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COMMENT GÉRER UNE CRISE POLITIQUE INTERNE ? Façonnage organisationnel du militantisme, maintien de l'engagement et trajectoires de défection Olivier Grojean De Boeck Supérieur | Politix 2013/2 - N° 102 pages 63 à 88 ISSN 0295-2319 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-politix-2013-2-page-63.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Grojean Olivier, « Comment gérer une crise politique interne ? » Façonnage organisationnel du militantisme, maintien de l'engagement et trajectoires de défection, Politix, 2013/2 N° 102, p. 63-88. DOI : 10.3917/pox.102.0063 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour De Boeck Supérieur. © De Boeck Supérieur. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 17/10/2013 09h19. © De Boeck Supérieur Document téléchargé depuis www.cairn.info - Biblio SHS - - 193.54.110.35 - 17/10/2013 09h19. © De Boeck Supérieur

Comment gérer une crise politique interne ? Façonnage organisationnel du militantisme, maintien de l'engagement et trajectoires de défection (2013)

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COMMENT GÉRER UNE CRISE POLITIQUE INTERNE ?Façonnage organisationnel du militantisme, maintien de l'engagement et trajectoires dedéfectionOlivier Grojean De Boeck Supérieur | Politix 2013/2 - N° 102pages 63 à 88

ISSN 0295-2319

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-politix-2013-2-page-63.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Grojean Olivier, « Comment gérer une crise politique interne ? » Façonnage organisationnel du militantisme, maintien

de l'engagement et trajectoires de défection,

Politix, 2013/2 N° 102, p. 63-88. DOI : 10.3917/pox.102.0063

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La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Volume 26 - n°102/2013, p. 63-87 DOI: 10.3917/pox.102.0063

Comment gérer une crise politique interne ?

Façonnage organisationnel du militantisme, maintien de l’engagement et trajectoires

de défection

Olivier Grojean

Résumé – L’étude du « façonnage organisationnel » du militantisme et l’observation des interactions entre l’institution et les individus engagés puis désengagés gagnent à se fonder sur les trajectoires mili-tantes. Ainsi, à partir de l’analyse de quatre trajectoires biographiques de militants s’étant engagés au sein du Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), l’objectif de cet article est d’observer les processus qui conduisent au désengagement, et les dynamiques qui permettent au contraire le maintien de l’enga-gement dans une organisation radicale quand celle-ci entre en crise. Après analyse de la diversité des attitudes qui ont suivi l’arrestation du chef du PKK Öcalan, l’article propose de lier ces attitudes aux condi-tions sociales de possibilité de l’engagement, puis aux modalités de l’engagement et à la construction sociale de l’attachement à l’institution. Il est alors possible de voir, en creux, quelles négociations lient l’individu et l’institution, et dans quelle mesure les désengagements sont aussi une conséquence des effets différenciés des dispositifs disciplinaires sur certains groupes ou individus.

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Le 16 février 1999 au petit matin, la nouvelle de l’arrestation d’Abdullah Öcalan, le chef du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) 1, provoque d’innombrables manifestations de protestation à travers le monde.

Occupations de locaux, grèves de la faim et même immolations par le feu se multiplient durant plusieurs mois, notamment en Europe, où le parti est bien implanté. À cette nouvelle – appréhendée par de nombreux militants et sympa-thisants comme une véritable catastrophe – succède dans les semaines et mois qui suivent un certain nombre de déclarations d’Öcalan annonçant un chan-gement radical de stratégie politique : affirmation de son amour de la Turquie, reddition d’un « groupe de paix » puis arrêt définitif de la lutte armée, refus officiel du « séparatisme », excuses aux familles de soldats tués par le PKK, etc. Cette nouvelle stratégie – décidée de sa prison par Öcalan et suivie bon gré mal gré par la direction du PKK basée en Irak – s’est opérée sans réelle consultation des militants et sympathisants. Si quelques groupes dissidents ont alors vu le jour, ils sont restés marginaux ou ont été rapidement contraints au silence. De même, s’il y a bien eu démobilisation sans précédent, les défections ont été rela-tivement rares. En réalité, la plupart des militants et sympathisants ont accepté l’évolution stratégique et idéologique du parti (dilution du marxisme dans le « combat pour la civilisation » par exemple), alors même que cette évolution remettait véritablement en question le sens de la lutte passée et à venir. Il faut sans doute voir là les conséquences de la domination charismatique d’Öcalan au sein du PKK, mais aussi des dispositifs disciplinaires mis en place pour assu-jettir les individus engagés que nous avons analysés ailleurs 2.

Mais comment alors comprendre les désengagements, les désaffiliations, les infidélités partisanes, très dévalorisés et coûteux au sein du mouvement 3 ? Si ces phénomènes sont restés marginaux, ils révèlent pour cette raison précise l’intérêt de questionner ensemble les conditions de la rupture et, a contrario, celles de la fidélité… Les explications en termes de cycles, qu’elles soient macro- ou micro-sociales 4, ne nous sont ici que d’une faible utilité. Ces défections rares ne corres-pondent à aucun cycle social de longue durée et ont touché toutes les classes d’âge et toutes les cohortes d’adhésion. Elles semblent en revanche devoir être ramenées à un événement déclencheur fort, à un changement radical de climat politique interne et externe, combiné à une évolution des rapports de l’individu à l’insti-tution. Ainsi, pour Lewis Coser, les « institutions voraces » (greedy institutions) –

1. Fondé en 1978 sur des bases marxistes et nationalistes, le PKK mène une guerre de guérilla contre l’État turc depuis 1984 (plus de 45 000 morts). Si les combats ont fortement diminué après l’arrestation du chef du parti Abdullah Öcalan en 1999, ils ont redoublé d’intensité de 2004 à aujourd’hui.2. Cf. notamment Grojean (O.), « La production de l’Homme nouveau au sein du PKK », European Journal of Turkish Studies, 8, 2008, URL : http://www.ejts.org/document2753.html.3. Cf. Fillieule (O.), « Disengagement Process from Radical Organizations. What is so Different When it Comes to Exclusive Groups ? », Political Science Working Paper Series, Université de Lausanne, 50, 2011.4. Cf. Fillieule (O.), « Temps biographique, temps social et variétés des rétributions », in Fillieule (O.), dir., Le désengagement militant, Paris, Belin, 2005.

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Carte : Populations kurdes, alévies et zones d’opération des principaux partis kurdes au Moyen-Orient 5

5. Sources : Andrews (P. A.), Ethnic Groups in the Republic of Turkey, Wiesbaden, Reichert Verlag, 1989 ; Izady (M. R.), « Major Polical Parties and the Approximate Area of Operation in 1998 », URL : http://www.institutkurde.org/images/cartes_and_maps/major_political_parties.jpg ; Massicard (E.), L’autre Turquie. Le mouvement aléviste et ses territoires, Paris, Presses universitaires de France, 2005 ; McDowall (D.), A Modern History of the Kurds, Londres, I. B. Tauris, 1996 ; Shankland (D.), « Maps and the Alevis: On the Ethnography of Heterodox Islamic Groups », British Journal of Middle Eastern Studies, 37 (3), 2010.

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qui requièrent un investissement de soi sans partage – auraient tendance à retar-der la défection, mais à favoriser les conflits explosifs quand l’institution entre en crise ou quand les tensions s’accroissent 6. Il reste que l’arrestation d’Öcalan n’a pas engendré de scissions majeures ou de désengagements massifs… On pourrait alors penser, en inversant la proposition de Rosabeth Kanter sur les raisons du maintien de l’attachement, que ceux qui ont fait défection étaient aussi les moins investis, ceux qui n’avaient pas dû faire de nombreux sacrifices pour entrer dans le parti et s’y maintenir 7. Mais là encore, et malgré l’absence de données chif-frées, l’observation tend plutôt à montrer que ceux qui partent peuvent aussi être parmi ceux qui ont le plus « donné », comme nous le verrons plus loin.

En fait, l’étude du « façonnage organisationnel 8 » du militantisme et l’obser-vation des interactions entre l’institution et les individus engagés puis désengagés gagnent à se fonder sur les trajectoires biographiques de militants insérés dans l’institution. En amont de la décision et du moment d’exit, une analyse en termes de trajectoire peut en effet permettre de mieux comprendre comment se gèrent l’épuisement des rétributions ou le non-comblement des attentes dans un contexte donné (négociations ou sorties de rôle, défections). Une telle analyse s’avère aussi très appropriée pour appréhender la question du champ des possibles alternatif, ou encore l’influence de la sphère privée sur la sphère militante. Enfin, mettre en parallèle différentes trajectoires de défection conduit à bien davantage prendre en compte la diversité des attitudes de rejet ou de contestation de l’institution 9 : nous verrons ainsi qu’à la défection pure et simple peuvent aussi s’ajouter des formes renouvelées de fidélité à la cause ou à l’institution « historique ».

Pour autant, dire qu’il existe autant de rapports différents à l’institution que d’individus insérés dans l’institution n’empêche ni de dégager des mécanismes, des processus et des facteurs plus généraux permettant d’expliquer les défec-tions (les dispositifs organisationnels de normalisation ou d’homogénéisation peuvent fonctionner moins bien sur certains groupes ou individus), ni d’obser-ver qu’il existe des « familles » de trajectoires de désengagement (à des modalités d’entrée et d’être dans l’institution peuvent correspondre des types de sortie). Si de nombreux travaux se fondant sur la notion de « carrière » tendent à insister sur la diversité (voire parfois la fluidité) des parcours individuels, il nous semble en effet essentiel de replacer la question des ressources, des propriétés sociales contraignantes et des divers modes d’engagement dans l’analyse des trajectoires

6. Coser (L. A.), Greedy Institutions. Patterns of Undivided Commitment, New York, The Free Press, 1974, p. 48.7. Kanter (R. M.), « Commitment and Social Organization: A Study of Commitment Mechanisms in Uto-pian Communities », American Sociological Review, 33 (4), 1968.8. Sawicki (F.), Siméant (J.), « Décloisonner la sociologie de l’engagement militant. Note critique sur quelques tendances récentes des travaux français », Sociologie du travail, 51 (1), 2009.9. Raison du Cleuziou (Y.), « Des fidélités paradoxales. Recomposition des appartenances et militantisme institutionnel dans une institution en crise », in Lagroye (J.), Offerlé (M.), dir., Sociologie de l’institution, Paris, Belin, 2010.

