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Viabilité du miyobé De la viabilité du miyobé du Togo et du Bénin Tchaa Pali Département des Sciences du Langage Université de Kara, Togo E-mail : [email protected] Résumé Le miyobé est une langue parlée par une communauté numériquement minoritaire au Togo et au Bénin. Sans statut juridique dans l’un où dans l’autre pays, elle n’est pas un instrument d’enseignement et ne jouit d’aucune visibilité sur les mass medias. Ses locuteurs sont plus ou moins systématiquement bilingues. L’« aire miyobé » est contestée par toutes les langues qui font géographiquement frontière avec la langue locale. Cependant, de toutes ces langues, le kabiyè est sans doute celle qui, pour les Pyɔ́ bɛ̀ (locuteurs natifs du miyobé), fait figure tantôt de langue première tantôt de langue seconde. Dans un tel contexte la survie de leur langue maternelle semble gravement hypothéquée. Le présent article vise à faire le tour de l’ensemble des facteurs qui concourent, à court ou long terme, soit à la disparition soit au maintien de cette langue. Il s’agit donc, sans perdre de vue la question de l’écologie des langues, d’examiner son dynamisme à partir des indices de sa vitalité dans son environnement plus que jamais conflictuel. Mots-clés : disparition, dynamisme, environnement, langue maternelle, maintien, miyobé, survie, vitalité. Abstract : Miyobe is a language spoken by a numerically small community in Togo and Benin. It has no legal status in either countries, and it is not a teaching tool; it has either no visibility on the mass media. Its speakers are more or less systematically bilingual. The "area miyobé" is contested by all languages that are geographically border with the local language. However, all these languages, the Kabiye is probably the one that, for Piyɔbɛ (native speakers of Miyobe), acts sometimes as the first language and sometimes as second language. In this context the survival of their native language appears to be seriously jeopardized. This study attempts to go around all the

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Viabilité du miyobé

De la viabilité du miyobé du Togo et du Bénin

Tchaa Pali Département des

Sciencesdu LangageUniversité de Kara,

TogoE-mail :

[email protected]

RésuméLe miyobé est une langue parlée par une communauté numériquementminoritaire au Togo et au Bénin. Sans statut juridique dans l’un oùdans l’autre pays, elle n’est pas un instrument d’enseignement et nejouit d’aucune visibilité sur les mass medias. Ses locuteurs sontplus ou moins systématiquement bilingues. L’« aire miyobé » estcontestée par toutes les langues qui font géographiquement frontièreavec la langue locale. Cependant, de toutes ces langues, le kabiyèest sans doute celle qui, pour les Piyɔbɛ (locuteurs natifs dumiyobé), fait figure tantôt de langue première tantôt de langueseconde. Dans un tel contexte la survie de leur langue maternellesemble gravement hypothéquée. Le présent article vise à faire letour de l’ensemble des facteurs qui concourent, à court ou longterme, soit à la disparition soit au maintien de cette langue. Ils’agit donc, sans perdre de vue la question de l’écologie deslangues, d’examiner son dynamisme à partir des indices de savitalité dans son environnement plus que jamais conflictuel. Mots-clés : disparition, dynamisme, environnement, languematernelle, maintien, miyobé, survie, vitalité.

Abstract :Miyobe is a language spoken by a numerically small community in Togoand Benin. It has no legal status in either countries, and it is nota teaching tool; it has either no visibility on the mass media. Itsspeakers are more or less systematically bilingual. The "areamiyobé" is contested by all languages that are geographically borderwith the local language. However, all these languages, the Kabiye isprobably the one that, for Piyɔbɛ (native speakers of Miyobe), actssometimes as the first language and sometimes as second language. Inthis context the survival of their native language appears to beseriously jeopardized. This study attempts to go around all the

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factors that contribute in the short or long term, either to thedisappearance or in maintaining that language. It is thus, withoutlosing sight of the issue of the ecology of language, to examine itsdynamism from the indices of its vitality in its environment moreconfrontational than everKeywords: disappearance, dynamic, environment, maintaining, Miyobe,native language, survival, vitality.

INTRODUCTIONParler de la viabilité d’une langue, c’est prendre en compte

l’ensemble des facteurs sociaux - positifs ou négatifs - quiconditionnent sa dynamique. Concept à caractèrepluridimensionnel, la viabilité1 brasse, selon Bitjaa Kody(2004 : 45), les aspects aussi vitaux que

« les pratiques linguistiques et la polyglossie individuelle, les attitudes et lesreprésentations communautaires, la politique qui assigne un statut et desfonctions sociales aux langues en présence sur le territoire, l’effet del’urbanisation et de l’enclavement des langues, la transmissionintergénérationnelle de la langue en milieu urbain et rural, le degréd’acquisition de la langue par les populations urbaines et rurales »

L’on a eu souvent tendance à admettre qu’aborder un teldomaine de réflexion sur une langue semble une démarchedifficile, sinon, une véritable gageure du moment que laviabilité elle-même reste relative pour la simple raisonqu’elle ne se mesure pour une langue qu’à l’aune de ladynamique d’une autre langue. Mais l’intérêt d’un tel sujet1 Bitjaa Kody parle concrètement de la « vitalité ». Pour nous, dans laprésente étude, les deux concepts se rejoignent.

