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Chavagneux Nicolas L'influence des acteurs privés sur la régulation financière internationale In: Politique étrangère N°3 - 1997 - 62e année pp. 385-397. Résumé Dix ans après l'instauration du ratio Cooke, où en est la régulation financière internationale ? Les normes uniformes type ratio Cooke sont-elles encore valides ? Les autorités publiques de tutelle conservent-elles encore une capacité à maîtriser les risques ? Les nouvelles formes d'autocontrôlé représentent-elles véritablement une capacité à maîtriser les risques r3 Sont-elles des garde-fous suffisants et sont-elles applicables ? L'article de Christian Chavagneux et d'Eric Nicolas n'a pas pour ambition de fournir une réponse définitive à toutes ces questions. Il permet, cependant, d'éclairer le lecteur sur la question décisive de la globalisation financière et de la maîtrise, notamment publique, du processus et des risques qu'il génère, ceci au moment même où les crises financières illustrent les conséquences néfastes d'un contrôle des risques mal adapté. Abstract The Influence of Private Players on International Financial Regulation, by Christian Chavagneux and Eric Nicolas Financial globalization raises the problem of monitoring the risks - particularly market risks — taken by financial institutions. Recent developments tend to show that this monitoring is increasingly difficult in terms of applying general rules of good conduct of the Cooke ratio type in view of the growing complexity of market activities and is increasingly moving towards a form of self- regulation by financial institutions themselves. Only the large financial institutions, particularly the American ones, now seem to have more or less the ability to control these risks. The supervisory authorities and smaller-sized financial institutions no longer appear to be capable of controlling them. Furthermore these self-regulation practices seem difficult to apply and do not constitute a guarantee sufficient to ensure the security of world finance, which currently appears to be a factor for instability of globalized capitalism. Citer ce document / Cite this document : Chavagneux, Nicolas. L'influence des acteurs privés sur la régulation financière internationale. In: Politique étrangère N°3 - 1997 - 62e année pp. 385-397. doi : 10.3406/polit.1997.4675 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342X_1997_num_62_3_4675

Chevagneux 1997

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ChavagneuxNicolas

L'influence des acteurs privés sur la régulation financièreinternationaleIn: Politique étrangère N°3 - 1997 - 62e année pp. 385-397.

RésuméDix ans après l'instauration du ratio Cooke, où en est la régulation financière internationale ? Les normes uniformes type ratioCooke sont-elles encore valides ? Les autorités publiques de tutelle conservent-elles encore une capacité à maîtriser les risques? Les nouvelles formes d'autocontrôlé représentent-elles véritablement une capacité à maîtriser les risques r3 Sont-elles desgarde-fous suffisants et sont-elles applicables ? L'article de Christian Chavagneux et d'Eric Nicolas n'a pas pour ambition defournir une réponse définitive à toutes ces questions. Il permet, cependant, d'éclairer le lecteur sur la question décisive de laglobalisation financière et de la maîtrise, notamment publique, du processus et des risques qu'il génère, ceci au moment mêmeoù les crises financières illustrent les conséquences néfastes d'un contrôle des risques mal adapté.

AbstractThe Influence of Private Players on International Financial Regulation, by Christian Chavagneux and Eric NicolasFinancial globalization raises the problem of monitoring the risks - particularly market risks — taken by financial institutions.Recent developments tend to show that this monitoring is increasingly difficult in terms of applying general rules of good conductof the Cooke ratio type in view of the growing complexity of market activities and is increasingly moving towards a form of self-regulation by financial institutions themselves. Only the large financial institutions, particularly the American ones, now seem tohave more or less the ability to control these risks. The supervisory authorities and smaller-sized financial institutions no longerappear to be capable of controlling them. Furthermore these self-regulation practices seem difficult to apply and do not constitutea guarantee sufficient to ensure the security of world finance, which currently appears to be a factor for instability of globalizedcapitalism.

