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Culture de soi.”

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entretiennent un mouvement qui vise la production d'un monde partagt et qui ne se distingue ~ l u s d'eux. S'agit-il de dire que le lien avec le rtel est rompu, ou bien que le reel n'est ~ l u s unitaire et que la relation que les ttres humains entretiennent avec lui est d 'une relle complexitt qu'ils on t recours B la technique ? Ici, dans I'image hyperrtaliste, la ~hotographie, encore, est un instrument qui permet d'accider B un niveau d e rtalitt autrement inatteignable. L'environ- nement n'est accessible que par une acuitt de la perception, un effort que l'individu doit effectuer sur lui-meme. Jean Clair discute de I 'euvre d e Jean-Olivier Hucleux et analyse la notion de ponctuel que cet artiste plasticien a dtveloppte. I1 t m e t I'hypothkse que le ponctuel (( serait le lieu (l'instant) ou le re'el se donne &ns sa plus grande intensit4 indivis comme un "bloc", inse'cable, totaite' close (ci lbppose' du trompe-lkil, forme' dUments rapporte's et cornpose's) D,". Hucleux lui disait qu'il a (( toujours essay6 dximiner la matiire, l'effet, tout ce qui peut rappeler toik, k grain n. Et il ajoutait qu'il (( faut ;re ci I'hchelle de la rialit;, defacon qu'ducunefiite ne soitpossible r7'.

C'est comme si l'art t tai t devenu un carcan dont I'artiste doit se libtrer. L'artiste choisit d e se joindre au mouvement du rtel et c'est sans doute pour cette raison que certains d'entre eux ont choisi de sortir du cadre de I 'euvre pour se lancer de tout corps dans la performance. La danse de Maguy Marin ou celle d e Pina Bausch sont bien animtes par la meme volontt de saisir le flux du rtel, non pas comme s'il s'agissait de capiurer le sens d'un ordre exttrieur. Ptnttrer le rtel, c'est se situer B l'exacte articulation de la prtsence au monde. Etre sans recul dans ce que l'on est en train de faire, comme s'il s'agissait de faire tmerger le reel tout autant que soi de cette rencontre sensible. L'art est alors I'tquivalent d 'une fiction, non pas parce qu'il se distingue d u rtel, mais parce qu'il permet de jouer avec une pluralitt de mondes possibles. A la suite des

travaux de I'anthropologue Clifford Geerz, Jean-Marie Schaeffer, Nathalie Heinich et Nancy Murzilli abordent la

fiction en lien avec le rtel. G e e r t i 3 est retourn6 B I'ttymologie latine du motfiction :Jictio, (( action de faConner D, (( crktion ), ; fingee, (( faConner )), (( pttr ir n , a modeler )), a imaginer ,), u reprtsenter B autrui N. Dans cette perspective, Jean-Marie Schaeffer-4 envisage la fiction n comme une exemplzjcation virtuelle d'un Ctre-dans-le-monde possible ,) et contribue B l'harmonisation des comportements, parce qu'elle permet de faire I'exptrience de thtories d u monde. Nancy Murzilli-' prtsente les fictions comme (( des modes d'exploration de nos habitudes mentales, de nos jeux de langage capables d'enrichir notre comprkhension et notre exphienre pmtique )).

Roland Barthes'Qtclarait la mort de I'auteur et I'envisageait comme le ntcessaire contrepoids de la naissance dl1 lecteur. Le processus esthttique est dtsormais partag6 et ne peut se dtrouler que si chacun tient son r61e et accepte d e prendre part B la fabrication de ce que Nicolas Bourriaud appelle des -- (c espaces-temps relationnels, des exptriences inter-humaines )) . Le corps se trouve au c e u r de cette dtmarche avant tout sensible. Richard S h ~ s t e r m a n ' ~ emprunte la m t m e voie que les artistes et dtveloppe la notion de soma qui dtsigne rout B la fois des os, des connexions neuronales, des habitudes, des wmportements, des statuts et des fonctions sociales. I1 invente une nouvelle discipline, la soma-esthttique, qui est (( I'Ptude critique et la culture mPhoratiue de notre expkrience et de notre usage dzk c o p vivant en tant que site dhppre'ciation sensorielle et de&onnement criateur de soi D. Htritier du pragmatisme nord-amtricain, il participe d e cette meme volontt de l'individu d e se a fabriquer )) pour se rendre plus rtel et mieux B m i m e d'affronter la relation aussi bien avec autrui qu'avec son environnement naturel.

Urnberto Eco a effectut un voyage en hyper-rtalitt. I1 est pard 5 la recherche de (( cas A r t s lesquels Itmagination ame'ricaine ueut la chose vraie et doit ye'aliser le Faux Absoltl pour lbbtenir ;

Culrure de soi ~ ~ p ~ - ~ - ~

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Culture de soi

Richard Shusterman *

I Pourquoi mener une politique culturelle, B quels desseins ? I1 y a bien sOr plusieurs raisons, plusieurs rtponses possibles, crop m@me pour que je puisse les passer toutes en revue. Mais une strattgie possible, pour aborder la question des vistes d'une politique culturelle, consiste B se poser la question du bkntficiaire d'une politique culturelle, autrement dit, de celui pour qui on fait cette politique culturelle. Parmi les rtponses possibles B cette dernitre question, il y a deux grandes orientations principales qui ne sont pas forctment contradictoires. Selon la premikre, la politique culturelle est faite pour promouvoir les intkr&ts de 1 ' ~ t a t ; la seconde, en revanche, met en avant plut8t les inttrets des individus.

L'idte que la culture et surtout les Beaux-Arts peuvent renforcer I'autorid d e 1 ' ~ t a t est trts ancienne et s'explique de difftrentes manitres : les arts - par leurs pouvoirs de communication et d'expression - ont une formidable capacitt B fasciner les gens et B les influencer : ils exercent une puissance d'attraction et d e symbolisation qui leur est propre. Leurs pouvoirs de reprtsentation peuvent Ctre dtployks pour faire passer les hierarchies politiques et sociales pour naturelles, les figurant meme sous une forme attrayante. Les arts peuvent aussi, par leurs reprksentations captivantes, dkterminer et conformer les sentiments, les valeurs, et les croyances des citoyens, leur inspirant une fitre loyauti envers I'Erat.

Les notes er rc'firences bibliographiques relarives a cer article sonr regroupkes en pages 1 l 1 1 13.

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Richard Sl~u~terrnnn -- -

Culture de soi

Gouverner B travers les arts et la culture est un des principes de base de la philosophie confucianiste. Les deux piliers de

1 son tthique du gouvernement (y compris du gouvernement de soi) sont, en effet, les arts et le rituel. C'est par le moyen 1 esthttique que le parfait gouvernant dirige ses citoyens, en leur donnant aussi, par le spectacle qu'il offre de son propre comportement, l'exemple suggestif de I'ordre harmonieux qu'il veut maintenir dans son ttat.

En 1939, face aux rPgimes totalitaires de 1'Allemagne et de la Russie, John Dewey exprime une idPe semblable. I1 soulignair que N les cPuvres dkrt [. . .] sont les plus puissants moyens communicat$pour susciter des e'motions etformer ks opinions. De nouvelles r?gks sont imposhes au the'dtre, au cine'ma et a h salle de concert, h h gakrie de peinture mime, a I'Ploquence, aux parades populaires, dux sports communs, et aux institutions de divertissement, en sorte que chacun de ces arts, chacune de ces activite's puisse prendre part aux eforts de propagunde par ksqueh k dictateur maintient k pouvoir sans ;tre conside're'par ks musses comme oppress$ Les &motions et l'imagination, nous le comprenons maintenant, sontpluspuissantes que l'information et kz raison pour modeler ks sentiments et lbpinion publics. En effet, bien avant h crise actuelle, il y await un proverbe disant que, si on pouvait contr6ler les chansons d 'une nation, on nkurait pas besoin de se soucier quifaitses lois )). Si la France est le premier !%at europten B avoir cr t i un ministere de la Culture, il ne faut pas oublier la grande rtussite de Josef Goebbels, comme ministre du Volksaufklarz~ng [ ( 1 education du peuple ))I et de la Propagande dans I'Allemagne nazie, B assemir tous les Beaux-Arts, la radio, le cinema, le journalisme et le tourisme (qui appartenaient B son ministere) B la promotion du nazisme chauviniste.

