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François Salaün
Affiche de Théophile Alexandre Steinlen pour La Traite des Blanches dans Le Journal,
du 17 mars au 13 juin 1900. Lithographie en couleur (60 x 80 cm).
Résumé : Auteur prolifique de la fin du xixe siècle, Jean-Louis Dubut de Laforest écrit une quantité impressionnante de romans et contes entre 1880 et 1902, totalisant quelque quatre-vingts ouvrages. Sa démarche se situe dans le droit fil du naturalisme, tel que le définit Émile Zola, auquel il apporte une dimension populaire et résolument satirique. L’influence naturaliste transparaît chez lui de diverses manières, en particulier dans l’ambition extra-littéraire qu’il attribue à l’écriture romanesque. Sa manière d’envisager la prostitution dans son œuvre est exemplaire de ce phénomène.
Mots clés : Dubut de Laforest, naturalisme, roman, prostitution.
Abstract: As a prolific author from the end of the XIXth century, Jean-Louis Dubut de Laforest wrote an impressive of number of novels and short stories between 1880 and 1902, reaching some eighty volumes. The trend in which his approach can be situated is Naturalism, as defined by Emile Zola, to which Debut de Laforest adds a popular and resolutely satirical dimension. The naturalistic influence can be perceived in different aspects, particularly in the extraliterary ambition with which he invests novelistic writing. The way prostitution is represented in his novels illustrates perfectly this phenomenon.
Key words: Dubut de Laforest, Naturalism, novel, prostitution.
François Salaün - janvier 2016 - 1
Dialectique de la représentation :l’ambition naturaliste chez Dubut de Laforest,
à travers l’exemple de la prostitution
Comme le montre l’étude sur le réalisme de Guy Larroux1, l’esthétique naturaliste s’inscrit dans une longue tradition de représentation du réel qui commence dès l’Antiquité avec la mimèsis aristotélicienne. Le naturalisme se distingue par une démarche et des objectifs qui lui sont propres : avec le recours à la science et à l’analyse, il ne s’agit pas simplement d’offrir au lecteur une image de la réalité, mais plutôt de mettre au jour le « mécanisme des faits2 », selon la formule de Zola dans Le Roman expérimental. Ainsi, en écrivant L’Assommoir, l’auteur montre, à travers le destin de Gervaise, les effets du « milieu de rude misère et de besogne3 » des ouvriers. De cette façon, le naturalisme institue un mouvement dialectique entre la réalité et sa représentation : le roman délivre certes un reflet de son environnement, mais les analyses qu’il induit aboutissent à son immersion dans la réalité elle-même. Pour René-Pierre Colin, le ro-man naturaliste est finalement « une véritable tentative pour dépasser le champ littéraire, atteindre l’extra-littéraire4 ». L’ambition naturaliste donne au roman une finalité qui va au-delà de l’unique littérature et se situe dans la réalité que l’œuvre représente et qu’elle tend à faire évo-luer. La création perd alors son autonomie et sa profonde singularité et devient pour son auteur le moyen d’inscrire son action dans la société elle-même, à l’instar de toute autre initiative citoyenne. Quand Zola fait dire à Clotilde dans Le docteur Pascal : « La nécessité affreuse de montrer les plaies n’avait d’autre excuse que l’espoir de les fermer5 », il souligne à quel point le roman permet à l’auteur d’échapper à la solitude de son œuvre. Non seulement le naturalisme renouvelle profondément la manière d’écrire le roman, mais il est fort aussi du sens que son ambi-tion donne à l’écriture : celle-ci trouve sa réalisation, précisément, en intervenant sur la réalité représentée. Le dessein est considérable ; son accomplissement impossible à mesurer, voire indicible. Il imprègne pourtant l’œuvre de Dubut de Laforest qui le prolonge et l’accentue en le plaçant au centre de sa démarche. Il en résulte une narration profondément satirique par
laquelle l’auteur entend « flageller le vice6 », selon son expression, et lutter contre les injustices et les turpitudes contemporaines en les dénonçant au moyen de ses créations. Peu connu aujourd’hui, Dubut de Laforest appartient à la génération des « petits naturalistes », tels que les qualifie le critique Brunetière, non sans une certaine fatuité. Avec Maupassant, Descaves ou Bonnetain, il offre dans ses nombreux romans et contes écrits de 1880 à 1902 un prolongement au mouvement initié par Émile Zola. Pour montrer de quelle manière son esthétique littéraire met en œuvre une dialectique de la représentation dans le droit fil de la doctrine naturalisme, nous proposons d’analyser comment elle fait intervenir le sujet de la prostitution. Ce dernier est en effet emblématique de la démarche de ce romancier qui écrit à un moment où les amours vénales font l’objet de vifs débats idéologiques. D’un côté, les tenants d’une réglementation de la prostitution défendent l’organisation existante, fondée sur un réseau de maisons closes et une obligation d’inscription des prostituées en préfecture, et de l’autre les abolitionnistes dénoncent son inefficacité et critiquent ses fondements qui portent atteinte à la morale et aux droits de l’homme.
