 2013, p. A8. Bastien précise que « [c]’est le cas entre autres de Québec solidaire qui, le 9 octobre dernier, déclarait que cette question était le pire enjeu à débattre dans une campagne électorale. Le peuple ne serait pas assez éclairé pour comprendre cette question et exercer son droit de vote en conséquence ».

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droits des hommes et des femmes, et qu’ils se sont déclarés résolus à favoriser le progrès social et à ins-taurer de meilleures conditions de vie dans une liberté plus grande,Considérant que les États Membres se sont engagés à assurer, en coopération avec l’Organisation des Nations Unies, le respect universel et effectif des droits de l’homme et des libertés fondamentales,Considérant qu’une conception commune de ces droits et libertés est de la plus haute importance pour remplir pleinement cet engagement,

C’est le plus souvent l’article 18 de la déclaration qui est servi quand on prétend que le droit d’expres-sion de sa religion dans la fonction publique est violé par le projet de Charte du Parti québécois.

Article 18 : Toute personne a droit à la liberté de pen-sée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa convic-tion seule ou en commun, tant en public qu’en privé, par l’enseignement, les pratiques, le culte et l’accom-plissement des rites.

« Manifester en public » signifie-il que « sa reli-gion ou sa conviction » peut être manifestée dans les institutions d’État ? Pourrait-on célébrer une messe, accueillir le prêche d’un imam, installer la statue de Bouddha ou organiser toute autre cérémonie religieuse dans les locaux du Parlement ? Serait-ce brimer « la liberté de religion » que de l’interdire ? Bien sûr que non. L’interdiction de signes religieux

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à l’intérieur des institutions d’État ne va pas contre la Déclaration universelle des droits de l’ONU car, si tel était le cas, plusieurs pays européens devraient être considérés comme délinquants. Or, ce n’est pas le cas. Même les écoles américaines sont exemptes de signes religieux, « sauf s’ils sont discrets 2 ». Pourtant, le premier amendement du Bill of Rights (1791) américain dit bien : « Congress shall make no law res-pecting an establishment of religion, or prohibiting the free exercise thereof 3 » et les Américains considèrent qu’ils ne violent pas leur loi en interdisant les signes religieux dans les écoles. Ainsi, la liberté de religion, comme toute liberté, peut être limitée lorsqu’un gouvernement décide que le bien commun l’exige ; les codes civil et criminel fournissent des milliers d’exemples de ces limitations de notre liberté.

Après la Déclaration universelle, examinons cette Charte canadienne si souvent invoquée et qui permet le voile intégral (le niqab) en Cour. Il faut d’abord lire le célèbre préambule : « Attendu que le Canada est fondé sur des principes qui recon-naissent la suprématie de Dieu et la primauté du droit. » Ce préambule, semble-t-il, n’est pour ainsi

2. L’actualité, 15 octobre 2013, p. 17. On trouve dans ce numéro, aux pages 16-17, un aperçu des lois sur les signes religieux osten-tatoires dans onze pays différents.

3. « Le Congrès ne fera pas de loi concernant l’établissement de la religion, ou interdisant son libre exercice. » http://en.wikipedia.org/wiki/United_States_Bill_of_Rights. Consulté le 24 octobre 2013.

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dire jamais invoqué pour fonder les jugements de la Cour suprême ; mais il est là. Le premier article est plus intéressant : « La Charte canadienne des droits et libertés garantit les droits et libertés qui y sont énon-cés. Ils ne peuvent être restreints que par une règle de droit, dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d’une société libre et démocratique 4. » Je retiens sur-tout de cette proposition : « Ils ne peuvent être res-treints que par une règle de droit » et j’en conclus qu’une loi peut restreindre les droits et libertés qui y sont garantis. Comme le dit l’avocate Julie Latour, « la démission du législatif a entraîné l’hyperactivité du judiciaire 5 ». Les élus ne peuvent se décharger sur les juges de leur responsabilité d’adopter les lois qui correspondent aux besoins et à la volonté de la société. Cette démission a entraîné une érosion de cette valeur fondamentale qu’est la laïcité et qui est pourtant une source de cohésion sociale.

Seule une loi raisonnable et justifiable peut fixer certaines limites à une liberté. L’article 6 (2) de la Charte canadienne stipule que tout citoyen peut se déplacer et travailler dans toutes les provinces du pays. Mais on précise au paragraphe suivant : « Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordon-nés […] aux lois et usages d’application générale en

4. http://laws-lois.justice.gc.ca/fra/const/page-15.html. Consulté le 24 octobre 2013.

5. La Presse, 29 décembre 2012.

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vigueur dans une province donnée […] ». Autrement dit, les lois locales ont préséance sur la Charte cana-dienne dans la mesure où elles sont raisonnables et justifiées. Ce n’est pourtant pas ce qu’ont laissé entendre de nombreux intervenants anti-Charte, parmi lesquels le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, M. Jacques Frémont.

Monsieur Frémont, au nom de la Commission qu’il préside, a déclaré quasi illégale la Charte des valeurs québécoises avant même que le texte final soit écrit. Il ne s’appuie certainement pas sur l’énoncé qui dit : « Considérant que les droits et libertés de la per-sonne humaine sont inséparables des droits et libertés d’autrui et du bien-être général. » Le président Jacques Frémont préfère l’article 3 qui stipule que : « Toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d’opinion, la liberté d’expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d’association. » À cela il combinerait les articles 10 et 16 qui interdisent la dis-crimination dans l’embauche pour cause de religion. Et c’est ce qui lui permet d’écrire, en tant qu’expert dans l’Avis de la Commission, qu’« une loi qui inter-dirait le port de signes religieux par les employés des organismes publics serait manifestement en violation des dispositions de la Charte québécoise 6 ». Ce sont

6. Commentaires sur le document gouvernemental : « Parce que nos valeurs, on y croit. Orientations gouvernementales en matière

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les tribunaux qui en jugeront, dit la Commission, et ce jugement sera assurément défavorable selon le président Frémont. Il serait défavorable non seule-ment au projet du gouvernement péquiste, mais aussi à ce que recommandait la Commission Bouchard-Taylor et aux compromis avancés par la Coalition avenir Québec et Québec solidaire. C’est beaucoup de défaveur à justifier.

Mais à l’extérieur de la Commission, il n’y a pas d’unanimité sur le « jugement à venir ». Le lende-main de la parution de cet avis, un ancien président de la Commission et ancien ministre, Pierre Marois, écrit dans Le Devoir 7 qu’il ne reconnaît plus « sa » Commission des droits. Il voit dans cet avis une espèce de « diktat de pères fondateurs d’une sorte de “Chartisme” ». Il remarque surtout que les commis-saires s’appuient principalement sur la Cour suprême et se basent donc sur la Charte canadienne des droits. Cette dernière n’est centrée que sur l’individu, note Pierre Marois, alors que notre Charte québécoise des droits « couvre l’individu et la société ». Marois s’attriste du fait que la Commission ait perdu le fil de ses avis antérieurs – par exemple sur la déconfession-nalisation des commissions scolaires, sur la question

d’encadrement des demandes d’accommodement religieux, d’affirmation des valeurs de la société québécoise ainsi que du caractère laïque des institutions de l’État ». http://www.cdpdj.qc.ca/Publications/commentaires_orientations_valeurs.pdf, p. 21. Consulté le 25 octobre 2013.

7. Mardi 22 octobre, page Idées, A7.

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de la récitation de la prière en début d’assemblée publique d’un conseil municipal  – et surtout son document de « Réflexion sur la portée et les limites de l’obligation d’accommodements raisonnables en matière religieuse » qui appelait à un débat et qui, au lieu de ça, se termine maintenant sur « une véritable œuvre de démolition en règle ».

Pierre Marois conclut en mentionnant l’appui donné à la Charte des valeurs par l’ex-juge à la Cour suprême, Claire L’Heureux-Dubé, et l’ex-juge en chef de la Cour du Québec, Huguette Saint-Louis.

L’attaque est si brutale que deux personnes du conseil d’administration de la Ligue des droits et liber-tés, Lucie Lamarche et Dominique Peschard, sentent le besoin, deux jours plus tard, de justifier l’existence même de la Commission et tentent de temporiser le ton de l’avis en soumettant que « les commen-taires de la Commission devraient être appréciés à leur juste valeur et son indépendance, respectée […] la Commission est une institution nécessaire 8 ». La Ligue avait d’ailleurs publié quelques jours plus tôt 9 un texte où l’on peut lire ce qui aurait « peut-être » plu à la Commission :

8. Le Devoir, 24 octobre 2013. 9. Fascicule de la Ligue des droits, intitulé Comprendre la laïcité,

qui fait partie d’une série qui vise à informer sur des enjeux de droits et de liberté. C’est une publication de la Ligue des droits et libertés, réalisée en collaboration avec la Fondation Léo-Cormier et publiée ici sur le site de Presse-toi à gauche. http://www.presse-gauche.org/spip.php?article15506. Consulté le 25 octobre 2013.

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À titre d’exemples [de discrimination], la référence à Dieu dans la Charte canadienne des droits et liber-tés, la présence du crucifix à l’Assemblée nationale, la récitation de prières par des élus dans l’exercice de leurs fonctions officielles ainsi que le financement des écoles confessionnelles et l’exemption de taxes foncières accordée aux églises et aux communautés religieuses sont incompatibles avec la laïcité.

La Charte des valeurs ne va pas jusque-là, mais ces remarques de la Ligue nous rapprochent beaucoup de la fameuse laïcité « à la française » fréquemment mentionnée dans le débat, soit comme modèle ou, le plus souvent, comme repoussoir. La Loi française du 9 décembre 1905 (consolidée en mai 2011) concer-nant la séparation des Églises et de l’État a été un modèle pour de nombreux pays, comme l’a été la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. Quand on lit : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité com-mune », il nous semble toujours avoir déjà entendu ça quelque part.

Il en est de même pour la loi de 1905 10 concer-nant la séparation des Églises et de l’État dont le premier article dit : « La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes sous les seules restrictions édictées ci-après

10. Texte original de la loi et accès à ses quelques modifications et versions plus récentes. http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=LEGITEXT000006070169&dateTexte=20080306

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dans l’intérêt de l’ordre public. » Le second article énumère ce dont il sera question dans les vingt et un articles suivants : « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte [sauf ] les dépenses relatives à des services d’aumônerie et destinées à assurer le libre exercice des cultes dans les établissements publics tels que lycées, collèges, écoles, hospices, asiles et prisons. » Tous les biens des Églises seront transférés à des associations cultuelles et caritatives. Si les biens ne sont pas transférés à de telles associations, ils « seront attribués par décret à des établissements communaux de bienfaisance ou d’assistance ». Le contrôle financier de tout cela sera assuré par l’inspection générale des finances. Pour l’intérêt de l’ordre public, l’article 26 stipule qu’il « est interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l’exercice du culte ». Autant les députés catholiques, au Sénat et à la Chambre des députés, que l’Église de France ont bien compris que cette interdiction mettait fin au « rôle politique » de l’Église catholique. Il n’empêche qu’on assiste aujourd’hui à « un engagement beau-coup plus ferme des évêques dans le politique […] On revoit, à l’église, des prêtres parler politique dans leurs homélies, ce qu’ils ne faisaient plus 11 ». On a

11. Denis Pelletier, « On revoit à l’église des prêtres parler poli-tique dans les homélies », propos recueillis par Nicolas Chapuis, Le Monde, 25 mai 2013. http://abonnes.lemonde.fr/ societe/article/2013/05/25/on-revoit-a-l-eglise-des-pretres-

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connu, en France, une mobilisation semblable des catholiques dans le combat contre la contraception avec l’encyclique Humanæ Vitæ, en 1968, contre l’avortement avec la loi Veil, en 1975, et contre le mariage homosexuel et la question de l’adoption aujourd’hui.

Pour nous rapprocher de questions plus contem-poraines et qui concernent aussi le Québec, voyons l’article 28 de cette loi de 1905 qui dit qu’il « est interdit […] d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édi-fices servant au culte, […] dans les cimetières, […] ainsi que dans les musées ou expositions ». On ima-gine facilement qu’il n’y aura ni signes ni emblèmes religieux à l’intérieur des institutions d’État.

Au Québec, le débat a porté principalement sur cette question du port de signes religieux dans la fonction publique. Les arguments de l’opposition à cette interdiction se résument assez brièvement : cela mettrait des femmes immigrantes au chômage et empêcherait leur intégration. On peut noter aussi l’idée souvent évoquée selon laquelle quelqu’un qui porte des signes religieux n’est pas moins compé-tent ni plus malhonnête. Écartons immédiatement cette idée puisque personne ne soutient le contraire. La laïcité n’est pas une méthode d’évaluation des

parler-politique-dans-les-homelies_3417189_3224.html. Consulté le 22 novembre 2013.

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compétences ou de l’honnêteté. De la même manière, on doit bien voir que la laïcité n’est pas une politique de l’immigration ni de l’employabilité.

Dans un texte intitulé « La prohibition du port des signes religieux : Aller au fond des choses plutôt que tergiverser 12 », le président des Libres penseurs athées (LPA), David Rand, a abordé cette question et nous mène à dire deux mots d’une autre déclaration des droits qu’est la Convention européenne des droits de l’homme. Rand rappelle d’abord ce que certains oublient souvent de mentionner, c’est-à-dire « que cette prohibition de signes religieux ne s’applique qu’aux employés de l’État et seulement lorsqu’ils sont au travail ». Certains peuvent se demander de bonne foi si cette contrainte est vraiment importante et si elle n’est pas exagérée. Rand commence par un exemple banal, mais qui introduit très bien à l’idée de privilège qui sera l’essentiel de son objection au port des signes religieux. C’est l’exemple du port de la barbe. Dans certains emplois, le port de la barbe est interdit. Or, nous dit Rand, il a vu dans l’entreprise où il travaillait et où il était interdit de porter la barbe dans certains départements, une exception : « la barbe portée pour des motifs religieux était tout de même permise 13 ».

12. David Rand, « La prohibition du port des signes religieux : Aller au fond des choses plutôt que tergiverser », site des Libres pen-seurs athées, 14 octobre 2013. http://lpa.atheisme.ca/blog-35/Consulté le 28 octobre 2013.

13. « La prohibition du port des signes religieux. »

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Voilà l’exemple, banal, qui pointe du doigt le privilège accordé aux religions. Beaucoup de gens religieux ou sans religion ne portent pas de signes qui les iden-tifient. Ainsi, ce que fait l’État en interdisant tout signe d’adhésion religieuse ou philosophique, c’est de prévenir tout privilège et tout « prosélytisme implicite et non verbal, l’intimidation potentielle que peuvent générer ces symboles envers certains usagers des ser-vices de l’État, ou encore l’endoctrinement des seg-ments plus vulnérables de certains groupes de clients, tels que les patients ou les enfants 14 ». Rand nous dit que s’il était fonctionnaire, il serait « tout à fait disposé à retirer son chandail arborant des slogans athées pour enfiler un vêtement plus neutre 15 ».

À ceux qui s’opposent à cette « prohibition », comme l’Assemblée des évêques catholiques du Québec, en invoquant l’article 18 de la Déclaration universelle des droits de l’homme de l’ONU, dont nous avons déjà parlé, Rand rappelle que la Cour européenne des droits de l’homme a maintes fois sta-tué 16 que l’interdiction du port de signes religieux dans le cadre d’un travail dans une institution d’État fait partie des « mesures nécessaires dans une société démocratique ». C’est ce que stipule la Convention

14. « La prohibition du port des signes religieux ». 15. « La prohibition du port des signes religieux ». 16. Yolande Geadah (Accommodements raisonnables. Droit à la diffé-

rence et non différence des droits, Montréal, VLB éditeur, 2007, p. 49-50) en donne quatre exemples vécus en Turquie, en Grèce et en Suisse.

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européenne des droits de l’homme au paragraphe 2 de son article 9, intitulé « Liberté de pensée, de conscience et de religion » :

La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures néces-saires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publique, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

Cet article pourrait sûrement s’appliquer à l’abattage de centaines d’agneaux survenu en octobre 2013 17 dans le cadre d’une fête religieuse. Ces agneaux ont été égorgés en plein air, en contravention à la loi. Il s’agit ici de protection de la santé. Rand, lui, retient surtout de cet article 9 que la laïcité pose des res-trictions qui ont à voir surtout avec « la protection des droits et libertés d’autrui ». Il ajoute que si la Charte des valeurs est contre quelque chose, elle est contre les privilèges et les intégrismes religieux. Elle est une mesure préventive nécessaire afin d’empêcher les intégristes de gagner du terrain au sein de l’État et pour éviter que des privilèges indus soient accordés à certaines croyances.

Daniel Baril, cofondateur des Intellectuels pour la laïcité, dénonçait déjà en mars 2010 les cris d’alarme de Gérard Bouchard, de la Commission Bouchard-Taylor, qui déclarait sur les ondes de Radio-Canada le

17. Le Journal de Montréal, 17 octobre 2013, p. 4.

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17 mars que « le Québec se retrouverait avec une crise énorme à l’intérieur, en plus d’un problème consi-dérable à l’échelle internationale », si les symboles religieux étaient interdits dans la fonction publique. Nous reprenons la réponse de Baril telle qu’elle est parue dans La Presse 18 où il fait calmement remar-quer au « commissaire Bouchard » qu’en Allemagne, plusieurs États ont adopté des lois interdisant aux enseignants et aux enseignantes de porter tout signe religieux contraire aux valeurs constitutionnelles pro-mues par l’école publique et que la ville de Berlin interdit à ses employés le port de tout signe religieux dans le cadre de leurs fonctions. En Belgique, en 1994, le Tribunal de Liège a considéré que le port du hidjab était un choix et non une obligation religieuse et a maintenu son interdiction à l’école. En 2005, la plupart des écoles belges interdisaient le hidjab tant aux élèves qu’aux enseignantes. On peut ajou-ter l’interdiction dans des lycées du Maroc 19 et en République tchèque 20.

En France, le Conseil d’État (la plus haute juridiction administrative) a statué que les sikhs devaient retirer leur turban pour la photo devant

18. La Presse, 19 mars 2010. 19. Site SlateAfrique, « Maroc – Le voile interdit au lycée français

de Rabat ». http://www.slateafrique.com/85627/maroc-voile- interdit-lycee-francais-rabat

20. Tunisia Daily, « République Tchèque : deux musulmanes quittent une école après interdiction du hidjab ». http://www.slateafrique.com/85627/maroc-voile-interdit-lycee-francais-rabat

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apparaître sur leur permis de conduire. La Cour a jugé que cette restriction est proportionnée à la liberté de religion étant donné les impératifs de sécurité, d’ordre public et de lutte contre la fraude. En 2003, la France a dû adopter une loi interdisant le port de signes religieux ostentatoires par les élèves à l’école publique (directive Stasi). En octobre 2004, le Conseil d’État a estimé que l’atteinte portée à la liberté de religion par cette loi est proportion-née à l’objectif d’assurer le respect du principe de laïcité dans les établissements scolaires publics. Le même interdit vaut pour tous les employés de l’État français. Le principe est qu’il ne doit pas y avoir de discrimination pour raison religieuse à l’embauche, mais qu’en retour, l’employé doit respecter la neu-tralité de l’État et ne pas faire prévaloir son appar-tenance religieuse sur cette neutralité.

La Suisse a elle aussi eu gain de cause devant la Cour européenne des droits de l’homme dans une plainte concernant l’interdiction du port du hidjab par une enseignante du réseau public. La Cour a jugé que la décision de l’école est conforme au prin-cipe de la neutralité confessionnelle des institutions publiques et a également tenu compte de la fonction pédagogique qui nécessite la neutralité confession-nelle de la part des enseignants.

Aucun de ces jugements n’a suscité de désordre social, poursuit Daniel Baril, ni n’a nécessité l’ins-tauration d’une police de la laïcité, comme le craint

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Gérard Bouchard. Aucun de ces pays n’a eu non plus de « problème considérable à l’échelle internatio-nale ». Ces jugements ont été rendus en dépit d’une définition de la liberté de religion plus détaillée que la nôtre et sans qu’il ne soit fait explicitement men-tion de laïcité dans la Convention européenne.

De plus, tous les exemples qui précèdent, avec références à l’appui, ont déjà été soumis à Gérard Bouchard alors qu’il coprésidait la commission sur les accommodements raisonnables. Or, le rapport de cette commission est complètement silencieux sur les cas qui lui ont été présentés et sur les situations prévalant ailleurs dans le monde, si ce n’est l’exemple de la France toujours présenté en termes péjoratifs. Gérard Bouchard a eu tort à l’époque d’ignorer déli-bérément comment les problématiques semblables à la nôtre sont traitées ailleurs. Un coup d’œil de l’autre côté de l’Atlantique lui aurait évité cette sortie inconsidérée, conclut Daniel Baril.

Malgré toutes les réponses à ceux qui s’appuient sur les chartes des droits, canadienne ou québécoise, voire sur la Déclaration universelle des droits de l’homme, pour invalider la Charte des valeurs, il en reste encore pour souhaiter, comme Georges Paquet, « que le gouvernement fédéral s’oppose officielle-ment au projet de Charte des valeurs québécoises 21 » et cela au nom des droits individuels car, selon cette

21. Georges Paquet, « Ottawa doit bloquer Québec », Le Devoir, 19-20 octobre 2013, p. B5.

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perspective, « les arguments en faveur des droits col-lectifs […] peuvent affaiblir l’obligation de respecter d’abord les droits fondamentaux de la personne ». Encore une fois, tout cela finira en Cour mais, d’ici là, nous avons le temps de nous rappeler l’histoire de cette laïcité au Québec.