Citer ce document / Cite this document :

Chavagneux, Nicolas. L'influence des acteurs privés sur la régulation financière internationale. In: Politique étrangère N°3 -1997 - 62e année pp. 385-397.

doi : 10.3406/polit.1997.4675

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342X_1997_num_62_3_4675

POLITIQUE ÉTRANGÈRE 3/97

Christian CHAVAGNEUX et Eric NICOLAS

L'influence des acteurs

privés sur la régulation

financière internationale

Dix ans après l'instauration du ratio Cooke, où en est la régulation financière internationale ? Les normes uniformes type ratio Cooke sont-elles encore valides ? Les autorités publiques de tutelle conservent-elles encore une capacité à maîtriser les risques ? Les nouvelles formes d'autocontrôlé représentent-elles véritablement une capacité à maîtriser les risques r3 Sont-elles des garde-fous suffisants et sont- elles applicables ? L'article de Christian Chavagneux et d'Eric Nicolas n'a pas pour ambition de fournir une réponse définitive à toutes ces questions. Ll permet, cependant, d'éclairer le lecteur sur la question décisive de la globalisation financière et de la maîtrise, notamment publique, du processus et des risques qu'il génère, ceci au moment même où les crises financières illustrent les conséquences néfastes d'un contrôle des risques mal adapté.

Le thème de la mondialisation a ouvert en France un débat sur le pouvoir relatif des autorités publiques et des « forces du marché » et sur leur capacité respective à définir les règles du

jeu économique mondial. Ce texte vise à montrer combien les acteurs privés ont accru leur pouvoir d'influence en ce qui concerne la production des normes prudentielles financières internationales.

Libéralisation financière et montée des risques

Avec le passage aux changes flottants au début des années 70, naissent également le risque de change et l'interdépendance accrue des systèmes financiers par le développement du marché des changes. La faillite de la banque Herstatt, en juin 1974, et celle de la Franklin National Bank, en octobre, viennent rapidement confirmer la réalisa-

Christian Chavagneux est chargé de mission au Commissariat général du Plan. Eric Nicolas est directeur du département des affaires financières de Renault Crédit international.

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tion possible de ces nouveaux risques et incitent les banquiers centraux à créer, dès le mois de décembre de la même année, le désormais célèbre « comité de Bâle », chargé de la régulation et de la supervision des établissements financiers.

Au cours des années 80, les évolutions technologiques accompagnent les politiques publiques de libéralisation pour introduire plus de concurrence dans les marchés financiers des grands pays industrialisés et plus d'ouverture sur l'extérieur. L'augmentation de la concurrence dans le domaine des services financiers a eu pour effet premier l'accroissement de la prise de risque. Celle-ci se produisant dans le contexte d'un marché devenant global, les institutions internationales de surveillance des systèmes bancaires et, en premier lieu, la Banque des règlements internationaux (BRI), s'imposent alors comme les acteurs centraux de l'innovation institutionnelle.

Pourtant, la production de règles prudentielles internationales ne peut simplement s'interpréter comme la suite logique et « naturelle » de l'internationalisation des activités financières. Ainsi, la genèse de l'établissement du ratio Cooke d'adéquation des fonds propres des établissements financiers prend-elle valeur d'exemple pour illustrer les compromis et marchandages politiques dans lesquels s'inscrit la production des normes internationales.

Genèse et insuffisances du ratio Cooke

Jeux d'influence publics

L'histoire de la naissance du ratio Cooke a été magistralement racontée par Ethan Kapstein1 et on se contentera ici de la retracer à grands traits. Répondant à une demande du Congrès américain qui s'inquiétait de la montée des risques dans le secteur bancaire, Paul Volker, qui dirigeait alors la banque centrale américaine, propose en mars 1984 à ses collègues banquiers centraux du comité de Bâle d'avancer vers une convergence réglementaire en matière de niveau de fonds propres. La réponse est mitigée et seuls des efforts de comparaisons internatio-

1 . Voir son ouvrage Governing the Global Economy. International Finance and the State, Harvard University Press, 1994.

