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EXERCICES DE MYTHOLOGIE G3Zip-D60982-3 à la fin Page 3 Jeudi, 16. septembre 2004 2:27 14

Exercices de mythologie 1ère éd. épreuves

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EXERCICES DE MYTHOLOGIE

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Philippe Borgeaud

EXERCICESDE MYTHOLOGIE

???

LABOR ET FIDES

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ISBN 2-8309-1141-5

© 2004 by Editions Labor et Fides1, rue Beauregard CH-1204 Genève

Tél. 022311 32 69Fax. 022781 30 51

e-mail : [email protected] internet : www.laboretfides.com

Diffusion en Suisse : OLF, FribourgDiffusion en France et en Belgique : SOFÉDIS, Paris

Diffusion au Canada : Editions FIDES, Montréal

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PRÉFACE

Ce livre reprend, simplifie, corrige et parfois complètequelques exercices d’interprétation esquissés durant une tren-taine d’années. J’aimerais qu’on le considère comme un répe-rtoire ouvert, un recueil d’études à reprendre encore et toujours,et non comme le résultat ou l’aboutissement d’une recherche.

Les exercices retenus ont tous été écrits et réécrits commes’ils étaient adressés au lecteur idéal, un écolier – étudiant ousimple curieux, débutant ou chevronné peu importe – que j’ima-gine émerveillé comme moi, encore et malgré tout, par lamatière du mythe.

Cette fascination, je l’ai découverte en lisant, adolescent, le

Rameau d’or

de James George Frazer et le

Traité d’histoire desreligions

de Mircea Eliade, avant de faire le rude apprentissage,à l’Université, d’une nécessaire et salutaire prudence. Pour quientrait en mythologie dans un temps où chaque livre de Dumézil,d’Eliade et de Lévi-Strauss était un événement, il apparaissaitd’emblée nécessaire de s’interroger sur ce qui fonde le mythecomme un objet transculturel qui se prête à la comparaison, touten acquérant les moyens d’accès linguistiques, historiques ouethnologiques, nécessaires à ce qu’on peut appeler l’établisse-ment du texte et le sérieux de la lecture.

Le métier que j’ai appris et que j’aime n’est cependant pascelui des philologues secs et autoritaires, mais celui des histo-

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riens de l’Antiquité inspirés par la tradition saussurienne (quiexistait encore à Genève du temps de mes études), des antiqui-sants ouverts à l’école sociologique française (celle de MarcelMauss revisitée par Jean-Pierre Vernant, Pierre Vidal-Naquet etMarcel Detienne), ainsi qu’aux travaux essentiels de l’anthropo-logie anglo-saxonne (celle de Victor Turner puis de MarshallSahlins). Il s’agit d’un métier habité par le souci (inculqué etincarné par Arnaldo Momigliano, et aussi par Jonathan Smith)de savoir comment se construisent et se déconstruisent, dans ledevenir collectif et la longue durée, nos évidences scientifiques.Les grands écoliers que je viens de nommer ont été mes maîtresoccasionnels. J’aimerais y ajouter Angelo Brelich, que je n’aijamais rencontré, mais dont la figure dominait l’école italienned’histoire des religions quand j’ai eu la chance de passer uneannée, bienheureuse, à l’Institut suisse de Rome.

Jean Rudhardt, le maître proche, m’a appris à lire, et non seu-lement à traduire un texte. Il m’a du même coup initié à l’expé-rience de l’altérité, de ce qu’il appelait « la compréhensiond’autrui », avant que je ne prenne enfin et définitivement cons-cience, grâce à des séjours répétés du côté de Paris, Chicago etPrinceton, de ce qui oppose une démarche historienne et anthro-pologique à l’approche théologique et phénoménologique, celled’Eliade. De cette séparation, qui ne signifie pas que l’onrenonce à l’émerveillement, je m’explique dans le dernier textede ce recueil, où l’on découvre que des idéologies pernicieusespeuvent se cacher derrière certaines pratiques lettrées apparem-ment innocentes. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je mesuis résolu à reprendre ce témoignage de même que j’ai repris,sans hésiter, mon texte sur le symbole du labyrinthe, cetteréflexion ancienne sur le lien entre image et récit, écrite à la sug-gestion d’Eliade et publiée dans sa revue. Je n’oublierai jamaiscet encouragement adressé à un débutant, pour un premierarticle « scientifique » encore empreint de naïve exaltation, queje ne me résous pas à renier.

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L’enfance au miel est un texte récemment rédigé, qui m’habi-tait depuis très longtemps, sur un dossier proche des intérêt deMarcel Detienne, inspirateur constant après avoir été juré de mathèse sur le dieu Pan. Véhicule du mythe, la poésie est au cœurde ce parcours ambrosien. L’analyse des traditions relatives àRhésos, cousin d’Orphée, ainsi que celle des amours de Pan etd’Echo, constituent elles aussi des exercices destinés à éclairerles rapports entre le mythe, le rite et l’histoire littéraire.

Avec la mort du Grand Pan comme avec l’affaire de la tête duCapitole, il s’agissait de comprendre que le mythe, qui est de lalittérature quand son support n’est pas figuratif, s’écrit et serecompose, non pas contre l’histoire, comme un refus ou unrefuge, mais dans l’histoire, en rapport positif à elle. Ce quientraîne à réfléchir sur la pratique de la comparaison, quand lesrécits franchissent les frontières culturelles.

Le préambule programmatique et le chapitre sur la musiquede Pan sont inédits. J’ai choisi de ne supprimer ou transformer,des autres textes déjà parus sous forme d’articles en des lieuxdispersés, que ce qui aujourd’hui aurait perdu tout intérêt. Pourle reste je me suis contenté de retravailler l’écriture et d’ajouter,quand cela est apparu indispensable, quelques pages et quelquesréférences destinées à réactualiser la matière.

Je dédie ce livre à mes étudiants passés, présents, futurs.Et je remercie tous ceux qui m’ont aidé à le composer, ainsi

que les éditeurs qui nous ont autorisé à reprendre et à retravaillerdes textes déjà publiés

1

, et enfin Caroline Couteau qui a bienvoulu le lire et l’accueillir dans la maison qu’elle dirige.

Le Grand-Saconnex, 31 août 2004.

1.

Les textes suivants ont été repris (avec des modifications souventimportantes) : « L’entrée ouverte au palais fermé du roi. Labyrinthe pourJean-Claude Prêtre », dans Jean-Claude P

RÊTRE

,

Ariane, le Labyrinthe

,

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Paris, La Bibliothèque des Arts, 1998, pp. 85-102 ; une traduction anglaised’un premier état de ce texte était parue précédemment sous le titre « TheOpen Entrance to the Closed Palace of the King : the Greek Labyrinth inContext »,

History of Religions

14 (1974), pp. 1-27 ; « L’enfance au mieldans les récits antiques », dans : Véronique D

ASEN

(éd.),

Naissance et petiteenfance dans l’Antiquité. Actes du colloque de Fribourg, 28 novembre-1

er

décembre 2001

, Fribourg-Göttingen 2004 (Orbis Biblicus et Orientalis203), pp. 113-126 ; « Rhésos et Arganthoné », in Philippe B

ORGEAUD

(éd.),

Orphisme et Orphée en l’honneur de Jean Rudhardt

, Genève, Droz, 1991,pp. 51-59 ; « La mort du Grand Pan : Problèmes d’interprétation »,

Revue del’histoire des religions

200, 1983, 5-39 ; « Du mythe à l’idéologie : la tête duCapitole »,

Museum Helveticum

44 (1987), pp. 86-100 ; « Mythe et histoirechez Mircea Eliade. Réflexions d’un écolier en histoire des religions », Insti-tut national genevois,

Annales 1993

(

Actes de l’ING

37), 1994, pp. 33-49.

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PRÉAMBULE

Aux origines de la cité

Pour essayer de pénétrer dans la matière du mythe la meilleureméthode consiste certainement à raconter une histoire. Peuimporte quelle histoire au fond, puisqu’elle va attirer à elle d’in-nombrables autres histoires. Mais il faut bien commencer. Lechoix de ce que Claude Lévi-Strauss appelle un mythe de réfé-rence

1

se fait de manière non délibérée, comme à l’insu du narra-teur. Bientôt devenu analyste, le lecteur-narrateur se trouve retenu,apparemment par hasard, par un récit qui résonne et fait écho.

Pour l’heure, au moment de nous lancer dans un péripleessentiellement grec, je choisirai une affaire « scabreuse » liée àdes prétentions identitaires, un mythe d’origine de la citéd’Athènes qui ne cesse d’aiguiser la curiosité des écoliers enmythologie

2

. Il sera question, avec ce premier exemple, de pro-pagande idéologique exprimée à travers certains récits qui met-

1. Tout au long des quatre volumes de ses

Mythologiques

, Paris 1964-1973, exploration exemplaire et passionnante dont les étapes ont rythmé mesétudes, le « mythe de référence » (M

1

) est le récit Bororo du dénicheurd’oiseaux, « les aras et leur nid » (cf. vol. I,

Le cru et le cuit

, pp. 43-45).2. Sur cette affaire, on consultera Nicole L

ORAUX

,

Né de la Terre

, Paris1996, pp. 43-44, ainsi que Marcel D

ETIENNE

,

Comment être autochtone. Dupur Athénien au Français raciné

, Paris 2003, p. 42.

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tent en place l’humain dans son rapport aux dieux et à la terre,bientôt suivis par des histoires racontant la diffusion des règlesélémentaires de la vie en société.

L’action commence par une poursuite érotique. La scène sedéroule en Attique, avant même que n’existe la ville d’Athènes.La déesse Athéna parvient à échapper aux assiduités d’un col-lègue trop entreprenant, le potier et forgeron Héphaïstos, un dieumâle et maladroit destiné à devenir, comme elle, tutélaired’Athènes – un dieu connu dès Homère comme un mari cocu etun illustre boiteux. Athéna et Héphaïstos, ensemble, et en sou-venir de cette « affaire » très locale, de ce viol manqué au pied del’Acropole, recevront un culte au cœur de ce qui va surgir commel’espace politique athénien, dans un fameux sanctuaire qui jouxtel’Agora en direction du quartier des artisans, connu aujourd’huisous le nom de Théseion (Thisio, une station de métro).

Observons de plus près cette scène que décrit, avec précision,la mythologie des origines d’Athènes.

Héphaïstos poursuit la déesse. Il est évident, du point de vue dumythe, que le résultat de cette poursuite, si union il y a, sera lanaissance d’un enfant. Destiné à devenir le premier Athénien, cetenfant sera-t-il tout simplement le fils d’Athéna et du dieu desartisans ? Pas tout à fait. Ou plutôt oui et non. Il se passe quelquechose qui vient brouiller le dispositif génétique. L’union n’a paslieu. La déesse échappe. La semence d’Héphaïstos, toutefois,inonde la cuisse d’Athéna. La vierge farouche l’essuie d’unflocon de laine qu’elle rejette, et la semence du dieu vientféconder la Terre. C’est donc la Terre, la divinité du sol athénien,Gè, qui produit un enfant, appelé « le Très Terrien », Erichtho-nios. Celui-ci, qui est mortel, n’est pas enfanté par celle qui auraitdu être sa mère, Athéna. Il est enfanté par le sol de la patrie (ondevrait dire « matrie », en l’occurrence). Mais il se trouve néan-moins élevé, nourri, éduqué par Athéna. Elle tend en effet les brasvers cet enfant que lui remet la déesse Terre, cet enfant accouchédu sol de la future cité. Cette curieuse affaire de parenté du sol, oùl’enfant humain, le premier Athénien naît à la fois du couple

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parental et de la terre locale, cette conception à trois (à trois divi-nités) de l’ancêtre mortel de la cité, constitue le premier acted’une longue histoire mythique où le politique, ainsi fondé, necesse de se conjuguer au surnaturel.

Le pain et le vin

Après la naissance de l’ancêtre – qui a lieu, on le devine, aucentre du territoire dans la région de l’Agora, sinon sur l’Acro-pole elle-même – voici que l’espace se déploie, que se révèle leterritoire dans son ensemble : la campagne s’étend jusqu’auxfrontières de l’Attique, sous le règne de Pandion, fils d’Erich-thonios. On est très près des origines. C’est l’époque où le mondenaturel, les dieux et les hommes ne sont pas encore définitivementdistingués, séparés. Les dieux circulent sur terre, alors même quese mettent en place les premières cités, et des éléments importantsde civilisation. Les premières étapes de l’évolution vers la culturesont déjà là : les campagnes sont occupées par des bergers, desapiculteurs, des chasseurs. Il n’y a cependant encore ni céréali-culture, ni viticulture. Ni pain ni vin. C’est alors que Déméter etDionysos arrivent l’un et l’autre en Attique. Ces deux divinitéspérégrines viennent se faire connaître aux humains, réclamer unepart de culte, en échange de leurs dons. Leur commune parousiedésigne comme solidaires, ou complémentaires, les domaines surlesquels l’un et l’autre vont régner, domaines symboliquementdésignés par le pain et le vin.

Déméter (déesse du blé), erre sur terre à la recherche de sa fillePerséphone, enlevée par le dieu des morts. Elle a quitté les dieuxet pris l’apparence d’une vieille femme éplorée. Son errance laconduit aux confins de l’Attique, sur la route qui vient deCorinthe et de Mégare. Elle est accueillie par la famille royaled’Eleusis, à laquelle elle fait don à la fois de l’agriculture (larichesse, le bien-être de la vie cultivée) et des mystères (un ritesecret qui permet d’échapper à la désespérance quand on pense à

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la mort). Cette double initiation correspond à une réconciliation.Elle a lieu à l’issue d’une crise qui aurait pu conduire l’humanitéà sa perte : la déesse en deuil était aussi une déesse courroucée,qui faisait la grève au risque de rendre la terre stérile, menaçant àla fois les dieux, qui ne recevraient plus de sacrifice, et leshommes, qui seraient réduits à retomber dans la sauvagerieabsolue, le cannibalisme

3

.Dionysos (dieu du théâtre et de la vigne) arrive, lui, à la même

époque, dans une petite bourgade en pleine campagne, non loinde la frontière entre l’Attique et la Béotie, sur la route qui conduitde Thèbes à Athènes

4

. Il débarque dans le village d’Icarion, aucœur de la région (du dème) qui porte le nom d’Icaria et quideviendra bien plus tard – à la jonction entre temps mythique ettemps historique – la patrie de Thespis, le vieux poète considéré,dans la tradition grecque, comme le premier inventeur de la tra-gédie. Les archéologues ont effectivement trouvé là quelques ves-tiges d’un sanctuaire de Dionysos, à côté d’un des plus anciensthéâtres de Grèce. Il faut comprendre, avec le mythe, que Dio-nysos, qui pénètre alors en Attique, arrive dans le dème d’Icaria

3. L’histoire à laquelle je me réfère est rapportée dans un texte magnifiquedu

VI

e

siècle avant notre ère, un hymne à Déméter que la tradition attribue àHomère : on le lira dans la traduction de Jean H

UMBERT

, (Homère,

Hymnes

),aux éditions des Belles Lettres (Collection des Université de France), enl’accompagnant du commentaire de Jean R

UDHARDT

, « A propos de l’Hymnehomérique à Déméter »,

Museum Helveticum

35 (1978), pp. 1-17 (texte reprisdans :

Du mythe, de la religion grecque et de la compréhension d’autrui

,Genève, Droz, 1981 =

Revue Européenne des sciences sociales et Cahiers Vil-fredo Pareto

, tome XIX, n

o

58 ; et en anglais dans le très utile recueil d’étudespublié par Helen P. F

OLEY

,

The Homeric Hymn to Demeter

, Princeton, 1993).4. Les sources, ici, sont essentiellement la

Bibliothèque

attribuée à Apollo-dore (ce « manuel antique de mythologie », précieuse compilation de textesanciens disparus pour la plupart, datant de l’époque impériale : une nouvelletraduction française, sous la direction de Paul S

CHUBERT

, est parue à Lausanneen 2003) ; et aussi ce que rapporte un autre compilateur, H

YGIN

, contemporaind’Auguste, dans ses

Fables

(n

o

130) et dans son

Astronomie

(II, 4, 2-6),recueils mythographiques eux aussi indispensables, accessibles en français auxéditions des Belles Lettres (Collection des Universités de France).

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après avoir quitté Thèbes, la ville de sa mère Sémélé, où vient dese dérouler le drame de Penthée et des Bacchantes. On connaîtdéjà, du côté thébain, les pouvoirs de dérèglement, de méta-morphose et d’aliénation de ce merveilleux enchanteur, le rôleessentiel qu’il accorde aux femmes à travers le ménadisme, ainsique les ravages de la folie et de l’illusion, la

manía

qu’il peutdéclencher. On sait (notamment grâce aux

Bacchantes

d’Euri-pide) ce qui pourrait arriver à celui qui ne veut pas reconnaître ladivinité de Dionysos, et refuse l’extase.

Icarios, sa fille et sa chienne

En Attique, où l’on va bientôt inventer pour lui la tragédie (lechant du bouc), Dionysos ne fait pas l’objet d’une résistance dumême type que celle que lui opposait Penthée, à Thèbes. Il est aucontraire chaleureusement accueilli par celui qui précisément don-nera son nom au dème d’Icaria, un cul-terreux nommé Icarios, quivit là en compagnie de sa fille Erigoné (la Très Bien Née) et de sachienne Maïra (l’Etincelante, la Brillante). Bénéficiaire du traite-ment le plus attentionné, de la part de cette petite maisonnée unpeu « alternative », le dieu n’est cependant pas encore vérita-blement reconnu.

L’histoire commence comme celle d’Abraham, hôte excep-tionnel recevant le dieu Iahvé sous les arbres de Mambré, avant lacatastrophe de Sodome et Gomorrhe. C’est une histoire d’hospita-lité. Comme Abraham, sans savoir qu’il a affaire à un dieu, Icariosreçoit Dionysos en lui offrant ce qu’il a de meilleur. C’est aussi ceque font, au même moment, à l’égard de Déméter, les gensd’Eleusis (les filles et les servantes) qui installent dans le palais,comme nourrice du fils du roi, une vieille femme en deuil en qui ilsne reconnaîtront que bien plus tard la déesse. De même que lesgens d’Eleusis vont recevoir, de Déméter, le blé et les mystères,Icarios se voit offrir un extraordinaire cadeau, quand Dionysos,heureux de la belle hospitalité, prend congé de lui : le dieu lui

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confie un plant de vigne et lui apprend à le cultiver. Il lui enseigneaussi comment transformer le fruit de la vigne en un breuvageétrange, et lui enjoint d’en diffuser la connaissance à l’humanité.De la même manière que la culture du blé et l’art de transformer leblé en farine, puis en pain, seront diffusés à partir d’Eleusis, laculture du vin se répandra dans le monde à partir d’Icaria, uneautre bourgade dépendante d’Athènes. On perçoit, dans ce récitraconté du point de vue athénien, l’influence d’une revendicationchauvine, d’une fierté politique, sinon d’une propagande. Cetterevendication fait partie du jeu mythologique. Le pain et le vin,pour les Grecs, sont les signes d’une existence libérée de la sauva-gerie. La « vie au blé moulu », supposant la domestication de laterre et l’organisation du temps et des saisons, est ainsi complé-mentaire de la maîtrise des forces obscures que représentent lespuissances d’ivresse et de folie. L’une et l’autre constituent lesconditions d’un équilibre (toujours précaire) de civilisation.

A Eleusis, la visite et l’enseignement de Déméter sont liés à ladisparition de Perséphone, la Jeune Fille épousée par le dieu desmorts avec l’accord du Père (Zeus), mais sans le consentement dela Mère (Déméter). Le récit de cette visite équivaut à un drame dedeuil, de colère divine et de réconciliation malgré tout, quidébouche sur la double offrande du blé et du rite des mystères,consolation finale, après la tentative ratée d’immortaliser lesmortels : devenue nourrice du petit prince Démophon, Déméteravait en effet désiré lui conférer l’immortalité, en pratiquant sur luiun rituel du feu nocturne et secret ; ce rituel fut interrompu parl’arrivée intempestive de la maman de l’enfant, effrayée. Compen-sation de l’échec d’immortalisation, le rite que la déesse, finale-ment, enseigne aux Eleusiniens reproduit dans la nuit des mystèresle geste divin malencontreusement interrompu…

Avec Icarios aussi, un drame éclate. Après avoir chargé son cha-riot d’une outre pleine de vin, notre homme se met en route pourdiffuser la connaissance du breuvage. C’est précisément cettescène du chariot de vin attelé de bœufs, qui s’éloigne du village etse dirige vers l’humanité, que pérennise dans le ciel étoilé la cons-

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tellation du bouvier conduisant celle du Chariot (la Grande Ourse).Le chariot d’Icarios, dans cette affaire, peut être reconnu comme lemodèle mythique, la préfiguration viticole du « chariot deThespis », auquel Horace fait allusion pour désigner l’époque duthéâtre ambulant, où n’existait pas encore, pour la tragédie nais-sante, une structure architecturale

5

. Icarios voyage, dit-on, accom-pagné de sa fille Erigonè et de sa chienne Maïra. Les bergersd’Attique, à qui il présente le don de Dionysos, boivent sansconnaître les rites adéquats, sans mesure et chacun pour soi,comme des sauvages, des non-civilisés, comme le feraient parexemple un Cyclope ou un Centaure buvant à l’écart des autres,sans le contrôle d’un maître du banquet, et sans ajouter d’eau, cequi doit impérativement se faire dans une proportion très précise.Le vin, sans cette double règle qui seule peut le civiliser, le domes-tiquer, est pour les Grecs un poison, une drogue violente

6

. Ivres-morts, gesticulant, les bergers tiennent des propos indécents (despropos de drame satyrique). Certains d’entre eux imaginent qu’onleur a donné du poison pour pouvoir tranquillement voler leurstroupeaux. Sous l’effet du vin pur, révélateur négatif des pouvoirsd’enchantement de Dionysos, ils perdent la raison, ils sont vic-times d’hallucinations, ils deviennent violents. Ils tuent Icarios àcoups de bâtons et jettent son cadavre dans un puits ou bien, selond’autres récits, ils l’enterrent au pied d’un arbre. Puis ils se laissenttomber chacun dans son coin, pris d’un profond sommeil. A leurréveil, tous reconnaissent que le repos n’a jamais été meilleur et ilsse mettent à réclamer Icarios pour le récompenser de son bienfait.Icarios ne réapparaît pas.

Seuls à savoir ce qui s’est passé, les meurtriers n’ont pas laconscience tranquille. Ils s’empressent de prendre la fuite et par-

5. Pour le chariot de Thespis (appelé

plaustrum

, comme le chariot d’Ica-rios dans l’

Astronomie

d’Hygin), cf. H

ORACE

,

Art poétique

.6. Pour un bon usage grec du vin, il convient de fréquenter le livre très

agréable de François L

ISSARAGUE

,

Un flot d’images. Une esthétique du ban-quet grec

, Paris, 1987.

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viennent à l’île de Céos, l’île la plus proche des côtes d’Attique ducôté du Cap Sounion, où ils s’établissent, ayant reçu l’hospitalité.

Mais Erigoné, la fille d’Icarios, regrette l’absence de son père,une absence qui se prolonge. Elle se met à sa recherche. Lachienne d’Icarios, Maïra, survient alors en hurlant. Erigoné recon-naît, dans le cri plaintif très particulier de l’animal, l’indice d’unemort qui hantait son esprit. Car la jeune fille, dans son anxiété, nepouvait imaginer d’autre possibilité que la mort du père, absentdepuis tant de jours et de mois. Quant à la chienne, tenant dans sagueule un vêtement du disparu, elle conduit Erigoné directementau cadavre. Face à celui-ci, la fille inconsolable, écrasée de soli-tude et de pauvreté, verse d’abondantes larmes et se donne lamort : elle se pend à l’arbre qui marque la sépulture de son père.La chienne apaise par sa propre mort les mânes d’Erigoné.

Zeus (ou selon d’autres Dionysos) eut pitié de ces trois malheu-reux et transposa leurs corps parmi les astres. C’est pourquoi l’ondonne souvent, à cause d’Icarios, le nom de Bouvier à la constella-tion que d’autres appellent Gardien de l’Ourse, et que l’on pense àErigoné en regardant la constellation de la Vierge. Quant à lachienne, son nom et son apparence (Maïra, je le répète, signifie« l’Etincelante, la Brillante ») lui valurent d’être nommée Canicule.

Mais le catastérisme, cette métamorphose dans les astres quiéternise le moment (et le mouvement) d’avant l’inacceptable mal-heur, qui fixe à tout jamais la scène apaisée qui précède l’explosionde folie, ne suffit pas à stopper, sur terre, les effets de la souilluredéclenchée par le meurtre d’Icarios, le suicide d’Erigoné et la mortde la Chienne.

Une sorte d’épidémie sociale se répand sur le territoire athénien,causée par l’état d’impureté que représente le meurtre non puni.De nombreuses jeunes filles se donnent la mort : elles se pendentsans motif apparent, mais en réalité parce qu’Erigoné, en mourant,avait lancé une malédiction exigeant des dieux que les filles desAthéniens périssent d’un trépas identique au sien, si l’on n’enquê-tait pas sur la mort d’Icarios, et si l’on ne vengeait pas son meurtre.Ne comprenant pas ce qui leur arrive, les Athéniens consultent

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Apollon (l’oracle de Delphes), qui leur répond que s’ils veulentéchapper à leur sort, ils doivent apaiser Erigoné. Puisqu’elle s’estpendue, ils décident de corriger les effets de cet acte en le répétant,tout en le transformant de manière symbolique, comme à Eleusisl’immortalisation ratée de Démophon est reprise par la célébrationdes mystères, comme une variation rituelle sur le thème de latransgression (l’intervention de Métanire dans la chambre noc-turne où la déesse plongeait le bébé dans le feu) : il s’agit là dumécanisme rituel le plus fréquent, quasi freudien ; le rite répète etcommémore, mais en le transformant, l’acte même qu’il est censécorriger. Pour soigner l’épidémie déclenchée par le suicide d’Eri-goné qui s’est pendue, les Athéniens décident de suspendre à leurtour des objets de substitution, ou plus précisément encore leursfilles, en les balançant à des cordes comme des pendus agités par levent, mais en intercalant une planche. Ils instituent cette imitationet répétition théâtrale du trauma initial en tant que sacrifice expia-toire. Chaque année, ils célèbrent ce rituel de la balançoire (les

aiôra

) en privé et en public, en souvenir de la petite mendiante Eri-goné, cette pauvresse inconnue et solitaire partie, errante, à larecherche de son père, avec sa chienne.

L’histoire, bien sûr, ne s’arrête pas là. Devenue la constella-tion du chien, la chienne Maïra se lève avec le soleil en pleinété ; la Canicule, Sirius, l’étoile la plus visible de cette constel-lation, se met à brûler le territoire et les champs des habitants del’île de Céos, les privant de récoltes, les frappant eux-mêmes demaladie. Elle les contraint à expier douloureusement la mortd’Icarios, simplement du fait qu’ils en ont accueilli les meur-triers, ces êtres impurs. Le roi de Céos était Aristée, inventeur dumiel et de l’apiculture. Ce fils d’Apollon, contemporain d’Orphéequi dans un tout autre contexte fera fuir Eurydice et causeraindirectement sa mort, demande à son père Apollon commentagir pour se débarrasser de la souillure et délivrer son pays dufléau. Apollon ordonne de réparer la mort d’Icarios par un sacri-fice de nombreuses victimes adressé, sur la montagne, au Zeusde la fraîcheur humide, Zeus

Ikmaios

, pour lui demander qu’il

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fasse se lever un vent capable de tempérer les ardeurs de laChienne. Le poète Apollonios de Rhodes, dans ses

Argonauti-ques

(II 520-527), prétendait qu’Aristée avait fait appel à desArcadiens de la région du Lycée pour instaurer le culte de Zeus

Ikmaios

. Cela laisse entendre qu’il pourrait s’agir d’un sacrificehumain, du type de celui que les Arcadiens pratiquent sur laMontagne du Loup (le Lycée)

7

. Quoi qu’il en soit Aristée exé-cuta cet ordre et obtint de Zeus que soufflent les vents « été-siens », c’est-à-dire annuels, parce que chaque année (l’année sedit

etos

en grec) ils se lèvent à date fixe, à partir du leverhéliaque de la Canicule, et soufflent durant quarante jours.

D’autres versions rejoignent, complètent ou compliquent ledossier d’Icarios tel qu’on vient de le parcourir à partir desources mythographiques d’époque impériale, les

Fables

etl’

Astronomie

d’Hygin, ainsi que la

Bibliothèque

du Pseudo-Apollodore

8

. Hygin rapporte aussi qu’Icarios, ayant planté lavigne reçue de Dionysos, s’en était occupé avec le plus grandsoin et l’avait fait aisément fleurir, mais alors, dit-on, un bouc seprécipita dans le vignoble et cueillit les feuilles les plus tendresqu’il y voyait. Devant ce résultat, Icarios s’emporta, tua lebouc ; de sa peau il fit une outre qu’il gonfla d’air et noua ; il lalança au milieu de ses compagnons qu’il força à danser autourd’elle. Aussi Eratosthène dit-il : « C’est aux pieds d’Icarios que,pour la première fois, on dansa autour d’un bouc ». Le savantEratosthène, auquel Hygin se réfère, était bibliothécaired’Alexandrie et grand poète. Il avait mis en rapport, dans uneœuvre intitulée

Erigoné

, le rituel de la danse de l’outre avecl’invention du chant du bouc, la tragédie ! Usage érudit dumythe… Usage subtil, quand on sait que la tragédie est bel etbien un rituel adressé à Dionysos, issu du dème d’Icaria…

7. Cf.

infra

p.

000

.8. Cf. les références

supra

note

000

.

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21

Première approximation

Le mythe est construit comme un récit destiné à répondre àcertaines questions, et à faire lui-même l’objet d’un commen-taire inachevé, interminable. Son énonciation est une formed’interprétation. Inachevé par définition, il doit laisser au lec-teur, ou à l’auditeur, le choix du sens, le choix du moment où sereposer, et la possibilité d’une reprise, la possibilité de rebondir.C’est pourquoi il nous parvient dans une pluralité de versions,chaque version apparaissant comme une interprétation. Mais lemythe est néanmoins construit à partir d’une charpente struc-turée. Les récits que l’on vient de parcourir sont des récits d’ori-gine, dont toutes les variantes sont conçues selon une tramecommune : on y montre comment on passe de la rustrerie à lacivilisation, comment se mettent en place les éléments essentielsd’un équilibre culturel et politique : Dionysos et Déméter sontdes agents à la fois redoutables et essentiels de ce passage.

L’agriculture, la viticulture, les mystères (une cérémonie duculte de Déméter) et la tragédie (une cérémonie du culte de Dio-nysos), représentent, pour les Athéniens et l’ensemble desGrecs, des étapes majeures de ce passage. D’autres étapes, dansd’autres mythes, seront l’invention du feu et du sacrifice, de lavie en communauté, du tribunal, etc.

La mythologie transmet, sous forme d’un répertoire narratif,la mémoire de ces épisodes fondateurs de la civilisation. Il s’agitd’un répertoire dans lequel les Anciens puisaient pour pouvoirse livrer à un exercice traditionnel de questions-réponses, sansque les réponses soient définitives, puisque toujours d’autresvariantes surgissent. La mythologie fonctionne en effet sur plu-sieurs registres simultanés. Elle se présente ainsi comme unesorte de divertissement traditionnel. Les récits qu’on y puiseapparaissent comme autant de réponses à certaines questionsqu’on joue, avec plaisir, à se poser encore et toujours : d’oùviennent les vents étésiens, mais aussi pourquoi danse-t-on surune outre gonflée d’air, d’huile ou de vin, lors de telle fête reli-

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gieuse consacrée à Dionysos, pourquoi, lors des cérémoniesprintanières liées aux morts, aux fleurs et au vin nouveau (lesAnthestéries), les jeunes filles pratiquent-elles un rituel debalançoire ? Que signifient enfin les noms de Chariot, de Bou-vier, de Vierge ou de Chien attribués à des constellations ? D’oùvient, en Attique, le culte de Dionysos, comment en est-onarrivé à fixer les règles du bon usage de l’ivresse, etc. ?

On a l’impression, à voir la multiplicité des variantes, que lemythe présuppose l’oubli des réponses qu’il est censé donner.On oublie, pour mieux se ressouvenir. Il en va du mythe greccomme des œufs de Pâques ou du Père Noël : chaque année onse plaît à en redécouvrir les nouvelles et sempiternelles variantesétiologiques.

Une mémoire partagée

Essayons, à partir des récits que nous venons d’évoquer, demieux cerner encore ce qui pourrait être la nature et la fonctiondu mythe

9

.Au cœur de chaque culture, une mémoire, profonde et poly-

morphe, est déposée : des coutumes, des paroles et des images

9. Il s’agit ici d’un essai de définition générale à usage pratique, tiré d’uneexpérience de « regard lointain ». Sur les problèmes que poserait une micro-analyse de la ou des définition (s) grecque (s) du mot

mûthos

, et les rapportsmobiles entre mythe, raison et histoire, le débat théorique (philosophique etrhétorique) n’a jamais cessé depuis l’Antiquité. On trouvera l’essentiel dudossier dans M. D

ETIENNE

,

L’invention de la mythologie

, Paris, 1981 ;P. V

EYNE

,

Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ?

, Paris, 1983 ; L. B

RISSON

,

Sauver les mythes (Introduction à la philosophie du mythe 1)

, Paris, 1996 ;Cl. C

ALAME

, «

Mûthos, lógos et histoire. Usages du passé héroïque dans larhétorique grecque », L’Homme 147 (1998), pp. 127-149 ; Ph. BORGEAUD,« La mémoire éclatée. A propos de quelques croyances relatives au mythe »,dans : P. GISEL et J.-M. TÉTAZ (éd.), Théories de la religion, Genève, 2002,pp. 201-221.

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familières y retentissent et font qu’on se sent chez soi. Ces réfé-rences partagées relèvent essentiellement :

– d’une part du domaine de la langue et de la communicationau sens large (un ensemble de récits et d’images traditionnels),

– d’autre part du domaine des techniques et des comportements.Une manière (traditionnelle) de dire correspond à une manière

(traditionnelle elle aussi) de faire, de ressentir, ou de réagir. Dansce sens, on peut parler non seulement d’un bagage coutumier,mais aussi d’un style. On ne parle pas tout à fait la même langue,on ne raconte pas tout à fait les mêmes histoires, on ne mange paset l’on ne réagit pas tout à fait de la même manière, quand on setrouve à Athènes (à telle ou telle époque) ou quand on se trouvedans une bourgade arcadienne (à telle ou telle époque).

Ce que nous appelons mythe et ce que nous appelons rite relè-vent, respectivement, du côté comportemental et du côté narratifde cette mémoire culturelle en continue transformation :

– le rite, du côté des comportements, est particulièrementcodifié, stéréotypé, puisqu’on est censé pouvoir le reproduire, leplus exactement possible, en chacune de ses composantes ges-tuelles et en chacune de ses paroles et représentations iconiques,à des dates ou en des occasions déterminées ;

– le mythe, du côté du langage, apparaît lui aussi comme unhéritage culturel particulièrement structuré, codifié : l’histoirequ’il raconte, et non seulement la manière de la raconter, se trouveinlassablement reprise et répétée en d’innombrables variations.

Le mythe et le rite constituent ainsi, ensemble, deux dimen-sions essentielles, emblématiques, d’une tradition partagée,d’une identité. Le mythe, comme le rite, est un mode d’expres-sion propre à un groupe, à une société, à un moment donné. Sonapprentissage, sa transmission dans le cadre d’une éducation, oud’une tradition, crée un type très particulier de lien entre l’indi-vidu et le collectif, un lien où la part de l’imaginaire et du senti-ment devient particulièrement importante. Ce lien, les penseurs

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grecs (surtout les néoplatoniciens) lui ont donné un nom : lesymbole.

Le mot symbolon, en grec, désigne un tesson de poterie. Lesymbole, c’est un signe qui rassemble. Un fragment de terre-cuite dont la brisure rejoint celle d’un autre tesson. Le symboleest un signe de reconnaissance.

Lisons ce que dit à ce sujet un grand penseur romantique alle-mand, Creuzer qui, dans sa Symbolik, a élaboré une théorie dusymbole et du mythe au début du XIXe siècle, à partir desréflexions des néoplatoniciens (artisans d’une mystique grecque) :le symbole, dans la sphère de la religion, exprime « ces sortes derelations entre les hommes et les dieux qui ne sont pas suscep-tibles d’être expliquées, mais seulement interprétées ». Le sym-bole se présente comme un signe parfaitement naturel. Dans lesymbole, la connexion du signe et de la chose signifiée, dusignifiant et du signifié, loin d’être arbitraire ou conventionnelle,semble reposer sur les lois éternelles de la nature. « Ce sont lesdieux qui auraient donnés ces signes, et qui en seraient les pre-miers interprètes […] C’est ce sentiment qui fonde la préémi-nence du symbole sur tous les autres genres d’expressionfigurée. » Le symbole est reçu comme une évidence, uneréponse de la nature et des dieux eux-mêmes aux questions quese posent les humains. Dans les termes de Creuzer « ces sortesde réponses révélant soudainement une pensée, pénètrent d’unseul coup dans l’esprit, ce qui est propre au symbole qu’onpourrait nommer une révélation instantanée. En effet, le sym-bole est un signe ou une parole qui donne instantanément uneconviction profonde, qui vit dans la mémoire et lui rappelle unegrande idée » 10.

10. L’essentiel de la réflexion menée par Georg Friedrich CREUZER (1771-1858) sur le « symbole » et le « mythe », dans la Symbolik und Mythologieder alten Völker, besonders der Griechen (édition originale publiée entre1810-1812), a été commodément reproduite en français par J. D. GUIGNIAUT,dans son adaptation de l’œuvre de Creuzer parue sous le titre de Religions del’Antiquité, t. 1, 2e partie, Paris, 1825, pp. 528-536.

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Aujourd’hui, d’une manière un peu moins théologique, ondira que le symbole est un signifiant conventionnel, arbitrairecomme tous les signifiants, mais qui a tendance à renvoyer ausignifié à la manière d’un signe de ralliement entraînant irrésis-tiblement l’adhésion, un signe qui noue, qui relie entre elles lespersonnes qui en font usage et en reconnaissent le sens. Le côtéconventionnel, arbitraire, se trouve relégué au second plan, ouocculté par une sorte d’effet de réel. Le symbole apparaît incon-testable. Il est de l’ordre de l’évidence et du sacré. La symbo-lique est donc une science du social, en même temps et autantque du sacré. La croix et le poisson sont des symboles, dans cesens. Ils renvoient les Chrétiens à la passion du Christ, tout enfonctionnant, par rapport au croissant d’Allah ou à la ménorahjuive, comme des signaux identitaires marquant l’appartenanceà une communauté précise, qui se désigne elle-même par cessymboles, des symboles dont la sacralité est reconnue et exiged’être respectée.

Par « symbolique » ou fonction symbolique, on peut donc dési-gner une dimension très réelle de l’existence, dont il est néces-saire de tenir compte à côté du biologique ou de l’économique.Une dimension de la vie sociale et politique dont l’actualité secharge de nous rappeler l’importance : il suffit de penser auxenjeux de certains symboles, dans le monde d’aujourd’hui :notamment certaines reliques ou lieu saints, du côté de l’espla-nade du Temple, ou du tombeau des patriarches, ou deBethléem, de Nadjaf ou d’Ayodhar. Les récits d’origine, dans lamythologie grecque, ne fonctionnaient pas différemment ; ilsrenvoyaient eux aussi à du symbolique et à de la topographiesacrée (sanctuaire inviolable d’Eleusis, temple et théâtre de Dio-nysos, etc…).

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Seconde approximation : Socrate au bord de l’Ilissos

Face discursive du symbolique, le mythe est un récit, une his-toire qu’on raconte. Pour être mythique, le récit doit véhiculerune histoire d’un type particulier, non pas l’invention d’un indi-vidu, mais une histoire traditionnelle, une histoire qui appartientà la mémoire d’une communauté, d’une collectivité, d’unesociété qui s’y reconnaît. Athènes ici, Arcadie là : l’histoire desrois d’Eleusis et d’Athènes, celle d’Icarios, ou de Callisto etd’Arcas. Pris en charge par la culture littéraire commune desGrecs, les cycles athéniens et arcadiens (thébains aussi bien sûr,et corinthiens, troyens, etc.) se trouvent intégrés dans unensemble que l’on finit par considérer comme homogène, lamythologie grecque et romaine. Cet ensemble, cependant, n’estjamais qu’un immense réservoir de diversités.

L’individu auquel on raconte un mythe doit participer à lamémoire que ce mythe véhicule. Il reconnaît le mythe, ou ne lereconnaît pas, comme un signe d’appartenance au groupe dont ilse réclame, comme un signe identitaire. Le mythe est athénienou arcadien d’abord, puis (en un second temps) grec. C’est en cesens, dirons-nous, que le mythe représente la face discursive dusymbolique. Le mythe d’ailleurs est souvent une histoire desorigines. C’est donc une manière, pour un Athénien, ou unArcadien, ou un Thébain, de se représenter dans sa propre émer-gence, par rapport aux autres Grecs. Une manière d’affirmer unespécificité, un caractère propre, irréductible. A moins que celane devienne, au niveau des grands récits panhelléniques, unemanière de s’affirmer comme grec, par opposition aux barbares.

Face discursive du symbolique, le mythe a donc une fonctionidentitaire. Mais cela ne signifie pas que les Grecs croyaient àleurs mythes comme on croit à un dogme. Le mythe appartient àla communauté, certes. Il représente l’histoire des origines de lacommunauté. Mais cet objet identitaire, cette mémoire« tribale », ce signe de reconnaissance ne fait pas l’objet d’uncredo. C’est une mémoire qui exige à la fois qu’on lui soit fidèle

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et qu’on sache formuler de nouvelles variantes, c’est unemémoire contrôlée, mais en continuelle transformation. Quiaime les variantes, les variations. Enoncer un mythe, c’estnécessairement formuler une nouvelle version. La mythologiegrecque apparaît donc comme un ensemble de récits issus descommunautés et des cités, véhiculés dans le cadre d’une plura-lité de traditions, des récits foisonnants qui ne demandent pas àêtre crus, mais à être interprétés, qui ne prétendent pas dire lavérité, mais qui ne sont pas dénués de sens, et auquel on netouche pas volontiers.

Pour se faire une idée du rapport normal d’un Grec cultivé àcet ensemble de récits traditionnels, on peut se tourner versSocrate, dans le Phèdre de Platon 11.

On est aux portes d’Athènes, au bord d’une rivière, à l’ombredes arbres, dans un paysage empli de présences divines et desouvenirs mythiques, à l’heure (dangereuse) de midi.

Dis-moi Socrate, n’est-ce pas par ici, au bord de l’Ilissos, queBorée, selon ce qu’on rapporte, enleva Orithyie ? – Socrate : Onle dit en effet. – Phèdre, saisi par la beauté magique du lieu, ettout disposé à recevoir le mythe dans sa littéralité : Ne serait-cepoint précisément ici ? Les eaux apparaissent belles et pures,translucides, tout à fait propices à ce que des jeunes filles vien-nent jouer sur leurs bords – Socrate (répondant d’abord au pre-mier degré, laissant croire, mais c’est de l’ironie, qu’il entre deplain pied dans l’univers magique auquel introduit la naïveté dePhèdre) : Non, mais deux ou trois stades plus bas, là où l’on tra-verse pour se rendre au sanctuaire de la Mère (Déméter auxchamps). C’est là en effet qu’il y a un autel de Borée.