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Chapitre IV

La laïcité au Québec

Les historiens ne racontent pas tous la même his-toire de la laïcité au Québec. Selon Micheline Milot, une disciple de Jean Baubérot, l’« omnipotence du clergé catholique [du xviiie à la première moitié du xxe siècle] comporte une part de mythe 1 ». De la même façon, Jocelyn Maclure et Charles Taylor estiment que le pouvoir de l’Église a été « beaucoup plus circonscrit 2 » qu’on ne le dit. L’historien Yvan Lamonde, au contraire, tient compte de ceux qui ont affronté cette « mythique omnipotence » « cir-conscrite » et découvre une « religion catholique, spectaculaire et ostentatoire au Québec, au xixe et au xxe siècle 3 ».

1. Micheline Milot, La laïcité – 25 questions, Ottawa, Novalis-Université Saint-Paul, 2008.

2. Jocelyn Maclure et Charles Taylor, Laïcité et liberté de conscience, Montréal, Boréal, 2010, p. 72.

3. Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, Montréal, Del Busso, 2010, p.10. Ce livre d’Yvan Lamonde sera notre principale référence tout au long du présent chapitre.

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Hier

Rappelons qu’à partir de 1763, la nouvelle autorité britannique, face à une population à 85 % franco-phone et catholique, comptera sur les seigneurs et le clergé catholique pour assurer son pouvoir sur ce qu’elle venait de conquérir. Après avoir soutenu la monarchie française, l’Église se rallie à la monarchie constitutionnelle britannique. C’est là que com-mence l’alliance, au Québec, du pouvoir religieux avec le pouvoir politique.

Lorsqu’en 1774 viennent des colonies anglaises du sud des gens qui proposent aux Canadiens de participer à un projet d’indépendance face à l’Angle-terre, l’Église mettra tout son poids pour garder la fidélité du peuple au roi. Ce travail de « fidélisation » sera refait au moment de la révolution de 1789, en France, et encore en 1810 au moment où le gouver-neur Craig se sent menacé par les complices d’une éventuelle attaque par des troupes napoléoniennes.

Ce sont peut-être ces interventions de l’Église en faveur des Britanniques qui obligent Micheline Milot à admettre que le Québec a pu paraître « sous la domination absolue du clergé 4 », mais elle ajoute aussitôt qu’il ne faut pas confondre cette domination avec « la construction de la sphère politique ». Sauf pour l’éducation, l’Église n’a jamais été organique-ment liée au pouvoir, dit-elle. Avec Jocelyn Maclure

4. La laïcité – 25 questions, p. 72.

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la laïcité au québec

et Charles Taylor 5, elle affirme que l’Église n’a eu pour fonction que l’encadrement moral et culturel de la population catholique. Face aux propositions d’écoles royales (1801) qui visent l’anglicisation et la « protestantisation » de la population 6, le clergé et le Parti patriote s’affrontent quant au système scolaire à établir. Le clergé propose un système « d’écoles de Fabrique » administrées par des marguilliers et les curés locaux, alors que le Parti patriote qui, pour le moment, détient la majorité en Chambre, fait adop-ter des « écoles d’Assemblée » administrées par des syndics. Mais ce système ne durera pas. Dans son Histoire sociale des idées au Québec 7, Lamonde montre comment le clergé va torpiller ce qui ressemble trop à la « malheureuse France [qui a] soustrait l’édu-cation à l’autorité ecclésiastique 8 ». La loi n’est pas reconduite et l’évêque de Montréal, Mgr Lartigue se réjouit de travailler au rétablissement des écoles de Fabrique, car « je voyais dernièrement par les jour-naux que les laïcs renouvelleraient le plus tôt possible leur mauvaise loi de 1829 9 ».

Le Parti patriote ne s’intéresse pas qu’aux écoles. Il entreprend de faire circuler, sous forme de pétition,

5. Laïcité et liberté de conscience, p. 72. 6. L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire,

p. 145. 7. Montréal, Fides, 2000, 2 tomes. 8. Yvan Lamonde, Histoire sociale des idées au Québec, tome I,

p. 153. 9. Ibid., p. 155.

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les 92 Résolutions 10. Les évêques s’opposent et les considèrent comme de « faux patriotes » atteints de cette peste que sont le libéralisme et la démocratie. Les 92 Résolutions sont refusées par la Chambre et dans les assemblées publiques le ton monte contre le clergé. Quand Mgr  Lartigue rappelle « l’origine divine et non populaire du pouvoir politique » devant une assemblée, le 24 octobre 1837, il se fait répondre par des cris qui dénoncent « le clergé qui a pris parti avec les ennemis du peuple pour l’écra-ser 11 ». En janvier 1838, les patriotes sont considérés comme traîtres par le même Mgr Lartigue. Au même moment, il assure à la reine Victoria son « attache-ment inviolable » pour l’Angleterre. Connaissant ces éléments de notre histoire, il est tout de même éton-nant que Micheline Milot puisse dire que « l’influence du clergé catholique dans la société civile est généra-lement confondue [à tort] avec la construction de la sphère politique 12 ».

À la suite de la rébellion de 1838, l’Église catho-lique et les Églises protestantes se verront confier les commissions scolaires où elles auront tous les pouvoirs. Il y aura alors un afflux d’enseignants : Jésuites, Oblats, Clercs de Saint-Viateur et Pères de

10. Les 92 Résolutions de 1834 sont plus ou moins une proposition de constitution pour le Bas-Canada. Texte intégral http://pages.videotron.com/nh1837/documhis/dh92r.htm

11. Histoire sociale des idées au Québec, tome I, p. 243-245. 12. La laïcité – 25 questions, p. 72.

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Sainte-Croix viennent « intensifier » l’enseignement. Les associations, éditions et journaux, libéraux ou catholiques, foisonnent. Fondé en 1844, l’Institut canadien de Montréal est l’exemple le mieux connu du libéralisme laïc et anticlérical. Monseigneur Bourget, le nouvel évêque de Montréal, sévit en 1858 contre les bibliothèques qui possèdent des livres mis à l’Index par l’Église ou sont abonnées à des journaux antire-ligieux. Il excommunie l’Institut et ses membres, et juge le journal Le Pays « irréligieux, hérétique, impie, libéral et immoral ». Ceux qui n’agiront pas en consé-quence de ces condamnations, poursuit Bourget, seront privés des sacrements à l’heure de leur mort 13.

Les choses n’iront pas en s’améliorant. Un nou-veau régime constitutionnel est mis en place le 1er juillet 1867 et, à l’article 93, sont confirmées les commissions scolaires confessionnelles qui ne seront abolies qu’en l’an 2000. L’élection qui suit « fut pro-bablement celle où se manifesta pour la première fois de façon explicite l’intervention de l’Église dans les affaires politiques et partisanes 14 ». C’est là que résonna pour la première fois la célèbre expression : « le ciel est bleu, l’enfer est rouge 15 ».

13. L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 158-159.

14. L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 161.

15. C’est une formule que nous avons entendue dans les sermons dans nos églises jusqu’au début des années 60 alors qu’elle faisait le partage entre Duplessis, le bleu, et les rouges libéraux.

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Les mises à l’Index se succèdent ainsi que la mise à exécution des menaces contre les excommuniés ; par exemple, le refus de sépulture ecclésiastique pour Joseph Guibord 16. Cette dernière « punition d’un excommunié » fut contestée en Cour par Joseph Doutre, l’avocat de la veuve de Guibord. Six ans après la mort de cet imprimeur de l’Institut cana-dien, et avec l’aide de l’armée anglaise, ses restes furent mis en terre au cimetière Côte-des-Neiges et l’évêque Bourget s’empressa de « désacraliser » la par-tie du cimetière où Guibord était enterré. Micheline Milot en parle comme d’un événement anodin parmi de « nombreux événements qui ont nourri le processus de laïcisation » et qui démontrent le grand « écart entre la représentation du pouvoir ecclésial et la réalité empirique 17 ». C’est vrai qu’après six années de procédures, un petit peloton de soldats a été suffisant !

Madame Milot dirait peut-être que le mono-pole de l’Église sur l’éducation, qui a duré jusqu’à la création du ministère de l’Éducation en 1964, a été sans effet appréciable. Pour Lamonde, le rem-placement de l’Église par l’État en éducation a été un des enjeux clés de la laïcisation de la société québécoise. Les premières tentatives de laïcisation à la fin du xixe siècle ont échoué et ce n’est qu’au

16. Robert Hébert, Le procès Guibord ou l’interprétation des restes, Montréal, Les Éditions Triptyque, 1992.

17. La laïcité – 25 questions, p. 74-75.

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début du siècle suivant, non sans un détour, qu’on pourra faire intervenir l’État dans l’éducation. Les libéraux Gouin et Taschereau créeront l’École des hautes études commerciales (1910), des écoles tech-niques et des Écoles des beaux-arts à Montréal et à Québec.

L’aube

Les changements sont lents. Fernand Ouellet identi-fie la montée des professions libérales comme l’un des facteurs majeurs de la transformation du Bas-Canada dès le début du xixe siècle 18. Les progrès de la lente sécularisation, ce sont aussi les luttes des organismes catholiques tournées vers l’action sociale, comme la Jeunesse ouvrière catholique (JOC), la Jeunesse étu-diante catholique (JÉC), l’Action catholique de la jeunesse canadienne-française (ACJC) et finalement la Confédération des travailleurs catholiques cana-diens (CTCC). Ce sont les voix que se donnent les laïcs catholiques. Cette mouvance poussera vers une véritable séparation de la religion et de la politique. La déconfessionnalisation de l’Ordre des infirmières (1946) en sera un signe typique

Dans le combat que mène le père Lévesque pour la non-confessionnalité des coopératives, on retrouve des arguments qui ressemblent beaucoup à ce que 18. Fernand Ouellet, Le Bas-Canada, 1791-1840 : Changements

structuraux et crise, Ottawa, Éditions de l’Université d’Ottawa, 1976.

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l’on peut entendre aujourd’hui dans les débats sur la laïcité des institutions. Le père Lévesque écrit, par exemple, qu’il faut faire la distinction entre neutra-lité et non-confessionnalité et il indique qu’on peut adhérer « intérieurement à une foi, mais sans l’affir-mer extérieurement, [et qu’il convient de] respecter la liberté de conscience de ceux qui ne partagent pas [notre] foi 19 ». L’archevêque de Québec, le cardinal Villeneuve, s’objecte à cette argumentation et voit là une façon de « faire le jeu des neutres » car, selon lui, la tolérance peut permettre d’avoir de bonnes rela-tions avec les non-catholiques, mais elle « n’est tou-tefois pas un droit ; elle est une condescendance pour des raisons de meilleur bien 20 ». Le père Lévesque va plus loin et signale au cardinal Villeneuve que les autorités ecclésiastiques « seraient bien surprises d’entendre, même chez le peuple, certaines critiques qui se généralisent bien que gardant encore la pudeur de ne pas l’exprimer ouvertement 21 ». Malgré tout, le cardinal exige que le père Lévesque cesse toute controverse sur cette question ; c’est ce qu’il fera… pour un temps.

19. Georges-Henri Lévesque, La non-confessionnalité des coopéra-tives, Conseil supérieur de la coopération, 1946. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 19.

20. L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 21. 21. Cité dans Denise Robillard, Monseigneur Joseph Charbonneau.

Bouc émissaire d’une lutte de pouvoir, Québec, Presses de l’Uni-versité Laval, 2013, p. 401.

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Sur un autre plan, la publication du roman de Jean-Charles Harvey, Les demi-civilisés 22, condamné par l’épiscopat dès sa parution en 1934, et celle du Refus global de Paul-Émile Borduas avec ses nom-breux signataires 23, en 1948, apparaissent comme des reprises, en plus émancipé, des conférences et publications de l’Institut canadien. Jean-Charles Harvey montre bien que le désir de liberté est le moyen le plus sûr pour vaincre toutes les peurs. Le Refus global va identifier et abolir toutes ces peurs en envoyant « Au diable le goupillon et la tuque ! ».

Le règne de la peur multiforme est terminé.Dans le fol espoir d’en effacer le souvenir je les énumère :peur des préjugés – de l’opinion publique – des per-sécutions – de la réprobation généralepeur d’être seul sans Dieu et la société qui isolent très infailliblementpeur de soi – de son frère – de la pauvretépeur de l’ordre établi – de la ridicule justicepeur des relations neuvespeur du surrationnelpeur des nécessitéspeur des écluses grandes ouvertes sur la foi en l’homme – en la société future

22. Québec, Éditions du Totem, 1934 (réédition, Éditions Typo, 1993 et 2002).

23. Madeleine Arbour, Marcel Barbeau, Bruno Cormier, Claude Gauvreau, Pierre Gauvreau, Muriel Guilbault, Marcelle Ferron-Hamelin, Fernand Leduc, Thérèse Leduc, Jean-Paul Mousseau, Maurice Perron, Louis Renaud, Françoise Riopelle, Jean-Paul Riopelle, Françoise Sullivan.

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peur de toutes les formes susceptibles de déclencher un amour transformantpeur bleue – peur rouge – peur blanche : maillon de notre chaîne 24.

Même un intellectuel prudent comme Jacques Lavigne 25 dira que « maintenant le laïc, ayant atteint sa maturité intellectuelle, commence à vouloir pen-ser par lui-même [contredisant] ceux qui prétendent que la liberté de penser n’existe pas dans notre pro-vince 26 ». La création de la revue Cité libre (1950) ainsi que divers articles de journaux et conférences vont montrer bientôt que la « liberté de penser » existe bel et bien.

Tout le débat porte sur la place des laïcs qui veulent se libérer de ce qu’Arthur Buies 27 a appelé l’« oppression cléricale » et le jésuite Richard Arès, « une lutte de classes […] entre clercs et laïcs 28 ». Les 24. Paul-Émile Borduas, Le refus global. http://www.mbamsh.qc.ca/

index.php?option=com_content&view=article&id=32&Itemid =57. Consulté le 30 octobre 2013.

25. Jacques Lavigne (1919-1999) est un philosophe québécois. Auteur de L’inquiétude humaine, L’objectivité (Leméac, 1971) et Philosophie et psychothérapie (Éditions du Beffroi, 1987). Il est considéré comme le premier philosophe de la modernité à voir le jour au Québec. L’ouvrage majeur de Jacques Lavigne est L’inquiétude humaine qui fut édité en Europe dans la collection « Philosophie de l’Esprit » chez Aubier-Montaigne en 1953.

26. Jacques Lavigne, « Laïcisme et laïcat », Carrefour 1951, Montréal, Fides, 1952, p. 151-157.

27. Écrivain, journaliste et essayiste canadien-français. Son amitié avec le curé Labelle contribuera à adoucir son anticléricalisme.

28. Richard Arès, « Notes sur la ‘‘crise religieuse au Canada fran-çais’’», Relations, no 184, avril 1956, p. 88-91.

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laïcs dénoncent la proximité renouvelée de l’Église avec le pouvoir politique. Dans un numéro de la revue française Esprit, en partie consacrée au Canada français, Pelletier écrit que, chez nous, c’est doréna-vant aux croyants de jouer le rôle d’anticléricaux 29.

La presse conservatrice ne tarde pas à réagir au numéro d’Esprit portant sur le Canada français. Ainsi, Léopold Richer, le directeur de la revue Notre temps qu’Yvan Lamonde estime être une « voix offi-cieuse de M. Duplessis », affirme :

nous n’avons pas à nous mettre à la remorque ni de Bloy, ni de Péguy, ni de Bernanos, ni de Mounier, ni de Mauriac, ni de Joseph Folliet, ni de Jacques Madaule, ni de Luc Estang […] ni de Témoignage chrétien, ni de La vie intellectuelle, ni des Études, encore moins d’Esprit. Ici nous avons à conserver et à défendre des valeurs que la France a perdues ou oubliées […] N’oublions pas, non plus, qu’en matière religieuse et sociale la lumière vient de Rome, non de Paris, ni de Lyon 30.

Cela fait un gros morceau à jeter aux orties. Comme on le voit, « un doctorat en théologie n’est pas un certificat de compétence universelle et infaillible 31 ». Léopold Richer a au moins le mérite de nous fournir un exemple clair du cléricalisme ultramontain qui prospère encore dans les années 1950.

29. L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 38. 30. Léopold Richer, « Catholiques de France et catholiques du

Canada », Notre temps, 7 février 1953. 31. L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 41.

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L’aurore

Dans ces mêmes années cinquante, l’agnosticisme et l’athéisme prennent de plus en plus de place et on commence à parler d’un parti laïque plutôt que de laïcs catholiques. À côté du parti libéral, écrit Pierre Charbonneau, « il importe que le parti laïque soit en mesure de prendre la relève pour accomplir la laïcisation 32 ». Le cléricalisme est qualifié d’« irrespect de l’intériorité de la conscience 33 », alors qu’en face le cardinal Léger associe le « laïcisme » à l’anticléri-calisme, à la franc-maçonnerie et à l’anti-papisme 34. Cela n’empêchera pas, sinon favorisera, la naissance du Mouvement laïque de langue française (MLF) le 8 avril 1961. Cette même année, près de cent profes-seurs d’université s’allient pour dire non à un projet d’université mis de l’avant par les Jésuites 35.

Les membres fondateurs du MLF sont des laïcs catholiques, des protestants et des juifs. Le princi-pal message lancé lors de cette fondation est qu’il faut créer, dans le domaine scolaire, un secteur non confessionnel qui jouirait des mêmes droits

32. Pierre Charbonneau, « Lettre ouverte à Gérard Pelletier sur l’una-nimité », Cité libre, décembre 1960, p. 23-25.

33. Bertrand Rioux, « Réflexion sur notre chrétienté », Cité libre, novembre 1960, p. 13-16.

34. Paul-Émile Léger, « Les dangers du laïcisme au Canada français », Tradition et progrès, octobre 1960, p. 19-29.

35. L’université dit non aux Jésuites, Montréal, Les Éditions de l’Homme, 1961. Les noms des signataires sont aux pages 114-116.

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que les secteurs catholique et protestant 36. Mais on demande aussi la laïcité de l’État dans les services sociaux et de santé pour tous ainsi que la recon-naissance du serment civil et des droits civils en matière de mariage et d’adoption. Les réactions 37 ne se font pas attendre. Gérard Filion, le directeur du Devoir, écrit que l’existence même du mouve-ment nuira au travail des « esprits lucides » et la Société Saint-Jean-Baptiste dit voir le MLF comme une menace antidémocratique qui veut imposer à la majorité « l’établissement progressif d’un système d’enseignement public neutre » qui n’est voulu que par une minorité.

Une semaine plus tard, Mgr  Georges Cabana évoque les « forces du mal », tel le régime hitlérien et le totalitarisme communiste, pour rappeler à l’État son devoir d’« aider les parents à recourir à l’école

36. Robert Élie, « Introduction », L’École laïque, Montréal, Les Éditions du Jour, 1961. On trouve dans ce livre les « Positions » du MLF, le texte des conférences prononcées lors de l’assem-blée de fondation, divers documents portant sur l’enseignement laïque ainsi que les noms des membres de l’exécutif et du comité consultatif du MLF. En quatrième de couverture, ces mots de l’éditeur Jacques Hébert, des mots vieux de plus de cinquante ans m’ont frappé : « Je soumets [ces textes] à ceux qui, sur la foi de comptes rendus de journaux, forcément incomplets, ont déclen-ché un débat acerbe qui menace de dégénérer en guerre sainte. » Je souligne. On se croirait en plein « débat sur la Charte ».

37. Yvan Lamonde se réfère, pour cet aspect, à Nicolas Tessier, « Le Mouvement laïque de langue française : laïcité et identité québé-coise dans les années 1960 », M.A. (Histoire), UQAM, 2008.

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chrétienne 38 ». L’Action catholique reprend ce mes-sage et organise un colloque intitulé : « Le laïcat canadien-français : crise de conscience ou prise de conscience ? » On y « démontre » que la laïcisation est « le divorce entre la religion et la vie » et « la brisure de la dépendance qui lie les laïcs à la hiérarchie catho-lique 39 ». Les Jésuites qualifient l’initiative du MLF de marxisme « conscient ou inconscient » puisque, pour le MLF, « l’État seul peut et doit être investi de la tâche d’enseigner le peuple 40 ». Le père Campeau affirme que l’enseignement sous contrôle de l’Église n’est pas instrumentalisé alors qu’il le serait sous celui de l’État 41.

André Laurendeau constate la « rupture de l’unité spirituelle » du Canada français et propose que l’on dissocie religion et Canada français puisque les incroyants sont souvent « de francs nationalistes et parfois même des séparatistes ». C’est pourquoi il insiste sur l’idée d’un secteur neutre, dans les écoles, en parallèle aux secteurs catholiques et protestants 42. La réplique viendra cette fois du premier ministre

38. Mgr Georges Cabana, « Les droits de l’École confessionnelle », Le Messager (Sherbrooke), 15 avril 1961. Cité par Y. Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 67.