Les maisons de tolérance
Si la décision de créer les maisons de tolérance appartient au Consulat, Alain Corbin montre que les fondements théoriques du « système français » de régulation de la prostitution sont formulés par Alexis-Jean-Baptiste Parent-Duchâtelet, auteur de nombreux ouvrages sur le sujet, en particulier d’une étude en 1836 sur la prostitution parisienne7. Avec les autres défenseurs de la politique réglementariste du xixe siècle, Parent-Duchâtelet se réfère à la pensée de Saint-Augustin qui décrit la prostitution comme un mal nécessaire :
Supprime les prostituées, les passions bouleverseront le monde ; donne-leur le rang de femmes honnêtes, l’infamie et le déshonneur flétriront l’univers.8
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La prostitution apparaît donc comme un moyen de réguler les passions. Mais le système théorisé par Parent-Duchâtelet s’appuie aussi sur une représentation très négative. La prostituée type est décrite comme un être paresseux, instable, gourmand, bavard... elle constitue une menace à l’ordre social et familial, d’autant qu’elle est souvent associée à l’obsession des maladies vénériennes. Le projet est donc de la confiner dans des endroits fermés, situés de préférence dans des quartiers réservés, afin d’endiguer le mal. Au centre du « système français » sont donc instituées les maisons closes, ou maisons de tolérance, c’est-à-dire tolérées par l’administration. Elles sont évoquées dès les premières œuvres de Dubut de Laforest, mais c’est dans L’Homme de joie en 1889 qu’elles deviennent constitutives de l’intrigue romanesque. Avec ce roman, on pénètre véritablement dans leurs murs en découvrant l’exemple de la maison Clarisse. Quinze femmes environ participent à son fonctionnement : une douzaine de prostituées, une tenancière, Clarisse, assistée d’une sous-maîtresse, Séraphine, et aidée par une « pourvoyeuse », Noémie Lemercier, laquelle cherche à recruter de nouvelles pensionnaires. Dès le premier chapitre, la maison Clarisse est reliée au comportement criminel de l’homme de joie, Giacomo Trabelli : c’est dans ce lieu qu’il décide son premier meurtre, lequel est accompli avec un couteau dérobé à la tenancière. Mais elle est surtout la source des principaux revenus du personnage malfaisant puisqu’il reçoit près de la moitié de ses recettes qui se comptent en dizaines de milliers de francs. La maison est non seulement associée au meurtre dont elle est la cause puisque c’est pour éviter qu’on sache qu’il en retire des profits que Giacomo Trabelli assassine le capitaine Sudreau, mais elle alimente également ses crimes en fournissant à l’assassin l’essentiel de ses ressources, de même que son arme. Sa présence dès le premier chapitre montre comment elle génère en quelque sorte l’homme de joie. Elle réapparaît à plusieurs reprises, en particulier à la toute fin de l’histoire, lorsque les personnages
découvrent l’autel érigé par Séraphine en l’honneur de Giacomo Trabelli qu’elle adore. Cette distribution du lieu au début et à la fin crée un effet de boucle qui souligne la clôture réelle d’un endroit que le roman condamne en le situant à l’origine de tous les crimes. Bien des éléments de L’Homme de joie se retrouvent dans Les Derniers Scandales de Paris, en particulier une maison de tolérance située rue de la Victoire : le 7 bis. Celle-ci est un des principaux lieux des épisodes originaux des Derniers Scandales de Paris. Elle apparaît dès le troisième chapitre du premier livre où l’héroïne Cloé de Haut-Brion y est enfermée et l’intrigue y reviendra à bien des reprises par la suite. Parmi tous les scandales que l’auteur entend dénoncer, le fonctionnement des maisons de tolérance est mis en question. Dans le prolongement de L’Homme de joie, il en précise l’organisation, le caractère de ses clients, et accentue sa critique du sort réservé aux pensionnaires et de leurs conditions de vie ; elle prend même un tour démonstratif avec le suicide d’Euloge Tillancourt. Au 7 bis, la tenancière s’appelle Elvire Martignac ; Adélaïde est la sous-maîtresse. Le caractère donné à la tenancière montre que la condamnation de l’auteur ne porte pas sur cette catégorie de personnages liés à l’univers de la prostitution. Elvire Martignac incarne même un aspect de la condition féminine de son temps. En effet, avant d’être à la tête d’une maison de tolérance, elle a été séduite par le baron Tiburce Géraud qui l’a abandonnée avec son enfant. La misère qui en a résulté l’a conduite à se prostituer, puis à devenir tenancière. Les pensionnaires sous son autorité sont bien traitées, comme le montre cet extrait du cinquième livre, Madame Don Juan :
Mme Martignac semblait heureuse de l’amitié si franchement, si naïvement exprimée par ces jeunes recluses ; et pourtant, qu’avait-elle fait de plus que les autres directrices pour ses pensionnaires, la maîtresse de la rue de la Victoire ? Son établissement était régi de la même manière que les établissements analogues ; les filles subissaient le même esclavage : on les enchaînait comme partout, avec
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d’inextricables dettes, dont le hasard seul, sous la forme d’un client généreux pouvait les affranchir !... Alors pourquoi Mme Martignac était-elle universellement aimée, quand ses pareilles ne recueillaient que de la haine ? C’est que Mme Martignac avait toujours une parole de bonté sur les lèvres, et comme un rayon de soleil et d’amour dans les yeux.9
En dépit de la bienveillance de la tenancière, le sort des prostituées est assimilé à celui d’esclaves dont les chaînes prennent la forme de dettes impossibles à rembourser. Et la honte qu’en éprouve Elvire Martignac la conduira un peu plus loin à céder l’établissement à Olympe de Sainte-Radegonde. Cette analyse rejoint la lutte de Joséphine Butler qui entend mettre sur le même plan la traite des blanches et celle des noirs. Dès le chapitre 2 de La Vierge du trottoir, l’héroïne est vendue trois mille francs à la tenancière qui l’enferme dans sa maison par une reconnaissance de dettes signée en blanc. Cloé de Haut-Brion devient alors Berthe Vernier. La maison close est en dehors du monde, elle constitue un univers hermétique avec ses propres règles, comme le souligne le changement de nom auquel sont contraintes les pensionnaires. L’héroïne ne parviendra à s’échapper qu’en se déguisant en homme pour éviter qu’on la reconnaisse. Pseudonymes, déguisements et faux documents montrent que la maison de tolérance, plus que tout autre, est un lieu où règnent l’hypocrisie et la duplicité. Mais la violence de l’enfermement qui prive les jeunes femmes de leur liberté apparaît surtout avec le personnage d’Euloge Tillancourt, pensionnaire contre son gré, qui intervient dans l’intrigue du Tartufe-paillard. Originaire de Normandie, elle a été recrutée par Désiré Buvard, alias La Poule, et appartient au groupe des pensionnaires du 7 bis. Mais elle refuse de se prostituer et supplie Olympe de Sainte-Radegonde de l’autoriser à partir :
La Normande eût attendri un tigre avec ses supplications et ses larmes, et la gueuse n’eut aucune pitié. […]
Olympe s’impatienta : – Assez ! Je vous l’ai déjà dit : je n’aime pas les jérémiades ! Filez
dans votre chambre ; lavez-vous les yeux, mettez du rouge, beaucoup de rouge sur votre gueule de pierrot, et descendez au salon retrouver vos camarades... C’est ce que vous avez de mieux à faire !