Il faut savoir que Borée, le ravisseur de la jeune fille, est unroi des régions de Thrace, un parent par alliance des Athéniens,puisqu’après l’avoir enlevée il a épousé Orithyie, la fille du roi

11. PLATON, Phèdre 229 b-e. Je suis la traduction de Léon ROBIN, Paris,Les Belles Lettres, 1933, en la modifiant légèrement, et en commentant.

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fondateur Erechthée. Mais Borée est aussi un dieu, qui reçoitdes sacrifices à Athènes depuis qu’il est intervenu, comme divinVent du nord, contre la flotte Perse en 480 av. J.-C., et qu’il pos-sède pour cela un autel.

Phèdre est surpris par la réponse de Socrate :

Mais, par Zeus, dis-moi, Socrate, est-ce que tu crois-tu, toi,que ce récit fabuleux [litt. : ce mythologème] est vrai ? – Socrate :Si, jouant au savant, je mettais ce récit en doute, je m’épargne-rais de passer pour un insensé. Je pourrais essayer, sans tropd’effort, de démontrer que la jeune fille appelée Orithyie a étépoussée par un vent du Nord [un vent boréal] en bas des rochersvoisins, tandis qu’elle jouait avec Pharmacée [la « magicienne »,une parfaite inconnue], et que des circonstances mêmes de samort est née la légende de son enlèvement. J’estime toute foispour ma part que si les explications de ce genre, Phèdre, ont leuragrément ; ce sont les explications d’un esprit trop compliqué,trop laborieux : ce ne sont pas des explications heureuses. Eneffet, si on y a recours, on sera bien forcé de remettre aussid’aplomb l’image des Hippocentaures, puis plus tard celle de laChimère ; et on sera bientôt submergés par une foule pressée deGorgones ou autres Pégases, par la multitude, autant que par labizarrerie, des créatures inimaginables et des monstres légen-daires ! Si, par incrédulité, on ramène chacun de ces êtres à lamesure de la vraisemblance, et cela en usant de je ne sais quellegrossière sagesse, on n’aura pas le temps de beaucoup flâner.Pour moi, qui essaie de savoir qui je suis (de me connaître moi-même, selon la formule de Delphes), je n’ai pas le temps dem’occuper d’autre chose. Je donne donc à ces fables leur congéet, à leur sujet, je m’en rapporte à la tradition [litt. : je me laissepersuader par ce que l’on pense traditionnellement à leur sujet] ;je le disais à l’instant, ce n’est point elles que j’examine, c’estmoi-même : peut-être suis-je une bête plus étrangement diverseet plus fumante d’orgueil que n’est Typhon ?

La rencontre de l’autel de Borée réveille toute une mémoire :celle des origines de la cité d’Athènes. On est renvoyé à de l’his-toire. Mais cette histoire est fabuleuse. Elle relève de l’imagi-

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naire et de l’idéologie. Erechthée, que la tradition confond leplus souvent avec Erichthonios, fait figure d’ancêtre des Athé-niens, dans le fameux catalogue des vaisseaux, la liste des alliésvenus attaquer Troie, dans l’Iliade :

« Ensuite ceux d’Athènes, la belle cité, peuple d’Erechthée augrand cœur, Erechthée, enfant de la glèbe féconde, qu’Athéné,fille de Zeus, jadis éleva, puis installa à Athènes dans son richesanctuaire. Aussi les fils des Athéniens lui offrent-ils là taureauxet agneaux à chaque retour de l’année » 12.

Le tombeau-sanctuaire d’Erechthée, sur l’Acropole, repré-sente ce qu’il y a de plus saint à Athènes : c’est là que l’ontrouve les traces du conflit entre Athéna et Poséïdon pour la pos-session de la cité : l’olivier sacré que fit jaillir la déesse, et lamer creusée par le trident du dieu 13. Sous le règne d’Erechthée,la cité d’Eleusis se met en guerre contre la cité d’Athènes.Erechthée se trouve confronté aux troupes conduites parEumolpe fils de Poséidon et de Chioné la Neigeuse, elle-mêmefille d’Orithyie et de Borée. Pour vaincre cet ennemi et lointainparent, il faut que le roi d’Athènes, encouragé par son épousePraxithéa, accepte de sacrifier une de ses filles avant de se voirenglouti lui-même dans le rocher de l’Acropole. Ce drame faitl’objet d’une pièce d’Euripide (env. 480-406), plus ou moinscontemporain de Socrate (469-399). D’importants fragments decette tragédie jouée en 423 nous sont parvenus 14.

Les récits traditionnels auquel Socrate fait allusion au bord del’Ilissos, dans le Phèdre de Platon, relèvent de cet ensemble demythologie nationale. Ils font (dans le commentaire de Socrate)l’objet d’une réception très particulière : pas de credo, mais pas

12. HOMÈRE, Iliade, II, 546-554, traduction P. Mazon, CUF.13. HÉRODOTE, Histoires, VIII, 55, 2-10.14. Cf. EURIPIDE, Erechthée, surtout les fragments 14 et 22, dans : EURI-

PIDE, Tragédies, t. VIII 2e partie, Fragments, Paris, Les Belles Lettres, 2002.Sur cette pièce, cf. Marcel DETIENNE, op. cit. note 1, pp. 9-48.

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de rejet non plus (comme se sera le cas dans un autre dialoguede Platon, la République). En fait, on est dans un terrain oùrègne sans problème la pluralité des interprétations possibles.On se laisse porter par le récit, tel qu’il est adopté dans le cadredu groupe. Le sens vient de surcroît.

Le mythe ainsi ne constitue pas un objet de croyance, mais ilest accepté dans la mesure où, faisant partie de la coutume, ilplaît. Il relève d’une pratique sociale non problématique, unepratique du bonheur : il fait partie du jeu traditionnel avec toutela souplesse, et toute la faculté d’adaptation et de transformationque cela suppose.

Le mythe, d’ailleurs, n’est pas nécessairement un discourssérieux. L’humour, et même le rire le plus grossier peuvent yavoir leur part. Il suffit de se souvenir, dans l’Odyssée, du récitde la vengeance du dieu Héphaïstos, l’artisan cocu qui prend aupiège d’un invisible filet son épouse Aphrodite en train de s’unirau dieu de la guerre : l’illustre boiteux expose les coupables aurire inextinguible des dieux. Cela fait partie du répertoire del’aède, au même titre que les souffrances d’Ulysse. Du côté deDionysos et de Déméter notamment, les pratiques d’« aischro-logie » (de récits grossiers) ont une fonction rituelle. Au sanc-tuaire des Cabires, où l’on pratiquait des mystères dans la cam-pagne de Thèbes, en pleine époque classique, on a trouvé uneextraordinaire série de vases à figures peintes représentant desscènes de l’Odyssée sur un mode travesti et scabreux. Le mythen’est pas du tout allergique à la dérision, et point n’est besoin deprendre un ton inspiré et solennel pour l’énoncer. Pas plus qu’ilne faut considérer les rites comme des affaires nécessairementaustères.

Dégagé (jusqu’à un certain point) des contraintes du réel, fai-sant intervenir le merveilleux et la métamorphose, le mythepermet de procéder, de manière ludique, à une exploration systé-matique des limites de l’imaginaire psychologique et social ; ilreprésente une forme d’expérimentation. La société fortementpatriarcale qui est celle des Grecs se plaît par exemple à

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raconter, dans le cadre plaisant de la mythologie, de sombreshistoires d’Amazones, ou de femmes qui prennent le pouvoir.Le mythe réfléchit sur la pratique sociale en construisant, sur lesmarges du monde civilisé, ou en de lointaines origines, une séried’oppositions et d’inversions des valeurs de la cité. Il se plaît àraconter l’invention de menaces capables d’ensauvager la civili-sation.

Il ne suffit pas, pour rendre compte du mythe, de dire qu’il estune forme de récit fonctionnant comme un signe d’apparte-nance, ou de ralliement. Pas plus qu’il ne suffit de dire que lemythe entretient, avec la réalité, un rapport compliqué, de rela-tive liberté, ou de contre-point comme dirait Claude Lévi-Strauss. Il faut aller plus loin encore.

Un mythe, c’est un récit traditionnel qui renvoie à d’autresrécits traditionnels, l’ensemble de ces récits constituant unemythologie. Ce n’est pas seulement un récit construit en fonc-tion d’autres récits, comme une variation sur un thème, ou uneallusion à un classique du cinéma dans un film récent. Le mytherenvoie à l’ensemble mythologique par l’effet d’un phénomèneplus complexe que ne serait l’intertextualité. Ce sont en effet leséléments eux-mêmes, les images et surtout les personnages,qu’on retrouve d’un récit à l’autre. Cela est vrai, au plus hautdegré, de la mythologie grecque. On y retrouve, en des occa-sions très diverses, des figures comme Héraclès, Thésée, Jasonou même Ulysse (qui n’est pas confiné à l’Odyssée). Dionysosvoyage, de Thèbes où vont naître (dans sa famille) Actéon etŒdipe, jusqu’en Attique où il rencontre Icarios. Déméter confiela diffusion de l’agriculture à un jeune prince éleusinien, Tripto-lème, qui circule sur un char attelé de serpents ailés pour serendre, entre autres, en Arcadie auprès d’Arcas. Les person-nages, les motifs, les images, les structures narratives, se retrou-vent, se répondent, s’opposent, se répètent ou se métamor-phosent.

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LE MYTHE DU LABYRINTHE

« Lethe, the river of oblivion, rolls her waterylabyrinth. »

MILTON

Une image

On a depuis longtemps mis en évidence l’existence de deuxreprésentations opposées du labyrinthe : selon les uns, c’est unlieu de confusion extrême où les couloirs se croisent et se recroi-sent, où le « voyageur » se trouve à chaque instant confronté àde multiples choix, à de fallacieuses bifurcations ; et simultané-ment, pour toute une tradition iconographique – la traditionmajeure qui va de la Grèce mycénienne aux labyrinthes d’églisesmédiévales et au-delà encore – c’est un trajet long et compliqué,certes, mais sans ambiguïté, sans piège, qui conduit néces-sairement, après de multiples tours et détours, vers le centre 1.

1. W.H. MATTHEWS, Mazes and Labyrinths : A General Account of TheirHistory and Development, London, 1922 ; K. KERÉNYI, Labyrinth-Studien :Labyrinthos als Linienreflex einer mythologischen Idee, 2e éd., Zürich,1950 ; P. SANTARCANGELI, Il libro dei labirinti. Storia di un mito e di un sim-bolo, Firenze, 1967 (trad. française : Le livre des labyrinthes, Paris, 1974) ;Penelope REED DOOB, The Idea of the Labyrinth from Classical Antiquitythrough the Middle Ages, Ithaca, 1990.

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Dans l’Antiquité, on parlait souvent du labyrinthe où l’on seperd, où l’on s’égare alors que l’iconographie présentait tou-jours le labyrinthe à trajet unique, sans bifurcation 2 : ce phéno-mène s’explique dès qu’on réalise que cette dualité, exprimée enanglais et en allemand par l’usage de deux mots – maze et laby-rinth, Irrgang et Labyrinth – n’est pas le signe de deux concep-tions opposées du labyrinthe, mais découle de la nature mêmede cet étrange lieu de passage 3.

La légende de Thésée est claire : c’est pour sortir du laby-rinthe que le héros a besoin d’Ariane, non pour y entrer. Lechemin conduit nécessairement au Minotaure ou à la mort : hicinclusus vitam perdit, comme le dit l’inscription d’unemosaïque de Sousse (Tunisie, Kern no 145). Cependant, même sile Minotaure est tué, même si la mort est traversée, le retourn’est pas pour autant assuré. Il faudra, curieusement, retrouverson chemin dans un lieu devenu soudain compliqué. Le laby-rinthe au centre duquel Thésée est entré sans problème se trouvetransformé en Irrgang dès qu’il a la possibilité ou le désir d’ensortir. Cette étrange métamorphose rend nécessaire une aideextérieure, un fil d’Ariane.

On a comparé, à juste titre, le fil d’Ariane aux cailloux duPetit Poucet 4 : dans l’un et l’autre cas, il s’agit d’un moyen mné-motechnique. L’oubli serait donc le moteur de l’étrange méta-morphose du labyrinthe à voie unique en Irrgang. Remonter lefil d’Ariane, c’est effectuer une anamnèse, retourner à la sourceà travers la confusion de l’oubli. Inversement, entrer dans lelabyrinthe, c’est entrer dans un lieu où fatalement on oublie lechemin que l’on vient de parcourir. En ce sens, le labyrinthe,pris dans sa totalité, est à la fois le chemin qui mène vers un

2. Il suffit de se référer au riche catalogue (doté d’une impressionnantebibliographie) de H. KERN, Labirinti, 2e éd., Milan, 1981.

3. Roger CAILLOIS avait attiré notre attention sur ce point, in : Jorge LuisBorges, textes réunis par D. DE ROUX et J. DE MILLERET, Les Cahiers del’Herne 4, Paris, 1964.

4. H. JEANMAIRE, Couroi et courètes, Lille, 1939.

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centre, vers un nouveau mode d’existence, et l’artifice enchantéqui empêche d’en ressortir si l’on n’a pas pris soin de laisser destraces. Retrouver ces traces, remonter le fil d’Ariane, c’est par-courir un trajet régressif par lequel on tente d’abolir l’oubli, devaincre le pouvoir du temps. Parvenu au terme de sa quête, lepèlerin voit le centre découvert se transformer en confusion quilui cache un nouveau centre vers lequel, reprenant sa route, ildoit maintenant se diriger. Le labyrinthe a toujours deuxcentres : celui où l’on est et celui où l’on voudrait être. Le laby-rinthe total est double, à la fois labyrinth et maze. C’est uneimage dynamique en continuelle métamorphose. En sortir équi-vaut à entrer dans un nouveau labyrinthe : le labyrinthe est lelieu de son propre passage. L’expérience labyrinthique, parconséquent, est cyclique. On ne s’échappe pas du labyrinthe enle traversant. Thésée, à son retour de Crète, perd Ariane etretrouve sa condition humaine définie en opposition à celle deDionysos – l’époux légitime d’Ariane – auquel il avait eu la ten-tation de s’identifier. L’objet de la quête s’évanouit dès quel’épreuve est accomplie. Ce qui demeure est une image, un refletde ce qui était recherché : la royauté de Thésée est un succé-dané.

On ne sort du labyrinthe qu’en s’en détachant. En connaître leparcours ne suffit pas, ni même en être l’architecte. Dédale – leconcepteur du labyrinthe – prisonnier de sa propre architectures’en échappe par l’envol, après avoir façonné des ailes de cire etde plumes, pour lui et pour son fils Icare : ce récit forme un pontentre la symbolique grecque et européenne du labyrinthe et lapratique orientale du mandala. Parvenue au centre du mandala,la méditation est achevée. Le centre est le lieu du détachement.Dans le cas du labyrinthe, parvenir au centre ne fait qu’annoncerun retour qui est un recommencement. En fuyant le labyrinthepar les airs, Dédale esquive le recommencement. Sa ruse rejointl’ascèse de l’hindou ou du tibétain qui utilise le mandala commesupport de méditation. La comparaison entre mandala et laby-rinthe n’est cependant justifiée qu’au niveau d’un signifié poten-

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tiel. Il faut souligner que, considérées chacune dans soncontexte, les deux images diffèrent sur un point essentiel. Alorsque le principe du labyrinthe est une spirale qui revient sur elle-même, celui du mandala est la combinaison et l’imbrication decercles concentriques, de carrés et de triangles. Labyrinthe etmandala peuvent devenir des images du monde, mais alors que laspirale du labyrinthe est liante et continue, la discontinuité deszones du mandala appelle une progression par sauts d’un niveaude réalisation à un autre. Le mandala met l’accent sur la libéra-tion, le labyrinthe sur l’attachement. Traduit en pensée indienne,le labyrinthe serait probablement une image du samsara, lequelcorrespondrait dans la pensée grecque à l’éternel retour.Nietzsche l’a bien senti pour qui le labyrinthe devient une imagede plus en plus obsédante 5. L’éternel retour, également, n’est pasexactement un retour au « même ». Dans le labyrinthe, la dialec-tique du « même » et de « l’autre » s’estompe. Le trajet labyrin-thique est une progression régressive : la spirale contraint tout« voyageur » à revenir sur ses pas, on ne s’approche donc ducentre qu’en s’en éloignant. On avance à coups de mémoire.Sortir du labyrinthe, revenir à la lumière, ne signifie pas retrouverun état antérieur qui soit le même. Ce qu’indique la répétition,c’est une nouvelle naissance. On peut parler d’une « régression enavant » dans la mesure où la mémoire – le fil d’Ariane – annonceun futur. Il s’agit d’une mémoire eschatologique, d’une mémoire-espérance.

La mémoire et l’oubli

L’expérience labyrinthique – du labyrinthe au maze et inver-sement – met en cause trois temps distincts. En un premier

5. Cf. Angèle KREMER-MARIETTI, L’homme et ses labyrinthes. Essai surFriedrich Nietzsche, Paris, 1972.

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temps, celui de la mémoire : le labyrinthe est la voie, le pas-sage qui conduit à un centre. Une fois le centre atteint, lechemin s’efface, c’est le second temps : celui de l’oubli aucours duquel le labyrinthe disparaît. En un troisième temps : lecentre atteint – qui n’est déjà plus un centre puisque le laby-rinthe s’est effacé – devient une prison d’où l’on voudraits’échapper ; mais le labyrinthe oublié s’est transformé en mazedont la confusion cache l’accès au nouveau centre désiré.Cette conscience de l’oubli motive la quête – l’errance – quidurera jusqu’au retour du premier temps : celui de la mémoire.Entre oubli et prison, il y a l’éveil – conscience de l’oubli –signifiant que quelque chose s’est passé, que soudain le mondeoù l’on se trouvait jusqu’alors sans problème, est devenu lelieu d’où l’on doit s’échapper. L’oubli est emprisonnement. Ladistinction n’est qu’une question de prise de conscience. Onpeut ne pas désirer s’échapper du labyrinthe : la prison estalors invisible voire même merveilleuse d’où pour rien aumonde on ne voudrait sortir 6, une prison négation d’elle-même. Seule la mémoire d’un autre séjour peut suggérer laquête : c’est alors que le jardin enchanté devient forêt obscure,que le charme devient maléfice et que misérablement l’oubliemmêle dans les entrelacs de l’Irrgang la route désirée, autre-fois connue. Par la mémoire, on refait une route déjà par-courue. Thésée remonte le fil d’Ariane, le Petit Poucetretrouve ses cailloux. Cependant le lieu où l’on retourne n’estplus le même, ni le même celui qui revient. Thésée et lesjeunes gens quittent Athènes, traversent le labyrinthe et revien-nent à Athènes. Apparemment. En fait, c’est un jeune roi quirevient, ramenant des citoyens vers une cité nouvelle. Cettetransformation du « même » en « autre », réalisée par l’expé-rience labyrinthique, correspond à la problématique de l’initia-tion. Les trois temps de l’expérience labyrinthique – oubli,

6. Telle est la version proposée par le Thésée d’André GIDE (Paris,1946).

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errance, passage – correspondent au schéma des rites de pas-sages donné par Van Gennep 7 : l’oubli correspond à l’étatpremier ; l’errance à la période de séparation – la phase dite« liminale » ; le passage – sortie du labyrinthe – à la réintégra-tion. Le « même » et l’« autre » coïncident, ils sont réconciliésdans le nouvel état : celui de la réintégration.

Un labyrinthe de paroles

C’est sous la forme du discours que l’une des principalesinterprétations ou réévaluations du labyrinthe va se faire dès leIVe siècle av. J.-C. dans une continuité étonnante qui ne s’inter-rompt plus jusqu’à nos jours. Le Socrate de Platon emploie lemot « labyrinthe » pour désigner un lieu dont la formeparticulière évoque celle du dialogue philosophique. Au milieud’une quête laborieuse de la définition désirée, il s’adresse àson interlocuteur : « … nous nous trouvons comme tombésdans un labyrinthe, pensant déjà être au bout, mais reprenantun virage nous paraissons en être toujours au début de notrerecherche, et toujours manquer de ce que nous cherchions audébut » 8. Notons qu’il s’agit ici d’un lieu où l’on cherchequelque chose : un centre ou une sortie. Les deux sont éga-lement possibles. Rien n’indique si le labyrinthe du dialogueenveloppe un centre vers lequel il conduit, ou si au contraire,ce centre est à l’extérieur : ce qui voudrait dire que ladéfinition recherchée se trouve au-delà du discours qui lacherche, discours dans lequel l’enquêteur est enfermé et qui se

7. Arnold VAN GENNEP, Les rites de passage. Etude systématique des ritesde la porte et du seuil, de l’hospitalité, de l’adoption, de la grossesse et del’accouchement, de la naissance, de l’enfance, de la puberté, de l’initiation,de l’ordination, du couronnement, des fiançailles et du mariage, des funé-railles, des saisons, etc., Paris, 1909.

8. Platon, Euthydème 291 b.

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présente comme une barrière devant la vérité. Les deux à lafois sont possibles : le discours philosophique assumant lesdeux aspects du labyrinthe qui ne sauraient coexister au niveaude l’iconographie – maze et labyrinth.

Un poète de l’Anthologie reprend une image du mythe etappelle labyrinthe marin un coquillage dont le fond est inac-cessible au doigt humain. Le fond du coquillage, c’estl’inconnu, le secret que le sens commun ne peut atteindre 9. Lecoquillage – la conque – est un vieux substitut du labyrinthe :quand Minos recherche Dédale réfugié à la cour de Côcalos, ilprésente au roi sicilien un de ces coquillages et lui demanded’y faire traverser un fil d’une extrémité à l’autre, sachant bienque seul le constructeur du labyrinthe saura accomplir cetteprouesse. C’est ainsi qu’il découvre que Dédale est caché à lacour 10.

Au labyrinthe-coquillage répond le labyrinthe-bavardage.Un vieux lexicographe nous donne cette définition dulabyrinthe : « lieu en forme de conque marine ; l’expression sedit des bavards à cause des multiples cercles de leursdiscours » 11. Le labyrinthe est l’espace d’un discours conçucomme une architecture étrange et fallacieuse, cachantquelque chose, y conduisant, semblable en cela au templeégyptien décrit par Hérodote (voir infra). Du bavardage quicache ce qu’il a à dire à la quête de la vérité, de l’obscurité à lalumière, l’ambivalence du discours-labyrinthe restera parexcellence l’apanage du discours initiatique de l’occidentmédiéval : celui de l’alchimie.

Le labyrinthe ne devient explicitement un symbole alchi-mique qu’à partir du XIVe siècle : avec une telle fréquence qu’ilne paraît pas trop audacieux d’y voir la revalorisation d’une

9. Anthologie palatine VI, 224.10. APOLLODORE, Bibliothèque, Epitomé I, 14.11. Hésychius, s.v. labyrinthos.

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ancienne tradition 12. En effet, dans son discours Sur l’Art Sacré,le vieil alchimiste grec Olympiodore parlait de la science desanciens qui « cachaient l’art sous la surabondance des paroles »(tèn téchnên ekalypsan têi polyplètheiai tôn logôn 13). Cette tech-nique, étonnamment proche du labyrinthe-bavardage décrit parHésychius, est celle qui permettra à Eyrènée Philalèthe, alchi-miste du XVIIe siècle, d’intituler son traité : « L’Entrée ouverteau palais fermé du roi ».

Où chercher le modèle ?

On a souvent cherché à savoir ce qu’était le labyrinthe grec àl’origine. Deux hypothèses réductionnistes ont une survietenace : celle selon laquelle le labyrinthe aurait été tout simple-ment le palais de Cnossos dont les ruines compliquées devaient

12. Voir la figure d’un labyrinthe (dit « de Salomon ») et le poème quil’accompagne, sur un manuscrit grec alchimique du XIVe siècle publié parBERTHELOT et RUELLE, Collection des anciens alchimistes grecs, Paris, 1888,vol. 1 pp. 156-57 (fig. 30), vol. 2 pp. 39-40 (texte grec), vol. 3 p. 41 (traduc-tion). Le symbole du labyrinthe joue un rôle important au début du Songe dePolyphile, l’Hypnerotomachia Poliphili publiée en 1499 par FrancescoCOLONNA ; la clé alchimique de cet ouvrage fut reconnue par Béroalde DE

VERVILLE dans le commentaire à la traduction française qu’il publia en 1600.Un traité alchimique publié à Gotha en 1718 par Heinrich VON BATSDORFF

s’intitule Le fil d’Ariane, Filum Ariadnes ; l’œuvre est divisée en trois partie,dont les deux premières s’opposent : la description du labyrinthe comme« Irrwege » des cinq planètes, dans lequel l’alchimiste est égaré, est suivie del’exposé du « fil d’Ariane » qui permet d’arriver au Secretum par la voie uni-que et traditionnelle. Nous reconnaissons ici la dialectique du « maze » et du« labyrinth ». Cf. Antoine-Joseph PERNETY, Dictionnaire mytho-hermétique,Paris, 1758, p. 234 ; FULCANELLI, Les demeures philosophales, Paris, 1965,vol. II, pp. 76-77. D’autres labyrinthes alchimiques sont présents dans lecatalogue de KERN (cité supra note 10), nos 197 ; 304-305 ; 364-366. Cf.aussi J. VAN LENNEP, Art et alchimie. Etude de l’iconographie hermétique etde ses influences, Bruxelles, 1971.

13. OLYMPIODORE, Sur l’art sacré 17, éd. Berthelot et Ruelle, t. II, p. 77.

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frapper les imaginations grecques 14 ; et celle selon laquelle lelabyrinthe serait un système de grottes souterraines lié à des ini-tiations 15. A ces deux hypothèses se rattachent les deux princi-pales étymologies proposées : le labyrinthe, rapproché delabrys, serait le palais de la double hache ; ou, rapproché d’unmot anatolien laura, le palais du rocher 16. Ni l’une ni l’autre deces théories ne rend compte de l’ensemble des traditions rela-tives au labyrinthe. Dans les deux cas, le corpus est confronté àune hypothèse visant à le ramener à un « fait » tangible auquelse raccrocherait un système de représentations mythiques. Lecaractère le plus évident de ce « fait » est qu’il échappe et necorrespond que partiellement et de manière insatisfaisante àl’ensemble des informations mythiques. Personne n’a pu loca-liser de visu « le » labyrinthe, même si « plusieurs » labyrinthes

14. Cf. Sir Arthur EVANS, « Mycenean Tree and Pillar Cult », Journal ofHellenic Studies 21 (1901), pp. 109 sqq. ; W.H. MATTHEWS, op. cit. note 9,chap. 6.

15. Selon Paul FAURE, Fonctions des cavernes crétoises, Paris 1964,pp. 162-173, la grotte de Skotino aurait été le lieu des initiations dont lemythe de Thésée et du minotaure se fait le reflet. Depuis des temps trèsanciens un système complexe de corridors souterrains près de Gortyne estappelé « le labyrinthe ». MATTHEWS (chap.5) suit l’étonnante destinée litté-raire de cette grotte, qui inspira aussi Lawrence DURRELL (The Dark Laby-rinth, Londres 1964). Strabon (VIII, 6) mentionnait près de Nauplie dans lePéloponnèse des cavernes appelées « labyrinthes cyclopéens ». Le caractèresombre et inquiétant du labyrinthe où, dans certaines versions (voir infra),Thésée dirige ses pas grâce à la lumière que diffuse la « couronned’Ariane », a pu entraîner l’interprétation du labyrinthe comme un souter-rain. Ce qui n’empêche pas la tradition classique de se représenter le labyrin-the comme une construction (PHÉRÉCYDE, fr.148 Jacoby ; APOLLODORE,Bibliothèque III, 1, 4 ; PLUTARQUE, Vie de Thésée 16), dont on mentionnel’architecte (Dédale). Le caractère souterrain n’est jamais qu’un aspect decette image complexe qui, à l’autre bout du champ sémantique, se trouveassociée au ciel nocturne : le minotaure étoilé est fils de la lunaire Pasiphaé.Il serait vain de vouloir réduire cette complexité à un seul aspect.

16. Pour les différentes étymologies, voir H. FRISK, Griechisches etymolo-gisches Wörterbuch, Bd. 2, Heidelberg, 1970, p. 67, et Bd. 3, Heidelberg1972, p. 143.

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sont bien connus. Les anciens eurent l’honnêteté de reconnaîtrecette impossibilité 17. Nous laisserons donc de côté la questionpositiviste des origines et envisagerons d’emblée le labyrinthecomme relevant du mythe. Ce qui nous intéresse, c’est le sensdonné par les Grecs à cette image.

A sa première apparition, sur une tablette mycénienne deCnossos, le mot labyrinthe est lié à une divinité. Il s’agit d’uneliste d’offrandes qui mentionne, parmi d’autres dieux, une« déesse du labyrinthe » : la potinija dapuritojo 18. Aucuncontexte mycénien, pour l’instant, ne permet de déterminer lanature de la déesse, ni de ce labyrinthe. S’agit-il, pour ce der-nier, d’un édifice religieux – un temple –, d’un sanctuairenaturel – peut-être une grotte –, d’un palais ? Les textes grecs,d’époque classique ou tardive, parlent toujours du labyrinthecrétois au passé, comme d’un édifice dont il ne demeure aucunetrace. Il se pourrait aussi qu’il se soit agi non pas d’un édificetotal, mais d’une partie caractéristique d’un édifice religieuxdésigné par le mot labyrinthe ; tel sera le cas, plus tard, dans unsanctuaire oraculaire grec d’Anatolie où des inscriptions appel-lent « labyrinthe » un corridor sombre et tortueux dont le pla-fond s’orne d’un décor de méandres 19. Il se peut enfin que lemot ne désigne pas un édifice mais le domaine de la déesse maî-tresse du labyrinthe comme une autre est maîtresse des Enfers.Le contexte mycénien ne nous apprend rien. Nous pouvonscependant faire quelque crédit à la tradition postérieure, celle dela mémoire grecque. Dans la Grèce classique, le labyrinthe a unstatut soit mythique, soit métaphorique : celui d’un lieu del’imaginaire.

17. DIODORE DE SICILE, Bibliothèque historique I, 61 et PLINE L’ANCIEN,Histoire Naturelle XXXVI, 13 soulignent l’un et l’autre qu’aucune ruine nesubsiste du labyrinthe crétois.

18. Cn Gg 702 ; cf. VENTRIS and CHADWICK, Documents in MyceneanGreek, Cambridge, 1956, p. 310, et Monique GÉRARD-ROUSSEAU, Les men-tions religieuses dans les tablettes mycéniennes, Rome, 1968, pp. 55-57.

19. E. PONTREMOLI et B. HAUSSOULLIER, Didymes, Paris, 1904, pp. 93-95.

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A partir d’Hérodote – première attestation grecque post-mycénienne – le mot labyrinthe apparaît dans un contexte bienplus mythique qu’historique. Le second livre des Enquêtes(147-148) décrit longuement un labyrinthe égyptien, situé prèsdu lac Moeris dans le Fayoum, que les égyptologues ontautrefois identifié comme étant le temple funéraire d’Ame-nemhat III 20. Hérodote ignore sa fonction réelle et pense qu’ils’agit d’un monument dressé à la postérité par les douze rois quise partagèrent l’Egypte à la mort de Séthon. La descriptiondépasse l’observable. Ce labyrinthe, nous dit Hérodote, est lemonument le plus extraordinaire qu’on puisse imaginer, ill’emporte même sur les pyramides. Sa complexité est extrême :il est composé de 3000 appartements, 1500 sous terre, 1500 au-dessus. Hérodote, qui n’a visité que la partie supérieure dumonument, ne fait que rapporter ce qu’on lui dit de la partie sou-terraine fermée aux visiteurs et réservée aux sépultures desdouze rois et des crocodiles sacrés. Ce qui l’étonne surtout, danssa visite, c’est l’incroyable variété des passages et des circuits.Cette description frappa les imaginations. Elle est reprise etdéveloppée par les Grecs qui voyagent en Egypte aprèsHérodote 21. Selon Pline l’Ancien, la plupart crurent qu’il s’agis-sait d’un temple du soleil. Diodore de Sicile nous apprend que le

20. Le dossier (archéologique et philologique) du labyrinthe égyptien estloin d’être clos : cf. O. KIMBALL ARMAYOR, Herodotus’Autopsy of theFayoum : Lake Moeris and the Egyptian Labyrinth, Amsterdam, 1985 ;C. OBSOMER, « Hérodote, Strabon et le mystère du Labyrinthe », dans :Mélanges offerts au professeur C. Vandersleyen, Louvain-la-Neuve, 1992,pp. 221-324 ; J. YOYOTTE, dans : Strabon, Le voyage en Egypte. Un regardromain, Paris, 1997, p. 146. Claude OBSOMER est revenu récemment sur cedossier, en proposant avec grande audace et admirable érudition une étymo-logie et une origine rituelle égyptiennes au labyrinthe : « Hérodote II 148 àl’origine du terme Labyrinthos ? La Minotauromachie revisitée », dans :Yves DUHOUX (éd.), Briciaka. A Tribute to W.C. Brice (Cretan Studies),0000 2001, pp. 0000.

21. DIODORE DE SICILE I, 61, 66 ; Strabon XVII, 1, 37 ; PLINE L’ANCIEN,Hist. nat. XXXVI, 13.

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labyrinthe de Crète – qui, répétons-le, n’a jamais été vu par unGrec – serait une copie faite par Dédale de celui du lac Moeris.

Les auteurs de l’époque gréco-romaine font un inventaire deslabyrinthes analogue à celui des sept merveilles du monde. Ilsen repèrent quatre spécimens principaux : celui d’Egypte – letemple décrit par Hérodote, celui de Crète – le labyrinthemythique de Dédale –, celui d’Etrurie – la tombe du généralLars Porsenna –, et celui de Lemnos – dont on dit seulementqu’il est comparable à celui d’Egypte 22. Cette taxinomie estétrange. Elle place dans une même classe quatre constructionsarchitecturales qui n’ont ni la même conception d’ensemble nila même fonction. D’Hérodote à Pline, on ignore la fonction dulabyrinthe d’Egypte : tombe, sanctuaire ? La prison du Mino-taure est purement mythique : elle appartient à la « fable ».L’architecture fantastique de la tombe étrusque n’a laissé, ellenon plus, aucune trace autre que narrative. Du labyrinthe deLemnos, tout aussi conjectural, on ne sait rien. Les quatre édi-fices, dès l’Antiquité, sont décrits comme imaginaires, y com-pris celui d’Egypte dont on connaît pourtant l’existence : on neles aurait véritablement observé que dans un lointain passé. Unsecond caractère commun, qui justifie leur situation dans unemême classe, est leur complexité : une complexité telle qu’ons’y perdrait sans guide. Ce sont des édifices qui sortent del’ordinaire, qui défient les normes de l’habituelle architecture :des merveilles où l’astuce de l’homme réalise ce qui paraîtimpossible. Ainsi, le labyrinthe crétois est une prison sans ported’où l’on ne peut s’échapper. La fascination exercée par ce typed’édifice à la limite du pensable est très proche de celle dontprofitent les guides qui font visiter les catacombes romaines.D’ailleurs, les trois labyrinthes connus ont un caractère souter-rain et ténébreux. En outre, dès la basse Antiquité, des souter-rains à multiples embranchements furent qualifiés de« labyrinthes ». Cette tradition perdure en spéléologie.

22. PLINE L’ANCIEN, loc. cit. ; Isidore DE SÉVILLE, Etymologies 213, 36.

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Le labyrinthe crétois, celui du Minotaure et de Thésée, entredans cette classification. D’Hérodote aux modernes visiteurs descatacombes, la lumière projetée par la mythologie grecqueéclaire les origines de l’étrange fascination qu’exerce sur lestouristes la prison sans porte. Des historiens de la religiongrecque ont attiré l’attention sur la répétition des thèmes initia-tiques dans le cycle de Thésée : enfance abandonnée, épreuvesqui aboutissent à la découverte, par le héros, de son identité, vic-toire sur des monstres, descente aux enfers, plongée au fond dela mer, déguisements rituels, etc 23. L’aventure crétoise, avec latraversée du labyrinthe, constitue une des multiples épreuves deThésée ; elle revêt cependant une importance particulière carelle marque dans la carrière du héros l’avènement au trône quisuit la découverte et la reconnaissance de son identité. C’estdonc un jeune roi qui sort du labyrinthe. De plus, liée au motifdu tribut payé à Minos par Athènes, c’est, de toutes les aventuresde Thésée, celle qui attire à elle le plus grand nombre d’élé-ments initiatiques. Ces jeunes gens et jeunes filles qui tous lesneuf ans quittent leur famille et leur cité pour servir de pâture auMinotaure, semblent bien être les acteurs d’un rite de passage 24.Ils connaissent en Crète une expérience liminale caractérisée parune mort et une renaissance symboliques à la suite de laquelleils sont réincorporés à leur cité et dotés d’un statut nouveau : ilsdeviennent adultes et leur chef roi. Le labyrinthe, dans cecontexte, est l’image même du lieu de la retraite où s’effectue latransformation de l’initié, un espace symbolique qui représenteà la fois une tombe et une matrice 25.

23. En particulier H. JEANMAIRE, op. cit., note 12, p. 315 ; A. BRELICH, Glieroi greci, Rome, 1958, et Paides e parthenoi, Rome, 1969, pp. 471-472 ;Paul FAURE, op. cit., note 23. On se référera désormais à l’analyse nuancéeet critique de Claude CALAME, Thésée et l’imaginaire athénien. Légende etculte en Grèce antique, Lausanne, 1990.

24. Cf. A. VAN GENNEP, cité supra note 15.25. Selon la formule qui définit l’« espace liminal » dans le livre de Victor

TURNER, The Ritual Process, Chicago, 1969, p. 96.

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A la croisée des cycles athéniens et crétois

Bien que de nombreuses études aient eu pour objet le sens del’épisode crétois de la légende de Thésée, il semble qu’on ne sesoit guère interrogé sur la fonction du labyrinthe, prison duMinotaure, dans l’histoire mythique de la Crète. Or le laby-rinthe, dans la mythologie grecque classique, apparaît précisé-ment à la croisée de ces deux ensembles. Il est situé à la ren-contre des cycles attiques et crétois non seulement par le voyagede Thésée et des jeunes gens d’Athènes à Cnossos, mais aussipar le mythe de sa construction : l’architecte Dédale vientd’Athènes. Une tradition rapportée par Apollodore et AntoninusLiberalis nous apprend, en outre, qu’un troisième personnageathénien, Procris, femme de Céphalos, entreprit ce voyage. Elleguérit Minos d’une infirmité sexuelle : le mythe met cet événe-ment en rapport avec le désir de Pasiphaé de s’unir au taureaumarin 26. Notons enfin que ce taureau envoyé par Poséïdon, aprèsavoir fécondé Pasiphaé et être devenu sauvage, est emmené deCrète dans le Péloponnèse par Héraclès ; de là, il parvient enAttique où il tue Androgée, fils de Minos – événement à l’ori-gine du tribut des sept jeunes gens et sept jeunes filles – et estfinalement capturé à Marathon par Thésée qui le sacrifie surl’Acropole 27. Cette insistante répétition des trajets Athènes-Crète et Crète-Athènes autour du motif du labyrinthe incite àchercher un sens à l’intersection des cycles attique et crétois. Eneffet, le mythe dans la forme que nous lui connaissons est relati-vement récent, organisé à partir du VIe siècle av. J.-C. 28. Il sedéveloppe en restructurant des éléments d’origines diverses endirection d’une cohérence significative. Le labyrinthe n’est passeulement le lieu de l’initiation de Thésée et des jeunes Athé-

26. APOLLODORE III, 15,1 ; ANTONINUS LIBERALIS, Métamorphoses 41.27. PAUSANIAS I, 27,9sqq.28. Cf. Sarah P. MORRIS, Daidalos and the Origins of Greek Art, Prince-

ton, 1992.

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niens mais il est aussi un élément qui prend sens à Cnossos,occupant une position particulière dans ce que la mythologieclassique rapporte de Minos et des origines de la royauté cré-toise. Qu’est-ce qui fait du labyrinthe, à l’intérieur du mythecrétois, une image capable d’attirer à elle le motif initiatique ?

Le premier roi de Crète est Astérios, l’étoilé 29. Il règne àl’époque où Zeus, sous la forme d’un taureau, enlève Europe àla Phénicie et l’emmène jusqu’à l’île où elle accouchera deMinos. L’enlèvement d’Europe est susceptible de plusieurs lec-tures complémentaires. La plus fréquente et aussi la plus super-ficielle en fait une des innombrables infidélités du maître del’Olympe à son épouse : c’est pour échapper au regard jalouxd’Héra que le dieu prend l’aspect d’un taureau quand il séduitEurope. Une version attribuée à Hésiode et Bacchylide suggèreune interprétation bien différente : Europe se promène en com-pagnie d’autres jeunes filles quand elle voit une fleur mer-veilleuse s’élever dans un pré ; elle s’approche, veut cueillir lafleur qui soudain se transforme en un taureau de la boucheduquel sort un crocus ; le taureau s’empare d’Europe etl’emmène en Crète où il s’unit à elle. Cette version est si prochedu fameux passage de l’Hymne homérique à Déméter décrivantl’enlèvement de Perséphone qu’on ne peut s’empêcher d’entre-voir, ne serait-ce qu’un instant, derrière la figure de ce taureauun possible souverain des morts et derrière la Crète une île desbienheureux. Cette interprétation pourrait être développée à lalumière de ce que nous savons de Minos, roi de Crète et juge desmorts, et du labyrinthe dont le parcours est comparable à unedescente aux Enfers 30.

29. APOLLODORE III, 1,2 ; schol. AB IL. XII, 292 (Hésiode fr.140 Merkel-bach). DIODORE DE SICILE (IV, 60,3) en fait un descendant de Doros, l’ancê-tre des Doriens, et le rattache ainsi au mythe d’origine des grandes raceshelléniques issues de Deucalion. Il épousa Creta et devint le premier roi grecde l’île.

30. Cf. infra.

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On a perçu depuis longtemps, dans les amours de Zeus etd’Europe, l’écho d’un vieux mythe d’union du ciel et de la terre.Cette harmonique était perceptible aux Grecs de l’époque clas-sique, pour lesquels Zeus « pleuvait », et qui connaissaient uneEurope épithète de Déméter (interprétable en Gè-Mèter, Terre-Mère) 31. Cependant, dans la pratique cultuelle, les Grecs nes’adressaient pas à Zeus comme à un dieu céleste époux d’unedéesse terre. Un tel couple était situé aux origines et ne connais-sait, sauf exception, qu’une existence mythique : il s’agitd’Ouranos et de Gaïa, séparés de Zeus et d’Héra par la généra-tion de Cronos et de Rheia. Ouranos, c’est le ciel nocturne, leciel étoilé. Or, tout porte à croire que le Zeus qui enlève Europeest un Zeus Astérios, un Zeus étoilé dont le premier roi de Crète– Astérios époux d’Europe – est le répondant humain. Un cultede Zeus Astérios est attesté, en Crète, à Gortyne 32. Il s’agit, detoute évidence, d’une divinité du ciel nocturne. En ce sens,l’époux d’Europe, sous ses deux formes, divine et humaine –royale – ressemble beaucoup plus au dieu céleste de la premièregénération, Ouranos, qu’au Zeus souverain de la troisième géné-ration divine. Il faut le distinguer de ce dernier même s’il enporte le nom. Le dieu qui enlève Europe n’est pas le jeune Zeusde l’Ida, prince des courètes, qui échappe miraculeusement à lapoursuite de son père Cronos. C’est une figure beaucoup plusancienne qui réunit en ses deux aspects les origines du monde etde l’île.

