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55 “BY A MOUTH THAT CANNOT SPEAK 1 ” : L éCRITURE PARADOXALE DE LA PEUR DANS LES POèMES D’EMILY DICKINSON ADELINE CHEVRIER-BOSSEAU Université de Caen Basse-Normandie Quand Emily Dickinson envoie ses premiers poèmes à Higginson en 1862, le genre gothique – forme la plus immédiate de l’écriture de la peur – est toujours très en vogue. « Gothicism saturated Dickinson’s culture » 2 , écrit Daneen Wardrop dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’étude du gothique dickinsonien ; cette étude, ainsi que celle de Barton Levi St Armand, Emily Dickinson and Her Culture, e Soul’s Society 3 , retracent l’influence de la culture victorienne, et en particulier du gothique, sur la poétesse américaine. Cet aspect de son œuvre est certainement le plus connu ; le corpus poétique dickinsonien abonde en exemples de topoï du genre, et joue souvent sur ses peurs les plus emblématiques, comme la mort, le fait d’être enterré vivant, ou la hantise – qui prend la forme de la maison hantée, ou de la persona hantée par quelque terrible peur ou secret. C’est également l’une des caractéristiques les plus saillantes de la vie de l’auteur, puisque Emily Dickinson reste, dans l’imaginaire populaire comme chez certains 1 Cette citation est un fragment de la lettre 995, écrite en 1885 : « Sweet friends. I send a message by a Mouth that cannot speak – e Ecstasy to guess, / Were a receipted Bliss / If Grace could talk », 878. Toutes les références épistolaires se rapportent à l’édition de omas H. Johnson et eodora Ward, e Letters of Emily Dickinson (Cambridge : e Belknap Press of Harvard University Press, 1958). L’édition de référence pour les poèmes est également celle de Johnson, e Poems of Emily Dickinson, 3 vols (Cambridge : e Belknap Press of Harvard University Press, 1955), à l’exception du poème *216 « Safe in their Alabaster Chambers – » pour lequel il sera fait référence à l’édition de Ralph W. Franklin, e Poems of Emily Dickinson, Variorum Edition (Cambridge : e Belknap Press of Harvard University Press, 1998) 159-164. 2 Daneen Wardrop. Emily Dickinson’s Gothic, Goblin with a Gauge (Iowa City : University of Iowa Press, 1996) 4. 3 Barton Levi Saint Armand. Emily Dickinson and Her Culture ; e Soul’s Society (Cambridge : Cambridge University Press, 1986). Peur_Chevrier-Bosseau.indd 55 10/11/2010 19:28:49

\"By a mouth that cannot speak\": l'écriture paradoxale de la peur dans les poèmes d'Emily Dickinson

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“By a Mouth that cannot Speak1” : l’écriture paradoxale de la peur

danS leS poèMeS d’eMily dickinSon

adeline chevrier-BoSSeau

Université de Caen Basse-Normandie

Quand Emily Dickinson envoie ses premiers poèmes à Higginson en 1862, le genre gothique – forme la plus immédiate de l’écriture de la peur – est toujours très en vogue. « Gothicism saturated Dickinson’s culture »2, écrit Daneen Wardrop dans l’ouvrage qu’elle consacre à l’étude du gothique dickinsonien ; cette étude, ainsi que celle de Barton Levi St Armand, Emily Dickinson and Her Culture, The Soul’s Society3, retracent l’influence de la culture victorienne, et en particulier du gothique, sur la poétesse américaine. Cet aspect de son œuvre est certainement le plus connu ; le corpus poétique dickinsonien abonde en exemples de topoï du genre, et joue souvent sur ses peurs les plus emblématiques, comme la mort, le fait d’être enterré vivant, ou la hantise – qui prend la forme de la maison hantée, ou de la persona hantée par quelque terrible peur ou secret. C’est également l’une des caractéristiques les plus saillantes de la vie de l’auteur, puisque Emily Dickinson reste, dans l’imaginaire populaire comme chez certains

1 Cette citation est un fragment de la lettre 995, écrite en 1885 : « Sweet friends. I send a message by a Mouth that cannot speak – The Ecstasy to guess, / Were a receipted Bliss / If Grace could talk », 878. Toutes les références épistolaires se rapportent à l’édition de Thomas H. Johnson et Theodora Ward, The Letters of Emily Dickinson (Cambridge : The Belknap Press of Harvard University Press, 1958).L’édition de référence pour les poèmes est également celle de Johnson, The Poems of Emily Dickinson, 3 vols (Cambridge : The Belknap Press of Harvard University Press, 1955), à l’exception du poème *216 « Safe in their Alabaster Chambers – » pour lequel il sera fait référence à l’édition de Ralph W. Franklin, The Poems of Emily Dickinson, Variorum Edition (Cambridge : The Belknap Press of Harvard University Press, 1998) 159-164.2 Daneen Wardrop. Emily Dickinson’s Gothic, Goblin with a Gauge (Iowa City : University of Iowa Press, 1996) 4.3 Barton Levi Saint Armand. Emily Dickinson and Her Culture ; The Soul’s Society (Cambridge : Cambridge University Press, 1986).