39. Le Devoir, 1er et 22 mai 1961. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 67.

40. L. Campeau, « Démocratie et neutralité scolaire », Relations, no 246, juin 1961, p. 152-155.

41. « Démocratie et neutralité scolaire. » 42. André Laurendeau, « Éléments d’une solution au problème de

l’enseignement neutre », Le Magazine Maclean’s, 15 mai 1961,

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Jean Lesage qui, lors d’une remise de diplômes à l’Université de Montréal, le 31 mai 1961, affirme qu’il ne permettra pas la création d’« écoles athées » et « jamais ne se fera complice de la propagation de l’athéisme, cette maladie de l’esprit ». Et il conclut son discours en plaçant l’homme « dans la main de Dieu 43 ».

Les membres du MLF répliquent brutalement au premier ministre. Maurice Blain l’accuse, sur les ondes de Radio-Canada, de laisser entendre que « seule une foi religieuse confortablement assurée peut fonder une véritable démocratie », alors que les agnostiques ne seraient « peut-être pas des citoyens à part entière 44 ». Laurendeau reproche à Lesage de transformer son gouvernement majoritaire en gouvernement « subtilement totalitaire ». Puis il demande : « Celui qui a la foi peut-il désirer impo-ser aux autres un hommage hypocrite à cette foi 45 ? » À son tour, Jacques Godbout, directeur de la jeune revue Liberté, note que dans l’esprit du temps « On

p. 3. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québé-coise à l’épreuve de l’histoire, p. 70-71.

43. « M. Lesage et les écoles neutres », Le Devoir, 1er juin 1961. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 72.

44. Maurice Blain, « Déclaration faite à Radio-Canada », 1er juin 1961. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québé-coise à l’épreuve de l’histoire, p. 72.

45. André Laurendeau, « M. Lesage et l’école neutre », Le Devoir, 3 juin 1961. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 72.

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parle de nationaliser les différentes exploitations de nos richesses naturelles [mais] a-t-on songé qu’il était temps de nationaliser l’enseignement 46 » ? L’écrivain André Langevin pointe deux contradictions chez Lesage qui « écrase la liberté de conscience » « au nom de la liberté des cultes » et qui, « au nom du droit des parents en éducation, refuse aux parents neutres des écoles de leur choix 47 ».

En octobre de 1961, lors d’un colloque prépa-ratoire au premier congrès du MLF, Maurice Blain fait le bilan de cette année mouvementée et estime que l’idée du pluralisme a fait son chemin et que ce qu’il reste à faire c’est de « définir une authentique idéologie de la laïcité 48 ». Il contribuera lui-même à cette définition classique de la laïcité 49. D’abord, l’État laïque n’est pas un État athée, comme plu-sieurs l’ont laissé entendre. L’État laïque reconnaît officiellement le fait religieux social et ainsi il recon-naît le droit à la diversité des croyances religieuses

46. Jacques Godbout, « Joyeux anniversaire », Liberté, mai-août 1961, p. 592-594. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 73.

47. André Langevin, « Un homme aux cheveux blancs », Liberté, mai-août 1961, p. 595-597. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 73.

48. Maurice Blain, « Communication au colloque du 4 octobre1961 ». Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 74.

49. Maurice Blain, « La synthèse laïcité et démocratie », (réédité dans) Maurice Blain, Approximations. Essais, Montréal, HMH, 1967. Nous suivons le résumé de Yvan Lamonde.

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et le droit à l’existence de diverses communautés religieuses. Les Églises sont autonomes à ses yeux et les juridictions spirituelles et temporelles sont clai-rement distinctes. L’État laïque se déclare incompé-tent en toutes matières relevant du domaine de la foi religieuse et demeure non confessionnel. Contre l’épouvantail du « mythe de l’État laïque totalitaire », il affirme que l’État laïque, par définition, est « le plus ouvert, le plus tolérant, le moins confession-nel, c’est-à-dire le plus libre et le plus souverain ». Blain ajoute qu’un tel État « affirme que l’unité de la nation repose sur un autre fondement que l’unité de la foi » et la laïcité sera cet « effort de synthèse des valeurs communes à toutes les pensées, partageant certaines conceptions fondamentales de la personne, de la société, de la liberté ». Dans le cas de l’école, il s’agit de fonder l’enseignement sur la culture plutôt que sur la religion.

Le 21 avril 1961, le gouvernement Lesage met sur pied la Commission royale d’enquête sur l’en-seignement dans la province de Québec et nomme à sa tête le vice-recteur de l’Université Laval, Mgr Alphonse-Marie Parent. La Commission siégera jusqu’en 1966 et publiera les cinq tomes de son rap-port à partir de 1963.

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Le matin

La publication du premier tome du rapport Parent et la discussion sur la première version du bill 60 aboutissent à la création d’écoles publiques et confes-sionnelles avec un secteur catholique et un secteur protestant. Au MLF on se réjouit du premier tome du rapport Parent, mais on prévient contre cette plus grande place que certains ecclésiastiques voudraient prendre au ministère de l’Éducation. Toutefois, la mise en garde est vaine puisque le bill 60 est refor-mulé de façon à satisfaire les évêques qui demandent d’augmenter « les pouvoirs des comités confession-nels ». Laurendeau concède que « c’est peut-être, politiquement, le maximum de ce qui était possible aujourd’hui. Je le regrette pour l’État et pour l’Église ‒ pour l’ensemble du Canada français 50 ».

Étonnamment, peu de temps après l’échec au niveau de l’école primaire et secondaire, un premier recteur laïque est élu à l’Université de Montréal et il en fait une institution fondamentalement laïque. De même, sur recommandation de la commission Parent, un nouveau secteur pré-universitaire public est créé : les Collèges d’enseignement général et pro-fessionnel (CÉGEP) qui seront laïques et absorbe-ront les collèges classiques. Par ailleurs, les tentatives du MLF de créer une commission scolaire neutre 50. André Laurendeau, « Le nouveau bill 60. Premières réactions »,

Le Devoir, 18 janvier 1964. Cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, p. 111.

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le mèneront à admettre son incapacité à mettre sur pied un tel réseau 51.

Le cinquième et dernier tome du rapport Parent est déposé en 1966. La Commission opte pour un système d’enseignement public catholique, protestant et non confessionnel, et aussi pour des commissions scolaires et des cégeps sans caractère confessionnel. De plus, les enfants fréquentant des écoles publiques confessionnelles pourront être exemptés du cours de religion, mais les écoles publiques non confes-sionnelles devront offrir un ou plusieurs cours de religion. Maurice Blain reçoit favorablement ces recommandations de la Commission Parent.

Avec la dernière tranche du rapport Parent, un bill 60 reformulé et l’élection de l’Union nationale, l’année 1966 ouvre une pause dans les progrès légis-latifs de la laïcité. Le MLF travaille maintenant à renforcer et répandre l’idée de déconfessionnalisa-tion. Pourtant, encore en 1980, le Comité catholique du Conseil supérieur de l’éducation est débouté en Cour pour avoir révoqué le caractère confessionnel de l’école Notre-Dame-des-Neiges 52. Plus près de nous, le collège Loyola obtient de la Cour le droit de ne pas respecter le programme du ministère de

51. Communiqué du MLF, 3 décembre 1965, cité par Yvan Lamonde, L’heure de vérité. La laïcité québécoise à l’épreuve de l’histoire, note 3, p. 213.

52. Jules Deschênes, L’école publique confessionnelle au Québec. Jugement rendu dans l’affaire Notre-Dame-des-Neiges, Montréal, Fides, 1980.

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l’Éducation. À cette occasion, Lise Boivin, de la Coalition laïcité Québec, écrit qu’« au bout d’un long processus de laïcisation, c’est la Cour supérieure du Québec qui ramène “la suprématie de Dieu” dans le domaine de l’éducation 53 ». On voit comment les progrès de la laïcité sont lents et on voit surtout, comme l’écrivait le juge Jules Deschênes qui a rendu le jugement dans l’affaire Notre-Dame-des-Neiges, que la solution au problème de la confessionnalité est « dans l’action décisive d’une volonté politique éclairée » et non pas dans les mesures administratives ou juridiques. Vingt ans plus tard, en l’an 2000, les commissions scolaires deviennent linguistiques plu-tôt que confessionnelles.

On aurait pu croire à un début de journée tran-quille après cette victoire de la déconfessionnalisa-tion. Mais la laïcité n’est pas qu’une affaire d’école, elle est une affaire de société. Et comme nous le voyons, notre société est aux prises avec des signes religieux présents dans les institutions d’État et que certains voudraient garder là. Le signe qui résiste le plus farouchement n’est pas la croix en or que des dames portent au cou, mais bien le hidjab que cer-taines musulmanes portent par-dessus leurs cheveux. Voyons cela.

53. Lise Boivin, « Éthique et culture religieuse — Un cours à retirer des écoles », Le Devoir, 23 juillet 2010.

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Chapitre V

Le hidjab 1, nerf de la guerre des signes

Le grand débat sur la Charte des valeurs québécoises s’est rapidement porté sur la laïcité puis, plus intensé-ment, sur le port de signes religieux ostentatoires dans la fonction publique pour culminer sur le port du hidjab. Avez-vous déjà eu la curiosité d’aller voir dans un dictionnaire la différence de signification entre « ostensible » et « ostentatoire » ? Le premier signifie « qui a l’intention d’être vu » et le second « qui étale de façon indiscrète un avantage ou une qualité ». Un signe, c’est fait pour être vu. Un signe qui n’est pas vu ne sert à rien. Non seulement il doit être vu, mais il doit signifier quelque chose. Un signe qui ne signifie rien n’est plus vraiment un signe.

Le projet de Charte n’osera pas, au départ, inter-dire tous les signes religieux dans toutes les institu-tions d’État. Il en fait une question d’ostentation ou 1. « Hidjab » est la forme française usuelle. On retrouvera cependant

« hijab » dans certaines citations.

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de plus ou moins grande visibilité du signe. Ainsi, une « petite » croix, une « petite » étoile de David, un « petit » kirpan ou une « petite » main de Fatma pour-raient être acceptables. Va-t-on mesurer la taille de la boucle d’oreille, de la bague ou de la croix suspendue au cou pour savoir ce qui est trop grand ou pas assez petit ? De plus, on ne peut évidemment pas imaginer un « petit » turban sikh, une « petite » kippa ou un « petit » hidjab. Bref, l’affaire sombre dans le ridicule, sauf le respect que l’on peut porter à cette Charte, aux ministres, sous-ministres et hauts fonctionnaires qui ont eu à inventer de tels « compromis ».

De tous les signes en jeu, celui qui a été le plus ardemment attaqué et qui est le plus ardemment défendu est le hidjab. Autant ceux et celles qui sont favorables à son interdiction que les personnes qui s’y opposent signalent que sa signification varie. Certains sont contre l’interdiction parce qu’il ne s’agirait, selon eux, que d’une « tradition » qui s’effa-cera avec le temps. De ce point de vue, on affirme que le fait de l’interdire renforcera le désir de le porter et on créera un obstacle de plus à l’intégration de ces femmes qui sont pour la plupart en situation d’im-migration. Pire, on les empêchera de travailler dans la fonction publique ou, si elles y travaillent déjà, on les mettra au chômage et ainsi on sabotera leur acces-sion à l’autonomie en les renvoyant à leur ghetto, où elles s’enfoncent dans leur tradition. Attachons-nous à cette idée quelques instants. Quelle vérité est

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transmise par cette tradition ? Il ne s’agit pas d’une tradition québécoise, évidemment, mais elle rappelle la soumission que les femmes ont connue au Québec et qui se manifestait, entre autres, par l’obligation de se couvrir la tête, au moins partiellement, à l’église. Mais non seulement cela, elles avaient aussi l’obliga-tion d’être soumises à leur mari dont elles devaient avoir l’approbation pour contracter des actes légaux, et même pour simplement ouvrir un compte ban-caire. Les femmes se sont sorties de cela, et de bien d’autres choses, grâce à des années de luttes. Et dans bien des domaines, ce n’est pas terminé.

Du hidjab, on dit aussi familièrement que c’est une question de pudeur. Cela voudrait donc dire qu’une femme qui va tête nue est impudique, et c’est bien cela que dit cette « tradition » aux femmes qui ne se voilent pas. D’autres disent que c’est une obéis-sance à Allah ou une manifestation de leur identité. Pourtant, tous, sauf les islamistes, admettent que ce n’est pas une obligation coranique. Le cheikh Mustafa Mohamed Rached, éminent professeur de la charia et du droit islamique au sein de l’université d’Al-Azhar, « accuse ainsi ces érudits, qui prétendent que le hijab est un pilier important de l’islam, d’avoir ignoré le raisonnement scientifique en faisant sortir les versets coraniques de leur contexte historique 2 ».

2. Sonia B., « Le hijab n’est pas un devoir islamique selon une thèse d’al azhar. » http://algeriepatriotique.com/article/le-hijab-n-est-pas-un-devoir-islamique-selon-une-these-d-al-azhar.

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Dans le même sens, lors d’une entrevue accordée au magazine L’Express, l’imam Tareq Oubrou s’insurge tout autant et déclare : « Le hijab n’a rien de sacré 3. » Comme le cheikh Mustafa Mohamed Rached, il n’hé-site pas à s’en prendre aux « ignares qui déterminent aujourd’hui ce qui est orthodoxe ». Tareq Oubrou a mené une vaste réflexion théologico-canonique sur les conditions de l’expression et de la pratique musulmanes dans un espace sécularisé et il appelle les musulmans à ne pas confondre religion et identité.

Aux antipodes de ces réflexions, tous savent que sous des régimes islamiques des femmes ont été contraintes de se voiler. Lubna Ahmad al-Hussein, une journaliste soudanaise, a été condamnée à qua-rante coups de fouet pour avoir porté des pantalons amples 4. Mais elle n’est pas la seule. Pour la même année 2008, dans la préfecture de Khartoum, 43 000 femmes ont été arrêtées pour atteinte à la pudeur. Difficile de dire ce qu’est une telle atteinte. La loi

Consulté le 4 octobre 2013. http://www.algeriepatriotique.com/article/l-imam-tareq-oubrou-s-insurge-le-hijab-n-rien-de-sacre

3. Sonia B., « L’imam Tareq Oubrou s’insurge : « Le hijab n’a rien de sacré », 13 novembre 2012. http://www.algeriepatriotique.com/article/l-imam-tareq-oubrou-s-insurge-le-hijab-n-rien-de-sacre. Consulté le 28 novembre 2013. Tareq Oubrou est l’auteur de Un imam en colère : laïcité, prisons, hallal, intégration…, Paris, Bayard, 2013.

4. Lubna Ahmad al-Hussein avec Djénane Kareh Tager, Suis-je maudite ? La femme, la charia et le Coran, Paris, Plon, 2011. Les mêmes auteures ont publié 40 coups de fouets pour un pantalon, Paris, Plon, 2009.

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coranique dit : « ce qui porte atteinte à la morale publique doit être sanctionné ». Ça peut être « un hidjab qui dévoile le cou », une cheville visible au bas de la jupe et, finalement, la définition que chaque policier s’en fait. À cela, Lubna Ahmad al-Hussein, dans son livre Suis-je maudite ? La femme, la charia et le Coran, répond : « Arrêtez de vous moquer d’Allah ! » Elle n’est pas seulement croyante, elle connaît en profondeur le Coran, de très nombreux hadiths et la tradition théologique musulmane en général. Elle consacre une dizaine de pages fascinantes à la question du hidjab. Elle dit d’abord qu’autour de la Méditerranée, « les femmes mariées se sont toujours couvert les cheveux en signe de dignité, se différen-ciant ainsi des esclaves qui, elles, allaient tête nue 5

».En Turquie 6, Mustafa Kemal, surnommé Atatürk

(« père de tous les Turcs »), abolit en 1924 le califat, les tribunaux musulmans, les établissements d’ensei-gnement religieux, le ministère de la charia et interdit « le port du voile pour les femmes ‒ et celui du fez, pour les hommes ». Auparavant, en 1921 en Égypte, la féministe Hoda Chaarawi arracha son voile « pour signer son droit à l’émancipation et à la liberté ». L’exemple de Mme Chaarawi fut suivi peu à peu, dans

5. Suis-je maudite ?, p.138. Les citations subséquentes se succèdent des pages 138 à 152.

6. Le Monde diplomatique, « Turquie, des ottomans aux islamistes », Manière de voir, 132, décembre 2013-janvier 2014. Excellent dossier sur l’histoire et la situation actuelle en Turquie. Sur Kemal, p. 32-39.

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les villes surtout, et en 1930 les Égyptiennes peuvent circuler « cheveux au vent » sans crainte de représailles ni des autorités religieuses ni des autorités politiques. Déjà dans les années 1950, à Alger, au Caire ou à Beyrouth, des photos attestent que dans « toutes les écoles et toutes les universités, on n’aurait pas trouvé une seule étudiante portant le voile ».

Au Soudan, c’est à partir du coup d’État d’Omar el-Bachir, en 1989 7, que la « charia des hommes », comme l’appelle Lubna Ahmad al-Hussein, oblige les femmes soudanaises à se couvrir les cheveux d’un foulard « sous peine de châtiments corporels, en l’occurrence le fouet ». Avant cette imposition du hidjab 8, les coutumes vestimentaires variaient énormément d’une tribu à l’autre. Avec le voile isla-mique, finies « la variété, la diversité, la multiplicité ». Le voile est devenu le « test de la foi ». Dans les pays occidentaux, ce « voilement » a été reçu de diverses façons. « Les pays anglo-saxons et nordistes ont opté pour une extrême neutralité, voire une indifférence

7. Le 4 mars 2009, puis le 12 juillet 2010, la Cour pénale interna-tionale émet des mandats d’arrêt internationaux contre el-Bechir. Ce dernier est accusé de crime de guerre, crime contre l’huma-nité et génocide dans le cadre de la guerre civile au Darfour. El-Béchir devient le premier chef d’État en exercice à faire face à un mandat d’arrêt international.

8. Curieusement, dans le dialecte soudanais, le mot hidjab désigne un petit sac de cuir qui, dans la tradition des soufis, est porté autour du cou ou du bras et qui contient des papiers où sont copiés des versets coraniques. C’est ainsi que le hidjab est doté de vertus protectrices.

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à l’égard du voile, […] laissons chacun se débrouiller avec ses propres usages 9 », se disent-ils. À l’inverse, la France, au nom de la laïcité, émit d’abord, en 1989, une circulaire autorisant les enseignants à refuser des filles voilées au collège et au lycée, et adopta, en 2004, une loi d’interdiction générale de signes religieux dans les lycées.

Notre « théologienne » Lubna Ahmad al-Hussein dit sensiblement les mêmes choses que le cheikh Mustafa Mohamed Rached sur l’absence d’obligation coranique du port du voile. On l’appelle communé-ment voile islamique, plus exactement « hidjab ». Ce mot apparaît « dans sept versets coraniques, mais il ne fait référence ni aux vêtements féminins, ni aux femmes que je dirais “ordinaires” 10 ». Le mot « hidjab » est tour à tour employé pour désigner un rideau (1), comme la « séparation » de Marie d’avec sa famille au moment de l’Annonciation (2), comme mur séparant le Paradis de l’Enfer dans l’au-delà (3), comme « voile invisible » qu’Allah interpose entre le Prophète révé-lant le Coran et les non-croyants (4), comme le voile qu’Allah pose sur le cœur de ces mêmes non-croyants pour les empêcher de comprendre, ainsi que sur leurs oreilles (5), comme le voile qui s’est interposé entre le soleil et Salomon pour empêcher ce dernier de se détourner, par la contemplation de biens terrestres, de l’adoration du Très-Haut (6), enfin comme le

9. Suis-je maudite ?, p. 141. 10. Suis-je maudite ?, p. 148 ss.

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voile qui endurcit les cœurs et bouche les oreilles des membres de la tribu de Koreïch qui ne témoignent qu’ignorance et indifférence à l’égard du Prophète (7). On le voit bien, le Coran n’impose pas de voile aux femmes. Jadis, les femmes mariées qui n’étaient pas esclaves portaient un voile à peu près partout « autour de la Méditerranée », comme Lubna Ahmad al-Hussein nous l’a dit, et l’islam, le véritable islam, n’a rien à voir là-dedans.

Ainsi, des musulmanes peuvent porter le hidjab volontairement, par tradition, par coquetterie ou par une certaine interprétation de leur religion. Il ne faut toutefois pas oublier qu’elles sont fouettées au Soudan et que certaines ont été tuées, en Algérie ou ailleurs, parce qu’elles ne voulaient pas le porter. Le sens du hidjab est donc passablement multiple, mais le hidjab n’est jamais insignifiant. C’est en ce sens que la chroniqueuse de La Presse, Marie-Claude Lortie, blâme Jacques Parizeau qui, au moment de sa « sortie » sur la Charte, « refuse de reconnaître l’im-portance de la signification symbolique, politique, inégalitaire du foulard islamique 11 ». Est-ce que des femmes seraient prêtes à aller au chômage ou même à quitter le Québec si ce voile était insignifiant ? Est-ce que des milliers de personnes descendraient dans la rue s’il n’avait pas d’importance ? Quelle est sa signification au juste ?