– Rien à espérer, Madame ? – Rien ! – La liberté, au nom de Dieu ? – Tant que vous serez débitrice de la maison, jamais ! Euloge quitta, chancelante, le cabinet de la proxénète, mais, arrivée
au tournant de l’escalier, prise d’un coup de folie, elle gravissait, éperdue, les deux étages qui menaient à sa chambre.
Quelques minutes plus tard, on entendit un bruit de persiennes claquant contre les murailles, puis, le bruit mat d’un corps, s’écrasant sur le trottoir...
Alors, une clameur monta de la rue, et la maison s’emplit d’un grand tumulte.
La sous-maîtresse se précipitait dans le cabinet directorial : – Madame ! un malheur ! Un grand malheur ! – Que se passe-t-il ? demanda la vieille gueuse. – La Normande s’est jetée par la fenêtre !... on vient de me le
rapporter !10
Le motif du suicide est récurrent chez Dubut de Laforest. Il est souvent l’expression extrême d’une injustice, comme celle dont est victime l’écrivain Jules Fabrédan dans Le Cornac, et représente un bouleversement de tout l’univers romanesque. Il est utilisé ici pour dénoncer le principal travers de la politique réglementariste qui prive les individus de liberté. Le destin d’Euloge Tillancourt montre aussi un des aspects du fonctionnement des maisons de tolérance qui s’appuie sur un réseau de rabatteurs de « marchandise toute fraîche11 ». La jeune femme a été recrutée contre son gré par Désiré Buvard ; c’est dans le chapitre 4 du Caissier du tripot qu’il apparaît comme « racoleur pour maisons
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de tolérance12 » : ancien comédien, il fait passer dans les journaux de province des annonces pour des emplois de domestiques dans la capitale. Il vient accueillir les candidates à la gare pour les introduire dans des maisons closes où elles se retrouvent prisonnières de leurs dettes. Un peu plus haut dans la série, Olympe de Sainte-Radegonde fait passer des offres d’emploi de professeurs de langue avec la même intention, et dans La Traite des blanches, Ovide Trimardon procède exactement de la même manière que Désiré Buvard pour alimenter son commerce. Si l’auteur présente les tenancières de façon nuancée, les « pourvoyeurs de maisons closes » se distinguent par leur cynisme et leur cruauté, à l’image de Lischen de Stenberg qui n’hésite pas à fomenter le viol collectif de l’ouvrière Raymonde Parigot dans Les Marchands de femmes. C’est principalement envers les trafiquants de « marchandise toute fraîche » que se porte la condamnation de l’auteur. L’analyse de leur distribution dans les différentes intrigues selon le modèle du schéma actanciel de Greimas13 les place toujours parmi les opposants aux personnages héroïques ; voilà bien une autre manière de les caractériser de façon négative. Le réquisitoire qui s’exprime à travers une fiction et des personnages chez Dubut de Laforest n’est pas pour autant sans nuances. Il a été observé que les personnages de tenancières et de sous-maîtresses pouvaient être positifs, à l’instar d’Elvire Martignac dans Les Derniers Scandales de Paris ou d’Angéla dans La Traite des blanches qui alerte la princesse de Mabran-Parisis afin de libérer les sœurs Lamiral. Par ailleurs, le premier chapitre de Ces Dames au salon et à la mer présente un dialogue entre Horace Dejoux et la sous-maîtresse Adélaïde qui décrit les conditions de vie des pensionnaires exemptes de toute maltraitance. Mais surtout, la fin du Bandit amoureux souligne de quelle manière la maison de tolérance peut constituer un refuge contre la misère avec l’exemple du destin d’Agathe Sorbier, alias Agathe-la-Goule :
La Goule eut bientôt dépensé l’argent qui se trouvait sur elle, à l’heure de la débâcle ; elle n’osait chercher des leçons, par crainte de la police, ni
s’aventurer dans les marchés galants des Folies-Bergère, du Casino, du Mou-lin-Rouge et de l’Olympia ; elle fit le trottoir, raccrocha des hommes qui la volèrent et la battirent... Le pain manquait... Elle mendia, et l’habitude l’en-hardit jusqu’à implorer un secours de la maison souillée par elle, et, désor-mais, purifiée.
Que devenir ? Au bout de quelques jours, il ne lui restait rien du louis d’or de Paul, et on
allait l’expulser de sa mansarde... Elle désespérait de Dieu et du diable, quand, tout à coup, se mirant dans
une glace éraillée, elle rugit : – Avec des lèvres comme ça, on ne meurt pas de faim ! Le soir même, Mlle Sorbier écrivait à Désiré La Poule, un de ses amants de
passage, et entrait au « 7 bis », rue de la Victoire. Mme de Sainte-Radegonde et Mlle Adélaïde lui donnèrent des linges fins,
de longs bas de soie, un magnifique peignoir orange ; et, comme on lui cher-chait un nom de guerre, La Plaçade entra :
– Tiens, La Goule ! Olympe sourit : – Mais, oui !... C’est ça !... Belles lèvres... La Goule !... Dans Les Derniers Scandales de Paris, il y avait, tout de même, des éclairs de
justice, et rien ne semblait plus légitime que de boucler Agathe-la-Goule en cette maison publique d’où s’échappa l’honorable Vierge du Trottoir.14
Si l’entrée au 7 bis sauve Agathe de la misère, elle constitue aussi, de par son enfermement et sa soumission au règlement, un châtiment qui s’apparente à un emprisonnement et qui punit l’usurpatrice de ses crimes. La maison de tolérance joue aussi un rôle expiatoire à la fin du Cornac où le baron de Keulsbergh y enferme son épouse pour la punir, après avoir découvert qu’elle le trompait avec une femme.