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nales sont entamés. Deux mois plus tard, les difficultés de la Continental Illinois renforcent la conviction des autorités américaines que les banques doivent elles-mêmes prendre en main une meilleure couverture de leurs risques afin d'éviter les interventions de dernier recours de la banque centrale et le développement du hasard moral. Les autorités américaines se penchent alors sérieusement sur les pratiques prudentielles existantes, ce qui donne naissance, en janvier 1986, à une nouvelle proposition américaine d'un ratio de capital pondéré en fonction de la nature des risques encourus, proche du futur ratio Cooke.

A ce stade, la Fed ne pouvait imposer ce nouveau contrôle aux seules banques américaines : celles-ci ont en effet fait valoir que le coût de constitution de ces fonds propres supplémentaires leur ferait perdre de la compétitivité par rapport à leurs concurrentes étrangères ne subissant pas cette contrainte. Une seule solution restait possible pour les autorités publiques américaines : que tous les pays acceptent ce nouveau standard prudentiel. La logique eût alors voulu qu'une nouvelle proposition soit présentée en ce sens à la BRI, dans un cadre multilatéral. Les autorités américaines ont préféré s'engager sur un chemin qu'elles jugeaient plus efficace : la négociation bilatérale. Celle-ci a débuté avec la Banque d'Angleterre en juillet 1986. Les autorités britanniques ont rapidement accepté de se conformer au nouveau standard proposé par les Américains, y voyant un moyen de rendre caduques les négociations en cours sur le même sujet au sein de la Communauté européenne.

Cet accord, conclu entre les deux plus grandes places financières mondiales, ne pouvait que relancer les discussions au sein du comité de Bâle. Mais les deux protagonistes optaient également pour une stratégie bilatérale consistant à convaincre le Japon de se rallier à leurs propositions. C'est ainsi qu'un accord à trois est annoncé durant l'été 1987, les Japonais ayant obtenu d'intégrer dans leur ratio de fonds propres 45 % des plus-values boursières latentes sur les actifs détenus par les établissements financiers japonais, alors en pleine bulle spéculative sur la place de Tokyo. Cet accord accélérait les discussions multilatérales au niveau de la BRI qui voyaient naître le ratio Cooke en décembre 1987, devenu officiel après quelques négociations avec les acteurs privés, en juillet 1988.

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De ce bref historique de la genèse du ratio Cooke, on peut tirer plusieurs enseignements : la production de cette norme fut le résultat de marchandages entre différents acteurs, publics et privés, nationaux et internationaux ; les Etats-Unis ont joué un rôle non seulement prépondérant mais aussi dominant dans le processus d'élaboration du contenu du ratio et dans celui de sa diffusion ; les autorités monétaires américaines ont certes pris en compte les arguments de nature concurrentielle exposés par les grands établissements financiers de leur pays mais le déroulement de la négociation semble être resté largement entre les mains des autorités publiques qui paraissent ainsi avoir gardé la maîtrise de la définition et de l'organisation de la nouvelle norme.

Les insuffisances du ratio Cooke

Le ratio Cooke a représenté un progrès indéniable en matière de régulation financière internationale. Il a permis d'engager les banques à renforcer la structure de leur bilan et, en période de mondialisation financière, d'égaliser les conditions de la concurrence entre établissements financiers relevant d'autorités nationales différentes2.