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pour une langue comme le miyobé est toujours d’actualité àcause de son statut « résiduel » qui interpelle le linguistesur des questions importantes comme ses fonctions, sareconnaissance officielle, sa force numérique, la concentrationde ses locuteurs, son indice de véhicularité, son état actuelpar rapport à la standardisation, … Aussi, l’identification dumiyobé, la description de sa dynamique au travers des indicesde son péril ainsi que les facteurs de sa sauvegardeconstituent-ils les objectifs poursuivis dans notre démarche.Deux questions guident fondamentalement notre réflexion sur laviabilité du miyobé au Togo : quel est le statutsociolinguistique du miyobé ? Pour le maintien de l’équilibreécologique, quels sont les facteurs pour la sauvegarde de cettelangue ? Nous présumons que le statut du miyobé peut être lié aux

facteurs tels que le faible taux de ses locuteurs ainsi que lebilinguisme (avec notamment l’influence de la langue kabiyè),l’attitude défavorable à laquelle se lie quelque aspectreprésentationnel de cette communauté vis-à-vis de sa languematernelle, etc. Pour mener cette étude, nous avons opté pour une démarche qui

part des données d’enquêtes faites sur le terrain, notamment àSolla (Togo). La fréquence de la pratique de la langue miyobédans les familles endogamiques ou exogamiques et l’impact de lalangue kabiyè sur la l’utilisation quotidienne du miyobé dansles ménages à Solla ont constitué les objets de ces enquêtes2. PRESENTATION DE LA LANGUELe miyobé est une langue parlée par les Piyɔbɛ3 (sg. Uyɔbɛ),

une toute petite communauté qui occupe la montagne dite kùyɔbɛ4

venant de leur montagne d’origine, le Ʈisirɛyɔbɛ « montagne dusorgho ». Les locuteurs de cette langue sont estimés à environ16 0005 au Togo et au Bénin.2 Nos enquêtes ont été menées entre octobre 2008 et septembre 2011 périodeau cours de laquelle nous avons effectué plusieurs séjours de recherche àSolla pour la préparation de notre thèse de doctorat (Cf. Pali, 2011).C’est le lieu pour nous de témoigner notre gratitude à M. Kagbara Albara,chef du canton de Solla, pour toute sa sollicitude pendant nos séjours. 3 Littéralement, Piyɔbɛ désigne ceux qui habitent la montagne.4 Kùyɔbɛ « Grande » montagne devenue le lieu de référence des Piyɔbɛ et oùse font tous les rituels sacrés, sacrifices et autres initiations, brefleur origine au Togo.5 Cette estimation est basée sur les chiffres avancés par la revueEthnologue (Gordon 2005) auxquels nous avons impacté une augmentation de

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Depuis la période coloniale, cette langue, ses locuteursainsi que le lieu où elle est parlée ont été connus sous lemême xénonyme : solla. Pourtant, cette appellation n’a aucunesignification dans la langue elle-même. Les substitutsrécurrents de ce nom dans la littérature sont mɔyɔbɛ, mi yɔbɛ,solla, meyobe, miyobé, mɛyɔpɛ, soruba, bijobe, biyobe, sorouba,uyobe, kayobe, kuyobe, solamba (Pali, 2011: 18). Pour notrepart, nous optons, dans la présente étude, pour l’utilisationdu terme « miyobé » qui n’est qu’une déformation française de« mɛyɔpɛ/mɛyɔbɛ/ mɔyɔbɛ », par souci de conformité avec leterme utilisé dans les recherches antérieures (Lébikaza (2004a,2004b), Pali (2005, 2011).La classification du miyobé a fait l’objet de moult

controverses. Les premières recherches indiquent que cettelangue est une variante du kabiyè (Froelich (1949)). D’autresvoix (Person (1955), Tressan (1955), Manessy (1981), Takassi(1983), Bendor-Samuel (1989)) la classent dans la branche gurmadu sous-groupe oti-volta malgré un très faible taux de cognatslexicaux. C’est la même classification qui a été consignée dansla récente édition d’Ethnologue (Lewis 2009). Mais plusrécemment, des travaux (Roncador et Miehe (1998), Pali(2011))ont émis des doutes quant à la validité de cetteclassification. Pali (2011 : 18-19) note dans cette perspectivequ’

« Il s’agit d‘une langue qui est très éloignée sur les plans morphologique (oulexical) et syntaxique des langues gur qui lui sont limitrophes telles que lalangue kabiyè des Kabiyè, le ditammari des Batammaribè dont on a eutendance, à tort, à confondre les communautés respectives à celle des Piyɔbɛ.Sa particularité a été très tôt perçue par Person (1955 : 499; 503) qui, sansdoute marqué par le caractère atypique de la langue, tenait ce discours pourle moins hyperbolique: “Il s‘agit d‘un groupe dont l‘originalité linguistique estexceptionnelle, ce qui lui donne une forte conscience de sa personnalité (…) Lemiyobé passe pour impossible à apprendre. Des étrangers établis parmi lesBiyobé ne la parlent pas après vingt ans de séjour”» .

Sur le plan géographique, le miyobé est parlé de part etd’autre de la frontière du Togo et du Bénin6. Au Togo, le fiefdes Piyɔbɛ est le canton de Solla qui se situe au Nord-est dela préfecture de la Binah. Au Bénin, elle est parlée dans la

3,5% par an conformément aux prévisions de l’évolution de la population auTogo et au Bénin établies par la FAO (Alexandratos 1995) .6 Cf. Fig. 3 : Carte de l’aire miyobé, infra.