Échelle sociale des personnages de prostituées
À aucune occasion Dubut de Laforest ne prend parti ouvertement pour les réglementaristes ou les abolitionnistes, mais en caractérisant de façon singulière les personnages de prostituées, il crée une image du commerce sexuel qui amène à considérer l’ensemble de la question avec
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un point de vue abolitionniste. Cela apparaît aussi à travers de nombreux exemples où il dénonce les excès de la politique réglementariste. Toutefois, son approche ne se limite pas à alimenter un débat lié à l’actualité de son temps, les nombreux exemples développés dans ses romans élargissent la question de la prostitution à des problématiques sociales plus vastes et préfigurent les évolutions que connaîtront les siècles suivants. Comme l’explique Alain Corbin, le développement de la prostitution est tel dans les dernières années du xixe siècle qu’il dessine toute une échelle sociale parmi les jeunes femmes qui la pratiquent, parallèle à l’échelle sociale de leurs clients. Au plus bas niveau se situe la « pierreuse » ou « fille à soldat », puis ce sont les « insoumises » et « filles en carte » qui racolent sur le trottoir, les pensionnaires des maisons de tolérance et, au plus haut niveau, les comédiennes et les « grandes horizontales », entretenues par de riches bourgeois ou aristocrates. Les romans de Dubut de Laforest témoignent de cette hiérarchie en présentant des exemples à chacun des différents échelons. La prostitution la plus commune est celle qui s’exerce sur les trottoirs. Les jeunes femmes qui la pratiquent se répartissent en deux groupes : les « filles en cartes », c’est-à-dire enregistrées à la préfecture, comme les y incitent les différents règlements, et les « insoumises », non enregistrées, qui sont les plus nombreuses au moment où Dubut de Laforest écrit ses romans. Ainsi, lorsque La Vrille effectue sa première passe dans La Traite des blanches, elle veille à « trimarder » dans une rue où elle est sûre de ne pas rencontrer la police. Parmi les « filles en carte », Pélagie Beaulardon, qui intervient dans Les Petites Rastas, est devenue institutrice après son expérience de la prostitution. Elle est même sur le point de se marier avec son employeur : l’immensément riche Santiago Farabinas, mais quand il découvre qu’elle a été enregistrée comme prostituée, il décide de rompre le projet de mariage. Le risque d’enfermement est tel pour les « insoumises » que toute rafle policière provoque des mouvements de panique, comme dans
La Vierge du trottoir où les jeunes femmes se précipitent dans brasserie du Bol d’Or quand elles voient arriver des agents de la police des mœurs :
Une grande clameur envahissait la brasserie du Bol d’Or. Des filles, affolées, les unes en cheveux, les autres en chapeau
déplumé, entraient précipitamment avec des allures de bêtes qu’on traque, et c’étaient des bousculades, des hurlements, des vociférations, un tumulte de parapluies, de bottines et de jupes :
– La rafle !... – Acré ! monsieur Jules ! (la brigade des mœurs !) – Mon homme !... Où est mon homme ? – Ah ! voilà mon grand chéri ! – Ah ! te voilà, Nib-de-Nib ! – Ah ! te voilà, Foie-de-Veau ! – Ne me lâche pas, mon amour ! – Défends-moi, mon trésor ? – Acré ! Les Julots ! Les Julots ! (Les agents des mœurs !) Et les fugitives se serraient autour de leurs hommes, les embrassaient,
lorsque parmi les dernières apparurent Cloé de Haut-Brion et la Môme-Réséda.15
Le mouvement de panique est révélateur de la violence des rafles policières et surtout de l’emprisonnement que risquent les « insoumises ». Il suggère aussi le rôle protecteur des « leurs hommes », les souteneurs. Bien que leur activité s’apparente à une forme de proxénétisme, les romans de Dubut de Laforest ne les présentent pas comme des personnages négatifs, violents, abusant de la crédulité des jeunes femmes qui tombent entre leurs bras, contrairement aux « marchands de femmes » et autres « pourvoyeurs de maisons closes ». Ce sera aussi le cas dans La Traite des blanches où il n’entre aucune contrainte dans la relation entre La Vrille et Le Môme-Goupin ; le souteneur apparaît davantage comme un « amant de cœur » que comme un proxénète. Sa représentation n’est cependant pas univoque : dans Les Derniers
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Scandales de Paris, le vicomte de La Plaçade oblige sa nouvelle maîtresse, Cloé de Haut-Brion, alias Lilas, à des relations sexuelles contre son gré en usant de chantage affectif. Nous avons examiné plus haut avec l’exemple du 7 bis la situation des pensionnaires des maisons de tolérance. Mais les prostituées les plus importantes dans l’univers de Dubut de Laforest se situent plutôt au sommet de l’échelle sociale qui vient d’être présentée ; elles seules occupent parfois un rôle essentiel dans les intrigues romanesques. Ce sont surtout les comédiennes et, parfois, les « grandes horizontales ». Dans son ouvrage consacré aux actrices en France au xixe siècle, Anne Martin-Fugier décrit avec précision leur situation depuis le Consulat jusqu’à la IIIe République, et elle confirme que, tout au long du siècle, leur métier est lié à l’exercice de la prostitution :
Une comédienne devait recourir à la galanterie pour avoir un train de vie convenable. Et d’abord pour exercer son métier. Certains journalistes dénoncent la pratique de cachets fictifs qui mènent fatalement les jeunes femmes désireuses de jouer au théâtre à tirer leurs revenus de leurs charmes.16
Et plus loin : « C’est surtout pour payer les costumes et les bijoux qu’elle portait sur scène qu’une comédienne avait besoin des ressources de la galanterie.17 » Anne Martin-Fugier explique le phénomène essentiellement par l’insuffisance des rémunérations offertes aux actrices, en particulier aux débutantes, contraintes de jouer gratuitement pour accéder à la scène. Ses recherches étayent ce constat avec de nombreux exemples puisés dans la réalité et dans des œuvres romanesques écrites à cette époque. Force est de constater que la plupart des comédiennes dans l’univers de Dubut de Laforest exercent un commerce vénal, d’une manière ou d’une autre. C’est d’abord le cas de Jeanne Herbelin dans L’Homme de joie qui consent à devenir la maîtresse de Giacomo Trabelli à la condition qu’il lui verse autant d’argent que son amant précédent,