Je passe maintenant B la seconde orientation fondamentale pour mener une politique culturelle. Elle se prtsente comme plus individualiste ou moins dictte (au moins directement)

par l'intkrtt de renforcer le pouvoir de I'etat. La viste de cette polirique consiste B promouvoir la culture personnelle de ses citoyens. Cette orientation, cependant, n'est pas strictement contradicroire avec la premiere parce qu'une politique encourageant les individus B dtvelopper leur culture personnelle peut crter chez eux un sentiment de bien-@tre ou m$me de gratitude envers 1 ' ~ t a t qui renforcerait la loyautt des citoyens B son tgard et, en cela, aussi son pouvoir. Donc une strattgie possible pour la politique culturelle de I'Btat serait d'encourager ses citoyens B se constituer pour eux-m@mes leur propre culture en leur donnant de meilleurs moyens pour le faire (par exemple des aides ou des subventions pour permettre B chacun de dtvelopper la culture qui lui convient au lieu de lui prtsenter un menu fixe choisi par le ministkre).

Mais laissons cette idte de subventions de cBtt pour nous concentrer sur ce que l'individu lui-m@me peut faite dans sa poursuite d'une culture. En supposant que l'individu (dans notre socittt apparemment dtmocratique) posskde au moins une certaine latitude pour se gouverner et pour se cultiver, i l doit aussi mener, pour lui-m&me, une politique culturelle qui lui est propre. Je vais me concentrer ici sur cette question de la politique culturelle relative B la culture de soi, et surtout sur le rapport entre culture de soi et connaissance de soi. Je vais donc reprendre I'antique topos philosophique - (( Connais-toi toi- m@me )) -, m@me si son histoire est trop longlie et compliqute pour @tre traitte dans ce bref article sans faire de grosses simplifications. Je vous en demande pardon par avance.

I I Sur le fronton de I'ancien temple d'Apollon B D e l ~ h e s , on pouvait lire trois maximes grecques qui eurenr une influence durable, si l'on en juge par leur conservation en lettres d'or B I'tpoque romaine, et la plus c6lt.bre d'entre elles fut donc Gi28thi se'auton ((< Connais-toi toi-meme ))). Si Thales et

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Culture dc soi 93 -

Htraclite ont donne B cette injonction B la connaissance de soi ses premieres formulations philosophiques, en

I

recommandant B tous les hommes de <( bien se connaitre em- m2mes et de fairepreuve de modhation )), c'est B Socrate qu'elle doit la place priviltgite qui lui fut donnte en philosophie. C t l tb r t par I'oracle de Delphes, en tant qu'homme le plus sage, Socrate affirme pourtant que la suptrioritt de sa sagesse ne reside que dans I'auto-connaissance de sa propre ignorance, I I i oh d'autres se prttendent authentiquement sages et savants. I1 va jusqu'B soutenir que I'oracle I'a dtsignt ainsi afin de I'inciter B poursuivre sa recherche d'hommes plus sages, et de montrer par la mCme occasion que (( la sagesse humaine ne vaut rien, oupeu de chose ) ) ' . PlutBt que de s'engager dans d'altikres spCculations, Socrate confesse : ((Je ruis toujours incapable, alors que les inscriptions de Delphes lbrdonnent, de me connaitre moi- me"me, et il me semble ridicule d'exdminer dhut~es choses avant dhvoir rhsolu celle-ci 2. DPployant toutes les implications de la connaissance de soi afin de rappeler B I'insolent Alcibiade ses propres limites, Socrate fait de ce type de connaissance i la fois le fondement et I'aiguillon d'une culture de soi en vue de l'obtention du pouvoir politique, que son jeune et ambitieux amant cherche justement : <( Suis mes conseils e t I

crois-en l'inscription de Dekhes a, 1ui dit-il, car - chayue ktre I

humain a beroin de travailler sur lui-me^me, et nous deux plus particuli2rement ,)'.

Mais comment, exactement, peut-on se connai'tre et se cultiver soi-mCme ? Un petit tour de passe-passe dialogique dans ce dialogue nous donne la rtponse platonicienne : (( l'homme estson Bme )), et (( rien d'dut~e que son dme )), et par constquent I'injonction i nous connaitre nous-memes signifie que nous devons connaitre nos iimes, et faire d'elles I'objet de ce travail sur soi. En constquence, les prtoccupations qui peuvent lier un homme i son corps ne renvoient qu'B quelque chose qui

lui appartient )), mais n'est pas lui-mCme. I

Si ce qui polarise I'exigence socratique de la connaissance de soi est la reconnaissance critique de nos dtfauts et limitations, une telle analyse peut aussi stimuler et guider nos efforts positifs d'auto-amtlioration. Mais, si elle est entreprise avec rigueur, elle risque aussi de favoriser des accks de doute et d'auto-dtprtciation qui peuvent conduire Q la depression. Au tours de sa langue histoire, la philosophie occidentale - et la thiologie chrttienne, qu'elle a contribuP B fqonner - ont continGment rtaffirme la necessitt de la connaissance de soi, tout en ne cessant de soulever des doutes quant B sa possibilitt, et de souligner ses dangers potentiels pour I'humanitt. En dtveloppant B la fois des arguments historiques et des dtcouvertes rtcentes en psychologie exptrimentale, je plaide pour une distinction plus claire et nette des difftrents

modes de connaissance de soi et d'examen de soi-mCme ; modes dont la diversitt peut expliquer les tvaluations radicalement difftrentes qui en sont faites, et mCme fournir une meilleure apprtciation des formes d'auto-examen et de travail sur soi les $us mtpristes philosophiquement parlant

- c'est-A-dire celles qui prennent en considtration nos corps, et la conscience somatique.

111 ConsidCrations historiques

Dtveloppant l'idte que le soi rtside dans I'ime, les nto-

platoniciens comme Plotin nous incitent 5 focaliser 1'tt~ide

que nous faisons de nous-m@mes sur la plus haute dimension de I ' h e , c'est-&&re le Nous, que nous partageons avec des esprits suptrieurs, plus purs et divins : n Purif;z-vowet emminez-vous, et ~ous aurez ronfirtnce m votre immortalit& )), explique Plotin, puisque

(( h connaisjance a!e soi par le Nous conciste ci se connaitre non plw cornme hornme, mais comme une entith totalement dzfirente, &ns

hzte de rrhnion aver I'Un supr;me )).