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institutionnelles des individus 10. Ainsi, dans une organisation radicale dont le modèle du « bon militant » reste relativement stable au cours du temps, nous fai-sons l’hypothèse qu’un certain nombre de ressources matérielles, symboliques ou relationnelles antérieures ou acquises au cours de l’engagement peuvent permettre d’expliquer la capacité à renégocier son rôle dans mais aussi parfois ensuite hors de l’institution. De même, de nombreuses caractéristiques sociales sous-représentées dans l’organisation (avoir fait des études supérieures, avoir grandi dans une région à minorité kurde, être alévi et non sunnite 11, etc.) sont susceptibles – dans un contexte de crise qui provoque une dissonance cogni-tive – de se transformer en dispositions à quitter le mouvement, conformément aux hypothèses de R. Kanter ou de Pamela Popielarz et J. Miller McPherson sur la tendance au désengagement des individus aux profils atypiques 12. Enfin, étudier les désengagements, c’est aussi étudier les modalités d’engagement, car à certaines formes d’adhésion et d’investissement de soi (conversion ou enga-gement considéré comme « naturel », passage par telle ou telle branche de l’ins-titution, attachement et remise de soi à l’institution, etc.) correspondent bien souvent des types de défection et des types de sorties de rôle institutionnel.

Afin de tester ces hypothèses, nous fonderons ici notre raisonnement sur uni-quement 4 des 38 entretiens biographiques approfondis que nous avons réalisés auprès de militants et sympathisants de la cause kurde. Ces trois hommes et cette femme sont nés entre 1969 et 1972 et appartiennent peu ou prou à la même cohorte d’engagés (1988-1993) 13. Ils ont en commun de s’être investis dans la cause kurde au Moyen-Orient et habitaient tous en Allemagne au moment des entretiens, réalisés de 2001 à 2004 14. Ils ont par contre fait l’expérience de diffé-rentes composantes du PKK, ce qui nous permettra de tenter d’évaluer le poids différencié du parti dans les différents contextes de l’engagement (camps de for-mation, prison, guérilla, Europe, métropoles turques et régions kurdes). Trois

10. Chez Anselm Strauss sur la maladie, la notion de trajectoire « fait référence non seulement au dévelop-pement physiologique de la maladie de tel patient, mais également à toute l’organisation du travail déployée à suivre ce cours, ainsi qu’au retentissement que ce travail et son organisation ne manquent pas d’avoir sur ceux qui s’y trouvent impliqués » (La trame de la négociation. Sociologie qualitative et interactionnisme, Paris, L’Harmattan, 1992, p. 143). À la différence de la notion de carrière qui peut davantage rendre compte d’un travail individuel, la notion de trajectoire nous semble mieux permettre de saisir le travail collectif à l’origine des adaptations constantes entre les attentes de l’individu et celles de l’institution. Sur ce point, cf. Darmon (M.), Devenir anorexique. Une approche sociologique, Paris, La Découverte, 2003, p. 91.11. L’alévité est généralement considérée comme une confession hétérodoxe de l’Islam (cf. encadré 2). Mais kurdicité et alévité peuvent entrer en concurrence, comme si l’alévité était pensée comme une identité ethnique.12. Kanter (R. M.), « Commitment and Social Organisation… », art. cit. et Popielarz (P. A.), McPherson (J. M.), « On the Edge or In Between: Niche Position, Niche Overlap and the Duration of Voluntary Asso-ciation Memberships », American Journal of Sociology, 101 (3), 1995.13. Ne retenir qu’une seule cohorte d’engagés permet de ne pas confondre trajectoire du mouvement et trajectoires des individus qui s’y investissent.14. Pour un aperçu plus précis de notre méthodologie, cf. Grojean (O.), « Les aléas d’un terrain comme révélateurs de sa structuration. Gestion et objectivation d’une relation d’enquête sur une mouvance radicale et transnationale », Revue internationale de politique comparée, 17 (4), 2010.

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de ces quatre interviewés ont par ailleurs fait défection (deux en 1998-1999, un autre avant), ce qui nous permettra, par la comparaison avec un cas témoin très singulier mais pourtant exemplaire, d’observer les processus qui conduisent à la relégitimation et au maintien de l’engagement. En effet, « en questionnant la crise qui conduit l’agent individuel […] à rompre dans les faits avec des fidélités ou des pratiques passées, on met ainsi a contrario l’accent sur ce qu’exigent la poursuite et le maintien d’un tel engagement, tant matériellement que subjecti-vement 15 ». Enfin, ces trajectoires ont été sélectionnées car elles témoignent de la diversité des attitudes face à cette crise politique interne sans précédent tout en étant bien souvent exemplaires de certaines familles de trajectoires observées sur l’ensemble de notre terrain.

Ainsi, l’objectif de cet article sera d’observer les processus qui conduisent au désengagement d’une organisation radicale quand celle-ci entre en crise. Après avoir analysé la diversité des attitudes qui ont suivi l’arrestation d’Öcalan, nous tenterons de lier ces attitudes aux conditions sociales de possibilité de l’engage-ment, puis aux modalités de l’engagement et à la construction sociale de l’atta-chement à l’institution. On pourra alors voir, en creux, quelles négociations lient l’individu et l’institution, et dans quelle mesure les désengagements sont aussi une conséquence des effets différenciés des dispositifs disciplinaires sur certains groupes ou individus.

Encadré 1. Résumé des quatre trajectoires biographiques analysées

Derya 16

Originaire de Pazarcık près de Kahramanmaraş (ou Maraş), elle est née en 1971 dans une famille relativement aisée mais déclassée socialement suite à la détribali-sation. Alévie parlant le kurmanji local, elle a connu les répercussions des massacres de Maraş. Ses parents n’étaient pas vraiment engagés politiquement mais sa famille élargie est assez kurdiste. Elle s’intéresse à la cause kurde au lycée, puis s’engage progressivement alors qu’elle est à l’Université d’Ankara où elle étudie la littérature turque. Elle devient militante en prison, gagne l’Europe avec l’aide de sa famille en 1994. En Europe, elle est membre (à temps plein) de l’association pro-PKK et participe à la mise en place des actions auprès des femmes. Elle se désengage pro-gressivement (encore avec l’aide de sa famille) après l’arrestation d’Öcalan (2000). Torturée, elle a suivi une psychothérapie aujourd’hui terminée et a repris des études avec difficultés. Elle est aujourd’hui à la fois bannie et admirée au sein du PKK. Tout en étant désengagée, elle continue à suivre de loin les activités de l’association et connaît quasiment toutes les femmes qui y travaillent. Elle a été un moment avec un ancien militant de Rizgarî (un petit parti kurdiste très intellectuel) lui-même ami de Recep Maraşlı (figure historique de Rizgarî).

15. Gottraux (P.), « Socialisme ou Barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Lausanne, Payot, 2002, p. 174.16. Tous les noms de nos enquêtés ont été changés.

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SerhanNé à Tatvan en 1969, il a surtout passé son enfance à Batman, avant d’arriver avec sa famille à Sehrat, près de Çanakkale (ouest de la Turquie), après le coup d’État de 1980. Sa famille est sunnite non pratiquante, et parle toujours uniquement kur-manji à la maison. Son grand-père a participé à la révolte d’Ağrı (1930) et son his-toire familiale est très kurdiste. À 9 ans, il rencontre déjà fréquemment des militants du PKK car ses frères sont engagés au sein du mouvement. Après le lycée, il rejoint le PKK en 1988 et milite au sein de l’ERNK (Front national de libération du Kurdistan, branche politique du parti). Arrêté en 1992, torturé et emprisonné, il participe à des grèves de la faim. Il est relâché en septembre 1993, mais ses frères restent en prison. Il tente de rejoindre la guérilla, sans succès. Arrivé à Hambourg, il va se réengager progressivement dans l’ERNK et obtient l’asile. Mais une expédition punitive avor-tée contre un militant de la droite radicale le mène une nouvelle fois en prison. Il y reste quelques mois puis est acquitté. Il se réengage jusqu’en 1998, au moment de l’arrestation d’Öcalan. Il a depuis acheté un restaurant, l’a revendu, n’a toujours pas d’appartement et vit toujours « comme un militant professionnel » dit-il…

CemalNé en 1970 dans un village d’Afrin (zone quasi exclusivement kurde de Syrie), il appartient à une famille kurde de six enfants. La langue de la famille est le kurmanji. Il est allé à l’école au village, puis au lycée à Alep. Ses parents étaient commerçants (pape-terie) et vivaient également d’un potager. Ils étaient « patriotes », plutôt pour le PKK à partir de 1987. À partir de 1986-1987 en effet, des militants passent régulièrement dans son village pour faire de la propagande et il est très impressionné par leur cha-risme. À 17 ans, alors qu’il est au lycée, il commence à faire de la propagande pour le PKK et s’engage progressivement dans le parti. En 1991, il rejoint l’Académie Mahsum Korkmaz (le camp du parti dans la Bekaa libanaise), où il suit une formation de sept mois. Il y rencontre Öcalan et garde de lui une image très forte. Puis il est envoyé dans la guérilla. Entre 1992 et 2001, il participe aux combats contre l’armée turque, contre le PDK et contre l’UPK (partis kurdes d’Irak). En 2001, alors qu’il est en Irak, il reçoit une formation politique et est envoyé en Europe. Il était en 2004 le représentant du PYD en Europe (Parti de l’unité démocratique, le parti syrien du PKK fondé en 2001).