Si cette interprétation s’avère correcte, le premier roi deCrète, Astérios, correspond à l’Ouranos du système théogoniquehésiodique. Cette correspondance est de nature paradigmatique.Ce qui signifie qu’Astérios, époux d’Europe, peut évoquer, àl’intérieur de la mythologie grecque classique, la figured’Ouranos, époux de Gaïa. Toutefois, il est possible qu’une

31. Déméter-Europe à Lébadée : PAUSANIAS IX, 39,4-5.32. Le dossier de Zeus Asterios se trouve réuni chez COOK, Zeus I, pp. 545

sqq.

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étude de type diachronique aboutisse à d’autres conclusions. Cequi nous intéresse ici, ce sont les connotations classiques despersonnages de l’histoire des origines crétoises. A Astérios suc-cède Minos. Minos apparaît comme le modèle du roi et dulégislateur, le confident de Zeus qui se retire tous les neuf ansdans la grotte de l’Ida pour discuter des affaires du royaumeavec son divin père. Ce n’est pas pour rien que le dialogue dePlaton, Les Lois, se déroule sur le territoire de Cnossos. Cepen-dant, du point de vue de la mythologie classique, Minos a mau-vaise réputation : le tribut qu’il impose à Athènes fait de lui unsacrificateur d’enfants, et l’origine de sa royauté est entachéed’impiété. Ce double visage de justice et d’hybris, cette ambi-guïté fondamentale, le successeur d’Astérios les partage avecCronos, le fils d’Ouranos. Cronos est à la fois le juste souverainde l’âge d’or et le roi monstrueux qui avale ses enfants de peurd’être détrôné. Cette ambivalence dont l’aspect négatif estcaractérisé dans les deux cas par le sacrifice d’enfants, ne suffi-rait peut-être pas, à elle seule, à justifier la comparaison Minos-Cronos ; il faut lui ajouter la semblable destinée qui fait desdeux souverains, après un règne terrestre, des princes de l’au-delà. Cronos, vaincu par Zeus, s’en va régner en compagnie deRhadamanthe – frère de Minos – sur les îles des bienheureux ;Minos, qui meurt des suites de la victoire de Thésée sur le Mino-taure, descend juger les morts aux enfers.

Par conséquent, le paradigme découvert à propos d’Astérioss’applique de manière plus générale au passage des règnes : lasuccession Ouranos-Cronos forme paradigme à la successionAstérios-Minos. Le passage d’Ouranos à Cronos n’a de sensqu’à l’intérieur de l’ensemble de la succession Ouranos-Cronos-Zeus. Cet ensemble décrit l’instauration de l’ordre divin actuel àla suite d’une série de conflits qui s’étendent sur les trois géné-rations. Zeus échappe à la vigilance de Cronos, libère ses frèresprisonniers – avalés par leur père – et fonde avec eux la royauténouvelle. Le partage des timai (prérogatives) entre les dieuxsanctionne l’ordre établi par Zeus. Au niveau du divin la royauté

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de Zeus s’oppose à la royauté de Cronos tout comme au niveauhumain, le monde culturel s’oppose à l’âge d’or 33. L’ambiguïtéqui caractérise Minos est à la fois celle du souverain divin del’âge d’or, Cronos, et celle de son représentant humain, le roidont le crime marque la fin de la commensalité entre hommes etdieux. Le successeur de ce roi sera le répondant humain deZeus, successeur de Cronos. Le souverain humain de la troi-sième génération sera le fondateur d’une royauté pleinementculturelle à l’intérieur de laquelle le rituel sacrificiel olympien,qui s’oppose à l’allélophagie mal dissimulée de l’âge d’or,marque l’établissement de nouveaux rapports entre les hommeset les dieux : à une commensalité ambiguë succède une commu-nication rituelle. Jean Rudhardt a montré que le véritable fonda-teur du rituel olympien, dans le système mythique classique,n’est pas Prométhée mais son fils Deucalion – le Noé grec – quiaccomplit le premier sacrifice. Le partage trompeur opéré parProméthée n’est pas en soi un sacrifice ; il a lieu à l’occasiond’un repas qui unit hommes et dieux, c’est-à-dire, en un tempsoù la rupture n’est pas encore consommée. Le sacrifice de Deu-calion, qui commémore la tromperie de Prométhée et rétablit lacommunication brisée, a lieu après le déluge – signe de la rup-ture 34.

Ce n’est peut-être pas par hasard que le successeur de Minoss’appelle, lui aussi, Deucalion. Malheureusement nous ne

33. Sur la définition grecque de la civilisation, telle qu’elle se donne à liredans une histoire des origines de l’humanité, voir A.O. LOVEJOY et G. BOAS,Primitivism and Related Ideas in Antiquity, Baltimore, 1935 ; W.K.C. GUTH-

RIE, In the Beginning, Ithaca N.Y. 1957 ; Sue BLONDELL, The Origins of Civi-lization in Greek and Roman Thought, Londres et Sydney, 1986.

34. Jean RUDHARDT, « Les mythes grecs relatifs à l’instauration du sacri-fice. Les rôles corrélatifs de Prométhée et de son fils Deucalion », MuseumHelveticum 27 (1970), pp. 1-15 (étude reprise dans Jean RUDHARDT, Dumythe, de la religion grecque et de la compréhension d’autrui, Genève,1982, = Cahiers Vilfredo Pareto, Revue européenne des sciences sociales,t. XIX no 58).

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savons pas grand-chose de ce Deucalion crétois dont certainestraditions faisaient la victime de Thésée 35.

Afin de mieux comprendre ce qui se passe, au niveau dumythe d’origine de la royauté humaine, entre le deuxième sou-verain « ambigu » et son successeur « culturel », remontonsjusqu’à l’histoire mythique des origines de l’Arcadie. Cette his-toire qui nous est rapportée principalement par Pausanias, sedéveloppe selon le schéma des trois générations royales quinous intéresse ici. En outre, la mythologie grecque elle-mêmenous invite à utiliser ce paradigme, car, d’une part, elle tissetoute une série de relations entre la Crète et l’Arcadie, et, d’autrepart, elle présente le déluge de Deucalion comme une consé-quence du crime de Lycaôn, le deuxième roi arcadien 36.

Pélasgos, le premier roi d’Arcadie, est né de la terre. Il a jaillicomme un arbre dans la haute montagne. C’est un autochtone,comme Erichthonios ou Erechthée à Athènes. Il établit une sortede proto-civilisation, réunissant en communauté une humanitédispersée qui vivait jusqu’alors une vie animale et sauvage (unthêriôdês bios). Sous ce premier roi, l’humanité n’est pas encorevraiment civilisée ; les maisons sont des huttes, les vêtementsdes peaux de bêtes et la nourriture est fournie par une cueillettespécialisée qui préfigure l’agriculture. Cette proto-civilisationest encore tributaire des ressources de la nature sauvage. Nouspouvons la comparer à l’âge d’or où la terre produit ses fruitsd’elle-même sans l’institution du travail. D’ailleurs, cette proto-humanité, comme celle de l’âge d’or, communique sans pro-blème avec les dieux : hommes et dieux mangent à la mêmetable. Lycaôn, le fils et successeur de Pélasgos, établit ce quipourrait sembler un ordre plus culturel que la proto-civilisation

35. Ce Deucalion fils de Minos est père d’Idoménée qui, dans l’Iliade (II,645), conduit les Crétois à la guerre de Troie.

36. PAUSANIAS VIII, 1,11 ; une inscription arcadienne de Delphes décritepar PAUSANIAS (X, 9,5) montre la succession Lycaon-Arcas. Cf. le chapitreconsacré au « premier arcadien » dans Ph. BORGEAUD, Recherches sur ledieu Pan, Rome, 1979.

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de Pélasgos ; il fonde même la première ville, Lycosoura au pieddu mont Lycée et instaure un culte à Zeus Lycaios. Ce n’est unculte qu’en apparence, tout comme le partage de Prométhéen’est qu’un semblant de sacrifice. En fait, il s’agit d’un repasmonstrueux où il offre au dieu la chair d’un enfant mêlée àd’autres viandes. Zeus, conscient de la tromperie, renverse latable du « sacrifice » – table qui symbolise la commensalité ori-ginelle – foudroie les fils de Lycaôn et transforme celui-ci enloup. La royauté de Lycaôn, comme celles de Cronos et deMinos, est une royauté ambiguë ; elle occupe la même positiondans le même schéma de succession à trois temps.

L’intérêt du paradigme arcadien est qu’il nous renseignesur la destinée du successeur du roi ambigu. Ce successeur,c’est Arcas, l’ancêtre éponyme des Arcadiens. Arcas, selon laversion du mythe qui correspond le mieux aux traditions cul-tuelles du Lycée 37, est aussi la victime d’un repas mons-trueux. Son corps sera découpé en morceaux, bouilli dans unchaudron par Lycaôn et recomposé par Zeus. Mort et ressus-cité, Arcas devient le fondateur de l’Arcadie culturelle àlaquelle il donne son nom. Avant lui, le pays s’était appeléPélasgie, puis Lycaonie. La destruction des fils de Lycaôn– une progéniture mâle surabondante : cinquante fils – cor-respond structurellement au déluge et la passion d’Arcas ausauvetage de Deucalion. Avec le deuxième roi, l’histoiremythique aboutit à une impasse. Ce n’est qu’à la suite d’uneaporie totale – progéniture de Cronos avalée, humanitédétruite par le déluge, héritiers légitimes de Lycaôn anéantis –qu’un « miracle » ou une ruse permettra un nouveau départvers l’humanité. Miraculeux survivant de la catastrophe, letroisième roi établira la première culture pleinement humainecaractérisée du côté d’Arcas par l’agriculture. L’homme est

37. HYGIN, Astronomie II, 2 ; avec les scholies à Aratos, Phénomènes 91,ainsi que les scholies aux Aratea de Germanicus.

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un mangeur de pain et les Arcadiens font d’Arcas un disciplede Triptolème 38.

Le crime de Lycaôn est mis en rapport, dans la traditiongrecque, avec le fameux sacrifice lycanthropique du montLycée, dont on rapporte qu’il était effectué tous les neuf ans. Al’occasion de ce sacrifice adressé à Zeus Lykaios, un des offi-ciants, dit-on, était transformé en loup après avoir mangé de lachair d’un enfant mêlée à d’autres viandes 39. Ce sacrifice, dontl’existence pourrait bien n’avoir été que narrative, était censéfaire de l’initié, le loup-garou, un authentique citoyen-guerrier.La référence à Lycaôn indique qu’il faut comprendre les récitsrelatifs au rituel cannibalique du mont Lycée à la lumière del’histoire mythique de l’Arcadie et que la lycanthropie interve-nait dans le cadre plus général d’un scénario de réactualisationpériodique du passage à la culture. Le rituel du Lycée, selonceux qui en parlent, écarte le loup-garou – représentant l’huma-nité du temps de Lycaôn – aux confins du monde cultivé. Cettemise à l’écart devait permettre à celui qui en faisait l’objetd’acquérir des pouvoirs guerriers ou de chasse – les pouvoirs duloup – à condition qu’il évite, pendant neuf ans, la présence del’homme, c’est-à-dire qu’il ne devienne pas un loup mangeurd’homme. Puis, riche de ces nouvelles puissances, l’initiéréintégrait la culture fondée par Arcas.

Le sacrifice à Zeus Lycaios concerne d’abord l’affirmation, lare-création de la culture définie par Arcas. Le loup-garou, c’estl’expulsé, le marginal qui revient doté de tous les pouvoirsqu’octroie la liminalité. En même temps, sa présence périodi-quement renouvelée définit de manière négative l’ordre culturelqui l’expulse. L’opposition Arcas-Lycaôn définit les cadres de« l’anthropologie » arcadienne.

38. L’humanité décrite dans le mythe arcadien fut successivement végé-tarienne (diète de Pélasgos) et allèlophage (crime de Lycaon), avant de trou-ver son équilibre avec Arcas.

39. W. BURKERT, Homo Necans, Berlin, 1972, pp. 98-108.

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La mort et la renaissance d’Arcas s’opposent à la mise àl’écart et au retour des « loups ». La destinée du troisième roi estdistincte de celle de l’humanité sur laquelle il va régner. Le troi-sième roi assure la transition de l’âge d’or à la culture actuelle ;il est le gardien d’une tradition culturelle qui, ailleurs qu’en lui,a été effacée par la catastrophe – déluge, lycanthropie. Son sortprivilégié servira de modèle aux initiations communes. Il estprésenté soit comme un rescapé de la catastrophe qui emporteses frères – Nyctimos, substitut d’Arcas, seul fils de Lycaôn àn’être pas transformé en loup 40, Deucalion, seul être humainavec Pyrrha à n’être pas victime du déluge – soit comme la vic-time du crime de ses compagnons avant d’être ressuscité parZeus lorsque les criminels sont transformés en loups. Deucalionet Pyrrha lançant des pierres derrière eux font sortir une huma-nité du sol comme si elle y avait été enfouie avant deréapparaître, libérée par le couple rescapé du déluge. On pour-rait penser que le déluge n’a pas anéanti l’humanité criminelle,mais qu’il l’a momentanément engloutie ou même seulementrepoussée aux confins du monde, loin des terres cultivées. Lethème est bien connu : une humanité redevenue sauvage à lasuite d’un cataclysme est retrouvée par le héros culturel sur lessommets des montagnes et réunie en une cité nouvelle.

Les textes grecs qui nous parlent du déluge ne mettent pasl’accent sur la destruction physique des individus mais sur ladisparition de toute civilisation. L’effet du déluge est d’arracherà l’homme le masque de la culture ambiguë, de la culture impiede l’âge d’or, pour ne lui laisser que sa réalité sauvage.

Le troisième souverain, gardien de la tradition, va recréer unehumanité culturelle à partir des débris dispersés lors du naufragede l’âge d’or. Lycaôn et ses fils ne sont pas morts : devenusloups, ils rodent aux limites du monde humain dans une zoneque l’on peut qualifier de liminale. Le rituel du mont Lycée vales ramener, périodiquement, vers la culture instaurée par Arcas.

40. APOLLODORE III, 8,1.

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En résumé, deux actions caractérisent l’initiateur de l’équi-libre culturel : premièrement, il échappe à une catastrophequi met ses congénères à l’écart en les engloutissant, en lesmétamorphosant ou simplement en les repoussant aux confinsdu monde ; deuxièmement, il retire ses congénères de l’espace« liminal » où ils avaient été relégués. La première action fait dece roi l’unique gardien de la tradition et ne concerne en soi quelui. La seconde concerne par contre le souverain et ses congé-nères. Ces derniers sont ramenés par lui vers la culture nouvelledont, en tant que dépositaire de la mémoire ancienne, il devientle fondateur. Les deux actions, en Arcadie, sont réunies à l’inté-rieur d’un seul scénario de type initiatique, qui a pour cadre lemont Lycée où la tradition arcadienne situe aussi la naissance deZeus, au lieu dit Crètea 41. Il est important de souligner la rela-tion entre « naissance et enfance de Zeus » et « rituel ini-tiatique » ; car, d’une part, Zeus est le modèle théogonique dutroisième souverain, et d’autre part, en Crète, sa naissance et sonenfance sont rattachées à des initiations : les mystères couréti-ques où Zeus apparaît comme le prince des initiés, le plus granddes Couroi. Enfin, chose remarquable, le Zeus crétois meurt etrenaît tout comme Arcas : on visitait sa tombe dans la grotte dumont Ida au lieu même où se déroulaient les mystères couréti-ques 42.

Revenons au mythe des origines de la royauté crétoise. Lasuccession Astérios-Minos, similaire aux successions Ouranos-Cronos et Pélasgos-Lycaôn, semble annoncer un troisièmeterme : on attend un souverain fondateur de l’ordre culturel– analogue à Zeus ou à Arcas – qui connaîtrait une passion sem-blable. Rien de tel, cependant, n’apparaît de manière explicite :

41. CALLIMAQUE, Hymne I, 4-9 ; PAUSANIAS VIII, 38,2 ; cf. CLÉMENT

D’ALEXANDRIE, Protreptique II, 28,1 ; Ampelius 9,1 ; CICÉRON, De la naturedes dieux III, 53.

42. Sur l’enfance de Zeus en Crète, cf. infra p. 000. Pour les mystèrescourétiques, voir H. VERBRUGGEN, Le Zeus crétois, Paris, 1981.

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le successeur de Minos est l’énigmatique Deucalion crétois ouCatreus dont la légende ne présente rien de comparable à celle dutroisième souverain. Un autre fils de Minos, Glaucos, correspon-drait parfaitement à notre attente, mais le mythe n’en fait pas sonsuccesseur 43. Les mythes de succession royale en Crète neconnaîtraient-ils pas le motif de la passion du troisième souverainalors même que la mythologie grecque situe en Crète le modèledivin de cette passion et présente Minos comme un souverainambigu, tout comme Cronos et Lycaôn ? Cela semble bien être lecas si l’on ne considère que la liste des rois qui se succèdent enCrète. Un tel examen pourrait donner l’impression que la royautécrétoise n’a pas connu d’éclipse ni de jeune roi qui ramène vers laculture ses frères momentanément « mis à l’écart ».

L’habitant du labyrinthe

Ce serait oublier l’épisode le plus connu de la mythologiecrétoise : celui du Minotaure, celui du labyrinthe. En effet, c’estdu côté du labyrinthe qu’il faut se tourner pour retrouver le troi-sième terme manquant. Le labyrinthe dans la mythologie desorigines crétoises est intrinsèquement lié à Minos qui en com-mande la construction à Dédale afin d’y enfermer le Minotaure,fils monstrueux de son épouse Pasiphaé. Curieuse prison dont leplan astucieux suffit à déjouer toute tentative de fuite : uneprison sans porte. Interrogeons son hôte, le Minotaure. D’unepart, Minotaure signifie « taureau de Minos ». Bien que Minosn’en soit pas le géniteur, les Grecs le présentent parfois comme le

43. Glaucos fils de Minos et de Pasiphaé, enfant tombé dans une jarre demiel, disparaît et meurt. Le devin Polyeidos redécouvre son corps et se voitenjoint de le ressusciter. L’opération a pour cadre la tombe où Minosenferme le sage avec le cadavre. La version du mythe que donne HYGIN

(Fable 136) est très riche en détails que je ne peux analyser ici : qu’il suffisede relever le caractère souterrain et funéraire du lieu de la résurrection, quiconstitue un intéressant paradigme du labyrinthe.

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« fils de Minos » 44 : ce qu’il faut entendre par « fils putatif », ausens d’une paternité sociologique. Minos est le père humain,culturel du Minotaure. Le père véritable, le père surnaturel est cetaureau envoyé par Poséidon, qui, sorti de la mer, va s’unir à Pasi-phaé. D’autre part, le Minotaure s’appelle Astérios. Il porte lemême nom que le prédécesseur et père adoptif de Minos : Astérios,époux d’Europe. Presque fils de Minos, plus ou moins représentantdu premier souverain crétois, le Minotaure fait déjà figure de suc-cesseur idéal. Ce n’est pas tout : il est fils de Pasiphaé et d’un tau-reau. Or, un mythe à priori obscur vient éclairer cette union de lareine et d’un taureau : Minos, avant de recevoir les soins de l’Athé-nienne Procris, ne pouvait s’unir à aucune femme sous peine d’éja-culer des serpents, des scorpions et des mille-pattes 45. A l’union dePasiphaé et d’un taureau correspond l’impossibilité momentanéepour Minos de procréer une descendance légitime. La deuxièmegénération semble donc faire écho à la première : Europe, époused’un roi stérile – Astérios meurt sans enfant – s’unit à un taureau,Zeus, avec lequel elle conçoit Minos. Ainsi, le Minotaure est pré-senté comme un double possible d’Astérios, de Minos et du fils deMinos. Cela fait de lui l’image idéale et synthétique de la royautécrétoise, mais une image trompeuse, car le Minotaure n’est ni Asté-rios, ni Minos, ni le successeur de Minos. Le Minotaure est unmonstre. Sa monstruosité et son emprisonnement tirent leur origi-nalité des circonstances de sa naissance. Lisons ce que rapporte laBibliothèque d’Apollodore (III, 8) :

Lorsqu’Astérios mourut sans enfant, Minos voulut régner surla Crète et on chercha à l’en empêcher. Alors, il prétendit qu’ilavait reçu des dieux la royauté et, pour qu’on le crût, il soutintque ce qu’il leur demanderait se réaliserait. Au cours d’un sacri-fice à Poséidon, il demanda au dieu de faire apparaître un tau-reau hors des flots, en promettant de sacrifier l’animal qui appa-raîtrait. Poséidon fit surgir pour lui un taureau splendide. Minos

44. PAUSANIAS II, 31,1.45. Cf. note 35.

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obtint la royauté mais il envoya le taureau rejoindre ses trou-peaux et il en sacrifia un autre…

Poséidon, irrité contre lui parce qu’il n’avait pas sacrifié letaureau, rendit l’animal furieux et fit en sorte que Pasiphaééprouvât pour lui du désir. (Trad. B. Massonie et J.-C. Carrière)

Par son ascendance et les circonstances de sa naissance, leMinotaure est simultanément un personnage royal et le signevivant d’une impiété qui entache la royauté. L’ambiguïté duMinotaure souligne celle de Minos. La lecture des mythes paral-lèles avait révélé en Minos un souverain paradoxal du typeCronos ou Lycaôn. La lecture du mythe crétois nous apprendque ce paradoxe, en Crète, est une manière de camouflerl’impossible problème de la légitimité royale : comment un roipeut-il être à la fois – ce qui est nécessaire – fils de son prédé-cesseur humain et fils d’un dieu qui autorise son pouvoir ? Lelabyrinthe, prison du Minotaure, est le lieu de ce camouflage, lelieu d’une impasse qu’il s’agit de transcender. Le lieu où laroyauté de Minos s’achève devient dans le mythe classique lelieu où Thésée conquiert le trône d’Athènes. C’est l’attractiondes deux cycles, le déplacement du côté d’Athènes, qui expliquepourquoi le mythe crétois proprement dit ignore ou écarte lapassion du troisième souverain. L’impasse crétoise se résout ducôté d’Athènes : ce sont les fils et les filles d’Athènes que Minosenferme dans le labyrinthe, et c’est l’Athénien Thésée qui vientles délivrer, comme Zeus libère ses frères des entrailles deCronos, comme Arcas ramène les loups vers la cité, commeDeucalion donne la culture aux rescapés du déluge.

Thésée, le Minotaure et Ariane

Le sort de Thésée, tel celui du « troisième roi », est distinct decelui de ses compagnons. Alors que ces derniers sont les vic-times du Minotaure ou se perdent à jamais dans le labyrinthe,Thésée, grâce à son pouvoir héroïque tue le Minotaure et ressort

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du labyrinthe à l’aide du fil d’Ariane. Tuer le Minotaure et êtreen possession du fil d’Ariane, voilà deux signes qui caracté-risent le héros comme un homme de la mémoire. Thésée échap-pera à la régression liminale imposée à ses compagnons parMinos. Il s’identifie au troisième souverain, rescapé miraculeuxde la catastrophe qui emporte ses congénères. Après la victoire,les jeunes gens qu’il ramène de Crète seront les citoyens de lanouvelle cité qu’il fonde. En opérant le synoecisme – la réunionen unité politique des communautés attiques jusqu’alors disper-sées – et en instituant les Panathénées – consécration rituelle dela réunion en cité, Thésée devient, en effet, le véritable fonda-teur de l’Athènes culturelle.

Dionysos, Ariane et Thésée

Afin de mener à bien sa tâche, il a eu besoin de l’aided’Ariane. Or, d’aucuns disent qu’Ariane était l’épouse de Dio-nysos avant de rencontrer Thésée 46. L’union de Thésée – le futurroi – et d’Ariane – l’épouse de Dionysos – fait écho à l’uniond’Astérios – le premier roi – et d’Europe – épouse de Zeus –ainsi qu’à celle de Minos – le second roi – et de Pasiphaé –l’amante d’un taureau envoyé par Poséidon. Ces correspon-dances qui s’échelonnent sur trois générations – Ariane est fillede Minos – confirment notre interprétation de Thésée comme lesubstitut athénien du troisième souverain crétois. Son aventurese situe dans le prolongement de l’histoire des origines cré-toises. Demeure la question du sens de ces trois unions, qui sefont écho à trois étages de l’ensemble mythique. Astérios reçoitson épouse de Zeus, un Zeus qui porte son nom – Zeus Astérios.Son union avec Europe assure la médiation du roi au dieu.Minos, lui, tient sa royauté – thalassocratie – de Poséidon ; maisl’union de son épouse avec le taureau envoyé par le dieu, loin

46. HOMÈRE, Odyssée XI, 325 ; EPIMÉNIDE fr. B 25.

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d’assurer la médiation, est une conséquence de la rupture decette médiation : de cette union naît le Minotaure, signe vivantde l’impiété de la royauté crétoise. A la deuxième génération, laroyauté crétoise est entrée dans une impasse. A la troisièmegénération, l’Athénien Thésée enlève Ariane, l’épouse de Dio-nysos, il tente de s’identifier au dieu ou du moins de répéter cequ’avait réussi Astérios. Mais il échoue. Ariane lui est reprise oubien il l’abandonne sur l’ordre d’Athéna, déesse de la cité.

La médiation réussie avec Astérios, échouée avec Minos, est àla fois réussie et échouée avec Thésée 47. Ce dernier ne sera ni roidivin, ni roi ambigu : il devient un roi humain, fondateur de lacité et de son culte. Son union momentanée avec Ariane et la tra-versée du labyrinthe sont les signes d’une crise, d’une expé-rience liminale dont il sortira pour définir de manière culturelleet cultuelle de nouveaux rapports avec le divin : ceux d’uneroyauté humaine dans le cadre d’une cité de type classique. Dela première génération à la deuxième, l’assise divine du pouvoirs’était vue menacée. Malgré le privilège d’une rencontre pério-dique avec Zeus 48, la royauté de Minos était ambiguë : à l’amitiéde Zeus, Minos, fils et confident de Zeus, opposait le contactbrisé avec Poséidon. Thésée, fils de Poséidon, efface cette ambi-guïté à travers une expérience liminale qui fait de lui à la fois« le même » et « l’autre » par rapport à Dionysos.

Il est intéressant de voir ici Dionysos lié au problème de laroyauté. On ne peut s’empêcher de penser au Dionysos desmarais – un Dionysos taureau – qui s’unit chaque année à laBasilinna – femme de l’archonte-roi, à Athènes, à l’occasion de

47. Cette coïncidence de réussite et d’échec constitue un paradigme ausacrifice de Deucalion qui permet de rétablir la communication avec lesdieux tout en rappelant la rupture causée par la ruse de son père Promé-thée.

48. Le PSEUDO-PLATON (Minos 319e) rapporte que de son temps« certains » comprenaient cette périodique réunion comme un signe de com-mensalité, ce qui confirme notre paradigme Lycaon (commensal de Zeus) –Minos.

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la fête printanière des Anthestéries 49. Ce rapprochement pour-rait paraître hasardeux si d’autres prolongements du mythe duLabyrinthe ne l’appuyaient : ainsi, la rencontre à Trézène d’unDionysos infernal – très probablement le Dionysos achérontique– et de Thésée dans un sanctuaire présenté à la fois comme labouche des Enfers et du labyrinthe 50 ; et le fait que les Anthesté-ries, à Athènes, soient l’occasion d’une remontée des morts dudéluge.

En enlevant Ariane, Thésée imite et s’oppose à Dionysos. Undes prolongements du mythe, hors de Crète, nous montre qu’ilen va de même quand le héros traverse victorieusement le laby-rinthe. Selon la tradition péloponnésienne rapportée par Pausa-nias, c’est à Trézène, sa patrie d’origine, que Thésée débarqueen revenant de Crète. Là, dans un sanctuaire consacré aux dieuxinfernaux, il instaure le culte d’Artémis Sôteria, Artemis duSalut 51. Les Trézéniens racontaient aussi que Dionysos ramenasa mère Sémélè de l’Hadès dans ce sanctuaire. La « rencontre »,dans un même lieu, d’un rescapé du labyrinthe et d’un rescapédes Enfers, n’est pas unique. Un autre rescapé du labyrinthe,Dédale, arrive lui aussi sur l’emplacement d’une bouche desEnfers, à Cumes. Plus tard, Enée verra l’œuvre de Dédale : unlabyrinthe gravé sur la porte du temple de la sibylle, le seuil paroù il va descendre vers l’Elysée 52.

Le labyrinthe, on l’a reconnu depuis longtemps, peut êtrel’image du chemin qui conduit de la vie à la mort et de la mort àla vie. Dans l’ensemble mythique qui nous intéresse, on trouve

49. W. A. BORGEAUD établissait un rapport entre le déluge et les Anthesté-ries dans « Le déluge, Delphes et les Anthestéries », Museum Helveticum 4(1947), pp. 205-250 et dans « Le vigneron diluvial et le chasseur auroral »,Revue belge de philologie et d’histoire 50 (1972), pp. 30-43.

50. PAUSANIAS II, 31, 1sqq.51. Cf. note précédente.52. VIRGILE, Enéide, 6, 1-105. Cf. sur cet épisode l’admirable analyse de

Pénélope REED DOOB, op. cit., note 9, pp. 25-33 et 227-253, parue bien aprèsla première version de cet essai.

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ce passage explicité avec Arcas, voire avec Glaucos ; mais cen’est qu’une des manières dont cet ensemble exprime le« miracle » par lequel le héros culturel échappe à la catastrophedont ses congénères sont les victimes. Dans cet ensemble, lemotif mort-renaissance occupe la même place que le motif« héros épargné » (Deucalion, Nyctimos, Zeus). L’un et l’autresignifient cette conservation privilégiée de la mémoire grâce àlaquelle le rescapé pourra devenir le créateur d’un nouvel équi-libre culturel. Ce qui est à souligner ici, c’est la rencontre Dio-nysos – Thésée, à Trézène, au cœur d’un tel scénario. Cette ren-contre vient appuyer le rapprochement « Thésée-Ariane » –« Dionysos-Basilinna ». Un détail du mythe argien de la des-cente de Dionysos aux Enfers est capital : le dieu dépose unecouronne qu’il avait reçue d’Aphrodite, près de l’ouverture desEnfers formée par les marais alcyoniens, dans un lieu appelédepuis Stéphanos (« La couronne ») 53. Cette couronne, c’estcelle d’Ariane. Une version très ancienne du mythe désigne lacouronne comme le substitut du fil 54. Les Argiens accomplis-saient là un rituel secret que Plutarque décrit ainsi : « A Argos,Dionysos porte l’épiclèse de bougénès (né d’une vache) : onl’évoque du fond des eaux à son de trompes, en jetant dansl’abîme un agneau en offrande au Gardien des Portes, et cestrompes sont dissimulées sous des thyrses… » 55. Cette épipha-nie d’un Dionysos-taureau qui sort périodiquement des maraisalcyoniens est tout à fait comparable à celle du Dionysos Lim-nètès des Anthestéries athéniennes. Pausanias déclare que l’eaudes marais alcyoniens paraît calme et solitaire, mais que celuiqui oserait s’y baigner serait irrémédiablement happé et entraîné

53. HYGIN, Astronomie II, 5 ; PAUSANIAS II, 37,5 ; CLÉMENT D’ALEXAN-

DRIE, Protreptique 34 ; Arnobe, Contre les Gentils, V, 28 ; MythographiGraeci (éd. Westermann), p. 368.

54. HYGIN (note précédente), iconographiquement confirmé par un reliefde bouclier corinthien de la fin du VIIe siècle av. J.-C. (Hans VON STEUBEN,Frühe Sagendarstellungen in Korinth und Athen, Berlin, 1968, pp. 33-36).

55. PLUTARQUE, Isis et Osiris 35 (trad. Ch. FROIDEFOND, CUF).

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vers le fond. Une fois qu’on y a pénétré, c’est un lieu dont on nepeut ni sortir ni toucher le fond. Ces deux caractères (sans retouret insondable) sont deux aspects du labyrinthe.

L’épisode de Dédale, du Minotaure et du labyrinthe ne repré-sente, dans la continuité du mythe crétois, qu’un moment decrise, un moment de menace. La stérilité de Minos est guérie parProcris : la succession royale sera donc assumée sans problèmepar Deucalion ou Catreus. Le labyrinthe semble s’effacer aprèsla mort du Minotaure et la fuite de Dédale poursuivi par Minos :après le drame, il n’y a plus de labyrinthe crétois. Tout est rede-venu normal.

Cependant, il y a eu crise et cette crise s’inscrit, à la lumièredes paradigmes évoqués, dans le cadre d’une histoire mythiquequi raconte comment s’instaure une royauté à visage humaine.La ré-élaboration du mythe, à partir du VIe siècle av. J.-C.,déplace l’accent de Crète à Athènes. La passion de Thésée rem-place celle d’un troisième souverain crétois – peut-être Glaucos.La structure initiatique du voyage des jeunes gens d’Athènes nerevêt un sens proprement grec que si l’on situe ce voyage parrapport à l’ensemble du mythe crétois et de ses paradigmes.L’image du labyrinthe, dans le mythe classique, prend alors unrelief tout particulier : lieu artificiel d’une double initiation,celle du troisième souverain et de ses compagnons qu’il faitentrer dans une cité refondée. L’artificialité du lieu où Théséejoue en quelque sorte le rôle du troisième souverain crétois estimportante. C’est une scène où l’on imite, où l’on répète : le lieud’un rituel, le lieu de la vérité déguisée. Le labyrinthe où sedéroule la passion de Thésée et des jeunes Athéniens s’effaceaprès le drame. Ne subsiste que le souvenir d’un parcours quel’astucieux Dédale s’empresse de graver dans la mémoire desinitiés en leur enseignant une danse qui imite le chemin qu’ilsviennent de parcourir. Elle sera dansée d’abord en Crète même,à la sortie du labyrinthe, puis à nouveau, sur le chemin du retour,lors de l’escale à Délos, autour de l’autel des cornes et elle ser-vira, enfin, de modèle mythique pour la danse des grues accom-

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plie périodiquement par les jeunes Athéniens 56. Avec la danse,seule manifestation « réelle », réactualisée dans l’histoire dulabyrinthe crétois, nous atteignons un second degré d’artificia-lité. Ce qui demeure, c’est l’image d’une image. Les anciensn’eurent du labyrinthe que des reflets épars qu’ils s’efforcèrentde capturer, entre autres, par la danse ou dans des architecturesrêvées.

Angelo Brelich a souligné que si le mythe de Thésée attire àlui des éléments initiatiques, il ne se rattacherait, à l’origine, àaucun rituel initiatique particulier : les rattachements – dansedes grues à Délos, certains rituels athénien – sont secondaires.Cela pourrait signifier que le labyrinthe est moins le lieu d’uneinitiation que l’espace imaginaire de l’initiation 57. En Grèce, lestatut du labyrinthe est d’abord imaginaire. La genèse del’image ne doit pas être recherchée dans le passage – inexpli-cable – d’un sens propre à un sens figuré. Le labyrinthe, en soi,est indépendant de son rattachement à un lieu ou à un rite quel-conques.

56. Schol. HOMÈRE, Iliade XVIII, 590. La danse des grues a étéréexaminée par Marcel DETIENNE dans une étude réalisée à la demande deRoland Barthes : cf. L’écriture d’Orphée, Paris, 1989, pp. 15-28 (« La grueet le labyrinthe »). Une autre étude, dont je n’avais pas connaissance aumoment où je travaillais sur le thème du labyrinthe grec, est celle de Fran-çoise FRONTISI-DUCROUX, Dédale. Mythologie de l’artisan en Grèceancienne, Paris, 1975.

57. Angelo BRELICH, Paides e Parthenoi, pp. 471-472.

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L’ENFANCE AU MIEL

Le petit Platon

La Vie de Platon attribuée au philosophe Olympiodore, undes dernier représentant (au VIe siècle) de l’Ecole néoplatoni-cienne, se trouve située en introduction à son commentaire del’Alcibiade 1. On y découvre qu’une apparition fantasmatiqued’Apollon (un phásma apolloniakón) s’unit à Périctioné lafuture mère de Platon. Puis ce même phásma, se manifestantdurant la nuit à Ariston, lui ordonna de ne plus faire l’amouravec son épouse jusqu’à ce qu’elle accouche. Ariston obéit. Peuaprès la naissance de Platon, ses parents prirent le bébé et ledéposèrent sur les pentes du mont Hymette, l’abandonnantmomentanément pendant qu’ils sacrifiaient pour lui aux dieuxde l’endroit, à savoir Pan, les Nymphes et Apollon Nómios(l’Apollon pastoral). S’approchant de l’enfant qui reposait, desabeilles emplirent sa bouche de rayons de miel afin que se con-firme, appliqué à Platon, le fameux vers du poète Homère : « De

1. OLYMPIODORUS, Commentary on the First Alcibiades, by L.G. Weste-rink, Amsterdam, 1956. Cf. Prolégomènes à la philosophie de Platon, texteétabli par L.G. WESTERINK et traduit par J. TROUILLARD, Paris, 1990, p. IX(l’épisode qui nous concerne correspond à Prolégomènes II, 15-30, p. 4,avec les notes complémentaires pp. 48-49).

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sa langue coulait une voix plus douce que le miel » (Iliadechant I, vers 249, décrivant la sagesse du vieux Nestor).

Le motif de la conception apollinienne de Platon est ancien :« Une histoire courait à Athènes [selon laquelle] Ariston voulutforcer l’hymen de Périctioné, qui était dans la fleur de l’âge,mais il n’y parvint pas. Quand il eut mis un terme à ses tenta-tives, il vit Apollon lui apparaître. A partir de ce moment, ils’abstint de consommer le mariage jusqu’à ce que Périctioné eutaccouché » 2. Dans l’encyclopédie byzantine de la Suda 3, lascène prend une coloration épiphanique : la maman de Platondevint enceinte « à la suite d’une vision divine où Apollon semanifestait à elle ». Quant au motif de l’enfant nourri de miel,qui fait suite à celui de la conception apollinienne, il relève desmythologies de l’enfant sauvage, mis à l’écart ou abandonné,nourri par des animaux 4. La légende de l’enfant Platon apparaîtainsi comme la transformation tardive d’un ensemble de vieux

2. DIOGÈNE LAËRCE, Vies et doctrines des philosophes illustres, trad. fran-çaise sous la direction de Marie-Odile GOULET-CAZÉ, Paris, 2000, pp. 391-392. Ce motif remonte à Speusippe, avant de transiter par Cléarque le bio-graphe péripatéticien, comme on peut le constater en lisant Diogène Laërce,qui renvoie directement à ces deux sources. Le dossier se trouve réuni parAlice SWIFT RIGINOS, Platonica, The Anecdotes concerning the Life and Wri-tings of Plato, Leiden, 1976, pp. 9-32 (« Plato’s Apollonian Nature »).

3. S.v. Pláton (Suidae Lexicon, edidit A. Adler, pars IV, Leipzig, 1935,p.141, lignes 1-2).

4. En ce qui concerne Platon l’abandon est très momentané, mais néan-moins précisément situé dans un paysage de confins, consacré à des divinités« sauvages » ; cf. ELIEN, Histoire variée X, 21 : « Périctioné portait Platondans ses bras [alors] qu’Ariston était en train de célébrer un sacrifice pour lesMuses ou pour les Nymphes, sur l’Hymette. Comme ils étaient de ce faitengagés dans le rituel, elle avait déposé Platon dans des buissons de myrtetouffus et épais, qui étaient à proximité. Tandis qu’il dormait, un essaimd’abeilles posa sur ses lèvres du miel de l’Hymette et l’entoura de son bruis-sement mélodieux, prophétisant ainsi l’éloquence de Platon » (traduction,légèrement modifiée, d’Alexandra LUKINOVICH et Anne-France MORAND,Elien, Histoire variée, Paris, 1991, p. 107).

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topoi articulés autour de deux thèmes mythiques bien connus :celui de la double paternité, sociologique et biologique,humaine et divine du grand homme, thème central d’une biogra-phie qui hésite entre le mythe et l’histoire (on peut penser aussibien à Héraclès qu’à Alexandre) ; celui aussi de la maternité vir-ginale (de Sémélé et Danaé à Rhéa Silvia). La combinaison desdeux thèmes est aussi facile à concevoir que fréquente :l’abandon est présenté comme la conséquence de ce qui est res-senti comme une faute (la maternité virginale), et entraîne à sontour le recours à une nourriture miraculeuse ou sauvage. Il suffitde penser à Romulus et Rémus élevés par la louve, et à combiend’autres Télèphe, jusqu’à Attis abandonné, nourri du lait d’unbouc 5.

La version platonicienne concernant le second motif, celui del’enfance au miel, est particulièrement intéressante dans lamesure où la scène est parfaitement localisée : l’Hymette (déjàcélèbre dans l’Antiquité pour son miel), et plus précisémentencore, dans la région de l’Hymette, un endroit consacré à Pan,aux Nymphes et à Apollon Nómios (un Apollon pastoral). Ons’accorde généralement à reconnaître ici une allusion à la grottede Vari, dans laquelle Apollon est effectivement présent sousl’appellation d’Apollon Hérsos, à côté des Nymphes et de Pan,et où des inscriptions conservent le souvenir de phénomènes denympholepsie (de transe causée par les Nymphes 6). A moins

5. Dans la version rapportée par ARNOBE (Contre les Gentils 5, 13), le laitqui nourrit le petit Attis abandonné est en effet du lait de bouc, et non dechèvre ! Le bouc qui produit du lait est un bon présage, comme le rapportaitnon seulement l’agence Reuters (10 février 1995) à propos d’un bouc pales-tinien, mais déjà Aristote, Histoire des animaux 522 a (un texte que j’avaisnoté autrefois mais puis curieusement oublié, lors de la rédaction de monlivre sur La Mère des dieux, Paris, 1996, où je commente pourtant la versiond’Arnobe à l’aide de l’agence Reuters, p. 225 note 76).

6. On peut en effet retrouver, sur les parois de la grotte, à la fois le nom etle portrait du dévot Archédamos de Théra, ouvrier restaurateur et « théo-lepte » héroïsé : N. HIMMELMANN-WILDSCHUTZ, Theoleptos, Marburg-Lahn,1957.

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qu’il ne s’agisse d’une autre grotte du même secteur, la grottedite du lion près de Liopesi 7. Les néoplatoniciens, qui ont unevéritable passion pour les antres et les gouffres mystiques,devaient encore s’y rendre en excursions ou pèlerinages et y pra-tiquer de petits sacrifices. Dans l’antre de Vari ne règnent passeulement Apollon de la rosée (Hérsos), les Nymphes et Pan ;on peut y visiter aussi une grande sculpture taillée dans lerocher, qui représente très vraisemblablement la Mère desdieux 8, une divinité à laquelle Proclus était personnellementattaché, tout comme il était familier de Pan 9.

Ce décor précis, cet espace rituellement très marqué, nousincitent à voir dans cet épisode de la légende platonicienne unpeu plus qu’un simple lieu commun rhétorique destiné à glori-fier la pureté de la langue de Platon, le fameux miel attique. Quepeut bien signifier, une fois replacé dans un contexte mytholo-gique global, cette offrande, par les abeilles, du miel sauvage ?Cette offrande qui prend place exactement, dans notre récit, aumoment où, de leur côté, les parents de l’enfant accomplissentun sacrifice adressé à un dieu pastoral, dans un lieu à l’écart dela cité ?