le baron Alexandre Kichleff, soit une pension annuelle de cent vingt mille francs. Cela n’empêche pas l’auteur de souligner le talent de la comédienne qui triomphe dans Le Supplice d’un homme au théâtre de la Comédie-Parisienne. Son lecteur découvre aussi les destins de Marie Quinsac dans La Femme d’affaires, de Germaine des Berges dans Angéla Bouchaud, ou encore les activités fort lucratives de Blanche Latour dans Les Derniers Scandales de Paris. À son sujet, il insiste sur la fortune qu’elle parvient à amasser peu à peu en tirant profit de son « michet » et de ses « michetons », comme cela apparaît dans Le Dernier Gigolo où elle reçoit successivement ses différents amants pris de jalousie après qu’Achille Artaban s’est vanté auprès d’eux d’avoir des relations avec elle sans que l’argent intervienne :
Mlle Latour, dès que le quatrième micheton se fut éloigné, alla chercher dans un petit secrétaire japonais comme le reste du mobilier, un calepin de cuir de Russie, à fermoir d’or, l’ouvrit à la colonne des recettes et inscrivit :
15 janvier 1894 De J. V. .... 200 francs De A. M. .... 150 - De H. N. .... (mémoire) De E. D. .... 200 francs De M. Edgard .... 7.000 - ------------- Total .... 7.550 francs
La tenue des livres en règle, l’actrice passa dans sa chambre à coucher et se fit habiller par Jenny. C’était bon pour des michetons comme Jules, Albert, Henri et Étienne (voire même pour le Dernier Gigolo qui ne détestait pas le « débraillé »), un peignoir de satin rose, les babouches de velours noir et la chevelure orageuse, mais pour M. Edgard, président de la Chambre des notaires, administrateur de la Caisse d’Épargne, adjoint au maire de son arrondissement, et officier
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de la Légion d’honneur, il fallait plus que le décorum, et M. Edgard, exact comme une horloge, allait venir dîner.18
Avec l’exemple de Blanche Latour, les comédiennes n’apparaissent pas comme des victimes, des êtres souffrants au même titre que les autres prostituées. Au contraire, l’actrice se distingue par son intelligence, une « roublardise ordinaire18 » qui l’enrichit. Elle constitue comme une revanche sur la misère des autres personnages se livrant à la prostitution. Enfin, au sommet de la hiérarchie se situe la « grande horizontale », maîtresse exclusive d’un homme particulièrement riche. C’est le cas de Christiane de Marbeuf dans le roman qui porte son nom ; elle vit dans un appartement rue de Rome, rénové et remeublé « selon les désirs de sa jeune maîtresse 20 » par Saturnin Clouard, entrepreneur architecte, qui la comble de « bijoux, de billets bleus, de fleurs, de titres de rentes, de cadeaux de toutes sortes...21 » Elle établit ainsi une petite fortune qui va lui permettre de se venger de l’infâme trahison de son cousin Gontran au début du roman. La Grande Horizontale est aussi le titre du troisième livre des Derniers Scandales de Paris où elle prend les traits de Cloé de Haut-Brion devenue la maîtresse du banquier Jacques Le Goëz ; la plus grande partie de ses activités consiste à venir en aide à des personnages déshérités et à briller lors de soirées mondaines. Comme le montre cette galerie sommaire des principaux personnages de prostituées, les romans de Dubut de Laforest décrivent un vaste panorama de la situation des prostituées de son époque. Il n’est pas sans nuances puisque cela va de la privation de liberté imposée aux pensionnaires des maisons de tolérance, jusqu’aux fastes des « grandes horizontales ». L’auteur souligne cependant le caractère exceptionnel de ces dernières et insiste davantage sur la misère qui entoure la plupart des « filles en carte » et autres « insoumises ».
La représentation des prostituées
Mais les romans de Dubut de Laforest ne se limitent pas à une description, certes exhaustive, de l’échelle sociale de la prostitution. En attribuant à la plupart des personnages une histoire personnelle qui explique leur destin, il envisage en creux les principales causes du développement de la prostitution à la fin du xixe siècle, tel que le décrit Alain Corbin22. De plus, la narration romanesque a ceci de remarquable qu’elle offre la possibilité d’associer aux personnages des sentiments particuliers ; elle permet ainsi d’envisager comment la prostitution est éprouvée par celles qui l’incarnent. En usant des artifices de la création littéraire, Dubut de Laforest tend à faire évoluer la représentation de la figure de la prostituée chez son lecteur, ce qui ancre son œuvre dans le débat de son époque, opposant les abolitionnistes aux réglementaristes, et au-delà, témoigne d’une analyse particulièrement lucide du phénomène qui trouvera, tout au long du xxe siècle et aujourd’hui encore, des prolongements dans notre manière de considérer les amours vénales. À plusieurs reprises, l’auteur fait exprimer à ses personnages les circonstances qui les ont conduits au commerce sexuel. C’est le cas dès La Bonne à tout faire où Ravida Brizol, ancienne connaissance de l’héroïne, Félicie Chevrier, témoigne de son histoire à la servante de la famille Vaussanges quand elle la rencontre dans les rues enneigées de la capitale :
Déjà, elle entamait le récit de sa lamentable odyssée. – À Bordeaux... – Fais vite, interrompit la bonne, je suis pressée, et il neige !... La neige tombait, les couvrant toutes deux de fleurs et d’étoiles.
La nature insouciante métamorphose souvent ainsi les guenilles des pauvrettes en robes de princesses, à la splendeur des floraisons du ciel.
– Voici, dit Ravida, c’est bien simple... – Vite !... Vite !...
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– Si tu me coupes toujours !... À Bordeaux, mon patron m’a engrossée...
– Ton patron, M. Célestin, le riche fabricant de cierges ? – Oui... Il m’a prise vierge... – P’sss’... – Je t’assure !... Je ne savais pas ce que c’était... Je me serais méfiée,
autrement... Quand j’ai été grosse, il m’a flanquée à la porte... – Sans un sou ! – Avec soixante-quinze francs... – C’est peu !... – J’ai accouché d’un bébé gentil... gentil tout plein... Je n’avais pas
de lait ou mon lait ne valait rien... Toujours est-il que mon bébé est mort... Ça m’a donné un coup !... Oh !... Alors, j’ai fait la noce...