MehmetIl est né en 1972, près de Kırşehir, au sud-est d’Ankara. Il est le plus jeune d’une famille kurde de 7 enfants où l’on parle toujours le kurde. Ses parents ne sont pas vraiment engagés politiquement. D’abord paysans, ils se reconvertissent dans le commerce de pièces détachées agricoles. Ses frères sont plutôt de gauche, certains de ses cousins sont emprisonnés pour des raisons politiques. Mais il n’a qu’une seule cousine engagée aux côtés du PKK. À 16-17 ans, au lycée, il commence à faire de la propagande kurdiste et fait quelques gardes à vue. À 18 ans, il rencontre un cadre du PKK et devient plus actif. Il est emprisonné en 1991 pour quelques jours et sa famille le soutient. Son père meurt peu de temps après. Il rejoint la guérilla en 1993, avec sa petite amie, qui sera capturée. Il y reste deux ans et demi, principalement dans la région d’Ağrı. En 1995, il est blessé, en profite pour déserter, rejoint le nord de l’Irak et est confié au PDK par la Croix-Rouge. Il reste un an en Irak et vit dans une maison avec des gens qui ont fui le PKK. Il arrive clandestinement à İstanbul en 1997 et rejoint l’Allemagne. Il ne côtoiera plus du tout le PKK sauf des dissidents et est aujourd’hui chauffeur de taxi.

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Comment gérer la crise : entre appropriation, accommodation, rejet et radicalisation

En février 1999, l’arrestation d’Öcalan est un choc sans précédent pour de très nombreux Kurdes, au Moyen-Orient et ailleurs. Les premières images d’Öcalan, manifestement drogué, affirmant son amour de la Turquie et du peuple turc ont littéralement abasourdi et humilié ses militants et sympathisants. Son procès en juin est pour les militants et sympathisants une nouvelle épreuve : une ancienne militante désengagée depuis 1999 nous dit même en 2007 en référence à Öcalan qu’« au moins, Saddam, lui, a été digne et courageux lors de son procès 17 ». Ces événements ont donc manifestement ému et traumatisé de larges segments de la population kurde, dont nos quatre interviewés, indépendamment de leur situation actuelle au sein du mouvement.

Pourtant, les réactions qui suivent sont fort différentes. Cemal, comme la grande majorité des militants et sympathisants d’Öcalan, s’est facilement rallié à la nouvelle position du parti, qui laissait aussi espérer un retour à la paix et de meilleures conditions de vie pour les Kurdes en Turquie. Envoyé en Europe par le PKK au début des années 2000 afin d’y diriger le nouveau parti kurdiste de Syrie (le PYD, Parti de l’Union démocratique), il trouve ainsi les moyens de légitimer la nouvelle stratégie du parti et de se l’approprier :

« Le PKK ne voulait pas la guerre, ni avec la Turquie, ni avec l’UPK et le PDK. Le complot contre Abdullah Öcalan en 1998 le montre bien. En 1991, à l’Acadé-mie, Öcalan nous avait dit que la guerre ne servait à rien. Mais là on ne pouvait pas comprendre. Moi, c’est seulement après que j’ai compris. C’est pareil que le cessez-le-feu de 1993, ça a alimenté beaucoup de questions. Et ce n’est qu’après qu’on a compris. […] Öcalan a toujours trouvé une solution. Quand il propose une nouvelle stratégie, je ne suis jamais surpris et je l’accepte. » (Cemal)

Öcalan est donc assimilé à un être omniscient. De même qu’il savait déjà en 1980 qu’un coup d’État allait se produire en Turquie, Öcalan savait dès 1993 qu’il allait remplacer la lutte de libération par le « combat pour la civilisation ». Mais pour d’autres militants, qui n’ont pu se résoudre à suivre une stratégie qualifiée autrefois de traîtrise, cette « affaire » vient révéler l’humble humanité d’un chef jusque-là craint et, si ce n’est adoré, véritablement aimé. Et elle va provoquer des remises en question autrement plus radicales.

Derya, dont la prise de distance avec le PKK précède de quelques mois l’ar-restation d’Öcalan, s’accommode finalement assez bien de cette nouvelle straté-gie, même si l’« affaire Öcalan », qui correspond également à un moment où ses relations sont plus tendues avec l’association, provoque en elle des sentiments très ambivalents :

17. Rappelons que Saddam Hussein a ordonné en 1988 la campagne Anfal contre les Kurdes d’Irak (180 000 morts).

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« L’affaire Öcalan a été effrayante. J’ai pleuré, je ne pouvais plus suivre les cours à l’Université, je suis donc allé manifester avec les autres. […] L’Allemagne et la Grèce ont coopéré avec la Turquie, les USA aussi. Aucun pays ne nous a soute-nus, nous n’avons pas d’amis… Ça fait mal. […] Parmi ceux qui soutiennent le PKK, beaucoup de gens sont devenus très passifs car ils n’acceptent pas la nou-velle idéologie. Oui, beaucoup sont contre cette nouvelle stratégie. Le PKK avait une bonne politique, mais c’est vrai qu’il est devenu trop libéral [trop tourné vers le compromis] : comment expliquer qu’il mette fin à la lutte armée alors que rien n’a changé en Turquie ? » (Derya, entretien de 2001)

Néanmoins, passée par une phase de rejet du mouvement en 1998-1999 (comme d’autres de ses amis), Derya considère quelques années plus tard que la critique radicale d’Öcalan est inutile et contre-productive : « c’est quand même grâce à lui que le PKK a pu réveiller le peuple kurde ». Son engagement « fémi-niste », sa volonté de paraître « elle-même » tout en acceptant le leadership d’Öcalan font qu’elle s’insère finalement assez bien dans la nouvelle idéologie du mouvement qui prône émancipation et développement personnel, tout en soulignant le rôle incomparable d’Öcalan :

« Maintenant je me sens “normale”, mais ça ne fait pas longtemps, peut-être deux ou trois ans. Je ne suis plus si émotionnelle, je suis beaucoup plus réaliste. Et je ne suis pas contre le PKK ou Mala Kurda [l’association berlinoise pro-PKK]. Mais c’est vrai que le PKK a beaucoup joué dans la construction de ma personnalité actuelle. J’ai un peu l’impression d’être passée par trois phases de ma personnalité : ma jeunesse, mes années PKK et aujourd’hui. […] Et main-tenant, être kurde ce n’est plus forcément appartenir au PKK. […] Aujourd’hui, les relations sont pacifiées avec les filles de Mala Kurda : elles savent que je n’ai pas travaillé avec la police, que je n’ai pas “trahi”. Avec les autres, T., B., R., C., et surtout G. [cercle d’amis aujourd’hui très critiques vis-à-vis de la nouvelle stratégie du parti et proches de certains dissidents], c’est plus compliqué. Ils considèrent tous que l’affaire Öcalan a été le signe d’un échec, mais pas pour moi. Je me sens beaucoup plus proche des idées de D. [autre ami du même groupe], qui est plus “à la frontière” ». (Derya, entretien de 2004)

Pour Serhan et Mehmet au contraire, l’affaire Öcalan est moins perçue comme un complot que comme une trahison. Serhan, s’il est toujours « pour la cause kurde et le PKK », ne comprend pas que les commandants continuent à suivre les ordres d’Öcalan, qu’il considère maintenant comme un « agent de l’État turc ». Dans son esprit, le parti a perdu toutes ses références au mouve-ment révolutionnaire d’origine :

« Tu sais, au sein du PKK, il y avait deux courants. Le courant Öcalan et le cou-rant Pir, Ayrı Durmuş et Karer [trois des fondateurs du PKK, les deux premiers décédés d’une grève de la faim au début des années 1980, le dernier assassiné à la fin des années 1970]. Pour le deuxième courant, l’idée était de commencer la révolution en Turquie à partir du Kurdistan. Öcalan, lui, n’a voulu que conserver son pouvoir. Avant, les slogans ce n’était pas “Biji Serok Apo” [Vive le Président

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Öcalan] mais “Biji les noms des commandants”. Et les commandants sont deve-nus trop puissants pour Öcalan… C’est vrai qu’il était plus facile d’expliquer aux gens qu’on voulait un État que de leur expliquer le socialisme. C’était plus simple… Mais Öcalan était d’abord kurde, puis marxiste. Alors que je me suis toujours considéré comme kurde et marxiste en même temps. » (Serhan)

Il se désengage alors rapidement, sans qu’il fasse référence à des problèmes particuliers. Mais ses dix ans au sein du parti l’ont transformé. Même s’il ne fait plus de politique, il est aujourd’hui dans les affaires et vit toujours comme un « révolutionnaire professionnel » : il n’a pas d’appartement, vit dans sa voiture ou chez des gens, achète et revend des restaurants dans des opérations finan-cières parfois risquées. Si son discours est bien d’abord un moyen de légitimer une position actuelle, il est significatif que la prise de distance s’opère à partir d’une position théorique : il se considère comme un « idéologue », ce qui est déjà une marque de défiance vis-à-vis d’Öcalan, qui incarne à lui seul toute l’idéologie du mouvement. Et s’il est totalement désengagé, il a de l’estime pour un certain nombre de dissidents vivant en Europe.