Les abeilles de Pindare

On retrouve le motif de l’offrande du miel dans toute unesérie de biographies légendaires : Hésiode, Pindare, Sophocle,Ménandre, Virgile, Lucain auraient été nourris, une fois dansleur vie, de miel déposé dans leur bouche par des abeilles. Cette

7. Pour cette question de localisation, cf. Ph. BORGEAUD, Recherches surle dieu Pan, Institut suisse de Rome, 1979, p. 75, note 17.

8. Cf. Friederike NAUMANN, Die Ikonographie der Kybele in der phrygis-chen und der griechischen Kult, Tübingen, 1983, pp. 152-153.

9. Cf. à ce sujet le témoignage précis de MARINUS, Proclus ou sur le bon-heur, texte établi, traduit et annoté par D. SAFFREY et A.-Ph. SEGONDS, Paris,2001, p. 39, § 33.

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expérience, dit-on, serait à l’origine de leur inspiration (ou dupouvoir de séduction de leur langue, ce qui revient au même) 10.

Un de ces récit fait de Pindare un jeune chasseur, pris de som-meil sur l’Hélicon (la montagne des Muses). Une abeille se posesur sa bouche, et se met à façonner des rayons 11.

Pausanias (IX, 23,2), qui se recueille sur la tombe de Pindare,rapporte ce qui suit : « Pindare, dans sa jeunesse, se rendit unjour à Thespis, pendant la saison chaude ; en plein midi, il futsaisi de fatigue et de sommeil, et, bien vite, il se coucha commeil était, sur la route. Des abeilles se posèrent sur lui alors qu’ildormait et façonnèrent une ruche contre ses lèvres. Telle estl’origine du métier poétique de Pindare ». Le fait que la scène sedéroule à midi la met sous le signe de Pan et des Nymphes, quisont menaçants à cette heure, et peuvent rendre fou 12. Ici, mira-culeusement, l’issue est heureuse, et aussi oraculaire : cesabeilles qui viennent s’installer dans la bouche ouverte d’unhumain endormi, immobile, constituent un prodige à interpréter.On est dans une situation analogue à celle que définissent lesabeilles qui viennent remplir de rayons de miel la tête d’Oné-silos tranchée et pendue aux portes de la ville d’Amathonte,dans un fameux récit d’Hérodote (V, 114). Ces abeillesdésignent en Onésilos un héros, auquel il convient que la citéadresse un culte. C’est un destin non moins héroïque, mais d’unautre ordre, que les abeilles annoncent pour Pindare.

Elien, un peu plus tard, compare la légende d’enfance dePlaton à celle de Midas, et aussi à la tradition relative à Pindare.

10. Cf. l’article « Biene » (F. OLCK) du PAULY-WISSOWA, Realencyclo-pädie der classischen Altertumswissenschaft, 5, Stuttgart, 1897, cols. 447-448.

11. On trouve cette légende dans la Vita Ambrosiana qui renvoie aussi bienau péripatéticien Chaméléon qu’à Istros, disciple de Callimaque : A.B. DRA-

CHMAN, Scholia vetera in Pindari Carmina vol. I, Leipzig, 1903, p. 1.12. Cf. Ph. BORGEAUD, « Spectres et démons de midi : une étude d’his-

toire des religions », in : Europe 859-860 (Roger Caillois), novembre-décembre 2000, pp. 114-125.

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Cela nous vaut une variante intéressante : « Le bruit icy sedivulga de la Phrygie, que Midas n’estant encore qu’une petitecreature, endormy dedans son berceau, les formiz grimperentjusqu’à sa bouche ; où d’une grande diligence elles portèrentdes grains de froment. D’autrepart l’on dit de Platon, que lesAbeilles firent en la sienne un rayon de miel ; & pareillement dePindare, qu’ayant esté jetté à l’abandon hors de la maison de sonpere elles le norrirent, luy donnans du miel au lieu de laict » 13.

Philostrate l’auteur des Tableaux, plus ou moins contempo-rain d’Elien, décrit précisément cette scène, tout en ignorant, ouplutôt en transformant, le motif de l’abandon ou du rejet : « Tut’émerveilles, je pense, devant ces abeilles dessinées avec tantde subtilité ; rien n’y est déplacé, ni leurs trompes, que l’on dis-tingue si bien, ni leurs pattes, ni leurs ailes, ni la couleur de leurrobe, tout cela peint par petites taches, exactement comme dansla nature. Mais pourquoi donc ces habiles ouvrières ne sont-elles pas dans leurs ruches ? Que font-elles dans une ville ?Elles se dirigent en cortège vers la maison de Daïphante – Pin-dare vient de naître, comme tu le vois – elles viennent pourformer son fils, dès avant qu’il ne parle, afin qu’il soit déjàrempli de chants et de muses, et les voici au travail. En effetl’enfant est abandonné sur du laurier et des rameaux de myrte,son père l’ayant jugé divin de ce que des échos de cymbalesremplirent la maison lors de sa naissance, et qu’on entendit alorsdes tympanons venant de Rhéa ; on dit même que les Nymphesdansèrent pour lui, et que Pan bondissait. Il paraît que ce der-nier, lorsque Pindare commença à créer, abandonna les sauts et

13. Histoires variées XII, 45. Je cite ici la savoureuse traduction qu’endonne, dans son commentaire de Philostrate (un monument de mythographieclassique), Blaise DE VIGENÈRE, Les images ou tableaus de platte peinture dePhilostrate lemnien sophiste grec […] mis en françois avec des arguments etannotations sur chacun d’eux, Paris, 1578. L’édition de 1578, présentée etrichement annotée par Françoise GRAZIANI, a été republiée en 2 volumes,Paris, 1995, accompagnée d’une reproduction des gravures de l’édition de1614 (pour la traduction du passage d’Elien : vol. II, p. 627).

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se mit à chanter les œuvres du poète. Pindare fit exécuter unestatue de Rhéa, qu’il dressa devant sa maison. Je pense que cettestatue de pierre était représentée elle aussi ; mais à sa place, lapeinture, desséchée, s’est abîmée. La déesse conduit les Nym-phes inondées de rosée et comme sortant d’une source, et Panexécute une danse rythmée ; il paraît serein, et son nez dépourvude bile. Mais à l’intérieur, les abeilles s’affairent autour del’enfant, déposant sur lui leur miel. Elles ont relevé leursaiguillons, qu’ils ne piquent pas l’enfant. Elles viennent sansdoute de l’Hymette et d’Athènes, la ville au poétique renom ; lemiel qu’elles distillent sur la bouche du poète se sentira de cetteorigine » 14.

Voici donc Pan débarquant dans la ville : le rustre bondissantaccompagne, au cœur de la cité, les abeilles nourrices. C’estl’inversion de l’espace, le sauvage envahit le civilisé. Les tam-bourins de la Mère des dieux, déesse des montagnes, retentis-sent autour du berceau de l’enfant. Cette inversion se trouveredoublée par le fait que Pan, compagnon des abeilles, s’intro-duit dans la ville comme un précepteur divin : le dieu boucapparaît ici comme une sorte de Chiron, mais son rôle d’éduca-teur est tout aussitôt subverti, puisque c’est lui qui devra, finale-ment, renoncer à ses bonds de sauvage pour chanter les vers dePindare. A la danse désordonnée du dieu montagnard, tellequ’elle est ici revue et corrigée, correspondraient exactement,dans l’enseignement platonicien, les mouvements de l’humaininculte, encore petit enfant. Citons quelques lignes fameuses desLois : « Tous les êtres jeunes, ou à peu près, sont incapables detenir en repos leur corps et leur voix : ils cherchent sans cesse àremuer et à parler, les uns en sautant et bondissant, comme s’ilsdansaient de plaisir et jouaient entre eux, les autres en émettanttous les sons de voix possibles. Or, les autres animaux n’ont pasle sens de l’ordre et du désordre dans leurs mouvements, de cequ’on appelle rythme et harmonie ; mais à nous, les dieux dont

14. Imagines II, 11.

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nous avons dit qu’ils nous avaient été donné pour partager nosfêtes, ces mêmes dieux nous ont donné un sens du rythme et del’harmonie accompagné de plaisir, par lequel ils nous mettent enbranle en se faisant nos chorèges, en nous entrelaçant les unsaux autres pour des chants et des danses ; et ils ont appelé celades chœurs (choroí), du nom de joie (chará) qu’on y ressent. » 15

Ce renversement irrévérencieux, avec échange des rôles entrel’enfant humain et l’éducateur divin faisait déjà, au Ier siècleavant notre ère, bien avant Philostrate, le plaisir d’un poète :« Ta lyre l’emporte sur toutes, autant que la trompette domine leson des flûtes bachiques. Ce n’est pas en vain, Pindare, quel’essaim a façonné le miel et la cire sur tes douces lèvres.Témoin en soit le dieu du Ménale, le cornu, lui qui néglige saflûte champêtre et chante ton hymne. » 16

Un paysage ambrosien

Le motif des abeilles-nourrices sera repris dans la légendedorée, à propos de Saint Ambroise (qui porte un nom prédestiné,de ce point de vue) : « Alors qu’Ambroise, fils d’Ambroise,préfet de Rome, avait été placé dans son berceau dans la cour duprétoire et qu’il dormait, un essaim d’abeilles lui couvrit toutd’un coup le visage et emplit sa bouche de façon à y entrer et en

15. PLATON, Lois II, 653 d – 654 a, traduction E. DES PLACES.16. ANTIPATER DE SALONIQUE dans la Couronne de Philippe, Anthologie

Palatine 16, 305. L’amitié de Pan pour Pindare est encore mentionnée parPLUTARQUE (Moralia 1103 et Vie de Numa 4) et ARISTIDE (pro IV viris 231Dindorf). Ce thème est une amplification de ce que l’on trouve chez PINDARE

lui-même (Pythique III, 137-140) : « Mais je veux, moi, prier la Mère,déesse vénérable que des jeunes filles, accompagnées de Pan, viennent chan-ter la nuit auprès de ma demeure ». Il est vrai que Pan avait rencontré laMère, un soir d’orage sur la montagne : cf. le scholiaste à Pindare, PythiqueIII 137b.

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sortir comme si c’était une ruche. Puis les abeilles prirents’envolèrent et s’élevèrent à une telle altitude dans le ciel quel’œil humain ne pouvait plus les distinguer » 17. Je mentionnecette variante chrétienne parce qu’elle souligne, à sa manière,une donnée fondamentale : le miel (comme le montrent enl’occurrence les abeilles qui s’envolent jusqu’au firmament),vient d’un ailleurs radical. Avec l’enfant Pindare la montagneentrait dans la ville. Voici qu’avec Ambroise, les cieux descen-dent sur terre.

Les légendes que je viens d’évoquer concernent des poètes,des philosophes ou des saints. Mais il est évident qu’elles s’éla-borent en référence à des modèles purement mythologiques,concernant au premier chef des enfants divins ou de jeuneshéros dont l’enfance, souvent orpheline, se déroule à l’écart del’Olympe ou des cités, dans un paysage des marges, un espacede chasse ou de pastorale, loin des cultures, traversé précisé-ment par des personnages comme Pan, Apollon Nómios ou lesNymphes. Au cœur de ce paysage, à la fois étable, sanctuaire ethabitat primitif, on devine la grotte, l’aulè, l’antre. C’est le pay-sage de l’Hymne homérique à Hermès, un espace précisémentambrosien, une sorte d’âge d’or à l’écart du monde, mais unespace de frustration aussi, ressenti comme délaissé, pour lesdivinités qui l’habitent, ces immortels confinés loin de l’Olympeet des fumets sacrificiels.

L’Arcadie d’Hermès, cet antre du mont Cyllène où l’enfantvit reclus avec sa mère Maïa, cette nymphe ambrosienne 18, arécemment fait l’objet d’une enquête la mettant en rapport avecla grotte insulaire de Calypso décrite dans l’Odyssée : autre ter-ritoire des limites du divin, autre espace ambrosien où règne unefigure féminine, parfaitement divine mais néanmoins insatis-faite, tenue à l’écart des autres dieux, à l’écart des hommesaussi, privée du partage sacrificiel alors même qu’elle est pour-

17. Traduction de la Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 2004, pp. 301-302.18. Númphe ambrosíe : Hymne homérique à Hermès, 229-230.

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voyeuse d’ambroisie 19. C’est à partir de ce « complexe » qu’onpeut aborder dans une perspective nouvelle l’espace hermaïque,un espace qu’il serait certes agréable de parcourir en compagnieaussi du dieu Pan, fils d’Hermès, l’ami de Pindare et encore deProclus.

Quand je dis qu’on retrouve dans la mythologie le motif desenfances au miel, j’entends plus que la simple offrande du miel.C’est l’ensemble d’une configuration plus vaste et précisémentstructurée que l’on retrouve : les conditions particulières de lanaissance de l’enfant, l’union de la mère avec un dieu, fantômequi disparaît aussitôt ; l’abandon ou la mise à l’écart momen-tanée ; la nourriture spéciale, naturelle, sauvage mais bien plussavoureuse, bien plus efficace surtout que si elle provenait de laculture, et enfin, conséquence prévisible, un destin d’exception.

Nourrir Zeus

Le mythe le plus fameux, le paradigme par excellence qu’ilconviendrait de reprendre en harmonique ou en savante disso-nance par rapport à celui d’Hermès et de Maïa dans leur grottedu Cyllène, c’est évidemment celui de Zeus enfant, en Crète ouailleurs (en Arcadie parfois). On en connaît plusieurs versions,qui se recoupent sur les points essentiels.

Dans la version ancienne, soustrait à la voracité de son pèreCronos, Zeus est confié par sa mère, Rhéia, à sa grand-mère laTerre (Gaïa). Celle-ci le cache en Crète, dans une grotte de lamontagne qu’Hésiode appelle montagne de la Chèvre 20. Dansl’Odyssée, de craintives colombes (péleiai) franchissent la passe

19. Comme Dominique JAILLARD le montre dans un travail de thèse écritsous la direction d’un spécialiste du miel, Marcel DETIENNE, et soutenu endécembre 2001 (Configurations d’Hermès, EPHE, section des Sciences reli-gieuses).

20. Aigaíoi en órei : Théogonie, 484.

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dangereuse des roches mouvantes et vacillantes, les Planctes,qu’aucun navire humain ne peut traverser, pour apporter à Zeusl’ambroisie dont la source est océanienne. Les roches se refer-ment et écrasent, chaque fois, une de ces colombes, la dernière,que Zeus le père doit remplacer 21. Il s’agit ici d’autre chose qued’un mythe d’enfance : l’ambroisie ne cesse de devoir être ainsirecherchée pour nourrir, toujours et encore, le roi des dieux.L’amplification mythologique ne va toutefois pas tarder àdéplacer l’action sur la scène de l’enfance. Elle nous montrerabientôt Zeus bambin dans son refuge des montagnes crétoises,nourri de lait de chèvre, et aussi de cette ambroisie que lescolombes (péleiai ou peleiádes) lui apportent depuis une sourcelocalisée au Jardin des Hespérides. D’autres versions disent queZeus fut nourri de miel par des abeilles 22, ou qu’il fut élevé pardeux sœurs : Amalthée (la chèvre) et Mélissa (l’abeille). Réa-lisant la conjonction des deux images, le scholiaste de Cal-limaque (Hymne I, 49) fera jaillir l’ambroisie des cornesd’Amalthée.

Le récit des enfances d’Aristée, l’inventeur mythique del’apiculture, présente une configuration tout à fait compa-rable : né de l’union de Cyrène et d’Apollon, Aristée est élevépar la Terre, comme Zeus dans la version d’Hésiode. La Terreet les Heures le nourrissent de nectar et d’ambroisie (Pindare,Pythique IX). Pindare se souvient encore du prophète Iamos,ancêtre de la dynastie des Iamides, fils d’Apollon et d’Evadné,abandonné par sa mère et nourri de miel par deux serpents 23.Bien que le miel n’y figure point, on est tenté d’évoquer enfin

21. Odyssée, 12, 61-64.22. La version la plus riche est donnée par ANTONINUS LIBERALIS, Les

métamorphoses, 19, qui résume un poème hellénistique racontant comment« les voleurs », couverts d’airain, ont voulu s’emparer du miel que produi-sent, dans une grotte sacrée (hieròn ántron) de Crète, les abeilles sacrées(hieraí mélittai) nourrices de Zeus. Ils furent transformés en oiseaux porteursde présages.

23. Olympiques 6, 28-72.

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les enfances d’Asclépios 24, et celles d’Ion abandonné par samère au flanc de l’Acropole, dans un îlot pastoral, panique, aucœur de la cité 25.

Il est remarquable que tous ces exemples (ou paradigmes)concernent des fils d’Apollon, à l’exception évidemment deZeus. J’y vois un indice supplémentaire confirmant l’hypothèseselon laquelle la légende platonicienne est élaborée en fonctiond’une matière mythique préexistante. Tout se passe comme sil’enfance à l’écart, dans l’espace des marges, loin des cultures,annonce un destin particulier, conférant à celui qui y survit despouvoirs ou des compétences qui dépassent les promesses d’uneéducation normale. Iamos devient prophète, Asclépios médecinsera capable de ressusciter des morts, Ion, miraculeusementrecueilli par son père divin, devient un roi et un ancêtre 26.

Le miel céleste

Le motif alimentaire, dans cet ensemble de variantesmythiques, joue un rôle central : la nourriture est donnée à cesenfants soit par des animaux, soit par des divinités. C’est dansl’espace ouvert par cette alternative, qu’il convient de situer lemiel, dans son rapport à l’ambroisie.

Le miel, on l’a souvent dit, était le sucre de l’Antiquité gréco-romaine 27. Le sucre est une découverte indienne. Dans l’Indeancienne, on connaissait la canne à sucre depuis une haute Anti-quité. Le plus souvent, on se contentait de la mâcher ou d’enexprimer le suc. On connaissait la technique consistant à faire

24. Elevé par Chiron : cf. PHÉRÉCYDE 3 F 3a Jacoby, cité par le scholiasteà Pindare, Pythiques 3, 59.

25. EURIPIDE, Ion, 492 sqq.26. On retrouve ici un motif déjà rencontré à propos du labyrinthe, supra

p. 000.27. R.J. FORBES, Studies in Ancient Technology, vol. V, Leiden, 1957,

pp. 78 sqq. (« Sugar and its Substitutes in Antiquity »).

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bouillir ce suc dans l’eau, puis à laisser évaporer ce mélange,pour en recueillir le dépôt solide. Mais la fabrication régulière etla commercialisation d’un tel sucre ne commença pas avant lafin du IIIe siècle de notre ère.

La Grèce hellénistique connut, par ses voyageurs, la canne àsucre, qu’elle appelait roseau de douceur 28. Dioscoride (II, 104)et Pline l’Ancien (Histoire Naturelle XII, 32) ont même connule sucre en morceaux, qu’on employait parfois en médecine. Ilfaudra toutefois attendre le VIIe siècle pour que ce produit se dif-fuse réellement jusqu’en Occident, et que son emploi s’intro-duise dans la cuisine. La première grande cargaison de sucreatteignit l’Europe via Venise en 996.

Le sucre, contrairement au miel, ne deviendra pas un véri-table opérateur mythologique. Ce produit de manufacture portemoins à rêver, semble-t-il, que le miel. Il faut dire que le miel,comparé au sucre, apparaît remarquablement chargé de valeurspolysémiques. La douceur de miel, un cliché déjà dans l’Anti-quité, n’en finit pas de survivre. Dire que le miel était le sucre del’Antiquité est une formule trompeuse, inadéquate : le miel necorrespond au sucre que dans ses emplois culinaires qui sontmultiples certes, mais qui sont loin d’être les seuls 29. Onemployait le miel en pâtisserie, évidemment. On connaît le nomet la recette de certaines friandises composées avec du miel. Lechórion par exemple : on remplit des boyaux séchés avec unmélange de lait qui vient d’être trait et de miel, on pose le toutquelques instants sur le feu, et l’on déguste. Les Grecs, et encoreplus les Romains, raffolaient des friandises de ce genre. Les

28. Néarque 133 F 19 Jacoby et Mégasthènes 715 F 8 Jacoby, cités l’un etl’autre par STRABON, XV, 1, 20.

29. Sur les usages antiques du miel, cf. FORBES, op. cit., et aussi l’article« Mel » (de M. Schuster) du PAULY-WISSOWA, Realencyclopädie der classis-chen Altertumswissenschaft, 15, Stuttgart, 1931, cols. 364-384. Le dossierest repris et mis à jour dans l’importante partie gréco-romaine de l’article« Honig » du Reallexikon für Antike und Christentum, Band XVI, Stuttgart,1994, cols. 434-462, rédigée par A. SALLINGER.

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pâtissiers et les boulangers faisaient grand usage du miel. Celui-cientrait aussi dans la composition de nombreuses boissons. Quandon le mêlait au vin des prytanes, dans le bâtiment du Conseil àAthènes, il se peut qu’on n’obéissait pas seulement au souci detrouver un édulcorant, mais qu’on se référait à travers le vin, àl’intérieur même du vin, à un âge antérieur au politique et à la viti-culture. Tout se passe comme si on renvoyait au repas des originesen donnant, à ces mêmes prytanes, lors de la fête des Galaxiaadressée à la Mère des dieux, une sorte de porridge (póltos) à based’orge et de lait. Varron, qui se plaît à rapprocher étymologique-ment le mot latin puls du grec póltos, affirme en effet que ce typed’aliment est plus ancien que le pain 30. Le miel entre aussi dans lacomposition du kukeón, tel qu’il apparaît dès les poèmes homé-riques comme un mélange épais (cf. le verbe kukáo) de fromagede chèvre râpé, de farine et de miel, avec parfois du vin 31.

Les emplois médicaux du miel sont tout aussi fréquents, ainsique ses emplois cosmétiques. Il est censé conserver la fraîcheur,protéger la peau de toute corruption. C’est qu’il passe, en effet,pour un puissant agent conservateur. On l’appliquait aux fruits,tout comme la cire d’abeille, pour retarder le pourrissement. Cerôle trouve son expression la plus forte dans une techniqued’embaumement consistant à envelopper le cadavre de miel etde cire 32. Le fameux mythe de Glaucos, l’enfant de Minos, secomprend en référence et en contrepoint à cette technique :ayant disparu, englouti à l’insu de tous dans une jarre de miel,

30. VARRON, De Lingua Latina 5, 105, qui renvoie à Apollodore d’Athè-nes. Sur les pultes et la polenta des Romains, cf. J. ANDRÉ, L’alimentation etla cuisine à Rome, Paris, 1981, pp. 60-61.

31. Odyssée 10, 316, cf. 234 sqq. ; Iliade 11, 641 sq. La recette de cebrouet a pu connaître quelques variantes. Son emploi dans le cadre des mys-tères est fameux : cf. A. DELATTE, Le Cycéon, breuvage rituel des Mystèresd’Eleusis, Paris, 1955 (avec la mise au point de N.J. RICHARDSON, TheHomeric Hymne to Demeter, Oxford, 1974, pp. 344-348).

32. HÉRODOTE I, 198 ; STRABON XVI, 20 (746) ; DIODORE DE SICILE 15,93 ; cf. PLUTARQUE, Vie d’Agésilas 40,3.

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l’enfant est restitué aux siens par le devin Polyidos, qui retrouveson corps inanimé mais non corrompu. Il ne reste plus, auvoyant harcelé par le roi, et enfermé dans la tombe, qu’àdécouvrir le moyen de ramener le jeune prince à la vie, ce qu’ilfait grâce à l’exemple que lui donne in extremis un serpent,excellent droguiste 33.

Les vertus médicales, purificatrices et conservatrices du mielsont telles qu’elles ne sauraient être imitées par un produit demanufacture. La richesse du miel ne doit en effet rien àl’homme, qui ne fait que le récolter dans la nature. Le miel, dansce sens, s’accorde au lait, comme aliment des nourrissons. LesPythagoriciens aimaient manger du miel et du pain. L’offrandela plus courante, en Grèce, semble avoir été celle de miel, de vinet de lait 34. Aliment par excellence des enfants humains etdivins, le miel est aussi une offrande adressée aux dieux et auxmorts, à côté du lait, du sang, de l’eau, du vin et de l’huile. ChezHomère, suivi par Virgile, nous voyons que ces offrandes redon-nent pour quelques instants consistance au vague fantôme dudéfunt, lui permettant de communiquer avec les vivants lors durituel nécyomantique.

Le miel est en particulier une offrande prisée par les divinitésen contact avec le monde infernal : Hermès, Hécate, Erinyes,Cerbère. Lors de la redoutable consultation nocturne dans lesprofondeurs de l’antre de Trophonios, on ne descend pas sanss’être muni de gâteaux de miel 35. Chez Apulée nous voyonsPsyché emporter du miel et du vin pour se rendre dans leroyaume des morts 36. Le miel apaise, ou écarte, les gardiens du

33. Le récit se trouve entre autres dans la fable 136 d’HYGIN ; cf. suprap. 000.

34. Odyssée 10,519 ; SOPHOCLE, Electre 52 ; Euripide, Oreste 114, etc. Cf.Fritz GRAF, « Milch, Honig und Wein. Zum Verständnis der Libation in grie-chischen Ritual », Perennitas. Studi in Onore di Angelo Brelich, Rome,1980, pp. 209-221.

35. ARISTOPHANE, Nuées, 508.36. APULÉE, Métamorphoses 10, 126.

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monde des morts. Dans l’Enéide (VI 419), la sibylle endort Cer-bère avec une potion dans laquelle entre du miel. Dans un autrecontexte, Médée utilise du miel pour endormir le dragon gardiende la toison d’or. Offert aussi bien aux divinités de la mort qu’àcelles de la naissance 37, le miel protège, accroît, vitalise lesnourrissons, tout autant qu’il endort ou écarte les puissancesinfernales.

Ces fonctions contrastées sont en réalité complémentaires : leprivilège fondamental du miel étant son pouvoir de négation dela mortalité. Ainsi les emplois rituels, et aussi mythiques, dumiel, rejoignent-ils parfaitement ses emplois banals et quoti-diens. Comme médecine, cosmétique, baume protecteur ducadavre ou des fruits, le miel retarde la dégradation, protège dupourrissement alors même que, dans la taxinomie lévi-straus-sienne, cette denrée de l’hyper-nature (de l’en-deçà du cru) estprécisément située, on le sait, du côté du pourri 38.

De même, la simple propriété apparemment profane, de dou-ceur, de charme culinaire, trouve son correspondant mythique etrituel dans le rôle que joue le miel vis-à-vis des démons : il lesséduit, les charme et les endort : il les rend inoffensifs. Cettevertu séductrice du miel est analogue à celle de la musique, quielle aussi peut charmer, endormir un monstre. A Cerbère et audragon gardien de la toison d’or correspond alors le monstrueuxTyphon, paralysé par la flûte de Cadmos ou de Pan 39. L’équiva-lence miel – musique de la flûte, en particulier de la syrinx, dont

37. Eileithyia d’Amnissos en Crète, notamment, reçoit une amphore demiel dès l’époque des tablettes en linéaire B de Cnossos : Gg 705 : Aminiso/Ereutijia ME + RI AMPHORA 1 ; M. VENTRIS and J. CHADWICK, Docu-ments in Mycenaean Greek, 2nd ed., Cambridge, 1973, no 206 ; cf. MoniqueGÉRARD-ROUSSEAU, Les mentions religieuses dans les tablettes mycéniennes,Rome, 1968, pp. 101-102.

38. Claude LÉVI-STRAUSS, Mythologiques II. Du miel aux cendres, Paris,1966.

39. M. DETIENNE et J.-P. VERNANT, Les ruses de l’intelligence. La mètisdes Grecs, Paris, 1974, pp. 118-122 ; cf. Ph. BORGEAUD, « Le rustre », dans :Jean-Pierre VERNANT (éd.), L’homme grec, Paris, 1993, pp. 223-237.

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les tuyaux sont précisément fixés entre eux par de la cired’abeille, est établie dès la métaphore pindarique adressée àPan, joueur de syrinx : « Tu distilles ton miel » 40. Cette séduc-tion-là, bien sûr, se prolonge en l’usage du miel comme imagedu discours, comme qualification de la belle langue. Le mielattique, que les abeilles donnent à Platon et à Pindare, ce n’estpas seulement la douceur de la langue, sa suavité, c’est aussi sonpouvoir de séduction, de persuasion. C’est ainsi qu’il fautcomprendre Homère, quand il dit de Nestor, le meilleurconseiller, que « sa voix coule de sa langue, plus douce que lemiel ».

Dans la Bible, c’est l’écriture de Dieu, le rouleau mâché par leprophète Ezéchiel qui est doux comme du miel (Ezéchiel III,3,3) 41. On se rappellera que Platon, dans l’Ion, fait du poète unefigure semblable à celle d’un inspiré, tout en le comparant,explicitement, à une abeille, ce qui revient à en faire un intermé-

40. Tòn son autoû méli glázeis : PINDARE, fragment 97 Snell3. Cf.Ph. BORGEAUD, Recherches sur le dieu Pan, Institut suisse de Rome, 1979,p. 128.

41. D’autres rapports, à d’autres niveaux, ont parfois été tissés entre lesmythologies bibliques et classiques du miel : on a voulu voir la référence àune tradition commune sur l’origine des abeilles, dans ce que la 4e Bucoliquede VIRGILE (281 sqq.) rapporte d’Aristée et de la bougonie, et ce que le livredes Juges, XIV, 5-9 raconte de Samson et de la carcasse pourrissante du lionqu’il a tué de ses mains, dans laquelle il découvre, quelques temps après, unessaim d’abeilles (dont il s’empresse de recueillir le miel pour en manger eten donner à son père et à sa mère, avant d’en faire, lui-même, une énigme ;cf., érudit et très sceptique, A.E. SHIPLEY, « The Bugonia Myth », The Jour-nal of Philology 34, 1918, pp. 97-105). Par ailleurs je ne sais trop que faire(par rapport à mon dossier grec) de ce beurre et de ce miel nourritured’Emmanuel fils de la jeune fille (de la vierge, parthénos, dans la version desLXX : Le livre d’Isaïe VII, 14-15) : faut-il voir en cet Emmanuel un enfantsauvage ou divin, au sens grec ? Je remercie vivement Marie-Hélène CON-

GOURDEAU de m’avoir signifié, sinon livré, cette énigme-là. Sur le dossierbiblique du miel, cf. les parties juive et chrétienne de l’article « Honig » duReallexikon für Antike und Christentum, Band XVI, Stuttgart, 1994, cols.457-471, par O. BÖCHER et G. STÄHLIN.

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diaire, qui recueille son miel dans le monde divin et le transmetchez les humains. Ion affirme qu’il faut croire les poètes quandils prétendent qu’ils puisent leurs chants dans des sources oùcoule le miel 42. En utilisant l’image du miel pour dire que lepoète n’est pas responsable de ce qu’il transmet, Ion se réfère àla croyance générale des Anciens sur l’origine de cet aliment.

Au lever des Pléiades

Pas plus qu’il n’est une création de l’homme, le miel n’estune création des abeilles. Celles-ci ne font que le recueillir surles fleurs et les plantes. A leur tour, ces dernières ne sont que desintermédiaires. Les fleurs et les plantes ne secrètent pas du miel,comme les roseaux d’orient secrèteraient du sucre, elles lereçoivent d’ailleurs. C’est la rosée, ou la pluie parfois, quidéposent le miel sur le thym, sur les roseaux, sur les fleurs. Cemiel venu tout droit du ciel étoilé, l’abeille ne fait que lerecueillir une fois qu’il est tombé de l’air, chu, nous dit-on, dansle prolongement du lever des Pléiades. C’est ce qu’affirmentAristote 43, Pline l’Ancien et bien d’autres. La nature céleste dumiel explique sa ressemblance avec l’ambroisie. Dans une pageparticulièrement inspirée (Histoire naturelle XI, 31), Plines’exclame que l’on ne connaît des vertus du miel que bien peude chose, à savoir ce qui reste de cet aliment céleste après qu’ilait subi la misérable dégradation causée par la chute à traversl’atmosphère, jusque sur terre. Le miel d’origine, à n’en pasdouter, c’est de l’ambroisie. Les usages de l’ambroisie, dans lemythe, recoupent d’ailleurs parfaitement les usages du miel

42. PLATON, Ion 534 a-b. Les prophétesses-abeilles d’Hermès, elles aussi,ne disent la vérité que si elles sont ivres de miel (Hymne homérique à Her-mès, 561-563).

43. « Il n’y a pas de miel avant le lever des Pléiades » : ARISTOTE, Histoiredes animaux V, 22 (553 b).

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dans la vie quotidienne. Nourriture des dieux, l’ambroisie pro-tège aussi les cadavres de la putréfaction 44. Tout comme au miel,on lui accorde des usages médicaux et cosmétiques. En un mot,on peut dire que l’ambroisie, à son niveau, a les mêmes emploisque le miel. A tel point que la poésie utilise parfois indifférem-ment l’un ou l’autre terme. Au niveau du mythe aussi, il y aéquivalence, ou au moins lien très fort : l’enfant Zeus est nourrid’ambroisie ; dans une autre version du mythe, il est tout sim-plement nourri de miel.

Quand Aristote, ou Pline, affirment que le miel apparaît aulever des Pléiades, ils se rattachent à une tradition très précise :à l’époque d’Aristote, les Pléiades, les étoiles qui portent cenom, font l’objet d’un mythe qui les lie à l’ambroisie. LesPléiades ont fini en effet par être assimilées aux colombes(péleiai ou peleiádes) qui apportent au jeune Zeus caché enCrète l’ambroisie destinée à le nourrir comme un dieu doit êtrenourri. Alain Ballabriga a très bien esquissé les raisons de ceglissement, dans la tradition poétique grecque, des colombesvers les Pléiades 45. Il a rappelé comment certains commenta-teurs anciens (Cratès de Mallos en premier) ont trouvé inconve-nant que Zeus enfant se fasse offrir la becquée, fusse-t-elled’ambroisie, par de simple volatiles. Des péleiai aux Pléiades, laconfusion devenait providentielle, « et l’on en vint à penser quela constellation des Pléiades constituait un véhicule beaucoupplus convenable pour la liqueur d’immortalité destinée aumaître de l’Olympe ». La première attestation poétique explicitede cette équation, entre les colombes et les Pléiades, serait unfragment de la poétesse Moiro de Byzance (au tout début duIIIe siècle avant notre ère), qui affirme que les colombes nour-rices de Zeus finirent par être métamorphosées en astres, enrécompense de leur précieux service 46. De là à dire que ce sont

44. Hymne homérique à Déméter, 237 ; Iliade 23, 185, etc.45. Alain BALLABRIGA, Le Soleil et le Tartare, Paris, 1986, 98-99.46. Cf. ATHÉNÉE, Banquet des sophistes XI, 491 B.

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les astres eux-mêmes qui apportent l’ambroisie, il n’y a qu’unpas, franchi d’autant plus facilement, je pense, que les api-culteurs établissaient effectivement un rapport entre le miel et lelever des Pléiades. L’équation, ou plutôt le « glissement » de lacolombe à l’astre, pourrait être déjà présent dans les Parthénées(« Chœurs de jeunes filles ») du vieux poète spartiateAlcman 47 : Hagésichora et Agido, comparées à des colombes,sont poursuivies par leurs compagnes de chœurs qui s’élèventdans la nuit ambroisienne, comme l’astre Sirius. Le mouvementchorégraphique ici décrit dans un contexte homo-érotique pour-rait renvoyer à un mythe de poursuite céleste analogue à celuid’Orion et de son chien Sirius pourchassant les Pléiades 48. Maisle texte d’Alcman reste d’une interprétation redoutablementdélicate 49.

Dans la version la plus ancienne du mythe, les Pléiades sontles filles d’Atlas poursuivies par le chasseur Orion 50. Cesvierges apeurées sont très vite et très aisément comparées à detremblantes colombes. La poursuite éternelle d’Orion est trans-posée dans le ciel étoilé, (« catastérisée »). Or une des Pléiades,la septième et dernière d’après les Grecs, échappe à la visionhumaine, selon ce que rapportent les vieux astronomes alexan-drins 51 : on a rattaché cette croyance aussi bien au mythed’Orion qu’au motif de la colombe de Zeus, qui reste prise parles roches mouvantes (Odyssée 12, 62). Il faut enfin relever que

47. Fragment 3, 60-64, sur lequel Claude Calame rappelle amicalementmon attention.

48. Timothy GANTZ, Early Greek Myth. A Guide to Litterary and ArtisticSources, Baltimore, 1993, p. 217, renvoie aussi à l’Astronomie hésiodique età Simonide, qui témoignent du passage (posthomérique) de Pleiádes àPeleiádes, pour désigner les étoiles filles d’Atlas.

49. Comme Claude CALAME le signale dans son riche commentaire (Leschœurs de jeunes filles en Grèce ancienne, II, Alcman, Rome, 1977, pp. 72-77 ; cf. Alcman, edidit Claudius Calame, Rome, 1983, pp. 331-334).

50. Sur ce personnage, on renverra au livre de J. FONTENROSE, Orion : TheMyth of the Hunter and the Huntress, Berkeley-Los Angeles-London, 1981.

51. Cf. PSEUDO-ERATOSTHÈNE, Catastérismes, 23.

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l’ambroisie dont Zeus est nourri provient d’une source située auJardin des Hespérides, dans une île d’Okéanos, c’est-à-dire dansle territoire d’Atlas père des Pléiades. Maïa, mère d’Hermès, estfille d’Atlas. Atlas, par ailleurs, est aussi père de Calypsol’ambrosienne. Ce vaste réseau mythologique sous-tend l’écri-ture des légendes d’enfance au miel.

Au niveau d’élaboration mythique où nous situent les récitsconcernant Platon, Pindare, Ambroise et leurs semblables, lesobstacles à la pureté du miel, cette chute décrite par Plinel’Ancien, n’ont pas lieu d’être évoqués. Le bébé au miel des bio-graphies légendaires se trouve arraché pour un instant au sortcommun. Retiré du monde civilisé, déposé sur une jonchée delaurier et de myrte (comme le dit magnifiquement Philostrate), ilse trouve momentanément préservé de la corruption et de lamortalité, abreuvé d’une sorte d’ambroisie. Arraché au temps,serais-je tenté de comprendre, l’enfant au miel est devenu l’em-blème de ce que peut offrir à ses lecteurs la poésie, celle de Pin-dare, ou la philosophie, celle de Platon.

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UN COUSIN D’ORPHÉE

Un ignoble destin

Au chant 10 de l’Iliade, Rhésos est un roi thrace, allié tard venudes Troyens, qui se fait égorger par Diomède (accompagnéd’Ulysse) lors de la Dolonie. Dans le poème homérique, Rhésosest présenté comme fils d’Eionée (dont le nom semble renvoyer àla ville d’Eiôn, le « Rivage », à l’embouchure du Strymon). « Il ales plus beaux coursiers, les plus grands…, plus blancs que laneige et, pour la course, égaux aux vents. Son char est orné et d’oret d’argent. Il est venu ici porteur d’armes d’or gigantesques – unemerveille à voir ! – telles que le port en convient, non à de simpleshumains, mais à des dieux éternels » (IIiade 10, 43-44, trad.Mazon). Dans la langue des Thraces, Rhésos signifie « le roi », etil est probable qu’il s’agisse à l’origine (chez lui, dans la régiondu Pangée), d’une figure divine proche du Héros-cavalier, un per-sonnage connu des historiens de la religion thrace 1. Mais ici, loin

1. Le nom de Rhésos a été reconnu, depuis longtemps, comme un motthrace signifiant « le roi » (thème nominal *reg-, qu’on retrouve dans lesanscrit ra_j-, latin rex, regis, irlandais ri, gaulois-rix). cf. E. BENVENISTE, Levocabulaire des institutions indo-européennes 2. pouvoir, droit, religion,Paris, 1969, p. 11 ; Paul WATHELET, « Rhésos ou la quête de l’immortalité »,Kernos 2 (1989), pp. 213-231. Pour le Héros cavalier thrace, cf. GawrilKAZAROW, article « Thrake (Religion) », R.-E. (1936), col. 487.

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de rechercher une origine brumeuse, nous allons essayer de perce-voir comment, à partir d’Homère et jusque dans la poésie latine,on assiste à la continue reconstruction, dans l’histoire culturelle etreligieuse, d’un petit ensemble mythologique.

Ce qu’il faut d’abord remarquer, c’est le paradoxe de larichesse de Rhésos, de ses chevaux, de ses armes merveilleuseset de la mort ignoble, égorgement dans le sommeil et la nuit,sans même avoir pu prendre part au combat. Roi pareil auxdieux, le redoutable guerrier se fait assassiner comme la bête detroupeau surprise, endormie, par un fauve qui rôde. Treizième etdernière victime, après douze autres Thraces, il est « touthaletant » lorsque le fils de Tydée s’approche pour lui prendre ladouce vie : « sur son front un mauvais rêve a pesé toute la nuit »,un rêve envoyé par Athéna, dans lequel Rhésos rencontre Dio-mède. Rhésos rêve sa mort dans la nuit, sa seule nuit aux portesde Troie 2.

C’est tout. Et il faut attendre le Rhésos attribué à Euripide 3

pour que se précise la figure du Thrace. Or elle se redessine enfonction d’Orphée, et sous l’angle d’une négation de la mort.

Reprise au mode tragique, la donnée homérique apparaît danscette pièce, sur plusieurs points, en effet légèrement modifiée.En particulier, certains déplacements permettent à l’auteur duRhésos d’ajuster à son programme, tout en les conservant, lesthèmes essentiels du texte de l’Iliade. Le rêve de Rhésos devientun autre songe, celui de son cocher (vv. 780 sqq.). La clameur,le tumulte indicible qui s’empare du camp des Troyens à

2. WATHELET (op. cit.) analyse cet épisode ; son étude n’aborde pas lestémoignages postérieurs, objets de mon enquête.

3. Il serait peut-être souhaitable de rouvrir le vieux débat sur l’attributionde cette pièce à Euripide. Si l’on pouvait simplement tenir compte de la don-née historique (cf. infra), on serait peut-être tenté de supposer que le Rhésos,loin d’être attribué (à tort) à Euripide (comme on le dit généralement), fut aucontraire écrit par lui à une époque où la fondation d’Amphipolis (en 437)était encore un événement récent, ce qui situerait cette pièce peu aprèsl’Alceste (jouée en 438).