La logique de la connaissance de soi comme Ptape prtparatoire (et purgative) i la contemplation de Dieu et B I'union divine a souvent t t t reprise par les mystiques chrttiens. Sainte Catherine de Sienne incite I'individu i <( s4ourner pour toujours dans la cellule de la connaissance de soi )) afin de reconnaltre ses propres ptchts et de s'en dttacher en faveur d'un soi meilleur, plus vrai, dans la qu@te de Dieu, qui fournit lui-m@me un miroir de saintett ou se refletent nos dtfauts, et nous guide vers la pureti suptrieure et la communion divine. En dtpit de la promesse d'une telle tl6vation spirituelle, ne peut-on craindre que l'examen severe de ses propres faiblesses et ptchts dans la (( ceiluk de kz connaissance & soi )) ne constitue une forme suffocante er dbasratrice d'auto-flagellation mentale ? Si la foi intbranlable des mystiques dans la grace de Dieu est ce qui permet P une relle askesis auto-critique de ne pas conduire au dtsespoir mais h la vision transfigurntrice de I'union divine, que re passe-t-il lorsque notre foi n'est pas si supremement assurte ? AIors que Socrate s'ttait dtjB demand6 si la connaissance de soi ttair vtritablement possible, les penseurs de la Renaissance expriment de plus en plus de craintes I'Pgard du caractere sain et sage des formes intenses d'auto-examen, et reconnaissenr la ntcessitt de regarder plus loin, et de tourner les yeux de cet &re fragile, parfois stupide, et incarnt dans un corps corruprible, qu'est l'homme.

Le fait que ~Montaigne fasse de la quete de la connaissance de soi le fondement meme de sa vie er du chef-d'euvre que constituent les Essais ne I'emp@che pas d'afirmer qile la t k h e est non seulement interminable, mais aussi potentiellement dtvastatrice si elle est pousste 3 l'extreme. En proclamant que Socrate, en cherchant A se connaPtre lui-m@me, en Ptait arriv6 i se mtpriser, Monraigne affirme plus gPnCralement que la maxime de Delphes est un n cornmandement paradoxai )),

puisque la Nature nous enseigne sagement i regarder au-deli de nous-mtmes. Ce qui ne sert pas uniquement B trouver des

Culture de soi

ressources B I'extCrieur, ou 2 se garder des dangers d u dehors, rnais aussi 2 eviter les problkmes de l'inttrieur, puisqu'un auto- examell rigoureux ne manque pas &&re un exercice dangereux, difficile et dtprimant pour des creatures si pleines de dtfauts, de folie et de misere : c( Cette opinion et usance conzmune de regarder ailleurs qu2 nous a bien pourvu 2 notre il f f~ire. CPlt un obietplein de me'contentemmt ; nous n j voyons qzie niisgre et vanite'. Pour ne nozrs dkconforter, 1Vature a rejet6 bien h propos /'action de notre vue nu del~ors ))'.

Par constquent? ~Montaigne insisre aussi sur la valeur rCgtnPratrice du divertissement er des plaisits exttrieurs qui peuvenr i la fois soulager et fortifier I'esprit par la patique d'exercices alternatifs et diffiremmenr focalists. En dtpit de telles inquietudes, le caractere central de l'auto-examen est prolong6 et renforct par la rntthode cartbienne, qui consiste h reconstruire l'tdifice entier de la connaissance P partir de fondations obrenues par I'introspection mentale, dans les MPditations. N I1 n'est p a d 'exerrice plus fructuew: que celz~i qui consiste /i essayer de se connaitre a, dtclare Descartes ailleurs, en remarquant m@me qu'il est bPnPfique de connaitre notre constitution corporelle. lMais en siparant ontologiquement l'esprit et le corps, et en situant la substance du soi dans l'esprit (qui, i la difftrence dl1 corps, croyait-il, pouvait &re connu directement par l ' i n t r~s~ec t ion) , Descartes prolonge la tendance platonicienne assirnilant l'auto-examen B la seule connaissance de llesprit ou de I ' h e , avec pour ambition, la maltrise des passions.

La partition faire entre l'esprit et le corps autorise deux approches radicalement diffkrenres de la connaissance de soi et de l'auto-examen : la premiere engage une introspection dirigte vers nos sensations, nos habitudes et nos comportements corporels, alors que la deuxieme reste essentiellemenr confinte au domaine distinct constirut par

notre vie mentale. A peu d'exceptions pres, la philosophie I moderne occidentale a toujours prCfer6 cette approche Ctroitement mentaliste, soit en ignorant, soit en rejetant toute I

I introspection somatique. Kant est, B cet Cgard, exemplaire. Dans sa Mitaphysique des nrcPurs, il affirme que fi le premier cornmandement des devoirs envers soi-mime est de se connaitre, de s'exarniner, de se sonder soi-mime, non en terrnes de perfection physique, mais plut6t m termes de perfPction morale, selon vos devoirs en ce domaine ))5. Reconnaissant qu'un tel auto-examen I moral (( dans les profandeurs du cpur de chacun )) est non seulement cognitivement difficile, mais peut aussi gCntrer d u ddgofit et du mepris de soi-meme, Kant repond en pretendant que le simple effort d'examen de sa propre stature morale donne une preuve tout B fair suffisante des (( nobles pridispositions de ljndividu a fnire le bien )), en &ant a digne de respect )), er pouvant rnener 8 I'auto-amdlioration. n Seule la descente aux enjrs de la connaissance de soi peut paver k chemin vers I'erprit divin D, conclut Kant, faisant ainsi echo 2 I'ancienne logique chretienne selon laquelle une auto-critique aux vertus purgatives assure le chemin de I'illumination et de I'union divines.

Par opposition au devoir qu'a tout un chacun d'examiner sa I propre conscience morale, Kant rejette le projet d'un retour reflexif sur les sensations et sentiments corporels, arguant que cela conduit droit B I'hypocondrie, et 8 I'abattement rnorbide face 8 soi-meme. Dans Le Conflit desfacultis, Kant definit l'hypocondrie comme un (( gpe 11'P mihnrolie s (Grillenkmnkheit) caractCris6 par <[ la faiblesse que lbn a de ss'abandonner h P lkbattement prohit par des sentimenn morbides )) qui ne poinrent pas directement un dysfonctionnement corporel, mais sont habituellement associis 8, o u produits par, une artention excessive et anxieuse 2 l'tgard des sensations corporelles desagreables et inconfartables. Notant que la I constipation et les flatulences constituent les conditions de

Culrurc dc soi 77

tels lnconforts somatiques, il confesse sa propre disposition 8 l'hypocondrie i cause d e sa poitrine (( phie etdroite, qui lnisse peu de phce aux mouvernents du c ~ u r e t des poumons 1).

engendrant ainsi une sensation d'oppression. Mais en insistant sur le pouvoir qu'a l'esprit de (( maitriser ces sentiments morbides par unepure etfirme re'solution )) d e la volontk, Kanr affirme qu'il a CtC capable de soigner cet Ctat maladif en refusant simplement de prtter attention au sentiment d'inconfort physique qui en etait la cause, r en de'tournnnt son attention de sersensiltions )). L'introspection somatique, prtvient-il ailleurs, c< kloi.ne l'actiuite' mentale dirutres cho~es importantes et n'estpas bhtfique I. (I Lhuto-sensibilitP que i bn gkn 2re par ce genre de refiexiom est ne;f.ste [. . . ] Ele affaiblit le carp et le dProurne dc sexfinctions animalesprerni~res r. Par consiq~ient, (( dktourner hpenske de son ro'p.~ m>ne a LLZ snnte' ))? En bref, l'introspection somatique est nCfaste pour I 'es~r i t et pour le corps, et le meilleur moyen de bien traiter son corps est d'ignorer ce qu'il nous fait ressentir, tout en l'utilisant acrivement au travail et B divers exercices.

Au sein d e I'kconomie du dualisme corps 1 esprit, l ' e s ~ r i t pourrait donc avoir les qualitis d'une Bme au pouvoir immortel et B la purett divine, alors que le corps - toujours profondiment liC aux notions de vuln6rabilit6, de ptche, et des limitations (non seulement d u fait de la mortalit6 et du vieillissement physique, mais aussi B cause de ses limites spatinternporelles, et de ses particularitts specifiques) - pourrait t tre ignori, en tant qu'il porte toutes les connotations negatives liies L la connaissance de soi. La reaffirmation hCgilienne de la maxime de Delphes reflkte bien cette logique : le fair de se connaitre soi-mtrne y est interpret6 comme le fait de connaitre le Geist ( G ]'Esprit n), et non les n caparith particuli>res, les caract2res, les propensions et les fiiblesses du simple soi ))?