– À Bordeaux ? – À Bordeaux... À Paris... – Conte-moi Paris... Retournons... – En commençant, très bien... Dans les environs des gares, j’ai
gagné de la monnaie et j’ai loué un appartement, rue de Naples... J’avais beaucoup de petits amis, des Bordelais, surtout à l’époque du Grand Prix : ils s’étaient donné mon adresse et venaient les uns après les autres... des Parisiens aussi... Mon nom de guerre a été dans les journaux... Les Bordelais m’avaient surnommée : « Quinconces, » et les journalistes trouvaient cela très drôle...23
La destinée de Ravida Brizol donne le sentiment d’une chute, d’un effondrement. Cette impression est accentuée par l’image préalable des deux jeunes femmes sous la neige dont les flocons sur leurs vêtements sont comparés à des fleurs et à des étoiles. Elles prennent ainsi des allures de princesses, tandis que Ravida décrit ensuite son expérience de la prostitution comme l’aboutissement d’une dégringolade qui part de la grossesse provoquée par le patron fabricant de cierges, coupable, comme beaucoup d’autres dans les romans de Dubut de Laforest, d’abandonner la femme qui attend son enfant. Le personnage de Ravida Brizol donne par ailleurs une clé à l’interprétation du roman puisqu’à
l’origine de sa déchéance se situe le droit de cuissage exercé par son ancien employeur, situation que connaît également Félicie Chevrier, la « bonne à tout faire », avec son employeur Théodore Vaussanges, haut fonctionnaire au ministère des Finances. Ainsi, le triomphe de la bonne et la ruine de la famille bourgeoise peuvent être interprétés comme une revanche, le rétablissement d’un équilibre rompu par la détresse de son ancienne amie. Dans la série des Derniers Scandales de Paris, la tenancière du 7 bis, Elvire Delarue est contrainte d’expliquer son parcours à son fils quand il découvre son activité qui lui était inconnue. Il présente de nombreuses similitudes avec celui de Ravida Brizol :
– J’avais dix-huit ans... J’étais une sage et laborieuse ouvrière dans un magasin de mode, à Senlis, dans l’Oise... Certain jour, un homme m’a entraînée, sous un prétexte menteur, en la chambre d’un grand hôtel, et là... là... il m’a saisie... attachée... et violée... Ensuite, il m’a demandé pardon... m’a juré le mariage, et, libre, je suis revenue, croyant à ses serments... J’étais enceinte... L’homme a disparu, et j’ai frappé inutilement à la porte de sa maison... Chassée par mes parents – d’honnêtes et humbles commerçants de la ville – je suis venue à Paris... là, je voulais travailler... Une vie de misère a commencé, plus dure, au lendemain de mes couches... J’ai rencontré une mauvaise femme ; Madame Olympe de Sainte-Radegonde, qui m’a trompée... et j’ai vendu mon corps, parce que tu mourais de faim...24
L’élément déclencheur, commun aux deux personnages, est l’abandon d’un séducteur qui les prive de ressources ; elles n’ont alors d’autre moyen de gagner de l’argent que de vendre leur corps. La prostitution est présentée comme l’issue d’un effondrement, l’aboutissement d’une chute que l’on retrouve aussi bien chez Cloé de Haut-Brion quand elle devient Lilas dans Les Derniers Scandales de Paris que chez Agathe Sorbier qui finit par s’enfermer entre les murs du 7 bis pour échapper à la détresse.
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À quelques reprises, les prostituées décrivent ce qu’elles éprouvent dans leur activité. Le suicide d’Euloge Tillancourt a montré combien la situation des pensionnaires de maisons closes pouvait être intolérable. Mais c’est dans Le Gaga que se situe l’exemple le plus significatif dans la lettre de La Goulue en réponse à la sollicitation de la comtesse de Mauval qui souhaite connaître ses secrets de séduction.
Nous sommes les horizontales et les agenouillées. Les agenouillées ! Chacune d’entre nous a son nom de guerre, qui est presque toujours une flétrissure. – Moi, on me nomme « La Goulue »... Les agenouillées !... Oh ! comprenez-vous tout ce qu’il y a d’injurieux, de flétrissant, de cynique, dans cette épithète ?...25
Quand elle envisage sa situation, La Goulue la présente comme une profonde humiliation avec la métaphore de la posture de soumission. Sa répétition dans des phrases de type exclamatif marque la violence qu’elle en ressent et la honte qu’elle en éprouve. Elle suggère une perte d’autonomie et un complet asservissement aux désirs du client qui sont envisagés un peu plus loin :
L’homme est obligé d’être respectueux avec sa femme ; et l’homme a toujours en lui – entendez-moi bien – une bête qui gronde. Votre naïveté et votre pudeur le charment, tant que durent ces moments si courts appelés bizarrement « lune de miel », alors que tout y est force, puissance et flamme : c’est le « mois de soleil et de vinaigre » qu’il faudrait dire...
Plus tard, le mari, après quelques années de ménage, bien avant qu’il soit vieillard, le mari a des désirs qu’il n’ose pas soupirer à votre oreille chaste, et il vient chez nous, à cause de notre impudeur.