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l’annonce de la mort du roi thrace, dans l’Iliade, devient cetterumeur nocturne, aux apparences de panique, qui traverse lecamp troyen à l’arrivée des troupes de Rhésos, au tout début dela pièce. Mais dans l’ensemble, c’est une très grande fidélité,dans un rapport constant au poème homérique. Cette fidélitérend d’autant plus remarquable une modification de détail, appa-remment insignifiante. Le père de Rhésos n’est plus Eionée,mais devient le dieu fleuve Strymon. Et sa mère (que l’Iliadeignore) est une Muse, qui apparaît à la fin de la pièce sans pourautant, il est vrai, être nommée (la tradition postérieure hésiteraentre Clio, Terpsichore, Euterpe, et même Calliope). L’union delaquelle Rhésos est issu est mythiquement rattachée au défi queThamyris (un autre Thrace) avait lancé aux Muses. C’est eneffet en se dirigeant vers le Pangée aux veines d’or (une mon-tagne aux cavernes aurifères), pour se rendre à la joute poétiqueopposant les Muses au poète trop orgueilleux, que la mère deRhésos dut franchir les eaux fécondantes du Strymon (vv. 920sqq.). Né de ce viol, l’enfant Rhésos est élevé par des Nymphespour devenir roi, guerrier invincible chez les Thraces. Mais sadivine mère le détourne de se rendre à Troie, car elle connaît sondestin. Rhésos, néanmoins, se laisse convaincre par Hector.Derrière Ulysse et Diomède, agents du meurtre, se dresse enfinla figure d’Athéna (très active dans la Dolonie). Soucieux deconcilier la Muse et les enfants d’Athènes, l’auteur du Rhésosprête à la déesse, qui porte sur scène (à Athènes) le cadavre deson fils, les paroles suivantes (trad. Marie Delcourt) : « Pourtantnous honorons ta cité entre toutes, mes sœurs les Muses et moi-même, et nous aimons à y séjourner. Celui qui alluma lestorches pour les mystères ineffables, Orphée, était le cousin decelui que tu viens de tuer. Musée, de tous vos citoyens le plusauguste, celui qui s’éleva aux plus hautes visées, fut instruit parPhoibos et par nous, les neufs sœurs. » La mère de Rhésosannonce aussi qu’« Il ne descendra pas dans les abîmes de laterre tant j’aurai su prier l’épouse du dieu infernal, la fille deDéméter qui fait mûrir les fruits, afin qu’elle renvoie son âme.

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Elle se doit en effet de prouver son respect pour les parentsd’Orphée. Pour moi pourtant, mon enfant sera désormaiscomme s’il était mort et retranché du jour, car il ne viendra plusvers moi et jamais il ne reverra sa mère. Caché dans lescavernes de la terre veinée d’argent, il y reposera vivant,homme et dieu tout ensemble, comme un prophète de Bacchoslogé au mont Pangée, dieu vénéré de ceux qui ont le savoir enpartage ».

Le mythe travaillé par l’histoire

Cette modification des données du dossier est tributaire d’unévénement historique. Rhésos et son culte étaient en effetdevenus réalités athéniennes à partir de 437 av. J.-C., date àlaquelle fut fondée la colonie d’Amphipolis, fondation liée à unoracle ordonnant de transférer les os du héros thrace de Troiedans sa patrie (au bord du Strymon) 4. Ce transfert équivaut,dans les termes de l’oracle transmis par Polyen (Strat. 6, 53) à« cacher » (krúpsete) les restes desséchés de Rhésos (Rhésoukalámen). A cet ordre donné par l’oracle répond parfaitement lekruptós (« caché ») du texte pseudo-euripidéen. Un commenta-teur ancien 5 mentionne l’existence, à Amphipolis, d’un sanc-tuaire de la Muse Clio, situé en face d’une colline où se trouve letombeau de Rhésos.

La figure de Rhésos, ancienne divinité thrace, devenu filsd’une Muse, s’est ainsi trouvée resacralisée, à la grecque, enréférence au culte instauré à Amphipolis : elle se rattache dumême coup, dans une optique athénienne, au personnage

4. THUCYDIDE 4, 102.3 ; SCHOLIES à Eschine 2, 91 : cf. le dossier analysépar Irad MALKIN, Religion and Colonization in Ancient Greece, Leiden,1987, pp. 81-84.

5. Le scholiaste du Rhésos (ad 346), citant l’historien hellénistique etmacédonien Marsyas (no 136 de Jacoby).

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d’Orphée, fils d’une Muse, initiateur thrace des mystères d’Eleu-sis. Solidaire d’un Dionysos oraculaire proche de celui que men-tionnait déjà Hérodote (7, 1ll), Rhésos libéré par Perséphonen’est pas mort, sans pour autant rejoindre le monde deshumains : anthropodaimon, il est devenu prophète de Bacchosdans une caverne du Pangée. Son destin est analogue à celuid’Orphée, dont la tête oraculaire, attestée iconographiquementdès le milieu du Ve siècle av. J.-C. 6, sera elle aussi liée, par la tra-dition, à un sanctuaire bachique 7. L’expression « dieu vénéré deceux qui ont le savoir en partage » (semnos toîsin eidósin theós)renvoie à la notion d’un cercle d’initiés, un cercle orphiquecomme ceux qui sont attestés, désormais, dès les inscriptionssur os d’Olbia au Nord de la Mer Noire (Ve s. av. J.-C.).

Si l’on considère maintenant le passage où la Muse affirmeque Perséphone ne saurait retenir un proche d’Orphée, onremarquera que la référence est faite non pas à la musique duchantre capable de diriger à sa guise la nature sauvage et derendre inoffensives les puissances du monde infernal, mais à sonrôle mystagogique : Orphée est présenté comme l’instigateurdes mystères. C’est au nom d’une fonction qui le lie rituelle-ment à Perséphone, et non pas en rappel d’une ancienne des-cente aux Enfers à la recherche d’une épouse défunte, que laMuse fait appel à la gloire d’Orphée pour persuader la déesse derelâcher l’âme de Rhésos.

En admettant qu’il puisse avoir été connu de l’auteur duRhésos, le motif de la descente aux Enfers d’Orphée 8 ne joue iciaucun rôle explicite, alors même qu’il est question d’uneremontée de l’âme de Rhésos, libérée à la demande de sa mère,la Muse. Le sort de Rhésos, dans la tragédie pseudo-euripi-

6. Cf. Margot SCHMIDT, Antike Kunst 15 (1972), pp. 128-137.7. L’analyse des témoignages est faite par F. GRAF, « Orpheus : A Poet

Among Men », dans : Interpretations of Greek Mythology, edited byJ. Bremmer, London and Sydney, 1987, pp. 80-106 (spécialement 92-93).

8. Cf. GRAF (op. cit.), pp. 81-82.

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déenne, n’est pas comparé à celui de l’épouse d’Orphée. Pasplus que le refus du deuil, de la part de la Muse (qui ne descendpas aux Enfers) n’est comparé au refus d’Orphée d’accepter lamort de sa compagne. Le sort de Rhésos, ici, est comparé audestin posthume, et sacral, d’Orphée lui-même.

Et pourtant, la tradition, comme insatisfaite de ce qui devaitlui sembler un manque, finira par comparer le sort de Rhésos àcelui de l’épouse d’Orphée. Mais cela ne se fera qu’à l’issued’un long procès, où la donnée du récit, pour la seconde fois, semodifie, et où l’on verra se substituer à la mère de Rhésos uneépouse inconnue de la tradition classique.

Avant d’aborder ce dossier post-classique de Rhésos, il mesemble utile de poser, naïvement, la question suivante : qu’est-ce que l’histoire du roi thrace, telle qu’elle se trouve dansl’Iliade, et telle qu’elle est reprise par l’auteur de la pièce athé-nienne, pouvait (et devait) évoquer à un auditeur moyennementinstruit du début du IVe siècle av. J.-C. ?

Roi et guerrier (pareil à un dieu, revêtu d’armes merveil-leuses), Rhésos rejoint ses alliés troyens au dernier moment (ilarrive, selon l’auteur du Rhésos, la dixième année de la guerre),et il se fait aussitôt tuer. Sa trajectoire, si l’on peut dire, se définitde la manière suivante : dernier des alliés de Troie, il meurt àson arrivée. Cette formule correspond parfaitement à celle quidéfinit, dans toute la tradition grecque, un personnage célèbre,le héros thessalien Protesilas (qualifié d’aréios, « martial »,dans le Catalogue des vaisseaux, 698) : premier des Grecs àdébarquer à Troie, il fut le premier à y mourir (à cause, lui aussi,d’une ruse d’Ulysse). Le sort du dernier allié des Troyens faitécho à celui du premier des Grecs. Leurs deux destinées deguerriers éphémères encadrent ainsi des combats qui vont durerdix ans.

En créant un culte de Rhésos à Amphipolis, en 437, les Athé-niens, c’est plus que vraisemblable, assuraient à leurs colonsmenacés par les populations locales la neutralité d’une redou-table divinité thrace. Mais en se référant à la tradition troyenne,

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homérique et post-homérique, ils prolongeaient au niveau desrites une comparaison qui ne pouvait manquer de s’imposer àleur mémoire, avec Protesilas. Celui-ci en effet recevait depuislongtemps, dans cette région de la Chersonnèse thrace 9, un culteà la fois héroïque et divin dont Pausanias laisse entendre qu’iljouait un rôle comparable à celui de Trophonios à Lébadée etd’Amphiaraos à Oropos 10. Culte oraculaire, par conséquent,comme celui de Rhésos au Pangée.

Récits d’amour et de mort refusée

Protesilas est connu par un autre trait, en particulier à traversles échos que suscita une tragédie aujourd’hui perdued’Euripide 11 : il s’était marié la veille de son départ pour Troie ;désespérée par sa mort, Laodamie son épouse obtint des dieuxinfernaux qu’ils laissent Protesilas lui revenir l’espace d’un jour(trois heures, disent les versions les plus sévères). A la secondemort de son époux, Laodamie confectionne une effigie de ciresemblable à lui ; elle dépose cette image dans sa chambre à cou-cher et, simulant un rituel, se met à la vénérer. Venu lui apporterdes fruits au petit matin, un esclave la surprend en train d’en-lacer et d’embrasser le portrait. Songeant à quelque adultère,l’esclave prévient le père de la jeune femme, qui ordonne quel’on brûle l’image de cire. Laodamie se précipite sur ce bûcher,et meurt consumée.

Il ne manque à Rhésos, pour devenir l’exact correspondantthrace de Protesilas, qu’une épouse qui refuse sa mort, et qui larefuse d’une manière qui évoque un rituel.

9. A. Eléonte, ville fondée par les Athéniens pour contrôler l’entrée del’Hellespont.

10. PAUSANIAS 4, 2, 7 ; cf. HÉRODOTE 7, 33 et 9, 116.11. HYGIN, Fables 103 et 104. Cf. EURIPIDE, Tragédies, t. VIII, 2e partie,

Fragments, Paris, Les Belles Lettres, 2002, pp. 567-589.

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Au Ier siècle av. J.-C., cette attente est comblée par le récit quiconstitue la dernière Histoire d’amour de Parthenios : « On ditqu’avant de se rendre à Troie en allié, Rhésos parcourut devastes territoires pour en prendre possession et en tirer tribut.C’est ainsi qu’il parvint à Cios, attiré par le renom d’une bellefemme (Arganthoné était son nom). Cette femme avait pris enhaine la solitude de la vie domestique ; ayant réuni autour d’ellede nombreux chiens, elle chassait, n’acceptant pas facilementquelqu’un d’autre en sa compagnie. S’étant rendu au lieu où ellese trouvait, Rhésos ne voulut pas l’enlever de force. Il prétenditdésirer chasser avec elle, car lui-même, tout comme elle, haïs-sait la fréquentation des hommes. Elle loua son propos, per-suadée qu’il disait la vérité. Peu de temps après, elle ressentit unimmense amour pour lui. Retenue par la honte, elle tint d’abordsa passion secrète ; mais ensuite, la souffrance devenant tropviolente, elle eut l’audace de s’en ouvrir à lui. Et c’est ainsi qu‘il la prit, consentante, pour épouse, lui qui ne désirait que cela.Plus tard, une guerre ayant éclaté à Troie, les rois appelèrentRhésos à la rescousse. Arganthoné, à cause d’Eros qui la tenaitencore puissamment, ou bien parce qu’un oracle l’avait avertiedu futur, l’empêchait de s’en aller. Ne supportant pas de vivreune vie de mollesse en cette seule compagnie, Rhésos se rendità Troie où, combattant sur la rive du fleuve qui aujourd’huiencore porte son nom, il fut blessé par Diomède et mourut.Quand elle apprit sa mort, Arganthoné se retira de nouveau àl’endroit où elle s’était unie à lui pour la première fois et, errantdans cette région, elle ne cessa de crier, de manière répétée, lenom de Rhésos. A la fin, comme son chagrin lui faisait oublier leboire et le manger, elle disparut de chez les hommes. »

Ce récit est construit autour d’un épisode qui n’est localisé nidans la région du Pangée (lieu d’origine et de culte de Rhésos),ni à Troie où il trouve la mort. Dans le Rhésos attribué à Euri-pide, le roi thrace justifie son retard à venir en aide aux Troyenspar le fait que des voisins (les Scythes) lui avaient déclaré laguerre au moment où il allait se mettre en route pour Ilion :

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« C’est là l’obstacle qui m’a empêché de venir à Troie lutteravec toi. J’ai dû les abattre, prendre leurs fils comme otage, leurimposer un tribut annuel » (trad. Marie Delcourt). Le récit deParthenios fait allusion à ces guerres et à ces impositions de tri-buts qui retardèrent Rhésos. C’est dans ce contexte que la ren-contre avec Arganthoné prend place, sur les côtes de Propontide,dans la région de Cios.

Géographiquement peu vraisemblable, le détour par Ciospermet à Parthenios (lui-même originaire de Nicée, c’est-à-dired’une région très voisine) de mettre en scène une rencontre entreRhésos et une héroïne locale, éponyme de l’Arganthôneion,montagne rendue célèbre par Apollonios de Rhodes et parNicandre qui en font le décor du mythe d’Hylas 12. Le comporte-ment d’Arganthoné refusant la mort de Rhésos est ainsi rap-porté, de manière allusive, à l’errance et aux vains appelsd’Héraclès recherchant Hylas enlevé par les Nymphes. Onremarquera que cette quête, dans le mythe, annonce une pra-tique rituelle : « Les gens du pays offrent encore de nos joursdes sacrifices à Hylas au bord de la source. Le prêtre l’appelletrois fois par son nom et trois fois l’écho lui répond » 13.

Tout en répondant bel et bien à l’attente occasionnée par leparadigme de Protesilas, la légende de Rhésos, on le voit, s’estdéveloppée en obéissant à d’autres déterminations. Avec Parthe-nios, ce n’est évidemment plus le problème de l’implantation etde la survie des colonies athéniennes en Thrace (Eleonte,Amphipolis) qui détermine le devenir des récits relatifs àRhésos. L’histoire politique a cédé la place, au niveau des moti-vations, à l’histoire littéraire. Parthénios travaille sur unematière poétique. Il écrit ses Histoires d’amours (Narrationesamatoriae) pour que son protecteur Cornelius Gallus (à qui ildédie cette œuvre en prose) y puise son inspiration de poète élé-

12. APOLLONIOS DE RHODE, Argonautiques I, 1179 ; ANTONINUS LIBERA-

LIS, Métamorphoses 26 (qui renvoie à Nicandre).13. ANTONINUS LIBERALIS, Métamorphoses, 26, 5, trad. Papathomopoulos.

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giaque. Le résultat de ce travail est d’autant plus important qu’ilnous force à lire le récit des amours de Rhésos et d’Arganthonéà la lumière du récit que Virgile fait des amours d’Orphée etd’Eurydice. Or l’on sait que, dans les Géorgiques, ce récit estsupposé, par Servius, prendre la place d’un éloge adressé, préci-sément, à Cornelius Gallus, ami de Virgile et destinataire desNarrationes de Parthenios. Inquiété par la disgrâce et la mort deGallus, Virgile aurait dû modifier son texte. Il se pourrait quel’épisode d’Aristée, Eurydice et Orphée fasse, discrètement,allusion à une œuvre de son ami inspirée de Parthénios.

Le récit de Parthénios est en effet tout entier centré sur lethème d’un amour excessif, celui d’Arganthoné pour Rhésos,amour qui risque de prolonger indûment les délices exclusivesde leur relation, et d’empêcher le jeune roi d’accomplir sondevoir de guerrier et d’allié des Troyens. Ce motif n’est pas sansrappeler celui de la passion excessive (le tantus furor de Virgile)qui, dans la belle interprétation de Marcel Detienne 14, prolon-geait exagérément la lune de miel d’Orphée et d’Eurydice touten fonctionnant comme la clé, on s’en souvient, de l’épisoded’Aristée l’apiculteur. Ici, le tantus furor devient le fait del’épouse, à qui il interdit de reconnaître l’évidence de la mort deson conjoint : retournant sur les lieux de leurs amours, elle luiadresse des appels incessants, jusqu’à oublier de vivre. L’erranced’Arganthoné, son appel sans réponse, ne constitueraient qu’unécho inadéquat, sinon maladroit, de la quête d’Orphée descen-dant aux Enfers, si nous ne savions déjà, ce que ne pouvaitignorer Parthenios, que l’ombre de Rhésos, elle, fut réellementarrachée à l’Hadès. Mais cette victoire n’appartenait pas àArganthoné : c’était, dans la version pseudo-euripidéenne, leprivilège de la mère, la Muse. Le destin culturel de Rhésosapparaît, dans ce contexte, comme la réalisation de ce qui futrefusé, non pas à Orphée (qui lui aussi devient un personnage

14. Marcel DETIENNE, « Orphée au miel », Quaderni Urbinati di CulturaClassica, 12 (1971), pp. 7-23.

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oraculaire, échappant d’une certaine manière à la mort), mais àEurydice.

En modifiant la donnée du récit, en octroyant, jusqu’à un cer-tain point, le rôle d’Orphée à Arganthoné (et non à Rhésos), laversion de Parthenios souligne, malgré tout, la proximité desdeux cousins. Elle commente elle aussi, à sa manière, le dis-cours de la Muse à la fin du Rhésos attribué à Euripide.

Orphée est chantre, Rhésos roi. Leurs destins, pour différentsqu’ils soient, n’en apparaissent pas moins homologues. Sur lemode guerrier d’un côté, sur celui de la musique et de l’initia-tion de l’autre, une trame commune travaille les deux récits, ten-dant de plus en plus, au cours de l’histoire littéraire, à les rap-procher. C’est ainsi que dans l’Heroikos de Philostrate 15, audébut du IIIe siècle, on peut lire que Rhésos, dont la légende estsituée sur le mont Rhodope, fut un merveilleux éleveur de che-vaux, un guerrier, un être capable d’attraper des bêtes sauvages.Un signe de ses dons pour la chasse perdure dans le fait que lessangliers, les cerfs et tous les animaux des montagnes fréquen-tent l’autel du héros, par groupes de deux ou trois, et que l’onpeut les sacrifier sans qu’il soit besoin de les lier, car ils s’offrentd’eux-mêmes au couteau d’égorgement. Rien n’est moinsorphique que cette débauche de sang versé, mais rien non plusn’est aussi proche des pouvoirs d’Orphée que ce grand rassem-blement des animaux les plus sauvages, dans le sanctuaire duhéros. Au refus de pratiquer le meurtre et le sacrifice vientrépondre ce regroupement des victimes consentantes, qui, à samanière, évoque lui aussi l’innocence de l’âge d’or, ou plutôtson innocente cruauté.

Rapproché d’Orphée par une mythographie dont l’intentionest indéniablement comparatiste, Rhésos s’en trouve tout aus-sitôt écarté, dans la même littérature, par des traits contrastifs.Chasseur, guerrier, il est capable d’interrompre sa lune de miel ;et quand il disparaît, c’est son épouse qui le recherche jusque

15. 17, 3-6 (149).

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dans la mort. Par la puissance de sa musique, Orphée attirait àlui des animaux auxquels il ne donnait pas la mort ; les bêtes quise rassemblent autour de l’autel de Rhésos, pour être immolées,ne sont victimes d’aucun charme, d’aucune contrainte : ellesviennent d’elles-mêmes.

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ÉCHO, DÉSIR, MUSIQUE, LES SENTIERS DE PAN

Extase, enthousiasme, théolepsie et panique

L’extase, en grec, ne signifie pas que quelque chose (l’âmepar exemple) s’échapperait du corps pour rejoindre l’Invisible ;l’extase n’est pas une sortie de soi. Elle désigne le fait quel’individu tout entier se trouve soudain éloigné d’un état habi-tuel, où il ressent ce que les autres, normalement, ressentent.L’extase se présente comme une altération, une aliénation à lafois du corps et de l’esprit, et son vocabulaire, en grec, réunit lestermes où se rencontrent les effets croisés de la transformation,de la métamorphose, de la folie et de l’éros.

L’enthousiasme (le fait d’être dans la main d’un dieu, jouet deses manipulations, une sorte de marionette, comme Penthéedans les Bacchantes d’Euripide) est une forme privilégiée, etredoutable, d’extase. Il est, on le sait, de bons et de mauvaisdérèglements. Les récits mythiques nous apprennent que lemauvais dérèglement (l’aliénation) est déclenché par le refus dubon. C’est le refus d’accepter Dionysos et les ménades qui fontde Penthée un possédé de Dionysos.

Quand elle vient des dieux, l’extase est souvent provoquéepar un contact, un toucher. Dans les Bacchantes d’Euripide,Dionysos lui-même réajuste, de ses mains, le costume de Pen-thée (au vers 932). Il s’agit d’un toucher qui déroute ou qui ravit.

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L’adolescent Hylas, dans un autre récit, se penche sur une source,pour y plonger sa cruche. Son bras pénètre au-delà du reflet de sonvisage. Habitantes des eaux, les Nymphes séduites par la beauté dujeune homme (il s’agit de l’amant d’Héraclès), le touchent, l’atti-rent, le saisissent, s’emparent enfin (au-delà du miroir des eaux) dece corps désirable qui disparaît à jamais. La seule réponse désor-mais accordée aux appels d’Héraclès et de ses compagnons, laseule réponse qui parvient, du monde des Nymphes jusqu’aumonde des humains, c’est un écho. Hylas est devenu écho, quepoursuivent les acteurs d’un rituel instauré en sa mémoire parHéraclès : une course dans la montagne, une « oribasie » rythméepar les cris retentissant d’un appel voué à l’échec 1.

L’extase d’Hylas saisi les Nymphes, emporté par elles (en grecHylas est un nympholepte, de lambánomai, je suis pris, « ravi »au sens fort), cette extase équivaut, aux yeux des profanes, à unemétamorphose sonore, matérialisation fantasmatique, musicale etrituelle, du désir et du deuil. Cela vient nous rappeler que Nar-cisse, naguère, fut aimé par une voix dépourvue de corps, laNymphe Echo, une jeune fille invisible que le dieu Pan poursuitencore 2. Désir, regret, musique. Il s’agit là d’un complexe émi-nemment panique. L’écho, dans le cadre mythologique, renvoieen effet au récit des amours impossibles de Pan et de la nympheEcho. Jaloux des talents musicaux de la jeune fille, autant qu’il estdépité de son refus, le dieu bouc inspire la fureur au cœur des ber-gers et des chevriers. Saisis d’un folie meurtrière de type diony-

1. Hylas a été chanté par les plus grands poètes hellénistiques : THÉOCRITE

(Idylle 13), APOLLONIOS DE RHODES (Les Argonautiques I, 1207-1272) etNICANDRE (paraphrasé en prose par ANTONINUS LIBERALIS, Les Métamor-phoses 26).

2. OVIDE, qui s’inspire de modèles hellénistiques, développe admirable-ment le motif de Narcisse et Echo dans les Métamorphoses (III 339-510). Il achoisi de passer Hylas sous silence : c’est normal, comme le remarqueM. PAPATHOMOPOULOS dans son commentaire à ANTONINUS LIBERALIS (auxBelles Lettres). Sur Narcisse et autour de lui, cf. Maurizio BETTINI et EzioPELLIZER, Il mito di Narciso. Immagini e racconti dalla Grecia a oggi, Turin,2003.

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siaque, ces humains consacrés aux troupeaux d’un dieu animaldéchirent le corps de la belle récalcitrante et dispersent sesmembres encore vibrants de chant. L’écho apparaît ainsi commel’expression d’un échec : corps impossible à saisir, musique quiéchappe au désir. Voix sans corps, Echo, dans l’univers de Pan,peut renvoyer aussi bien à la peur qu’au désir. Désir et peur,attraction et répulsion, sous le signe du dieu-bouc, coïncident eneffet. Peur dont la cause échappe à la raison, peur sans cause, sou-vent provoquée par la mauvaise interprétation d’un bruit absurdedans la nuit, un simple écho, la panique frappe de folie collective,jusqu’à la désorganiser complètement, une petite communautéhumaine. La panique agit, sur un mode collectif, de manière toutà fait comparable à ce désir qui s’empare de l’individu, désir d’unobjet inlassablement poursuivi, qui s’avère illusoire. Peur irré-pressible, désir irrépressible, ces deux formes de possessionpanique annoncent toutefois la promesse d’un retour à l’équilibre,une résolution dont le dieu, qui guette au loin, se fait le garant :joie, fécondité, paix, musique.

Le souffle fécondant de la syrinx

La divine séduction de Pan se traduit, sur le mode pastoral, parl’action de sa flûte, la syrinx, dont le souffle féconde les trou-peaux. L’effet de cette musique, dans les zones animales de l’uni-vers pastoral, correspond à celui d’une union sexuelle. Dans leszones anthropomorphes de ce même univers, où le mythe se plaîtaussi à faire évoluer le dieu, l’union sexuelle n’a jamais lieu,sinon sous la forme d’un viol. Le pouvoir fécondant du dieu boucdans l’univers animal contraste ainsi fortement avec la violence,le désordre, la stérilité de ses amours dans l’univers anthropo-morphe des dieux et des Nymphes. La course érotique de ce sau-vage est en effet semée d’embûches. A l’instar du chevrier mis enscène par Théocrite, Pan, en amour, est malheureux, sans res-source. Son désir, pour autant qu’il rencontre un objet dans le

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désert rocailleux des activités pastorales, inspire la répulsion.Mais sa musique, elle, séduit les Nymphes. La vaine poursuiteérotique débouche sur une danse chorale, où l’harmonie des mou-vements est dictée par l’alternance du désir et du recul. Séductionet répulsion, dans ce processus d’extase, coïncident, cette complé-mentarité ayant pour fondement l’ambivalence du Musicien, sadouble nature de dieu et d’animal. Ecoutons un passage del’Hymne homérique qui lui est consacré (dans la traduction deFrançois Rosso, aux éditions Arléa) :

Quelques fois, à la nuit close, les chasseurs rentrant au logisl’entendent jouer sur son pipeau : sa musique est délicieuse, elleséduit tant les cœurs qu’elle surpasse en douceur le chant del’oiseau nocturne qui laisse tomber comme une pluie dorée, surles prés fleuris du printemps, sa tendre plainte langoureuse. LesNymphes des montagnes le suivent alors à pas pressés ; elles serassemblent pour chanter autour des sources, miroirs enténébrésde lune, et les échos des monts et des vallées leur répondent enpleurs mélodieux. Les épaules couvertes de la peau fauve d’unlynx farouche, le dieu aux folles ardeurs vient se glisser aumilieu de leurs chœurs, il entre dans la danse et les laissecharmer son oreille de leurs voix harmonieuses dans l’émail desmoelleuses prairies où la fleur odorante du crocus et celle de lajacinthe se mêlent à l’herbe haute.

Un fameux récit d’inspiration hellénistique nous dit commentla musique, chez Pan, s’élève dans la douleur de l’éros. Lanymphe qui porte le nom de Syrinx échappe à l’étreinte du dieubouc en s’enfonçant dans la terre. Des roseaux poussent àl’endroit où disparaît son corps. Furieux de ce qu’il croit être unobstacle, Pan arrache les roseaux, les brise avec rage. Puis, com-prenant ce qui est arrivé, il se met à gémir. Son souffle plaintifemplit les roseaux qui dans sa main divine sont devenus l’instru-ment primitif et universel, la flûte de Pan 3. La musique, dans ce

3. OVIDE, Les Métamorphoses I 689-712 ; LONGUS, Les Pastorales (Daph-nis et Chloé) II, 34.

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récit, apparaît où et quand s’échappe l’objet du désir. Mais ellen’est pas simple substitut, succédané de l’union refusée. Sonsouffle chaud anime la fécondité animale, autant qu’il pousse à ladanse les humains frissonnant d’éros, rayonnant d’une joieproche de l’envol. Je retiendrai deux textes pour illustrer cedouble pouvoir. Un petit poème de l’Anthologie Palatine (XVI,17), une prière archaïsante au dieu des troupeaux, autrefois attri-buée (à tort, mais qu’importe) au poète Ibycos : « O Pan, pro-nonce pour les brebis qui paissent un oracle efficace, abandonnanttes lèvres creuses au baiser des roseaux d’or, afin qu’elles ramè-nent abondamment, dans leurs mamelles, le don pesant du laitblanc vers la demeure de Clymenos. Et pour toi, il sera beau devoir conduire vers l’autel l’époux des chèvres, et de voir le sangrouge jaillir de sa poitrine velue ». Sophocle, dans l’Ajax (693sqq., même s’il s’agit d’une fausse joie), se fait témoin des liensqui unissent la danse, la musique et l’éros sous le signe de Pan :

J’ai le frisson d’Eros, l’éclat de la joie me fait voler ! Io, iô,Pan, ô Pan, Pan qui erre sur la mer, quitte les rochers battus deneige, le col cyllénien, et parais ici, ô Prince qui fait danser lesdieux, afin de lancer en moi la danse qu’on ne saurait apprendre,celle de Mysie ou de Cnossos, car l’heure pour moi est deformer un chœur !

Le dieu repousse, ou au contraire chasse en direction de lui-même, attire, enlève. Séduction, répulsion alternent et parfoiscoïncident, dans l’aporie du saisissement. Qu’il soit victime dela peur suscitée par un toucher mystérieux ou au contraire séduitpar le charme invincible d’une musique issue de l’invisible,l’extatique se trouve déplacé par rapport à lui-même, transportéailleurs. Il accède à un état où la communication avec les autresn’est plus possible, sinon dans le cadre d’un rituel religieux, etquand la manía (la « folie ») est collective. Mais alors c’est legroupe entier des célébrants, les Bacchantes par exemple, dont

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l’expérience se fait incommunicable, sinon musicalement, oupoétiquement.

La bonne éducation

Aucun lecteur de Platon ou d’Aristote, sans parler de ceux quilisent les poètes, ne peut ignorer à quel point les Grecs ontexploré, analysé, et surabondamment décrit les multiples alléesqui unissent, sous le signe de l’éducation, mais aussi des ban-quets, du théâtre et des rituels cathartiques, la musique aux pas-sions de l’âme et du cœur. Ils se sont plu à guider leurs lecteurs,mais aussi, bien malgré eux, à nous égarer parfois dans cesallées, nous qui, si loin d’eux, ne comprenons plus leursmanières de dire. Les guides principaux, en ce qui concerne lathéorie, sont ici Platon (le Platon de l’Ion et celui des Lois), etAristote (au livre 8 de la Politique) 4.

Au livre deuxième des Lois de Platon, dans un développe-ment consacré à l’éducation des garçons, il est affirmé que c’estdans une organisation bien réussie de la pratique des banquetsque réside la sauvegarde, et comme l’aboutissement, de l’éduca-tion. La patience des pédagogues, leur infinie obstination, aurapour conséquence, sur un sujet mâle non récalcitrant, de lerendre apte à participer à ces soirées généreusement arrosées,connotées d’un érotisme pervers et, socialement, hautementvalorisées. La réussite du banquet, à savoir la maîtrise d’uneviolence potentielle, à travers l’usage contrôlé de l’ivresse et de

4. Ces références anciennes (je laisse à d’autres circonstances la longuedigression du géographe STRABON, en son livre 10, sur les mystères et cer-tains de leurs officiants, ainsi que le De musica de PLUTARQUE) serontappuyées par la lecture (entre autres) de deux livres modernes fonda-mentaux : le Dionysos de Henri JEANMAIRE (Paris, 1951), et la passionnanteenquête de Gilbert ROUGET intitulée La musique et la transe. Esquisse d’unethéorie générale des relations de la musique et de la possession, préfacé parMichel LEIRIS, Paris, 1980.

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l’éros, en tenant compte du tempérament naturel de chacun,dans l’intercommunication d’une petite communauté en fête,apparaît ici comme le but, le terme d’une bonne éducation. Lesigne en tout cas de sa réussite. Ce à quoi doit préparer unebonne éducation. Il s’agit de gérer des sentiments fondamen-taux, déjà présents chez l’enfant, à savoir le plaisir et la peine.Le vice et la vertu se définissent ainsi, dès l’enfance, au seind’une communication avec autrui, dans la relation que le sujet,social, entretient avec ces deux sentiments fondamentaux quesont le plaisir et la douleur (le désir et la crainte, en d’autrestermes). La constitution du lien social passe par la maîtrise deces appétits « archaïques », dès l’enfance. Ces appétits, à leurtour, renvoient aux mouvements désordonnés de l’être inculte,encore sauvage, qu’il soit animal ou petit enfant 5. Les dieux,prenant en pitié la dure condition humaine, ont institués, nousdit l’Athénien des Lois, le plaisir périodique des fêtes reli-gieuses et de la danse chorale, un plaisir placé sous le signed’Apollon et du chœur des Muses, tout autant que sous celui deDionysos.

Plus loin, l’étranger athénien décrit la situation idéale, celled’une cité dans laquelle trois chœurs, préposés aux trois âges dela vie, opèrent une véritable incantation sur l’âme des citoyens :chœur des enfants, dirigé par les Muses, chœur des jeunes gens,dirigé par Apollon (Péan), et chœur des citoyens âgés de 30 à 60ans (sous l’égide de Dionysos). Les vieillards de plus de 60 anssortent de ce cadre : ils ne peuvent plus ni chanter ni danser ; ilfaut les réserver pour conter des histoires qu’inspire la voix d’undieu, des histoires relatives à ces mêmes dispositions moralesdont les chants des autres sont l’expression 6.

5. Cf. le texte de PLATON, cité supra p. 42.6. Ce qui pourrait advenir en cas de négligence de ces fêtes essentielles, la

tradition grecque s’est chargée de nous le dire, sous la forme d’une tragédiehistorique qui nous est contée par l’historien Polybe, originaire d’Arcadie,qui décrit les horreurs de la guerre civile éclatée à Kynaitha, une petite citéarcadienne. Cf. Ph. BORGEAUD, Recherches sur le dieu Pan, p. 306.

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Maîtrise des pulsions et entretien périodique du lien social,telles paraissent les deux vocations essentielles de la musique,en plus du simple délassement et du plaisir qu’elle procure.

Il n’est donc pas étonnant qu’Aristote consacre une bonnepartie du dernier livre conservé de sa Politique (VIII, 5-7) àl’éducation musicale. Si la musique doit faire partie de l’éduca-tion, on peut se demander, dit-il, à quel titre ? En tant que simpledivertissement (récréation), ou au contraire en tant qu’elle con-tribue directement à la formation du caractère, ou oriente endirection de la vertu ? C’est tout cela à la fois, bien sûr. Mais laréponse à cette question en appelle une autre : à savoir dansquelle mesure l’enfant (et plus tard le citoyen) doit pratiquer lamusique lui-même, ou au contraire se contenter d’apprendre àl’écouter, quand elle est exécutée par d’autres, de rang socialinférieur, des professionnels. Cette question là débouche doncsur des considérations d’ordre politique. Il est des arts que lecitoyen, conçu comme un aristocrate, doit laisser aux hommesou aux femmes de métier et de condition modeste, citharistes ouflûtistes. La réponse, ou les réponses, à cette question qui toucheau social, à l’étiquette dirions-nous, dépendent cependant dutype de musique que l’on considère. Tout change, en effet, selonle genre musical, ou plus précisément le mode dont il s’agit : lesGrecs sont unanimes à reconnaître que le mode dorien, propre àl’équilibre, convient parfaitement à l’éducation et au métier decitoyen ; tandis que le mode phrygien, propice à l’enthousiasmeet à la dissonance, est considéré comme douteux, sinon sca-breux, surtout s’il est exécuté sur un instrument comme l’aulos,la flûte, un instrument qui chez les Grecs correspondrait un peu,parfois, à l’accordéon chez nous (si l’on en croit une remarquede Gilbert Rouget !). La flûte, remarquera un peu plus bas Aris-tote, empêche la parole, on ne peut en jouer et chanter à la fois,et elle fut à juste titre rejetée par Athéna son inventrice, divinitéde l’intellect (le mythe raconte qu’Athéna, ayant inventé la flûte,l’aulos, découvrit dans un miroir son visage aux joues gonfléealors qu’elle essayait d’en jouer ; elle crut voir une gorgone et

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rejeta l’instrument, que le satyre Marsyas, de passage, s’em-pressa de recueillir)…

La musique, selon Aristote, peut avoir une influence sur lecomportement, sur le développement du caractère, sur les dispo-sitions morales, ce que les Grecs appellent l’êthos, de mêmequ’elle peut avoir une action sur l’âme, la psyché. La preuve laplus évidente en est l’effet que produisent les mélodies attri-buées au musicien Olympos, un aulète mythique de Phrygie,disciple (fils, ou élève ou parfois aussi amant) du fameux Mar-syas, un Satyre écorché vif par Apollon pour avoir prétendu quesa flûte valait mieux que la lyre. Les mélodies d’Olympos, dis-ciple de Marsyas ou de Pan, font partie du bagage musical desGrecs de l’époque classique. Elles rendent les âmes enthou-siastes ; c’est-à-dire qu’elles mettent les auditeurs en transe. Cetenthousiasme, précise Aristote, est une passion (une affection)du caractère et concerne le comportement de l’âme. Cet effet estd’ordre imitatif. Peut-être faut-il entendre que l’auditeur d’unair d’Olympos se trouve par imitation assimilé au fils du satyre,inventeur de cette musique barbare. C’est en effet par son carac-tère imitatif, par ce processus d’identification, que la musiques’avère efficace. Elle imite des dispositions comportementales,des caractères. Elle opère des mimémata tôn ethôn (des« imitations des dispositions morales »). Et c’est là précisémentce qui explique le contraste entre les effets causés sur l’auditeurpar le mode dorien (qui le calme, et l’installe dans un sentimentde juste milieu, d’équilibre), et le mode phrygien, qui le projettedans un état d’enthousiasme. Des effets possibles de la musique,seuls les premiers doivent être réservés à l’éducation descitoyens. On donnera au petit humain, au bébé enclin à l’agita-tion, encore maladroit, une crécelle dite d’Archytas, Archútouplatagé (une sorte de hochet musical, cliquette ou castagnette,dont l’invention est attribuée à un fameux philosophe et musico-logue pythagoricien de Tarente), afin que cet instrument et lessons qu’il dégage occupent toute son attention et l’empêchent defaire d’autres bêtises. Mais devenu plus grand, l’enfant devra

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apprendre à faire de la musique d’un autre type, vraisemblable-ment pour les mêmes raisons que celles qu’invoquait déjàPlaton. Il devra éviter les instruments réservés aux musiciensprofessionnels (en particulier la flûte et la cithare).

Une thérapie musicale

Aristote se donne la peine de préciser que l’aulos (la flûte)devrait être réservée à des occasions orgiastiques, c’est-à-direrituelles. Ces occasions, précise Aristote, sont des spectaclesdont le but n’a rien à voir avec l’éducation ou l’instruction. Lebut de ces spectacles rituels n’est pas d’enseigner quelquechose, il est d’ordre purgatif, cathartique. On peut se demanderà quel type de rituel pense ici Aristote : s’agit-il de la tragédie,ou d’autre chose ? Qu’il puisse s’agir de la tragédie, un spec-tacle bel et bien lié à un culte (celui de Dionysos), cela sembleindiqué par l’allusion qu’il fait à la catharsis, un thème dont ilannonce explicitement qu’il reparlera plus tard, dans un ouvragequ’il annonce et qu’il nomme, la Poétique. Qu’il puisse aussis’agir d’autre chose que de la tragédie, est cependant suggérépar ce qu’il ajoute, concernant certains individus ayant uneréceptivité particulière à l’enthousiasme : « Et nous voyons cesgens-là, dit-il, sous l’effet des thèmes musicaux rituels (ek tônd’hierôn melôn), après avoir eu recours à ces chants qui mettentl’âme hors d’elle-même, recouvrer leur calme comme sousl’action d’une cure médicale ou d’une purgation. » L’allusionest faite ici à des individus en état de transe ou de possession,qu’il s’agit en quelque sorte d’exorciser, de désenvoûter, pourles ramener au calme, par l’effet d’une cure consistant en uneperformance musicale accomplie par des spécialistes. On penseimmanquablement au rituel corybantique, tel qu’il est décritchez Platon, en particulier dans l’Euthydème. Il s’agit d’un ritemystérique, une cérémonie de type initiatique, une telete, àusage thérapeutique. Une danse étourdissante, effectuée par les

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officiants (les corybantes, ou corybantisants) tournoyant avecleurs flûtes et leurs tambourins autour du candidat (du patient)maintenu immobile.

Diagnostic et guérison ont ici, en effet, partie liée avec lamusique. Le principe étant qu’à chaque divinité responsabled’un accès de possession correspond un air particulier. Platon,dans le Ion, s’interroge sur le fait que tel ou tel aède peut n’êtreintéressé que par un poète particulier, et un seul. Le poète enl’occurrence est Homère, et l’aède interrogé, le rhapsode, uncontemporain de Socrate, Ion de Chio, qui s’avoue incapable dese passionner pour d’autres poèmes que l’Iliade et l’Odyssée.Platon (Socrate) compare ce lien exclusif entre le rhapsode,l’interprète, et son poète de prédilection au lien qui relie le pos-sédé à la musique du dieu qui le possède. L’interprète se com-porte comme un individu manipulé par un dieu (entheos,enthousiaste, c’est-à-dire « dans la main d’un dieu, manipulépar un dieu ») :

Tous les excellents poètes épiques, ce n’est pas par l’effetd’un art, mais en état d’inspiration et de possession qu’ils com-posent tous ces beaux poèmes et les poètes lyriques de même,tels ceux qui font les Corybantes qui ne sont pas dans leur bonsens quand ils dansent. De même, les poètes lyriques ne sont pasde sens rassis quand ils font ces belles chansons, mais dès qu’ilsont emboîté l’harmonie et le rythme et qu’ils sont en état detranse bachique et possédés, telles les bacchantes qui puisentaux fleuves le miel et le lait lorsqu’elles sont possédées et n’ontpas leur bon sens, mais ne peuvent le faire de sens rassis, l’âmeaussi des poètes lyriques vit ce qu’ils expriment… Et tel poètesera soulevé par telle Muse, tel par telle autre. Nous disons qu’ilest possédé, ce qui est à peu près la même chose. Il arrive, eneffet, que, suspendus en quelque sorte à ces premiers anneaux,les poètes s’enchaînent les uns aux autres et deviennent inspirés,les uns c’est Orphée, les autres Musée et, le plus grand nombre,c’est Homère qui les possède et les hante. Et toi, Ion, tu es l’und’eux et tu es possédé par Homère ; lorsqu’on déclame quelque

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chose d’un autre poète, tu t’endors et tu n’as rien à dire ; maisdès que se fait entendre un air de ce poète, tu te réveilles immé-diatement et ton âme entre en danse et tu ne manques pas dechoses à dire. Ce n’est ni l’art ni l’érudition qui te font dire ceque tu dis d’Homère, mais c’est une participation divine (theiamoïra) et une possession, comme ceux qui font les Corybantes,qui ressentent immédiatement cet air seul qui est celui du dieupar lequel ils sont possédés et qui, sur cet air, improvisent avecabondance gestes et paroles, sans se soucier des autres. (textetraduit par Henri Jeanmaire, Dionysos, pp. 134-135).