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province de l’Atakora, principalement dans les localités commeAnandana, Kuhobè, Sétrah, Kantchoko (aussi connu sous le nom deKapatcharè), Tchomitchomi, Koubéné-Béné, Koutchamang etMoupémou (Pali, 2011). Par ailleurs, malgré que la majeurepartie de Piyɔbɛ se trouve du côté béninois de l’« airemiyobé », le cœur des activités culturelles est le canton deSolla au Togo. Les cérémonies funèbres et d’initiation ainsique les fêtes traditionnelles amènent tous les Piyɔbɛ àconfluer vers Kùyɔbɛ, la montagne sacrée et la terre de leurorigine. En outre, comme le montrent les cartes linguistiques du Togo

(Fig. 1) et du Bénin (Fig. 2) ci-dessous, le miyobé est entourépar plusieurs communautés linguistiques : les Kabiyè (l7 =kabiyè), les Nawdba (l = nawdm), les Lama ou Lamba (l = lama),les Batammariba (l = ditammari), les Yom (l = yom), les Lukpa(l = lukpa). Des locuteurs de ces différentes langues etd’autres langues non limitrophes (telles que le tem, l’ewe, lepeuhl, le moba, le ncam, etc.) cohabitent à Solla avec lacommunauté Uyɔbɛ.

7 l = langue.

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Fig. 1 : Carte linguistique du Togo8 Fig. 2 : Cartelinguistique du Bénin 9

(miyobé # 27) ( miyobé # 30)

Fig. 3 : Carte de l’« Aire miyobé »10

Nous nous sommes inspiré d’un certain nombre de modèles dansnotre démarche théorique ainsi que l’analyse des données denotre étude.

QUELQUES MODELES THEORIQUES Kloss et McConnell (1989), à travers une analyse de la

viabilité des langues indiennes a identifié un ensemble dedonnées présentées comme indispensables pour un diagnosticefficient de la dynamique de ces langues. La liste de cesdonnées comprend :

« Language identification, statistical and geographical data, language corpus,script and spelling, status, language elaboration, language in Éducation,language in mass-media, language in administration, language in courts ofjustice, language in legislature, Language in industries, reference frameworkand promoting agencies, historical and sociolinguistic background » (Klosset McConnell, 1989 : xxvi).

8 Source: http://www.ethnologue.com/show_map.asp?name=TG&seq=109 Source : http://www.ethnologue.com/show_map.asp?name=BJ&seq=1010 Source : Pali (2011 : 31)

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Les paramètres ci-dessus proposés par Kloss & McConnell(1989) rejoignent ceux que préconise Haugen (1971) dans uneperspective écologique et dont les mots clés s’énoncent entermes de « demography », « dialinguistics », « dialectology »,« philology », « prescriptive linguistics »,« glottopolitics », « ethnolinguistics ».Bitjaa Kody (2004) donne des clés d’investigation qui cadrent

parfaitement avec le contexte des langues en danger dedisparition en général, et celui des langues africaines enparticulier dont relève le miyobé. Il s’est agi de répertorierles signes apparents du reflux linguistique et de décrire laviabilité des langues camerounaises. En les classant parcritère de hiérarchie, il distingue des langues à protectionassurée, des langues à protection plus ou moins assurées, deslangues en danger (limité, notable ou en grand danger dedisparition), des langues camerounaises en voie d’extinction etdes langues camerounaises mortes.Essizewa (2009) fait un examen du cas de la langue kabiyè

voisine (géographiquement) de la langue miyobé. Sa démarche quis’inspire, entre autres, de Fishman (1964, 1966 et 1972),Mekacha (1993) et Matiki (1997) propose une méthodologie baséesur des rapports de questionnaires d’enquêtes et touche à laproblématique de l’attitude ou du sentiment linguistique deslocuteurs du kabiyè de Kara et de Awidina (dans la préfecturede la Kozah au Togo).Enfin, la présente étude s’appuie aussi sur Tomc (2010) qui,

d’inspiration moscovicienne, théorise la question del’imaginaire en regard des représentations sociales comme unensemble de « schèmes socialement partagés » dans Usages et représentationsdans l’interaction : la dimension épistémologique des représentations, del’imaginaire social et du modèle hiérarchique. Les représentationssociolinguistiques sont une catégorie de représentationssociales/collectives, donc partagées régissant notre relation àla langue et à ses usagers ou la relation de ces derniers àleur langue.

LE MIYOBE : STATUT, FONCTIONS ET vitalité Haugen (1971) présente dans une liste matricielle les

différents domaines dont tient compte le sociolinguisteutilisant les principes écologiques pour analyser les langueset le langage. Dans cette matrice pour le moins

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interdisciplinaire, cet auteur (Haugen 1971 : 25) mentionne,entre autres, les éléments suivants :

- « Who are its users? linguistic → demography : locating its users withrespect to

local, class, religion or any other relevant grouping - What are its domains of use? sociolinguistics : discovering whether its→use is

unrestricted or limited in specific ways- What concurrent languages are employed by its users? dialinguistic : to →

identify the degree of bilingualism present and the degree of overlapamong the languages

- What internal varieties does the language show? dialectology : to→recognize

regional, but also social and contractual dialects- What is the nature of its written traditions? philology: the study of→written texts

and their relationship to speech- To what degree has its written form been standardized (i.e. unified and

codified)? prescriptive linguistics, traditional grammarians and lexicographers→

- What kind of institutional support has it won, either in government,education, or

private organizations, either regulate its form or propagate it?glottopolitics- What are the attitudes of its users towards the language, in terms of

status, leading to personal identification? ethnolinguistics »

Les éléments constitutifs de cette matrice qui caractérise lacomplexité de l’analyse linguistique et qui peut être décriteen termes d’« écologie des langues » (Lechevrel 2010 : 227)rentrent tous dans la triade : statut, fonction, vitalité de la languemiyobé. C’est à ce titre qu’ils sont utilisés pour évaluer laviabilité de cette langue.