On retrouve ce phénomène chez Mehmet, qui avait déjà quitté l’organisation (il a déserté la guérilla) avant la rupture de 1999. Aucun membre du PKK ne le connaît aujourd’hui, hormis des gens en retrait du mouvement. Il est chauffeur de taxi, et, bien qu’il soit très philosophe, on sent qu’il a du mal à accepter cette vie souvent décalée (il travaille souvent la nuit). Sa position à l’égard du PKK de 2004 est sans équivoque :

« Les Kurdes n’ont pas d’alternatives au combat. Seul le combat a apporté quelque chose. Quand tu as de l’argent, des armes, tu peux tout faire. Il suf-fit de convaincre les gens. Mais aujourd’hui, c’est difficile depuis l’arrestation d’Öcalan : “nous ne voulons plus du Kurdistan”, etc. […] Öcalan est un otage de l’État. C’est l’État qui décide de la politique du PKK. […] [Et tu ne voudrais pas t’engager dans d’autres partis ?] Les autres partis [les partis kurdistes qui sont contre la lutte armée] ne font que parler. C’est important de parler, mais il ne faut pas que ça. Pendant des années ils n’ont fait que critiquer. Ces critiques étaient souvent fondées, mais qu’ont-ils fait eux ? » (Mehmet)

Les sentiments de Mehmet vis-à-vis de la nouvelle stratégie du parti et de celle des autres partis le conduisent à se rapprocher progressivement (au début des années 2000) d’un groupe de dissidents du PKK conduit par un ancien com-mandant du parti en prison (Mehmet Can Yüce, lui aussi exilé en Allemagne). « Ces gens sont plus intellectuels », dit-il. Mais il reste assez désenchanté et considère qu’il ne peut « plus vraiment faire quelque chose pour la cause kurde maintenant » : « Mehmet Can Yüce, en tant qu’homme, il est bien. Et je suis tout à fait d’accord avec ce qu’il dit. Au moins, il essaie de faire quelque chose. Mais bon, la plupart du temps, quand on se voit, on ne parle pas de politique. » Il est cependant significatif que Mehmet et Serhan se fondent également sur l’histoire du mouvement pour légitimer leur position actuelle. Le rejet d’Öcalan – qui est

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d’ailleurs parfois plus ambigu que ne le laissent transparaître ces extraits d’en-tretiens – et le refus de la nouvelle stratégie du parti ne s’accompagnent pas d’un rejet de l’organisation : seule la réactivation de l’ancien PKK – épuré de ses élé-ments les plus contestables – permettrait à la lutte de continuer dans de bonnes conditions 18. Et cette argumentation ressemble finalement assez bien à celle qui est en vigueur depuis longtemps au sein du parti, démontrant aussi l’influence de la socialisation partisane chez certains dissidents actuels du mouvement.

Nos quatre enquêtés ont ainsi trouvé différents moyens de résoudre la dis-sonance cognitive provoquée par l’« échec de la prophétie » Öcalan 19 : renfor-cement des croyances, distanciation ambivalente, relativisation des croyances ou encore rejet et redéfinition des attentes et des croyances en dehors du cadre dominant. Si elles n’épuisent pas les multiples attitudes qui ont pu exister suite à l’affaire Öcalan, ces réactions apparaissent comme symptomatiques de trajec-toires biographiques typiques, que nous avons pu observer à maintes reprises chez nos autres enquêtés.

Les conditions sociales de possibilité de l’engagement… et de son maintien ?

Afin de comprendre les attitudes qui ont prévalu après l’arrestation d’Öca-lan, il nous semble en effet nécessaire de revenir sur ce qui a pu participer à les produire, avant même l’engagement. Être né dans une région à majorité kurde, une région à minorité kurde ou encore une région mixte alévis/sun-nites ne provoque d’abord pas le même sentiment d’être kurde, phénomène qui est accentué par les expériences différentes de l’école. De même, les réseaux de recrutement du PKK ne sont pas géographiquement homogènes et conduisent à des rencontres plus précoces ou au contraire plus tardives avec l’organisation. Ce sont ces propriétés sociales et ces expériences qui, dans certaines configura-tions, pourront s’actualiser en dispositions à l’engagement. Mais nous verrons plus loin qu’elles contribuent aussi à façonner et orienter les trajectoires ulté-rieures des individus au cours de leur engagement.

Positionnement identitaire et politique à la fin des années 1970 et au début des années 1980

Si être kurde n’est en rien nécessaire à l’engagement au sein du PKK (des fon-dateurs du parti étaient d’ailleurs turcs), force est de constater que le kurdisme

18. On retrouve ce type de désengagement au nom d’une identification sans partage à leur parti « histo-rique » chez certains ex-militants du PCF : « Confrontés qu’ils sont au vacillement même de leurs subjectivi-tés, leur seul recours réside dans le désengagement, quitte à échafauder hors parti une identité communiste d’autant plus intransigeante. » Cf. Leclerc (C.), « “Raison de sortir”. Les militants du Parti communiste français », in Fillieule, (O.), dir., Le désengagement militant, op. cit., p. 150.19. Festinger (L.), Riecken (H. W.), Schachter (S.), L’échec d’une prophétie, Paris, Presses universitaires de France, 1993 [1956].

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se fonde d’abord sur la kurdicité. Le sentiment d’être kurde est « acquis » dès la prime enfance dans trois des quatre trajectoires présentées ici. Ainsi pour Serhan, originaire de Batman, et Cemal, originaire d’Afrin en Syrie :

« Ma famille n’était pas très religieuse, et pas très engagée dans la politique turque. C’était une vraie famille kurde. Mes parents ont toujours parlé kurde et encore aujourd’hui ils ne parlent pas turc [à la maison]… Et ils votent pour le DEHAP [ancien parti pro-kurde légal]. Tu sais, on connaissait l’histoire de toutes les révoltes kurdes, notre région était restée très kurde. […] Mon grand-père était très connu, il faisait partie du dernier groupe de la révolte d’Ağrı, qui s’est fait liquider à Mar-din. […] Mon grand-père, lui, a été tué à Muş. On savait le nombre de combat-tants, le nombre de blessés, le nombre de morts pour chaque bataille. » (Serhan)

« Ma famille est une grande famille kurde connue. On parlait kurde mais les Kurdes restaient opprimés… tout comme ailleurs au Moyen-Orient. Elle était bien sûr hostile au Ba’ath [Parti du chef d’État syrien de l’époque Hafez el-Assad], mais elle travaillait avec lui. Forcément elle était un peu poussée par le Ba’ath : ça permettait aux enfants d’aller à l’Université, etc. Les partis kurdes n’étaient pas encore crédibles et ne jouaient pas leur rôle. » (Cemal)

Encadré 2. Les alévis en Turquie

Minorité hétérodoxe de l’islam, les alévis représenteraient entre 15 et 25 % de la population de Turquie 20. Ils sont plus nombreux au nord de l’Anatolie centrale, au nord-est des régions à majorité kurde (voir la carte), ainsi que dans le Sud de la Turquie, le long des côtes méditerranéennes et à İstanbul. Non reconnus officielle-ment par les autorités turques, souvent déconsidérés et stigmatisés par les sunnites, les alévis peuvent être turcs ou kurdes. Mais la définition de l’alévité ne fait pas consensus pour les alévis eux-mêmes. Si une grande partie d’entre eux considèrent l’alévité comme une confession proche du chiisme, d’autres estiment qu’elle com-porte des éléments ethniques, et qu’elle est donc en partie comparable à la turcité ou la kurdicité. Enfin, certains ont le sentiment que c’est surtout une philosophie, un art de vivre, ou même qu’elle se caractérise surtout par une proximité politique avec la gauche. Dans les années 1970 en effet, de nombreux alévis ont investi la gauche (radicale) turque, au point que, dans les régions mixtes où les deux confes-sions étaient présentes, le clivage politique gauche/droite dominant recoupait la division alévis/sunnites 21. Depuis la répression de la révolte de Dersim en 1938, de nombreux événements violents ont marqué l’histoire des alévis, les plus importants étant les massacres de Maraş en 1978, le massacre de 37 personnes brûlées vives en 1993 à Sivas, et la répression des émeutes de Gazi à İstanbul en 1995.

20. Sur l’alévité et le mouvement qui la porte, l’alévisme, cf. Massicard (E.), L’autre Turquie…, op. cit.21. Bozarslan (H.), « Le phénomène milicien : une composante de la violence politique en Turquie des années 1970 », Turcica, 31, 1999.

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Ces deux militants sont originaires des régions à majorité kurde. L’identité kurde est ici d’ores et déjà politique, de manière naturalisée : ils étaient kurdes, ils étaient donc pour les Kurdes ; ils n’étaient pas engagés, mais déjà opprimés. Mais dès que l’on sort des régions à majorité kurde (du Sud-Est de la Turquie ou du Nord de la Syrie), on a souvent moins le sentiment d’appartenir à l’Histoire kurde. Mehmet, originaire de Kırşehir (région à majorité turque sunnite mais à mino-rités kurdes), a aussi le sentiment d’être kurde dès l’enfance, mais ses parents ne comprennent « rien à rien » à la politique et sont vaguement « pour les Kurdes » :

« Mon grand-père et mon père étaient des Kurdes d’Anatolie. On parlait bien sûr kurde à la maison et je parle toujours en kurde avec ma mère. J’ai entendu des tas de scénarios concernant nos origines, sur comment les Kurdes sont arri-vés en Anatolie. Qu’on viendrait de Malatya, ou du Kurdistan du Sud [Kurdis-tan d’Irak]. Mais personne n’en sait rien. […] Ma mère n’a jamais rien compris à la politique, mon père non plus d’ailleurs, ou… peut-être un peu plus. Mais bon, ils étaient pour les Kurdes, mais ils avaient peur. » (Mehmet)

Toute autre encore est l’expérience de Derya, originaire de Maraş (régions mixtes turcs/kurdes et sunnites/alévis), qui ne se déclarait pas kurde mais alévie, jusqu’à ce qu’elle se rapproche plus tard du PKK. Elle raconte ainsi que ses parents ont toujours voulu qu’elle cache sa kurdicité et qu’elle apprenne bien le turc :

« Mon père était de gauche. Et on se disait alévis. Je ne sais plus exactement quand je me suis sentie kurde. À 7 ou 8 ans, je lisais déjà le journal, Cumhuriyet. Mon père était SHP, CHP [gauche kémaliste]… Le frère de mon père – mon oncle – était instituteur, il a été emprisonné pendant le coup d’État. Il n’en a jamais parlé avec nous. Il a été très en colère quand je lui ai dit que j’étais enga-gée avec les Kurdes. Il m’a dit qu’il ne voulait pas que je vive la même chose que lui. » (Derya)

Chez les alévis, la kurdicité semble donc moins « naturelle », d’autant plus qu’elle est souvent cachée, ou taboue. Ce sentiment ne peut évidemment pas être généralisé à tous les alévis (même si l’ensemble de nos interviewés alévis nous ont confirmé que leur famille se déclarait alévie plutôt que kurde). Il faut au contraire rechercher ce qui, dans le contexte des années 1970-1980, a plutôt favorisé tel ou tel positionnement identitaire.