La musique (et en particulier la flûte) que fait retentir, auxoreilles du possédé, le dieu qui le possède, est un phénomènebien connu des Grecs. On peut rappeler à ce propos les siffle-ments de Lyssa, cette « personnification même de l’accèsfrénétique » (selon Jeanmaire, p. 111) dans l’Héraclès Furieuxd’Euripide, Lyssa au visage de gorgone, un visage précisémentdéformé par le souffle de la flûte, comme celui d’Athéna évoquéplus haut :

Voici qu’on prélude à une danse qui n’a pas besoin de tam-bourin et que n’agrémente point le thyrse du Bruyant (Bromios,Dionysos)… Oh ! l’effroyable, l’effroyable musique de cetteflûte. On sonne l’hallali des enfants. Ce n’est pas en vain que,dans ce palais, Lyssa va mener sa bacchanale… (Euripide, Héra-clès Furieux, 891-899, trad. Jeanmaire p. 112).

Il faut ici faire un petit rappel, pour distinguer deux choses :l’usage de la musique dans les rituels cathartiques ; et, d’autrepart, l’effet de la musique, qui semble causer la transe dans descirconstances très particulière. Tel individu est « saisi » par telleou telle mélodie précise… La musique, en effet, on l’aura com-pris, n’a pas chez les Grecs pour unique fonction de procurer duplaisir. Elle agit sur les dispositions de l’âme. Illustrée en parti-culier par Platon, la tradition grecque affirme un lien entre latranse et un type particulier de musique : la musique phrygienne

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(opposée à la musique dorienne). Il s’agit d’une musiquequelque peu discordante, solidaire de la flûte, un instrumentpopulaire (cet « accordéon de la Grèce ancienne », instrumentde l’ivresse et des prostituées, invention de Marsyas). « S’il res-sort [des sources] en effet que toutes les mélodies déclenchant latranse étaient de mode phrygien, il n’en ressort pas pour autant,précise Gilbert Rouget, que toutes les mélodies de mode phry-gien aient déclenché la transe. Les écrits de Platon et d’Aristotefont bien effectivement la première relation, ou permettent de ladéduire. Ils n’en font pas pour autant la seconde. La faire eûtd’ailleurs été contraire au plus élémentaire bon sens, et lapreuve par l’absurde en est facile à donner. Affirmer que par lejeu d’un mystérieux pouvoir musical le mode phrygiendéclenchait la transe, c’eût été dire que la moitié de la Grèceétait en permanence jetée dans cet état. Car, tout le montre,joueurs et joueuses d’aulos, – et de musique phrygienne parconséquent – ne limitaient pas leurs activités aux seuls rituelscorybantiques. On avait recours à leurs service en quantité decirconstances, pour les banquets notamment, où l’on n’a jamaislu que des possessions aient eu coutume de se produire. Aristoteet Platon se sont donc bien gardé d’affirmer semblable absur-dité. D’autres cependant n’ont pas hésité à le faire à leur place,en se réclamant d’eux. C’est en effet qu’en reconnaissant, nonsans raison, à la musique de grandes vertus imitatives et en attri-buant par là aux modes des éthos doués d’effets puissants, Aris-tote ouvrait la voie aux théories les plus abusives. Cette voie, lesgens de la Renaissance, dans leur admiration éperdue pourl’Antiquité, s’y sont précipités de manière aberrante… »(op. cit., p. 315). C’est donc à la Renaissance, entraînée dansune interprétation forcée d’Aristote, qu’on devrait, selonRouget, l’attribution aux Grecs de la croyance selon laquelle lamusique peut causer la transe, et non seulement la mimer, oul’accompagner.

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Musique et union (ou désunion) mystique : Attis et Cybèle

Mais revenons à la pratique poétique, pour conclure avec undernier exemple.

Chez Ovide, dans les Fastes, la déesse appelée Mère desdieux aime un bel enfant, Attis, rencontré dans les bois, d’unamour que le poète dit chaste tout en le présentant en des termesanalogues à ceux qui décrivent la liaison, à la fois amoureuse etliturgique, d’Aphrodite pour Phaéton chez Hésiode. En faisantserment de demeurer toujours enfant, Attis s’engage au serviceexclusif de la déesse. Mais la faute qu’il commet, un mariage,est aussi une transgression conçue comme une trahison amou-reuse. La nymphe en laquelle il menace de s’épancher, et pourlaquelle (littéralement « en laquelle », in nympha) il cesse d’êtrece qu’il fut, meurt de la mort des hamadryades : les blessuresque la Mère inflige à son arbre correspondent à la faute qu’Attisallait commettre ; elles équivalent à une pénétration sexuelle ; inarbore, au vers 231, répond à in nympha. Quant à Attis, ildevient fou dans la chambre nuptiale, un appartement dont lenom évoque le sanctuaire de la Mère des dieux, et dont le toitvacille comme le palais de Cadmos dans les Bacchantes d’Euri-pide. Il s’enfuit au sommet de la montagne où règne la déesse (leDindyme). Halluciné, il voit des torches et des fouets, se croitpoursuivi par d’étranges furies. Il se lacère le corps avec unepierre tranchante, pratiquant sur lui-même un type de mortifica-tion sanglante qu’imiteront les galles, ces prêtres castrats dont ilest le modèle mythique. Il laisse traîner à terre sa longue cheve-lure, désignant ainsi la souillure de sa virginité trahie. Et onl’entend proférer : « J’ai mérité, je paie de mon sang le justeprix de ma faute, ah que périssent les parties qui m’ont fait cetort, oui, qu’elles périssent ! » « Il s’enlève le fardeau de l’aineet aussitôt ne subsiste plus aucun signe de sa virilité. » Il s’agitd’une castration totale, par ablation du pénis et des testicules.Telle semble bien avoir été la pratique des Galles, à Rome. Cettepratique s’opérait en état de transe, d’enthousiasme, dans le

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cadre d’un rituel où le « candidat », encouragé par les autresparticipants, était sous l’effet de la musique des flûtes stridentes,des tambourins, des fumigations et de l’ivresse, selon l’extraor-dinaire témoignage donné par un médecin du Ier siècle de notreère 7. C’est une pratique à la fois religieuse et érotique, de consé-cration amoureuse absolue, exclusive, à la Déesse. Des instru-ments musicaux accompagnent ce drame : le tympanon, lescymbales et les flûtes, le tout sur un mode phrygien qualifié de« métroâque » (« propre à la Mère des dieux »). Cela s’opère enréférence directe à un mythe d’origine, qui est celui des amoursdu jeune Attis avec la déesse, amours contrariées, puisqu’iltrompe la redoutable déesse en se laissant entraîner à épouserune mortelle 8.

Ignorant (ou méprisant) le lien qui unit le jeune homme à ladéesse, un roi lui destine sa fille en mariage. Afin qu’aucunimportun ne vienne interrompre la joie des noces, ce roi, nousdit la version la plus développée de ce récit, fait clore les portesde la citadelle. La déesse courroucée, ivre de colère, pénètredans la cité en soulevant les murailles de sa tête et en jouant dela flûte. Elle insinue la fureur et la folie chez les convives. Attiss’empare de la flûte dont elle joue, et en joue à son tour. Emplide démence, parvenu aux limites extrêmes du bacchant, ils’élance en gesticulant avant de se trancher les organes géni-taux… La déesse consacre le corps de son amant dans un sanc-tuaire, où elle le fait honorer par des prêtres spéciaux (des cas-trats, les galles), en des cérémonies annuelles.

Le lien de la musique au désir et à la folie passe donc, ici, parla médiation d’un rituel. La musique phrygienne, la stridencedes flûtes et le grondement des tambourins, apparaissent commedes éléments caractéristiques des rites adressés à la Grande

7. ARETAIOS 3.6.11 éd. C. Hude, Corpus Medicorum Graecorum II, Ber-lin, 1958, 43 sq.

8. Pour tout ce qui concerne Attis et Cybèle, je renvoie à mon livre sur LaMère des dieux, Paris, 1996.

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désse anatolienne. Cette musique accompagne la folie quecause, dans le mythe, la faute qu’Attis a commise envers elle.Elle accompagne, dans le rite, le geste qui réunit définitivementl’officiant à la divinité, dans un sacerdoce au caractère très forte-ment érotique.

Cet aspect rituel de la transe, ce contrôle en somme, quesemble garantir, jusqu’en des expériences limites, le recours à lafonction mimétique (ou signalétique) de la musique, on l’a déjàrencontré plus anciennement, à Athènes, à propos de la mêmedéesse (la Mère des dieux) : le corybantisme, en effet, tirait sonnom des compagnons mythiques de la déesse phrygienne, lesCorybantes, qui sont incarnés, sur le plan humain, par desprêtres, des officiants. La qualité thérapeutique de la danse et dela musique de ces officiants, dans le rituel évoqué par Platon, neconcernait pas, il est vrai, le désir amoureux : il s’agissait dedésenvoûter un patient, un individu se trouvant dans un état depossession (possédé par La Mère, à la suite probablement d’unmanquement rituel, d’une faute). Plutôt que de le ramener àl’union exclusive avec la divinité, il s’agissait au contraire de lelibérer d’un lien trop étroit. Le dégager du désir, plutôt que del’y réengager. Mais il s’agit bel et bien, essentiellement, et sousdiverses colorations, d’un seul et même parcours. La différenceintervient au niveau de l’orientation conférée à ce parcours :retour en direction du divin, vers l’unité, la fusion primitive, ouau contraire retour vers la cité des hommes, guérison de la folie,abandon de l’état de possession. La musique accompagne l’unet l’autre de ces deux trajets en apparence contradictoires.

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LA MORT DU GRAND PAN

Le récit

Introduit par Plutarque, au IIe siècle de notre ère, dans son traitéSur la disparition des oracles, le récit de la mort du grand Panapparaît d’emblée comme un objet à interpréter. Les allusions, lescommentaires, les réinventions – aussi bien théologiques que lit-téraires ou philologiques – sont innombrables dans le champ de laculture européo-chrétienne. Et dès le moment où il est pris encharge par le savoir des spécialistes, il exerce à nouveau uneséduction remarquable : nombreuses et parfois importantes sontles théories, les fictions savantes et les personnalités qu’il attire(voir notre bibliographie, in fine).

Je procéderai donc en deux étapes : après avoir lu et commentéle texte de Plutarque, je le confronterai aux interprétations qui enont été proposées.

Quant à la mort des êtres de cette sorte, voici ce que j’ai entendudire à un homme qui n’était ni un sot ni un hâbleur. Le rhéteurEmilien, dont certains d’entre vous ont suivi les leçons, avait pourpère Epitherses, mon compatriote et mon professeur de lettres. Ilme raconta qu’un jour, se rendant en Italie par mer, il s’étaitembarqué sur un navire qui emmenait des marchandises et denombreux passagers. Le soir, comme on se trouvait déjà près desîles Echinades, le vent soudain tomba et le navire fut porté par lesflots dans les parages de Paxos. La plupart des gens à bord étaient

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éveillés et beaucoup continuaient à boire après le repas. Soudain,une voix se fit entendre qui, de l’île de Paxos, appelait en criantThamous. On s’étonna. Ce Thamous était un pilote égyptien et peude passagers le connaissaient par son nom. Il s’entendit nommerainsi deux fois sans rien dire, puis, la troisième fois, il répondit àcelui qui l’appelait, et celui-ci, alors, enflant la voix, lui dit :« Quand tu seras à la hauteur de Palodes, annonce que le grandPan est mort. »

« En entendant cela, continuait Epitherses, tous furent glacésd’effroi. Comme ils se consultaient entre eux pour savoir s’il valaitmieux obéir à cet ordre ou ne pas en tenir compte et le négliger,Thamous décida que, si le vent soufflait, il passerait le long durivage sans rien dire, mais que, s’il n’y avait pas de vent et si lecalme régnait à l’endroit indiqué, il répéterait ce qu’il avaitentendu. Or, lorsqu’on arriva à la hauteur de Palodes, il n’y avaitpas un souffle d’air, pas une vague. Alors Thamous, placé à lapoupe et tourné vers la terre, dit, suivant les paroles entendues :« Le grand Pan est mort. » A peine avait-il fini qu’un grand sanglots’éleva, poussé non par une, mais par beaucoup de personnes, etmêlé de cris de surprise. »

« Comme cette scène avait eu un grand nombre de témoins, lebruit s’en répandit bientôt à Rome ; et Thamous fut mandé parTibère César. Tibère ajouta foi à son récit, au point de s’informer etde faire des recherches au sujet de ce Pan. Les philologues de sonentourage, qui étaient nombreux, portèrent leurs conjectures sur lefils d’Hermès et de Pénélope. »

Et Philippe vit son récit confirmé par plusieurs des assistants,qui l’avaient entendu raconter à Emilien dans sa vieillesse.

PLUTARQUE, Sur la disparition des oracles, 17(traduction Flacelière)

La difficulté provient d’abord du fait qu’aucun parallèle à cettelégende, aucune variante, aucun commentaire issu du poly-théisme gréco-romain ne vient au secours de l’interprète 1. Rien,

1. Pour la représentation grecque classique de Pan je renvoie au chapitreprécédent, ainsi qu’à mon livre, Recherches sur le dieu Pan, Institut suisse deRome, 1979 (« Bibliotheca Helvetica Romana » 17).

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surtout, dans l’entière tradition grecque, ne suggère que Pan aitété sujet à la mort ; c’est un dieu, qui naît immortel. Le récit dePlutarque est le seul texte qui fasse allusion à sa mort. Il en va demême de l’expression « le grand Pan » : Pan n’est jamais appelémégas, dans la tradition grecque classique 2. Si bien qu’on estréduit à constater que le récit de Plutarque reste extérieur aucorpus panique traditionnel, qu’il résiste à toute tentative del’interpréter à la lumière de ce que l’on connaît des mythes et desrites relatifs au dieu arcadien, à sa religion telle qu’elle se répanddans le monde grec dès le début du Ve siècle av. J.-C. et telle qu’onla rencontre encore, bien vivante au temps de Plutarque, dans cer-taines provinces de l’Empire romain. Cette difficulté, d’ailleurs,est soulignée par le texte plutarquéen lui-même puisqu’on y litque l’empereur Tibère, intrigué par la relation qu’on lui fait de cetévénement, demande à ses savants d’entreprendre une enquêtedont le résultat équivaut à une impasse, et clôt un récit devenuimpossible : il s’agirait en effet, concluent les philologues, du filsd’Hermès et de Pénélope, c’est-à-dire du Pan le plus traditionnel,

2. Quelques documents lui attribuent cette épithète au superlatif (Pàn homégistos). Mais nous sommes alors dans un contexte qui est clairementd’acculturation : cf. les inscriptions relatives au Pan-Min de la région deCoptos en haute Egypte, à partir de l’époque alexandrine, A. BERNAND, Pandu désert, Leiden, 1977 ; cf. aussi le prologue de la collection des Hymnesorphiques (vers 15) : Pâna mégiston. Ces hymnes, d’époque impériale,furent produits dans une communauté cultuelle d’Asie Mineure. L’épithètemégas est traditionnellement appliquée au groupe des divinités deSamothrace, les Megaloi Theoi, ainsi qu’à la mère des dieux d’Asie Mineure,Cybèle, Megale Meter. Cette appellation qualifie des divinités ressenties parles Grecs comme étant d’origine étrangère ; si l’usage poétique l’accordevolontiers à Zeus (au superlatif, mégistos), ce titre n’est jamais présent dansles cultes, sur le territoire grec proprement dit, à quelques rares exceptionsprès réservées à des divinités mystériques, considérés par les Ancienscomme remontant à un autre âge : Grandes Déesses d’Arcadie, GrandsDieux des mystères d’Andania en Messénie. Le titre par contre est très fré-quent dans le Proche-Orient hellénistique et romain, et connaît enfin ungrand succès dans des textes ésotériques : tablettes de malédiction, ou papyrimagiques (B. MUELLER, MEGAS THEOS, Diss. Phil. Halens., XXI, 3, 1913).

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celui-là même que connaissait Hérodote, un immortel que lesAthéniens vénéraient depuis l’époque de Marathon 3. Cela revientà dire que le texte plutarquéen, dans son isolement, se présentedélibérément comme une énigme dont la clé serait perdue.

La construction d’une parole oraculaire

Plutarque introduit le récit de la mort du grand Pan dans sondialogue Sur la disparition des oracles à des fins précises. Sonintention est de démontrer que les démons, êtres intermédiairesentre les dieux et les hommes, sont parfois mortels 4. Cesdémons, dont Pan apparaît comme le représentant, sont des ins-pirateurs, des êtres liés à la pratique des oracles. Leur mort, ouleur retraite loin du monde, pourrait expliquer ce qui fait l’objetdu dialogue de Plutarque, à savoir la désaffection, sur l’en-semble du territoire de l’Empire, des sanctuaires oraculaires. Lavoix mystérieuse qui annonce à Thamous la mort du grand Pan aindéniablement le caractère d’un oracle. Elle retentit comme ces« voix » produites par certaines divinités de la nature sauvage, lelatin Fatuus par exemple, ou Faunus, divinités précisément assi-milées à Pan par les Anciens, et qui font retentir, dans la soli-

3. Hérodote, VI, 105 sqq. ; cf. Ph. BORGEAUD, op. cit., pp. 195 sqq.4. Dans le dialogue Sur la disparition des oracles, quelques pages avant

l’épisode du Grand Pan, Plutarque introduit (au chapitre 11) l’exemple« hésiodique » de la mortalité des Nymphes qui vivent 10 vies de phénix, lephénix lui-même vivant 9 vies de corbeau, le corbeau 3 vies de cerf, le cerf 4vies de corneille, et la corneille 9 vies d’homme : cf. HÉSIODE, Fragment 304 del’édition Merkelbach-West où l’on trouvera l’ensemble des témoignages. Cesvers obscurs font peut-être allusion à la solidarité qui lie les Nymphes à unarbre. Ils constituent le seul exemple grec (à part la légende de la mort du grandPan) qui soit explicitement relatif à la mortalité d’une catégorie d’êtres divins.Les tombes de Zeus (en Crète) et de Dionysos (à Delphes) ne concernent qu’unépisode du mythe de ces dieux qui n’en demeurent pas moins immortels. PourDionysos cf. Marcel PIÉRART, « Le tombeau de Dionysos à Delphes », dans :Poikíla. Hommage à Othon Scholer, Luxembourg, 1996, pp. 137-154.

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tude, leurs messages 5. Plutarque semble ainsi suggérer que lanouvelle de la mort du grand Pan pourrait être issue de Pan lui-même, comme son dernier oracle. Quant aux plaintes et aux crisqui répondent à Thamous, ils pourraient provenir du peuple desPans 6, les vassaux du grand Pan qui pleurent, dans un autre dia-logue de Plutarque 7, la mort d’Osiris. Cela bien sûr reste hypo-thétique mais vient néanmoins renforcer l’impression de circu-larité que nous donne la lecture du passage considéré en lui-même. Ce que rapporte Plutarque est une énigme pour Plutarquelui-même. Qu’il fasse usage de cette énigme afin d’introduiredans son dialogue un argument dont il a singulièrement besoin,cela ne signifie pas qu’il en explique le sens premier, ni qu’il enait la prétention. Bien au contraire, le caractère énigmatique dela tradition qu’il rapporte vient astucieusement à la rescoussed’une argumentation défaillante : tout mystère comporte unepart d’autorité, inhérente à la séduction qu’il exerce.

Il est très peu probable que Plutarque ait créé cette histoire detoutes pièces. L’auteur des dialogues delphiques, le prêtre d’Apol-lon et l’exégète érudit d’Isis et Osiris travaille à partir de ce quela tradition lui transmet. Dans le cas présent il se donne la peined’indiquer tous les chaînons de cette tradition. Mais cela nesignifie évidemment pas que l’histoire qu’il rapporte soit véri-dique au sens d’une « réalité historique ». Ce qui est véridiqueet présenté comme tel, c’est un bruit qui s’est répandu dansRome sous le règne de Tibère, concernant la mort du grand Pan.Que l’origine de cette rumeur {une voix mystérieuse s’élevantd’un îlot au large de l’Acarnanie) 8 ait eu un témoin historique

5. OVIDE, Fastes, III, 285 sqq. ; IV, 649 sqq. ; PLUTARQUE, Vie de Numa, 15.6. Comme l’a entrevu MANNHARDT : voir infra.7. Isis et Osiris, 356 D. : il s’agit de l’épisode où Osiris, enfermé par

Typhon dans un coffre-sarcophage, est abandonné à la mer. Les premiers àapprendre ce malheur et à en diffuser la nouvelle sont les Pans et les Satyreshabitant la région de Chemmis (Panopolis) ; c’est à la suite de cette aventurequ’on aurait donné leur nom aux peurs dites paniques.

8. La petite île de Paxos, située au nord des Echinades, était vraisemblable-ment désertique.

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(et un savant qui plus est, que la tradition peut nommer) 9 celarelève d’une tactique narrative bien connue, qui consiste àajouter au mystère en le situant dans un écrin vraisemblable 10.

Le marin Thamous annonce la mort du Grand Pan en arrivantà la hauteur de Palodes. Cela nous situe en Acarnanie, sur lesrives de l’Albanie actuelle, en face de Corfou, dans une régionoù effectivement le culte de Pan est attesté depuis avant l’èrechrétienne 11. Un peu plus au Nord, en Illyrie méridionale, larégion d’Apollonie sert de cadre à un autre récit (de régime trèshistorique) raconté par Plutarque dans les Vies parallèles : alorsque le dictateur Sylla s’apprêtait à quitter cette région et à ren-trer en Italie avec sa flotte, on lui annonça, dit-on, la captured’un Satyre dans un endroit appelé le Nymphée, un lieu sacréd’où jaillissent, dans des prairies et dans un vallon verdoyants,de multiples sources de feu coulant de manière perpétuelle 12.

9. Epitherses le grammairien, originaire de Nicée, est un personnageconnu par ailleurs : STEPH. Byz. s. v. Nikaia ; son fils, le rhéteur Emilien,aussi : SÉNÈQUES, Controverses., X, 5, 25 ; Anthologie Palatine., IX, 756.Cf. R-E, supp. III, col. 23.

10. Telle est l’opinion, entre autres, de Kathleen O’BRIEN WICKER, in H.D. BETZ (ed.), Plutarch’s Theological Writings and early Christian Litera-ture, Leiden 1975, p. 158 : « Legends characteristically begin with thenaming of the witnesses, cf. Lk. I, 2 ».

11. Cf. Pierre CABANES, « Le culte de Pan à Bouthrotes », Revue desEtudes Anciennes 90 (1988), pp. 385-388.

12. PLUTARQUE, Vie de Sulla 27, 2. Sur ce Nymphée, cf. CASSIUS DION

41.45 : « Ce qui m’a le plus émerveillé, c’est qu’un grand feu s’élève au borddu fleuve Aôios (Auroral)… » ; un feu qui ne brûle pas la végétation environ-nante (un feu qui se comporte comme le buisson ardent de la Bible…). Loin del’éteindre, la pluie le fait croître. C’est à cause de cela qu’on l’appelle Nym-phée. Pour consulter l’oracle de ce Nymphée, on jette de l’encens dans le feu,tout en formulant une prière. Si le vœu est destiné à être exaucé, le feus’empare de l’encens, même si l’encens est tombé à côté. Si le vœu est destinéà ne pas être exaucé, le feu refuse l’encens, il le fuit, s’en éloigne. On peutposer n’importe quelle question à cet oracle, sauf ce qui concerne la mort ou lemariage. Cf. Jennifer LARSON, Greek Nymphs. Myth, Cult, Lore, Oxford, 2001,pp. 162-163 et note 138 p. 311 (avec références aux sources antiques). Ampe-lius précise qu’on entend la musique du dieu Pan sortir du bois voisin.

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Porté jusqu’à Sylla, le monstre fut interrogé par de nombreuxinterprètes qui lui demandaient qui il était (hóstis eíê). Il ne pro-féra rien qui fût, même de loin, intelligible. Comme il laissaitéchapper une voix rauque où se mêlaient le hennissement d’uncheval et le bêlement d’un bouc, Sylla prit peur et le laissarepartir.

On comprend que le cadre du récit de la mort du Grand Pann’est pas choisi au hasard par Plutarque. La narration qu’il noustransmet est tout aussi élaborée. Elle s’organise selon une cons-truction en miroir : un invisible locuteur (la voix qui retentit surle rivage nocturne de Paxos) enjoint à un premier allocutaire(Thamous) de répéter plus loin (à Palodes) un message. Issu del’invisible, répercuté par l’homme, le message revient à l’in-visible ; mais il suscite alors des plaintes, des clameurs desurprise ; et alors qu’il était émis par la voix d’un seul, c’est unepluralité d’êtres qui lui fait écho 13. Cette double transformationlui garantit une authenticité déjà promise par l’occurrencerépétée (à Paxos, puis à Palodes) d’un calme plat qui aurait pusans elle paraître accidentel. Dans la logique du récit, le secondépisode (la répétition du message par Thamous, à Palodes) aainsi pour fonction de démontrer la vérité du premier (la com-munication qui lui est faite du message, à Paxos). Si Thamousavait répété le message au lieu même où il l’a reçu, les clameursde surprise et de deuil qui y répondent apparaîtraient bien sus-pectes à l’auditeur du récit. Le récit serait alors maladroit. Laséparation dans l’espace des deux épisodes répond donc elleaussi à un besoin logique : elle permet de scinder l’invisible en

13. On remarquera ici l’astucieux renversement de ce que serait l’expé-rience normale de l’écho : au lieu de partir de l’homme pour lui revenir, ren-voyé (et transformé) par la nature, le message de la mort de Pan part de lanature et y retourne, renvoyé par l’homme. Ce renversement (dans la mesureoù il conserve à l’« événement » une structure familière) crée un effet devraisemblance. Relevons que, pour les Anciens, l’écho est volontiers plaintifet qu’il est relié à Pan par un ensemble de traits symboliques (cf. Ph. BOR-

GEAUD, Recherches sur le dieu Pan, pp. 144-146).

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un émetteur et un récepteur (pluriel), et de faire apparaîtrel’homme Thamous comme le simple véhicule d’un message quine le concerne pas. Le récit témoigne, par cette habile mise enscène, de la vérité de son propre message. Nous sommes con-viés à l’écoute du surnaturel.

La nouvelle de la mort du grand Pan ne signifie rien (d’abord)pour les hommes qui l’entendent proférer ; ils n’en retiennentque la peur ressentie à l’audition soudaine d’une « voix ». Maiselle semble signifier quelque chose pour l’univers d’où elleémane, ce monde « invisible » peuplé d’êtres qui reconnaissentde qui l’on parle, et qui réagissent. Etablie de manière indiscu-table, mais demeurant néanmoins entièrement inexpliquée, lavérité de la mort du grand Pan a le statut d’un « monstre », d’unprodige dont il n’est pas possible de mettre en doute la réalité,mais dont il convient, en un second temps, d’interpréter le sens.L’énigme, ainsi posée, devient un signe oraculaire, un signe ausujet duquel il faut s’interroger. Et c’est précisément ce qui sepasse à Rome, dans le dernier épisode du récit, à la cour deTibère.

Tumultes célestes :le Christ, Pompée, Antoine, César et la prise de Jérusalem

S’il est un point que personne, semble-t-il, n’a essayésérieusement d’éclaircir, c’est bien l’intérêt que Tibère accordaà l’aventure de Thamous. Intérêt assez grand pour qu’il mobiliseune équipe de « philologues » (terme qui désigne probablement,ici, des spécialistes du mythe : des connaisseurs de lógoi). Lescommentateurs nous renvoient à la curiosité de cet empereurpour tout ce qui concerne le surnaturel, et au plaisir qu’il prenaità de minutieuses recherches en mythologie. On sait que Tacite,qui n’aime pas Tibère, met l’accent sur sa crédulité. Il convientcependant de reconnaître que les traits qu’il condamne relèventd’un sentiment et d’un comportement religieux généralement

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partagés à l’époque. Tibère n’est guère exceptionnel. Et surtout,dans le cas étudié ici, il ne s’agit de rien moins que de la mortd’un dieu. Cela méritait une enquête. Cette mort est présentéecomme historique, il convient de le souligner : la tradition rap-portée par Plutarque ne prétend pas décrire un événementmythique que le rituel commémorerait (comme le ritueld’Adonis ou d’Attis, auquel on s’est efforcé en vain de vouloirramener ce récit : voir infra), mais bien une donnée définitive,un événement étranger à toute périodicité : le grand Pan est belet bien mort sous Tibère, telle est la donnée du texte. Un tel évé-nement s’inscrit dans le climat d’une époque marquée par la fré-quence des signes et des prodiges ainsi que par l’importance,dans l’Empire, de certains mouvements de type messianiquerévolutionnaire 14. Certaines traditions liées à la crucifixion deJésus relèvent de ce contexte. On rapportait qu’au moment de lamort du Christ, « à partir de midi, il y eut des ténèbres sur toutela terre jusqu’à trois heures » (Matthieu 27, 45 ; Marc 15, 33trad. TOB) ; Luc (23, 45 trad. TOB) ajoute qu’« alors le voile dusanctuaire se déchira par le milieu ». Il paraît certain que Tibèreentendit parler de la mort du Christ, c’est-à-dire d’un hommeaccusé de se prétendre roi, et que certains considéraient commeun dieu, exécuté en Judée sous le mandat du procurateur Pilate ;ce dernier, magistrat désigné par l’empereur, devait nécessai-rement se trouver en rapport avec lui. Une tradition rapportéepar Tertullien 15 veut que Pilate ait envoyé à Tibère un dossier surla religion des chrétiens de Palestine, peu après la mort du Christ(Eusèbe 16 date cette relation de 35 apr. J.-C.). Il se peut que

14. Sur la notion de messianisme révolutionnaire comme « riposte àl’agression de la culture hellénistique et romaine » dans les provinces orien-tales et nord-africaines de l’empire, voir M. BÉNABOU, La Résistance afri-caine à la Romanisation, Paris, 1976, et les suggestions de P. VIDAL-NAQUET, « Du bon usage de la trahison », dans : FLAVIUS JOSÈPHE, LaGuerre des Juifs, traduit du grec par Pierre SAVINEL, Paris, 1977, pp. 79-80.

15. Apol., V, 1 sqq. 17.16. Histoire Ecclésiastique, II, 2. Cf. Chron. Hieron., p. 176-177 Helm.

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Tacite (Annales, XV, 44) tire la connaissance qu’il a du procèsdu Christ de ce rapport officiel 17.

Que la rumeur annonçant la mort du grand Pan soit parvenueaux oreilles d’un empereur qu’a dû préoccuper (pour des raisonspolitiques évidentes, vu la situation tendue de la Palestine àl’époque) l’avènement d’un dieu nouveau, mort (et ressuscité)sous son règne, cela constitue une coïncidence troublante.Quand le message de Pilate atteignit la capitale, Tibère régnaitdéjà depuis vingt et un ans (depuis le 17 septembre 14). Nousignorons malheureusement la date à laquelle le bruit de la mortdu grand Pan se répandit dans Rome. Nous ne saurons doncjamais si les deux événements (mort de Pan, mort du Christ) ontpu être reliés dès l’origine (et de quelle manière). Nous nedevons pas exclure, en bonne méthode, la possibilité qu’ils aientpu entretenir, dans certains esprits de l’époque, quelque vaguerelation. Que les chrétiens, en la personne d’Eusèbe de Césarée,reprenant le dossier deux siècles plus tard (voir infra), aientdésiré voir entre eux une relation directe, n’est donc pas aber-rant. Il reste superflu, toutefois, de souligner que l’équation mortdu grand Pan – défaite des dieux païens (équation qui n’est pasposée avant Eusèbe) est bien évidemment étrangère à l’esprit deTibère et de ses familiers, qui ne sont pas des chrétiens 18.

Je pense qu’il est à la fois plus économique et plus raison-nable de considérer la mort du grand Pan comme un prodige quitrouve sa place, politique et culturelle, dans une série signes non

17. Sur cette affaire et la valeur historique du passage de Tertullien, voirMarta SORDI, Il Cristianesimo e Roma, Bologne, 1965, pp. 26-28 ; 415-416.Cf., du même auteur, « I primi rapporti fra lo Stato romano e ilCristianesimo », Rendiconti Acc. Naz. Lincei, serv. VIII, vol. XII, 1957,pp. 73 sqq. Je me souviens avec émotion des discussions avec ArnaldoMomigliano qui a bien voulu me communiquer ces références, et celles de lanote suivante, quand je suivais son séminaire de Chicago en 1979-1980.

18. G. PAPINI, « Il Cesare della Crocifissione », Nuova Antologia, 69(1934), pp. 40 sqq. croyait en une conversion de Tibère ; cela repose sur unemauvaise interprétation du texte de Tertullien : cf. E. CIACERI, Tiberio suc-cessore di Augusto, Rome, 1944 (2e éd.), p. 342.

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moins extraordinaires qui marquent, dès la fin de la République,une période caractérisée par de profonds bouleversements. Lelecteur de Plutarque, par exemple, se souviendra d’un motifremarquable de cette tradition oraculaire qui passera de l’Anti-quité polythéiste au christianisme : celui des turbulences aériennesinterprétées comme présence de dieux ou de démons contrariés.Dans le commentaire qu’il donne du récit de la mort du GrandPan, un des personnage du dialogue de Plutarque nous apprendque le vieux roi Cronos dort en Grande Bretagne, entouré dedémons (la génération des dieux anciens, les Titans vaincus parles Olympiens). Il rappelle alors qu’il fut naguère témoin, dansces îles, d’un prodige :

Il se produisit dans l’atmosphère un grand trouble et de nom-breux présages ; les vents se déchaînèrent et l’orage s’abattit.Quand le calme fut revenu, les habitants de l’île dirent que l’undes êtres supérieurs venait de disparaître. En effet, expliquaient-ils, de même qu’une lampe allumée [il faut évidemment songer àune lampe à huile, dont la mèche fume, quand on l’éteint] necause aucun désagrément, mais peut, en s’éteignant, incom-moder beaucoup de gens, ainsi les grandes âmes, tant qu’ellesbrillent, ont un éclat qui n’est pas nuisible, mais bienfaisant,tandis qu’au moment où elles s’éteignent, et périssent, souventleur fin suscite, comme maintenant, les vents et la tempête ; sou-vent aussi elle répand dans l’air, qu’elle empoisonne, uneinfluence pernicieuse…

Cette image de la troupe céleste qui se manifeste dans lamétamorphose des nuées et dans le fracas de l’orage appartientau répertoire traditionnel des prodiges antiques. Elle relève duvieux domaine de la mantique, de la divination, des signes ora-culaires. Dans ce registre, elle rejoint parfois, dans un contexteindépendant du christianisme, l’image de la déroute des dieux,de leur fuite, assimilée à un abandon. L’image chrétienne desdémons qui fuient le monde habité, chassés par la croix duChrist, reprend en effet le vieux motif romain de l’evocatio, ce

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rituel militaire destiné à faire en sorte que les dieux de l’ennemiabandonne la ville assiégée, avant que l’assaut définitif ne soitdonné. Les exemples les plus fameux sont liés à l’histoireromaine et concernent les guerres civiles. Ils apparaissent commedes précédents, et peut-être aussi des modèles historiques à ceque nous lisons chez Plutarque dans son récit de la mort duGrand Pan.

Reprenons rapidement le dossier romain de ces imagesatmosphériques. Pline l’Ancien rapporte qu’« un cliquetis d’armeset des sons de trompettes furent entendus dans le ciel, nous dit-on, pendant la guerre contre les Cimbres et maintes fois aprèscomme avant. Au cours du troisième consulat de Marius [en 103av. notre ère], les habitants d’Améria et de Tuder [deux petitesvilles d’Ombrie] eurent le spectacle d’une rencontre entre destroupes célestes venant les unes de l’Orient, les autres de l’Occi-dent, qui se termina par la déroute des troupes d’Occident » 19.

A la mort de Pompée, au moment où César va débarquer àAlexandrie, des signes multiples sont rapportés, que César lui-même consigne dans son récit de la Guerre Civile (III, 105) :« … A Antioche de Syrie, on entendit par deux fois la clameurd’une armée et le son des trompettes de façon si formidablequ’on vit courir de tout côtés sur les remparts la cité en armes.Le même fait se produisit à Ptolémaïs ; et à Pergame, dans lesanctuaire secret du temple dont l’accès est interdit, sauf auxprêtres, et que les Grecs appellent adyta, les tambourinsrésonnèrent. A Tralles aussi, dans le temple de la Victoire oùavait été consacrée une statue de César, on montrait une palmequi avait poussé dans le pavement dans les joints de pierres ».La formulation poétique de ce type de prodige trouve son abou-tissement dans la Pharsale de Lucain (I, 569 sqq.) : « Onentendit le fracas des armes, des voix puissantes dans les pro-fondeurs des bois, des ombres qui frôlaient les vivants, et ceuxqui cultivent les champs au pied des remparts prennent la

19. PLINE L’ANCIEN, Histoire. Naturelle II, 57 = 148.

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fuite… Des trompettes sonnèrent, des clameurs comme cellesqui accompagnent la mêlée sont poussées par la sombre nuitdans le silence des vents… »

Peu avant la mort d’Antoine, « nouveau Dionysos », le thiasebachique, invisible, traversait dans la nuit les rues d’Alexandrie,faisant retentir sa musique aux airs de l’Evohé, et abandonnait lacité 20. Cette foule invisible n’est pas sans évoquer celle quis’émeut à la nouvelle de la mort du grand Pan. Il convient delire, dans la traduction d’Amyot, contemporain de Montaigne,le récit que donne Plutarque. Dans son parcours asiatique,Antoine, il faut le rappeler, s’identifiait à Dionysos parti à laconquête de l’Inde. C’est ainsi qu’« en la cité d’Ephèse lesfemmes allèrent au-devant de lui habillées en bacchantes, leshommes et enfants en faunes et satyres, et ne voyait-on autrechose par toute la ville que lierre et javelines entortillées delierre, psaltérions, flûtes et hautbois. Ils appelaient Antoine enleurs cantiques Bacchus, père de liesse, doux et bénin… » Etc’est vers ce nouveau Dionysos, installé à Tarse en Cilicie, quese rend Cléopâtre, nouvelle Aphrodite, dans un vaisseau « dontla poupe était d’or, les voiles de pourpre, les rames d’argent, quel’on maniait au son et à la cadence d’une musique de flûtes,hautbois, cithres, violes et autres tels instruments dont on jouaitdedans. Et au reste, quant à sa personne elle était couchée des-sous un pavillon d’or tissu, vêtue et accoutrée tout en la sorteque l’on peint ordinairement Vénus, et auprès d’elle d’un côté etd’autre de beaux petits enfants habillés ni plus ni moins que lespeintres ont accoutumé de portraire les Amours, avec des éven-taux en leurs mains, dont ils l’éventaient. Ses femmes et demoi-selles semblablement, les plus belles, étaient habillées ennymphes Néréides, qui sont les fées des eaux, et comme lesGrâces, les unes appuyées sur le timon, les autres sur les cableset cordages du bateau, duquel il sortait de merveilleusementdouces et suaves odeurs de parfums, qui remplissaient de çà et

20. PLUTARQUE, Vie d’Antoine, 75, 4-5.

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de là les rives toutes couvertes de monde innumérable ; car lesuns accompagnaient le bateau le long de la rivière, les autresaccouraient de la ville pour voir que c’était, et sortit une sigrande foule de peuple, que finalement Antoine étant sur laplace en son siège impérial à donner audience, y demeura toutseul, et courait une voix par les bouches du commun populaire,que c’était la déesse Vénus, laquelle venait jouer chez le dieuBacchus pour le bien universel de toute l’Asie ». Quand tout estfini, dans Alexandrie assiégée par César, à la veille du suicided’Antoine et alors que Cléopâtre est réfugiée dans la nécropolesouterraine, voici que se produit un évènement bien prévisible :Dionysos se sépare de son émule, le dieu et ses troupes aban-donnent Antoine et Alexandrie, le divin se sépare de l’humain :« Cette nuit même environ la minuit presque, comme toute laville était en silence, frayeur et tristesse, pour l’attente de l’issuede cette guerre, on dit que soudainement on ouït l’harmonie etles sons accordés de toutes sortes d’instruments de musique,avec la clameur d’une grande multitude, comme si c’eussent étédes gens qui eussent dansé, et qui fussent allés chantant, ainsique l’on fait aux fêtes de Bacchus, avec mouvements et salta-tions satyriques ; et semblait que cette danse passât tout à traversde la ville par la porte qui répondait au camp des ennemis, et quepar cette porte toute la troupe dont on oyait le bruit sortît hors dela ville. Si fut avis à ceux qui avec quelque raison cherchèrentl’interprétation de ce prodige, que c’était le dieu auquel Antoineavait singulière dévotion de le contrefaire, et affection de le res-sembler, qui les laissait » 21.

Ovide, pour sa part, mentionne les prodiges qui annoncèrentl’assassinat de César : « Le fracas des armes au milieu des noirsnuages, le bruit terrible des trompettes et des cors, qui faisaientretentir le ciel… un soleil lugubre, qui n’était plus que l’imagede lui-même, dispensait une lumière livide à la terre alarmée.Souvent on vit des torches s’enflammer au-dessous des astres

21. PLUTARQUE, Vie d’Antoine LXXV, 4.

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voisins ; souvent avec la pluie tombèrent des gouttes de sang ;un bleu sombre et la couleur de la rouille couvrirent le visage deLucifer (l’étoile du matin)… on entendit, assure-t-on, dans lesbois sacrés, des chants et des paroles menaçants… » 22. Virgile,en sa première Géorgique, évoquait déjà cette voix terrible,immense, qui s’éleva dans le silence des bois à la mort deCésar : vox quoque per lucos volgo exaudila silentis ingens 23. Ilrappelait lui aussi que des signes nombreux annoncèrent lesguerres civiles : « La Germanie entendit un bruit d’armes à tra-vers tout le ciel ; les Alpes tremblèrent de secousses insolites…des fantômes d’une étrange pâleur parurent aux approches desténèbres nocturnes, et des bêtes parlèrent, indicible présage… ».

On peut rapprocher l’ensemble de ces prodiges d’une rumeurbien attestée dans un autre contexte, à la fois par Tacite et par Fla-vius Josèphe : avant la destruction du temple de Jérusalem parl’armée de Titus, rapporte Tacite, « des prodiges s’étaient pro-duits, que leur loi religieuse interdit de conjurer par des victimeset par des vœux, car cette nation, adonnée aux superstitions, estennemie des pratiques religieuses. On vit dans le ciel des arméesse heurter, des armes rougeoyer et soudain une lueur qui, sortantdes nuées, illuminait le temple. Les portes du sanctuaire s’ouvri-rent tout à coup et on entendit une voix surhumaine crier : « Lesdieux s’en vont » ; en même temps il y eut un grand mouvementde départ » (Histoires V, 13). Flavius Josèphe donne un récit plusdéveloppé. « Peu de jours après la fête des Azimes, le vingt et undu mois Artemisius, une apparition miraculeuse fut aperçue,dépassant les bornes du croyable : et ce que je vais relater, jepense, apparaîtrait comme une hâblerie si cela n’avait pas été rap-porté par des témoins oculaires et si les malheurs qui ont suivi neméritaient pas d’être rapprochés de ces présages. En effet, avant lecoucher du soleil, on aperçut dans les airs partout au-dessus dupays des chars de guerre et des phalanges en armes s’élançant à

22. OVIDE, Les Métamorphoses. 15, 791 sqq. (trad. G. LAFAYE).23. VIRGILE, Géorgiques, 1, 476-477.

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travers les nuages en encerclant les villes. De plus, pendant la fêteappelée Pentecôte, les prêtres, en entrant de nuit dans la cour inté-rieure du Temple, comme c’est leur habitude pour le service duculte, perçurent, selon le rapport qu’ils firent, une secousse et unvacarme, et, après, la voix d’une foule disant : Partons d’ici ! ». Acela s’ajoute l’obstination surnaturelle d’un certain Jésus filsd’Ananias, un forcené qui proclame jusqu’à la mort entendre« une voix venue de l’orient, une voix du couchant, une voixvenue de quatre vents, une voix contre Jérusalem et le Sanctuaire,une voix contre le fiancé et la fiancée, une voix contre le peupletout entier » (La guerre des Juifs VI, 5, 3, trad. P. Savinel).