I

IV Critiques historiques D e fa$on peu surprenante, Ies inteIlectueIs modernes, moins convaincus par les doctrines chrttiennes ou idtalistes affirmant I'immortalitt transcendante de 1'Ame er son lien au divin, ont Ctt plus enclins B interroger la valeur de la connaissance de soi par auto-examen. La critique de Goethe est B cet Cgard influente, et exemplaire. Craignant que la maxime delphique ne confine I'esprit dans Line situation 6toufFanre qui le conduise A l'inaction, l'ignorance, l'auto-contemplation morbide,

! et de gram& tourrnentspycholo,pqz~es )), il insiste sur le fait que la seule f a ~ o n d'obtir vraiment a cette maxime et d e connaitre le monde dans lequel nous vivons et agissons, ce qui suppose d e connaitre nos relations avec d'autres (( soi ),, qui nous fournissent en retour d'tclairantes perspectives pour nous aider B mieux nous connaitre nous-memes. (( Nous ne deuons pas interprkter ceci )), nous prtvient-il, dans I'esprit de ce qu'il appelle (( notre sens ascktique [. . .] de nos hypocondrinques modernes, et autres auto-suppliciants ))8. Dans ce sens, le prtcepte <( Connais-toi toi-mCme )) lui semble comme une exigence nCfaste pour (c dktourner les hommes des activitks likes au monde ext&ur au profit d'une fiusse contemplntion intkrieure )). Pour Goethe, N l'hamme ne se connait lui-m8me I que dans la mesure oh il connait k monde [. . .] et il ne devient conscient de hi-m6me quZu sein de ce monde. Chaqzre nouuel objet, si on le considere proprement, ouvre en nous une nouvelle voie pour nous contempler ))I.

L'auto-examen intense est particulikrement malavist, et I

malsain, affirme Goethe, parce qu'il relhve d'une penrersitk contre-nature, et que son but est impossible 3 atteindre. Le commandement selon lequel a l%omme doit skfforcer a2 se connaitre lui-rn ime [ . . .] est une Lnmnde singzdii2re, 2 iin4uelle personne ne se soumet ou ne se soumettra en effft. L'homme est I

avant tout par tous ses sens, et par tous ses efforts dirigks vers

Culturc de soi - --

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lkte'riemr, vers le monde autour de lui, et il doit connaitre tout ceci, et le rend utile, autarzt qu i'l est ~zkcessnire h ses prop re s fins. Ddns son ensemble, /%omme est un 2tre plein d bbscuritk ; il ne

pas dbii il vient, ni oir il ua ; ii connait pea du rnonde, et encore moins de lui-mtme ))I". L'argument de Goethe ne rappelle pas seulement I'image montaignienne d'un regard naturellement tourn6 vers l'exttrieur ; il prPfigure aussi la critique que William James fair d e l'auto-examen selon les termes d e ce qu'il appelle la fi loi dt parcimonie ), dans le domaine de la conscience. Puisque nous devons tconomiser notre attention, les exigences et les urgences d e l'existence ne nous permettront pas de nous concentrer longtemps et avec acuitC sur nous-mCmes. M?me si nous parvenons P une quelconque saisie d e nous-memes, nous devons immtdia- tement nous oublier pour rediriger notre attention vers les ClCments toujours nouveaux qui surgissent d u flux changeant de l'exptrience.

La mise en question nietzschtenne des notions religie~lses et id6alistes de l ' h e s'allie A sa critique firoce de ['auto-

flagellation typique de la conscience chrttienne, pour jeter un doute radical sur l'injonction B se connaitre, la stigmatisant ainsi comme psychologiquement malsaine, contre-nature, et en rkaliti impossible : - Cette excavntion de soi-mime, cette rude e t violente de~cente dnns l'abime de son itre, est une entreprise doulot~reuse et dnngereuse. L'bomlne qui sjl engage peut facilemerzt connn!tre un nzal qu kzrczr n mhdecin ne peut gukrir )),

h i t Nietzsche dans Schopenhnuer als Erzieher (see. 1)". (( Que sait un hornme de Lui-mtme, en somme ? n, poursuit-il dans son

essai sur V&tk et mensonge nu sens extra-moral, (c et malheur 2 cette curiositPfineste qui peat itre capnble, 2 un moment, de SCmter hz oeunsse de In charnbre de la conscience, et de de'couvrir yue l%omrne, ind@rent mPme h sn propre ignorance, se repose sur lhbsence de p itik, stir l'envie, l'insntinble, le meurtre, cornme

dunit, assoupi sur le dos d'un tigre ) ) I 2 .

100 _ - -- Richard Shusrerman Culrurc de soi - -

Ici, Nietzsche reaffirme non seulernent le danger d'une conscience de soi intense amenant avec elle une prise de conscience douloureuse et aigue du pecht, mais prefigure aussi la notion freudienne d'un inconscient plus pernicieux et incontr6lable, duquel nous sornmes proteges par I'ignorance du moi, mais que nous sommes somrnes, au norn de notre guerison absolue, de mieux connaitre en en rt-exhumant le contenu B la lumikre de la conscience. Comrne Goethe, Nietzsche prtfere une activite projective d'auto-formation B l'immanence introspective de I'auto-examen, d'oh sa fameuse injonction B (( devenir ce que nous sommes )). Rejerant I'idte rnCme d'un soi essentiel et fixe qu'il s'agirait de connaitre, Nietzsche met au contraire en avant I'idte d'un soi emergeant progressivernent, via un processus de perfectionnement : (( Les natures actives qui connaissent le succ2s ne se conduisentpas selon kpre'cepte 'Connais-toi toi-mCme', mais comme si elles suivaient cet ordre imaginaire : 'Veuille un moi, et tu deviendras quelqu'un' )). Pour le bon chemin, (( la culture desoi )), conclut-il, (( le nosce te ipsum [(( connais-toi toi-mCme))] pouwait &re une recette pour se perdre ),' 3.

Plus rard, des penseurs aussi diffdrents que Ludwig Wittgenstein et Michel Foucault adapteront la notion d'un soi mallCable et constructible, toujours en train de se faire, A I'idPal perfectionniste de culture de soi consistant B devenir un Ctre rneilleur et difftrent. Wittgenstein, engage volontaire pendant la Premikre Guerre mondiale, en raison de son dtsir de (( devenir qnelqu'un d'dutre re), insiste : (( &us devez changer votrefd~on de vivre V . La transformation de soi plut6t que la connaissance de soi, tel est aussi le choix de Foucault en ce qui concerne le but premier de la vie philosophique : (( l'intkr2t principal& la vie et du travail re'side dzns kfnit qu i'hpeuvent vous faire devenir quelqu'un d'nutre, quelquhn que vous n'Ptiezpa au d p a e ) ) I 4 . Comrne Wittgenstein le reconnissit, I'auto-examen peut &re difficile et douloureux : (( Lesplir de mon ccptlr tendent

??nturellernent ci rester colks, et pour Ibuvrir je dois toujoz~rs les &+/7irer ))I5. Pour sa part, Foucault montre que les pratiques interrogatives mart~~risantes sont inspirkes par I'ideal de la connaissance de soi, et il a privilegiC un ideal de souci de soi plut6t que la connaissance de soi. Connaissant tous deux les douleurs de la depression, liees B l'auto-exarnen, Wittgenstein et Foucault ont aussi envisagt serieusement le suicide16.