11. Marie-Claude Lortie, « Le foulard n’est pas un détail, M. Parizeau », La Presse, 4 octobre 2013.

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Quand on l’accuse d’être un signe d’asservisse-ment, les femmes concernées nient vigoureusement. C’est peut-être pour cette raison que Carole Beaulieu a eu la délicatesse de trouver chez saint Paul cette directive : « L’homme ne doit pas se couvrir la tête, parce qu’il est l’image de la gloire de Dieu, tandis que la femme est la gloire de l’homme. […] C’est pourquoi la femme doit, à cause des anges, avoir sur la tête un signe de sujétion 12. » Hommes et femmes sont inégaux, c’est ce que peut signifier un signe sur la tête des femmes et entraîner, pour cette raison plus ou moins consciente, le malaise que plusieurs disent ressentir face à la femme voilée. Rappelons-nous ce grand-père favorable au port du hidjab, Jacques Houpert 13, qui se sent même coupable de son malaise devant l’éducatrice voilée de la garderie de ses petits-enfants. Une aventure semblable avait été racontée quelques jours auparavant par Marie Christine Hendrickx dans le même journal 14. Cette fois il s’agissait de la fille d’une voisine musulmane avec laquelle Mme Hendrickx était devenue amie. Cette fille, Naïla, encore adolescente, décide un jour de revêtir le hidjab et voici ce qui arrive quand elles se rencontrent dans un grand magasin :

12. Épître aux Corinthiens. Cité par Carole Beaulieu, « Lettre à ma fille », L’actualité, 30 septembre 2013.

13. Jacques Houpert, « Je dois m’ouvrir à Djemila », La Presse, 3 octobre 2013. Voir Chapitre I, p. 29.

14. La Presse, 25 septembre 2013.

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Je ne t’ai pas reconnue tout de suite, mais mon atten-tion a été attirée par un air familier […] Je crois que tu m’as vue aussi, mais tu as gardé tes distances. J’étais mal à l’aise, autant par ce voile que par le fait de ne pas sentir en moi cet élan qui nous porte à saluer un ami ou une amie croisée de manière inattendue. J’ai quand même voulu aller à ta rencontre, mais mon fils de ton âge, présent à mes côtés, m’a retenu par le bras. Il était lui aussi mal à l’aise.

D’autres sont moins indulgentes et se sentent moins coupables de carrément reprocher aux femmes voilées de ne pas voir dans cette dévalorisation des femmes « un élément offensant supplémentaire au symbole 15 ».

L’appui le plus clair et net à la Charte est celui de Janette Bertrand qui écrit, au début de la lettre-manifeste qu’elle adresse « Aux femmes du Québec » :

Toute ma vie, je me suis battue pour l’égalité entre les hommes et les femmes et j’ai toujours pensé que si nous voulions garder cette égalité il fallait être vigi-lantes. En ce moment le principe de l’égalité entre les sexes me semble compromis au nom de la liberté de religion.

Sans citer saint Paul, elle rappelle que la religion a servi à dominer les femmes. La Charte, qu’elle appelle à juste titre « la charte de la laïcité », est décriée aujourd’hui par des hommes et même par des femmes, tout comme ça a été le cas pour la loi qui a donné le droit de vote aux femmes en 1940.

15. Ghislaine Gendron, « Assumez les regards réprobateurs », La Presse, 22 février 2012.

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Une vingtaine de femmes signent d’abord « Le manifeste des Janette » puis, début novembre, le groupe compte plus de douze mille membres et plus de seize mille qui disent aimer le site des Janette.

Devant ce succès, la « gauche éclairée » n’a pas tardé à réagir. Sobrement, Françoise David s’est contentée de dire que Mme Bertrand avait des pré-jugés, autres que les siens bien sûr, et que les Janette devraient mieux s’informer, comme elle prétend l’avoir fait pour elle-même. On peut tout de même se demander comment Québec solidaire qui est un parti féministe et dont je partage toutes les autres positions, un parti qui convient que les religions ont de tout temps opprimé les femmes, qui reconnaît que ce sont les luttes de nos mères et de nos grands-mères qui ont mis fin à de multiples oppressions, comment se fait-il qu’il n’entend pas les femmes immigrantes qui ont lutté contre le port du hidjab ? Comment se fait-il qu’il peut critiquer l’intégrisme protestant, mais pas l’intégrisme islamique ?

Le député de Québec solidaire, Amir Khadir, a pour sa part donné voix à l’idée que la laïcité de Mme Bertrand ne serait que l’instrument d’un plan orchestré par Julie Snyder, l’empire Québecor et le gouvernement du Parti québécois. Il dévoile ainsi que toute cette affaire de Charte ne sert qu’à détour-ner les Québécois des questions plus fondamentales comme les inégalités économiques, la pauvreté et la lutte contre le néolibéralisme. Nous ne serions en

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réalité que des naïfs distraits par cette Charte insi-gnifiante. Plusieurs membres de QS répéteront cela après leur porte-parole. Merci, monsieur Khadir. C’était probablement aussi une distraction de pré-senter un projet de loi sur la laïcité qui ne corres-pond pas au programme de Québec solidaire.

Dans le journal électronique Presse-toi à gauche, très favorable à Québec solidaire, le blogueur Pierre Beaudet saute à pieds joints sur la pétition des Janette. En lisant l’article de Beaudet, intitulé « Les Jeannettes [sic] et la “guerre des civilisations” 16 », j’avoue que j’ai eu de la difficulté à supporter plu-sieurs de ses jugements fielleux. D’abord leur perfor-mance est « pathétique », dit-il, dans ce « faux débat actuel sur les valeurs ». Et il renchérit, en croyant pouvoir parler « d’ignorance » ou « d’erreur », mais de beaucoup plus grave aussi (devinez quoi), c’est-à-dire de « xénophobie » et de « racisme » (les clas-siques). Selon ce fin psychologue blogueur de gauche et omniscient, ces dernières attitudes trouvées chez les Janette ne se retrouvent habituellement que dans les « couches déclassées, semi-analphabètes, [les] red-necks des régions arriérées ». Je précise tout de suite que vous ne faites pas partie de ces couches, chères lectrices et chers lecteurs. Ça, ce n’était que

16. Pierre Beaudet, « Les Jeannettes [sic] et la ‘‘guerre des civilisa-tions’’», Presse-toi à gauche, 22 octobre 2013. http://www.pres-segauche.org/spip.php?article15497. Consulté le 5 novembre 2013.

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le paragraphe liminaire. Ça continue. Après avoir cassé du sucre sur le dos des « anglo-canadians » qui seraient, selon Beaudet, les pires racistes, ce sont les Français, les Espagnols et les Portugais qui passent à la moulinette. Tout ça pour que finalement on voie le vrai problème : « la “vraie” religion [qui] est celle qui marchandise tout […] y compris le corps des femmes ». Selon Beaudet, c’est ça que les Janette ne voient pas quand elles répètent leurs « stupidités insultantes et ignorantes sur l’islam » et ainsi nous déshonorent. Beaudet termine en imaginant qu’il « pourra réparer les dommages ». Je pense, moi, qu’il est trop tard et qu’il en a trop fait.

Québec solidaire et Presse-toi à gauche ne sont pas les seuls organismes à se porter au secours du hidjab. La Fédération des femmes du Québec (FFQ) a solidement campé sa position dès l’époque de la commission Bouchard-Taylor, en 2007. On se sou-vient du slogan : « ni interdiction ni obligation ». Autrement dit, si les femmes musulmanes portent le hidjab de leur propre volonté, on ne doit pas le leur interdire. Malika Chakou en témoigne dans la page « Débats » de La Presse 17, disant que « la plupart des femmes le mettent par soumission à Dieu et jus-tement pour exprimer ouvertement leur liberté et leur identité » ; la plupart des femmes étant ses amies probablement. Selon cette attitude, il est facile de

17. 5 septembre 2013.

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vérifier s’il y a interdiction ou non, mais il est peut-être plus difficile de savoir s’il n’y a pas d’obligation. Toujours à propos de la FFQ, un cahier spécial du Devoir 18 est paru à l’occasion de la préparation des États généraux du féminisme. Dans une lettre au Devoir, quelques jours plus tard, Danielle Beaulieu, « une plutôt vieille féministe » comme elle le dit, se désole en lisant l’article consacré à la Charte des valeurs québécoises où elle ne trouve qu’un « ramas-sis d’injures et d’invectives (“racistes”, “xénophobes”, “impérialistes”) dirigées à l’endroit d’autres fémi-nistes 19 » qui estiment, elles, que le port de signes religieux n’a pas sa place dans la fonction publique.

Dans un long article adoptant une position plus nuancée, Josée Legault se dit à la fois d’accord et en désaccord avec les Janette. Elle est d’accord avec le fait que l’intégrisme religieux menace la liberté des femmes (et des hommes), mais elle ne croit pas que l’interdiction du port de signes religieux ostenta-toires dans la fonction publique soit un bon moyen pour combattre cet intégrisme. Elle affirme qu’il y a des « femmes qui […] ne voient pas dans cette interdiction un moyen nécessaire ou efficace pour mieux protéger l’égalité en droit des musulmanes qui portent le hijab, [et qu’elles] ne sont pas moins féministes que celles qui l’appuient 20 ». Elle n’admet

18. 26-27 octobre 2013. 19. Danielle Beaulieu, « Désillusions », Le Devoir, 30 octobre 2013. 20. Josée Legault, La Presse, 15 octobre 2013.

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pas que l’on accuse les féministes qui s’opposent à l’interdiction de « faire le jeu » des intégristes. Mais, par ailleurs, elle est d’accord avec Djemila Benhabib qui parle d’une « nécessaire “vigilance” à exercer face au danger de voir le respect de la liberté de religion supplanter celui de l’égalité homme-femme devant les tribunaux ». Sur cet aspect, Josée Legault salue un autre volet du projet de charte : celui « d’inscrire le principe de la séparation entre les religions et l’État dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne ». Elle propose de faire cette inscription de la manière suivante :

que soient affirmés dans la Charte québécoise des droits et libertés de la personne la séparation des reli-gions et de l’État ; le principe de neutralité de l’État ; le caractère laïque des institutions de l’État québécois.

Évidemment, il restera encore à définir dans cet article les termes « séparation », « neutralité » et « caractère laïque » puisque Josée Legault est d’accord avec l’article, mais accepterait le port de signes reli-gieux chez les employés des institutions d’État.

Une autre lettre, au Devoir cette fois, se plaint de ce même écart entre le but visé et le moyen adopté. Plus précisément, Lynda Champagne et Jean-François Marçal réfutent l’analogie que font les Janette entre le droit de vote et la Charte. Le droit de vote a profité à toutes les femmes, dit la lettre, alors que la Charte, à cause d’une différence de manière d’être, pourrait nuire à quelques-unes.

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Dans les circonstances, on pourrait réitérer le rap-pel que font les Janette : « je me souviens, beaucoup d’hommes et même des femmes ne voulaient pas de cette loi et pourtant sans ce droit de vote, où serions-nous aujourd’hui » ? Terminons cette suite d’« hyper-nuances » avec le politologue Jean-Marc Piotte. Dans son dernier livre, tel que le résume Louis Cornellier 21, il affirme que les employés de l’État « devraient, dans leur travail, s’abstenir du port de signes religieux ostentatoires ». Mais deux jours après la parution de cet article, Piotte aurait déclaré, en entrevue avec le groupe « La Charte des distractions 22 » :

la charte des valeurs, qui ça vise ? […] Ça vise les musulmanes. Pourquoi ça vise les musulmanes ? Parce que c’est payant, en terme électoral. Pour moi, ça, c’est du populisme de droite, que j’exècre autant, encore plus peut-être, que le populisme de gauche, lorsqu’on joue sur les sentiments des gens, leur ignorance.

Donc, l’interdiction du port des signes religieux, c’est bien, mais viser les musulmanes, et les attra-per, c’est exécrable, c’est électoraliste et populiste. Si je comprends bien, il faudrait interdire le port de signes religieux sans « attraper » les femmes qui portent le hidjab. Pas facile. Poussant cette « logique »

21. Louis Cornellier, « Ce que croit Jean-Marc Piotte », Le Devoir, 12-13 octobre 2013.

22. La Charte des distractions, Projet de collaboration documentaire de trois médias indépendants : Les Alter Citoyens, GAPPA et 99 % Média. https ://www.facebook.com/lachartedesdistrac-tions. Consulté le 5 novembre 2013.

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jusqu’au bout, un avocat en immigration et en droit du travail, Mitchell Brownstein, dit de la Charte que c’est une « agression flagrante » et « un congédiement déguisé 23 ». Puisque nous tenons un avocat, il peut être à propos de rapporter une nouvelle d’Allemagne qui parle d’avocates. Elle nous est communiquée par Christian Rioux dans Le Devoir du 19 septembre dernier 24 :

Récemment, à Berlin, trois juges ont demandé à des avocates musulmanes de retirer leur voile. Les avo-cates s’étaient présentées en cour pour défendre leur client en portant le hidjab. Dans les trois cas, elles ont obtempéré, l’une d’elles se contentant de le repousser sur sa nuque.

Ces avocates pourraient servir d’exemples pour le Québec puisqu’elles ne sont pas devenues chômeuses et n’ont pas quitté l’Allemagne. Probablement qu’elles savaient déjà que huit des seize provinces de ce pays interdisent aux enseignantes et enseignants le port de signes religieux. Pour les avocats de la défense et le personnel des tribunaux, les règles varient aussi d’une province à l’autre et même d’un juge à l’autre. Comme le gouvernement central de l’Allemagne est un gouvernement fédéral, au Canada aussi les règles pourraient être différentes d’une province à l’autre.

23. Mitchell Brownstein, « Comme un congédiement déguisé », La Presse, 25 septembre 2013.

24. Christian Rioux, « Nouveau débat sur le voile », Le Devoir, 19 septembre 2013.

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Malgré toutes les critiques et nuances qui s’abattent sur elles, les Janette réunissent vingt mille personnes dans les rues de Montréal le 26 octobre. Lise Payette nous en donne un aperçu. Elle pense d’abord aux pion-nières : « Thérèse Casgrain, Simone Monet-Chartrand et toutes les autres qui ne sont pas là pour voir les Québécoises en marche, mais qui avaient ouvert la voie 25. » Elle rappelle que l’égalité inscrite dans les chartes est loin d’être pleinement réalisée. Les femmes « sont toujours en demande sur la participation des hommes aux travaux de la maison. Leur juste part à eux […] est rarement au rendez-vous. […] Elles conti-nuent de tout faire, ou presque, à la maison pendant qu’ils lisent le journal ». Maintenant les femmes ont aussi besoin de lire les journaux, de s’informer pour devenir des citoyennes efficaces, pour être vigilantes comme nous y incitent les Janette. « Pour moi, qui ai eu si souvent l’impression de marcher seule, […] le 26 octobre sera une date importante. Vous étiez belles et malgré la pluie, vous avez tenu bon. […] Trois géné-rations de femmes au moins, peut-être quatre par-fois… ça devrait tenir la mer. »

Il ne faut pas oublier non plus les femmes musulmanes qui ont quitté leur pays pour ne pas porter le voile. Elles aussi doivent être entendues et leurs luttes rejoignent celles des Janette auxquelles elles se sont spontanément jointes en grand nombre.

25. Lise Payette, « Les femmes ont pris la rue », Le Devoir, 1er novembre 2013.

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Avant elles, sont venues de nombreuses immigrantes du Maghreb qui n’étaient pas voilées. Comment se fait-il que maintenant ce soit devenu si important ?

De toute cette dispute, on pourrait croire qu’il s’agit d’un vaste malentendu. Les femmes voilées se sentent incomprises, voire persécutées, et plusieurs partisanes ou partisans de la Charte disent ressentir un malaise ou un inconfort devant une femme vêtue du hidjab. Or, il existe un texte qu’une amie d’origine algérienne m’a envoyé, qui est faussement attribué à Céline Galipeau (appelons l’auteure « Céline X »), et qui me paraît la plus claire tentative de réconciliation avec les femmes immigrantes. Je le reproduis ici en entier parce que je ne pourrais écrire rien de mieux :

À la lecture des commentaires émis dans les journaux ou les réseaux sociaux, je crois que vous, mes amis musulmans, semblez avoir de la difficulté à com-prendre le peuple québécois qui est non seulement en faveur de la charte de la laïcité, mais qui y tient mordicus.Selon plusieurs d’entre vous et aussi quelques bien-pensants québécois, vous nous percevez comme un peuple xénophobe, à la limite raciste, alors que c’est totalement faux.J’aimerais vous amener à réfléchir à quelques points qui pourraient nous rapprocher et vous aider à com-prendre notre réaction vis-à-vis votre présence en sol québécois.Je pense que vous serez d’accord avec moi que le Canada (incluant bien entendu le Québec) est, comparativement à votre pays d’origine, une des

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nations les plus pacifiques au monde. Souvenez-vous que les Casques bleus sont une création canadienne.Le peuple québécois déteste la chicane et la confron-tation. Il aime la paix. Il peut faire des concessions, mais pas n’importe lesquelles.Le Québec a été sous l’emprise de l’Église catho-lique pendant 400 ans. J’exagère à peine en disant que l’Église était pour nous l’équivalent des talibans chez vous. Tout comme vos extrémistes islamistes, on nous obligeait à aller prier à l’église sous peine de brûler en enfer. L’alcool était fortement déconseillé, la musique et les films faisaient l’objet de censure. Si les jeunes femmes avaient des relations sexuelles avant le mariage, elles se faisaient renier par leurs parents et étaient jetées à la rue. On leur arrachait leurs enfants des bras pour les confier à des orphelinats dirigés par… l’Église. Pendant ce temps, des religieux abu-saient des petits enfants à l’orphelinat ou à l’école.Il a fallu 400 ans au peuple québécois pour briser cette domination et rejeter ces dogmes et croyances ridi-cules. Croyez-vous que nous allons laisser une autre religion entrer dans nos vies et dans l’espace public ? Croyez-vous sincèrement que je suis à l’aise quand l’enseignante de ma petite-fille porte un voile pour lui démontrer de manière sans équivoque sa croyance religieuse : « Tu vois moi, je suis meilleure que toi, je pratique ma religion. » Et comment pensez- vous que je vais réagir quand on lui imposera la nourriture halal au CPE ou à l’école ? Nous sommes maintenant un peuple libre, libéré de la religion.Noyé dans une mer de 375 millions de Nord-Américains qui parlent l’anglais, le peuple québécois est fier de dire, encore aujourd’hui, qu’il a conservé sa langue et sa culture. S’il faut se battre encore 400 ans

le hidjab, nerf de la guerre des signes

pour avoir un Québec laïc, libéré de toute religion, nous nous battrons. Les Québécois ne se laisseront jamais imposer une culture ou croyance qui va à l’en-contre de leurs valeurs. De là la nécessité de la charte des valeurs québécoises.Alors, je vous tends la main, je vous demande à vous, mes amis musulmans, de vous joindre aux autres immigrants, italiens, chinois, grecs, vietnamiens, latino-américains, qui pratiquent eux aussi leur reli-gion, mais discrètement. Pourquoi est-ce si facile pour eux et pas pour vous ?Pour beaucoup d’entre vous, vous avez quitté un pays en guerre, le Québec vous offre un pays d’accueil, de paix, sans guerre et sans conflit. Un pays où tout est possible. Il suffit de faire comme les autres immi-grants et de vous intégrer au Québec. Vous avez tout à gagner. Bienvenues chez nous !!!

Que dire de plus ? Elsy Fneiche, une psychoédu-catrice qui porte le hidjab, confirme que déjà « nos politiques de lutte contre le racisme et la discrimi-nation ainsi que notre ouverture d’esprit incitent la majorité des musulmans à privilégier l’intégration à l’isolement dans des ghettos 26 ». Elle rappelle cepen-dant que le wahhabisme et les Frères musulmans existent vraiment et que ces derniers ont « pour but d’instaurer un grand État fondé sur l’application de la charia » ; ce sont des « soldats d’Allah » mais, pré-cise-t-elle, « un hidjab ne fait pas des femmes des sol-dates d’Allah à l’assaut de l’Occident ». Espérons-le.

26. Elsy Fneiche, « Éviter le dialogue de sourds », La Presse, 4 novembre 2013.

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Chapitre VI

Islamisme et laïcité

Autant le hidjab est visible et veut le demeurer par-tout, autant l’islamisme est invisible et dit, aussitôt qu’on le nomme, ne pas exister au Québec. À ceux et celles qui ont le sentiment d’être envahis, l’éditorialiste de La Presse, André Pratte, répond qu’« il n’y a jamais eu d’invasion au Québec 1 ». Ce n’est pas parce qu’un « présumé terroriste montréalais », avec quelques com-plices, est soupçonné d’avoir voulu « faire exploser un convoi ferroviaire » et qu’il exige maintenant « d’être jugé selon le Coran » et refuse d’être menotté par une femme, que l’islamisme peut être une menace. Il y a bien d’autres raisons que celle-là.

Mais il faut d’abord préciser quelque chose : il y a une différence majeure entre islam et islamisme 2, entre musulman ou musulmane et islamiste, entre

1. André Pratte, « Les envahisseurs », La Presse, 14 septembre 2013. 2. C’est sur ces mots que s’ouvre l’article de François A. Lachapelle,

« Lever le voile sur l’islamisme au Québec », Tribune libre de Vigile, 17 octobre 2013. http://www.vigile.net/Lever-le-voile-sur-l-islamisme-au. Consulté le 6 novembre 2013.