Tibère, le dieu Pan et le Capricorne

De quel dieu l’histoire rapportée par Plutarque annonce-t-elle lamort ? D’un Pan particulier, étrange, dont l’épithète megas, « legrand », semble à première vue désigner l’appartenance asiatique,et suggère le caractère ésotérique 24. L’expression Pan ho megas,ainsi que le nom porté par le pilote du navire (« Thamous », dansle Phèdre de Platon, désigne un roi égyptien imaginé par Socrate,à qui le dieu Thot présente l’invention de l’écriture) 25, évoquent lesséductions d’une sagesse exotique. Cela parait bien propre àexciter la curiosité de Tibère. Pan, sous d’autres appellations, n’estcertes pas un inconnu pour l’empereur, dont nous avons dit qu’ilconnaissait bien la mythologie et dont nous savons, par exemple,qu’il fit construire pour ce dieu un sanctuaire derrière le théâtred’Antioche 26. Rappelons aussi qu’une cité de Palestine, qui portaitle nom de Pan (Paneas, Panias ou Paneion : aujourd’hui Banyas,sur le versant nord-ouest du mont Hermon) fut rebaptisée Césaréeen l’honneur de Tibère, par Philippe le Tétrarque, fils d’Hérode le

24. Voir supra, n. 5.25. PLATON, Phèdre, 274 d-e.26. DOMNINUS, cité par Jean MALALAS, X, p. 235.

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Grand 27. Dans cette Paneas destinée à devenir la Césarée de Phi-lippe, Hérode le Grand avait fait élever un sanctuaire à la divinitéd’Auguste, près d’un fameux sanctuaire de Pan jouxtant la vastegrotte d’où sort le Jourdain 28. Le Pan de Césarée, voisin du dieuAuguste, n’était certes pas ignoré de Tibère.

Tibère avait une autre raison encore, plus personnelle, plusimportante, de s’intéresser à Pan. On sait que cet empereur étaitparticulièrement enclin à la pratique de l’astrologie 29. Or il setrouve qu’à son époque non seulement Pan était entré depuis long-temps en astrologie, sous la forme du Capricorne (bouc à queue depoisson, signe mésopotamien réinterprété par les Grecs en fonctionde la mythologie de Pan), mais encore que cette constellation étaitle signe de naissance d’Auguste, qui en avait fait graver l’effigie surdes monnaies d’argent au revers de son propre portrait, et qui enavait donné l’emblème à des légions 30. Le Capricorne restera sym-bole d’Auguste en tant que fondateur de l’Empire, comme l’attesteà l’évidence la numismatique d’époque impériale 31. Annoncer à

27. JOSÈPHE, Guerre des Juifs I, 21, 3.28. JOSÈPHE, Antiquités juives XV, 360-364 ; cf. Guerre des Juifs, III, 514.

Cf. Z.U. MA’OZ, « Banias », dans : E. STERN (éd.), The New Encyclopedia ofArchaeological Excavations in the Holy Land, Jerusalem, 1993, pp. 136-143 ; id., « Coin and Temple – The Case of Caesarea Philippi-Paneas », TheIsrael Numismatic Journal 13 (1994-99), pp. 90-102, avec pls. 13-16.

29. F. H. CRAMER, Astrology in Roman Law and Politics, Philadelphie,1954, pp. 99-104.

30. Cf. SUÉTONE, Vie d’Auguste 94, 11 et Manilius II, 507-508. BOLL etGUNDEL, « Sternbilder, Sternglauben und Sternsymbolik bei Griechen undRömern », in Lexikon der griechischen und romischen Mythologie(W. H. ROSCHER éd.), vol. VI, Nachträge, 1937, col. 972 ; CRAMER (op. cit.,n. 163), p. 99. Cf. H. MATTINGLY and E. A. SYDENHAM, The Roman ImperialCoinage, vol. I, p. 48, 61-64 ; pl. II, 29. Sur la fameuse Gemma Augustea deVienne, le signe du Capricorne et l’aigle de Jupiter encadrent la figurationd’Auguste : cf. F. EICHLER et E. KRIS, Die Kameen im KunsthistorischenMuseum, Vienne, 1927, pp. 52 sq.

31. Cf. H. MATTINGLY and E. A. SYDENHAM, op. cit. vol. I, n. 30, p. 101 ;cf. pl. VII, 112 ; pp. 180, 188 ; vol. II, 1926, pp. 24 et 27 ; vol. III, p. 118 ;vol. IV, part I, 1936, p. 21 ; cf. pl. 2,5.

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Tibère qu’une rumeur circule dans la capitale, relative à la mort dugrand Pan, cela ne revient-il pas à signifier à ce passionné d’astro-logie qu’une menace pèse sur son pouvoir hérité d’Auguste (sonpère adoptif) ? On sait l’importance politique des astrologues, dansces débuts de l’Empire ; Tibère lui-même promulgua un édit contreles « chaldéens » dont les prophéties étaient souvent liées à desconspirations 32. Ce que l’on craint, c’est précisément la diffusionde rumeurs analogues à celle qui annonce la mort du grand Pan.

Due peut-être à la plume de Tibère, plus vraisemblablement àcelle de son neveu (et fils adoptif) Germanicus qui la lui dédie,l’adaptation latine des Phénomènes d’Aratos 33 présente le Capri-corne dans le cadre d’une mythologie empruntée aux Alexandrins,mais réinterprétée en fonction de l’idéologie augustéenne. Cepoème issu de la famille impériale explique (aux vers 554-560)que le Capricorne tire son origine d’une forme particulière, cré-toise, du dieu Pan. Allié de Jupiter (Zeus) dans sa lutte contreCronos, ce maître des peurs paniques avait suscité le désordre dansles rangs des Titans grâce au son terrifiant de sa conque marine. Ilcontribuait ainsi à l’instauration du règne de Jupiter 34. Cet avène-

32. Cf. TACITE, Annales II, 32 ; Suétone, Vie de Tibère, 36 ; en 11 déjà unfameux édit d’Auguste interdit de questionner un devin sur la mort d’unepersonne, et la loi veillait à ce qu’une séance de divination soit toujours limi-tée à deux participants, le devin et son client, et reste ainsi protégée par lesecret : Cassius Dio, 55,31 ; Cramer, loc. cit., p. 99. S’il semble que Tibèren’ait guère aidé l’existence des « chaldéens », c’est très certainement pourmieux s’assurer le monopole de l’astrologie, en la personne de son insépara-ble Thrasylle (cf. TACITE, Annales VI, 21 ; SUÉTONE, Vie de Tibère, 69).

33. Sur ce texte écrit sous Tibère et généralement attribué à Germanicus,voir C. SANTINI, Il segno e la tradizione in Germanico scrittore, Rome,1977 ; cf. L. CICU, « La data dei Phaenomena di Germanico », Maia, 31(1979), pp. 139-144 ; A. LE BŒUFFE, Germanicus, Les Phénomènes d’Ara-tos, Paris, 1975.

34. Ce thème fut mis en valeur dans un poème astronomique de l’alexan-drin Eratosthène, que cite la littérature dite « catastéristique » (cf. PSEUDO-ERATOSTHÈNE, I, 27, à lire dans la traduction de Pascal CHARVET et ArnaudZUCKER : ERATHOSTHÈNE, Le ciel. Mythes et histoire des constellations,Paris, 1998, p. 129).

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ment du pouvoir olympien, « âge meilleur des dieux » (diuorumlaetior aetas) comme dit le texte, n’est-il pas compris ici commel’archétype du règne d’Auguste ? Les vers suivants, qui montrentle Capricorne présidant à l’apothéose astrale de l’empereur, sem-blent venir à l’appui d’une telle hypothèse : « Tandis que lesnations sont effrayées et que la patrie prend peur, Auguste, leCapricorne soulève ton numen vers le ciel, sur son corps célestequi est celui de ta naissance, et le restitue aux astres maternels »(vers 558-560). La mort d’Auguste, qui s’élève vers les astres sou-levé par Pan-Capricorne, crée sur terre une sorte de peur panique,menaçant l’ordonnance et l’équilibre de l’Empire.

C’est dans ce contexte d’idéologie impériale riche en méta-phores astrologiques et mythologiques qu’il convient, d’abord,de situer l’intérêt accordé par Tibère au bruit qui se répand dansRome, venu des provinces orientales, annonçant la mort dugrand Pan. Ce prodige signalait peut-être, aux yeux de Tibère etde ses contemporains, la possibilité d’un danger menaçant lepouvoir hérité d’Auguste, ou encore l’existence d’un douterelatif à l’immortalité (astrale) de l’empereur. On comprend dèslors la nature satisfaisante, et somme toute prudente, de laréponse des philologues : si ce grand Pan n’est autre que l’Arca-dien vénéré à Athènes, fils d’Hermès et de Pénélope (et non pasle Crétois, fils de la Chèvre, frère de lait et allié de Zeus,métamorphosé en Capricorne céleste), il n’y a pas lieu de trops’inquiéter. Pour l’Empire, la menace est exorcisée, le silence sefait sur une énigme rendue volontairement indéchiffrable.

L’avènement du Paganisme : Pan-démon ou Pan-Christ

Ce silence, celui de l’Antiquité polythéiste, le christianismeest venu le rompre. Fasciné par l’énigme, il a voulu la résoudre.Et cette entreprise, pour nous, double la difficulté du problème.Car c’est dès lors en fonction d’un univers symbolique tout dif-férent, auquel le dieu grec est bien évidemment étranger, que la

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tradition occidentale, au IIIe siècle d’abord et du XVIe sièclejusqu’à aujourd’hui, inlassablement, s’est plu à réinterpréter letexte de Plutarque. Le récit de la mort du grand Pan, paradoxale-ment, introduit au destin de Pan dans l’imaginaire chrétien. End’autres termes, et c’est là où je veux en venir, ce récit se trouved’emblée situé, dans le champ du savoir occidental, à la fron-tière qui sépare deux univers symboliques distincts : indéniable-ment produit par l’Antiquité polythéiste, il se voit néanmoinspris en charge, au niveau de l’interprétation, par l’imaginairechrétien. La culture occidentale, en introduisant ce récit dans sapropre réflexion, le situe dans une perspective que nous ne pou-vons pas simplement ignorer. Il serait naïf, je pense, de pré-tendre pouvoir faire fi de la charge émotionnelle que prête à cerécit une tradition qui est la nôtre. Naïf de croire possible del’aborder sans préjugés, tout en faisant l’économie d’une his-toire des interprétations. La fascination exercée par l’énigme, eneffet, a pour résultat que toutes les solutions avancées sontmarquées, consciemment ou non, du sceau de l’imaginaire col-lectif.

La première interprétation est celle qu’Eusèbe propose au 5elivre de sa Préparation évangélique (chap. 17, 13). L’évêque deCésarée, après avoir cité intégralement le passage de Plutarque,le commente de la manière suivante : « Il vaut la peine derechercher l’époque de la mort de ce démon. C’est l’époque deTibère, époque à laquelle il est écrit que Notre Sauveur, vivantparmi les hommes, chassa loin de la vie des hommes toute larace des démons (pân génos daimonon). A tel point que certainsdémons se jetèrent à ses genoux et le supplièrent de ne pas leslivrer au Tartare 35. Ainsi donc on connaît l’époque de la purifica-tion des démons, qui n’est pas éloignée du temps mentionné ;

35. Eusèbe fait ici allusion à Luc 8, 30-31 : « Jésus l’interrogea : Quel estton nom ? – Légion, répondit-il, car de nombreux démons étaient entrés enlui. Et ils le suppliaient de ne pas leur ordonner de s’en aller dans l’abîme »(trad. TOB).

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tout comme la suppression des sacrifices humains suivit de peula proclamation de la bonne nouvelle. » Cette interprétation sefonde sur l’étymologie « populaire » du nom de Pan, comprisdès Platon 36 comme signifiant le tout (jeu de mots Pán-Pân), etinterprété par Eusèbe (à la suite peut-être de Plutarque maisdans un sens différent) comme symbolisant la totalité desdémons, c’est-à-dire des dieux ou demi-dieux du polythéismegréco-romain chassés par le Christ.

La seconde lecture du récit de la mort du grand Pan repose surla même étymologie, mais débouche sur une interprétation dia-métralement opposée : le « tout » dont la mort fut proclaméesous Tibère, c’est le Christ lui-même. Cette exégèse de typepanthéiste apparaît dès le XVIe siècle, chez Rabelais surtout quila rendit célèbre en la plaçant dans la bouche de Pantagruel auchapitre 27 du Quart Livre (paru en 1552). Le plus ancien témoi-gnage de cette équation remonte à l’Espagnol Pedro Mexia,dans sa Silva de varia leccion, qui date de 1542. On la retrouvesous la plume d’un ami du cardinal du Bellay, Guillaume Bigot,dans son Christianae Philosophiae Praeludium, publié à Tou-louse en 1549. Il faut toutefois relever que le XVIe siècleconserve, tout aussi présente, l’interprétation d’Eusèbe 37.

Dès lors, dans le sillage de Plutarque, d’Eusèbe et duXVIe siècle, s’instaure chez les penseurs et artistes européens uneréflexion continue 38. A travers Heine, Mrs. Browning, Michelet,Tourgueniev, Arthur Machen et D. H. Lawrence, pour ne citerque quelques noms, l’évocation de la mort du grand Pan sert à

36. PLATON, Cratyle, 408 c-d ; cf. Hymne homérique à Pan XIX, 47 ; Hym-nes Orphiques XI, I ; CORNUTUS, Compendium de mythologie grecque 27.

37. Voir le très riche article de M. A. SCREECH (bibliogr. [28]).38. L’histoire de cette réflexion a été savamment esquissée dans plusieurs

travaux du philologue Gustav Adolf GERHARD parus en 1915 et 1916(Bibliogr. [15], [16] et [17]), ainsi que dans une étude moins connue due àLevis KARL (Bibliogr. [14]). L’histoire littéraire de la destinée de Pan dans laconscience occidentale a même fait l’objet d’un livre important de PatriciaMERIVALE, Pan the Goat-God, his Myth in modern Times (Bibliogr. [31]).

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exprimer une contradiction majeure de notre culture : elle surgitcomme un mystérieux et dramatique opérateur dans le partagedes eaux chrétiennes d’avec les eaux païennes. « Quelle sourcede salut pour tout être souffrant, écrit Heinrich Heine, que lesang qui coula sur le Golgotha… Les dieux grecs de marbreblanc en furent inondés ; rendus malades d’une horreur intimeils ne purent jamais s’en remettre ! La plupart il est vrai por-taient en eux depuis longtemps le mal qui les rongeait, et la peursuffit à précipiter leur mort. Le premier à mourir fut Pan. Con-nais-tu la légende, telle que Plutarque la raconte ? Cette légendedes marins antiques est tout à fait remarquable. En voici lerécit… » 39.

Le scénario auquel nous convie la lecture d’un tel récitdevient peu à peu celui du surgissement et du devenir nocturneou marginal du « paganisme », une fois assurée la victoirediurne et administrative du « christianisme ». Si le grand Pan,comme le veut Rabelais, n’est autre que le Christ, c’est alors entant que « figure » (au sens théologique) que le visage de l’Arca-dien annonce celui du Christ, et lui survit par un détour, expres-sion rétroactive et impertinente, mais réceptacle sauvage et tou-jours potentiel de la « bonne nouvelle ». Si au contraire, commele voulait Eusèbe, ce bouc est le diable, il entraîne avec lui, danssa fuite, aux extrémités du visible et du dicible, hors la cons-cience ou dans ses interstices nocturnes, la foule des démons quijusqu’alors peuplaient un monde transparent et inondé delumière, selon une autre représentation que le christianisme sedonne de l’Antiquité polythéiste (cf. Michelet, La Sorcière).

Que le dieu Pan ait pu devenir ainsi symbole aussi bien duChrist que du Démon, ou encore espace convergent de leurconfrontation, scène onirique de leur discrimination ; que l’épi-sode énigmatique de sa mort ait pu servir de prétexte à ce qued’aucuns, excédés par le succès de l’énigme, voulurent enfin

39. Heinrich HEINE, Ueber Ludwig Boerne, Buch II, 1840 (éd. Hamburg,1862, Sämtliche Werke, 12, p. 73).

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qualifier de « sujet insignifiant » (Louis Karl, 1913) 40, voilà quirelève d’une conjoncture exceptionnelle dont nous n’avons pasla prétention d’expliquer, dans ses détails, la genèse. Qu’il noussuffise de rappeler que Pan, à l’époque du Christ déjà, et à lafaveur de l’étymologie « populaire » (Pán-Pân) exploitée dès lespoètes et philosophes de l’âge classique avant d’être reprise parEusèbe et Rabelais, était devenu pour certains penseurs reli-gieux (stoïciens et orphiques en particulier) une figure univer-selle, un dieu-totalité, sans perdre pour autant ses traits tradi-tionnels. Cette ré-interprétation philosophique et mystique queles chrétiens, dès la Renaissance, adoptent, est élaborée à partird’un trésor d’images classiques. Chasseur, chevrier, proche del’homme mais habitant les solitudes, parfois effrayant, parfoisprotecteur des égarés, Pan apparaît marqué par une radicaleambivalence, présente dès l’origine et qui ne cesse, jusqu’aprèsla victoire du christianisme, d’alimenter la réflexion religieuseaussi bien philosophique que mythologique : fusion en un corpsde la bête et de l’immortel, coïncidence de la musique et dubruit, du désir et de la peur, de la séduction et de la répulsion.Que ce soit le « bon pasteur » ou le bouc puant et lascif, le musi-cien séduisant ou l’animal amoureux qui fait fuir les Nymphes,le dieu de la possession et de l’enthousiasme, ou encore l’agentsarcastique de la peur panique qui présente à la culture chré-tienne son nom et son identité païenne, peu importe. Le résultatest là : Pan, que l’on a cru signifier « le tout », finit par se laissertraduire, pour nous, tantôt en Démon, tantôt en Sauveur. Et cettenouvelle oscillation, traduction chrétienne de la coïncidence dubouc et du dieu dans la figure antique, vient signifier qu’unenostalgie se fait jour qui vise l’Antiquité. A la victoire del’Eglise sur le sabbat des sorcières fait contrepoids le rêve (niplus ni moins imaginaire) d’une eschatologie païenne, d’un pos-

40. D’après cet auteur, la légende de la mort de Pan « est devenue pluspopulaire dans la littérature occidentale que beaucoup de légendes d’un sensplus clair ou d’une moralité plus élevée ». Il ne se demande pas pourquoi.

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sible retour des dieux naturels. A partir de l’époque romantiqueles poètes, inspirés peut-être par l’analyse d’un Creuzer, se plai-ront à penser au possible avènement d’un « gracieux fils dePan » (Rimbaud) 41, tout en préparant le terrain à la représenta-tion d’un Christ réconcilié avec Pan. C’est ainsi que Louis Karlpeut citer une poétesse hongroise, Minka Czobel, qui, dans sonrecueil Opalok (1903), présente Pan et le Christ crucifiés côte àcôte, ou bien Pan rencontrant le Christ crucifié et déposant desfleurs au pied de la croix. L’iconographie présentera bientôt D.H. Lawrence (auteur de Pan in America) dédoublé, prêtant sonvisage, sur la même image, à la fois au dieu bouc et au Christcrucifié 42.

Interprétations savantes I : le dieu qui meurt

Tel est le climat où s’élaborent les interprétations philolo-giques et historico-religieuses du récit de Plutarque, interpréta-tions relevant des sciences humaines, dont il convient mainte-nant que nous fassions une brève et schématique revue. Il étaitnécessaire, avant de les aborder, d’évoquer l’évidence et lesracines culturelles d’un conflit des interprétations chrétiennesrelatives à la mort du grand Pan ; un tel conflit n’est pas restésans répercussions sur les interprétations prétendues laïques,celles des philologues et des historiens de l’Antiquité : expres-sion d’une pensée désireuse d’exorciser l’origine païenneconçue comme différence refoulée et qui inquiète, ce conflit necesse au contraire d’œuvrer à l’arrière-plan de toutes les inter-prétations proposées dans le champ du savoir scientifique.

41. Illuminations, « Antique » ; cf. F. PIPER, Mythologie der christlichenKunst, Weimar, 1851, pp. 254-257, qui définit Crotos, fils de Pan et de lanourrice des Muses, comme « la personnification du rythme jubilatoire de ladanse bachique ».

42. Bibliogr. [31], pl. 15.

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Du côté des philologues, l’ambiguë lecture chrétienne dutexte de Plutarque semble abandonnée dès le milieu duXIXe siècle. Un des derniers à s’y référer explicitement, le grandWelcker dans sa Griechische Götterlehre 43, se voit contraintd’imaginer un scénario émouvant et compliqué, d’inspirationnettement romantique, dont l’artifice ne le cède qu’à unedésarmante candeur : l’histoire de la mort du grand Pan, selonlui, aurait été imaginée de toutes pièces par un païen contempo-rain de Tibère, particulièrement lucide, qui pressentait la fin pro-chaine d’un polythéisme à cour d’inspiration, destiné à périrsous les coups de la jeune et vigoureuse religion chrétienne.Scénario habile toutefois, puisqu’il prête au paganisme lui-même une fiction que le christianisme inspire à l’interprète sousune forme qui trahit chez celui-ci la nostalgie des originespanthéistes.

Un demi-siècle plus tard, chez O. Gruppe (1895), si l’inter-prétation est tout aussi romanesque, le contenu n’en est plus dutout romantique ; et toute référence au christianisme a disparu :Plutarque s’inspirerait d’une œuvre satirique perdue, une sortede pamphlet ayant eu pour fonction de ridiculiser la crédulitéérudite des familiers de Tibère. La fiction (au sens où M. de Cer-teau parle d’une « fiction théorique ») 44 se prétend ici au serviced’une rationalité froide, à la recherche d’une causalité purementhistorique.

L’horizon indiqué (de manière trop sophistiquée il est vrai)par 0. Gruppe ne sera pas pris en considération par lesrecherches subséquentes. Si l’interprétation chrétienne sembleavoir définitivement perdu son prestige académique, c’est auprofit d’une lecture qui reste néanmoins déterminée par la pro-blématique religieuse. La théologie cède la place non pas àl’histoire, mais à l’histoire des religions dans le sens qu’a en ses

43. Ludwig PRELLER, Griechische Götterlehre vol. II, Göttingen, 1860,pp. 670-671.

44. M. DE CERTEAU, L’Ecriture de l’histoire, Paris, 1975, p. 313.

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débuts cette discipline à vocation comparatiste certes, maisencore conflictuelle dans son double souci de mesurer l’éloigne-ment de son objet par rapport à la rationalité occidentalemoderne, et son propre écart par rapport à la révélation judéo-chrétienne.

Deux contributions importantes sont parues entre-temps, dontvont s’inspirer toutes les interprétations avancées au XXe siècle.La première, due au médiéviste et orientaliste F. Liebrecht 45, al’intention de lever un malentendu. De nombreux parallèlesorientaux (et plus particulièrement musulmans) montreraient eneffet, selon ce savant, que Pan s’est glissé par erreur dans unehistoire qui ne le concerne pas : Thamous, présenté par Plu-tarque comme un acteur humain et situé dans un rôle qui n’estmanifestement pas le sien (pilote du navire), serait en réalité ledieu lui-même dont on proclamait rituellement la mort, à savoirle fameux Tammuz (Adonis syrien) dont le culte survécut dansle bassin oriental de la Méditerranée jusqu’au-delà de l’avène-ment de l’Islam. La légende de la mort du grand Pan apparaîtainsi comme le fruit d’une élaboration secondaire, due à desvoyageurs qui furent témoins d’un rituel dont ils ne comprirentpas le sens. W. H. Roscher, éditeur du Lexikon der griechischenund römischen Mythologie et grand spécialiste de Pan, adopteen 1892 un schéma explicatif analogue, tout en essayant deconserver Pan : le rituel où l’on pleure la mort du dieu, selon lui,est un rituel consacré au bouc de Mendès (identifié à Pan dèsHérodote) 46, rituel égyptien accompli par le pilote du navire, ceThamous dont Plutarque spécifie précisément qu ‘il est d’ori-gine égyptienne.

Cette interprétation ritualiste (selon les deux variantes pro-posées par Liebrecht et Roscher) serait peut-être passée inape-rçue si Salomon Reinach, dans un article fameux paru en 1907,ne l’avait revendiquée pour sienne, et n’en avait affiné le scé-

45. Bibliogr. [1] et [2].46. HÉRODOTE, Il, 46.

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nario. Il voulut donner à ce fruit de l’imaginaire scientifique lacaution d’une démonstration philologique dans les règles, pré-sentée sous les dehors d’une correction de texte. Le « texte » àcorriger, en l’occurrence, serait la tradition orale où puise Plu-tarque ; ce qui est corrompu étant le premier témoignage lui-même, victime d’une mauvaise écoute de l’événement. Ce qu’ilfallait entendre, cette voix issue du rivage acarnanien, ne procla-mait pas : « Thamous, le grand Pan est mort », mais : « Tha-mous le très grand est mort » 47. Thamous représentait bien sûrl’appellation syrienne du malheureux Adonis. La confusionserait née d’une pure coïncidence : le pilote du navire, quis’appelait lui aussi Thamous, ayant cru (et les autres passagersavec lui) que l’appel s’adressait à lui. Reinach ne se pose laquestion de savoir pourquoi un rituel somme toute familier(celui qui pleure la mort d’Adonis) en vient à être transformé enune légende aberrante. Frazer reprend son interprétation 48.Quant à la légende, définitivement dé-structurée, on ne se soucieplus d’en expliquer le succès. La prétendue découverte de lagenèse a rendu caduque l’analyse du récit tel qu’il est transmispar Plutarque.

Sans s’en rendre compte, Liebrecht avait mis en place, dès1856, le cadre général d’une série d’interprétations qui devaientconnaître, jusqu’en 1968 au moins, un grand succès. Les tenta-tives répétées dans ce sens 49, si elles font honneur à l’ingéniositéde leurs auteurs, nous apparaissent aujourd’hui comme autantde variantes d’une seule et même structure narrative relevant dece qu’il est légitime d’appeler, de nouveau, science-fiction.C’est ainsi que Gerhard, en 1915, propose la mise en scène

47. Non pas Thamoûs… Pàn ho mégas téthneke, mais ; Thamoûs panmé-gas téthneke. Reinach fait bon marché du texte de Plutarque où l’appeladressé à Thamous est séparé de l’annonce de la mort de Pan par la désigna-tion des lieux où cette annonce doit être répétée ; hopoian génei katà to Palo-des, apaggeilon hoti Pàn ho mégas téthneke.

48. Bibliogr. [10].49. De Roscher à Hermansen, Bibliogr. [24], puis à Hani, Bibliogr. [30].

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d’une véritable « société de Pan » (« eine Pan Gesellschaft ») seconsacrant, sur les rivages de la mer Ionienne, à un rituel dedeuil où la mort du grand Pan (Pàn ho mégas), p1eurée par lesPans mineurs (les Paniskoi révélés par Mannhardt à l’attentiondu public savant 50), apparaît comme une survivance providen-tielle des lointaines cérémonies qui furent à l’origine de la tra-gédie 51. Pour Albin Cook 52, en 1925, le « grand Pan », c’est le« grand Zan », un Zeus plus ancien, connu pour être mort (onmontrait sa tombe en Crète). Il s’agirait d’un dieu proche del’Adonis-Tammuz, issu d’un vieux fond illyro-dorien dont lestraces rituelles auraient subsisté, à Palodes en Epire, dans laville de Bouthrote plus exactement, jusqu’à l’époque romaine.Ne sachant plus tout à fait qui était ce Zan dont ils célébraientpourtant la mort, les habitants de cette région auraient suscité,par leur perplexité, l’interprétation offerte par les passagers denotre navire : ce Zan, c’est Pan.

Hermansen 53, en 1939, préférera penser au souvenir des fêtesd’Attis-Adonis (voir infra) ; Haack 54, en 1958, revient à l’inter-prétation de Reinach, et précise les modalités du rituel syrien ;Hani 55, en 1968, propose le rituel d’Osiris que lui suggèrent lenom égyptien du pilote, et la plainte des Pans dans le traité dePlutarque sur Isis et Osiris. On voit que l’objet de ce rituel,d’une « version » à l’autre, se métamorphose. Mais quelle impor-tance, du moment que ce Pan, ce bouc de Mendès, cet Adonis,ce Zan, cet Attis ou enfin cet Osiris représentent immuablementle « dieu qui meurt » et répondent ainsi, chacun à sa manière, àl’attente d’une époque couronnée par l’œuvre de Frazer.

50. Bibliogr. [3].51. Ces fameux chœurs dont parle HÉRODOTE (V, 67), institués à Sicyone

pour commémorer la mort d’Adraste, et dont on pense parfois qu’ils préfigu-rent le « chant du bouc ».

52. Bibliogr. [20].53. Bibliogr. [24].54. Bibliogr. [29].55. Bibliogr. [30].

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On entrevoit que ce type d’interprétation, périodiquementremis en chantier, a pour résultat inévitable de présenter la mortde Pan comme une préfiguration de la mort du Christ, dans lamesure où la religion des dieux qui meurent annonce, ne serait-ce qu’imparfaitement ou d’une manière trompeuse, la religiondu Crucifié. Dans ce sens on peut dire qu’elle reformule, entermes philologiques ou historiques, la vieille interprétationrabelaisienne de Pan-Christ (« le nostre tout »).

Interprétations savantes II :les parallèles nordiques à la mort du Grand Pan

Parallèlement au modèle explicatif hérité de Liebrecht et deReinach on rencontre, dès Mannhardt, un second type d’inter-prétation qui ne recherche plus ses arguments dans les religionsantiques de salut, mais dans les traditions et légendes popu-laires. Mannhardt, nous y avons fait allusion, distinguait Pan, legrand Pan, de la pluralité des Pans. Cette pluralité, affirmée deplus en plus fortement par la tradition antique, montrerait qu’ilfaut situer ce dieu dans la classe des esprits de la nature, quiincarnent le procès de croissance et de mort propre à la végé-tation et au monde animal. Esprit des bois conçu sous la formed’un bouc, analogue aux Satyres grecs, aux Faunes d’Italie, auxUrisks d’Ecosse et aux Ljeschie du domaine slave, Pan devient,sous la plume de Mannhardt, un démon populaire, appartenanten propre à une religion populaire qui, de l’Antiquité classique àl’Allemagne moderne, ne connaît pas de solution de continuité.Le récit de sa mort n’est pas surprenant : il s’inscrit dans unelongue série de récits folkloriques (germaniques) concernant lesêtres de cette classe (esprits des bois), où il est question d’unmessage annonçant leur mort, et de lamentations qui s’élèvent àcette nouvelle. Le rapprochement, encore implicite dans lesBaumkulte de 1875, est formellement établi, avec les légendes

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germaniques, dans les Antike Wald- und Feldkulte de 1877,pp.148 sq.

L’Américain Archer Taylor, en 1922, puis la Danoise IngarM. Boberg, en 1934, reprendront et élargiront le dossier de ces« parallèles nordiques à la mort du grand Pan » ; d’autresenquêtes amènent régulièrement de nouvelles versions. Voici unexemple frappant par la ressemblance qu’il offre avec le récit dePlutarque, et que citent Mannhardt, Gerhard et Taylor ; il s’agitd’une histoire tyrolienne :

Un boucher descendait, vers minuit, de Saalfelden à Pinzgaupar le chemin forestier. De la falaise une voix l’appela :« Boucher, quand tu passeras vers le grand rocher d’Unken »,crie en direction de la paroi : « Salomé est morte ! » Je peuxfaire ça, répondit en riant le boucher. Parvenu encore avantl’aube au pied du grand rocher il cria ce qu’on lui avaitdemandé, trois fois. Alors, des profondeurs de la montagne,résonnèrent des plaintes et des lamentations aiguës et nom-breuses, et le boucher, rempli d’effroi, se hâta de reprendre sonchemin.

Cet exemple toutefois, pour être privilégié de notre point devue, reste unique. En règle générale, la réaction suscitée par lemessage de mort ne demeure pas anonyme, et ne se limite pasaux plaintes. La forme la plus fréquente sous laquelle se pré-sente ce type de légende est illustrée par la variante suivante(Taylor no 10, p. 24) :

Un nain s’approcha une fois d’un fermier du Dettersbergtandis qu’il labourait et lui demanda de dire à Hübel (nomféminin énigmatique) que Habel (nom masculin énigmatique)était mort. Quand l’homme raconta son étrange aventure aurepas de midi, une petite femme qu’il n’avait jamais vue aupara-vant apparut dans un coin de la pièce et se précipita hors de lamaison, en direction de la montagne, en poussant des crislamentables. On ne la revit jamais.

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Le destinataire parfois est une servante recueillie dans lafamille mais dont l’origine est inconnue, sinon explicitementsurnaturelle. Le message qu’elle reçoit, dans tous les cas, rendmanifeste son appartenance à un monde non humain (universsauvage, ou démoniaque) ; dans sa fuite, souvent, elle aban-donne un objet que l’on montre depuis comme une curiosité. Ungroupe important de ces récits (groupe attesté dès le XVIe siècle)met en scène des chats :

Un membre de la famille déclare que le chat des voisins vientd’être tué. Le chat noir couché près de lui, dans le foyer, s’écrieaussitôt « Robert est mort ! », au grand étonnement de la familleterrifiée ; et, sur ces mots, il disparaît par la cheminée.

Les versions de ce groupe font très fréquemment allusion àl’univers du diable (sabbat des sorcières, en particulier).

Cet ensemble de récits traditionnels, dont la structure narra-tive de base est constante, se laisse repérer sur un très vaste ter-ritoire de l’Europe du Nord : Bretagne, Angleterre, Irlande,Suisse, Allemagne, Autriche, Tyrol et pays scandinaves 56. Cesrécits mettent en scène un médiateur (acteur humain, et banal) ettrois personnages ou groupes de personnages, dans la séquencesuivante : le médiateur entend une voix ou rencontre un person-nage qui lui enjoint d’annoncer de retour chez lui, ou en un cer-tain lieu, qu’un mystérieux personnage (Salomé, le roi deschats, Robert le diable, le père de celui à qui il doit porter cemessage) est mort. Aussitôt que le médiateur a transmis ce mes-sage (dont le sens lui échappe), un troisième personnage (ougroupe de personnages), le destinataire inconnu, se manifeste :il s’agit très souvent d’un nain ou d’un lutin présent à l’insu detout le monde dans la maison du narrateur, ou encore d’un chat,

56. Il ne concerne donc pas seulement le domaine germanique, comme lelaissait entendre Mannhardt, mais aussi les domaines celtiques et finno-ougrien (de nombreuses variantes sont attestées en Finlande et en Estonie : I.M. BOBERG, Classica et Mediaevalia, III, 1940, p. 129).

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qui se lamente bruyamment, ou au contraire se réjouit, avantparfois de quitter les lieux précipitamment pour accomplir uneimportante mission (remplacer le mort, prendre sa succession).En d’autres termes un personnage humain, par un messageétrange qu’il est chargé de transmettre il ne sait à qui, se trouvesoudain témoin (et acteur) d’un drame concernant l’« autremonde », le monde des esprits de la nature qui entretient, dansce contexte chrétien, d’étroits rapports avec le mondedémoniaque. La lecture du récit de Plutarque à la lumière desparallèles folkloriques induit donc à une interprétation qui faitécho à celle d’Eusèbe, chez qui le peuple des démons pleurait lamort de son roi, vaincu par le Christ.

Nous sommes ainsi amenés à faire la constatation suivante :les deux clés « laïques » proposées par les spécialistes de l’his-toire religieuse pour expliquer le récit de Plutarque – a) la clé« ritualiste » réduisant le récit à la relation maladroite d’un ritede lamentation sur la mort d’un dieu ; b) la clé « folkloriste »faisant appel à une série de récits populaires européens de struc-ture analogue, concernant la mort d’un esprit sauvage oudémoniaque – nous apparaissent comme les transpositionsinconscientes des deux axes majeurs de l’interprétation chré-tienne traditionnelle : Pan-Christ, ou Pan-Diable. La premièreintroduit Pan (ou sa traduction en Tammuz) dans le contexte desreligions rivales, et du même coup proches du christianisme ; laseconde le rejette dans l’espace sauvage ou nocturne qui cons-titue, sur les marges du territoire chrétien, le royaume sataniquedes survivances païennes. La mise à jour d’une telle relationd’homologie entre le mode d’explication scientifique et le dis-cours véhiculé par des poètes et des penseurs tributaires de latradition chrétienne ne doit pas nous étonner. Un simple survolde notre bibliographie (établie chronologiquement) montre eneffet clairement qu’il faut attendre vingt ans depuis la mise enplace du problème académique (chez Liebrecht et Mannhardt)pour que la question de la mort du grand Pan, soudain, susciteun réel émoi dans le monde savant, du bref article de Salomon

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Reinach (1907) aux vastes études de Gerhard (1915 et 1916). Lesilence relatif qui suit ces dernières provient peut-être du faitqu’elles ont découragé les amateurs étouffés sous une massed’érudition. Mais auparavant, dans un très court laps de temps,nombreux (et souvent importants) sont ceux qui ont voulu direleur mot : Frazer, Maas, Nestle, Weinreich, sans oublier lesessayistes, Garello, Schoff et Karl. L’Italie, la France, l’Alle-magne, l’Angleterre et les Etats-Unis sont impliqués dans cepetit débat d’avant-guerre. Cette subite effervescence érudite(1907-1916) se manifeste à la fin de la période la plus riche enréflexions littéraires et artistiques sur la figure de Pan : la grandepériode du « Pan-revival », encore marquée en Angleterre parl’idéologie victorienne, s’étend de 1890 à 1914 (Patricia Meri-vale, op. cit., p. 194). Il semble qu’ensuite la mode ait quelquepeu passé, en dépit des efforts de D. H. Lawrence 57. C’est doncau moment où la figure du dieu bouc s’impose de la manière laplus visible aux artistes et aux écrivains que le monde savant, deson côté, redécouvre Pan et interroge l’énigme de sa mort en destermes que lui inspire, à son insu, une déjà longue tradition.

Mais désormais, si l’on veut bien excepter quelques récidives,l’ère des interprétations enthousiastes est révolue. En 1922 legermaniste Archer Taylor conclut sa vaste étude sur les « paral-lèles nordiques à la mort de Pan » par un constat de scepti-cisme : ces parallèles, pour frappants qu’ils soient, ne démontrentrien quant à la tradition antique. Ils s’expliqueraient en dernièreanalyse par un phénomène banal d’hallucination acoustique àpartir duquel la légende du message de mort se serait élaborée,sous des formes analogues en des lieux divers, sans qu’il y aitnécessairement influence des récits les uns sur les autres. Satis-fait d’avoir découvert pour son corpus une origine universelle etpositive, Taylor abandonne à d’autres le soin de rechercherpourquoi une telle légende, issue de cette source intemporelle,en vint à être attachée au nom de Pan plutôt qu’à un autre, et de

57. Bibliogr. [31], p. 194 sqq.

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résoudre les problèmes que ce rattachement soulève dans lechamp de la mythologie grecque 58.

Méprisant le prudent scepticisme de Taylor, et se référant denouveau à Mannhardt et à Reinach, Hermansen propose en 1939la dernière tentative de faire des légendes nordiques et de lamort antique du grand Pan deux manifestations d’un seul etmême mythe, souvenir, trace d’un rituel oublié ou mal inter-prété. Ces deux « survivances folkloriques », l’une antique, l’autremoderne, témoigneraient de l’influence exercée par les cultes(assimilés, confondus) d’Attis et d’Adonis. Au souvenird’Adonis (médiatisé par Thamous) dans la légende antique,ferait écho le souvenir d’Attis (dont le culte fut amené parleslégions romaines jusqu’aux frontières septentrionales del’Empire) dans les légendes nordiques. Irrité par l’évidence du« missing link » (aucune variante du message de mort, à partcelle de la mort de Pan chez Plutarque, n’est attestée dansl’Europe balkanique et méridionale), Hermansen se livre à uneadmirable acrobatie érudite, réduisant Pan à Adonis pour mieuxl’identifier à Attis, ou encore à Mithra, avant de rétablir docte-ment et doctrinalement l’équilibre de sa conclusion. Nous nesuivrons pas les méandres de cette interprétation déjà dépassée àson époque, qui repose sur l’addition d’hypothèses mal fondées,et qui fut critiquée, comme il convenait, dans un article d’I.M. Boberg 59.

Force est de reconnaître que l’interprétation de Taylor et deBoberg, pour fragile et décevante qu’elle paraisse (elle n’expliqueen rien la structure narrative précise que prend la légende, ni lesdétails des différentes versions), n’a pas été remplacée par

58. En 1934, dans sa thèse sur le motif folklorique de la mort de Pan,Inger M. Boberg souscrit pour l’essentiel à l’interprétation de Taylor, tout ens’efforçant de mieux comprendre, d’un point de vue strictement folkloriste,comment ces légendes s’organisent les unes par rapport aux autres en grou-pes de variantes.

59. I. M. BOBERG (bibliogr. [25]), à qui HERMANSEN (bibliogr, [26]) répon-dra avec un mépris hautain, sans avancer d’argument réel.

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meilleure qu’elle. Elle a indéniablement l’avantage de mettre finà toute spéculation diffusionniste sur la transformation enlégendes des rituels d’Adonis ou d’Attis dans le folklore euro-péen moderne. En reconnaissant le fait d’une parenté formelle,en l’absence de toute dérivation historique observable, entre unensemble de légendes nord-européennes et une légende antique,elle met fin à un casse-tête mais nous contraint du même coup àinterpréter différemment cette parenté. L’analogie formellerelevée entre le récit de la mort du grand Pan et les légendesnord-européennes ne signifie pas nécessairement une parenté desens, mais indique tout au moins la double occurrence d’unemême structure narrative. Du moment que le récit antique est leplus ancien exemple connu de ce type de légendes, on sera peut-être tenté de le considérer, tout simplement, comme un arché-type littéraire auquel toutes les autres, sous l’effet d’une influencede la culture savante, auraient emprunté leur structure. Cela esten effet possible. Mais il reste à expliquer, au-delà de la consta-tation de cette parenté de structure, la manière dont le récit, enpassant d’un contexte à l’autre, se transforme et change de sens.

Quand il propose d’expliquer la coïncidence entre le récitantique et les légendes modernes par la référence à une expé-rience universelle (l’écoute des bruits inexplicables de la nature,que l’angoisse transforme spontanément en hallucination audi-tive), Taylor ne résout, et encore, qu’une partie du problème. Ilse peut qu’un tel phénomène soit une cause occasionnelle, con-firmant au niveau des croyances populaires le contenu deslégendes telles qu’elles se présentent ; cet horizon expérimental,s’il contribue à la « crédibilité » des récits, ne rend certes pascompte de la structure narrative elle-même ni du contenu desénoncés. Au niveau d’une explication scientifique on ne peut paspasser du bruit à la légende. De l’un à l’autre il y a une coupurequ’aucune alchimie ne peut effacer.