1. Statut  Robillard (1997 : 269-270) définit le statut linguistique

comme :« [...] la position d’une langue dans la hiérarchie sociolinguistique d’unecommunauté linguistique, cette position étant liée aux fonctions remplies parla langue, et à la valeur sociale relative conférée à ces fonctions (exemple : la

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langue de la religion sera très valorisée dans une théocratie). On distinguegénéralement le statut de fait (empirique, implicite) du statut juridico-constitutionnel (explicite, de jure). Il n’est pas exclu que ces deux statuts soientrelativement contradictoires... Sur le plan explicite, les catégories de statut lesplus souvent utilisées sont celles de la langue officielle (langue de travail del’Etat), de la langue nationale (statut garanti par l’Etat), voire de langueproscrite (ainsi, sous la révolution française était-il interdit de recourir auxdialectes dans certaines situations : les exemples de ce type sont peunombreux). Dans le domaine éducatif, une langue peut être dotée de statutsdivers : elle est soit médium (ou véhicule) d’enseignement, soit langueenseignée (ou langue matière). »

A la lumière d’une telle définition qui semble occulter lefait que souvent les décisions politiques qui confèrent unstatut officiel (parce que venant de l’Etat) à une langue n’ontpas de commune mesure avec la réalité du terrain et que « lesreprésentations des locuteurs ne sont pas toujours le fidèle reflet de leurs pratiquesou de leurs discours » (Bitjaa Kody 2004 : 51), comment le statut dumiyobé  s’identifie-t-il?Le miyobé est une langue dont le statut est fort semblable à

celui des autres langues togolaises reléguées au plan delangues « sans statut officiel (mais non nationales ?) » parl’Etat togolais dans la Réforme de 1975. Cette réforme a choisiet élevé au rang de langues nationales seulement deux languessur la cinquantaine identifiées : le kabiyè et l’éwé. Seloncette politique linguistique, la première (kabiyè), gur, devaitêtre enseignée dans les écoles primaires et secondaires d’unezone dont la délimitation va de la région centrale à la régiondes savanes (soit la partie septentrionale du pays) ; parcontre, l’éwé était destinée à être enseignée dans le midi dupays, c’est - à - dire dans les régions maritime et desplateaux. Les deux langues bénéficient d’autres privilèges telsque celui d’être utilisées dans les médias (audio-visuels etpresses écrites) et de faire l’objet de travaux d’équipes commeles comités (ou académies) de langues nationales éwé d’unepart, et kabiyè, d’autre part. Toutes les autres langues qui nesont pas prises en compte par la Réforme de 1975 sont oubliéeset, à l’instar du miyobé, ont depuis végété dans leur état denature.Le miyobé n’est donc utilisé que comme langue maternelle par

ses locuteurs natifs. Sur le plan national, très peu decitoyens ont conscience de l’existence de cette langue et de sa

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communauté longtemps rattachées à tort à la communauté et à lalangue kabiyè.Aujourd’hui, au Togo, il n’existe pas de projet d’élaboration

de matériels d’enseignement ou d’alphabétisation dans lalangue, l’aire miyobé étant officiellement une aire d’influencede la langue nationale kabiyè. Aféli (2003 : 312) permet deprendre la mesure de cette politique linguistique peu ou prousectaire lorsqu’il précise en ce qui concerne les languesd’alphabétisation11 au Togo, que

« Quatre langues togolaises sont officiellement retenues pour l'opération [d’Alphabétisation]12: - l'èwè, pour les Régions Maritime et des Plateaux, - le tem (ou kotokoli), pour la Région Centrale, - le kabiyè, pour la Région de la Kara, et - le ben (ou moba), pour la Régiondes Savanes. D'après le Directeur du Service d'Alphabétisation, le choix de ces langues estdicté par le fait qu'elles sont dotées d'un système d'écriture, disposent demanuels didactiques et d'ouvrages de référence. »

Du côté béninois, seul peut être cité le Syllabaire en Mɛyɔpɛ,certes inédit, mais produit d’une version expérimentale réviséepar Kpoho et al (inédit)13 portant le sceau de l’Union desEglises Evangéliques du Bénin (UEEB). Il ne reste que letravail du Père Ronald de la mission catholique de Solla quifait l’effort de traduire des fragments de textes bibliquespour les célébrations eucharistiques de dimanche. Au regard de ce qui précède, le miyobé passe pour une langue

à faible statut, sinon à statut officiellement inexistant dufait qu’il n’est pas connu de la majorité des Togolais d’unepart, et de l’impasse qui se fait officiellement sur sasituation dans les programmes de politique linguistiquenationale, d’autre part.

2. FonctionLa fonction sociale d’une langue dépend fortement de l’usage

qui en est fait et du statut dont elle est investie. Notons quela pratique de la langue peut être l’apanage de la seulecommunauté native comme à la fois de celle-ci et d’autres

11 Cf. le point 4.2.1. Les langues de l'alphabétisation, in Aféli (2003). 12 C’est nous qui soulignons.13 Aucune date n’est indiquée sur ce manuscrit.