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critiques, la parfaite incarnation de l’héroïne gothique. Envisager l’écriture de la peur dickinsonienne sous l’angle pathologique4 serait pourtant par trop réducteur, car cela équivaudrait à occulter la notion de théâtralité, qui est étroitement liée à cet aspect de son œuvre. Le gothique est avant tout une question de performance chez Dickinson, dans la mise en scène de sa persona publique – vêtue de son costume (la célèbre robe blanche), et évoluant à l’abri des regards – comme dans son écriture. On s’attachera ici à mettre en avant la théâtralisation paradoxale de la peur dans les poèmes d’Emily Dickinson, en confrontant d’une part la profusion de poèmes « gothiques » et d’autre part l’échec permanent – malgré ces multiples tentatives – de dire la peur directement. La remise en jeu des clichés gothiques fait tendre l’écriture vers un mode de représentation beaucoup plus abstrait, qui joue de ce vide cristallisant et inspirant la peur. Afin de donner à voir, malgré tout, l’irreprésentable angoisse, l’écriture se creuse, fait jouer5 la perspective entre deux pôles opposés (la vie et la mort, l’horreur et le burlesque, le gothique et le grotesque), contournant et détournant l’objet de la peur, pour le représenter paradoxalement.

Mises en scène gothiques

Si les poèmes traitant de la mort ou de la hantise sont nombreux dans le corpus poétique dickinsonien, on peut toutefois remettre en question leur potentiel anxiogène, puisqu’ils proposent essentiellement des images d’un gothique « domestiqué », apprivoisé, commun. Ce n’est d’ailleurs pas contradictoire dans la culture du XIXe siècle, où l’on observe une tension entre la mode gothique – popularisée par Ann Radcliffe, Matthew Lewis, ou les contemporains de Dickinson comme Poe ou Hawthorne – qui insiste sur les aspects les plus sordides et potentiellement terrifiants de l’imagerie funéraire, et une certaine domestication6 de la mort. Ainsi, l’ouvrage de Barton Saint Armand mentionné plus haut ou celui de Jay Ruby7, soulignent cette familiarité avec la mort, visible notamment dans la coutume des souvenirs mortuaires (« keepsakes »), qui consiste à conserver précieusement

4 On pense ici à diverses tentatives critiques de « justifier » certains aspects de la poésie de Dickinson par une supposée agoraphobie, ou un état dépressif – comme c’est par exemple le cas dans l’ouvrage de John Cody, After Great Pain, The Inner Life of Emily Dickinson, Cambridge : The Belknap Press of Harvard University Press, 1971.5 On utilise ici le terme au sens d’« avoir du jeu », comme on le dit d’une porte par exemple.6 On entendra par ce terme à la fois l’idée d’apprivoiser et d’intégrer la mort dans l’espace domestique.7 Jay Ruby. Secure the Shadow, Death and Photography in America. Cambridge : MIT Press, 1995.

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des mèches de cheveux ou menus objets ayant appartenu au défunt, ou celle de la photographie post mortem8, rendue particulièrement populaire avec l’avènement du daguerréotype. Cette tension se répercute dans les poèmes de Dickinson sur la mort, où les cimetières lugubres et les tombes en ruines des romans gothiques deviennent des lieux presque rassurants. La tombe se fait ainsi nid douillet, comme dans le poème *216, « Safe in their Alabaster Chambers » par exemple :

Safe in their Alabaster Chambers – Untouched by Morning –And untouched by Noon – Lie the meek members of the Resurrection – Rafter of Satin – and Roof of Stone !

Grand go the Years – in the Crescent – above them –Worlds scoop their Arcs – And Firmaments – row – Diadems – drop – and Doges – surrender – Soundless as dots – on a Disc of snow –

Cette version de 1861 utilise, dans le vers 4, à la place du verbe « sleep » de la version de 1859, le verbe « lie », plus ambigu, qui transforme le corps étendu du dormeur en celui d’un gisant. La répétition des adjectifs « untouched » dans les vers 2 et 3, alliés à « safe » (vers 1), contribue à donner une image très stylisée9 de la mort, où le corps intact repose dans son écrin d’albâtre. La couleur blanche de la pierre et du satin du cercueil – reprise dans l’évocation de la neige au dernier vers – met en relief la pureté et l’absence de dégradation du corps. Cette pureté glacée est encore plus visible dans les autres versions du poème : encouragée par sa belle-sœur Susan à cultiver la « lueur spectrale » (« ghostly shimmer ») de la première strophe, Dickinson a récrit plusieurs fois la deuxième strophe, tentant de la rendre plus « glaciale »10. Ce poème semble aussi se faire l’écho du passage de la

8 Ruby montre ainsi qu’il était assez commun de photographier les défunts – en particulier les enfants – dans des poses imitant la vie ou le sommeil, en compagnie de leur famille alors en deuil. 9 La stylisation s’illustre ici dans la simplification plastique de cette étude en blanc, et la fixité de cette représentation. Ce phénomène s’étend aussi à l’évocation métonymique de l’histoire, dans la condensation métaphorique du vers 9 « Diadems – drop – and Doges – surrender – ».10 Dans la courte missive envoyée à Susan en 1861 en réponse à sa lettre suggérant des changements dans la deuxième strophe, Dickinson fait précéder la version remaniée du commentaire « Is this frostier ? ». Les deux autres versions de la deuxième strophe ont été recopiées à la suite du poème dans le dixième fascicule ; les deux derniers vers de la dernière

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Bible, « Blessed are the meek ; for they shall inherit the earth » (Matthew, 5.5). Les morts (« the meek members of the Resurrection », vers 4) ont ici littéralement « hérité » de la terre, puisqu’ils en sont les occupants souverains, et sont bénis car libérés des soucis des vivants, évoqués dans la deuxième strophe (« Diadems – drop – and Doges – surrender », vers 9). La dimension victorienne – entre profusion de blanc virginal et salvation biblique – devient ainsi presque caricaturale. Le poème *457 « Sweet – safe – Houses – » confirme cette représentation de la tombe comme un lieu sûr et calme, où il fait bon se reposer :

Sweet – safe – Houses – Glad – gay – Houses – Sealed so stately tight – Lids of steel – on lids of Marble – Locking Bare feet out –