Nés à la fin des années 1960 et au début des années 1970, Derya, Cemal, Serhan et Mehmet avaient entre huit et onze ans au moment du coup d’État. Ils ont connu, plus ou moins bien en fonction de leur âge et de leur lieu de nais-sance, l’effervescence politique et les troubles des années 1970-1980 au Moyen-Orient. Pourtant, le contexte des années 1970 et du coup d’État de 1980 est le plus souvent tu par les militants originaires des régions à majorité kurde (qui sont aussi presque exclusivement sunnites). Comme si cette période, pourtant celle de leur jeunesse, ne constituait qu’un moment de transition entre une his-toire des révoltes mythifiées et le début de la guerre du PKK au début des années

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1980. Mehmet, qui est originaire d’Anatolie centrale, aurait sans doute pu vivre avec plus d’émotions les années 1970, d’autant plus que sa famille, kurde et sunnite, légèrement marquée à gauche, vit dans une région où les Turcs sont très majoritaires. Pourtant, il s’avère que le contexte politique de l’époque n’a que peu marqué son enfance :

« Je suis le plus jeune parmi sept frères et sœurs. Mes frères étaient plutôt de gauche, mais pas vraiment engagés. […] C’est vrai que c’était un peu l’anarchie dans les années 1970, surtout dans les lycées. Mais je ne connais pas trop les années 1970, j’ai lu un peu des choses là-dessus et on m’a raconté, mais… […] Nous sommes différents [des autres Kurdes]. On vivait avec des Turcs, mais tout le monde savait qu’on était kurdes. Mais avant la fin des années 1980 ou le début des années 1990, ça n’a jamais posé problème… » (Mehmet)

Dans les années 1970, les « troubles » en Anatolie centrale sont en effet sur-tout marqués par un clivage alévis/sunnites, qui recoupe la division politique gauche/droite 22. Mais Kırşehir, au contraire d’autres villes de la région comme Çorum ou Tokat, compte beaucoup moins d’alévis 23, ce qui peut sans doute expliquer qu’elle ait échappé aux violences les plus importantes 24. Si Mehmet ne l’exprime pas ainsi et n’en a peut-être pas conscience, son témoignage, com-paré à celui de Derya, montre bien que le sunnisme est alors le ciment qui lie Turcs et minorités kurdes autour d’une même communauté de destin, bien que la famille soit plutôt favorable à la gauche. C’est finalement dans les régions mixtes sunnites/alévis, dont fait partie Maraş, que les années 1970 semblent prendre des significations particulières :

« À la maison, il y avait des armes, des pistolets qui venaient de Syrie ou d’Irak. Elles étaient destinées à nous protéger des extrémistes de droite, mais aussi des sunnites. […] Les soldats sont venus plusieurs fois, je ne sais plus si c’était avant ou après les massacres [de décembre 1978, qui ont fait plusieurs centaines de morts alévis]. […] De nombreux parents et amis de ma famille ont été tués. Certains ont été égorgés. […] La tante de mon père a perdu trois filles et deux garçons. Elle est devenue folle. » (Derya)

Il est ici significatif que la frontière de l’altérité, qui correspond politiquement à une division gauche/droite, se situe au niveau de la religion et non de l’eth-nie. Comme dans le cas des militants ayant grandi dans des régions à majorité kurde, la peur est également très présente, mais elle est ici bien plus concrète. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’avoir vécu dans une région à majorité kurde et sunnite engendre souvent des dispositions plus nettes à l’engagement qui se traduisent d’ailleurs par des engagements plus précoces quand le contexte le

22. Bozarslan (H.), « Le phénomène milicien… », art. cit.23. Andrews (P. A.), Ethnic Groups in the Republic of Turkey, op. cit.24. Des violences anti-alévis ont notamment lieu en 1980 à Çorum, Tokat, Bingöl, Adıyaman, Muş et Gaziantep. Cf. Vaner (S.), « Violence politique et terrorismes en Turquie », Esprit, 94-95, 1984.

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permet. Au contraire, la socialisation primaire dans les zones mixtes (alévis/sunnites) ou à majorité turque serait plutôt un facteur inhibant, au moins dans un premier temps (également pour des raisons économiques : les familles de Mehmet et de Derya sont plus favorisées que les autres).

Le rôle de la scolarisation

L’école et les expériences de discrimination qui l’accompagnent, obéissent aux mêmes distinctions, même si elles paraissent déboucher sur une relativi-sation de ce clivage. Les quatre militants nous ont tous spontanément parlé des mauvais souvenirs qu’ils retiennent de l’école (absence des Kurdes dans les manuels, punitions lorsque l’on parlait mal turc, isolement, etc.). On pourrait évidemment penser que les théories et les actions du PKK, très défavorables à l’école turque 25, ont plus ou moins déteint sur leurs discours. Mais le fait qu’un certain nombre de désengagés très critiques vis-à-vis du PKK nous aient parlé de leur expérience scolaire en des termes également très amers montre néan-moins la réalité – au moins subjective – de ces discriminations et leur rôle dans l’engagement futur. Et c’est dans les régions à majorité turque et dans les régions mixtes que ces expériences semblent avoir été les plus traumatisantes. Mehmet, de Kırşehir, raconte ainsi comment l’école devient le lieu de ses premières résis-tances contre des profs « sunnites radicaux » ou « nationalistes turcs » :

« L’école, ça a été très dur au début, pendant environ six mois, à cause de la langue. Mais on parlait toujours kurde entre cousins. Après on s’est habitué, et il n’y avait pas de violence contre les Kurdes… […] [Il raconte les discrimina-tions et résistances au collège, puis au lycée.] De nombreux professeurs étaient nationalistes. Même le professeur de maths ne parlait que de politique : il disait que le peuple kurde n’existait pas, etc. On a fait une pétition contre ça, mais ça n’a rien changé : on avait récolté 10 signatures sur 700 élèves ! […] Après on l’a menacé de manière anonyme […]. Il s’est alors vite calmé. » (Mehmet)

De même Derya, qui est allée à l’école primaire dans son village et au collège dans une petite ville proche (dans des écoles majoritairement kurdes alévies), exprime son incompréhension devant le choix de son père de l’envoyer dans un lycée religieux (sunnite) à Maraş, où elle habite également dans une famille sunnite. Elle fait une dépression grave, puis après des histoires entre Kurdes et Turcs au lycée, commence à s’interroger sur sa kurdicité, comme par une sorte de conversion (elle est au lycée à la fin des années 1980). C’est encore en tant qu’alévie qu’est vécue ici la discrimination, mais cette discrimination débouche sur un questionnement jusque-là peu évoqué : le sentiment, en raison de la langue notamment, de ne pas être turque :

« Un jour, un professeur qui était dans la direction m’a dit : “Retourne à la mai-son avec ta sœur.” […] On n’a pas compris ce qui s’était passé, jusqu’au jour où,

25. Le PKK a assassiné de nombreux instituteurs turcs en poste dans les régions kurdes.

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quelques années plus tard, je l’ai croisé et il m’a demandé en kurde “comment ça va ?”. C’est là que j’ai compris qu’il nous avait aidées et qu’il se préparait quelque chose de dangereux pour nous au lycée. Au lycée, je savais déjà que je n’étais pas turque… même si je ne savais pas encore trop ce que ça signifiait. J’avais déjà plein de questions en tête mais je ne pouvais pas en parler avec mon père. C’était un tabou. Tout le monde, mon père, ma mère, me disait qu’il fallait bien parler le turc pour que personne ne sache que j’étais kurde. » (Derya)

Au regard des trajectoires de militants comme Cemal ou Serhan, on voit que le rapport à la kurdicité évolue distinctement dans les zones kurdes et dans les zones mixtes ou à majorité turque : alors que l’école vient confirmer la kurdicité d’un point de vue collectif dans le premier cas, elle semble provoquer des inter-rogations et des réactions plus individuelles et plus personnelles dans le second.

Entrer dans un réseau de recrutement : agents incitateurs et de surveillance

Dans tous les cas, l’entrée au PKK nécessite de rencontrer des militants du PKK ou pro-PKK, qui vont fonctionner comme des agents incitateurs. Or, là aussi, des différences géographiques et sociales existent en Turquie. Dans les années 1980, le PKK n’est en effet très structuré que dans les régions kurdes. Il faut attendre le début des années 1990 pour qu’il tente de s’implanter dans les métropoles. Or ces différences semblent avoir des conséquences sur les trajec-toires biographiques : en termes de date de recrutement, mais aussi et surtout de modalités d’engagement.