Pourtant, la dynamique de la finance mondiale allait bientôt rendre la logique du ratio Cooke quelque peu obsolète. Non seulement les risques liés aux activités de marché, en plein développement, ne faisaient pas l'objet d'une exigibilité en fonds propres mais la méthode simpliste du ratio Cooke, qui demandait, en simplifiant, 8 centimes de fonds propres pour chaque franc de crédit risqué, ne prenait pas en compte les risques liés à la structure totale du portefeuille d'activité et au poids excessif que pourraient être amenées à occuper différentes sortes d'actifs. Finalement, au-delà même de la difficulté technique à apprécier les risques de marché, d'autres problèmes fondamentaux ont rendu nécessaire l'évolution du contrôle prudentiel. En effet, le contrôle des risques ne peut se réduire à celui des positions de la firme contrôlée sur les différents marchés. Pour être efficace, il doit intégrer un certain nombre d'autres dimensions : « organisationnelle » (définition des responsabilités, existence de procédures à mettre en oeuvre en cas d'incident...), « opérationnelle » (fiabilité des systèmes d'enregis-

2. Voir François Henrot, « La rentabilité des produits bancaires à l'aune du ratio Cooke », Revue française d'économie, vol. 5, n° 1, hiver 1990.

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trement des opérations...), et «comptable» (qualité de l'audit, exhaustivité des saisies...). Enfin, la solidité d'un intermédiaire financier ou d'un système financier doit de plus en plus pouvoir s'apprécier en temps réel, les pertes importantes et les risques qui l'accompagnent pouvant intervenir en un temps très réduit.

Dans ces conditions de complexité importante et croissante, le contrôle externe des établissements, tel qu'il est mis en œuvre par des mesures de type Cooke qui reposent sur l'imposition de règles générales de bonne conduite et la vérification a posteriori que ces règles sont bien appliquées dans une logique d'audit de confrontation, semble voué à l'échec. Aussi, les dispositifs de contrôle prudentiel ont-ils dû, de plus en plus, se tourner vers l'évaluation de la qualité du management général ainsi que vers les processus de contrôle interne aux établissements financiers. Cela constitue une innovation institutionnelle majeure du contrôle prudentiel qui, paradoxalement, résulte pour une très grande part de l'influence des grands acteurs financiers privés.

La montée de l'influence des acteurs privés : vers l'autocontrôlé

A partir des années 90, le comité de Bâle s'est rangé à l'idée que le rythme soutenu des innovations financières et technologiques donnait trop d'instruments aux intervenants financiers permettant d'échapper au contrôle prudentiel public pour que celui-ci puisse s'organiser « contre » les marchés3. La conclusion logique en a été que l'étape suivante de la production des normes prudentielles a laissé une place essentielle à un autocontrôle exercé par les intermédiaires financiers eux-mêmes.

L'autocontrôlé représente la possibilité laissée aux établissements financiers d'utiliser des modèles internes pour contrôler et gérer leurs risques financiers. Un modèle interne se définit comme une méthodologie d'ensemble et des algorithmes de calcul, une organisation des responsabilités et des procédures de contrôle, un système d'enregistrement et de traitement des opérations. Le développement de

3. Voir Tomaso Padoa-Schioppa, « L'avenir de la régulation face à l'expansion de la liberté des marchés », Futuribles, n° 192, novembre 1994.

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modèles internes réclame, de la part des établissements financiers, un investissement important en termes humain, technique et organisa- tionnel que tous ne souhaitent pas ou ne peuvent pas supporter. Pour ceux qui se trouvent dans cette position, des modèles standards sont mis à disposition par les autorités de tutelle. Les acteurs les plus puissants, de leur côté, peuvent définir eux-mêmes leurs modèles internes. Pour pouvoir les utiliser, un établissement doit bénéficier de la validation des autorités de tutelle, soit, en France, de la Commission bancaire. A cette fin, celle-ci procède à un audit complet de la structure interne et de l'organisation du contrôle des risques. Après négociation avec les établissements financiers, elle délivre une autorisation d'utilisation des modèles internes lorsqu'elle juge que ceux-ci sont conformes à ses exigences.