La bête gronde ; elle hurle. Pour l’apaiser, nous lui vendons les ivresses de la sensualité, des ivresses inconnues, car nous sommes des inventeurs, madame, des inventeurs qui inventent toujours.26
Pour La Goulue, le désir masculin est la cause principale du développement de la prostitution. En lui associant la métaphore de la
« bête qui gronde », elle le prive de dimension sentimentale et le définit comme une expression de brutalité. Il perd toute forme de délicatesse en prenant les chemins de la vénalité. La métaphore qui se prolonge avec l’emploi du verbe « hurler » en fait au contraire une marque de violence concrétisant un débordement émotionnel que ses clients ne semblent pas en mesure de contrôler. Le sentiment de honte décrit par La Goulue apparaît de différentes manières dans la suite de l’œuvre où il est présenté comme une flétrissure : dans Les Petites Rastas, l’expérience de la prostitution empêche Pélagie Beaulardon de se marier avec Santiago Farabinas. Et il est partagé par l’ensemble des personnages : dans Les Derniers Scandales de Paris, il conduit l’héroïne Cloé de Haut-Brion à cacher son passage au 7 bis aussi bien à la mère de son fiancé qu’à son amie Annette Loizet. La caractérisation des prostituées dans l’univers de Dubut de Laforest participe à la création d’un faisceau de significations incarné par les personnages de prostituées qui explique dans une large mesure leur si grande présence dans son œuvre. Chez La Goulue, par exemple, le commerce sexuel est un signe de honte, d’humiliation. Plus largement, il est le symptôme d’une déchéance dans la société. Or, une grande partie de l’œuvre, en particulier les romans écrits dans la seconde partie des années 1880, développe le motif de la déchéance avec les destins du comte de Mauval dans Le Gaga, de la famille Vaussanges dans La Bonne à tout faire ou de Gontran de Torcy dans Mademoiselle de Marbeuf. Par ailleurs, comme le remarque Simone de Beauvoir :
La femme légitime, opprimée en tant que femme mariée, est respectée en tant que personne humaine ; ce respect commence à faire sérieusement échec à l’oppression. Tandis que la prostituée n’a pas les droits d’une personne, en elle se résument toutes les figures à la fois de l’esclavage féminin.27
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L’extrême faiblesse des prostituées et leur soumission aux désirs masculins amènent à les considérer comme une métonymie de la condition féminine, thème qui occupe une position centrale dans toute l’œuvre, comme le montre un article récent28. Enfin, à la prostituée sont associés les thèmes de l’adultère, omniprésent dans les premiers romans, et de l’argent, prépondérant à partir de La Femme d’affaires en 1890. Dès lors la question qui se pose dans la création de l’univers romanesque de Dubut de Laforest est celle d’une alternative : l’omniprésence de la prostitution est-elle le reflet des principaux motifs qui caractérisent l’ensemble de l’œuvre ? ou bien, l’œuvre est-elle dans son ensemble un développement du réseau sémantique lié aux personnages de prostituées ? En dépit du sentiment de honte qui les entoure, elles occupent dans les différentes intrigues une position qui les range plutôt parmi les adjuvants des figures héroïques, selon le modèle de Greimas. Et c’est principalement avec ce procédé que l’auteur tend à faire évoluer leur représentation. Dans La Femme d’affaires, Blanche d’Ermont joue le rôle d’ange gardien d’un aristocrate désargenté, le comte des Ombraies. Au début du roman elle rachète, pour les lui restituer, les meubles qui viennent d’être saisis dans son appartement. Il les retrouve ainsi chez lui accompagné d’un pli de la jeune femme :
Tous les meubles étaient à leur place, et sur le petit bureau Louis XIV il prit une lettre, la décacheta ; deux billets de mille francs s’en échappèrent.
« Mont Cricri âdorêt, pardone-moi ! mé, ça me faizé tro de pêne de te savoire san mobilié. J’ai tout rachté. Les voilà ! Inutile de lé ranvoyer. J’ai déménagé, et l’anciène concierge ne donnera pas l’adraisse de celle qui tème, qui t’âdore, et voudrait veiller sur ta vi, mont doux et gran seigneur, – veiller, comme un hange gardien. Marie-toi, Cricri, et sois heureux !
Blanche »29
L’orthographe défectueuse est une manière de souligner les origines modestes de l’héroïne ; la naïveté de certaines formules ainsi que l’idée de pureté associée à son prénom insistent quant à elles sur sa générosité et sa simplicité, alors que tout l’univers du roman se caractérise par le cynisme et l’égoïsme afférents au monde de l’argent. Bien d’autres exemples confirment la valeur positive associée de cette façon aux personnages de prostituées : La Goulue apporte tout son soutien à la comtesse de Mauval dans Le Gaga ; dans Les Derniers Scandales de Paris, la pensionnaire Léa vient en aide à Cloé de Haut-Brion pour qu’elle s’enfuie du 7 bis et elle la protège lors de son passage à la prison de Saint-Lazare ; et c’est encore le cas de Marina Paskoff qui permet à Mademoiselle de Marbeuf d’échapper à sa détresse dans le roman qui porte son nom. L’auteur use d’autres procédés pour améliorer l’image des prostituées. Dans « Les Parents de l’horizontale », il insiste sur la dignité du personnage principal qui s’oppose à la veulerie de ses parents paysans. À plusieurs reprises également, certaines prostituées expriment les sentiments amoureux qu’elles éprouvent, tel le personnage de La Mésange dans Messidor, qui joue aussi le rôle de protectrice de l’héroïne, opposée à l’horrible criminel Étienne Daupier. Enfin, dans Morphine, Thérèse de Roselmont et Luce Molday éveillent les rares sentiments généreux de Raymond Pontaillac qui se reproche de les avoir initiées à la drogue qui le détruit. Ainsi, les prostituées apparaissent dans l’œuvre de Dubut de Laforest comme des personnages paradoxaux : elles incarnent à la fois une forme de déchéance et de honte, mais elles sont aussi les plus nombreuses à venir en aide aux héros quand ils se trouvent dans une situation difficile. Par cette distribution originale dans les intrigues romanesques, l’auteur incite son lecteur à considérer les personnages de prostituées avec une certaine bienveillance, à voir en elles avant tout les victimes d’une réalité sociale, de la condition féminine et de désirs masculins incontrôlés. Il semble ainsi très proche des
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thèses abolitionnistes qui ne cherchent pas à endiguer le mal que représenterait la prostitution par le biais d’une réglementation sévère, mais qui entend au contraire protéger les jeunes femmes des mauvais traitements et des atteintes à la liberté imposées par les règlements les concernant.