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islamophobie et « islamistophobie 3 ». Il convient de faire ces distinctions, vu le trio d’insultes si souvent servi aux laïques accusés, je le répète, d’être « xéno-phobes, racistes et islamophobes ».

L’islam est une religion et les musulmans et musul-manes sont les personnes qui la pratiquent. La laïcité n’a rien contre les religions, elle veut seulement qu’elles soient séparées du politique. Or, l’islamisme est l’usage politique de l’islam. François A. Lachapelle réfère au site « Perspective 4 » de l’Université de Sherbrooke qui donne la définition suivante : « l’islamisme actuel s’ex-prime surtout par un refus ou une réticence à adopter les caractéristiques de la modernité occidentale que l’islamisme cherche à combattre, voire à éliminer 5 ». Un islamiste travaille à établir des républiques isla-miques dans tous les pays pour qu’un jour Allah règne sur toute la planète. Cet islam politique, selon Nadia Alexan, est « propagé par les pétrodollars de l’Arabie

3. Leila Lesbet, « “Islamophobie’’ ou ‘‘islamistophobie’’? Réponses aux positions du Collectif québécois contre l’islamophobie », 8 sep-tembre 2013. http://www.kabyleuniversel.com/2013/09/08/islamophobie-ou-islamistophobie-reponses-aux-positions-du-collectif-quebecois-contre-lislamophobie/; Daniel Baril, « Islamophobie ou ‘‘islamistophobie’’», 13 novembre 2013. http://voir.ca/daniel-baril/2013/11/13/islamophobie-ou-isla-mistophobie-1/. Robert Fernet, « Islamophobie ou le droit de critiquer l’Islam », Le Devoir, 18 octobre 3013.

4. Université de Sherbrooke, « Perspective monde », Outil pédago-gique. http://perspective.usherbrooke.ca/bilan/servlet/BMDictionnaire?iddictionnaire=1618

5. Cité par François A. Lachapelle, « Lever le voile sur l’islamisme au Québec ».

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saoudite, du Qatar et des Émirats arabes unis ». Il réclame sans cesse « le retour strict de la charia » et cherche à « conquérir la civilisation des Lumières 6 ». De cela il est légitime d’avoir peur, c’est-à-dire qu’il est légitime d’être islamistophobe. Pourtant c’est le mot islamophobe qui revient toujours.

Comment cela se fait-il ? D’où vient ce mot si souvent associé à raciste et xénophobe ? L’écrivain Pascal Bruckner écrit que ce terme, islamophobe, a été « forgé par les intégristes iraniens à la fin des années soixante-dix pour contrer les féministes américaines, [a été] calqué sur celui de xénophobie [et] a pour but de faire de l’islam un objet intouchable sous peine d’être accusé de racisme 7 ». Or ce mot s’est imposé. Dans la presse francophone, nous apprend Christian Rioux, ce mot « n’apparaît pas avant 2004. D’abord utilisé avec parcimonie, il est aujourd’hui l’objet d’une véritable inflation médiatique ! Son emploi a doublé chaque année depuis 2011. Et 2013 battra tous les records 8 ». Face à ceux qui « revendiquent l’application de la charia, refusent la séparation de la religion et de l’État, condamnent le mariage exogame, l’homo-sexualité et réclament même l’autorisation de la poly-gamie 9 », on se sent au moins le droit de critiquer et

6. Nadia Alexan, « Arrêtons de dorloter l’intégrisme », Le Devoir, 5-6 octobre 2013.

7. Pascal Bruckner, « L’invention de l’‘‘islamophobie’’», Libération, 23 novembre 2010.

8. Christian Rioux, « Islamoquoi ? », Le Devoir, 8 novembre 2013. 9. « Islamoquoi ? »

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même de refuser de telles demandes. On est légitimé même de refuser l’accusation d’« islamophobe » car :

Ce terme d’islamophobie remplit plusieurs fonctions : nier pour mieux la légitimer la réalité d’une offensive intégriste en Europe [et] attaquer la laïcité en l’assi-milant à un nouveau fondamentalisme, mais il a aussi pour fonction de faire taire les musulmans qui osent remettre le Coran en cause, en appellent à l’égalité entre les sexes, au droit à l’apostasie et qui aspirent à pratiquer paisiblement leur foi sans subir le diktat de doctrinaires ou de barbus 10.

Les islamistes ne constituent pas tout l’islam et les musulmans ne considèrent pas que les intégristes sont la seule figure de l’islam. Il y a de nombreux musul-mans et musulmanes modérés et discrets qui font l’effort de s’intégrer et qui, malheureusement, payent le prix de cette explosion du terme « islamophobie ».

Nadia Alexan a vécu la montée de l’islamisme dans son pays d’origine, l’Égypte. Le courant salafiste a presque anéanti les gains faits par des féministes comme Hoda Shaarawi 11 et Nawal el Saadawi 12. Celles qui se voilent et se prétendent féministes trahissent

10. « L’invention de l’“islamophobie”. » 11. Une grande dame révolutionnaire, et une des premières fémi-

nistes égyptiennes, fondatrice de l’Union féministe égyptienne, en 1923. http://www.unspecial.org/2013/03/hoda-shaarawi/

12. Nawal El Saadawi est une des grandes voix de l’Égypte contem-poraine. Une femme écrivaine reconnue à travers le monde, une femme engagée pour les droits de l’homme et de la femme, et récompensée par de nombreux prix dont le Prix Nord-Sud 2004. http://monde-arabe.arte.tv/nawal-el-saadawi/.

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aujourd’hui ces pionnières héroïques qui s’étaient débarrassées du voile, elles véhiculent le signe « d’un islam fanatique et totalitaire ». Selon Nadia Alexan, ce n’est pas « l’interdiction du port du voile dans la fonction publique [qui] exclurait les femmes. [Ce sont] les femmes voilées [qui] s’excluent elles-mêmes ; […] elles montrent qu’elles ne veulent pas s’intégrer 13 ».

Le romancier Boualem Sansal 14 parle de la même façon de son Algérie natale où il « voit bien que l’is-lamisme, même à dose microscopique, détruit un pays 15 ». Il a subi l’islamisme au moment de son ren-voi du ministère de l’Industrie pour avoir critiqué le pouvoir, puis par la censure d’un de ses romans.

Mais, attention ! Arrêtons-nous un instant. Sommes-nous en train d’adopter « la stratégie de la

13. « Arrêtons de dorloter l’intégrisme. » 14. Docteur en économie, Boualem Sansal publie Le serment des bar-

bares, prix du Premier Roman. En 2003, il devient haut fonc-tionnaire au ministère de l’Industrie, puis est licencié pour motif de critique du pouvoir et de l’arabisation de l’enseignement. En 2006, il publie Poste restante : Alger, lettre de colère et d’espoir à mes compatriotes qui lui vaut d’être censuré et menacé. Le village de l’Allemand, en 2008, est un roman coup de poing qui ose aborder la question de la Shoah et de l’islamisation des banlieues fran-çaises. Censuré, il obtient le Grand Prix RTL-Lire et le Grand Prix de la francophonie. En 2011, c’est la sortie du roman Rue Darwin chez Gallimard.

15. Boualem Sansal, « L’islamisme, même à dose microscopique, détruit un pays », propos recueillis par Gérald Papy et Kerenn Elkaïm, Les entretiens du Vif. http://www.levif.be/info/actualite/dossiers/les-entretiens-du-vif/l-islamisme-meme-a-dose-micros-copique-detruit-un-pays/article-1195110315947.htm

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peur » que dénonce un professeur de sciences poli-tiques au cégep Gérald-Godin, Sylvain Benoît ? Il nous prévient, comme plusieurs avant lui, contre cette façon d’alimenter « la peur de la différence et de l’altérité », et il ajoute que « parmi l’électorat fran-cophone […] il est toujours facile et payant de faire peur […] peur de disparaître, d’être envahi ou d’être soumis 16 ». Selon lui, le discours sur l’islamisme, au Québec, serait la pièce principale de cette stratégie électoraliste. Pourtant, les choses sont peut-être plus compliquées que le pense Sylvain Benoît. À la veille de la manifestation annoncée par le « nébuleux » Collectif québécois contre l’islamophobie dont nous avons déjà parlé, Lise Ravary, qui n’est généralement pas peureuse, dit s’inquiéter de voir qu’« un imam proche des Frères musulmans, qui a défendu l’idée de tribunaux islamiques au Québec, et un type, auto-déclaré imam, arrêté et incarcéré au Canada en vertu d’un certificat de sécurité parce que soupçonné d’avoir frayé avec Al-Quaïda, organisent une mani-festation contre la Charte des valeurs québécoises 17 ».

Les choses se passent comme si la « stratégie de la peur » s’inversait et que les organisateurs de la mani-festation avaient choisi d’accentuer « la peur de la différence et de l’altérité ». Dans cette perspective,

16. Sylvain Benoît, « La stratégie de la peur », La Presse, 24 septembre 2013.

17. Lise Ravary, « Des islamistes pour la Charte ? », Le Journal de Montréal, 13 septembre 2013.

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Lise Ravary se demande si la manifestation vise vrai-ment à faire reculer le projet du gouvernement ou « à exacerber les peurs des Québécois, [et à] élever le niveau d’anxiété à un point tel que les Québécois de souche approuveront une charte discriminatoire » et, de cette manière, convaincront les musulmans de se radicaliser. Les voies de la stratégie peuvent parfois être très tortueuses, mais cela vaut le coup de s’inter-roger sérieusement sur la question.

On peut situer à l’intérieur de cette stratégie la dénonciation, en conférence de presse, de gestes violents de la part de Québécois contre des femmes voilées. Ainsi, le même Collectif qui avait orga-nisé la manifestation contre le projet de Charte des valeurs le 14 septembre « dit avoir reçu 117 plaintes pour des gestes ou des propos islamophobes entre le 15 septembre et le 15 octobre, comparativement à 25 plaintes pour les sept premiers mois de l’année. Sur les 117 plaintes, 114 provenaient de femmes portant le voile 18 ». L’organisateur du Collectif qué-bécois contre l’islamophobie, Adil Charkaoui, et le président du Conseil musulman de Montréal, l’imam radical Salam El-Menyawi, étaient accom-pagnés, lors de cette conférence de presse, par le constitutionnaliste bien connu, Julius Grey. Ce der-nier a fait valoir que « l’islam est une religion qui

18. Pierre Saint-Arnaud, « La Charte a multiplié les gestes isla-mophobes, dit le collectif », La Presse canadienne – La Presse, Montréal, 5 novembre 2013.

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comporte une infime minorité de fanatiques et des éléments de doctrine contestables, comme toutes les religions, mais que, dans l’ensemble, son apport à l’humanité à travers l’histoire est inestimable 19 ». Et il ajoute, par ailleurs, que « C’est une erreur que de penser que nos médias sont pires que les médias d’un autre endroit […] Ce n’est pas vrai, […] Je suis convaincu, par exemple, que notre gouvernement n’est pas islamophobe. […] C’est une erreur de pen-ser que le Québec est pire que les autres endroits », a tranché Me Grey.

Des représentants de l’« infime minorité de fana-tiques » ont projeté de se présenter les 7 et 8 sep-tembre au Palais des congrès de Montréal lors d’un événement qu’ils ont appelé « Entre Ciel et Terre » (Indépendance 2013). Piqué au vif, l’écrivain québé-cois d’origine kabyle, Karim Akouche, rappelle qu’il a « vu prêcher ce genre d’illuminés dans les stades et les rues d’Algérie, au début des années 1990, avec pour résultat plus de 200 000 morts et d’infinies souffrances ». Quand il revoit ce genre de prêcheurs se produire ici, il s’écrie : « Comment pourrais-je me taire 20 ? » Avec une belle ironie, Akouche décrit leur but qui est de « nous sauver de l’enfer […] de laver

19. « La Charte a multiplié les gestes islamophobes, dit le collectif. » 20. C’est le titre donné à l’article de K. Akouche dans le Huffington

Post, 26 août 2013. http://quebec.huffingtonpost.ca/karim-akouche/montreal-conference-islam-radical_b_3810394.html. Consulté le 7 novembre 2013.

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nos sacrilèges. [De] nous montrer le droit chemin, à nous les pervertis, les dévergondés, les libertins, les égoïstes, les impies, les mécréants ». Ils vous « deman-deront d’obéir, ô femmes libres du Québec. Ils vous interdiront de faire la fête et de boire une bière à une terrasse de café. Ils vous diront que la vie ici-bas n’est qu’éphémère et que la vraie vie est ailleurs, dans l’au-delà ». D’ici là, « rangez vos bijoux, vos fra-grances, vos tubes de maquillage, vos pantalons et vos jupettes. Couvrez-vous le corps de la tête aux pieds, obéissez à vos époux et criez Allah est grand ». Il est pour le moins étonnant que les féministes de la Fédération des femmes du Québec puissent ne pas frémir quand elles sont en compagnie des disciples de tels prêcheurs.

On note qu’autant chez l’Algérienne Wassila Tamzali que chez les deux écrivains algériens, Boualem Sansal et Karim Akouche, les souvenirs qu’ont laissés les islamistes sont les atrocités, l’intran-sigeance et le dogmatisme. Une autre musulmane algérienne, Leila Lesbet 21, se réjouit du fait que la direction du Palais des congrès, suite à diverses

21. Leila Lesbet travaille auprès d’enfants autistes, dyslexiques et dys-phasiques dans une commission scolaire. Diplômée de l’Institut de technologie et de l’éducation d’Alger, elle a travaillé pour le ministère de l’Éducation nationale en Algérie. Madame Lesbet a reçu en 2002 un diplôme d’études universitaires de premier cycle. Militante active pour les droits des femmes en Algérie, Leila Lesbet est notamment membre fondatrice du Collectif femmes de la Coalition Laïcité Québec.

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pressions, entre autres de la ministre de l’Emploi, du Travail et de la Condition féminine, Agnès Maltais, a décidé d’annuler l’événement. Madame Lesbet réa-git 22 du tac au tac au communiqué 23 des organisa-teurs de ces conférences qui, lors de l’annulation le 31 août, veulent l’expliquer par des « manifestations de lobbies divers, de groupes de nationalistes et d’ex-trême droite ». De plus, ils estiment que cette annu-lation est un précédent très dangereux pour les droits et libertés au Québec et au Canada, plus particuliè-rement pour les minorités religieuses et ethniques.

Or, pour Leila Lesbet, ce que l’on a refusé en protestant contre ces conférences, c’est la propaga-tion de discours haineux. Les chartes canadiennes et québécoises des droits et libertés ne permettent pas ce type de discours. « On ne pourrait pas ‒ au nom de la liberté d’expression ‒ accorder aux pédophiles, phallocrates, sexistes, homophobes et/ou autres racistes et fascistes de tous poils, le droit d’étaler ouvertement et en toute impunité leurs vices ou leurs idées rétrogrades ? » Le Québec, demande-t-elle, devrait-il revivre la liberté d’expression qui a permis, à Londres dans les années 1990, à des pré-dicateurs fous de lancer, en plein Times Square, leur

22. Courriel personnel de Leila Lesbet, « Liberté d’expression ou pro-pagation haineuse », 1er septembre 2013.

23. Le communiqué se trouve sur le site du Collectif québécois contre l’islamophobie (CQCI). http://www.islamophobiequebec.org/2013/08/31/annulation-des-conferences-dindependance-2013-position-du-collectif-quebecois-contre-lislamophobie/

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fatwa appelant au viol des femmes et aux assassinats de démocrates et laïcs en Algérie ? Si on avait sim-plement appliqué la loi pour les empêcher de lancer leurs appels aux meurtres, affirme-t-elle, certains de nos grands intellectuels, créateurs et commis de l’État seraient encore parmi nous aujourd’hui.

« Je fais partie d’un groupe ethnique et religieux minoritaire, souligne-t-elle, pourtant je ne sens pas du tout ma liberté et mes droits menacés. Car avant d’être une minorité, je suis d’abord une citoyenne respectueuse de toutes les croyances religieuses, et en particulier de l’islam dont le message authentique interdit ce genre de manifestation haineuse. Je suis aussi respectueuse des valeurs de la société d’accueil car, sur le fond, elles ne diffèrent pas de celles que mes parents m’ont inculquées, inspirées d’un islam de tolérance et d’amour, loin des discours haineux et misogynes. »

Le communiqué du Collectif québécois contre l’islamophobie (CQCI) déclare que « les manifesta-tions contre les activités communautaires des mino-rités ethniques et religieuses ne sont pas appropriées pour la paix sociale au Québec. Et même si nous respectons le droit de manifester, nous dénonçons cette nouvelle forme d’oppression de la majorité de souche contre les minorités ». Leila Lesbet bondit :

Comment ose-t-on qualifier « d’activités commu-nautaires des minorités ethniques et religieuses » ce genre de manifestation ? Et surtout comment ose-t-on

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qualifier leur interdiction de menace à la paix sociale ? Est-ce cela l’objectif du collectif contre l’islamopho-bie ? Car comment ose-t-on parler de majorité de souche contre une minorité alors qu’il s’agit d’une majorité (toutes origines confondues) pacifique contre une minorité guerrière. Le collectif semble ignorer (délibérément ?) que ce sont des musulmans néo-québécois qui ont été les premiers à manifester leur opposition à une telle conférence.Vous parlez de cette majorité de souche islamophobe, je ne me souviens pas avoir entendu cette majorité manifester contre la venue de Tarik Ramadan, plus célèbre ici, au Québec, que dans son propre pays d’adoption, la Suisse. Faites la liste de tous les leaders islamistes qui viennent régulièrement au Québec ani-mer des conférences et qui n’ont jamais été inquiétés. De quelle islamophobie parlez-vous donc ?

Le dernier paragraphe du communiqué du Collectif s’adresse aux musulmanes et musulmans du Québec, à qui il dit :

Nous mettons en garde la communauté musulmane contre l’exploitation des clivages internes (« musul-mans modérés » vs les « Autres », « musulmans non intégrés », « intégristes », « radicaux ») par certains par-tis politiques et par les assimilationnistes dont le pro-jet est d’assimiler les minorités ethniques aux valeurs et à la culture de la majorité.

« En toute sincérité, écrit Leila Lesbet, je me serais plutôt attendu à ce que ce collectif, soucieux de l’intégration des minorités musulmanes, soit aux avant-postes pour mettre en garde contre ces conférenciers activistes bornés et extrémistes qui

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pervertissent le message de l’islam et portent un ter-rible préjudice à son image tant auprès des autres communautés qu’auprès de notre propre jeunesse. » Les « clivages internes », c’est d’abord l’islamisme qui les a créés et ils continuent d’alimenter « le fleuve de sang et de larmes qui est en train de détruire, partout dans le monde, le magnifique héritage spirituel et matériel de nos sociétés musulmanes ainsi que les fondements de leur coexistence pacifique avec les autres ». Selon Mme Lesbet, brandir, dans le Québec d’aujourd’hui, le prétendu danger d’une « menace assimilationniste » relève soit de la mauvaise foi soit d’un trouble paranoïaque. « Cela me rappelle étrangement, poursuit Leila Lesbet, une certaine terminologie aux implications dramatiques telle “les éperviers du néo-colonialisme”, par exemple, qui fut employée abondamment par la propagande islamiste en Algérie, et dont la fonction était de légitimer par anticipation les crimes et actes de violence com-mis par la suite. » Leila croit qu’il est inutile qu’elle demande publiquement quel islam défend le CQCI, car elle ne voudrait surtout pas entendre qu’il n’y a qu’un seul islam ! Le CQCI sait, comme elle-même le sait, que cette rhétorique est fausse.

Devant les demandes du CQCI de respect des droits et libertés tel que les chartes québécoise et canadienne l’exigent, il m’est revenu à l’esprit une campagne initiée par le « Centre for Inquiry Canada » et menée conjointement par l’Association humaniste

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du Québec et le Mouvement laïque québécois pour défendre quatre citoyens du Bangladesh qui ris-quaient une peine de prison de dix ans pour avoir diffamé l’islam et le prophète Mahomet. Sous la pres-sion de fanatiques aveugles, leur éventuelle condam-nation pour blasphème risquait de se transformer en peine de mort 24. On est loin de la « liberté de pensée, de croyance, d’opinion et d’expression » que la Charte canadienne proclame pour tous et toutes. Et on n’a pas vu le Collectif québécois contre l’islamophobie se joindre à cette campagne. On ne l’a pas entendu non plus protester contre l’Organisation de la coopération islamique (OCI) qui voudrait, si elle réussit à per-suader l’ONU et l’Union européenne, inclure dans le droit international que « tout citoyen européen qui critiquerait l’islam, de quelque manière que ce soit (caricatures, romans, journalisme, simples décla-rations, etc.) et cela pour l’une de ses facettes, soit passible de poursuites et donc puisse être condamné pour des faits politico-religieux 25 ». Dans l’article qu’il consacre à cette demande de l’OCI, Jacques D’eville rappelle certaines sanctions prévues par la charia :

24. Hemant Mehta, « Atheist Bloggers Indicted in Bangladesh for Speaking Out Against Faith », September 16, 2013. http://www.patheos.com/blogs/friendlyatheist/2013/09/16/atheist-bloggers-indicted-in-bangladesh-for-speaking-out-against-faith/.