Brooks of Plush – in Banks of Satin Not so softly fallAs the laughter – and the whisper –From their People Pearl –

No Bald Death – affront their Parlors – No Bold sickness comeTo deface their Stately Treasures –Anguish – and the Tomb –

Hum by – in Muffled Coaches – Lest they – wonder Why –Any – for the Press of Smiling –Interrupt – to die –

Là encore, la tombe est une demeure sûre (« safe », vers 1, « sealed so stately tight », vers 3), confortable (« Brooks of Plush – in Banks of Satin », vers 5) et calme (« whisper », vers 7, « Muffled », vers 13). Le corps y est à l’abri des agressions extérieures, évoquées dans la troisième strophe, enfoui dans la terre protectrice. Cet enfouissement du corps sous les profondeurs, ainsi que les termes « People Pearl » du vers 8, rappellent le chant d’Ariel dans la deuxième scène de l’acte I de La Tempête :

variante (« Frosts unhook – in the Northern Zones – / Icicles – crawl from polar Caverns – ») témoignent particulièrement de cette intention d’accentuer la dimension glaciale du poème (Franklin, 159-164).

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Full fathom five thy father lies ;Of his bones are coral made ;Those are pearls that were his eyes,Nothing of him that doth fadeBut doth suffer a sea-changeInto something rich and strange.11  L’absence de dégradation du corps et sa transformation en une pierre

précieuse offrent ici aussi une vision très stylisée de la mort. La référence à Shakespeare semble d’ailleurs confirmer cette idée d’une mise en scène mortuaire.

Si ces deux poèmes proposent des variations sur le thème de la mort comme sommeil éternel, le poème *1743, « The grave my little cottage is », transforme la tombe en un décor où se jouent des scènes domestiques :

The grave my little cottage isWhere “Keeping house” for theeI make my parlor orderlyAnd lay the marble tea.

Cette première strophe, avec ses trois rimes suivies (« thee », « orderly », « tea »), a des allures de comptine. La tombe devient alors un espace de jeu, où le sujet, ayant accédé à l’éternité, attend d’être rejoint par l’être aimé, et joue à la petite ménagère en patientant (« I make my parlor orderly / And lay the marble tea »). L’ironie que l’on devinait dans la mise en scène très stylisée des poèmes précédents est ici plus visible, tout comme l’est la dimension théâtrale, qui s’amplifie dans l’adoption successive de rôles : celui d’une défunte, elle-même jouant le rôle de la maîtresse de maison. La théâtralisation, ainsi que l’insistance sur le confort et la sécurité de cette dernière demeure, démystifient la vie éternelle, en en faisant un simulacre de la vie terrestre. Si le sentiment de peur suppose la connaissance de son objet, on peut considérer que l’on assiste ici à un jeu autour de la mort devenue familière, objet connu de la peur. Selon Heidegger, « La mort se rencontre comme un événement bien connu qui se produit dans le monde. En tant que telle, elle se maintient dans l’insurprenance qui caractérise ce qui se rencontre quotidiennement »12 ; dans le cas des poèmes cités plus haut, la mort – élément déjà familier – se trouve familiarisée davantage, par le biais du simulacre, tout en étant par là même paradoxalement tenue

11 The Tempest, I, 2, 397-402, London : The Arden Shakespeare, 2006, 178.12 Martin Heidegger. Être et Temps (Paris : Gallimard, 1986) 307.

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à distance de l’expérience réelle. L’écriture a du jeu : elle joue de l’écart, et se déplace d’un pôle à l’autre du large spectre du gothique, entre l’horreur et le grotesque. La liminalité d’un tel poème permet ainsi de le lire comme s’inscrivant dans la lignée du topos gothique du personnage enterré vivant, tel qu’on le rencontre chez Poe par exemple13, ou de l’aborder sous l’angle du grotesque – qui est lui-même, bien souvent, un élément constitutif du genre gothique. Les différentes mises en scène de la mort qui viennent d’être abordées semblent ainsi opérer un retournement grotesque, faisant de la mort l’image inversée de la vie :

Death is seldom opposed to life in the folklore of the Middle ages. “Such an opposition,” says Bakhtin, “is completely contrary to [its] system of grotesque imagery, in which death is not a negation of life seen as the great body of all people but part of life as a whole – its indispensable component, the condition of constant renewal and rejuvenation”. […] Nothing, for instance, could be more contrary to the spirit of the medieval grotesque than the unrelieved grisliness of Poe’s “Masque of the Red Death.” […] The terror of death is certainly present in medieval folk art, but that terror is qualified, even subdued by laughter. “In the system of grotesque imagery”, says Bakhtin, “death and renewal are inseparable in life as a whole, and life as a whole can inspire fear least of all”.14

La mort se trouve ainsi privée de sa dimension potentiellement anxiogène, et l’enfouissement du corps dans la tombe correspond à une transformation positive plutôt qu’à une dégradation de ce dernier :

Rabaisser consiste à rapprocher de la terre, à communier avec la terre comprise comme un principe d’absorption en même temps que de naissance : en rabaissant, on ensevelit et on sème du même coup, on donne la mort pour redonner le jour ensuite, mieux et plus. […] Le rabaissement creuse la tombe corporelle pour une nouvelle naissance.15

Comme dans le passage de La Tempête cité plus haut, l’ensevelissement sous terre entraîne une transformation esthétique (« Nothing of him that doth fade / But doth suffer a sea-change / Into something rich and strange ») ; le corps mort devient ainsi un objet esthétique, parfait « angel in the house »

13 Daneen Wardrop envisage ainsi le poème *1743 à travers le prisme de l’Unheimlich freudien, insistant sur l’aspect étrangement inquiétant de cette épouse au mari absent, de cette Miss Havisham transformée en automate enterrée vivante (« a nineteenth-century Stepford wife, a domestic automaton », op. cit. 67) – qui rappelle notamment d’autres occurrences où vie et mort se confondent de manière inquiétante dans « The Fall of the House of Usher » ou « The Tell-Tale Heart » de Poe par exemple.14 Sami-Ali, Le Banal (Paris : Gallimard, 1980) 24.15 Mikhaïl Bakhtine. L’œuvre de François Rabelais et la culture populaire au Moyen-âge et sous la Renaissance (Paris : Gallimard, 1990) 30.