La montée de l'influence des acteurs privés

Le principe d'une négociation entre acteurs privés et publics n'est ni nouveau ni surprenant. Les établissements financiers entretiennent de longue date un dialogue avec les autorités de tutelle et constituent des acteurs traditionnels du contrôle prudentiel international, y compris dans l'élaboration des dispositifs institutionnels4. Ce dialogue, reflet de celui qui s'organise au sein des différentes communautés financières nationales, contribue même à crédibiliser les institutions de régulation aux yeux de leurs principaux interlocuteurs5.

Mais le rôle et l'influence des acteurs privés semblent s'être particulièrement accrus ces dernières années, au fur et à mesure que la finance mondiale se complexifiait. Les grands établissements financiers américains ont joué en ce domaine un rôle essentiel, et ce, de deux façons : en organisant une force interprofessionnelle de contre-propositions aux institutions de contrôle et en proposant un cadre théorique et pratique de contrôle des risques issu de leur propre expérience. Cette capacité d'influence ne faisait que refléter une expérience de contrôle

4. Voir William R. White, « International Agreements in the Area of Banking and Finance : Accomplishments and Outstanding Issues », BIS Working Paper, n° 38, octobre 1996. 5. Voir l'article de Geoffrey R.D. Underhill, « Private Markets and Public Responsability in a Global System : Conflict and Co-operation in Transnational Banking and Securities Regulation » dans l'ouvrage qu'il a coordonné, The New World Order in International Finance, MacMillan, 1997.

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et de gestion des risques de marché relativement plus importante outre-Atlantique qu'en Europe au début des années 90 : les graves problèmes structurels enregistrés par les banques anglo-saxonnes, à la charnière des années 80 et 90, et les pertes ponctuelles plus ou moins importantes que certaines d'entre elles avaient enregistrées sur les marchés financiers, les avaient incitées à vouloir mieux maîtriser leurs risques. A cette fin, un certain nombre d'intermédiaires financiers avaient généré des innovations managériales (élaboration de modèles au sens strict6), organisationnelles (création de départements de contrôle des risques agissant sur un périmètre mondial...) et technologiques (élaboration d'« applicatifs » spécialisés, recrutement de contrôleurs et d'informaticiens).

Dans ce cadre, alors que le dialogue entre les institutions et les banques s'amorçait et qu'un groupe de travail constitué par la BRI démarrait ses travaux, J.P. Morgan a diffusé gratuitement un modèle de mesure de risques financiers accompagné de données, sous la forme d'un logiciel (RiskMetrics) et d'un guide utilisateur. Cette banque entendait poursuivre deux objectifs : d'une part, sensibiliser ses concurrents aux risques réels des instruments dérivés et, d'autre part, mettre en garde ces mêmes établissements et les contrôleurs institutionnels contre l'excès des exigences en fonds propres de la future réglementation. Cette offre d'outils et de données à l'ensemble de la profession, aux universités et aux consultants a été réalisée dans un contexte de réelle inquiétude des grandes banques de marché américaines vis-à-vis de ce qu'elles considéraient comme de l'indiscipline destructrice de la part des banques sur les marchés financiers.

La diffusion de modèles théoriques et de pratiques opérationnelles par J.P. Morgan a indubitablement réduit son avantage stratégique dans le domaine de la gestion des risques de marché. L'appropriation et l'imitation de ces modèles par un grand nombre d'acteurs ont en effet été rapides, traduisant ainsi leurs besoins. La question de l'intérêt de cette banque à accepter la réduction d'un avantage stratégique aussi essentiel se pose. La possibilité de conserver une avance technique dans le domaine semble avoir été considérée comme moins avantageuse

6. Le modèle Raroc de Bankers Trust par exemple ; pour une analyse de ce modèle, voir Joël Bessis, Gestion des risques et gestion actif-passif des banques, Dalloz, Paris, 1995.