25. Jacques D’eville, « Blasphème : pression énorme pour abolir vos droits ! », Le Peuple, 6 novembre 2013. http://www.lepeuple.be/blaspheme-pression-enorme-pour-abolir-vos-droits/. Consulté le 9 novembre 2013.

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Répudiation des femmes aux motifs variables et inter-prétables suivant diverses coutumes, […] amputation des membres pour vol, […] mise à mort par lapida-tion des femmes pour adultère, […] exécution par pendaison des homosexuels dans certains pays et la peine capitale dans d’autres pour apostasie, etc.

Nous l’avons vu, après les hésitations du gou-vernement ontarien, l’application de la charia a été unanimement bannie au Québec. Vers la même époque, on s’est bien moqué des « Normes de vie » de Hérouxville 26 qui interdisaient, entre autres, la lapi-dation et la polygamie sur le territoire de la muni-cipalité. La journaliste Sophie Durocher revient sur ces questions avec un groupe de femmes de diverses religions parmi lesquelles se trouve une invitée musulmane, Samia Bouzourene. Cette dernière a été membre de Présence musulmane et elle est mainte-nant membre de l’organisme Québécois musulmans pour les droits et libertés et elle se définit comme une féministe musulmane. La journaliste demande à cette dame « comment elle avait pu, en tant que féministe, appuyer Tariq Ramadan, au sujet de la lapidation 27 ». En effet, au lieu de faire une condam-nation en bonne et due forme de la lapidation, Tariq

26. Municipalité de Hérouxville, Normes. http://municipalite.herouxville.qc.ca/normes.pdf

27. Sophie Durocher, « Lapidation 101 », Le Journal de Montréal, 8 novembre 2013. http://blogues.journaldemontreal.com/sophiedurocher/societe/lapidation-101/. Consulté le 9 novembre 2013.

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Ramadan a déclaré en France qu’il fallait un « mora-toire » sur ce châtiment mortel. Un moratoire, se scandalise Sophie Durocher, comme dans « on prend une petite pause, on regarde ça, on réfléchit ». Et voici maintenant ce que répond Mme  Bouzourene (qui fait partie, la journaliste nous le rappelle, d’un regroupement pour les droits et libertés). Après un long préambule qui semble vouloir éluder la ques-tion, elle répond qu’il faut voir le contexte et finale-ment que oui, il faut un moratoire pour se laisser le temps de la pédagogie pour les pays musulmans qui pratiquent encore la lapidation. Pas de condamna-tion claire. Non.

En Angleterre, c’est le premier ministre lui-même, David Cameron, qui met fin à trente ans de multiculturalisme en déclarant, en février 2011 28, qu’il n’y aura plus de subvention « pour les groupes qui ne reconnaîtront pas les droits des femmes et ne feront pas la promotion de l’intégration et de l’en-seignement de la culture commune ». Les groupes musulmans ont aussitôt réagi en accusant David Cameron « d’exercer une pression injuste sur les communautés minoritaires pour qu’elles s’intègrent sans insister sur la façon dont la majorité peut aider les immigrants à se sentir bienvenus en Angleterre ».

28. Oliver Wright and Jerome Taylor, « Cameron : My war on mul-ticulturalism », The Independant, 5 février 2011. http://www.independent.co.uk/news/uk/politics/cameron-my-war-on-mul-ticulturalism-2205074.html. Consulté le 9 novembre 2013.

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Ces groupes voient dans ces pressions à l’intégra-tion une « attaque concertée » puisque l’Allemagne d’Angela Merkel a déjà adopté des politiques sem-blables à celles qu’adopte maintenant l’Angleterre.

Dans ces deux pays, c’est la doctrine du multi-culturalisme qui est blâmée puisqu’elle mène à l’iso-lement des communautés et, en bout de piste, au ressentiment et à la violence. Il faut moins de tolé-rance passive, dit le premier ministre anglais, et plus de « libéralisme musclé ». On peut penser qu’il n’y a pas que les Anglais et les Allemands qui s’impatien-tent et demandent un peu de bonne foi à ceux qui s’établissent dans leur pays.

En France, une nouveauté intéressante. Il existe maintenant une association d’ex-musulmans et musulmanes qui s’est formée parce que plusieurs s’inquiètent du sort des apostats athées, agnostiques ou hérétiques en terre d’islam. Le Conseil des ex-musulmanes et musulmans de France (CEMF) s’est formé le 7 juillet 2013. Il est composé d’athées, de non-croyants et de libres-penseurs, « mais nous avons délibérément choisi l’appellation d’ex- musulmans, pour provoquer, parce que c’est un tabou en soi 29 », explique Atika Samrah, la porte-parole du groupe. Ils sont marocains, algériens, tunisiens, français, égyp-tiens, pakistanais, indiens, palestiniens, syriens…

29. Zined El Rhazoui, « Les athées musulmans sortent de l’ombre », Charlie hebdo, 25 juillet 2013. http://www.charliehebdo.fr/news/athees-musulmans-909.html. Consulté le 8 novembre 2013.

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« La majorité d’entre eux ont déjà connu le rejet, les menaces de mort, parfois la prison, pour avoir clamé leur athéisme ou simplement critiqué la reli-gion. » La motivation des membres du CEMF est qu’ils en ont « marre qu’on parle en notre nom » ! Ils s’indignent que quelques-uns parlent au nom d’un milliard et demi de musulmans. Aux yeux de ces « quelques-uns », ils sont musulmans par défaut, qu’ils le veuillent ou pas, sinon… « Hadd ar-ridda, la peine d’apostasie [ndlr : la mort], est notre bête noire, nous concentrerons tous nos efforts pour lut-ter contre », explique la porte-parole du CEMF.

Âgée de trente-six ans, la très combative Atika est assistante commerciale durant les heures de tra-vail et militante pro-démocratie au Maroc le reste du temps. Installée en France depuis cinq ans, elle avoue qu’elle n’osait pas clamer son athéisme ouvertement lorsqu’elle vivait encore dans son pays d’origine. Pour autant, les membres du CEMF ne rejettent pas leur culture musulmane. « Les musulmans, ce sont nos pères, nos frères, notre famille. Nous n’avons rien contre eux, du moment qu’ils acceptent notre athéisme », précise Atika. En effet, « les représentants de l’islam officiel en France n’ont jamais consenti à désavouer la sentence de mort réservée aux apostats, par exemple, chose que l’État ne devrait pas tolérer », explique-t-elle.

C’est à Walid al-Husseini, vingt-cinq ans, que revient l’initiative de rassembler les renégats de

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l’islam sous la bannière du CEMF. Le blogueur palestinien, originaire de Qalqiliya, en Cisjordanie, avait défrayé la chronique en 2010 en créant un faux profil Facebook d’Allah. « Je vous ai envoyé trois pro-phètes, mais rien n’y fait, vous n’êtes toujours pas sur le droit chemin, j’ai donc décidé de communiquer directement avec vous via cette page », annonçait le Tout-Puissant avec son image de profil représentant un vieux sage à la longue barbe blanche devant son écran d’ordinateur. Walid y critiquait le prophète et y publiait des pastiches de versets coraniques : « Nous t’avons donné le Whiskey, prie donc ton Seigneur et arrose, et ne le coupe pas au Pepsi », écrivait-il pour imiter al-Kawtar (« l’abondance »), la plus courte sourate du livre saint. La page, qui ne manquait pas d’humour, n’a pas fait rire les islamistes radicaux, qui l’ont comprise au premier degré : « un Palestinien prétend être Dieu » – ô blasphème –, ont-ils titré sur leurs sites. « Allah sur Facebook » avait suscité une large mobilisation en Tunisie, en Égypte et ailleurs dans le monde musulman, et on est allé jusqu’à l’ap-pel au boycott du réseau social. Facebook avait estimé que la page scélérate pouvait parfaitement exister sur son réseau et c’est finalement manu militari que le site fut fermé suite à l’arrestation du blasphémateur par l’Autorité palestinienne, le 31 octobre 2010.

Walid sera torturé et gardé en détention plus de dix mois sans jugement, avant d’être libéré sous caution grâce à la pression internationale. Il a été le

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premier détenu d’opinion religieuse en Cisjordanie, et il a continué à faire des séjours en détention chaque fois que les autorités l’estimaient néces-saire. Son blog, nommé Noor al-Aql (Lumière de la raison), annonce d’emblée la couleur : « Ce blog ne fait pas que critiquer les religions, il s’en moque acerbement. » Depuis sa libération, Walid n’a jamais supprimé de son blog la lettre d’excuses à sa famille et à l’ensemble de la communauté musulmane et croyante du monde que les autorités palestiniennes l’avaient forcé à écrire en détention. « J’ai choisi de laisser cette lettre pour témoigner de la honte d’un État naissant, celle de l’Autorité palestinienne, qui a supprimé le contenu de mon blog après mon arrestation », explique-t-il. Avec un tel parcours, pas étonnant que le CEMF ait pour priorité de venir en aide à tous ceux qui, à travers le monde musul-man, payent le prix de leur athéisme. « Nous allons nous battre pour eux, mais aussi pour faire sortir de leur silence tous les ex-musulmans de France qui vivent leur athéisme dans la terreur », promet Atika. En France, où toute critique envers l’islam soulève un tollé, le CEMF souhaite remettre les pendules à l’heure face à une opinion publique prête à renoncer aux droits fondamentaux pour ne pas froisser « les musulmans ».

Il faut dire que la France est sûrement le pays rêvé pour les athées d’origine musulmane qui sou-haitent émigrer. Une enquête récente estime que

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seulement 36 % des Français croient en Dieu 30. On trouve même 34 % des catholiques français qui ne croient pas en Dieu ! C’est assez surprenant, mais la situation n’est pas si différente ici. Un sondage panaméricain où était incluse une question sur la religion, montre que le Canada se démarque par le plus faible taux de population pour qui la religion est très importante, soit 19 %, alors que ceux et celles pour qui elle a peu d’importance représentent 32 %, et ceux et celles pour qui elle n’a pas du tout d’im-portance sont 24 % 31. La proportion de Québécois et Québécoises pour qui la religion est très impor-tante baisse à 13 % alors que 28 % des Québécois et Québécoises estiment que la religion est sans aucune importance. Pour les autres, 59 %, la religion est soit importante, soit peu importante. C’est loin de signi-fier que ceux qui s’opposent à la Charte des valeurs québécoises et ceux qui la favorisent se répartissent de la même façon, mais il y a peut-être un peu de ça. Par exemple, Marie-Claude Lortie donne pour titre « L’égalité avant la religion 32 » à un article où

30. Sondage publié le 6 février 2011 par Le Parisien/Aujourd’hui en France et repris par Le Nouvel Observateur, le 2 juin 2011.

31. The environics Institute. http://www.environicsinstitute.org/uploads/institute-projects/environics%20-%20americasbarometer %20canada%202012%20-%20banner%20tables%20-%20june%205-2012.pdf

32. Marie-Claude Lortie, « L’égalité avant la religion », La Presse, 19 septembre 2013. http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/marie-claude-lortie/201309/19/01-4690927-legalite-avant-la-religion.php. Consulté le 9 novembre 2013.

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elle montre que la religion peut être un obstacle, non pas à la paix sociale, mais certainement à la sérénité sociale :

[Quand] chaque jour, les institutions scolaires se font poser des questions au sujet, entre autres, des congés religieux permis ou pas selon les conventions collec-tives [et que] les réponses sont différentes selon les organismes, […] La paix sociale n’est pas troublée, mais règne au sein de ces institutions publiques une certaine cacophonie. [Quand] on se demande si ici un homme peut enseigner à une femme, si là un employé est obligé de manipuler de l’alcool alors que sa reli-gion lui en interdit la consommation, ou encore si dans le cadre de son travail une femme peut refuser de serrer la main à des hommes. La paix sociale n’est pas troublée, mais les questions sont là.

Et on pourrait ajouter celle-ci : est-ce ça, la liberté de conscience ? Ne serait-ce pas « la moindre des choses d’établir, dans nos institutions publiques, un lieu neutre où l’on se dénude de nos choix religieux ? Surtout s’ils sont politiquement controversés ». Surtout s’ils sont du type de ceux qui « empêchent [les femmes] de s’habiller ou se déshabiller comme elles l’entendent ». « Personne n’empêche personne », répliqueraient sûrement les adeptes du voile.

Cela est débattu depuis le rapport Bouchard-Taylor de 2007 et surtout depuis la prise de position de la Fédération des femmes du Québec. Face à cette célèbre prise de position de la FFQ : « Ni interdiction ni obligation » et la réaction « neutre » de la ministre

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responsable de la Condition féminine de l’époque, Christine Saint-Pierre, Marie-Claude Lortie s’inter-roge sérieusement sur l’aveuglement de celles qui n’ont « pas compris qu’avoir des doutes sur la pré-sence du voile dans la fonction et les services publics, c’est avoir des doutes sur cette façon d’intégrer les musulmanes à la société. Pourtant, il est clair que le but recherché par tout le monde est le même : vivre en cohabitation paisible et enrichissante avec des gens de toutes religions, incluant des femmes libres 33 ». On devrait être en train de parler de Platon et d’Aristote, poursuit-elle, de citer des juristes comme Catharine MacKinnon ou Qasim Amin. On devrait être en train de relire le Coran et la Charte des droits. « À la place, on a l’impression d’être dans un épisode de Passe-Partout, en train de se faire dire comment être gentil avec tout le monde. » Dès cette époque, Lortie avait découvert la trilogie qui sert d’argument plus sérieux quand ceux de Passe-Partout ne suffisent plus : « raciste, xénophobe, islamophobe »…

Déjà en 2006, la députée libérale Fatima Houda-Pépin dénonçait la « propagande haineuse », un « cancer » qui se répand au Québec « sous couvert de religion ». Ce « cancer » c’est « l’islam réductionniste 34 ».

33. Marie-Claude Lortie, « Égalité c. égalité », La Presse, 14 mai 2009. http://www.lapresse.ca/debats/chroniques/marie-claude-lortie/200905/14/01-856403-egalite-c-egalite.php

34. Antoine Robitaille, « Le ‘‘J’accuse’’ de Fatima Houda-Pépin », Le Devoir, 8 juin 2006.

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Elle s’inquiète des propos auxquels les citoyennes et citoyens musulmans sont exposés « dans des lieux de culte » ou « dans des cercles de réflexion ou d’échange spirituels ». Là, dit-elle, se tiennent « des discours haineux extrêmement violents à l’endroit de tous les “mécréants” ; entendez par “mécréants” tous ceux qui ne sont pas musulmans, d’une part, et, d’autre part, les musulmans ou musulmanes qui ne pensent pas comme eux ». Selon la députée, « il faut arrêter de se fermer les yeux sur cette réalité parce que nous sommes tous perdants si on continue de fermer les yeux sur ce phénomène ». Il faut voir, par exemple, « des gens qui viennent ici comme imams et qui sont formés à l’étranger et payés par l’étranger pour promouvoir au Québec et au Canada un islam de l’étranger qui n’a aucun rapport avec la réalité et les contextes proprement québécois et proprement canadiens 35 ». Ce phénomène dure depuis vingt-cinq ans, dit-elle, et n’importe qui peut se déclarer imam. Devant ce phénomène, il faut bien sûr agir locale-ment et travailler à l’intégration, mais il faut aussi sortir de l’aveuglement et voir globalement.

Un autre homme politique, Jean Allaire, fon-dateur et premier chef de l’Action démocratique du Québec (ADQ), a confié au journaliste Denis Lessard : « J’ai lu le Coran étant jeune ! Je suis à le relire, avec toute la pensée de l’islam. Et c’est un

35. « Le ‘‘J’accuse’’ de Fatima Houda-Pépin. »

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texte de conquête et de violence 36 ! » Après avoir dit que les musulmans modérés ont « peur des barbus », qu’il y a des cellules d’Al-Qaïda à Montréal et que l’obligation du foulard « n’est pas dans le Coran », il affirme que le port du voile « est une façon pour eux [les barbus] de banaliser les choses, de dire que l’islam est une religion comme les autres alors que ce n’est pas le cas ! Cette religion sort tout droit du Moyen Âge » ! Les déclarations de Jean Allaire sont à l’emporte-pièce ; il existe par ailleurs des examens plus détaillés de l’islamisme qui distinguent bien entre l’islamisme et la religion musulmane.

Ce sont peut-être les propos de Jean Allaire qui ont poussé le journaliste Denis Lessard de Radio-Canada à associer « les réactions dites “islamophobes” à la Charte de la laïcité 37 ». Cette association a été faite des centaines de fois pour faire de la Charte une fauteuse de trouble. Daniel Baril 38 a examiné

36. Denis Lessard, « L’islam, une religion de violence, selon le fonda-teur de l’ADQ », La Presse, 12 novembre 2013.

37. Daniel Baril, « Islamophobie et ‘‘islamistophobie’’?», Voir, 13 novembre 2013. http://voir.ca/daniel-baril/2013/11/13/islamophobie-ou-islamistophobie-1/. Consulté le 13 novembre 2013.

38. Daniel Baril est un journaliste, anthropologue, écrivain et acti-viste laïque. En 1995, il publie un livre polémique contre la confessionnalité scolaire intitulé Les mensonges de l’école catho-lique. Il publie en 2006 le livre La grande illusion ; comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu. En 2009, il dirige avec le professeur Normand Baillargeon l’ouvrage collectif Heureux sans Dieu (VLB éditeur) dans lequel 14 auteurs (écrivains, journa-listes, universitaires et humoristes) exposent leur athéisme. En

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des choses d’un peu plus près et fait remarquer que la Charte ne peut pas expliquer les débats orageux qui ont eu lieu en Ontario autour du « projet de tri-bunal de la charia qui a failli voir le jour dans le droit familial suite au rapport Boyd ». La Charte ne peut pas expliquer non plus les troubles survenus, dans la même province, suite à l’arrestation en 2006 « de 18 personnes s’inspirant des méthodes d’Al-Quaïda [et dont] plusieurs accusés étaient liés à la mosquée sunnite Al Rahman de Toronto ».

Rappelons encore ce deuxième complot terro-riste déjoué en avril 2013, visant cette fois le train de Via Rail entre Toronto et New York ? Le principal suspect, Chiheb Esseghier, arrêté à Montréal, refuse d’être jugé selon les lois canadiennes et s’en remet au Coran comme source du droit. Il a aussi refusé d’être menotté par une femme lors d’un transfert, ce que lui a accordé la GRC !

Au Québec, ce sont surtout des prédicateurs qui nous « envahissent 39 ». La dernière cuvée a été repoussée du Palais des congrès, mais la mosquée Al-Omah Al-Islamiah, rue Saint-Dominique, a tout

mars 2010, il lance avec le sociologue Guy Rocher la Déclaration pour un Québec laïque et pluraliste, endossée par une centaine de personnalités regroupées sous l’appellation Les intellectuels pour la laïcité.

39. Tristan Péloquin, « Des islamistes recrutent à Montréal », La Presse, 18 octobre 2011. http://www.lapresse.ca/actualites/montreal/201110/17/01-4458119-des-islamistes-extremistes-recrutent-a-montreal.php. La vidéo du prêcheur Hamza Tzortzis qui accompagne l’article vaut d’être vue.

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de même reçu ces prédicateurs dont l’un, le français Nader Abou Anas, martèle que la femme, « servante d’Allah », doit « raser les murs » lorsqu’elle est auto-risée à sortir de chez elle, « n’est pas libre de faire ce qu’elle veut dans ce monde », donc « ne peut pas refu-ser de porter le voile 40 ». Comme le montre Jacques Brousseau 41, partout dans le monde, l’avancée de l’islamisme politique passe par l’imposition du voile et partout dans le monde la résistance à cette avancée de l’intégrisme passe par des restrictions au port de ce voile.

Dire que le Coran « est un texte de conquête et de violence », comme le fait Jean Allaire, n’est pas sans risque. Par exemple, l’École musulmane de Montréal poursuit pour diffamation la militante laïque Djemila Benhabib pour avoir dénoncé l’uti-lisation de versets coraniques violents, misogynes et sexistes comme valeurs affichées par cette école sur son site internet. Il s’agit d’une poursuite bâillon destinée à faire taire toute critique de l’islamisme. En fait, toute critique de l’islamisme est présentée comme une « paranoïa des envahisseurs » déclenchée par la Charte. Après avoir rappelé des faits et des discours appartenant à l’islamisme, Daniel Baril pose la question au journaliste Denis Lessard :

40. Fabrice de Pierrebourg, « Conférence islamiste : branle-bas de combat chez les autorités », La Presse, 30 août 2013.

41. Jacques Brousseau, « Le voile mondial », Le Devoir, 11 novembre 2013.

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Se pourrait-il, monsieur Lessard, que tous ces faits (on pourrait allonger la liste indéfiniment) soient à l’ori-gine de l’hostilité à l’égard de ce qui est perçu comme un signe de l’appartenance à l’islamisme politique ? Se pourrait-il que la cause soit là plutôt que dans le projet de limiter cet affichage ostentatoire dans la fonction publique ?