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évoluant dans un cadre où tout n’est que calme et pureté. Cette esthétisation transfigure la peur, tout en l’éloignant de l’expérience humaine.

L’un des grands ressorts de la mise à distance de la peur dans les poèmes d’Emily Dickinson est, outre la mise en scène et l’esthétisation, le recours à une certaine ironie, notamment vis-à-vis des coutumes funéraires victoriennes16 qui s’attachent à représenter le corps mort comme étant simplement endormi. Dickinson joue beaucoup de cette connivence avec le lecteur, nécessaire dans les modes ironiques, parodiques ou burlesques ; il est cependant difficile de confirmer la dimension comique de certains poèmes, car tout l’intérêt de poèmes comme *241 « I like a look of Agony » ou *158 « Dying ! Dying in the night ! » est qu’ils jouent de leur propre liminalité, du jeu dans le langage qui permet l’ouverture sur le burlesque17, sans jamais basculer complètement dans le registre comique. Le jeu constant sur la perspective, à travers la théâtralisation et l’irruption du burlesque, permet de représenter l’objet de la peur – en l’occurrence, dans les poèmes suivants, l’horreur de la souffrance du corps dans ses derniers instants – sans jamais rendre possible une capture nette de l’image. L’agonie devient ainsi un spectacle plaisant dans le poème *241 « I like a look of Agony », et est l’objet d’une mise en scène burlesque dans le poème *15818 :

Dying ! Dying in the night !Won’t somebody bring the lightSo I can see which way to goInto the everlasting snow ?

And “Jesus”! Where is Jesus gone ?They said that Jesus – always came –Perhaps he doesn’t know the House –This way, Jesus, Let him pass !

Somebody run to the great gate

16 Concernant l’ironie dickinsonienne face à la culture funéraire de son temps, on consultera avec profit la thèse d’Audrey Fogels, Emily Dickinson, un regard comique à l’affût de son siècle, thèse non publiée soutenue en 1997, sous la direction de Pierre-Yves Pétillon, Université Paris IV.17 Le burlesque est en soi un registre qui a du jeu : Dominique Bertrand explique ainsi que « le burlesque littéraire procède d’une “pensée inversante, qui utilise des pôles contradictoires dans un système de références continuelles de l’un à l’autre” ». Dominique Bertrand ed. Poétiques du burlesque (Paris : Honoré Champion, 1996) 13.18 La douleur est dans ces deux poèmes soit absente (« Death won’t hurt », dernier vers du poème *158), soit totalement domestiquée, dans tous les sens du terme (« homely Anguish », dernier vers du poème *241). C’est précisément cette absence de douleur qui permet l’irruption du burlesque, et une telle mise à distance de la peur.

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And see if Dollie’s coming ! Wait !I hear her feet upon the stair !Death won’t hurt – now Dollie’s here !

Le sujet s’exprime ici comme un metteur en scène qui dirigerait acteurs et machinistes depuis son lit de mort. Le passage vers la vie éternelle, là encore figurée par la blancheur immaculée (« the everlasting snow ») est présenté sous un jour potentiellement burlesque, avec l’évocation de ce sujet qui avance à l’aveugle (« Won’t somebody bring the light / So I can see which way to go / Into the everlasting snow ? » ). L’ouverture possible sur le burlesque est aussi rendue visible par l’utilisation des guillemets pour la première occurrence de « Jesus », qui peut être lue de deux manières. Si l’on se réfère à la distinction faite dans le poème *741 « Drama’s Vitallest Expression is the Common Day » entre le rôle, « “Hamlet” », et la personne, « Hamlet », dans les vers 8-9 (« “Hamlet” to himself were Hamlet – / Had not Shakespeare wrote – »), on peut d’abord penser que « Jesus » ici désigne le rôle, et non la personne. En ce sens, Jésus fait alors partie de la troupe, et est représenté comme un acteur en retard pour jouer sa scène (« And “Jesus”! Where is Jesus gone ? »). Mais le terme « Jesus » entre guillemets peut également faire référence au juron, faisant ainsi passer ces vers dans le domaine du burlesque. Tout comme le processus humoristique, le théâtre repose sur la réception du public : la connivence avec le lecteur est très forte dans ce poème, dont la dimension burlesque se double d’une théâtralité outrée. Le ton de la première strophe est dramatique d’emblée (« Dying ! Dying in the night ! »), et renforcé par les rimes (« night » / « light », « go » / « snow »). Dans l’ouvrage déjà mentionné, Barton Saint Armand souligne la dimension hautement théâtrale de ce poème qu’il compare à une répétition générale19 ; là encore, le poème n’offre bien qu’un simulacre d’agonie, la dernière répétition en costume avant la « vraie » agonie, qui en sera d’autant moins effrayante. Le recours au théâtre permet paradoxalement à la fois une certaine familiarisation de la mort, par le biais du simulacre, mais également une mise à distance, car le jeu théâtral ne consiste précisément qu’à « faire semblant ».

Dernier topos gothique, la maison hantée est également présente dans le corpus poétique dickinsonien, l’exemple le plus connu étant certainement le célèbre poème *670, « One need not be a Chamber – to be Haunted – » :

One need not be a Chamber – to be Haunted –One need not be a House – The Brain has Corridors – surpassing

19 « a dress rehearsal for death », Saint Armand, op. cit., 54.