William James, qui souffrait de crises de milancolie rCcurrentes, et de la dttresse physique qui les accompagnait, avouait B son frkre Henry qu'il se rtjouissait de ses prochaines acrivites d'enseignement universiraire, puisqu'elles le divertiraient de ces <c etudes introspectives )) qui avaienr caust chez lui une sorte d'c( hypocondrie philosophique ))I7. En rant qu'expert de l'analyse introspective (comme le prouve clairement son ceuvre en Psychologie), James nous met cependant en garde avec force contre son usage dans la vie pratique, en ttudiant ce point de fason plus explicite encore que Wittgenstein ou Foucault. L'auto-examen pratiqut inrensgment, k i t James, implique (( umzfort sentiment de soi, qui tend h mettre un terme h In libre association de nos idees objectives et de nos processus-moteurs. Nous pouvons prendre ici l'exernple ext&me de cette mlad ie rnentnle appele'e h me'lancolie. Un patient mPlancolique est sans cesse submergepar des e'motions douloureuses ci son propre sujet. II se sent menace', coupable, condmn~~e', de'truit, perdu. Son esp rit est parnlyse', com me dans le cas diirze crampe mwculaire, jxe' sur les sentiments lies h sa propre situntion ))I8. Nous devons, poursuit James, libkrer nos pensees et nos actions de (< l'injuence inhibitrice de l'dctivite'

reyexive sur elles, et des pre'occupations e'goistes en ce qui conrerne leurs re'sultats ),, likes B une conscience orientte vers soi. Pour atreindre une forme authentique d'expression et de culture de soi, i l conclut qu'il faur faire confiance h sa (c spontanPite', et rejeter azl loin tout autre souci )).

Culture de soi ~ -~ ~-

La psychologie contemporaine et les divers types de retour rCflexif La position adopcte par James semble largement soutenue par la litttrature psychologique ricente qui Ptudie I'auto-examen. Les Ctudes actuelles, qui analysent ce phknomtne sous la notion de <( rumination )), montrent non seulement ses effets I

psychologiques ntfastes, mais Ie relient aussi particulitrement I aux affects morbides des personnes crtatives. Bien que les

arguments liant I'auto-examen la dipression aient des fondements empiriques, nous pourrions dtfendre sa vafeur en suggkrant que nous avons besoin d'une analyse plus soigneuse de ses modes et de ses usages que celles que ses dtrracteurs ou ses ztlateurs ont produites. En premier lieu, nous devrions I

reconnarcre, avec Socrate, que tout programme viable de culture de soi ou d'auto-transformation a besoin d'une saisie minimale de ce qu'on est, et ce afin d'avoir une idte de ce qu'on veut changer, et pour savoir si et comment on change effectivement. Pour aller oh I'on veut, il est utile de savoir oh I'on est. Le premier pas dans la correction d'une rnauvaise habitude est la reconnaissance et I'identification de cette mauvaise habitude. Si, comme William James le pritend, le soi est un rtseau d'habitudes malltable, une &ape cruciale vers I'auto-amelioration est d'tvaluer les limites actuelles de son moi, afin de saisir les directions er les dimensions a donner au changemenr. Comme Wittgenstein le soutient, (< si quelquiln se refise a plonger en lui-mgme car cela est trop douloureux, il restera superjriel ,) ' 9.

En dtpit de sa critique de la connaissance de soi, Nietzsche admet que celle-ci est impliqute h un certain degrt dans son idtal de culture de soi auto-formative. Meme quand il dicrit l'auto-formation en termes d'artefacrs illusoires et de dissimulations, il indique qu'une telle stylisation quasi artistique requiert I'auto-obseniation er la connaissance de soi.

Con doit embrasser a du regard tout ce que [norre] nature of ie de forces et de fdiblesses, et [integrer] ensuite tout ceci 2 un plan d~.tistique jusqu'i ce que chaque e'le'ment apparaisse comme art et cornme mison, et que mgme La fdiblesse enrhante Ibil. On a qiozrte' ici unegrande quantite'de seronde nature, retrnnche' lii un pa72 de nature originelle - ahns ks &W c a au p r k d h n (ong entminement et d'un ravail quotidien. Ici, le hid que 1 brz ne peut retranche est cchd h, il est rPintevpre'tisozls h fovne du sublime n2'.

Dans un deuxitme temps, puisque de nombreux dPfenseurs ou praticiens de l'auto-examen n'ont apparemment pas souffert de la mtlancolie dans une mesure importante, il ne sernble pas y avoir de lien nkcessaire entre auto-examen et depression. Nous avons donc besoin d'enqueter de faCon plus prtcise sur les conditions ou les modes qui font que I'auto- examen conduit i la dCpression morbide. L'une de ces conditions semble &re le fait de mettre l'accent de f a ~ o n implacable et incontralable sur le nkgatif - les jugements nkgatifs, les affects ntpt i fs , les peurs hypocondriaques des Cvenements futurs, et la negativiti gtntrale d'une vie apparemment privte de sens.

La ntgativitt elle-meme n'est ~eu t -2 t re pas ['aspect le plus diprimant de I'auto-examen milancolique ; la nature incontrhlable, compulsive, d'une telle rumination peut &re pire, en effet". L'incapacitt 2 contrhler la direction de nos propres penstes crCe, en retour, un fort sentiment nPgatif d'impuissance qui renforce notre humeur dija negative, et notre inertie, ce qui rend plus difficile le fait de se tourner vers des pensees positives ou vers des actions pouvant remidier B une telle situation. La litttrature psychologique contemporaine souligne la dimension passive et incontrBlable de la milancolie en dkfinissant pricisCment la rumination dans les m2mes tames. Un des importants chercheurs h la pointe de l'ktude des liens entre depression et n rumination )) (et dans la collecre

Richard S/n(ster.,nan Culture de soi --

ernpirique de donntes sur la frtquence et la force de leur conjonction), dtfinit cette derniere comrne (( sefocalisant de f apn passive et rhpe'tke sur les sympt6mes de de'tresse )), et affirme que les fernmes on t plus d e chances de devoir subir cette focalisation excessive parce qu'elles tendent B avoir un sens d u contrdle et de la rnaitrise moins affctt que celui des homrnes, tout comrne une appreciation plus limitte des actions- remtdes dans le rnonde e ~ t e r n e ' ~ . Mais I'auto-examen, le retour rtflexif sur soi, doit-il toujours &re passif et incontr6lable ? N'existe-t-il pas des forrnes d'auto-observation qui, au contraire, fournissent et encouragent un contrdle actif, disciplint et renforct d e la focalisation mentale ? Et cet afffitage de la concentration mentale, de I'acuitt et du pouvoir de la volontt ne constitue-t-il pas une part de I'argurnentation philosophique traditionnelle en faveur de I'auto-examen de la connaissance de soi-m2me pour la culture d e soi ?

Des disciplines mtditatives prdnant le retour rtflexif, aussi bien dans la tradition occidentale que dans la tradition orientale, on t depuis longtemps perdurt, et justifit leur existence en fournissant B leurs praticiens assidus une meilleure facultt d e concentration mentale, une plus grande force de la volontt, une forme de paix spirituelle, d e bonheur psychique, et de bien-@tre corporel (sans compter un grand ~la is i r sensible). La recherche rtcente en ps~chologie commence aussi B ra iser que l'auto-exarnen, ou la n conscience personnelle de soi )) comprend une grande vari t t t d e motivations, de styles, et de buts, et qu'elle ne peut &re identifite avec une rumination passive, ttroite et source de dtpression. Une t tude montre qu'il existe une nette difftrence entre l'auto-attention ntvrotique ou rumination, et la curiositt intellectuelle de soi, ou (( rtflexion )) sur soi. Si la premitre sernble clairement lite B la dtpression et B des motifs de peur et d 'anxit t t , la deuxikme est en fait essentiellernent rnotivte par une curiositt active, positive, pas forctment connectte B des sentiments

rnauvais, mais au contraire netternent reliPe au n self-control )) et B la conscience, qui impliquent la force de la volontt et un

certain contrdlr mental2;.