Ainsi, à Batman, Serhan, qui a un frère milicien, rencontre des militants du PKK très souvent depuis 1978. Lorsqu’il arrive à Serhat (Ouest de la Turquie) peu après le coup d’État, la famille conserve des liens étroits avec le parti, ce qui lui permet à la fois de savoir vraiment ce qu’il veut faire dans le mouvement (trouver la place qui lui convient) et de bénéficier d’un réseau au moment choisi :

« La première fois que j’ai rencontré un militant, j’étais avec S., un copain, un voisin. Il était très calme, très sympa. C’était avant 1978, j’avais 9 ans. […] Après, chaque semaine, un militant du PKK venait et parlait avec les enfants, à Batman. […] Durant ma jeunesse, mon frère était déjà dans le PKK et aussi plein de parents. […] Après le 12 septembre [jour du coup d’État de 1980], [il] a vécu chez un oncle, il a vécu 20 ans illégalement en Turquie. En plus il était marié et avait aussi un enfant non déclaré. […] Mon frère, ce n’était pas un idéologue, il était proche du PKK et militant, il battait ceux qu’on lui demandait de battre. » (Serhan)

À Afrin, en Syrie, il faut attendre 1987 pour que le PKK se rende dans les villages à la recherche de recrues potentielles. Les militants arrivent ainsi toutes les semaines avec des cassettes de musique kurde et organisent progressivement des séminaires de formation :

« Le PKK venait et rencontrait les gens les plus éduqués du village. Les mili-tants étaient gentils, et se faisaient aimer : ils faisaient la vaisselle après avoir mangé, etc. Après, ils ont organisé des séminaires, de 30 ou 40 personnes, avec

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des cassettes et tout ça. Mais c’était secret ! […] En plus quand on donnait son fils à la guérilla, on était très respecté. Mais c’est quand je suis allé au lycée que j’ai commencé à m’engager plus… […] On a connu rapidement les martyrs du PKK, ceux qui étaient morts en Turquie, car le PKK n’aurait jamais réussi sans eux. Les gens étaient alors prêts à s’engager financièrement et physiquement. » (Cemal)

En Anatolie centrale, Mehmet est plus isolé. Son engagement est aussi plus progressif : il rencontre déjà des étudiants kurdistes alors qu’il est au lycée, puis est très impressionné par un militant du PKK spécialement venu d’Ankara. Il participe alors progressivement à des manifestations kurdistes (Newroz notam-ment 26) avec le HEP (ancien parti kurdiste légal) et rencontre d’autres militants :

« Quand j’étais au collège, j’avais déjà commencé à lire des trucs sur le socia-lisme et au lycée, vers 14 ans, j’ai commencé à lire des revues du PKK, mais aussi des revues de gauche. En dehors de l’école, j’ai commencé à rencontrer des gens pro-PKK, on se rencontrait dans des cafés. […] Puis [vers 16-17 ans], j’ai eu un premier contact avec un militant du PKK, un type qui venait d’Ankara, qui voyageait un peu. Les réponses qu’il m’a données, j’ai trouvé ça très bien. J’ai commencé à prendre conscience de la misère des Kurdes au Kurdistan, que je n’avais jamais vu d’ailleurs. […] C’est aussi à ce moment-là que j’ai rencontré B. [sa cousine, qui s’est aussi engagée], que je n’avais pas vue depuis très long-temps. […] Et quand j’ai eu le bac [en 1990], je me suis davantage engagé. » (Mehmet)

Enfin, le parcours de Derya reste très représentatif des alévis que nous avons rencontrés. D’abord liée d’amitié avec un libraire qui lui fait lire des ouvrages kurdistes (« C’était peut-être bien une thérapie à l’époque », dit-elle), elle part à Ankara faire des études de littérature. C’est à ce moment qu’elle commence à estimer que son alévité n’est pas incompatible avec sa kurdicité :

« D’abord j’ai eu des contacts avec des “sociaux-démocrates”, orientés à gauche. […] Un type de Diyarbakir m’a dit un jour, “Tu es kurde”. “Non, je suis alévie !” […] Puis il est revenu et il m’a dit que l’alévité était une religion… Au bout de six ou sept mois, j’ai eu plus de contacts avec des Kurdes [pro-PKK]. On se retrouvait dans un café, mais j’avais un peu peur d’y aller. Pour moi, c’était des “terroristes” ! […] Pendant deux ans, j’ai continué à aller régulièrement à l’Université. […] Ma cousine est arrivée à Ankara pour étudier la philo – moi j’étudiais la littérature. Elle était très active et engagée, elle voulait aller dans la guérilla. […] Moi je n’étais pas dans une organisation, je voulais aider, aller aux manifs. Mais lancer des cocktails Molotov non ! » (Derya)

Tout comme les autres personnes engagées dans les années 1990 avec qui nous nous sommes entretenus, aucun de nos quatre enquêtés n’a de réelles

26. Newroz, le nouvel an kurde, a lieu le 21 mars et est progressivement devenu un moment intense de manifestations kurdistes.

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compétences politiques antérieures reconvertibles au sein du PKK. Ceci implique que les ressources qui leur seront disponibles ensuite se limiteront bien souvent à celles fournies par l’organisation, aux réseaux familiaux et aux expériences sociopolitiques de la socialisation primaire (les compétences uni-versitaires ou intellectuelles n’étant pas légitimes au sein du mouvement, même si elles peuvent être importantes dans les décisions d’exit).

Modalités de l’engagement et trajectoires au sein de la mouvance PKK

Dans quelle mesure les propriétés et expériences sociales mises en évidence plus haut participent-elles de la décision d’engagement de nos quatre inter-viewés et influent-elles sur leur trajectoire au sein du PKK ? Nous faisons ici l’hypothèse que les modalités de l’engagement et les ressources acquises avant la rencontre avec l’organisation peuvent permettre de comprendre comment l’on s’attache à l’institution, comment l’on ajuste parfois ses attentes à celles de l’institution, et comment l’on en arrive, souvent, à s’en remettre totalement à l’institution.

Disponibilités cognitives, situations déterminantes et effets de cliquet

Chez la plupart des militants originaires des régions à majorité kurde, les dis-positions sont « assumées », le réseau de recrutement fonctionne (des frères, des sœurs ou des cousins l’ont déjà utilisé), l’engagement, tout comme la kurdicité, sont naturalisés. Ce sont des situations délicates qui vont permettre le plus sou-vent de franchir le pas. Serhan s’engage par exemple dans l’ERNK en Turquie parce que son appel pour le service militaire approche. Pour Cemal, qui ne parle pas vraiment des différentes opportunités qui s’offrent à lui après le lycée, il est possible que le soutien progressif de sa famille au PKK lui ait fermé les portes de l’Université (il nous avait parlé de cette possibilité auparavant). Dès qu’il finit le lycée, où il commence à faire de la propagande informelle pour le parti, il n’a aucun mal à rejoindre l’Académie Mahsum Korkmaz, dans la Bekaa libanaise.

Pour Mehmet, en Anatolie centrale, on retrouve une situation analogue : sur-veillance policière, ennuis avec la justice, obligations du service militaire, amis qui partent dans les montagnes. Mais il semble bien qu’un événement géné-rateur ait auparavant participé de la décision de Mehmet de s’engager dans la guérilla. En 1991, son père meurt d’un infarctus et cet événement prend une signification politique lorsqu’il apprend d’un médecin kurde que le médecin turc aurait négligé un certain nombre de signes annonciateurs. En ce sens la décision prend la forme non pas d’une continuité, mais d’une conversion.

La même chose pourrait être dite de Derya, qui, après sa dépression, a com-mencé à s’interroger sur sa kurdicité. Mais son parcours est plus atypique que

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les autres, même si relativement courant parmi nos interviewés. C’est la par-ticipation au Newroz qui la fait arrêter (sur dénonciation de sa cousine qui voulait qu’elle parte dans les montagnes), torturer, et lui fait ensuite écrire un rapport à l’organisation de jeunesse du PKK. Suite à ce rapport, elle est à nou-veau arrêtée et ce n’est qu’en prison qu’elle rencontre pour la première fois de vrais militants du PKK : « Après la torture, j’ai eu la haine contre l’État. En plus ma vie était un peu foutue. J’avais peur de la police. Ils faisaient déjà comme si j’étais dans une organisation, d’où… Pourquoi ne pas rentrer dans une orga-nisation ? »

Certaines situations déterminantes permettent donc de franchir le pas. Mais si l’engagement est presque pensé comme naturel par Serhan et Cemal, il n’en va pas de même pour Mehmet et Derya pour qui des « événements générateurs » (la mort d’un père) voire des contraintes extrêmement dures (la torture puis la prison) conduisent à penser l’engagement non comme une continuité, mais comme une conversion. Dans tous les cas néanmoins, nos quatre interviewés sont disponibles à un tel engagement, tant d’un point de vue biographique (ils n’ont pas d’enfants, ont peu de perspectives) que cognitif (ils soutiennent déjà la cause, même si une socialisation singulière retient aussi Derya 27).

Contraintes et ajustements : comment on s’attache au PKK

Les premières expériences au sein du mouvement sont parfois très dures et ne correspondent pas toujours réellement à ce que les individus avaient imaginé. La fraîcheur de l’engagement, la prise en charge totale de l’individu, la parti-cipation à des activités fortement valorisées au sein d’une partie de la popula-tion et la temporalité rapide des activités permettent néanmoins bien souvent de mettre ces questions de côté, au moins temporairement. Ainsi, Cemal, ori-ginaire d’Afrin, met en avant tout ce que lui a apporté le PKK : conscience politique, force de détermination, connaissances sur l’histoire des Kurdes, phi-losophie politique :

« Le PKK m’a expliqué qui étaient les Kurdes, ce qu’était la question kurde, la dialectique, l’histoire des Kurdes. C’est lui qui a ouvert la porte. […] À l’Acadé-mie, c’était comme un soleil dans la nuit. […] La guérilla c’est un vrai plaisir, malgré toutes les difficultés bien sûr. […] Le PKK était très organisé, c’était ça sa force. » (Cemal)

De la même manière, Serhan, originaire de Tatvan, insiste à la fois sur l’im-portance du travail qu’il fournit à un moment où le PKK est en plein dévelop-pement et sur l’excitation du travail clandestin et des voyages dans toutes les métropoles. Le fait de vivre quelques jours dans une famille, puis d’aller dans

27. Sur les dispositions paradoxales à l’engagement, cf. Fretel (J.), « Quand les catholiques vont au parti. De la constitution d’une illusio paradoxale et du passage à l’acte chez les “militants” de l’UDF », Actes de la recherche en sciences sociales, 155, 2004.

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une autre, de recruter des jeunes pour les envoyer dans la guérilla, de participer à la logistique des attaques de l’ARGK (branche militaire du PKK), de rencon-trer des gens différents et ayant toutes sortes d’histoires lui procure d’intenses satisfactions. Les éléments négatifs qu’il souligne semblent même participer de sa propre intégration personnelle dans le mouvement. Alors qu’il pointe les fai-blesses de la communication entre les différents groupes de l’ERNK (la branche politique du parti), qui ont participé de l’affaiblissement du PKK, il paraît tirer de cette autonomie tous les éléments qu’il recherchait auparavant : autonomie d’action, image valorisée du révolutionnaire, etc. La discipline du corps (ne pas boire d’alcool, ne pas avoir de relations sexuelles), éloignée de tout contrôle hiérarchique strict, est perçue comme la condition de l’effectivité du travail révolutionnaire. La lecture d’une imposante littérature marxiste lui procure également un grand plaisir.