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communautés linguistiques pour des raisons totalement sociales.Il apparaît toutefois que la langue est aussi susceptibled’être utilisée comme une « arme » politique dans le cadred’une politique linguistique intéressée. Pour toutes cesraisons, la fonction remplie par une langue peut être perçuesoit comme vitale quand elle est obtenue de jure soit commemarginale si elle est conférée de facto par l’usage. Lesprérogatives de chaque type de fonction pour une langue sontconsignées dans le tableau récapitulatif suivant que propose(Bitjaa Kody, 2004 : 52) :

Type de fonction Fonction sociale

Vitale

Langue nationaleLangue officielle, des textes officiels, del’administration, de la justiceLangue d’enseignement, des institutions scolaires,Langue des médias (édition, presse écrite, radio,télévision, Internet)Langue religieuse (sermons, communiqués, récital desversets)

Marginale

Langue véhiculaireLangue du groupe ethnique, emblématique, maternelle,vernaculaireLangue familiale, résiduelleLangue désuète, secrète, morte, éteinte, abandonnée

Tab. 1: Fonctions sociales vitales et marginales

Nous avons souligné dans la section précédente (3.1. Statut,supra) que le miyobé passe pour une langue oubliée par lapolitique linguistique engagée par la Réforme de 1975 etqu’elle est ignorée de beaucoup d’autres communautéslinguistiques du Togo. Il n’est donc pas, de ce fait, unelangue nationale et par conséquent, n’est représentée ni dansles institutions scolaires (elle n’est pas une langued’enseignement ; moins encore une langue enseignée) ni dans lesmédias. Cela se perçoit déjà dans ce qui ne s’apparentaitencore en 1974 que comme un rapport d’étude de faisabilité duprojet national de mise en valeur des langues togolaises oùAnson (1974 : 4, Annexe 1) préconisait, en toute abstraction du

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miyobé, pour un tel programme que cinq langues « nationalesreprésentatives » soient retenues (l'èwè, le kabiyè, le tem, lencam et le ben) dans un premier temps ainsi qu’un enseignementbilingue obligatoire dès le cycle primaire dans les termessuivants :

« Dans cinq zones linguistiques préalablement délimitées selon les airesd'influence des cinq langues choisies (Ewé, Kabiyè, Ncam, Tem, Ben), on doitenseigner la langue de la zone d'emblée à tous les scolarisés. Ensuite, aprèsmaîtrise de celle-ci, enseigner une langue du deuxième groupe de la familleNiger-Congo. Par exemple, dans une zone d'influence de la langue Ewé, tousles scolarisés s'initieront à lire, écrire et parler cette langue. Dans le secondstade du cycle, tous les scolarisés de la même zone apprendront à lire, écrireet parler (1) Kabiyè, le plus grand véhiculaire appartenant au deuxièmegroupe Niger-Congo figurant au Togo. On obtiendra le bilinguisme local (1)suivant, dans les cinq zones : Ewé-Kabiyè, Kabiyè-Ewé, Ben-Ewé, Ncam-Ewé,Tem-Ewé. »

D’une manière générale, la pratique de la langue miyobé seréduit à des rôles très limités aux intérêts vitaux du groupeethnique natif. Les Piyɔbɛ parlent leur langue maternelle enfamille (surtout quand celle-ci repose sur un mariageendogamique). Ceci est évident dans les familles peu ou pasinstruites, car dans les familles exogamiques et/ou instruites,les pratiques sont très enclines aux parlers bilingues miyobé-kabiyè, miyobé-français, etc. ou à l’abandon total ou partielde la langue miyobé. Le graphique ci-dessous indique le taux depratique de la langue dans les familles. L’étude a porté sur 15familles endogamiques, 15 familles exogamiques et 15 famillesétrangères à l’ethnie mais vivant dans le milieu (à Solla). Lesautres variables considérées sont l’instruction et la noninstruction (peu importe le niveau).

Viabilité du miyobé

Instruites Non instruitesFamilles endogamiques 3 15Familles exogamiques 1 8Familles étrangères à l'ethnie 0 0

Fig. 4 : Pratique du miyobé dans les familles endogamiques, exogamiques etétrangères à

l’ethnie à Solla.

Ce diagramme montre que d’une manière générale, les famillesmixtes (ou exogamiques) réservent très peu d’espace dans leurvie quotidienne à l’usage du miyobé : 6,66% (soit 1 famille sur15) et 53,33% de familles non instruites (soit 8 familles sur15). Même dans les familles endogamiques instruites le miyobéest loin de constituer la langue première car seulement 8familles sur 15 (soit 20%) pratiquent régulièrement la languematernelle contre 15 familles non instruites (soit 100%). Quantaux familles étrangères à l’ethnie, qu’elles soient instruitesou non, elles ne pratiquent pas du tout la langue du milieu oùelles vivent. Cette attitude des étrangers ne fait pas dumiyobé une langue véhiculaire, même dans son aire géographique.Par ailleurs, dans les rencontres festives et à l’occasion

des cérémonies d’initiation (ijɔmbi, par exemple), la languematernelle (miyobé) est utilisée comme un instrumentinitiatique et surtout comme une marque identitaire. Ellerevêt, dans pareils contextes, le manteau de langueemblématique. Cependant, son rayonnement reste familial etethnique ; d’où sa fonction marginale maternelle etvernaculaire. Celle-ci place le miyobé dans la catégorie des« langues en voie d’extinction » qui, selon Bitjaa Kody(2004 : 56-57) :

« n’ont aucune fonction sociale plus enviable que celle de langue grégaire.Elles ne sont utilisées ni à la radio, ni dans l’alphabétisation ou l’enseignement

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expérimental. La musique dans ces langues se limite au folklore enregistrélocalement par des natifs fortunés. Elles peuvent présenter quelques étudesscientifiques isolées et être utilisées oralement dans les églises, dernierrempart des langues agonisantes. La langue compte moins de 10.000locuteurs, tous bilingues dans une langue locale voisine. Ces langues sontainsi victimes d’une situation de diglossie enchâssée [...] »

3. VitalitéDans cette section, nous nous intéressons à la pratique

langagière dans la communauté en général, aux motivationsindividuelles dans le choix de la langue. Nous analysonsensuite les données de nos enquêtes de terrain en vue d’évaluerla vitalité du miyobé.