D'autres etudes rtcentes dans les domaines de la psychologie experimentale et de la neurophysiologie ont d t rnontr t que l'entrainernent B la mtditation (qui inclut des exercices d'auto- examen) peut significativement rtduire les sympt6mes d'anxittk, de depression et d e panique, et ainsi gtntrer des affects plus positifs chez les individus qui s'y adonnent14. D'autres exptrimentations ont d o n n t B ce pouvoir positif une base neurologique2j. Les rtsulrats montrent clairement que la meditation ne fait pas qu'amkliorer notre humeur et notre ressort psychique, mais qu'elle perfectionne aussi nos fonctions immunitaires.

L'identification du caracttre excessif et obsessionnel de la rumination comrne t tant la clt de sa nature morbide devrait nous aider B reconnaitre que le fait de condarnner la connaissance de soi en la dtclarant ntfaste pour la santt rnentale provient d'une assimilation hPtive de cette connaissance avec ce que produit un usage implacable, disproportionnt et excessif de l'auto-examen et de la conscience de soi. Abuser des bonnes choses est souvent mauvais, c'est le cas avec le retour rtflexif sur soi, dont la valeur depend de la rnesure et des circonstances dans lesquelles on I'utilise.

VI La conscience somatique de soi AU sein de I'exptrience que I'on fait d e soi-msme, o n peut vouloir d isc inper le fait d'examiner son esprit d u fait d'examiner ses propres sentiments somatiques. Souvenons- nous de la f a p n dont Kant et d'autres faisaient la difftrence entre la tiche rtjouissante qui consiste B faire retour sur son Pme et la dtgtntrescence provoqute par la riflexion

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Culrure de soi - -

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somatique. En rant que dkfenseur et praticien de la reflexion somatique depuis prPs d'une dizaine d'anntes - pas seulement en tant que philosophe engage dans la recherche soma- esthCtique, mais aussi comrne formateur et thtrapeute professionnel dans le dornaine de la rntthode Feldenkrais -, j'ai un intCr@t direct B la dtfense de la conscience sornatique explicite et reflexive pour la culture mtliorative de soi. Ayant dtjB argument6 ailleurs contre I'idCe que celle-ci provoque un comportement tgoi'ste et asocial, une passivitt maladive qui ruine route tentative d'action efficace2', permettez-moi de conclure cet expose en rnettant l'accent sur la faqon dont la conscience sornatique de soi est ~ p t c i f i ~ u e m e n t like aux probl&mes de la mClancolie et de la culture de soi".

Les techniques de meditation utilisPes dans des recherches recentes visant faire la preuve des btntfices salutaires de I'usage de la mtditation tournee vers la conscience de soi, et destintes B rtduire l'anxittt, la peur et la dtpression tout en favorisant de rneilleurs affects, sont en rtalitt aussi des techniques reposant sur I'activation d'une conscience corporelle focaliste sur des points precis : en I'occurrence le yoga, le body- scanninget la meditation assise (qui implique une focalisation importante sur la faqon dont on respire afin de dttourner I'esprit de penstes distrayantes). Ceia ne devrait pas nous surprendre puisque si le yoga, le Zen, et d'autres disciplines systtrnatiques d'introspeaion somatique devaient effectivement conduire B la faiblesse mentale, B I'introversion rnorbide et I'hypocondrie que Kant et James redoutaient, elles n'auraient pas prosptrt pendant tant de siecles, et ce au sein de cultures si differences.

Ma propre exptrience de la discipline Zen, au Japon, m'a montrt comment une rtflexion soma-esthetique mtthodique peut developper la force de la volontt en dirigeant la conscience, pleinement focaliste, sur notre respiration ou sur

d'autres sentiments somatiques (cornme sur le contact de nos pieds avec le sol lors de la pratique de la rntditation en marche). La force de la volontt, comrne le dit avec insistance James, implique le fait de tenir son attention fermement attach& B une idte, contre la tendance naturelle de I'esprit B I'errance de cible en cible, B cause des distractions sptcifiques

! que produisent de nouvelles sensations, ou cause de nos

associations d'idtes habituelles, et de nos inrtrgts usuels. Nous sommes en effet naturellement et habituellernent enclins B accorder notre attenrion au monde exttrieur, B son flux et aux perceptions changeantes que celui-ci stimule, et non pas B l'activitt de respiration, constante, et rtittrte. ~\/l@me si nous y pretons momentan&ment attention, notre penste tend

I imrnkdiatement B se fixer sur d'autres choses. I1 est par cons tq~~ent extrgmernent difficile de forcer notre attention B rester pleinement focaliste sur I'experience de la respirarion en elle-mgme, ou sur tout autre processus somatique. Des exercices d'attention somatique soutenue peuvent renforcer notre volontt en entrainant notre capacitt d'attention B garder sa concentration, et B rPsister B son penchant pour le vagabondage. La respiration et le corps sont des cibles merveilleusernent adapttes pour de tels exercices, parce qu'ils sont t o ~ ~ j o u r s IB pour qu'on puisse se concentrer sur eux, alors que l'esprit les ignore le ~ l u s souvent pour se ~r tc ipi ter vers des objets plus interessants ou plus exigeants. Lorsque j'ai commenct mon entrainement B la meditation, i l m'ttait difficile de garder mon esprit concentrt pendant plus d'un mouvement respiratoire, rnais aprPs avoir effectut un effort

I continu, soutenu, j'ai ttt capable de rnaintenir cette concentration pendant des ptriodes beaucoup plus longues, et vers des sentiments d'aise et de plaisir. Mes pouvoirs d'attention accrus pouvaient alors @[re diriges au-delh de la respiration ou de la mtditation en marche, rendant ainsi la perception des objets quotidiem et des gens qui me sont familiers, plus intense, plus profonde, et plus exacte. Mes

Richard Sllr~.rrerman ~~ --

Culture de soi ~- -

mouvements et ma capacitC d'action, tout comme ma

perception, devinrent plus affitks, plus sQrs, et plus satisfaisants.

D e la meme faqon, comme je le montre dans mon livre Conscience du corps, afin de transformer des mauvaises habitudes de mouvement ou posture en vue de les rendre plus efficaces pour promouvoir notre culture de soi, nous devons d'abord les mettre en examen par une conscience de soi somatique qui prend conscience aussi de nos sentiments proprioceptifs. Cette conscience soma-esthttique reflexive est B la base des disciplines comme la technique Alexander et la methode Feldenkrais.

Je termine en evoquant une inquietude persistante B propos du caracttre morbide que peut avoir le retour somatique reflexif. Les arguments chretiens, ~latoniciens ou idealistes contre I'attention accordte au corps sont souvent fond& sur I'imperfection essentielle de ce dernier, sur sa mortalit&, sa vulnCrabilit6, son caractere impur, et sur ses aspects gtneralement bas. Par opposition B I'envofitante noblesse, immortalitk, ou meme divinite de 1'%me, le retour rtflexif sur le corps semble apporter avec lui le mtpris de soi, et sa seule valeur semble etre de nous obliger B viser plus haut, vers une %me proprement sacree vraiment digne d'un travail de culture de soi parce qu'elle est eternelle. Mais, meme sans invoquer une telle Bme, la concentration somatique sur soi ne tend-elle pas naturellement B nous deprimer en nous rappelant toutes les faiblesses mortelles et les limitations de notre chair ? Seulement, repondrais-je, si, de f a p n irrtaliste, nous esperons atteindre un type de purete et de perfection auquel nous ne pouvons prttendre, et dont l'absence ne devrait pas &re en soi un motif d'abattement. Si on ne presuppose pas l'existence de corps divinement parfaits (invincibles, immortels, et libtrts de toute forme de douleur, de fatigue ou d'imperfection), il n'y a aucune raison de ne pas regarder nos (( moi somatiques

avec un etonnement reintP de gratitude, et avec une curiositt enrhousiaste pour l'organisation, certes vulnerable, mais avant tout ecori~lamment complexe et viable de materiaux biologiques, sociaux, psychologiques, et culturels que nous sommes en rPalitt2'.