Pour Mehmet, qui s’est engagé dans la guérilla, les rétributions symbo-liques sont moins importantes. La guérilla paraît ne pas répondre réellement aux attentes « humanitaires » qu’il avait avant de s’engager et il n’entre dans aucune interaction de face à face avec des personnes non engagées, ce qui ne permet pas de le valoriser à l’extérieur. Ses sentiments concernant la difficulté de la vie dans les montagnes sont ambivalents. « On ne mangeait pas tous les jours, parfois pas du tout pendant une semaine. Et on ne se lavait qu’une fois tous les six mois. » Cette expérience humaine est considérée à la fois comme quelque chose de fondamental quand il critique « ceux qui ne sont même pas allés dans les montagnes » et comme quelque chose qu’il ne souhaite pas vrai-ment revivre. Il souligne néanmoins le côté romantique de la guérilla : feux de camps, discussions et chants révolutionnaires kurdes, fêtes une fois par mois, etc. La séparation stricte entre hommes et femmes, de même que la séparation d’avec son amie, est acceptée : « Tu sais, certains n’avaient jamais serré la main d’une femme auparavant. Et le PKK se battait aussi pour les femmes. »

Enfin, pour Derya, originaire de Maraş et qui entre dans le parti en prison, les ajustements sont plus radicaux et plus traumatiques. Après la torture de la première incarcération, elle entre donc doucement dans une phase de recons-truction, même si évidemment les moyens à sa disposition sont très limités :

« En prison, la première fois, je ne causais plus. J’étais très faible et, à cause des électrochocs, je tombais régulièrement dans les pommes. […] La deuxième fois, c’était plus facile. Les gens avec qui j’étais étaient sympas. J’ai beaucoup lu sur le PKK, la théorie, la poésie, la littérature, la langue kurde. Avant, je n’avais pas cette théorie. En fait, c’était plus “libéral” en prison qu’à l’extérieur. […] Mon père avait des amis militaires qui travaillaient au ministère des Affaires étrangères, mais il voulait que je sois punie. Je lui ai dit “je ne veux plus rien avoir à faire avec ces séparatistes kurdes, j’ai besoin d’une invitation [à l’étran-ger] et de 2 000 dollars”. J’avais 5 000 dollars sur mon compte. Quelqu’un s’est chargé de me faire sortir plus tôt [après six mois de prison] et on m’a conseillé

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de partir rapidement. J’avais tout reçu – passeport, argent – donc j’ai pris un avion pour Berlin. C’était en 1995. » (Derya)

Libérée dans l’attente de son procès, Derya gagne donc l’Allemagne, où elle aurait pu se désengager. Mais son activisme est connu et des militants lui proposent de travailler deux mois pour l’association kurdiste. Puis, après une menace d’expulsion et dans l’impossibilité de rentrer en Turquie, elle s’engage à temps plein dans la cause :

« Mon visa était de trois mois, j’ai voulu le prolonger mais ils ont vu que mon premier visa était faux : “vous avez un mois pour quitter l’Allemagne”. Mais je ne pouvais pas rentrer. Ma mère m’avait dit que ma cousine avait été tuée dans les montagnes et elle disait que c’était de ma faute […]. Ma famille m’accusait aussi de ça. Ce qui fait que ma mère m’a dit : “ne rentre pas, c’est trop dan-gereux”. […] Comme c’était difficile de demander l’asile à Berlin, et comme j’avais une tante à Hanovre, je suis allée là-bas pour faire ces démarches. Mais chez ma tante, c’était horrible. Ils sont beaucoup plus traditionnels qu’au vil-lage. Je faisais la vaisselle, le ménage… et je lisais plein de livres politiques. […] J’ai donc décidé de rentrer à Berlin […] Arrivée [là-bas], j’ai travaillé pour Mala Kurda [l’association pro-PKK locale, qui portait alors un autre nom]. J’ai fait ça pendant trois ans… ou deux, je ne sais plus. » (Derya)

Elle affirme que c’est finalement en Allemagne, et en travaillant pour le PKK (sans en être membre mais en vivant comme un cadre : travail à temps plein, hébergement dans des familles, etc.), qu’elle a vraiment pris conscience qu’elle était kurde (« Maintenant je sais que je pense et vis comme une Kurde, que j’ai du sang kurde et que mon cœur est kurde »).

Conserver sa « personnalité », ou s’en remettre à l’organisation et à son chef

Progressivement, le travail que l’on fait sur soi, en plus des dispositifs disci-plinaires en vigueur au sein du parti, permet la remise de soi à l’organisation et au chef, au moins dans les cas où les ajustements ont pu être accomplis. Cemal, originaire d’Afrin, explique combien il a été impressionné par Öcalan lorsqu’il était à l’Académie :

« Öcalan avait une très grande connaissance : il disait que même quand on fait la vaisselle, quand on joue au foot ou quand on mange, on doit penser au peuple. Quand il était petit, il était déjà adulte… Par exemple, il nous disait : “Il ne vous faut plus être un homme. Vous devez penser comme une femme, car les hommes ne se battent que pour le pouvoir. Les femmes, elles, aiment la nature, les arbres, les montagnes… C’est ainsi que l’on devient un vrai patriote.” » (Cemal)

L’interdiction de toute relation sexuelle entre hommes et femmes est donc légitimée par les propos d’Öcalan et l’autocritique est perçue comme quelque chose de positif : « On pouvait tout critiquer et tout le monde. La preuve, on pouvait critiquer les commandants et ce n’était d’ailleurs pas facile pour eux. »

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Même Derya, qui ne s’engage pour la cause du PKK qu’en Europe et de manière finalement assez contrainte, affirme qu’elle était une « fanatique » (« pour un fanatique, il n’y a rien en dehors de la politique », nous dit-elle ensuite) et qu’elle avait une « énorme estime pour Öcalan ». Pourtant, Derya cherche à garder son autonomie. En 1997, elle a l’impression d’« avoir fait le tour » mais on lui pro-pose de « partir dans les montagnes » :

« Je me suis demandé si je voulais voir le Kurdistan. Mais non. Après, impos-sible de rentrer en Europe et je ne faisais pas vraiment confiance aux gens du PKK. “Donc si tu n’y vas pas, tu travailles avec nous”, ont-ils répondu. Donc, j’ai recommencé à travailler pour eux […]. En 1998, changement de stratégie : ils me disent “si tu ne veux pas aller dans les montagnes, tu ne peux plus tra-vailler avec nous”. […] Et ils ont essayé de me faire peur. Mais moi je voulais vivre seule, avoir mon propre appartement. C’est à ce moment-là que, après trois ans, j’ai reçu l’asile. […] À Cologne, […] comme [ma] famille [est] assez importante et puissante, ils ont dit au PKK : “S’il arrive quelque chose à Derya, on vous en tiendra pour responsable.” Et ils m’ont laissée tranquille. Après un an [fin 1999], ils ont repris contact avec moi, ils sont venus me voir. Et j’ai commencé à refréquenter l’association. […] [Mais] je n’ai plus fait de politique [comme avant] après 1998 28. » (Derya)

Alors qu’on lui propose de s’engager dans le parti, elle trouve un arrangement pour continuer à travailler pour le parti sans être dans le parti. Son emprison-nement (« elle a déjà beaucoup donné »), mais aussi et surtout les ressources financières et symboliques de sa famille lui permettent de négocier (non directe-ment) sa place avec les dirigeants du parti en Allemagne. Elle profite alors de cette « exclusion » pour apprendre l’allemand, pour reprendre des études et commen-cer une psychothérapie, bref « avoir [sa] vie et faire [sa] vie ». Elle participe main-tenant aux activités en dilettante, mais « avec sa propre personnalité », dit-elle.

L’analyse de ces deux positionnements non critiques vient mettre en lumière deux éléments importants souvent peu soulignés dans les travaux sur les insti-tutions. Il est tout d’abord possible de vivre les mécanismes de conformation et de normalisation avec un véritable bonheur 29, la docilité n’étant pas alors vécue comme une soumission, qui implique un certain renoncement. Par ailleurs, comme nous l’avions envisagé en introduction, il existe des désaffiliations fidèles, par reconversion 30, qui viennent travailler la frontière de l’institution et participent du maintien d’une « mouvance » PKK, aux côtés de l’organisation stricto sensu.

28. Ce témoignage va aussi dans le sens de la seconde hypothèse de Popielarz et McPherson sur la tendance plus forte au désengagement des individus insérés dans des réseaux multiples (niche overlap hypothesis). Cf. Popielarz (P. A.), McPherson (J. M.), « On the Edge or In Between… », art. cit.29. Lagroye (J.), Siméant (J.), « Gouvernement des humains et légitimation des institutions », in Favre (P.), dir., Être gouverné. Mélanges en l’honneur de Jean Leca, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.30. Raison du Cleuziou (Y.), « Des fidélités paradoxales… », art. cit., p. 284.

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Pour Mehmet et Serhan en revanche, les dispositifs disciplinaires sont beau-coup plus mal vécus. Se considérant tous deux comme des « idéologues », ils font l’amère expérience « du caractère peu démocratique de l’organisation ». Dans les montagnes d’Ağrı, Mehmet ne se sent pas vraiment à sa place, et ce dès la première année de son engagement :

« Le problème, c’est que je n’aimais pas leur politique. Je leur faisais confiance, mais… J’étais parti pour aider les gens. Mais […] entre le PKK et l’État turc, il n’y a pas beaucoup de différences, tu n’as pas le droit de parler. Öcalan était en Syrie, et décidait de tout. […] Tu dois faire ton autocritique, chaque semaine il y a un meeting pour ça. Tous les 45 jours, il y avait des réunions régionales, on discutait sur la vie dans la guérilla. Certains se lèvent pour te critiquer et là tu te défends et tu fais aussi ton autocritique. Et ils croyaient que c’était bien l’autocri-tique. […] C’est pour tout ça que j’ai décidé de partir. En plus, je ne connaissais pas d’autres partis. Certains en connaissaient, mais pas moi… » (Mehmet)

La rupture est radicale. Il est blessé en 1995 et soigné clandestinement dans un hôpital du Moyen-Orient. C’est sans doute cette rupture de temporalité qui lui permet de prendre la décision de déserter la guérilla. Il rejoint l’Irak, est à nouveau soigné par la Croix-Rouge et remis au PDK. Il reste un an en Irak, vivant avec d’autres déserteurs du PKK, mais les conditions de vie sont très pénibles. Le PDK ne lui plaît pas non plus. Il décide alors de rejoindre l’Europe et trouve asile en Allemagne en 1997.