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Material Place –

Far safer, of a Midnight MeetingExternal GhostThan its interior Confronting –That cooler Host.

Far safer, through an Abbey gallop,The Stones a’chase –Than Unarmed, one’s a’self encounter –In lonesome place –

Ourself behind ourself, concealed – Should startle most – Assassin hid in our ApartmentBe horror’s least.

The Body – borrows a Revolver – He bolts the Door –O’erlooking a superior spectre – Or more –

Jouant avec les clichés du gothique – la maison hantée, la mystérieuse rencontre à minuit, l’abbaye comme lieu d’une poursuite effrayante –, le poème a une dimension anxiogène qui a souvent été soulignée. Il s’agit bien ici d’angoisse20 plus que de peur, puisque le poème égrène différentes sources de danger potentiel qui pourraient menacer le sujet et le surprendre (« startle », vers 14). Ne se contentant pas de la rencontre avec quelque être malveillant, le poème laisse également planer l’ombre d’une schizophrénie inquiétante, si l’on pense à la lecture proposée par Susan Gubar et Sandra M. Gilbert dans The Madwoman in the Attic21, qui envisagent ce poème comme le témoignage d’un état mental fragile. Le poème *670 deviendrait donc l’illustration d’une hyperbole de la hantise, où viendraient rôder les personae du poète, les personnages des romans gothiques et le spectre de la folie. Dans son ouvrage sur le gothique dickinsonien, Daneen Wardrop en propose une lecture similaire :

20 Contrairement à la peur, l’objet de l’angoisse reste indéterminé, selon Heidegger : « […] le devant-quoi de la peur est chaque fois un étant nocif intérieur au monde qui provient d’un coin déterminé, qui gagne en proximité, mais qui peut ne pas venir. […] Le devant-quoi de l’angoisse n’est pas un étant intérieur au monde […] [il est] complètement indéterminé. », Heidegger, op. cit., 234-5. 21 Susan Gubar et Sandra M. Gilbert. The Madwoman in the Attic (New Haven : Yale University Press, 1979).

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Here, the grammatical posturing of “Ourself behind ourself” adumbrates a severe psychological reality. A word about Dickinson’s pronouns : virtually always she uses the suffix “self” to imply a doubling. The reflexivity of “self” interposes a grammatical mirror in her work that comments upon psychological tensions. In addition, Dickinson often repeats the pronoun so as to give a hyperreflexivity. […] Dickinson has discovered in her technique of hyperreflexivity a way for form to reproduce many times over the motif of the multiplied self.22

Outre l’idée qu’il serait signe d’une folie naissante, le dédoublement du moi présent dans ce poème illustre également les propos de Freud, qui, dans son essai sur L’ inquiétante étrangeté23, fait du double, « dédoublement du moi, division du moi, permutation du moi », mais aussi « retour du même », l’un des « motifs producteurs d’inquiétante étrangeté »24. L’inquiétante étrangeté vient alors renforcer l’indétermination du sentiment d’angoisse, puisque, par essence, elle repose sur l’idée qu’un élément familier (« heimlich ») se trouve étrangement et, le plus souvent, inexplicablement, défamiliarisé (« unheimlich »). On notera également la dimension très théâtrale de ce poème, dans lequel le sujet hanté par lui-même évolue dans un double décor gothique – celui de la maison hantée et celui du cerveau hanté – qui place le lecteur en attente du dénouement. Ce dernier ne sera peut-être pas celui que les éléments gothiques nous laissaient anticiper, puisque la superposition et l’abondance des clichés gothiques suggèrent une parodie de ces derniers ; cette intuition burlesque est confirmée par l’hyperbole de l’« hyperréflexivité » dont parle Wardrop, qui peut également être source de comique25, et qui permet ici le glissement de l’inquiétante étrangeté au burlesque. En effet, l’image de « soi, derrière soi, caché » peut faire penser aux mises en scène des morality plays ou des représentations de guignol, dans lesquelles l’un des grands ressorts comiques est généralement la dissimulation d’un personnage sur scène, prêt à bondir tel un diable sortant de sa boîte, pour effrayer l’autre personnage qui ne l’avait pas vu jusqu’alors. Ici, l’effet burlesque est d’autant plus présent que le sujet est amené à être effrayé par son propre reflet26. Cela

22 Daneen Wardrop, op. cit., 115.23 Sigmund Freud. L’ inquiétante étrangeté et autres essais (1919) (Paris : Gallimard, 1988). 24 Sigmund Freud, op. cit., 236.25 On peut considérer que la présence excessive du moi dans ce processus d’« hyperreflexivité » participe du « comique de l’excès », que Cristanne Miller étudie dans l’ouvrage collectif Comic Power in Emily Dickinson (Austin : University of Texas Press, 1993) 103-136. « Humor of excess issues from the poet’s profound sense of displacement, or an imagination that has been prompted repeated experiences of alterity to fantasize a world in which nothing takes its prescribed form », Ibid. 105.26 Freud souligne ainsi le potentiel comique du retour du même en prenant pour exemple l’œuvre de Twain, A Tramp Abroad, Sigmund Freud, op. cit. 240.

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dit, c’est une bien étrange forme de comique qui nous est proposée, fondée entièrement sur le déplacement, la défamilarisation : on assiste même à un double déplacement, puisque le cerveau, organe familier, est défamilarisé et rendu inquiétant par son association avec la maison hantée, elle-même déplacée de par sa comparaison avec le cerveau.