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qu'une intervention dans le débat pour contribuer à la discipline du marché et limiter la pression du contrôle prudentiel. La large diffusion de cet outil de contrôle et de gestion des risques a eu une influence réelle puisqu'il est resté, pendant toute la période de gestation de la nouvelle réglementation, une référence universelle et continue aujourd'hui d'être un étalon pour toute expérience méthodologique et appliquée dans le domaine. Par ailleurs, la direction de J.P. Morgan savait parfaitement qu'entre la détention d'un modèle conceptuel et la mise en œuvre d'un processus de contrôle efficace des risques de marché subsistait un fossé qui ne pouvait être comblé, pour la plupart des intermédiaires financiers, que par des innovations technologiques et organisationnelles importantes. Celles-ci impliquent un investissement en technologie de l'information, un développement d'« applicatifs » mettant en œuvre les modèles pertinents, une refonte de la fonction de contrôle des risques et la production des données nécessaires en qualité et en quantité. En dernière analyse, le développement de modèles conceptuels et leurs tests constituent la partie la moins coûteuse et la plus rapide de la mise en œuvre d'un contrôle interne des risques financiers.

L'opération de collaboration avec les institutions s'est révélée très efficace. Les premières exigences de la BRI ont été adoucies. En particulier, les effets de diversification des positions ont été introduits dans le calcul de l'exigibilité réglementaire en fonds propres. Par ailleurs, le concept fondamental sous-jacent au modèle RiskMetrics, à savoir celui de la Value at Risk7 , est devenu la référence méthodologique des modèles internes recommandés par la BRI et la Commission européenne. La nouvelle réglementation sur le contrôle interne, qui doit être mise en œuvre pour le début de l'année 1998, y fait explicitement référence.

En validant ex post les modèles internes de contrôle de certains gros établissements américains, le comité de Bâle a imposé l'apprentissage

7. La Value at Risk est une estimation statistique ex ante des pertes éventuelles maximum qui pourraient résulter des positions prises sur les marchés. Cette perte potentielle est mesurée sur un intervalle de temps (correspondant plus ou moins au temps nécessaire à déboucler la position ou à l'horizon de la mesure de performance du portefeuille) et avec une probabilité donnée (en général 90, 95 ou 99 %). Cette technique permet de tenir compte de la volatilité des différents marchés et des corrélations existantes, de comparer et d'agréger les risques pris sur ces différents marchés.

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de ces modèles aux autres banques8. Les institutions internationales sont, dans cette mesure, intervenues en faveur des plus gros acteurs dans le mécanisme de sélection des innovations dans le domaine du contrôle interne des risques. Les intermédiaires financiers « suiveurs » voient alors leurs marges de manoeuvre réduites à la recherche du meilleur délai pour une mise en œuvre opérationnelle interne de nouvelles techniques définies par d'autres.

L'autocontrôlé : une régulation efficace ?

L'influence décisive jouée par les acteurs privés dans l'évolution récente des normes prudentielles invite bien évidemment à s'interroger sur la pertinence de procédures de contrôle largement influencées par ceux-là même à qui elles doivent s'appliquer.

Les travaux traitant de la politique et des processus de contrôle et de gestion des risques au niveau des firmes sont rares9. Les études menées par les institutions nationales et internationales abordent plus volontiers les aspects quantitatifs des méthodes de mesure et de contrôle des risques de marché. Les aspects organisationnels et technologiques ne sont pas examinés de façon approfondie. Or, il apparaît clairement aujourd'hui que l'efficacité du contrôle et de la gestion des risques au niveau d'une activité, d'une firme ou de l'industrie des services financiers tout entière tient à la fois à la qualité des mesures qui sont effectuées à tous les niveaux, mais aussi à l'existence d'une politique de risque des firmes bancaires, d'une organisation interne du contrôle et d'une technologie efficace. Les enquêtes et études réalisées dans les établissements financiers sur la fonction du contrôle des risques donnent alors un certain nombre d'indications quant aux insuffisances actuelles des procédures existantes10.