3.1. Pratique du miyobé dans la communautéD’une manière générale, le miyobé est utilisé par ses

locuteurs natifs entre eux. Les personnes âgées (celle dontl’âge tourne autour de la cinquantaine) conversent entre ellesen miyobé. Cette génération de locuteurs aime à s’adresser auxautres générations moins âgées dans la langue maternelle, quece soit dans le cadre strictement familial ou non. Celas’explique par le fait que le miyobé est la langue qu’ils ontacquise la première et dans laquelle ils ont développé unecompétence et une performance tel qu’ils se sentent en mesurede communiquer très naturellement entre eux dans cette langue.De même, les plus jeunes s’adressent aux personnes âgées enmiyobé et conversent entre eux en leur présence également dansla langue maternelle. Le cas ressemble typiquement à celuiqu’évoque Essizewa (2009 : 59) dans la description de lapratique du kabiyè14 par les jeunes en présence des vieux.L’auteur explique cette situation en ces termes: « It is deemedrude to use another language (e.g. Ewe) to address an older person, particularlywhen one initiates the conversation, because communication between youngerpeople and elders is governed by the traditional emphasis on respect for elders ». Sicet argument est valable pour le miyobé, il est un autre quiest fondé sur des questions identitaires. Il n’est pas en effetrare que les Piyɔbɛ qui communiquent entre eux dans une langueautre que le miyobé soient critiqués et taxés d’égarés. Par ailleurs, en dépit de la forte propension des jeunes à

s’exprimer en miyobé entre eux ou à s’adresser aux personnesâgées dans leur langue maternelle, ils ont tendance à

14 Langue gur, Togo.

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privilégier d’autres langues dans leurs conversations quand ilsse retrouvent seuls loin du contrôle des personnes âgées. Leslangues adoptées sont le français (pour les jeunes scolarisés),le kabiyè ou l’éwé. Ils font l’aternance aussi entre le miyobéet les trois langues adoptées (éwé, kabiyè, français). Dans uneétude intitulée « Langue-relais » ou « langue d’identification » pour lespersonnes instruites ? Le français dans la pratique de deux langues du Togo : kabiyèet miyobe, Pali (à paraître) montre que 93,33% des locuteursinstruits du miyobé (et du kabiyè) estiment optervolontairement pour le parler bilingue15 pour certaines raisons.L’auteur indique qu’il s’agit bien souvent de montrer à soninterlocuteur que l’on a une certaine connaissance de la languefrançaise, ce qui apparaît comme un moyen de s’éleversocialement.Nous schématisons la pratique du miyobé en communauté en nous

inspirant du schéma de Essizewa 2009 que nous adaptons à notrecas de figure.

Fig. 5 : Pratique du miyobé en communauté entre les personnes agées (V) et lesjeunes (J).

A l’image de la place faite à leur langue maternelle au seinde la communauté, les Piyɔbɛ appartenant à la génération desvieilles personnes privilégient l’usage du miyobé en famille.Ceux de la génération moyenne (moins âgée que la première) faitle mélange de langues tout comme les plus jeunes (les enfants).L’élément fondamental de l’omniprésence du parler bilingue chezles jeunes (génération moyenne) et chez les enfants, c’est lefait que d’une part, les Piyɔbɛ naissent et vivent dans unenvironnement multilingue qui les exposent aux influenceslinguistiques multiples et particulièrement à celle de lalangue kabiyè. La situation est d’autant plus pesante surl’usage de la langue que le kabiyè est pour une grande majoritédes Piyɔbɛ la langue première et pour toute la populationvivant à Solla la langue véhiculaire au sens premier de lingua

15 Code-switching.

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franca au village, au marché et même dans les jugementscoutumiers chez le chef canton.

3.2. Pratique du kabiyè à Solla Karan (1982 : 8) évoque une situation sociolinguistique

mettant en péril la langue miyobé en soulignant que même lespetits Piyɔbɛ âgés seulement de cinq ans apprennent déjà lekabiyè. Pour cet auteur, cela est facilité par la politique del‘enseignement des langues nationales et en particulier dukabiyè dans les établissements scolaires de toute la régionseptentrionale du Togo. Sur un tempo plus ou moins similaire,Pali (2011 : 21) estime que

« le fait que les Piyɔbɛ parlent couramment le kabiyè dépend moins de cettepolitique linguistique que de la proximité des communautés kabiyè et uyɔbɛ.Tout compte fait, cette proximité met la plupart des Piyɔbɛ dans une situationde bilinguisme tant leur performance linguistique en kabiyè est pratiquementidentique à celle qu‘ils ont en miyobé ».

Ces différentes observations démontrent que le miyobé estrudemment concutrrencé auprès de ses locuteurs natifs en tantque langue première par le kabiyè. Une analyse du rapportd’enquête sur la pratique quotidienne de la langue menée àSolla donne les résultats consignés dans le tableau suivant:

Genre Intervalle d’âge

Nombre Fréquencedu kabiyè

Performances en kabiyèBien Moyen Méd

iocre

Masculin

45 ans et+

16 Quotidienne

100% 0% 0%

25-45 ans 16 Quotidienne

100% 0% 0%

5-25 ans 12 Quotidienne

91,67% 8,33% 0%

Féminin45 ans et+

16 Quotidienne

100% 0% 0%

25-45 ans 16 Quotidienne

100% 0% 0%

5-25 ans 12 Quotidienne

83,34% 16,66% 0%

Total 88 - 96,59% 3,4% 0%

Tab. 2 : Fréquence et performances des Piyɔbɛ en kabiyè

Viabilité du miyobé

Il apparaît que la pratique quotidienne du kabiyè concernetoutes les couches de la communauté des Piyɔbɛ : la totalitédes personnes interrogées affirment s’exprimer quasiquotidiennement en kabiyè. De même, leur performance dans cettelangue est tout aussi intéressante pour qui se proposed’analyser la viabilité du miyobé à Solla. Car sur 88 personnesconcernées par notre enquête, 85 (soit 96,59%) s’expriment bienen kabiyè contre 3 (soit seulement 3,4%) dont la performanceest jugée moyenne. Nous pensons que ce taux de personnes àperformance moyenne est négligeable parce qu’il ne concerne quel’intervalle d’âge de 5-25 ans dont les individus sont enmesure d’améliorer leur niveau en kabiyè au fil du temps et augré des besoins de communication avant leur vieil âge. Noussommes conforté dans cette conception par le taux des personnes(100%) dont l’âge est situé entre 26 ans et plus (tous genresconfondus) qui présentent une bonne performance en kabiyè. Unautre facteur de l’extention du kabiyè à Solla c’est le faitque dans beaucoup de familles exogamiques les femmes sontd’origine kabiyè (de la Binah ou de la Kozah). Par conséquent,le fait que les Piyɔbɛ soientt très peu nombreux (2500locuteurs environ au Togo et 13500 locuteurs environ au Bénin)et qu’un nombre important de locuteurs de la langue estdispersé ne favorise pas toujours les mariages endogamiques.Mais, à la situation concurrentielle que crée la présence etl’usage du kabiyè à Solla s’ajoute la question de lareprésentation linguistique que traduit une mauvaise attitudedes locuteurs eux-mêmes vis-à-vis de leur langue maternelle.

3.3. Mauvaise attitude des locuteurs natifsLes Piyɔbɛ ont une attitude paradoxale dans leurs rapports

avec leur langue et leur culture. D’un côté, se dégage leurfierté pour leur identité linguistique et culturelle quidiffère beaucoup de celle des communautés qui les entourent.Ils considèrent même leur langue comme « un instrument decommunication et surtout un véhicule de la culture. Au sein de la multitude descommunautés linguistiques que renferme le Togo, la langue maternelle est unmoyen de reconnaissance de l’ethnie à laquelle l’on appartient » (Pali, àparaître). D’un autre côté, les facteurs comme leurmultilinguisme, l’extrême restriction des domainesd’utilistaion de la langue, l’absense de projetsd’alphabétisation en miyobé dans la communauté, etc., sont denature à amenuiser la capacité de la langue à s’épanouir et à

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l’engager dans un processus de disparition à court ou longterme. Par ailleurs, pour les Piyɔbɛ, leur langue maternelle

apparaît comme quelque chose de strictement réservé aux seulslocuteurs natifs de cette langue. Il advient souvent que l’onles entende dire avec étonnement à des personnes n’appartenantpas à leur communauté cette expression sans doute défavorable àla promotion de la langue:

mɛyɔbɛ yɛ pabu lɛmɛyɔbɛ/être Inacc/ dur/ part.« La langue miyobé est difficile.»

Que ce soit à Solla ou ailleurs sur le territoire togolais,les Piyɔbɛ ont tendance à se fondre dans la masse des locuteursdes langues nationales (kabiyè, éwé) ou régionales (kabiyè,éwé, ncam, ben et tem). Quant à ceux qui sont instruits ou quivivent en milieu urbain, leur langue-refuge devient le françaisqui a le statut de langue officielle. C’est ce que Bitjaa Kody(2004 : 49) résume dans son expression « [...] le français braconnevertement aux frontières des langues identitaires qui perdent progressivementchacune un bon nombre de locuteurs potentiels parmi les enfants urbains ». Dansle cas d’espèce, la prise de terrain d’autres langues sur lemiyobé s’inscrit dans la même logique que les dimensionssubjectives, représentationnelles, imaginaires deslocuteurs, ... qui se développent sur des espaces aussifertiles que celui des dynamiques diglossiques qui mettent leslangues dans des situations conflictuelles

« des relations entre les langues, les normes dont elles sont porteuses, lesaffrontements inégalitaires qui génèrent des processus de minorisation,d’assimilation, etc. Cette conflictualité s’exprime aussi de fait dans lesreprésentations sociales: elle favorise les processus de stigmatisation, et laconstruction de rapports difficiles, ambivalents aux langues, à l’origine desentiments d’insécurité, de culpabilité “linguistique” » (Bretagnier, 2010: 111).

Tout porte en effet à croire que ce sont les Piyɔbɛ eux-mêmes

qui mettent en péril leur langue : ils estiment que cettelangue est « trop difficile », c’est-à-dire d’une complexitéqui contraste avec les structures des langues gur qui sont peuou prou similaires entre elles et comme telles, donnent

Viabilité du miyobé

l’apparence d’une unicité qui frise une certaine simplicitépour les locuteurs du miyobé. Une prospection faite auprès dequelques locuteurs à Solla (milieu rural) et à Kara (milieuurbain)16 corrobore cette perception négative de la languemiyobé.

Lieu

Nombre Languesmiyobé autres langues (kabiyè,

lama, nawdm, tem, ...) vsmiyobé

difficile ne sait pas difficile ne sait pasSolla

22 19 = 86,36% 3 = 13,63% 0 = 0% 0 = 0%

Kara

19 18 = 94,73% 1 = 5,26% 0 = 0% 0 = 0%

Total

41 37 = 90,24% 4 = 9,75% 0 = 0% 0 = 0%

Tab. 3 : Evaluation du sentiment des locuteurs vis-à-vis de leur langue

C’est Person (1955 : 503) qui, le premier, a estimé que « Lemiyobé passe pour impossible à apprendre ». A sa suite, Pali (2011 :19) confirme l’idée de la particularité du miyobé dont il dit:

[..] cette langue est pourvue d’une structure qui diffère des structures deslangues de son environnement immédiat. Et c’est probablement cette absencede similitude entre ses propriétés et celles d’autres langues qui la rend siparticulière, voire, pour certains, « redoutable ». A la limite, son classementactuellement mitigé pourrait s’expliquer par cette structure atypique ».