À travers ces déplacements constants, cette écriture dynamique, c’est l’impossibilité de dire la peur directement qui nous est donnée à voir : cette série de transformations et de diffractions troublent l’image de la peur, la rendent insaisissable. Elle ne peut plus se dire que par analogie ou par le biais de la pirouette humoristique. Sous la prolifération d’un gothique somme toute peu effrayant, la mise en scène et le burlesque, qui permettent de garder l’affect à distance, se cache la vraie terreur. Dans la deuxième lettre qu’elle envoie à Higginson en Avril 1862, Dickinson écrit : « I had a terror – since September – I could tell to none – and so I sing, and the Boy does by the Burying Ground – because I am afraid – »27. Le « chant » qui se fait entendre dans la multitude de poèmes venus apprivoiser les peurs quotidiennes serait donc un moyen de déguiser, de tenir à distance l’indicible terreur, sans toutefois parvenir à l’exorciser.

« Around – across – upon it28 » : écrire autour du gouffre

La peur demeure, telle une présence spectrale ou un gouffre que l’écriture tente de contourner. Le détour est essentiel à l’écriture de la peur chez Emily Dickinson, une peur que le poème n’évoque que par analogie, en passant à côté de la définition, comme le petit garçon du fragment de la lettre L_261 passe à côté du cimetière. Ce vide laissé dans le corps du poème est, avec le silence, le mode de représentation de la peur. L’écriture devient écriture de la réticence. L’ombre de la peur plane ainsi sur le poème *512 « The Soul has Bandaged moments – » :

The Soul has Bandaged moments – When too appalled to stir – She feels some ghastly Fright come upAnd stop to look at her –

Salute her – with long fingers – Caress her freezing hair – Sip, Goblin, from the very lipsThe Lover – hovered – o’er –Unworthy, that a thought so mean

27 L_261, 25 avril 1862, 404-405.28 Poème *599 « There is a pain – so utter – »

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Accost a Theme – so – fair –

The soul has moments of Escape –When bursting all the doors – She dances like a Bomb, abroad,And swings upon the Hours,

As do the Bee – delirious borne –Long Dungeoned from his Rose – Touch Liberty – then know no more,But Noon, and Paradise –

The Soul’s retaken moments –When, Felon led along,With shackles on the plumed feet,And staples, in the Song,

The Horror welcomes her, again,These, are not brayed of Tongue –

La représentation de la peur oscille dans ce poème entre ombre et mise en lumière, entre une image floue et une mise au point suivie d’un gros plan sur des éléments isolés. Les premiers éléments identifiables dans cette représentation de la peur le sont par association à des images assez traditionnelles : le sujet apeuré et impuissant devant la menace est féminin, comme on le devine grâce à l’emploi du pronom « she ». La peur (« ghastly fright », vers 3) est quant à elle représentée sous les traits d’une créature malveillante – méchant « lutin » ou « gnome » (« Goblin », vers 7) aux « longs doigts » (vers 5) – dont le baiser maléfique remplace celui de l’amant. Le rythme des premières strophes, ralenti par les tirets, voit cette lenteur accentuée dans la suspension au vers 8, « The Lover – hovered – o’er » : le [h] aspiré de « hovered » puis la suppression du [v] de « o’er » créent une impression d’élévation sonore du vers, et comme un écho, de plus en plus lointain. La peur échappe ainsi petit à petit à la représentation,  et retourne dans l’ombre, planant sur le sujet qui, lui, est plus représentable car il reste pétrifié, gelé (« freezing hair », vers 6). Tout comme le modèle, en bougeant et en s’éloignant de l’objectif du photographe, rend l’image floue, ce mouvement d’éloignement de la peur rend sa capture par l’image impossible, et rend plus nette l’image du sujet immobile. Ce mode de représentation fait étrangement penser au phénomène des « photographies d’esprits », popularisées par William Mumler dans les années 1860 aux États-Unis, dans lesquelles l’impression du passage d’un fantôme était donnée soit par une double exposition, soit par un mouvement du modèle,

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qui produisait ainsi une trace floue sur l’image29. La terreur reste sans visage : le poème ne fait qu’évoquer quelques bribes du corps, les yeux – suggérés dans le regard posé sur l’âme (vers 4 « And stop to look at her ») – les « longs doigts », les lèvres, là aussi seulement suggérées dans le verbe « sip » (vers 7). On pourrait ici poursuivre l’analogie avec la photographie en disant que la représentation par association crée une image négative, qu’il faut alors développer. L’écriture de la peur est, dans les poèmes d’Emily Dickinson, une écriture en creux, faite de silences que l’on contourne et d’images partielles en attente de développement. 

Plus généralement, la peur s’inscrit en creux sur le visage et dans le corps du poème, à travers la matérialisation du silence par les blancs, soupirs, tirets, enjambements, ou l’exploration des orifices du visage, qui viennent se superposer à des images de gouffres, comme dans le poème *590 « Did you ever stand in a Cavern’s Mouth – » :

Did you ever stand in a Cavern’s Mouth –Widths out of the Sun – And look – and shudder, and block your breath – And deem to be alone

In such a place, what horror,How Goblin it would be – And fly, as ‘twere pursuing you ?Then Loneliness – looks so –

Did you ever look in a Cannon’s face – Between whose Yellow eye – And yours – the Judgment intervened –The Question of “to die” –

Extemporizing in your earAs cool as Satyr’s drums – If you remember, and were saved –It’s liker so – it seems –

Ce poème effectue une série de mises en abîmes : le souffle est coupé (« block your breath ») devant la « bouche » de la grotte, qui semble l’aspirer. Les images des « yeux jaunes » du sujet et du canon qui se font face se superposent dans les vers « Between whose  Yellow eye – / And yours » : l’orbite et le canon se confondent, deux creux noirs où brille un inquiétant

29 Voir Louis Kaplan, The Strange Case of William Mumler, Spirit Photographer (Minneapolis : University of Minnesota Press, 2008).