D'un point de vue organisationnel, le premier constat concerne la place des entités de contrôle des risques. Fin 1995, leur taille restait plutôt

8. Une influence qui va même au-delà puisque les trésoriers des grandes entreprises semblent également adopter les principes mis en œuvre par ces grandes banques ; voir D. Shireff, « Company at Risk », Euromoney, juin 1997. 9. Voir K.A. Froot, D.S. Scharfstein et J.C. Stein, « Risk Management : Coordinating Corporate Investment and Financing Policies », Journal of Finance, décembre 1994. 10. Voir en particulier P. McConnel, « Market Risk Management : Issues in Organization and Technology », IBM/Risk Publication, 1996.

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limitée : les deux tiers comptent moins de 10 personnes et 70 % ont moins de 5 ans. L'hétérogénéité de leur situation est évidente, mais il en ressort surtout que les fonctions de contrôle des risques restent encore souvent localisées au niveau des entités qui prennent des risques. Il apparaît extrêmement difficile aux établissements financiers de parvenir consensuellement, au-delà du principe, à faire accepter que la fonction de contrôle des risques doive être intangible et indépendante hiérarchiquement des divisions opérationnelles. Compte tenu de l'importance croissante de ce facteur, la fonction de contrôle des risques est devenue un enjeu de pouvoir important. A cet égard, certains grands intervenants sur les marchés de capitaux souffrent non seulement d'incohérence interne dans leurs dispositifs de contrôle des risques, mais ont également beaucoup de mal à imposer et à maintenir leurs standards et leurs exigences prudentielles au sein même de leur groupe. Les défaillances de Barings, Sumitomo, Daiwa ou de la branche financière new-yorkaise de la Metallgesellschaft sont le fait de traders qui échappaient au contôle de la maison mère et à qui les standards internes n'étaient pas appliqués. Tous ces accidents sont l'expression la plus brutale de la défaillance organisationnelle du contrôle.

D'un point de vue technologique, l'hétérogénéité des systèmes d'information reflète celle de la fonction de contrôle des risques. La difficulté majeure à laquelle sont confrontés les contrôleurs de risques sophistiqués concerne le problème de consolidation des données issues de systèmes d'enregistrement et de traitement différents. Le manque d'homogénéité de la qualité des données et leur faible degré de couverture nuisent à une vision globale et solide des risques pris par les firmes bancaires. La question de la cohérence, de la qualité et de la simultanéité des données peut se révéler coûteuse à résoudre car elle met en cause l'architecture des systèmes et des bases de données. Les difficultés soulevées peuvent être également très longues à résoudre car leur impact organisationnel est souvent important. En particulier, les contrôleurs des risques passent un temps considérable à négocier avec les opérateurs de marché et de back-office pour disposer de données homogènes et de la qualité requise. Bien que ces constats soient universellement partagés, un mouvement structurel de remise à niveau des systèmes d'informations ne semble pas se dégager actuellement, sauf chez certaines banques américaines et, depuis peu, européennes.

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D'un point de vue managerial, la sensibilité des dirigeants à la problématique du contrôle des risques s'est nettement accrue mais diffère d'un établissement à l'autre. La compréhension technique des risques de marché est encore largement affaire de spécialistes.

L'ensemble de ces constats aboutit à délivrer une conclusion relativement pessimiste sur les évolutions récentes de la réglementation pru- dentielle : les intermédiaires financiers, dans leur majorité, n'ont pas un rythme d'innovation suffisant pour mettre en oeuvre rapidement les recommandations des institutions de contrôle en matière de modèle interne. La raison en est le nombre majeur de difficultés mana- gériales, technologiques et organisationnelles que les firmes doivent surmonter pour atteindre les conditions d'une activité sécurisée sur les marchés financiers.