Malgré cette convergence de points de vue sur la question,quand l’on mène une réflexion sur la vitalité d’une langue, onpeut être surpris que la pire des attaques menées contre ellelui soit portée par ses propres locuteurs natifs. Le sentimentde la complexité de leur langue est très partagé par l’ensemblede la communauté si l’on considère qu’aussi bien à Solla(86,36%) qu’à Kara (94,73%), l’attitude est la même et estporteuse du complexe d’un poids linguistique qui ne mérite pasplus qu’un repli identitaire. Il en ressort des signes avantcoureurs d’insécurité émanant du sentiment de culpabilité ancrédans leur imaginaire et qui leur inculque une « matrice d’imagesfantaisistes, c’est-à-dire une source de fantasmes trompeurs que nous prenons pourla réalité » (Castoriadis, 1975)17. 16 2008-2011.17 Cité par Tomc (2010 : 348).

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En outre, la complexité d’une langue ne représente pas unequestion à la portée de l’appréhension innée de ses locuteursnatifs. Elle ne peut, en tant que notion relative, leurparvenir que sur fond de préjugés extérieurs à la consciencede la communauté linguistique. Et, du moment que ces préjugéss’incrustent dans l’imaginaire de ces locuteurs, ils formentune nébuleuse gangraineuse qui entame dangeureusement lasurvie de la langue. Sur ce plan, le miyobé manqued’arguments pour s’épanouir. Son maintien précaire ne tientplus qu’à une qualité du peuple qui lutte contre les effetspervers de la mondialisation culturelle par des tentatives desauvegarde de ses us et coutumes.

LA CULTURE COMME UN FACTEUR DE SAUVEGARDE DE LA LANGUE Les Piyɔbɛ sont un peuple à tradition culturelle très

épanouie et diversifiée. La société est organisée en classesd’âges dont le comptage commence dès 5 ans et franchit 14étapes successives. Le passage d’une classe d’âge est unmoment d’initiation et une opportunité offerte aux membres dela communauté de confluer vers le Kùyɔbɛ, leur montagneoriginaire à Solla et unique lieu pour toute initiation. Cettestratification de la société qui ne concerne que les hommes estreprésentée sous forme d’une pyramide des âges par Pali (2011:36) comme le montre la figure suivante.

Viabilité du miyobé

Fig. 6 : Pyramide des âges chez les Piyɔbɛ18

Ces initiations sont sans doutes festives, mais aussi devéritables repères temporels, qui revêtent parfois un caractèrereligieux. Par exemple, icinikuwàrɛ19 qui désigne à priori lemois d’aout est une

« période d’initiation des pilajé, jeunes gens dont la classe d’âge est situéedans l’intervalle de dix-huit (18) et vingt (20) ans. Ce sont les aspirants à lagrande initiation qui sert de passage à la classe des adultes et dont l‘étape laplus éprouvante, et sans doute la plus déterminante dans la vie du jeunehomme finissant, est la cérémonie de la circoncision20 » (Pali, 2011 :214, note 86).

18 Source : Pali (2011: 36).19 Littéralement, « mois de la fête d’àciniku ».20 La circoncision concerne les jeunes gens ayant entre 20 et 22 ans.L’initiation s’appelle icɔmbi ≈ ijɔmbi.

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Ainsi, cette vitalité culturelle apparait comme le facteurmajeur de la pérennité de la langue car, celle-ci, au-delà desa fonction sociale communicative s’adjoint à travers les fêtestraditionnelles, celle mythique ou sacrée puisqu’étant dans cescontextes le seul moyen de relier le monde visible des vivantsà celui invisible des ancêtres, des grands esprits et desdieux protecteurs. L’engouement pour la pratique de la langueest très vivace en pareilles circonstances où la communautérenoue avec ses valeurs culturelles : la langue y prend unevaleur centrale ou « core value » (Blanc, 1997 : 231).

CONCLUSIONCette étude a porté sur l’état de la synchronie sur la

viabilité de la langue miyobé. Les résultats d’analyse montrentque cette langue, parlée au Nord-est du Togo et qui chevauchela frontière de la république du Bénin a une communautéd’environ 2500 locuteurs au Togo et une diaspora assezdispersée. Elle n’est pas prise en compte par la politiquelinguistique prônée par la Réforme de 1975 au Togo. Son statutfaible ou de langue en voie d’extinction résulte aussi bien desfacteurs précités que d’autres tels que l’absence de projetsd’alphabétisation en langue miyobé, le non recours à cettelangue dans l’enseignement, le manque d’intérêt que traduit sonoccultation sur les médias, le multilinguisme qui s’accompagned’une attitude suicidaire des locuteurs qui font quelque foispreuve de sentiments négatifs vis-à-vis de leur propre langue,… Pour ces raisons, le miyobé n’assume qu’une fonctiongrégaire, limitée aux échanges entre les membres de sacommunauté. L’unique filon qui constitue la source de surviede la langue reste la culture qui se préserve à travers lesnombreuses cérémonies initiatiques où le miyobé assume unefonction emblématique voire mythique. Mais combien de tempsdurera cette résistance face à une disparition quasi certainequi compte parmi ses meilleurs soutiens le poids de lamondialisation.

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21 Aucune année de référence n‘est indiquée sur ce manuscrit.

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