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éclat jaune. Le creux de l’oreille est également comblé par la projection sonore de l’abîme (« Extemporizing in your ear / As cool as Satyr’s drums – »). Le visage n’est plus alors que béance, qui se transmet également au discours, comme l’explique Christine Savinel : « Déjà double image de la bouche et de la caverne, l’abîme s’emboîte encore dans “Widths” – soit dans des béances successives, et dans l’épaisseur de l’inarticulé (“dths”) »30. La peur s’imprime en creux sur le visage, particulièrement dans la série de poèmes représentant des volcans, où l’on retrouve cette association entre le visage et des images de creux, ainsi qu’entre la parole et le souffle du vide. La dernière strophe du poème *601 « A still – Volcano – Life – » est l’une des nombreuses illustrations du visage-volcan :

The solemn – Torrid – Symbol – The lips that never lie –Whose hissing Corals part – and shut – And Cities – ooze away –

La bouche se confond avec le cratère du volcan, et par extension, c’est l’énonciation qui se confond avec le discours du volcan. Dans la troisième strophe du poème *754 « My Life had stood – a Loaded Gun », on retrouve une association similaire entre le discours du sujet, la lave qui coule du cratère et le pistolet qui se décharge :

And do I smile, such cordial lightUpon the Valley glow – It is as a Vesuvian faceHad let its pleasure through –

Dans ces deux exemples, le mouvement des lèvres, parole ou sourire, apporte la destruction. L’impression de tranquillité est trompeuse : dans le poème *601, la parole semble délivrée calmement, dans le lent mouvement (« part – and shut – ») des lèvres vertueuses (« the lips that never lie »), mais ce discours pudiquement soufflé devient sifflement reptilien, parole sournoise par laquelle vient s’insinuer la destruction, résumée dans le dernier vers (« And cities – ooze away – »). Le deuxième fragment opère un glissement similaire, puisque derrière la bienveillante chaleur du sourire du sujet se cache la brûlure de la lave.

30 Christine Savinel. Emily Dickinson et la grammaire du secret (Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1993) 67.

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Si le mouvement, même ténu, des lèvres du sujet-volcan est menaçant, l’immobilité du visage est plus angoissante encore, comme le rappelle le poème *1146 « When Etna basks and purrs » :

When Etna basks and purrsNaples is more afraidThan when she shows her Garnet Tooth –Security is loud –

Les traits figés du visage-volcan tel qu’il est représenté dans le poème *175  « I have never seen “Volcanoes” – » contiennent l’éruption d’une douleur (« smouldering anguish », vers 13) imminente, qui, on le suppose, sera d’autant plus violente qu’elle a été réprimée. Dans la troisième strophe, le poème tente, à travers la fixité des rimes (« Volcanic », « Titanic » / « face », « place ») et la régularité des vers, d’imiter l’immobilité inquiétante du visage :

If the stillness is VolcanicIn the human face When upon a pain Titanic Features keep their place –

Le corps du poème devient ainsi une extension du corps du sujet. Il est à son tour marqué par le vide laissé par la peur, qui s’inscrit dans les blancs du texte, en dépit d’une régularité formelle qui tente de la contenir, voire de la recouvrir.

Comme le poème *512, le poème *599 « There is a pain – so utter – » est une tentative d’écrire la douleur :

There is a pain – so utter – It swallows substance up – Then covers the Abyss with Trance – So Memory can stepAround – across – upon it – As one within a Swoon – Goes safely – where an open eye –Would drop Him – Bone by Bone.

L’utilisation du présent de définition (« There is a pain », « It swallows », « Then covers ») donne ici, outre une valeur absolue, l’impression d’une expérience répétée, d’un traumatisme physique et mental qui demeurerait ainsi comme une plaie ouverte tour à tour ravivée puis refoulée. En dépit d’un premier vers qui se veut descriptif (« There is a pain – so utter – »), le

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poème n’échappe pas à la contamination de la béance, qui le gagne dès la fin du vers, dans la présence de ces tirets interrompant l’explication. Ces derniers suspendent littéralement l’énonciation (utterance), en l’isolant du reste du vers (« – so utter – ») : ainsi cernée par ces deux silences, ces soupirs, la parole potentiellement cathartique31 est étouffée. De même, la substance est « avalée » (« It swallows substance up »), et le démantèlement du corps s’effectue « os par os » : là encore, les images de l’abîme et de l’œil ouvert (« an open eye », vers 7) se confondent. C’est un vide hyperbolique, contaminant, qui se propage du corps physique à celui du poème : en effet, la douleur n’est jamais définie, ce qui laisse un vide dans le poème, que l’on doit contourner en permanence, comme le suggère le vers 5 (« Around – across – upon it – »). Les tirets de ce vers32 fonctionnent comme autant de ponts qui enjambent le vide et permettent au sens de circuler : ils matérialisent la pause entre les différents sens de circulation (« autour », « par-dessus », « sur »), mais aussi le franchissement du vide, qui s’incarne en outre dans l’enjambement entre deux vers tout au long du poème. Ce sont également des points de suture qui tentent de maintenir la précaire unité du tissu poétique déchiré par cette douleur. Cette tentative de couvrir le vide par un suspens dans l’énonciation semble aussi vaine que celle exprimée dans le troisième vers (« Then covers the Abyss with Trance – »), en ce sens que le vide est alors recouvert par un élément immatériel (« Trance »), qui semble lui aussi voué à être absorbé.

Le poème *510, « It was not Death, for I stood up, » est peut-être celui qui offre la plus inquiétante performance de l’angoisse :

It was not Death, for I stood up,And all the Dead, lie down –It was not Night, for all the BellsPut out their Tongues, for Noon.