Pourtant, les acteurs privés les plus innovants réalisent déjà les premiers travaux leur permettant de passer à l'étape suivante, dans le prolongement direct des évolutions en cours, avec l'émergence du concept de gestion globale des risques (Firmwide Risk Management). Les établissements financiers dominants restent ainsi à la pointe d'une réflexion globale sur les principes de la régulation prudentielle internationale que ni les plus petits acteurs privés ni les autorités publiques de tutelle ne semblent à même de maîtriser.

La finance internationale, point faible du capitalisme mondialisé

Deux conclusions peuvent être tirées de cette analyse. D'une part, les Etats-Unis, conçus comme « un vaste empire transnational, déterri- torialisé dont la capitale serait Washington » selon l'expression de Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts11, restent un pouvoir dominant au sein de l'économie mondiale, capables d'en orienter les développements et les modes de régulation. D'autre part, et surtout, l'insuffisante efficacité de la régulation du système financier mondial apparaît bien aujourd'hui comme un élément de fragilité du capitalisme mondialisé.

1 1 . Bertrand Badie et Marie-Claude Smouts, Le retournement du monde. Sociologie de la scène internationale, Presses de la FNSP/Dalloz, Paris, 1992.

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Une véritable prévention des risques dépend de trois éléments12 :

- une qualité de la « gouvernance » des établissements financiers : celle-ci est loin d'être assurée comme on a pu le souligner ici et ainsi que de nombreux exemples de déficience du contrôle interne sont venus le démontrer, de la Barings à Daïwa ; - une transparence de l'information : au-delà des pratiques frauduleuses, que le cas de la BCCI ou des problèmes récurrents de Nomura avec la mafia sont venus symboliser, une grande partie des établissements financiers ne peut fournir cette transparence du fait de leurs difficultés à mobiliser l'information nécessaire à une appréciation correcte de leur niveau d'exposition au risque ; - une supervision institutionnelle efficace : le passage à l'autocontrôlé ne représente encore qu'un idéal à atteindre. Les autorités publiques restent confrontées aux difficultés de la mise en œuvre pratique des méthodes qu'elles préconisent et, plus généralement, au rythme des innovations de toute nature développées par les intermédiaires financiers13.

Sans même évoquer le cas difficile d'une bonne régulation des conglomérats financiers - des institutions qui regroupent des activités de banque, de bourse et d'assurance -, la finance mondiale paraît manquer des moyens d'assurer sa propre sécurité et, par conséquent, celle de l'économie mondiale dans son ensemble.

Les acteurs financiers les plus puissants disposent d'une capacité d'influence sur la philosophie de la réglementation prudentielle qu'ils ont utilisée pour imposer leurs principes de régulation. On peut y voir un aspect positif dans la mesure où s'établit ainsi une forme de sélection des établissements les plus performants ou bien un moyen de souligner les faiblesses des établissements les moins adaptés. On peut également y trouver un motif de crainte si l'on considère qu'il n'est pas sain, a priori, que l'élaboration des règles visant à définir les niveaux acceptables d'exposition au risque soit trop largement influencée par

12. Communication de Michel Aglietta aux journées internationales du Plan du 8 juillet 1997. 13. La prédominance des acteurs financiers du « Nord » a même eu pour effet une prise en compte insuffisante des risques financiers liés aux transformations des systèmes financiers des pays émergents ; voir Morris Goldstein, The Case for an International Banking Standard, Institute for International Economies, avril 1997. Cela a conduit la BRI à proposer, en septembre 1997, un ensemble de principes de base pour une bonne régulation prudentielle, applicables pour tous les pays.

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ceux-là même à qui elles s'appliquent le plus. N'est-ce pas Adam Smith qui écrivait dans ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations que « les intérêts des marchands..., dans n'importe quelle branche du commerce ou de la manufacture, sont toujours par certains côtés différents, et même opposés, à V intérêt public..., toute proposition de nouvelle loi ou de nouvelle réglementation qui viendrait d'eux devra toujours être traitée avec la plus grande précaution »14...

14. Cité par Geoffrey R.D. Underhill, op. cit. [5].