I1 existe une fason plus radicale et plus paradoxale de rtpondre la peur d'une rkflexion somatique propre B rivelet des

imperfections diminuant la valeur que nous nous accordons, et B susciter la mklancolie. Elle rkside dans le choix bouddhiste qui consiste B utiliser la reflexion somatique pour nier la realit4 accordte B I'idPe d'un individu substantiel, autonome et totalement maitre de lui-meme, dont nous pourrions dtsespirer. La permanence et I'individualiti apparentes du soi sont, gr9ce B une conscience corporelle pleinement concentree, consciencieusement dissoutes en un tourbillon disordonnt de differents elements (des liquides, des solides, des gaz) dont l'union changeante et transitoire donne naissance B la construction fragile et Pphemtre que nous assimilons au soi somatique, et opposons de faqon fautive au reste du monde materiel et social, B partir desquels elle est pourtant temporairement constituke, et sans les 6lCments et energies desquels elle ne saurait &re. Permettez-moi de conclure par un passage d'un des sermons de Bouddha, qui pr6ne une attention au corps renforcee : a Un bhikkhu [moine bouddhiste] doit reykhir sur ce corps me"me, enveloppP par la peau et pleirz de multiples impzlretis, depuis la plante des pieds jzlsqu'au cheveux et inversement, etpenser ainsi : "I1 y a dans ce corps les cheveux de la tete, les poils du corps, les ongles, les dents, la peau, la chair, les tendons, les os, la moelle, les reins, le cceur, le foie, le diaphragme, la rate, les poumons, les intestins, le mesentere, l'estomac, les excrements, la bile, le phlegme, le pus, le sang, la sueur, la graisse, les larmes, la salive, le mucus nasal, le fluide synovial, I'urine.. .", et ninsi vit-il, en observmt le corps N~''.

'?

Richard Sllusterman I

Culrure de soi 110 p- ~- ~

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Ainsi conclut Bouddha, sachant qu'une telle connaissance de Notes et rifirences b i b l i ~ g r a ~ h i q u e s

soi est loin d'6tre une voie royale vers la mklancolie, mais en 1. Platon.- Apologie de Socrate, 23b. r tal i t t un soulagement et une diprise des illusions 2. Platon.- PhlIPdrc, 229e-230a. deprirnantes attachkes ii la permanence substantielle du n soi ),, 3. Platon.- Premier Alcibiade, 124b- 124d. qui nous font prendre notre rnoi individuel avec crop d'esprit 4. Montaigne (Michel de).- K De la vanit6 )I, in : Essais, livre 111, chapirre 9 de strieux et d'tgoi'srne, en oubliant les liens qui nous lient [http:/l~~iw.ac-nice.fr/philo/textes/Monraigne-Essais/Essais3.hrm] . aux autres ec nous dkfinissent pourtant si nettement. << Rien I 5. Kant (Emmanuel).- La Mhtr?phy~.iqzce dej m d z ~ r . ~ : d4menn mbtaphysiqttes

de trop )), rappeHe la deuxikrne rnaxirne de Delphes. Un be1 de /a doctrine de In ocrtt~, I, livre I , chapirre 11, secrion II, 14.

tcho pour clore ce long expos&. 6. Kant (Emmanuel).- T/7c Conflict o f t h e Faculrie.~, <( Third Parr: T h e Conflict of the Philosophy Faculty wirh the Fauln of Medicine n; ,< O n the Po\ver of the Mind ro Master Irs Morbid Feelings by Sheer Resolution ),, ,< The Principle of rhe Regimen ,> et O n hypochondria )I .

7. La connaissance de soi signif e d'abord (< la ue'rirable rPalit4de I'honzme, re qtii est ultimement urn; et rkel. lhyr i t romme l?tre uhituble er essenriel D.

8. Goethe Uohann Wolfgang von).- (< Maximen und Reflexioncn *, in : Saemtlicl~e W+rke.- Stutrgarr / Berlin, 1902, IV, 236-7.

9. Goethe (Johann Wolfgang von).- a Narur und Wissenschaftslehre n,

in : ."c~nt/ic/7e LY4,rke. vol. 39, 48, op. cit. [afrer menrion of Heinrorh].

10. Goethe (Johann Wolfgang von).- Conueuations with Erkerman12.- London. 1892, 402 [rrans. Oxenford].

11. Je rraduis ici d'aprks I'Cdirion de rCfirence en quinze volumes que I'on doir a Giorgio Colli er Mazzino Monrinari (Berlin, de Gruyter, 1999). C f Nietzsche (Friedrich).- Scl~openhauera~ Erzieher (section I ) , vol. I, 340, (< Ueber Wahrheir und Luge im aussermoralischen Sinne 11. vol. I, 877.

12. Nietzsche (Friedrich).- Schopeizha~(er als Erzieher, op. cit., c( Ueber Wahrheir und Luge im aussermoralischen Sinne ,>, vol. 1, 877.

13. Nietzsche (Friedrich).- Hzlman, All Too Htcman, 11, 366.- Cambridge. Hollingdale, p. 294 : Ecce Hovno, 11, 9.- Cambridge, Hollingdale, p. 35.

14. Foucault (Michel): u Technologies of the Self n, in : Prchnologies ofthe Sel f: A Seminar zuitl~ Mirhel Fo~(mtilt.- Amherst (Massachusetts), The 1 University of Massachuserrs Press. 1988, p. 9 [Luther H . Martin, Huck Gurman cr Patrick H. Hurron i d . ; rexre repris en franqais in : Foucault

I (%lichel).- Dits et Pcrits I [ - Paris, a i r i o n s Gallimard. 20011.

15. C_f: Ludwig Wittgenstein, Czclture and Vnlue.- Oxford. Basil Blackwell. 1980, p. 57 [traduir de I'allernand - Vrrnzi.~c/7te Bemcrknnyen - par Percr Winch ; 1"' Cd. 19771 ; due i GCrard Granel, une traducrion franqaise a igalemcnr c'ri publiee sous le titre : Renza,gtces mll4ej.- Paris, cdirions F h m a r i o n , 2002 [prds. Jacques Comerci ; 1"' i.d. 19841. Cf: aussi Foucault (Michel).- (G Technologies of the Self )), op. cit.

16. Pour des refdrences er des derails plus pricis, cjShusterrnan (Richard).. C'ivrr 1apllilosopbie.- Paris, cdirions Klincksiek, 2001, chapirre 1.

I

Esthktique Soma-esthttique

Richard Shustermnn

Dans les annPes 1990, il avait beaucoup de discours en esthttique e t en philosophie sur la fin de l'art. Les rkcits de la fin de l'art et de la modernitk semblent ttroitement liPs et, comme o n I'affirme souvent, I'art et I'esthitique sont des notions essentiellement modernes, c'est-i-dire des produits de la diffkrenciation particulitre propre i la modernitt europtenne des sphtres d e la science, de la politique et de la culture artistique. I1 est tout aussi courant de soutenir que la fin de la modernit6 signifie nicessairement. en un certain sens, la fin de l'art et de I'exptrience esthitique. Cart peut-il survivre h l'apparente fin de la moderniti et i toute absence de progres ? Ne peut-il retrouver sa vitalitt comme au temps passi et se dtvelopper i nouveau de maniere diffkrente et plus ample ? Les crises de l'art contemporain signifient-elles la fin de I'exptrience esthttique ou bien, comme je le pense, dtsignent-elles de nouvelles voies que I'expression artistique est en train d e dPcouvrir ? Dans ce cas, comment faut-il les entendre et les relier B notre tradition esthitique ?