It was not Frost, for on my FleshI felt Siroccos – crawl –Nor Fire – for just my Marble feetCould keep a Chancel, cool –

31 Le Webster Dictionnary donne comme origine étymologique à « utter » le moyen anglais « remote » ou le vieil anglais « ùtera » signifiant « outer » ; on peut donc ici lire « utter » à la fois comme l’adjectif signifiant « absolu », mais aussi comme « prononcer », « énoncer », ou comme faisant allusion à l’action d’expulser la douleur dont il est question dans le premier vers.32 L’association la plus célèbre entre l’abondance de tirets et l’écriture de la peur  se trouve certainement dans la lettre (L265) écrite à Higginson en juin 1862 : « You think my gait “spasmodic” – I am in danger – Sir – », 408-409.

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And yet, it tasted, like them all,The Figures I have seenSet orderly, for Burial,Reminded me, of mine –

As if my life were shaven,And fitted to a frame,And could not breathe without a key,And ‘twas like Midnight, some –

When everything that ticked – has stopped –And Space stares all around –Or Grisly frosts – first Autumn morns,Repeal the Beating Ground –

But, most, like Chaos – Stopless – cool –Without a Chance, or Spar –Or even a Report of land –To justify – Despair.

Là encore, l’écriture de la peur est fondamentalement dynamique, puisque le poème reste en périphérie de la définition. Dans son ouvrage Emily Dickinson, A Poet’s Grammar, Cristanne Miller écrit ainsi : « The poem builds to a climax, but it only circles its central theme, the identity of “it”. Like the repeated statements, the definition remains primarily negative, a hole in definable feeling and event.33 ». Plus encore que dans les poèmes précédents, se donne ici l’angoisse accrue de la pétrification, qui se lit dans la suspension temporelle à l’heure zéro (« Midnight », « Noon »), et la neutralité figée du paysage gelé et silencieux décrit dans la cinquième strophe. De même que le sol (« Grisly frosts – first Autumn morns ») étouffe la vitalité qui gît en dessous, prisonnière du gel (« Repeal the Beating Ground »), l’immobilité des aiguilles de l’horloge (« When everything that ticked – has stopped – ») fige le temps  pour faire durer l’expérience de la souffrance. « Anguish » est ici à prendre dans les deux sens du terme, à savoir la crainte et le supplice physique. La représentation de l’angoisse s’effectue dans la succession de nuances de blanc et de gris – entre le nuage de sable chaud (« Siroccos », vers 6) et le reflet blanc froid dans le givre (« Grisly frosts », vers 19) ou les « pieds de marbre » (« Marble feet », vers 7) qui évoquent une chair marbrée, un blanc aux veinures bleues – sur une toile dépeignant une scène au goût d’enterrement (« yet, it tasted, like them all », vers 5). Après le

33 Cristanne Miller. Emily Dickinson : A Poet’s Grammar (New York : Harvard University Press, 1987) 80.

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gouffre noir, cette hyperbole de blanc, cette palette neutre, aborde sous une autre perspective achromatique la représentation plastique de l’angoisse. À l’instar de la vie, « tondue », « rabotée » aux mesures du cercueil (« As if my life were shaven, / and fitted to a frame », vers 13-14), la représentation semble « tondue » elle aussi : l’effleurement de la lame, la morsure du gel, la chaleur sur la chair, sont reproduits dans cette représentation par effleurement, qui passe sur la toile comme le « Sirocco » sur la peau et ne laisse que la trace du pinceau. Ce n’est que l’image du passage – du pinceau, de la voix – qui nous est donnée à voir ; l’image reste ainsi incomplète, restituant dans cette incomplétude l’échec de la description de l’angoisse, ainsi que la trace de cet échec que le « cadre » – poème, cercueil, tableau – contient et met en avant. De même, le poème n’est que le témoignage, la trace, du passage de la voix : l’insistance sur les sensations à fleur de peau fait écho à la rugosité des matières avec lesquelles la voix entre en contact dans son chemin depuis la tombe. C’est une voix posthume – comme le suggère brièvement le vers 12 (« Reminded me, of mine – ») – qui s’échappe du corps pétrifié, s’insinue dans les fissures de la pierre, dans les sillons du sol, dans les craquelures du givre, et dont on ressent le pénible chemin dans l’énumération des différents éléments qui viennent l’effleurer. C’est donc une voix plus spectrale encore que dans les poèmes d’outre-tombe qui vient s’adresser ici au lecteur depuis l’abîme, et l’invite à se confronter à l’angoisse véritable.

Au-delà de l’excès gothique, la terreur est minimaliste, sans visage ni forme : elle s’exprime d’une voix désincarnée, et se regarde à travers le prisme achromatique du noir et du blanc, de l’encre sur le papier. L’absence de visage, ainsi que les nombreux blancs du texte, troublent le pacte d’énonciation en laissant le lecteur seul, tout en l’incitant à explorer les abîmes du texte, à reconstituer le sens crypté ou l’image incomplète. En ce qu’elle retarde perpétuellement la révélation de l’objet de la peur, tout en ayant recours à des images anxiogènes de vide – précipices du texte ou cratères de volcans – l’écriture de la peur est dans les poèmes d’Emily Dickinson au plus près de l’expérience même de l’angoisse. La voix peut, telle l’éruption volcanique, sortir du gouffre à tout moment et venir, comme le gnome du poème *512, « The Soul has Bandaged moments – », souffler sa terreur au lecteur. C’est en remettant constamment la représentation sur le métier, en jouant des failles du texte et en étirant l’écriture pour lui donner du jeu, que Dickinson donne à voir l’irreprésentable.

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