*
Le recueil des Documents humains présente un texte intitulé « La police et les filles » où Dubut de Laforest fait part de ses critiques sur la police des mœurs, à l’instar d’Yves Guyot, farouche opposant au réglementarisme. Il cite l’exemple des « violences odieuses commises autrefois sur la personne de Mlle Rousseil », interpellée brutalement par un agent des mœurs en 1876, pour demander à ce que les policiers soient vêtus d’un uniforme permettant de les identifier et les obligeant à davantage de réserve. La fin du texte élargit la question de la prostitution en la reliant cette fois à celle du travail féminin. Ainsi, l’écrivain trouve une origine au développement de la prostitution dans les nombreuses discriminations subies par les femmes dans la société de son temps. Avec Alphonse Karr, il propose simplement d’ouvrir aux femmes certains métiers réservés aux hommes pour faire reculer leur misère et leur donner d’autres possibilités de ressources que le commerce de leur corps. Le texte s’achève sur l’ambition que l’auteur donne à son écriture, même si c’est pour remettre en question son efficience :
Et, au milieu de la réalité brutale et vivante, – après avoir vu la misère de Paris et la misère de Londres, plus effrayante encore, – je m’interroge et je me demande si elles n’auront pas enfin leur utilité sainte, ces feuilles de papier que nous noircissons, à tour de bras et à triple tour de cerveau, plus vite ou plus lentement, selon les forces vitales, selon les facultés propres au labeur.32
Dans ses écrits, l’auteur cherche donc une « utilité sainte ». En soulignant pour les dénoncer les injustices et autres infamies de son temps, il crée le concept d’un « roman social », expression qui apparaît dans La Traite des blanches, c’est-à-dire qui se donne une finalité dans l’environnement de son écriture. Le cas de la prostitution est exemplaire de cette démarche ; il en montre les différentes facettes de manière quasi exhaustive, scientifique pourrait-on dire aujourd’hui, et insiste sur les douleurs qui lui sont liées pour inciter à mettre en œuvre des solutions qui se situent dans le domaine politique. Le sujet de la prostitution caractérise l’univers romanesque de Dubut de Laforest qui s’inscrit dans un débat social et rejoint dans une large mesure le combat des abolitionnistes, en particulier dans La Traite des blanches où il cite le congrès international organisé à Londres en 1899, sans pour autant se réclamer de cette tendance, ce qui évite à sa démarche de sembler partisane. Il montre que la question de la prostitution est liée à celle de la condition féminine, par une relation de métonymie, comme le soulignera plus tard Simone de Beauvoir, mais aussi par une relation de conséquence de l’exposition des femmes aux phénomènes de misère, en raison d’un accès à l’emploi plus difficile et de salaires plus limités. En insistant sur ces nombreuses injustices, il représente les prostituées avant tout comme des victimes. Cette re-présentation contribue au triomphe de l’abolitionnisme en France au xxe siècle en fournissant un autre argument que l’attachement à une moralité religieuse. De cette manière, son œuvre trouve une finalité qui dépasse le cadre de la littérature et elle rejoint l’ambition du projet naturaliste.
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Notes
1. LARROUX, Guy. Le Réalisme : éléments de critique, d’histoire et de poé-tique, Paris, Nathan université, 1995.
2. ZOLA, Émile. Le Roman expérimental. Paris : Garnier-Flammarion, 2006. p. 55.
3. ZOLA, Émile. L’Assommoir Préface4. COLIN, René-Pierre. Zola renégats et alliés : la République naturaliste.
Lyon : Presses universitaires de Lyon, 1988.5. ZOLA, Émile. Le Docteur Pascal. Paris : Le livre de poche, 2004. p. 306 6. Les Derniers Scandales de Paris. Livre IV. Le Dernier Gigolo. Paris :
Fayard, 1898-1900, p. 127.7. PARENT-DUCHÂTELET, Alexandre-Jean-Baptiste. De la prosti-
tution dans la ville de Paris, considérée sous le rapport de l’hygiène publique, de la morale et de l’administration. Paris : J.-B. Baillière, 1836.
8. De Ordine, lib. II, cap.IV §12. Cité dans CORBIN, Alain. Les Filles de noce : misère sexuelle et prostitution au xixe siècle. Paris : Flammarion, 1982. p. 14.
9. Les Derniers Scandales de Paris. Livre V. Madame Don Juan. Op. cit., 1898-1900, p. 129
10. Les Derniers Scandales de Paris. Livre VIII. Le Tartufe-paillard. Op. cit., p. 122-123.
11. Les Derniers Scandales de Paris. Livre VI. Le Caissier du tripot. Op. cit., p. 72.
12. Ibid., p. 74.13. GREIMAS, Algirdas Julien. Sémantique structurale : recherche et méthode.
Paris : Larousse, 1966. Voir en particulier p. 172-191.14. Les Derniers Scandales de Paris. Livre XIV. Le Bandit amoureux. Op. cit.,
p. 142.
15. Les Derniers Scandales de Paris. Livre I. La Vierge du trottoir. Op. cit., p. 104.
16. MARTIN-FUGIER, Anne. Comédiennes, les actrices en France au xixe siècle, Paris : éditions du Seuil, 2001, p. 319.
17. Ibid., p. 319-320.18. Les Derniers Scandales de Paris. Livre IV. Le Dernier Gigolo. Op. cit., p.
37-38.19. Ibid.20. Mademoiselle de Marbeuf. Paris : Dentu, 1888, p. 151.21. Ibid., p. 154.22. CORBIN, Alain. Les Filles de noce : Misère sexuelle et prostitution
au xixe siècle. Paris : Flammarion, 1982.23. La Bonne à tout faire. Paris : Dentu, 1886, p. 108.24. Les Derniers Scandales de Paris. Livre VI. Le Caissier du tripot. Op. cit.
p. 21-22.25. Le Gaga. [1885]. Milan : Cisalpino, 2008, p. 123.26. Ibid. p. 122.27. BEAUVOIR, Simone de. Le Deuxième Sexe [1949]. Livre II. Paris :
Gallimard, 1976, p. 425.28. SALAÜN, François. « La femme dans les romans de Jean-Louis
Dubut de Laforest ». L’Ull Crític numéro 15-16, 2012, Université de Lleida. 55-72
29. La Femme d’affaires. Paris : Dentu, 1890, p. 65-66.30. Contes à la lune. Paris : Dentu, 1889, p. 55-6631. GUYOT, Yves. La Prostitution. Paris : G. Charpentier, 1882.32. Documents humains. Paris : Dentu, 1888. p. 87.
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