Pour Serhan, c’est l’expérience du PKK en prison qui engendre un certain questionnement. Alors qu’il avait trouvé une place à sa convenance au sein de l’ERNK, il est arrêté, torturé, et fait l’expérience de la discipline et du « double discours » en prison :

« Ça a duré de fin 1992 à septembre 1993. On se levait à 8 heures, déjeuner à 11 heures. On faisait ce qu’on voulait, il n’y avait pas de liste [des tâches], comme dans les autres partis. Mais on avait quatre-cinq heures de formation politique. Il y avait des responsables et peu de conflits. […] Mais il y avait aussi de vilaines choses, j’ai vu aussi des choses pas belles. Oui, j’ai appris beaucoup de choses sur le parti en prison. […] Déjà, tu dois toujours écrire ce que tu fais et l’envoyer, c’est le “protocole”. Mais tu ne sais pas ce qu’ils en font, ni à quoi ça sert. […] En prison, c’est la première fois que je rencontrais des gens du “vrai” PKK. Et je me suis rendu compte que ce n’était pas du tout démocratique. Moi je connaissais le double discours, le discours caché, et je me moquais de ce que pouvait dire Öcalan. » (Serhan)

Relâché dans l’attente de son procès, il a cependant peu d’opportunités (il est surveillé, des membres de sa famille ont été arrêtés). Sans doute contraint par les circonstances, ses doutes concernant le PKK s’évaporent quelque peu, et il se dit que ce qu’il a vu en prison est le propre de toute organisation en guerre. Il souhaite s’engager dans la guérilla, mais il ne peut rejoindre la Syrie « en raison des difficultés climatiques » (il arrive à Tatvan en plein hiver). Il se dit donc qu’il

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peut aller en Europe afin de rejoindre la guérilla de là-bas. Arrivé en Allemagne en 1994, il se rend très vite à l’association pro-PKK de Hambourg :

Il est très étonné par tout ce qu’il voit. […] Les gens ne discutent pas politique, ils boivent du thé et regardent la télévision. […] Il demande à voir le président de l’association, puis lui demande de voir le responsable du PKK pour la région de Hambourg. “Là ça va mieux. On parle le même langage, on s’est tout de suite reconnu.” […]. Il lui explique qu’il n’a pas encore pris de décision sur ce qu’il veut faire […] et le responsable comprend. […]. Au bout de quelques mois, il se réengage davantage. Pas dans l’ERNK mais dans l’association, à ce qu’il dit. Il monte notamment des projets théâtraux. Six mois après son arrivée, il obtient l’asile. Peu après, un sympathisant du PKK est tué et deux autres sont grave-ment blessés par un militant de la droite radicale. Avec trois autres personnes (dont un militant PKK), ils décident de monter une expédition punitive. […] Mais, à peine arrivés, ils se font arrêter par la police. […] Il sera libéré [au bout de 7 mois] “grâce à un article de loi qui dit que ceux qui renoncent avant le passage à l’acte ne sont pas coupables”. Sorti de prison, il se réengage dans l’association, jusqu’à l’arrestation d’Öcalan en 1998. (Notes de terrain, Berlin).

La transgression affichée de l’ordre institutionnel étant impossible en interne, sauf à accepter de subir de lourdes sanctions, Mehmet et Serhan sont ainsi contraints à l’exit, tout en revendiquant – comme on l’a vu plus haut – une forme de fidélité à la cause qui dépasse les normes instituées au sein de l’orga-nisation.

Il semble donc que les modalités de l’engagement aient eu des effets diffé-renciés sur les trajectoires au sein du mouvement. Pour certains, la prison et la torture sont utilisées afin de négocier un rôle « sur mesure » dans l’organisa-tion ou sa mouvance : certaines zones floues sont exploitées, également à l’aide des ressources antérieures à l’engagement (capitaux économique et social pour Derya, connaissance très fine de l’organisation pour Serhan) 31. Pour d’autres en revanche, l’absence de ressources, ainsi que le contexte d’engagement, rend malaisées les tentatives d’infléchir sa propre trajectoire. C’est le cas de Mehmet, qui aurait certainement pu rejoindre un autre parti kurdiste s’il avait eu un capital politique plus important, mais aussi de Cemal, formé dans les instances du parti, et qui ne bénéficie que de peu de ressources pour négocier ses insatis-factions… potentielles. Car Cemal ne nous a jamais fait part de doutes ou de problèmes. Il se pourrait ainsi que la remise de soi à l’organisation provoque un sentiment d’intense satisfaction, comme celui d’être l’instrument d’une auto-rité intellectuellement et spirituellement supérieure. Et lorsque des doutes sur-viennent, et comme nous l’ont montré d’autres entretiens, certains repoussoirs sociaux (les « traîtres », les « féodaux », les « aghas ») peuvent aussi permettre de

31. De tels arrangements sont évidemment impossibles au sein de l’Académie, de la guérilla ou dans les prisons turques. C’est bien le contexte européen qui permet ici de négocier avec l’institution.

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relégitimer l’engagement : c’est en calquant ses attentes sur celles du parti que la disjonction entre ce que l’individu souhaite et ce qu’il retire effectivement de son engagement disparaît.

Conclusion : engagement, défections et institutionnalisation de la domination

Cette analyse a donc permis de mettre en évidence la pluralité des trajectoires militantes au sein du PKK. Les modalités d’engagement et d’investissement de soi sont plus complexes et ambiguës que ne le laisse croire l’image d’une institu-tion radicale exigeant un investissement total de ses membres : en cela, les rup-tures ne peuvent alors qu’être également complexes et multiformes. Alors que certains semblent s’en remettre totalement à l’institution et trouvent toujours les moyens de (re)légitimer leur engagement, d’autres passent par des phases de doutes et de questionnements qui peuvent conduire à leur désengagement total ou partiel ou à leur radicalisation auprès de cercles dissidents.

La disjonction entre les attentes de l’individu et celles de l’institution peut avoir plusieurs causes, conformément à nos hypothèses de départ. Ainsi, les militants aux propriétés sociales marginales (alévis ou originaires des régions à majorité turque, ayant fait des études supérieures, s’intéressant aux aspects théoriques de la lutte…) ont d’avantage tendance à se désengager que les mili-tants au profil majoritaire (kurde, sunnite, originaires des régions à majorité kurde de Turquie, avec un faible capital culturel et un faible voire très faible capital économique, d’origine le plus souvent paysanne et villageoise, ou récem-ment urbanisé 32). Les modalités de l’engagement peuvent également conduire à moins s’attacher à l’institution, puisqu’elles peuvent avoir des conséquences sur la manière d’appréhender le rôle qu’on se voit attribué. Inversement, d’autres de nos enquêtés originaires des régions à majorité kurde et contraints de s’engager en raison de la destruction de leur village et de la mort de proches ont pu trouver au sein du PKK un espace où la vengeance et la reconstruction de soi étaient pos-sibles. Quand des doutes surviennent, il est cependant parfois possible de négo-cier sa place et son rôle au sein du parti, voire hors de l’organisation, notamment en exil où les contraintes de la clandestinité permettent aussi aux militants de conserver des marges de manœuvre. Certaines ressources antérieures à l’enga-gement peuvent ainsi être mobilisées, comme la connaissance fine de l’organi-sation ou des ressources financières quand elles sont couplées au fait d’avoir « déjà beaucoup donné ». Enfin, être passé par certaines branches du parti, avoir rencontré Öcalan, peut inversement conduire à davantage s’en remettre à l’insti-tution et à son chef, et à trouver les moyens de relégitimer l’engagement.

32. White (P. J.), Primitive Rebels or Revolutionary Modernizers? The Kurdish National Movement in Turkey, London, Zed Books, 2000.

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Ces différents facteurs – ils ne sont sans doute pas exhaustifs – peuvent se combiner et avoir des effets ambivalents sur les trajectoires militantes considé-rées, en fonction des contextes, des rencontres et des expériences singulières. Il n’en reste pas moins qu’ils soulignent aussi, en creux, que le maintien de l’enga-gement correspond également le plus souvent à un manque de ressources et d’opportunités lié à l’effectivité certaine des dispositifs organisationnels visant à assujettir les individus au sein du parti.

Olivier Grojean est maître de conférences en science politique à Aix-Marseille Univer-sité, en délégation au CNRS (CERIC – UMR 7318). Ses recherches, qui se fondent empi-riquement sur le terrain kurde de Turquie, portent principalement sur les organisations radicales, le militantisme et la socialisa-tion partisane, les conflits contemporains et la violence contre soi. Il a récemment publié « Violence Against Oneself », in Donatella Della Porta, Bert Klandermans, Doug McAdam, et David A. Snow (eds.), The Wiley-Blackwell Encyclopedia of Social

and Political Movements, Oxford, Wiley-Blackwell Publishing, 2013 et « Ce que font les combattants lorsqu’ils ne combattent pas. Regards croisés sur les guérilleros du PKK et les commandos de l’armée turque » (avec Sümbül Kaya), Pôle Sud. Revue de science politique de l’Europe méridionale, 37, 2012. Il a également codirigé avec Gilles Dorronsoro un ouvrage intitulé Iden-tity Conflict and Politics in Turkey, Iran and Pakistan, Londres, Hurst, New York, Oxford University Press, à paraître fin 2013.

[email protected].

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