L'hypothbse qui me guide pour tenter de rtpondre i ces q~lestions figure pour la premitre fois en 1992 dans mon livre L 2 ~ t 2 I'dtat uif. Elle consiste B dire que la meilleure fason que nous ayons de survivre B la crise de la rnoderniti revient 2 admettre que l'art et l'expirience esthttique possedent des racines bien plus profondes et bien plus ktendues que celles de la modernitk contemporaine. I1 n'y a pas lieu d'en limiter+ la portie l'iconomie culturelle particulitre qui la caractirise.

I.es notes er rifirences bibliographiques ?I cet article sonr regroupies en page 287.

Richnrd Shttstermnn Esrhi-rique - Soma-esthiriq~ie - 284 - - -

avec la conception cornpartirnentte de l'art confinte aux je le c o n ~ o i s et le travail artistique, comrne je le conqois aussi.

formes et aux genres artistiques qui nous sernblent lids. En se Je vais vous I'avouer, je me sens rnieux en cornpagnie d'artistes

tendant vers les exptriences esthttiques anttrieures ou qu'en presence de rnes colleg~es philosophes universitaires ! Pour rnoi, la philosophie est un dtfi de crtation, d'art de vivre. exttrieures B la naissance prtsurnte de l'art B la modernit&

occidentale ... Sans revenir B l'histoire de l'art, je rappelle que notre concept d'art a t t t ttabli seulernent au XVIIIc siecle. Avant, les disciplines que nous regroupons sous I'intitult d'art ttaient connues, cornrne la potsie, la rnusique, la peinture.. ., rnais n'ttaient pas rtunies sous le rnitrne concept unifiant d'art. Pour plusieurs philosophes, l'art est seulement le produit de la modernit t occidentale et la crise d e la modernit t que nous connaissons avec la post-rnodernitt pourrait signifier la fin de I'art.

Une grande parrie de rnon travail consiste B tviter ce probltme de la clhture, de la fin, par le cherninement vers d'autres directions non rnodernistes et non occidentales pour y retrouver de nouvelles forrnes d'expression. C'est ainsi que je me suis orient6 vers le rap cornrne art populaire. Cela m'a perrnis de voir l'esthttique populaire comrne le rnoyen de briser le monopole du grand art sur le champ de l'art, de la culture et les valeurs artistiques. L'autre voie que j'ai ernpruntte porte sur les experiences sornatiques qui ne sont pas mises en Pvidence dans le contexte d u grand art, ni m@me dans celui des arts populaires. Mais cette voie peut nous donner beaucoup de satisfactions esthttiques. L'essentiel de rnon discours sur I'esthPtique consiste B dire que I'esthttique est beaucoup plus large que l'art et, en fin d e compte, beaucoup plus importante que l'art proprement dit, dans son acception la plus ttroite.

Ainsi, je suis parvenu B une vision de la vie - et plus particulikrernenr de la vie philosophique - qui s'apparente un projet esthttique. Un art de vivre. Je vois dans ce projet

une grande convergence entre le travail philosophique comme

I1 me plait de voir que le travail de creation de certains artistes Fait partie d e leur vie quotidienne. Dans cette optique, la philosophie cornrne art d e vivre, comrne projet esthttique, comrne projet artistique a pour objectif d e rendre la vie inttressante pour soi et pour d'autres personnes.

Ce n'est pas une obsession d e soi, un pur tgoi'srne, parce qu'une partie d u travail artistique, esthttique, consiste B comrnuniquer, B s'exprirner, i Ptablir Lln dialogue avec I'environnernent et avec le public. Mitrne I'artiste le plus original, le plus crtatif, retire ses forces, ses idtes d'autres personnes. Nous ne sornrnes pas autonornes. Nous n'avons pas c r t t notre propre langue individuelle et tous nos ourils de la penste appartiennent i un public plus large que le rnoi individuel. C e travail ne peut pas &re considCrt cornrne narcissique ; il est relit, dtf i ni, structurt par un champ social cornplet. C'est dans cette optique que la vie philosophique devient un art de vivre ... et je ne parle pas seulement de la vie des philosophes professionnels. Chacun peut rnener une vie philosophique. A rnon sens, c'est une vie rtfltchie, critique, qui vise I'arntlioration de soi. I1 y a une dimension esthttique de l'arntlioration de soi. I1 y a plusieurs rnanikres de dtfinir ce qu'est I'esthttique, le beau.

J'en arrive rnaintenant au corps. En tant qu'$tre vivant, nous vivons B travers le corps. C'est notre medium principal. C'est cette dimension qui m'a conduit B dtvelopper la sorna- esthttique2. Dans le cadre de la soma-esthttique, je travaille sur

le corps comme medium esthttique dans deux dimensions : dans la premiere, je de soma pour tviter le dualisme du corps et de llesprit. Le corps vivant, le soma, est la fois le

Richard Shwtrrman -- -- ~ - - ~ - - - -

corps, le rntdiurn de la perception, un sujet intentionnel avec des vistes, des perceptions. Je le rappelle, esthktique vient du mot grec airthesis qui signifie n perception )). De ce fait, l'esthttique est la perception.

Une partie irnportante de la soma-esthitique consiste ; travailler sur son soma, son corps-esprit pour rnieux apprCcier et rnieux gtrer ses perceptions, pour rnieux percevoir les choses. Cornrne cela, la soma-esthttique est like B I ' tp is t t rn~lo~ie , B l'arntlioration de nos connaissances. Elle est une qugte et une viste philosophique. Nos perceptions esthttiques son[ importances car elks nous aident B guider nos actions et nos rnouvernents. Elles ont une influence sur I'tthique : nous pouvons avoir une trks grande volontt rnais, si nous ne parvenons pas B gtrer notre corps pour faire ce qui est ntcessaire, nous ne parviendrons pas B avoir des comporternents tthiques. Mieux connaitre, rnieux percevoir, rnieux utiliser le rntdiurn du corps, c'est constitutif de notre viste philosophique qui vise B priviltgier le rnieux-&re et le plaisir.

Dans la deuxikme dimension, le corps-esprit, le soma n'est pas seulernent percevant ; il a t aussi l'objet des perceptions d'autrui. Nous nous prtsentons, nous nous exprirnons B travers notre corps. Nous faqonnons notre rnoi 3. travers le corps. Le v?ternent, le maquillage, la coiffure, la marche participent de cette prtsentation de soi : le corps est le rntdium de base de toute notre activitt. I1 est ce par quoi nous nous exposons. C'est la dimension reprtsentationnelle du corps, de cet objet du regard esthttique, qu'il soit celui des autres ou de soi-mgme. Nous pouvons aussi nous faire des critiques esthttiques. Ce sont ces deux dimensions de la soma- esthttique qui font partie d'un travail quotidien sur soi et avec autrui.

Notes et r&f&rences bibliographiques

1. Shusrerrnan (Richard).- L2r t 2 /?tat vif: Ln prnsie prngmmntiste et /ht/7&riqzLe pqt'/nirr.- Paris editions de Minuit. 1992 [coll. <( Le sens ,ommun t' ; rrad. Chrisrine Noille].

2. Shusterman (Richard).- Conrcirnce dzi corpr. Pour rrne soma-rrtl?Ptiqrie.- Paris, Editions dc l'6clar, 2007, p. 11 [coll. <<Tire B parr ; rrad. Nicolas