Ainsi, il existe de nombreuses dénonciations de l’islamisme. Mais il est très difficile de lui trouver de francs défenseurs. Bien sûr on défend la religion musulmane au nom de la tolérance et de la liberté religieuse, et de nombreux Québécois et Québécoises se convertissent même à l’islam, mais leur seule pro-motion consiste à dire que « les Québécois auraient […] tout à gagner à se renseigner davantage sur [cette] religion d’adoption puisque cela leur per-mettrait de laisser tomber certains préjugés 42 ». Avec un peu plus de fougue, Stéphanie Le Moyne, qui s’identifie comme Québécoise musulmane, inter-pelle Richard Martineau 43 en lui reprochant :

[de s’être] donné la permission de passer d’insultant à calomniateur, de calomniateur à menteur, de men-teur à provocateur, et de provocateur à intimidateur.

42. Steve Deschênes, « Des résidants de Québec séduits par l’islam », Le Soleil, 19 mars 2012.

43. Richard Martineau, « J’admire les islamistes », Le Journal de Montréal, 13 octobre 2013. Martineau ironise sur la réussite des islamistes et la passivité des Québécois. Son texte se termine : « Vous marchez la tête bien droite, portés par la crème de nos intellectuels, alors que nous sommes victimes de lapidations ver-bales dès que nous osons vous critiquer… »

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Vous nous avez comparés à des nazis. Vous nous avez comparés au Ku Klux Klan. Vous vous acharnez et acharnez et acharnez sur l’islam en allant pêcher les pires citations d’Imams douteux chiites qui ne sont même pas au Canada 44.

Madame Le Moyne poursuit en disant que « pas une seule journée passe sans que l’on se fasse violenter ou invectiver depuis la charte et vos horribles pro-pos ». Ça se termine sur : « J’exige de votre part, humi-lité et excuses. [Car] avec vos horribles rubriques, vous avez tué ma sérénité. »

Peut-on penser que ces quelques interventions pour défendre « sa religion » constituent une défense involontaire ou cachée de l’islamisme ? Dans la même « veine de soupçon », peut-on penser que Québec solidaire appuie un certain intégrisme en adoptant la posture de la « laïcité ouverte » et en défendant le port des signes religieux ostentatoires dans les institutions d’État 45 ? Cette décision de Québec solidaire, prise lors du congrès de novembre 2009,

44. Stéphanie Le Moyne, « Monsieur Martineau, ça suffit », La jeu-nesse de l’Islam au Québec, 11 novembre 2013. http://stephanla-jeunesse.over-blog.com/

45. Bernard La Rivière, « La pseudo-laïcité de Québec solidaire », Le Devoir, 22 août 2013. Je raconte plus en détails dans cet article le cheminement quelque peu précipité des partisans de la « laï-cité ouverte » qui, deux ans avant ce congrès programmatique de novembre 2009, avait déjà encensé les recommandations de la commission Bouchard-Taylor en 2007. Au congrès et durant toutes les années qui ont suivi, c’est la protection des femmes portant le hidjab qui revient le plus souvent comme argument, comme à la FFQ.

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a suscité plusieurs démissions et une résistance qui persiste encore aujourd’hui. Une des démissionnaires a décidé à l’époque de rendre publiques les raisons de son désaccord 46. Avec son œil de sociologue, Michèle Sirois 47 a bien senti qu’une certaine peur identitaire peut s’accentuer lors d’une crise écono-mique qui élève le niveau de chômage et provoque une lente érosion de la classe moyenne. Elle prévient que cela peut produire un cocktail social explosif. Elle précise que « l’incompréhension de l’insécurité identitaire, [de la part de] plusieurs mouvements de gauche, représente un véritable danger parce qu’elle laisse le champ libre à la récupération de la question identitaire par des mouvements de droite ». La même incompréhension fait que QS banalise le port des signes religieux et accorde « plus d’importance aux droits individuels de certaines immigrantes qu’au droit collectif des Québécois à un État totalement neutre et laïque ».

Cette intervention lui vaudra, une semaine plus tard, une réponse cinglante et décousue de Benoît Renaud, secrétaire général de Québec solidaire. Ce 46. Michèle Sirois, « Laïcité – Québec solidaire fait fausse route », Le

Devoir, 30 décembre 2009. 47. Michèle Sirois, anthropologue, spécialiste en sociologie des reli-

gions. Elle a enseigné la sociologie au cégep du Vieux-Montréal. Elle est titulaire d’une maîtrise en anthropologie sociale et cultu-relle de l’Université de Montréal ; elle s’intéresse à la probléma-tique des rapports hommes-femmes ainsi qu’aux enjeux qui sont associés à la mondialisation. Elle est fondatrice de la Coalition laïcité Québec.

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dernier parle, à propos de l’article de Mme Sirois, « d’arguments fallacieux », de « sophismes », de « pro-blèmes de méthode » et d’incitation à un « accom-modement totalement inacceptable avec le racisme ordinaire ». Il l’accuse même de pousser à l’affai-blissement du « mouvement pacifiste et altermon-dialiste en cédant à une offensive idéologique qui sert les intérêts des plus puissants 48 ». Le secrétaire général poursuit en affirmant que Québec solidaire, pour sa part, veut « aller à contre-courant en ce qui concerne la xénophobie ambiante dont les fanatiques de la laïcité constituent la branche “progressiste” ». Bref, ajoute-t-il, le débat sur la Charte de la laïcité est « stérile » parce qu’il fait partie de ces « discours islamophobes [qui] permettent […] de justifier l’impérialisme et le colonialisme » en plus de diviser ceux et celles qui devraient être unis « dans une lutte commune contre les compressions budgétaires et la tarification ».

L’attaque est si brutale et si échevelée que les porte-parole de Québec solidaire, François David et Amir Khadir, sentent le besoin de rappeler que leur parti « est en faveur d’un Québec laïque » et qu’« à l’instar du Mouvement laïque québécois, Québec solidaire a exigé du gouvernement du Québec qu’il organise un débat sur la laïcité pour en arriver aux plus forts

48. Benoît Renaud, « Port de signes religieux – Québec solidaire ose aller à contre-courant », Le Devoir, 6 janvier 2010.

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consensus possibles et les inscrire dans un texte 49 ». Ils rappellent aussi que « la discussion sur la laïcité n’est pas une discussion sur les immigrants ! ». Après avoir expliqué pourquoi ils veulent que le port des signes religieux soit admis dans la fonction publique, ils blâ-ment sans le dire l’article du secrétaire général, mais réussissent par ailleurs à associer laïcité et xénophobie comme ils auraient pu le faire pour des membres de QS ou de n’importe quelle autre appartenance. En effet, les porte-parole écrivent :

En terminant, nous tenons à dissiper tout malen-tendu qui aurait pu laisser croire que Québec solidaire accuse les tenants de la laïcité de se rendre complices de racisme, de xénophobie et d’islamophobie. […] Tous les points de vue doivent être entendus dans le respect des droits fondamentaux de chacun et dans la recherche du bien commun.Cela dit, nous constatons que nous ne sommes pas seuls à parler de laïcité. Des xénophobes parlent aussi de laïcité – de manière toute sélective – pour mieux exclure, pour discriminer en toute vertu. Ils utilisent la laïcité comme vernis pour masquer leur peur de l’autre, de l’étranger […].

Le secrétaire général a senti le besoin d’émettre des « clarifications nécessaires 50 ». Premièrement, écrit-il, « je n’ai pas dit ou voulu dire que toutes les personnes qui font la promotion de la laïcité sont 49. Françoise David et Amir Khadir, « Laïcité – Pour un débat large,

ouvert et démocratique », Le Devoir, 18 janvier 2010. 50. Benoît Renaud, « Clarifications nécessaires », Blog du journal Le

Devoir, 12 janvier 2010.

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intolérantes ou xénophobes. Je suis, moi-même, un partisan de la laïcité telle que je la comprends [et] j’appuie sans réserve la position de la Fédération des femmes du Québec sur le foulard islamique ». Deuxièmement, « j’ai probablement poussé trop loin la logique de mon argumentation en qualifiant le débat sur la Charte de la laïcité de “stérile” » puisque, en effet, « Québec solidaire a exigé du gouvernement du Québec qu’il organise un débat sur la laïcité ». Oui, le secrétaire pousse très loin sa « logique » lorsqu’il affirme que « les gens qui m’accusent de faire le jeu des fondamentalistes font fausse route ». D’ailleurs, qui l’en accuse ? En fait, il est presque impossible de trouver au Québec des gens qui appuient ouver-tement et franchement les islamistes. Le secrétaire général de Québec solidaire serait un des premiers. On en est réduit à parler d’« alliés objectifs 51 » comme Mustapha Amarouche ou d’« idiots utiles 52 » comme Karim Akouche. Mahomet parlait de dhimmis, de non-musulmans qui sont de deux sortes : ceux qui font pitié et ceux qui se font apologistes de l’islam. Nous y reviendrons.

51. Mustapha Amarouche, « Les alliés objectifs de l’islamisme », Vigile.com, 19 septembre 2013. http://www.vigile.net/Les-allies-objectifs-de-l. Consulté le 12 novembre 2013.

52. Karim Akouche, « Les faux humanistes et les idiots utiles de l’islamisme », Kabyle.com, 3 novembre 2013. http://www.kabyle.com/articles/les-faux-humanistes-et-les-idiots-utiles-de- lislamisme-22400-03112013. Consulté le 12 novembre 2013.

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Conclusion

Ce n’est pas fini

On a beaucoup dit que ce débat sur la Charte et la laïcité divise les gens. On est divisé sur ce qu’est la laïcité et sur ce qu’est un État laïque. Et il y a bien d’autres questions qui ne font pas l’unanimité : quel parti est le plus apte à gouverner, comment doivent être gérées la santé, l’éducation, les redevances minières… Mais il y a bien une trentaine d’an-nées que les Québécoises et Québécois ne s’étaient enflammés à ce point pour un débat de société 1.

Un professeur de philosophie de l’Université de Montréal, Michel Seymour, invité au Club des ex 2, nous dit que ce projet de Charte ne fait que grossir le vague malaise des gens face aux femmes voilées. Un malaise ressenti, selon lui, surtout par ceux qui vivent à l’extérieur de Montréal. Corrigeons : un malaise ressenti depuis belle lurette par les Montréalais et

1. La dernière fois remonte à 1976-77 lors du débat sur la loi 101. 2. Michel Seymour, invité à l’émission Le club des ex, Radio-Canda,

le jour du dépôt du projet de loi 60. http://www.radio-canada.ca/widgets/mediaconsole/medianet/6879204

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que le dépôt du projet de Charte permet de nom-mer. Notre professeur de philosophie pense, lui, qu’avant l’annonce de cette Charte, il n’y avait pas de problème. Il pense aussi que ce projet de loi sur la laïcité et la neutralité de l’État ne vise en fait que les immigrantes qui portent le voile tout en jouant, par ailleurs, sur le problème d’identité des Québécois. Ce serait, selon lui, ce ressentiment, cette peur de l’« autre », qui animerait ce projet de loi et qui sus-citerait toute cette animation. Puis, il nous apprend que cette laïcité qui se mêle d’interdire des signes religieux n’appartient pas à notre tradition puisque nous n’avons jamais interdit quoi que ce soit de reli-gieux. Il en déduit que la laïcité du projet de loi est une laïcité étrangère, importée de France, complè-tement inadaptée à notre contexte nord-américain.

Cette surprenante affirmation sur « notre tra-dition » efface, en un seul clic d’expert, un demi-siècle d’histoire du mouvement laïque québécois. Et encore plus, elle efface l’idée de la séparation de l’État et des Églises qui figurait déjà dans la Déclaration d’indépendance de 1838 proclamée par les Patriotes. C’est pourtant ce principe qui a par la suite été défendu par l’Institut canadien avec les Papineau, Dessaulles, Doutre et Buies. Sans oublier Joseph Guibord persécuté comme nous l’avons vu jusque dans son cadavre par le clergé 3. Plus tard, le

3. Robert Hébert, Le procès Guibord ou l’interprétation des restes, Montréal, Les Éditions Triptyque, 1992. Le récit que fait Robert

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conclusion

premier ministre Adélard Godbout et son ministre Télesphore-Damien Bouchard tiendront tête à l’Église catholique en accordant le droit de vote aux femmes et en adoptant une loi sur l’instruction obli-gatoire 4. Nous avons d’ailleurs vu au cours du cha-pitre sur l’histoire de la laïcité au Québec, qu’il existe bel et bien une longue tradition laïque chez nous qui a souvent tenu tête à l’Église, contrairement à ce que dit cavalièrement Michel Seymour.

Du point de vue de cette tradition laïque, l’ani-mation du débat vient plutôt de la sensation de blocage alors que nous sommes « si près du but ». Bien sûr, la présence de musulmanes voilées ne fait pas partie de cette tradition, et plusieurs voient bien qu’elles rendent plus difficile la tâche de compléter la laïcisation de la société québécoise. C’est ce qui fait que ce professeur de philosophie peut consta-ter qu’elles apparaissent comme la principale cible du projet de loi et que les manifestations contre la Charte ne sont pas principalement le fait des chré-tiens, des sikhs ou des juifs.

Ce voile est un obstacle redoutable. Il a été scruté dans tous les sens et sous toutes ses coutures, pourrait-on dire. Il faut d’abord répéter qu’aucune religion n’oblige l’ensemble de ses adhérents à

Hébert de « l’affaire Guibord » est à la fois d’une grande exacti-tude et d’une grande beauté.

4. Voir « Énoncé de principes » du Rassemblement pour la laïcité. http://www.laicitequebec.org/. Consulté le 13 novembre 2013.

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porter quelque signe distinctif que ce soit. Le sikh ne s’oblige au turban que s’il a choisi de devenir un Khālsā, un « pur » ; seuls les hassidiques, parmi les juifs, s’imposent la kippa tout comme l’intégrisme musulman impose le hidjab aux femmes. À propos de ce hidjab, Yolande Geadah 5 et Lubna Ahmad al-Hussein 6 ont très bien exploré et documenté les sources et les raisons de cette prétendue obligation. La première n’hésite pas à affirmer que « le débat actuel sur le voile n’a de religieux que la couche superficielle. Il est au fond essentiellement un débat politique entre deux visions opposées de la société et de la place qu’on y réserve aux femmes 7 ». Quant à Lubna Ahmad al-Hussein, elle écrit que « leur cha-ria […] n’est pas la charia d’Allah, mais celle de ses créatures ». De même, l’obligation pour les femmes de se voiler ne vient pas non plus d’Allah 8. Ce voile est en fait le drapeau de l’islamisme, c’est pourquoi il nous faut s’y attarder encore un peu.

Les femmes voilées sont présentées comme des victimes. Sauf que, parfois, elles se défendent et attaquent avec une énergie qui inspire plus la crainte que la pitié. Prenons l’exemple de Samira Laouni. Elle est de celles qui sont allées à Hérouxville quand

5. Yolande Geadah, Femmes voilées, intégrismes démasqués, Montréal, VLB, 2001.

6. Lubna Ahmad al-Hussein avec Djénane Kareh Tager, Suis-je maudite ? La femme, la charia et le Coran, Paris, Plon, 2011.

7. Femmes voilées, intégrismes démasqués, p. 75. 8. Suis-je maudite ?, p. 26 et 138-143.

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le conseiller André Drouin a rédigé et fait adopter par le conseil municipal, en 2007, des « Normes de vie ». Ce code inclut, nous l’avons dit, l’inter-diction de la lapidation et de la polygamie. Ce qui avait commencé, à mes yeux, comme une blague, fut repris par les médias et devint une « affaire internationale ». Madame Laouni se rend donc à Hérouxville avec des amies musulmanes. « Pour que la rencontre soit conviviale, des gâteaux orientaux et des cadeaux seront présentés aux personnes pré-sentes » pendant des échanges qui ont été très animés, comme le montrent les photos qui ont été prises 9. Tout semble s’être bien passé. Un compte rendu de Thérèse-Isabelle Saulnier rapporte qu’il était tou-chant de voir Mme Boughaba, du Congrès islamique, « aux côtés de M. Drouin disant : “Avons-nous l’air de racistes, hein, Madame ?” et elle de lui répondre : “Absolument pas, ce sont [les Hérouxvillois] des gens charmants, gentils […]” 10 »

Pendant ce temps, l’auteure du compte rendu, Mme Saulnier, a posé des questions à Samira Laouni sur la signification du hidjab, « […] quel en est le sens, la signification, la raison ? Pourquoi devoir cacher ses cheveux » ? Pour le hidjab, Mme Laouni a répondu

9. Reocities, « Des femmes musulmanes viennent rencontrer les gens d’Hérouxville ». http://reocities.com/philovicto/herouxville-11fev07.html. Consulté le 26 novembre 2013.

10. Reportage de LCN inclus dans le compte rendu de Thérèse-Isabelle Saulnier ; voir note 8 du chapitre 1, p. 16.

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qu’« il est écrit, dans le Coran, qu’une femme pieuse doit couvrir ses cheveux. (C’est dans le chapitre [la Sourate] “De la lumière”, chapitre [Sourate] “des pierres”, m’a-t-elle dit.) » Madame Saulnier a insisté : « mais pourquoi une femme pieuse doit-elle cacher ses cheveux ? Pas de réponse, pas d’explication, sauf que c’est écrit dans le Coran ». Alors allons voir dans le Coran. La Sourate 24, « De la Lumière », s’étend sur quatre pages (à simple interligne) et ne parle que de « rabattre leurs voiles sur leurs poitrines » et décrète que « les femmes en retour d’âge et qui n’espèrent plus se marier peuvent alléger leur tenue, sans toute-fois dépasser les limites de la décence ». Pas question de cheveux. Et la Sourate « Des pierres » est introu-vable, n’en déplaise à Mme Laouni 11. Si on demande à un expert, Mohamed Talbi 12, il nous répond que le Coran ne dit rien sur le voile :

Rien. Mais strictement rien. Nulle part, il n’est question de la tête de la femme. Le mot « cheveux » (sha’ar) n’y existe tout simplement pas. Dieu ne dit ni de les couvrir ni de les découvrir. Ce n’est pas Sa

11. Irions-nous jusqu’à dire que Mme Laouni pratique l’art de « la takia, l’art de la dissimulation, dont on retrouve des échos dans le Coran ou dans la vie de Mahomet avec notamment ce principe : mentir à un infidèle ce n’est pas mentir ». Ce serait un mensonge bien malhabile puisque n’importe qui peut aller vérifier dans le Coran. De dire « chapitre » plutôt que « sourate » est aussi un langage un peu « négligé ».

12. Mohamed Talbi, Plaidoyer pour un islam moderne, Paris, Cérès Éditions, Desclée de Brouwer, 1998. http://mohamedtalbi.com/le-coran-sur-le-voile-femme/. Consulté le 26 novembre 2013.

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préoccupation principale, et Il ne fit pas descendre le Coran pour apprendre aux gens comment se vêtir. Le terme ash’âr, pluriel de sha’ar, n’y intervient qu’une seule fois (XVI : 80) pour désigner le poil de certains animaux domestiques. Rien, donc, dans le Coran, ne dit aux femmes explicitement de se couvrir les cheveux.

Donc, à Hérouxville, sauf ce petit mensonge ou cette petite erreur de Mme Laouni, tout s’est bien terminé. Ça va moins bien quand, quelques années plus tard, interrogée par une journaliste de la CBC et presque au bord des larmes, Samira Laouni se plaint de ne pas trouver d’emploi au Québec à cause de son hidjab. La journaliste ne semble pas connaître l’épisode d’Hérouxville ni savoir que Samira Laouni a été can-didate du NPD dans une circonscription de Montréal aux élections fédérales de 2008. Il n’est pas fait men-tion non plus de ses activités de membre du Congrès islamique canadien dont les orientations avaient attiré l’attention des médias lorsque le directeur de cam-pagne de Mme Laouni a publié un texte dans un jour-nal en langue arabe dans lequel il qualifiait les femmes québécoises d’alcooliques et de prostituées 13.

Le dernier méfait de M me Laouni est plus grave. Après avoir assisté, le 25 janvier 2011, aux conférences de quatre femmes autour des thèmes « Laïcité, genre et immigration : mythes, réalité et stigmatisation », 13. Victor Teboul, « Le Québec dépeint comme intolérant par la

CBC », Tolérance.ca, 16 mars 2010. http://www.tolerance.ca/Article.aspx?ID=77087&L=en. Consulté le 13 novembre 2013.

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elle et son amie Marie-Andrée Provencher sont très insatisfaites et publient une lettre ouverte où, après une multitude de critiques à l’égard du discours des conférencières, elles les accusent de « continuer à semer la terreur dans le cœur des gens en augmentant ainsi la xénophobie, l’islamophobie, l’intolérance 14 ». Nous sommes maintenant habitués à ces insultes qu’on pourrait dire « classiques », mais cette fois la coupe déborde lorsque les deux femmes concluent : « Au nom d’un Québec pluraliste, intégrateur de l’ensemble de ses forces humaines, agissons contre ces cellules cancéreuses qui rongent notre société de l’intérieur. »

La réponse ne tardera pas. Elle est publiée en trois endroits à la fois 15, signée par les quatre pané-listes et intitulée : « Lettre pour la pluralité des voix en matière d’islam et POUR la liberté de conscience ! »

Elle débute ainsi :Des “… cellules cancéreuses qui rongent notre société de l’intérieur”. C’est ainsi qu’une activiste islamiste de

14. Samira Laouni et Marie-Andrée Provencher, « Lettre ouverte – Détournement de l’objectif de la TGFM », document person-nel, l’original est disparu du web.

15. Micheline Labelle, Mounia Chadi, Marie-Michèle Poisson, Yasmina Chouakri, « Lettre pour la pluralité des voix en matière d’islam et POUR la liberté de conscience ! » http://sisyphe.org/spip.php?article3780, http://cdeacf.ca/actualite/2011/02/15/lettre-pour-pluralite-voix-matiere-dislam-pour-liberte et http://www.hellocoton.fr/lettre-pour-la-pluralite-des-voix-en-matiere-d-islam-et-pour-la-liberte-de-conscience-2251210. Consultée le 13 novembre 2013.

Licence enqc-144-T7F9CWuaGm5xdtLd-mMVpfaPWnzYJg5VB accordée le 15 mai2014 à Monsieur La Rivière

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Montréal (Samira Laouni) a qualifié dans une lettre ouverte les quatre panélistes de la conférence du 25 janvier sur “Laïcité, genre et immigration : mythes, réalité et stigmatisation”, organisée par la Table des groupes de femmes de Montréal (TGFM).

Il s’agit d’un discours haineux, poursuivent-elles, et il devrait « attirer l’attention […] sur le danger que certains milieux de l’activisme islamique s’ap-proprient la parole au nom de l’islam et montrent du doigt tout penseur libre qui ait un point de vue diffé-rent ». Ces activistes ne peuvent pas supporter, selon elles, que nous parlions des divers sens du voile parce que cela « s’oppose au paradigme dominant actuel-lement et selon lequel le voile représente “l’Expres-sion” de la religion musulmane », c’est-à-dire qu’il est lié à la montée du fondamentalisme islamique.

Il se trouve que parmi les panélistes à la confé-rence du 25 janvier, il y avait deux femmes d’origine et de culture musulmane, qui ont démontré le lien entre la montée du phénomène d’un islam radical dans le monde et la montée du port du foulard isla-mique, y compris en Occident. C’est ce que Samira Laouni et Marie-Andrée Provencher, qui traitent les conférencières de « cellules cancéreuses », ne veulent pas entendre.

Un dernier exemple, plus léger, nous vient d’une porte-parole de Présence musulmane, Nadia Touami, qui prescrit aux Québécoises et Québécois, au moment où l’Assemblée nationale s’oppose à

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l’implantation des tribunaux islamiques, « une “thé-rapie” collective pour sortir des clichés, des tabous et des peurs 16 ». Pourtant, je suis sûr que Mme Touami n’aimerait pas se faire traiter de folle.

Yolande Geadah et Lubna Ahmad al-Hussein nous ont bien fait comprendre qu’il s’agit ici autant de politique que de religion. Voyons de plus près ce qu’est l’islam politique et précisons d’entrée de jeu que l’islam n’est pas plus « naturellement » intégriste ou fondamentaliste que d’autres religions peuvent l’être 17. Maxime Rodinson note que chez les mili-tants musulmans on fait plus souvent référence à l’islam qu’à Dieu et que « ce qui domine, c’est plu-tôt, pour beaucoup, le besoin d’une idéologie qui donne, dès ce bas monde (sans exclure forcément l’attente de l’Au-delà), un espoir, des perspectives exaltantes 18 ». Ce besoin suscite des associations, des groupes, dont le dénominateur peut aussi bien être la nation, la religion ou la classe. Pourtant, selon Rodinson, « en islam, le facteur fondamental qui favorise un recours à l’intégrisme politique est la constitution de la communauté des fidèles […] en une structure politico-religieuse 19 ». La communauté

16. Djemila Benhabib, Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident, Montréal, VLB éditeur, 2011, p. 232.

17. J’emprunte ces précautions au très prudent Maxime Rodinson dans L’Islam : politique et croyance, Paris, Librairie Arthème Fayard, coll. « Pocket/Agora », no 161, 1993, chap. VII à XII.

18. L’Islam : politique et croyance, p. 235. 19. L’Islam : politique et croyance, p. 244.

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en islam voit ses sources dans « une communauté soudée, […] une armée en lutte permanente contre l’extérieur hostile ». Pendant la période coloniale, la richesse et la puissance des étrangers suscitèrent le désir de les imiter et les traditions religieuses et politiques parurent désuètes. Pourtant, « le pouvoir et la richesse » ne furent pas au rendez-vous, c’est pourquoi le désir de « l’État authentiquement musul-man » revient à la surface puisque l’islam est « reli-gion et gouvernement 20 ».

La prise de pouvoir en Iran et le programme isla-miste adopté au Soudan ont permis aux islamistes d’arracher des concessions partout ailleurs. Leurs seules limites sont les nationalismes, par exemple, en Égypte et chez les Kurdes. Dans ce contexte, l’in-tégrisme religieux peut se réfugier dans l’intériorité comme il peut devenir « une réserve énorme de force, de ferveur, de dévouement total 21 ».

Ces précautions prises et ces nuances faites, on peut maintenant se dire, sans se faire des peurs, que l’intégrisme islamiste existe. Il est présent, en sourdine ou plus bruyamment, dans le débat sur la Charte de la laïcité et il constitue une négation absolue de la laïcité. Les islamistes ne reconnaissent la Déclaration universelle des droits de l’homme qu’en tant qu’instrument pour s’assurer de la tolérance des Occidentaux. Il n’y a pour eux de

20. L’Islam : politique et croyance, p. 249. 21. L’Islam : politique et croyance, p. 252.

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véritable « déclaration » que le Coran et les milliers de hadiths qui le complètent. Et là, la tolérance se rétrécit.

Un Musulman peut être condamné à mort sous Shariah, la loi Islamique, pour le meurtre d’un musul-man, l’adultère, l’apostasie, une troisième condam-nation pour avoir bu de l’alcool et une cinquième condamnation pour vol. Un non-musulman qui vit dans un état islamique peut être exécuté pour avoir eu des relations sexuelles avec une femme musulmane ou pour « persécution » de l’Islam, par exemple, le blasphème contre Allah ou le Prophète Muhammad, ou avoir entrepris de convertir un musulman à sa religion 22.

Dans plusieurs pays musulmans, la charia n’est pas en force, principalement dans les pays dont les lois datent du passé colonial. Un des buts des fon-damentalistes islamiques est de réintroduire la charia dans tous ces pays. Pour le moment, les pays musul-mans qui pratiquent la peine de mort sont : l’Arabie saoudite (charia), l’Irak (séculier), l’Iran (charia), l’Égypte (séculier), l’Afghanistan taliban (charia).

On peut répertorier des centaines de « chocs culturels » fournis par plusieurs sites Web français 23 ou canadiens 24. On peut connaître l’objectif des

22. La Peine de Mort et Prophète Muhammad. http://hraicjk.org/french/peine_de_mort_et_prophete_muhammad. html

23. Riposte laïque. http://ripostelaique.com/ 24. Point de Bascule. http://www.pointdebasculecanada.ca/index.php

et Poste de veille, http://www.postedeveille.ca/

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intégristes et islamistes d’« achever ce qu’a inauguré Mahomet, à savoir la soumission de l’humanité aux lois d’Allah 25 ». On peut écrire, comme le fait une lectrice de La Presse : « Soyons francs, c’est l’islam qui nous effraie. […] Les autres religions […] pas vraiment. Mais l’islam est beaucoup plus qu’une religion. [Il est une] conviction politique qui prêche le “crois ou meurs”. Oui, nous avons peur. Peur de l’intégrisme qui règne ailleurs 26. » Pour ces dernières phrases, le terme « islamophobie », si on le prend lit-téralement, convient tout à fait. Mais nous savons qu’il vise l’islamisme.

Au Québec, celle que les islamistes veulent faire taire, c’est Djemila Benhabib. Après la parution de ses trois livres 27 dénonçant l’islamisme, particulièrement Les soldats d’Allah à l’assaut de l’Occident, des isla-mistes la poursuivent, en mai 2012, pour une décla-ration faite à la radio. On lui reproche d’avoir tenu des propos erronés et offensants à l’égard des « Écoles musulmanes de Montréal » dans le cadre de l’émis-sion de radio animée par Benoît Dutrizac, diffusée le

25. Les religions.fr, « Salfistes et Frères musulmans, origines et stratégies ». L’auteur de l’article ne s’identifie que par ses initiales, T. P. http://www.lesreligions.fr/articles/22-Salafistes-freres- musulmans-origines-strategies.php#. Consulté le 15 novembre 2013.

26. Johanne Carignan, « Avant qu’il ne soit trop tard », La Presse, 20 septembre 2013.

27. Ma vie à contre-Coran, 2009, Les soldat d’Allah à l’assaut de l’Occident, 2011, Des femmes au printemps, 2012. Tous publiés à Montréal chez VLB éditeur.

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8 février 2012 sur les ondes de 98,5 FM 28. Madame Benhabib ne s’était pas gênée pour déclarer : « Les sourates imposées aux enfants […] ont un caractère extrêmement violent, et ont un caractère misogyne et sexiste. [De plus] parmi tous ces versets coraniques, bon, il y en a qui sont extrêmement haineux à l’égard des non-croyants et on en trouve un qui se trouve également sur le site et qui est enseigné aux enfants. »

On l’accuse donc de diffamation. Mais « ce qui est en jeu, écrit Mathieu Bock-Côté, c’est la liberté d’expression et sa reconfiguration […] plus exacte-ment [son] rétrécissement et sa mutilation 29 ». De tels procès cherchent à faire taire la critique des reli-gions. « Ils contribuent à la multiplication des inter-dits implicites et explicites dans le débat public », poursuit Bock-Côté. Il remarque que cela sert sou-vent à « faire une [mauvaise] réputation » et ainsi à expulser certaines personnes dans les marges du débat public et il rappelle que chacun devrait être libre de contredire ou de critiquer cette auteure, mais de la poursuivre en se présentant « comme l’expres-sion de la vertu » est tout à fait inacceptable.

Voyons un peu ce qu’il en est de cette vertu. En 1994, un représentant de l’École musulmane de Montréal, qui poursuit Djemila Benhabib

28. Lisa-Marie Gervais, « Djemila Benhabib poursuivie par une école musulmane », Le Devoir, 18 mai 2013.

29. Mathieu Bock-Côté, « Djemila Benhabib : un procès idéologique et politique », Le Journal de Montréal, 24 mai 2013.

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aujourd’hui, a invoqué la Charte des droits pour justifier l’imposition du voile aux six enseignantes non musulmanes parmi la vingtaine d’enseignants employés par l’école. Avant que la Commission des droits ne mette fin à cette obligation du voile pour ces enseignantes, en 1995, celui qui invoquait la Charte des droits, Bachar el-Solh, affirmait au quotidien The Gazette que le port du hidjab est une obligation divine, ordonnée par Allah dans le Coran 30. Est-il vertueux d’imposer le voile à des non-musulmanes ? Est-il vertueux de mentir à propos du Coran ?

Louenas Hassani, de KabyleUniversel.com 31, dé-nonce aussi cette attaque contre Djemila Benhabib et la liberté de la critique des religions qui est à l’ori-gine de « la liberté de conscience et de religion(s) ». Selon Hassani, c’est parce que l’islamisme n’a pas d’arguments qu’il recourt à la peur et aux menaces : « Ils s’en prennent à une femme, une intellectuelle qui réveille […] ils ne s’en prennent pas à la radio […], ils ne s’en prennent pas aux médias […], ils ne s’en prennent pas aux puissants. Ils s’en prennent à la dévoileuse, hardie et savante, qui dévoile le voile 30. Poste de veille, « Québec : Ceux qui militent contre la Charte et

ceux qui poursuivent Djemila Benhabib ». http://www.poste-deveille.ca/2013/10/quebec-ceux-qui-militent-contre-la-charte-et-ceux-qui-poursuivent-djemila-benhabib.html. Consulté le 18 novembre 2013.

31. Louenas Hassani, « La poursuite pour diffamation de Mme Djemila Benhabib », 29 octobre 2013. http://www.kabyleu-niversel.com/?s=La + poursuite + pour + diffamation. Consulté le 18 novembre 2013.

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qu’ils veulent mettre sur la raison. » Si on les suit, conclut Hassani, « ce sera la fin des lumières, la nuit totale et totalitaire ».

Ces derniers faits ne se passent pas au Moyen-Orient : Hérouxville, les conférencières invitées par la Table des groupes de femmes de Montréal (TGFM) traitées de cellules cancéreuses, les femmes québécoises traitées d’alcooliques et de prostituées, la collectivité québécoise qui aurait besoin d’une thérapie et les tentatives pour imposer la charia à la communauté musulmane d’ici, tout ceci se passe aujourd’hui, au Québec. La volonté d’implanter la laïcité dans une charte a fait remonter à la surface ce qui sommeillait depuis longtemps : la volonté d’hégémonie d’une religion.

Or, l’État laïque, c’est celui qui interdit toute emprise religieuse non seulement sur ses institu-tions mais également sur les individus : la liberté de conscience et de religion a parfois besoin d’être protégée. C’est ainsi que l’État laïque garantit le plu-ralisme religieux et sociétal. « Reconnaître la laïcité, c’est confirmer que nous vivons dans un État de droit, où tous les citoyens et citoyennes sont égaux et où la liberté de conscience a droit de cité tout autant que la liberté de religion 32. » La liberté de cri-

32. Rassemblement pour la laïcité, « Une charte de la laïcité serait une avancée historique pour le Québec », Manifeste signé par 54,729 personnes. http://www.laicitequebec.org/. Consulté le 26 novembre 2013.

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tiquer les religions, les croyances et les philosophies fait également partie de la liberté de conscience et d’expression. Le code criminel fixe déjà les limites à cette liberté d’expression, ce sont la sédition et la diffamation, et il est clair que la critique n’est ni de la sédition ni de la diffamation.

Ils existent au Québec comme ailleurs ceux que depuis Mahomet on appelle les dhimmis. Ce sont ceux qui ne sont pas musulmans mais tra-vaillent à faciliter toutes les demandes que font les islamistes 33. C’est à cause d’eux que l’islamisme avance, à cause des dhimmis et non pas à cause des musulmans. Nous savons tous que de tels défen-seurs de l’islamisme existent. Ils nient que « les soldats d’Allah sont à l’assaut de l’Occident », ils nous disent que ce sont nos préjugés qui nour-rissent notre peur, bref que nous sommes maladi-vement « islamophobes », tout simplement. Selon eux, il faut être ouvert et inclusif et aller au secours de toutes les victimes de l’immigration, particuliè-rement les femmes voilées. Et si vous dites non, vous êtes xénophobes et, de plus, vous risquez une poursuite si vous critiquez la religion, la culture ou la politique de l’islamisme.

33. Interview de Bill Warner par Jamie Glazov, FrontPageMagazine.com, le 23 avril 2008. Bill Warner est le directeur du Center for the Study of Political Islam (CSPI) et porte-parole de PoliticalIslam.com. Reproduit dans http://pointdebasculecanada.ca/archives/379.html. Consulté le 18 novembre 2013.

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Trop souvent sur la défensive, la laïcité risque à tout moment d’oublier qu’elle n’est pas une lutte contre l’islamisme ou contre quelque religion que ce soit. La laïcité a inventé la tolérance, elle est une philosophie politique de la religion qui vise la paix entre toutes les religions et toutes les croyances. De cela tout le monde lui est reconnaissant. La plupart acceptent que, pour atteindre ce but, l’État, le pou-voir d’État ne doit être en aucune façon religieux ou ne doit favoriser aucune croyance ou incroyance. Ce qui achoppe, c’est l’affichage de la religion ou de l’incroyance des serviteurs de cet État. On ne voit pas toujours que la paix obtenue dans la société grâce à l’État qui garantit la liberté de conscience ne peut être assurée si les citoyens et citoyennes doivent être mis en face d’adhérents à l’une ou l’autre religion lorsqu’ils ont affaire à l’État. Où est l’espace civique ? Où peut-on se retrouver entre membres de la cité plu-tôt que d’une religion ? Pourquoi certains tiennent-ils tellement à afficher leur adhésion religieuse partout ? Que leur enlève la demande de respect de la neutra-lité dans cette sphère commune qu’est l’État ?

Cherchons dans les trois principes de la laïcité. La liberté de conscience ; l’égalité des citoyens, femmes et hommes ; l’universalité de la sphère publique qui est un « bien commun ». En quoi s’obliger à être religieusement discret durant ses heures de travail enlève-t-il la liberté de conscience, l’égalité et le « bien commun » ? En rien.

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Ce qu’une certaine gauche, Québec solidaire, pour ne pas le nommer, refuse, c’est de reconnaître l’uni-versalité de la sphère publique. QS considère le hidjab comme un handicap pour lequel il faudrait construire une rampe pour que des femmes puissent accéder à l’emploi dans les institutions publiques. Combien de fois d’innombrables personnes devront-elles répéter que le Coran n’exige pas de porter le voile quand on est musulmane ? Combien de fois faudra-t-il répéter les noms de ceux qui l’obligent, ce voile ? La liberté de conscience appartient à toutes et tous, y compris aux membres de Québec solidaire. Nous savons ce qu’est un choix social, politique ou religieux. Nous voyons le choix que font ceux et celles qui veulent qu’on porte des signes religieux dans les institutions du Québec. Pourquoi certains ne veulent-ils pas dire non ? Qu’est-ce que porter un hidjab et lutter contre la laïcité de l’État au Québec au début du xxie siècle ? La liberté de conscience, comme la plupart des libertés, comporte des responsabilités. Sa responsabilité prin-cipale, c’est d’être une conscience éclairée. Par quoi la laïcité ouverte et inclusive est-elle éclairée ?

Porter un hidjab n’est pas une recherche de liberté, même si on insiste de plus en plus pour dire que les femmes qui le portent, le portent librement (ce n’est donc pas une obligation religieuse). Insister pour porter un hidjab dans la fonction publique, c’est lutter contre la laïcité, c’est vouloir que la reli-gion soit la plus forte et détermine ce que sera la loi.

enfin la laïcité

Face à cela, pour accommoder ces femmes voi-lées, une pléthore de déformations de la laïcité se sont développées. Laïcité interculturelle, laïcité ouverte, laïcité plurielle, laïcité inclusive, et j’en oublie. N’importe quoi sauf la laïcité elle-même. On insiste pour dire que les personnes qui portent des signes religieux peuvent être compétentes et hon-nêtes. Les laïques ne disent pas le contraire. On dit que ces femmes sont immigrantes et ont besoin de travailler. Je ne suis pas le seul à avoir dû raser ma barbe pour pouvoir travailler. C’est moins grave, dit-on. Question de point de vue, surtout si le hidjab est porté librement.

Pierre Foglia estime que nous avons vécu « deux mois de débat débile » qui nous apprennent que la laïcité ouverte, inclusive et invitante « n’est pas loin d’être du multiculturalisme, voire de l’œcuménisme » et que les curés non ostentatoires qui la prêchent « excluent […] les péquisses et les athées 34 ».

En fait, plus j’y pense, plus je trouve que tout ça est une question de politesse. Si quelqu’un ne veut pas enlever ses bottes en entrant chez nous, surtout par une journée de gadoue, il est impoli. Même si celui qui ne lave pas le plancher lui dit « non, non, ce n’est pas grave », l’invité devrait enlever ses bottes en regardant dans les yeux la personne qui lave le plancher.

34. Pierre Foglia, « Les curés », La Presse, 25 novembre 2013.

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Remerciements

Je remercie toutes les personnes et organisations laïques, le Mouvement laïque québécois, la Coalition laïcité Québec, le Rassemblement pour la laïcité, l’Association québécoise des Nord-Africains pour la laïcité, et plus spécialement M. Yvan Lamonde pour son histoire de la laïcité au Québec.

Table des matières

IntroductionLe précieux débat ...................................... 11

Chapitre premierDes arguments « sérieux » et d’autres qui le sont moins....................................... 17

IntermèdeTrès bref résumé de l’histoire de la laïcité .. 45

Chapitre IIDes conceptions de la laïcité ..................... 53

Chapitre IIIDéclarations des droits, chartes des droits et Convention européenne ........................ 73

Chapitre IVLa laïcité au Québec .................................. 91

Chapitre VLe hidjab, nerf de la guerre des signes ....... 111

Chapitre VIIslamisme et laïcité .................................... 133

ConclusionCe n’est pas fini ......................................... 167

Remerciements ................................................ 187

Si vous êtes laïque, on vous a sûrement déjà traité de xéno-phobe, de raciste, d’islamophobe ou même d’arabophobe, sans oublier de paranoïaque. De plus, on vous a peut-être dit que vous étiez une personne fermée, intégriste, doctri-naire, injuste, antireligieuse… Heureusement, au-delà de ces insultes, il y a chez certains quelques arguments pour soutenir l’opposition à la laïcité, et souvent même une redéfinition du concept. Il faut regarder de plus près cet exceptionnel débat qui ne risque pas de s’éteindre même avec l’adoption ou le rejet d’une loi sur la laïcité de l’État.

Dans cet ouvrage, Bernard La Rivière examine les argu-ments qui s’échangent, revoit les Déclarations des droits et les diverses chartes qui sont fréquemment invoquées, et nous rafraîchit la mémoire sur ce qu’est la laïcité, un terme si souvent galvaudé. Après un bref rappel de l’histoire de la laïcité au Québec, il traite en particulier des cas du hidjab et de l’islamisme, qui semblent être les nœuds ou peut-être même les clés de cette joute dont l'enjeu est la laïcité de l’État et de la société québécoise.

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Enfin la laïcitéBernard La Rivière

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