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Les interférences du visible et de l’invisible

C’est pourquoi je propose de considérer que le récit transmispar Plutarque, dans la mesure où on le compare aux légendeseuropéennes, s’inscrit dans un ensemble structural, un systèmede transformations dont la cohérence et le jeu des variantes nerelèvent ni du hasard ni de la simple généalogie. La « parenté »formelle s’explique par la récurrence d’une structure simple etefficace, susceptible d’être réinventée dans des contextes diffé-rents pour les besoins d’un récit désireux de mettre en scènel’interférence du visible et de l’invisible 60. Cette hypothèse pré-sente l’avantage d’expliquer l’extraordinaire réception réservéepar l’Europe savante (à partir du XVIe siècle) au texte antique :frappé, de par sa structure, d’un sceau familier à l’imaginairechrétien, ce récit de l’étrangeté aurait suscité des échos, il auraitfasciné, il aurait « retenti » (pour reprendre une expression deBachelard 61). Mais cela n’implique pas qu’il ait signifié, pourles Anciens, quelque chose d’analogue à ce que l’Europemoderne a cru entendre. La récurrence d’une structure narrativen’implique pas récurrence du sens. Celui-ci relève en chaquecas du contexte culturel particulier où s’énonce (en des termesparticuliers) le récit ; de ce contexte est solidaire la configura-tion symbolique qui détermine le sens que prend, ici ou là,l’opposition du visible et de l’invisible.

Nous pouvons en effet relever une différence fondamentaleentre le récit grec et les légendes nord-européennes de structurecomparable. A l’exception du récit tyrolien que nous avons qua-lifié de privilégié (mais dans lequel on pourrait voir tout aussi

60. Pour d’autres exemples (hindous, grecs et shakespeariens} de procé-dures narratives comparables destinées à mettre en évidence les interférencesdu visible et de l’invisible, on peut se référer à Wendy O’FLAHERTY, « Theboundary between myth and reality », Daedalus, 109 (Spring, 1980), pp. 93-125.

61. Gaston BACHELARD, La poétique de l’espace, Paris, 1957 (dans son« Introduction »).

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bien une variante affaiblie sinon tronquée, si on le réfère àl’ensemble narratif moderne), toutes les légendes du message demort débouchent sur un épisode concernant la fuite hors del’univers humain d’un ressortissant de l’invisible, et la réinté-gration de cet « autre » à son propre univers. Ce qui est en jeu, etce qui fut mis en question par l’aventure même que raconte lerécit du message de mort, c’est la nette séparation de l’univershumain d’avec l’univers sauvage ou démoniaque. Le récitmoderne se clôt avec le rétablissement d’une bonne distancequ’avait compromise la présence secrète d’un intrus dans lamaison. L’aventure de Thamous, telle que nous l’avons lue audébut de cette étude, est toute différente. Loin d’exprimer ladangereuse possibilité d’un

passage entre le monde visible et l’invisible, elle ne fait quemettre ceux-ci en présence, face à face. Elle a pour effet dedéchirer un voile. Mais la scène qui apparaît alors reste décidé-ment extérieure à l’humain. II n’y a pas d’intrus, dans cette his-toire. Loin de manifester un échange, l’aventure de Thamousrévèle un défaut de communication. Et c’est précisément enquoi elle fait figure d’énigme à interpréter, ou de signe oracu-laire. L’absence de l’intrus, compensée dans le contexte antiquepar le dédoublement de l’invisible (la « voix » de Paxos, àlaquelle répondent les « voix » de Palodes), n’est pas le signed’un affaiblissement du récit ; bien au contraire, c’est elle qui luidonne son sens. Le troisième épisode du récit antique (ce qui sepassait à Rome à la cour de Tibère) renvoyait ainsi, nous l’avonsvu, au contexte culturel qui le sous-tend, et peut-être même àl’histoire impériale. Car, en définitive, rien ne nous interdisait decroire Plutarque ni d’essayer, à titre d’hypothèse, d’évaluer laréception réservée par l’empereur et son entourage à un tel pro-dige, relaté sous une forme aussi achevée. Le récit antique pre-nait ainsi sens dans un contexte antique, et polythéiste. Toutporte à croire que les légendes nord-européennes du message demort trouvent de même leur sens, différent, dans un contextemoderne et monothéiste. Nous laissons cette question ouverte.

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Il apparaît vain, en tout cas, de rechercher une directe conti-nuité entre la tradition relative à la mort de Pan rapportée parPlutarque et la tradition chrétienne. De l’une à l’autre une rup-ture s’est produite, qui a complètement transformé la configura-tion symbolique dans le cadre de laquelle une lecture peut sefaire du récit de la mort du grand Pan. Les légendes nordiquesne sauraient en aucun cas servir de médiation entre l’une etl’autre ; Tout au plus nous ont-elles permis de mieux faire res-sortir, par la comparaison, la distance qui sépare les deux uni-vers où se lit, différemment, le même récit.

Du côté de Tibère, la question se posait de savoir quel Panvisait la rumeur énigmatique rapportée par Thamous : le Panarcadien ou un autre ? La décision était à prendre, surtout, entrele dieu de la tradition classique et sa ré-interprétation augus-téenne. En choisissant la première réponse, les philologues deTibère ont délibérément opté pour le paradoxe, soucieux qu’ilsétaient d’écarter l’insulte (ou la menace) qu’aurait pu signifierpour l’Empereur la seconde. Ramenée de force à la mythologiegrecque classique du dieu bouc, la mort de Pan (qui n’a rien àvoir avec cette mythologie) perdait à la fois son impact politiqueet toute chance d’être interprétée.

Du côté chrétien, à partir d’Eusèbe, la question posée est biendifférente : elle concerne l’identité emblématique d’un dieuarraché d’emblée à son contexte. Pan-Christ, ou (et) Pan-Démon. Les philologues de l’âge victorien et leurs successeurssont tributaires de cette tradition chrétienne dans les motivationsqui les poussent à rechercher, sous le masque du dieu bouc, lafigure d’un dieu qui meurt ou celle d’un ressortissant de l’invi-sible. Une surprenante énergie se dépense à ignorer l’identité del’autre, à la soupçonner, à la contourner, à la réinventer, énergiesuscitée par la résistance d’un objet qui se dérobe à l’analyse.

La mort du grand Pan, que le texte de Plutarque propose à laréflexion chrétienne comme une énigme à résoudre, n’apparte-nait pas au mythe antique. Elaboration secondaire, vraisembla-blement produite à l’aide d’un thème astrologique (lui-même ré-

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interprétation du mythe) et d’une habile structure narrative, ellene relève en propre, et au mieux, que d’une propagande poli-tique anti-impériale.

Loin de travailler dans le prolongement du mythe gréco-romain, le christianisme utilise donc, et investit du sens de sapropre mythologie, un résidu vide de sens, une énigme refuséepar le polythéisme antique. De la pensée polythéiste à la penséechrétienne, et cela malgré la fascination qu’a exercée la pre-mière sur la seconde, il y a, dans le cas présent, discontinuitéradicale. D’un événement qui se refuse à l’analyse tradition-nelle, nous sommes ramenés à l’analyse de notre tradition.

Appendice. La mort du Grand Pan, bibliographie

[1] F. LIEBRECHT (éd.), Gervais de Tilbury, Otia imperialia, Hannover,1856, pp. 179-180.

[2] F. LIEBRECHT, « Tammuz-Adonis », Zeitschrift der DeutschenMorgenländischen Gesellschaft 17 (1863), pp. 397-403 {reprisdans F. LIEBRECHT, Zur Volkskunde. Alte und neue Aufsätze, Heil-bronn, 1879, pp. 251-260).

[3] W. MANNHARDT, Baumkultus, Berlin, 1875, pp. 90-93 (cf.W. MANN-HARDT, Antike Wald- und Feldkulte, Berlin 1877, pp. 132sq. et p. 148).

[4] W. H. ROSCHER, « Die Legende vom Tode des grossen Pan »,Jahrbücher für classische Philologie 145 (1892), pp. 465-477.

[5] O. GRUPPE, recension de W. H. ROSCHER, loc. cit. [4], BursiansJahresbericht 85 (1895), p. 274.

[6] S. REINACH, « La mort du grand Pan », Bulletin de correspon-dance hellénique 31 (1907), pp. 5-19 (repris dans S. REINACH,Cultes, mythes et religions, 2e éd., t. II, Paris, 1913, pp. 1-15).

[7] M. L. GARELLO, La Morte di Pan, Milano, 1908.[8] E. NESTLE, « Zum Tod des grossen Pan », Archiv für Religionswis-

senschaft 12 (1909), pp. 156-158.[9] 0. WEINREICH, « Zum Tod des grossen Pan », Archiv für Reli-

gionwissenschaft 13 (1910), pp. 467-473.[10] J. G. FRAZER, The Golden Bough, t. III, London 1911, p. 7.

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[11] E. MAAS, « Miltons Heilige Nacht », Internationale Wochens-chrift für Wissenschaft, Kunst und Technik 5 (1911, no 34,26.August), pp.1057-1076.

[12] W. H. SCHOFF, « Tammuz, Pan and Christ. Notes on a typicalcase of myth-transference and development », The Open Court 26(1912), pp. 513-531.

[13] W. H. SCHOFF, « Tammuz, Pan and Christ. Further notes on atypical case of myth-transference », The Open Court 27 (1913),pp.449-460.

[14] Louis KARL, « Sur la mort de Pan dans Rabelais et quelques ver-sions modernes », dans : Mélanges offerts à M. Emile Picotmembre de l’Institut par ses amis et ses élèves, t. II, Paris 1913,pp. 267-273.

[15] G. A. GERHARD, « Der Tod des grossen Pan », Sitzungsberichtder Heidelberger Akademie, 6, Heidelberg, 1915.

[16] G. A. GERHARD, « Zum Tod des grossen Pan », Wiener Studien37 (1915), pp. 323-352.

[17] G. A. GERHARD, « Zum Tod des grossen Pan », Wiener Studien38 (1916), pp. 343-376.

[18] A. TAYLOR, « Northern Parallels to the Death of Pan »,Washington University Studies, X, no 1, 1922, pp. 3-102.

[19] A. D. NOCK, « Ho megas Pan tethneke », Classical Review 37(1923), pp. 164-165.

[20] A. B. COOK, Zeus, II, 1, Cambridge 1925, pp. 347-349.[21] G. MÉAUTIS, « Le grand Pan est mort », Musée belge 31 (1927),

pp. 51-53.[22] I. M. BOBERG, Sagnet om den store Pans dod (avec résumé alle-

mand), Uppsala 1934.[23] M. HAAVIO, « Der Tod des grossen Pan mit berücksichtigung

neuen finnischen Materials », Studia Fennica, III, 6 (1938).[24] G. HERMANSEN, « Die Sage vom Tode des grossen Pan », Clas-

sica et Mediaevalia 2 (1939), pp. 221-246.[25] I. M. BOBERG, « Noch einmal die Sage vom Tode des grossen

Pan », Classica et Mediaevalia 3 (1940), pp. 119-132.[26] G. HERMANSEN, « Der grosse Pan ist tot », Classica et Mediae-

valia 3 (1940), pp. 133-141.[27] A. J. KRAILSHEIMER, « Rabelais and the Pan legend », French Stu-

dies II (1948), pp. 158-161.

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[28] M. A. SCREECH, « The death of Pan and the death of heroes in thefourth book of Rabelais. A study in syncretism », Bibliothèqued’Humanisme et Renaissance. Travaux et documents 17 (1955),pp. 36-55.

[29] H. HAAKH, « Der grosse Pan ist tot », Das Altertum 4 (1958),pp. 105-110.

[30] J. HANI, « La mort du grand Pan », Association Guillaume Budé,Actes du VIIIe congrès, avril 1968, pp. 511-519.

[31] Patricia MERIVALE, Pan the Goat-God. His Myth in ModernTimes, Cambridge (Mass.), 1969.

Depuis la première version de mon étude (« La mort du Grand Pan :Problèmes d’interprétation », Revue de l’histoire des religions 200,1983, 5-39), quelques travaux importants sont parus, qu’il convient designaler même si le seul dont je tienne réellement compte dans la pré-sente réécriture est l’étude de Pierre CABANES, « Le culte de Pan àBouthrotes », Revue des Etudes Anciennes 90 (1988), pp. 385-388. Jerelèverai Jan BREMMER, « De dood van de grote Pan », Hermeneus 60(1988), pp. 121-127 ; Slobodan DUSANIC, « Plato and Plutarch’s fic-tional techniques : The Death of the Great Pan », RheinischesMuseum für Philologie 139 (1996), pp. 276-294 ; Gerhard BAUDY,« Das Evangelium des Thamus und der Tod des grossen Pan. Ein Zeu-gnis romfeindlicher Apokalyptik aus der Zeit des KaiseresTiberius ? », Zeitschrift für antikes Christentum 4 (2000), pp. 13-48.Heinz J. THISSEN, « Der grosse Pan ist gestorben. Anmerkungen zuPlutarch, De def. Or. C. 17 », dans : Françoise LABRIQUE (éd.), Reli-gions méditerranéennes et orientales de l’Antiquité, Institut françaisd’archéologie orientale, Le Caire, 2002, pp. 177-183, propose uneinterprétation égyptienne du message de Thamous, dont la remar-quable compétence philologique s’appuie malheureusement sur lavieille théorie du dieu qui meurt. Les 509 pages enfin, une sommeérudite et agréable, de Xaver WASSMANN, Der Tod des grossen Pan.Zum Untergang des Naturgottes in der Antike, Küssnacht ZH, 2003offrent à la fois un état de la question très bien informé, et une analysepsychologique jungienne très éloignée de ma propre démarche.

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LA TÊTE DU CAPITOLE

Le prodige de la tête

Tout Romain reconnaît, en Capitolium, le mot « tête » (caput.capitis, radical capit-) dont les usages figurés désignent, enlatin, tantôt l’élévation, tantôt l’origine, tantôt le pouvoir. Et leCapitole apparaît simultanément comme un lieu élevé, commele cadre d’un ensemble de légendes fondatrices, et comme lesiège du dieu souverain du panthéon romain, Jupiter OptimusMaximus.

Le Capitole n’a pas toujours porté son nom. Cela, soit dit enpassant, va de soi : si le mot avait été complètement obscur, iln’aurait pas été besoin de l’imaginer remplaçant un autre. C’estau contraire l’efficacité prophétique du mot « Capitole » quirend indispensable le récit de son origine, récit que l’on auraittort de négliger sous prétexte qu’il ne s’agit que d’une inventionétiologique.

Tite-Live rapporte que sous le règne de Tarquin le Superbe,alors que l’on creusait les fondations du sanctuaire promis àJupiter par Tarquin l’Ancien, les ouvriers virent apparaître, dansle sous-sol de la colline Tarpéïenne, une tête humaine au visageintact. « Cette découverte annonçait, à n’en pas douter, que celieu serait au sommet de l’Empire et à la tête du monde ; ainsiprophétisèrent les devins, tant ceux de la ville que ceux qu’on fit

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venir d’Etrurie pour étudier la question » 1. Varron, qui connaissaitla même légende, précise : la découverte de cette tête, caput, fitque l’on changea le nom de la colline : le mons Tarpeius devintmons Capitolinus 2. La distinction (anachronique) entre les devinsde la ville et ceux de l’Etrurie est essentielle au récit : elle vientrappeler que Rome, bien qu’occupée en ce temps par des Etrus-ques, jouissait encore (ou déjà) d’une identité propre, relevant dufatum. On retrouve cette distinction fortement affirmée dans lerécit, beaucoup plus circonstancié, que Denys d’Halicarnassenous a laissé de cet épisode 3. La tête découverte, à grande profon-deur, était celle d’un homme fraîchement égorgé : son visage étaitcomme vivant, et du sang encore chaud coulait de la blessure. Lesdevins de Rome furent incapables d’expliquer le prodige. Ilssavaient toutefois que les Etrusques possédaient la science néces-saire, et donnèrent au roi le nom du devin le plus célèbre de cettenation. Le roi envoya une délégation composée des citoyens lesplus distingués. Parvenus à la demeure du devin, ils rencontrèrentun jeune homme, le fils du devin, à qui ils révélèrent le but de leurambassade. Celui-ci les mit en garde contre les pièges de laconsultation : « Ecoutez-moi, Romains, mon père expliquera leprodige et ne vous mentira en rien, car cela n’est pas permis à undevin. Apprenez toutefois de moi ce qu’il vous faudra dire et cequ’il vous faudra répondre, pour ne pas vous laisser tromper ettomber dans l’erreur. Quand vous lui aurez rapporté le prodige, ilprétendra qu’il n’a pas très bien compris et tracera, de son bâton,une ligne autour d’une certaine région du sol. Il dira ensuite :Voici la colline Tarpéïenne, cette région-ci est celle qui regarde leLevant, celle-ci le Couchant, ici se trouve le Nord, en face le Sud.Vous ayant montré cela de son bâton, il vous demandera danslaquelle de ces régions la tête fut découverte… N’admettez pas

1. TITE-LIVE I 55, traduction BAILLET (Collection des Universités de France).2. VARRON, La langue latine V 41.3. Denys d’Halicarnasse, Les Antiquités romaines IV 59-61 ; cf. Pline l’An-

cien, Histoire naturelle XXVIII 15 ; Servius, Commentaire à l’Enéide VIII 345.

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que le prodige ait été découvert en aucune des régions indiquéespar son bâton, mais dites bien que c’est à Rome, chez vous, sur lacolline Tarpéïenne. Si vous maintenez ces réponses et ne vouslaissez en rien détourner par lui, il comprendra qu’il est impos-sible de déplacer l’oracle et il vous expliquera ce que le prodigeveut signifier, sans rien vous cacher. » Les envoyés de Rome res-pectèrent scrupuleusement les conseils du fils indiscret et ledevin, incapable de s’approprier le signe et d’en détourner l’effetsur sa propre patrie, en révéla enfin le sens : « Romains, dites àvos concitoyens que le destin veut que soit tête de toute l’Italie celieu où vous avez trouvé la tête. » Et c’est pourquoi, depuis cetemps-là, on appelle Capitole la colline où fut découverte la tête.

Détournements d’oracle

Le motif du déplacement d’efficacité d’un signe oraculaire,de sa possible appropriation par un individu ou un parti adverse,est assez courant. On le rencontre à plusieurs reprises dans desrécits romains concernant des luttes de souveraineté : conflit desdieux et des Titans 4 ; traditions relatives à la rivalité entre Rome

4. OVIDE (Fastes III 794-808) rapporte, à propos de la constellation duMilan, un mythe astral très original, qu’on ne rencontre que chez lui : lors duconflit pour la souveraineté céleste entre Jupiter et les Titans, un taureau àarrière-train de serpent, né de la Terre, est enfermé par le Styx sur le conseildes Parques, dans un bois obscur entouré d’une triple muraille. Un oracleprédit la victoire sur les dieux olympiens à celui qui pourra porter aux flam-mes d’un autel, pour y être consumés, les viscera de ce taureau. Briarée (pré-senté ici, contrairement à la tradition homérique et hésiodique, comme unallié des Titans) immole le monstre avec une hache d’acier ; il va en présen-ter les exta aux flammes quand un milan, envoyé par Jupiter, parvient à leslui arracher. En récompense le milan est transporté dans les astres.M. DETIENNE, Dionysos mis à mort, Paris 1977, p. 175 relève que cettelégende, transmise par un écrivain romain, est construite sur le motif dudétournement des exta, motif que l’on rencontre dans la geste de Camille àpropos de la prise de Véies (cf. note suivante).

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et ses voisins (latins ou étrusques) dans le contexte des luttespour la souveraineté sur l’Italie 5. Le signe, généralement,concerne une victime sacrificielle, un animal dont les viscèresportent le présage favorable 6. Ici deux éléments originauxapparaissent : une tête mystérieuse, au lieu des viscères sacrifi-cielles, et un devin étranger, chez qui l’on doit se rendre. La tra-dition romaine s’est interrogée sur ces deux éléments, à lafaveur d’une réflexion étymologique sur la finale énigmatiquedu mot « Capitole » 7. Analysant Capitolium en caput Oli (têted’« Olus ») elle a d’abord cru découvrir le nom du personnagedont la tête fut exhumée : Olus, ou Aulus, un roi nous dit-elle,mais dont elle ne sait rien de sûr, malgré les allusions ironiquesdu chrétien Arnobe qui prétend que les vieux historiens deRome (en particulier Fabius Pictor) « n ‘ignoraient pas de qui

5. TITE-LIVE I 45 (cf. PLUTARQUE, Questions romaine 4, citant Juba et Var-ron) écrit que sous le règne de Servius une génisse prodigieuse naquit dans lamaison d’un Sabin ; les devins chantèrent un carmen selon lequel l’impe-rium appartiendrait à la cité dont un citoyen immolerait cet animal. Cet ora-cle parvint au prêtre du sanctuaire de Diane sur l’Aventin (siège de la liguelatine destinée à demeurer sous le contrôle de Rome). Quand le Sabin pré-senta sa génisse à l’autel de ce sanctuaire, le prêtre lui enjoignit d’aller sebaigner dans le Tibre ; tandis qu’il pratiquait ses ablutions, le Romain immo-lait la génisse, détournant le présage sur son roi et sa cité. Jean BAYET etGaston BAILLET, dans leur édition de Tite-Live, renvoient à cette légende àpropos de la tête du Capitole. TITE-LIVE V 21,8-9 (suivi par PLUTARQUE, Viede Camille 5,6) rapporte enfin l’anecdote suivante : alors que le roi de Véiesprocédait à un sacrifice, les Romains qui se trouvaient dans une sape au-des-sous du sanctuaire entendirent la voix de l’haruspice prédisant la victoire à« celui qui découpera les exta de cette victime ». Les Romains ouvrent lasape, arrachent les exta et les portent à Camille.

6. Il peut s’agir aussi d’un gage d’un autre type : ainsi le bouclier desSaliens, que Jupiter fait descendre du ciel en signe d’imperium conféré àNuma et à Rome, se voit aussitôt adjoindre onze répliques identiques decrainte que quelque étranger ne puisse l’identifier et s’en emparer : SERVIUS,Commentaire à l’Enéide VII 188 ; Ovide Fastes III 346 ; etc.

7. La dérivation de caput à Capitolium reste inexpliquée étymologique-ment (ERNOUT-MEILLET, Dictionnaire étymologique de la langue latine,s. v. Capitolium). Elle devait paraître curieuse aux Romains eux-mêmes.

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cet Aulus était le fils, de quelle race et de quelle nation, par lamain de quel petit esclave il fut privé de la vie et de la lumière, cequ’il avait commis pour que ses concitoyens lui refusent unesépulture dans la terre de sa patrie » 8. L’identification de la vic-time n’est pas l’essentiel et ce type d’enquête reste tout à fait mar-ginal dans la tradition romaine. Il convient en effet de remarquerque la question posée au devin n’est pas : « A qui appartenaitcette tête ? », mais simplement : « Quel est le sens de ceprodige ? » A supposer même que la plus ancienne version écritede cette légende (celle qu’Arnobe attribue, entre autres, à FabiusPictor) ait nommé Aulus et l’ait identifié, cela ne change rien àl’affaire. Ce qui frappe, c’est l’apparition d’une tête d’aspectvivant. Cette tête est perçue comme un prodige ; ce signeinquiète ; il exige que l’on arrête les travaux de fondation jusqu’àce qu’on l’ait interprété et, au besoin, expié par un rite de procura-tion. L’apparition de cette tête concerne la légitimité et l’effet(bénéfique ou maléfique) de la construction entreprise (le sanc-tuaire du dieu souverain). L’observation du prodige entraîne laconsultation d’un spécialiste, qui n’est pas un historien.

Intervient alors le second élément original de notre histoire :le devin étrusque. Lui aussi a fait l’objet de spéculations visant àéclairer la deuxième partie du mot capit-olium. De même quecertains auteurs ont désiré y retrouver le nom du propriétaire dela tête, d’autres ont en effet prétendu y découvrir le nom de ce« fameux » devin ; le mons capitolinus devient mont « de la tête

8. ARNOBE, Contre les Gentils VI 7 se référant à des auteurs mal identifiésou peu connus ; voir Henri LE BONNIEC, commentaire à l’édition des Belles-Lettres (Paris, Collection des Universités de France, 1982), pp. 40-41. Le faitqu’Arnobe qualifie Aulus de Vulcentanus (originaire de Vulci), a encouragéA. ALFÖLDI (Early Rome and the Latins, Ann Arbor, 1963, pp. 217 sqq.) àl’identifier comme étant Aulus Vibenna, frère de Caile, compagnon del’aventurier étrusque Mastarna (alias Servius Tullius). L’interprétation deCapitolium en caput Oli, « tête d’Olus », se retrouve chez Servius, loc. cit.note 000 ; ainsi que dans les Chronica Minora édités par Th. MOMMSEN,vol. I, p.144 ; cf. Isidore DE SÉVILLE, Etymologies XV 31.

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d’Olenus » 9, caput Oleni, c’est-à-dire « de la tête interprétée parOlenus ». Ce personnage, totalement inconnu par ailleurs, auraitporté le cognomen de Calenus, ce qui le désignerait comme issud’une famille de Cales, ville des Aurunques de Campanie, ce quiest pour le moins étrange pour un devin étrusque.

Tête anonyme interprétée par un haruspice anonyme, ou têtedu roi Olus ou bien encore tête interprétée par Olenus, la tête duCapitole demeure, quelle que soit la version choisie, un supportde réflexion mantique. De là à penser que, à l’instar de la têtetranchée d’Orphée, elle prophétisait d’elle-même, la distanceétait courte. Elle fut franchie par des auteurs modernes, des phi-lologues et des archéologues qui crurent la reconnaître, gravéesur des gemmes romaines de la fin du IIIe siècle av. J.-C. où l’onvoit en effet une tête, émergeant du sol, bouche ouverte, entou-rée de personnages qui l’écoutent attentivement, et parfois pren-nent des notes 10. Ces représentations figurées, on l’a démontrédepuis longtemps à l’aide d’un parallèle céramographiqueattique du IVe siècle, représentent bel et bien Orphée et n’ont rienà voir avec la tête capitoline, désespérément muette 11.

Ces interrogations d’antiquaires ne nous conduisant qu’à

9. PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle XXVIII 15. Cf. St. Weinstock, RE17,2445-2451, s.v. Olenus : cette étude, publiée en 1937, donne l’essentieldes informations sur la tête capitoline mais ne propose aucune interprétationsatisfaisante.

10. Cf. Erika ZWIERLEIN-DIEHL, Die antiken Gemmen des Kunsthistoris-chen Museums in Wien, Bd., II, München 1979, nos 717-718, avec bibliogra-phie. ALFÖLDI, op. cit. note 000, pp. 219-220 y reconnaît le devin étrusqueinterprétant la tête du Capitole.

11. A. FURTWÄNGLER, Die antiken Gemmen III, Leipzig/Berlin 1900,pp. 245-250. La tête d’Orphée n’est pas seule à vaticiner : W. DEONNA,« Orphée et l’oracle à la tête coupée », Revue des études grecques 38 (1925),pp. 44-69 a dressé une liste impressionnante de parallèles ; cf. Luc BRISSON,« Aspects politiques de la bisexualité. L’histoire de Polycrite », MélangesVermaseren, vol. I (EPROER 68), Leiden 1978, pp. 80-122 (spécialement117-122 : « La tête coupée qui vaticine »). Ni Deonna, ni Brisson n’ontrelevé un quelconque rapport entre ces têtes oraculaires et la tête capitoline.Cela m’encourage.

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l’impasse, il convient de reprendre l’enquête sous un autre angle,et d’interroger le récit tel qu’il nous est parvenu dans sa version laplus élaborée, celle transmise par Denys d’Halicarnasse. Nousconstatons alors que l’identité du propriétaire de la tête, autantque celle du devin, représentent de mauvaises questions. L’essen-tiel est ailleurs. Il est dans le sens accordé à ce signe. L’idée direc-trice du récit est que la souveraineté, à la fois signifiée et octroyéepar la découverte de la tête, peut cependant échapper aux observa-teurs du prodige, trouver d’autres destinataires, si une erreurrituelle est commise. La ruse d’un devin étrusque a failli priverRome de son destin. Pour mieux comprendre la signification decette possible désorientation (ou réorientation) du pouvoir, ilconvient de se pencher plus précisément sur le contexte mytholo-gique du récit capitolin. La tête humaine découverte lors des tra-vaux de fondation du sanctuaire est encadrée, dans le récitlégendaire, par deux autres prodiges relatifs au même sanctuaire :le refus de Terminus et de Juventas de quitter les lieux lors dudéblaiement de la zone destinée à l’édifice 12 ; et, alors que letemple capitolin est déjà construit mais pas encore consacré, leprodige du quadrige de terre-cuite destiné à en décorer le fronton,qui gonfle au lieu de réduire dans le four où il cuit, à Véies ; pro-dige qui détermine les Etrusques à le garder chez eux, jusqu’aujour où un quadrige réel, en dépit des efforts de son cocher, serend au galop de Véies jusqu’à Rome 13. Ces trois récits, se réfé-rant à trois moments de la construction, sont à lire ensemble 14. Le

12. TITE-LIVE I 55 ; DENYS D’HALICARNASSE, Antiquités romaines III 69, 5-6.13. PLINE L’ANCIEN, Histoire naturelle VIII 161 ; PLUTARQUE, Vie de

Camille 13 ; FESTUS, pp. 340-342 Lindsay. Cf. J. HUBAUX, op. cit. (note 000),pp. 202-220. PLINE L’ANCIEN (XXVIII 16) met explicitement cette légende enrapport avec celle de la tête capitoline, sous l’angle du motif de détournementdes présages.

14. Cf. Giulia PICCALUGA, « Le mythe dans le polythéisme romain. Tradi-tions relatives à la fondation du temple capitolin », Studies in the History ofReligions (Supplements to Numen XXXI, Leiden 1975), pp. 261-273 ; id.,Terminus. I segni di confine nella religione romana, Rome, 1974,pp. 20l sqq.

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signe de souveraineté, que constitue la tête, est encadré par deuxprésages qui définissent la condition sine qua non de la stabilité etde la durée du pouvoir romain : l’enracinement de la Ville dans unlieu précis 15. Le destin de la Ville, son pouvoir, dépendent de sonemplacement : Juventas et Terminus refusent catégoriquementde se déplacer ; le sens du prodige de la tête a cependant failliêtre déplacé (en direction de l’Etrurie) ; mais le quadrige véiense dirige miraculeusement vers Rome. Au refus d’un transfertqui modifierait la structure de l’espace romain succèdent le récitd’un transfert manqué (au détriment des Etrusques), puis d’untransfert réussi (à l’avantage de Rome).

Camille, dans son fameux discours sur la nécessité de ne pasabandonner le sol de Rome, fait précisément allusion à l’obstina-tion de Juventas et Terminus, ainsi qu’à la découverte de la tête 16.L’ensemble de ces présages a pour fonction de résoudre unecontradiction inhérente à l’histoire romaine en rappelant, de troismanières différentes, que le sanctuaire capitolin, bien que voué etconstruit par des Etrusques, n’en est pas moins essentiellementromain ; et que la romanité, loin de se définir par une quelconqueunité ethnique (cf. l’asyle de Romulus), dépend d’abord de lafidélité au site de Rome, ici symbolisé par le Capitole. L’identitéde Rome ne se dit pas en termes d’autochtonie. Le lien de lapopulation à la terre reste empreint d’arbitraire. Théoriquement(et cela apparaît bien dans la geste de Camille) Rome pourrait sedéplacer. L’emplacement de la Ville, conquis par la violence,pourrait même apparaître contestable si la conscience très forted’un destin solidaire d’un ensemble de rites de fixation ne venaits’opposer à cet arbitraire : la prise des auspices lors de la fonda-tion, le tracé du pomerium, les interdits concernant le flamendialis, le foyer de Vesta, les anciles des Saliens constituent autantd’éléments, parmi d’autres, qui viennent confirmer le message de

15. Sur ce point, voir Georges DUMÉZIL, La religion romaine archaïque,Paris, 1974, p. 318.

16. TITE-LIVE V 54, 7.

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la tête, lui-même encadré par l’obstination de Juventas et Ter-minus, et par le prodige de l’attelage véien.

Le nœud gordien

La tête, si l’on se référait au seul champ sémantique desusages métaphoriques du mot caput, ne désignerait en le Capi-tole que le lieu romain de la souveraineté : le siège, à Rome, dupouvoir. Or ce n’est précisément ni ce qu’est le Capitole, ni ceque raconte notre récit. Le Capitole est le siège d’un pouvoirsymbolique, celui du dieu souverain ; il n’est pas le siège dupouvoir politique, qui serait plutôt, et entre autres, la curie.Notre récit révèle qu’il ne s’agit pas, avec la tête, de signifier lasouveraineté conçue comme l’une des composantes fonction-nelles normales de toute société, mais d’une souveraineté d’untype particulier : souveraineté sur l’Italie et le monde, c’est-à-dire souveraineté sur les autres, hégémonie, empire 17.

Le Capitole, dont le nom prolonge ce que signifiait la tête,apparaît en ce sens comme le symbole d’une extrapolation dupouvoir : le signe idéologique de l’impérialisme romain. Enfixant, dans la topographie religieuse, un lieu du destin impéria-liste de Rome, notre récit avoue son ancrage dans l’histoire. Unetelle idée n’a pu germer que relativement tard, dans l’histoireromaine. Les historiens s’interrogent encore sur l’époque àpartir de laquelle Rome s’est sentie responsable de ses voisins,immédiats d’abord, puis de plus en plus lointains : pas avant lafin du IVe siècle av. J.-C. pour l’Italie, et probablement, en ce quiconcerne le monde connu de l’époque, vers la fin du IIIe siècle,c’est-à-dire à l’issue de la seconde guerre contre Carthage,

17. Georges DUMÉZIL souligne à maintes reprises ce contraste entre lavieille idéologie indo-européenne et la récente idéologie de conquête : cf. enparticulier, à propos de Terminus et Juventas et de la tête capitoline, op. cit.(note 000), p. 212.

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quand le Sénat, sur le point de se débarrasser du rival africain,entreprend une politique d’Orient. Donc en aucun cas àl’époque où la tradition situe l’action de notre récit (secondemoitié du VIe siècle av. J.-C., sous la royauté étrusque).

Lu dans cette perspective, celle de la naissance d’uneidéologie de la conquête, notre récit s’éclaire non pas en recou-rant à la mémoire incertaine des premiers siècles de Rome, maisen recourant à la comparaison avec des récits solidaires d’uneidéologie du même type, et que devaient connaître les premiershistoriens romains. Je ferai allusion à deux de ces récits l’unconcernant un impressionnant précédent (Alexandre), l’autreconcernant la rivale de Rome (Carthage).

Au début de son expédition, traversant l’Anatolie durantl’hiver 334/333, Alexandre parvient à la ville de Gordion,ancienne capitale du royaume phrygien. Là, il monte sur l’Acro-pole où se trouve le sanctuaire de Zeus Basileus. On lui montrele char que le roi fondateur, Gordios, a consacré à ce dieu, et onlui en raconte l’histoire 18. Gordios n’était qu’un pauvre paysanphrygien. Un jour qu’il labourait, un aigle vint se poser sur lejoug de sa charrue et ne s’envola qu’au soir 19. Intrigué par ceprodige, Gordios se rendit dans une ville voisine, peuplée dedevins qu’il désirait consulter 20. En y arrivant, il rencontra unejeune fille (la fille d’un devin) à qui il raconta son histoire. Lajeune fille, qui comprit aussitôt le sens du prodige, l’engagea àretourner à l’endroit exact du labour et à y accomplir un sacrifice

18. Il faut distinguer l’épisode du nœud gordien tranché par Alexandre (etl’oracle relatif à ce nœud), épisode que connaissent toutes les histoiresd’Alexandre sauf celle de Diodore, de la légende d’origine du char de Gordios(solidaire du nœud gordien) ; celle-ci ne se rencontre que chez ARRIEN (Ana-base II 3) et JUSTIN (XI 7, 3-16). Cf. A. B. BOSWORTH, A Historical Commen-tary on Arrian’s History of Alexander, vol. I, Oxford, 1980, pp. 184-188 ; PeterFREI, Der Wagen von Gordion, Museum Helveticum 29 (1972), pp. 110-123.

19. Chez Justin ce sont des oiseaux de toutes espèces qui volent autour de lui.20. Selon Arrien ces devins sont des Telmessiens. Sur l’oracle d’Apollon à

Telmessos, voir H. W. PARKE, The Oracles of Apollo in Asia Minor, London,1985, pp. 184-185.

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à Zeus Roi. Elle-même l’accompagna et veilla à l’observationprécise du rite. Gordios alors l’épousa (de leur union naîtraMidas). Entre-temps les Phrygiens, accablés par une guerre civile,avaient consulté un oracle qui leur avait enjoint de désignercomme roi celui qui arriverait en char dans leur assemblée (ou,selon une autre version, dans le sanctuaire de Zeus). Accompagnéde son épouse conseillère, Gordios pénétra dans le lieu désignépar l’oracle et devint roi 21. Reconnaissant, il consacra son char àZeus Basileus qui lui avait envoyé l’aigle. Outre cela, ajoutent leshistoriens d’Alexandre, une vieille tradition phrygienne voulaitque celui qui serait capable de défaire le nœud rattachant le charde Gordios à son joug deviendrait maître de l’Asie ou dumonde 22. Craignant la rumeur et les remous d’une armée supers-titieuse, Alexandre se devait de défaire ce nœud inextricable (enécorce de cornouiller, ou en sarment de vigne : on ne voyait ni oùil commençait, ni où il finissait) 23.

La comparaison de cette légende avec celle de la tête capitolinefait ressortir une série impressionnante d’éléments communs. Lesdeux récits s’organisent autour d’un symbole : une tête humaine àRome, un attelage en Phrygie, sont des signes qui désignent lepouvoir sur une région importante du monde (Italie, Asie), sinon

21. Chez Arrien c’est Midas (accompagné de son père Gordios et de samère prophétesse) qui devient roi. En effet, tandis que Justin ne mentionneque Gordios, comme fondateur de Gordion, Arrien fait aussi intervenirMidas fils de Gordios. Il semble que plusieurs versions circulaient, confon-dant parfois la légende de l’arrivée de Midas en Phrygie (sur un char, cf.MARSYAS DE PHILIPPES, FGrHist 135/6 F 4) avec celle de la fondation duroyaume de Gordion par Gordios.

22. QUINTE-CURCE (III 1, 16), ARRIEN (loc. cit.) et JUSTIN (loc. cit.) parlentde l’Asie ; PLUTARQUE seul (Vie d’Alexandre 18, 2) parle du monde. Onremarquera que la même hésitation se retrouve à propos de la tête du Capi-tole (empire sur l’Italie, chez Denys d’Halicarnasse, empire sur le mondechez Tite-Live) : nous avons ici le la trace d’une évolution dans l’élaborationde l’idéologie de conquête.

23. Pour les différentes versions relatives à ce nœud et à la manière dontAlexandre l’a tranché (ou défait), cf. ARRIEN, Anabase II 3, 7-8 avec le com-mentaire de BOSWORTH.

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sur le monde lui-même. A Rome il s’agissait du pouvoir lié à laVille et solidaire de la présence, dans cette ville, du sanctuaire deJupiter Optimus Maximus ; en Phrygie, du pouvoir octroyé (parun dieu local correspondant fonctionnel de Jupiter) à un individu,le roi que devient Gordios puis le conquérant du monde que seraAlexandre. Dans la légende romaine, l’accent est porté sur unrisque de manipulation de l’oracle : si le fils du devin étrusquen’avait pas maladroitement trahi son père, s’il ne s’était faitl’auxiliaire providentiel des Romains, le point de chute du signemantique aurait été déplacé. En Phrygie le détournement devientl’œuvre (historique) d’Alexandre. Mais avant que celui-ci n’inter-vienne, la légende (qui double les signes en faisant intervenir,avant le joug du char, celui de la charrue) connaissait le risque demanipulation, qu’elle situait dans le premier épisode du récit. Elleinsiste en effet sur l’importance d’accomplir un rite au lieu précisdu labour de Gordios, et il va de soi que l’efficacité du premiersigne (l’aigle sur la charrue), sans l’intervention providentielle dela fille du devin, aurait pu être annulée. La manœuvre de la fille dudevin, qui s’associe au destinataire du présage pour en favoriserl’heureuse issue en dictant les gestes d’une procédure rituelleexacte, puis pour en partager avec lui le bénéfice (en épousantGordios), cette manœuvre correspond au rôle du fils du devin qui,dans la légende romaine, empêche que le bénéfice de l’oracle soitdétourné au profit des Etrusques sans pour autant, il est vrai, enprofiter lui-même (dans une version de la légende, il est mêmepoursuivi et mis à mort par son père) 24.

Dans l’un comme dans l’autre cas, le pouvoir n’est pas présentécomme allant de soi. Signe oraculaire il y a, mais signe manipu-lable, humainement orientable. Et il est besoin d’un auxiliaire étran-ger, haruspice étrusque ou devin telmessien. Ces deux légendesvéhiculent un commun message : la légitimation surnaturelle du

24. SERVIUS, Commentaire à l’Enéide VIII 345. Le fils de l’haruspice,selon cette version, s’appelle Argus et meurt au lieu qui deviendra, en souve-nir de sa mort, l’Argilète.

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pouvoir exige une ruse rituelle ; le signe surnaturel (la tête san-glante, l’aigle qui se pose sur le joug) ne suffit pas ; il faut, pour ensaisir l’occasion, un surcroît de lucidité ; une présence d’esprit ins-pirée par un tiers, un autre, un étranger, au détriment de son propregroupe. La présence de cet autre bénévole, maladroit ou intéressé,est d’autant plus frappante qu’il s’agit, dans l’état où nous sont par-venues ces légendes, de l’origine du pouvoir sur les autres.

Prodige incompréhensible pour les intéressés, consultation d’unoracle voisin, risque d’erreur, intervention d’un auxiliaire (fils oufille du devin étranger), promesse du pouvoir sur une région dumonde ou sur le monde : autant d’éléments qui se trouvent àl’œuvre dans deux récits à première vue bien éloignés l’un del’autre. Qu’y a-t-il de commun entre la Phrygie visitée parAlexandre et le sanctuaire capitolin dont les rois étrusques deRome entreprennent la fondation ? La réponse, déjà entrevue, estsimple : le rapport entre ces deux ensembles n’est pas le fruit d’uncommun héritage préhistorique, mais le résultat d’un travail deréflexion qui s’opère à partir de Rome, chez les historiens romains,et cela dès le moment où Rome, déjà ouverte à la culture grecque,prend conscience de sa vocation impérialiste. Revalorisée, resé-mantisée par le passage d’Alexandre à Gordion, la vieille légendephrygienne de fondation se trouve infléchie à nouveau, dans sonécriture, par un épisode de la légende romaine des origines ;désireuse de donner corps à son idéologie de la conquête, Romeréorganise sa mémoire et, indirectement, celle des autres 25.

25. La manière dont l’histoire romaine « réfléchit » sur l’histoire d’Alexan-dre a été analysée, finement, par P. VIDAL-NAQUET, Flavius Arrien entre deuxmondes in : Arrien, Histoire d’Alexandre, traduit du grec par Pierre SAVINEL,Paris, 1984, pp. 311-394 (cf. en particulier 330 sqq., « Alexandre le Romain »,auquel nous renvoyons pour la bibliographie. Rappelons qu’Alexandre,lorsqu’il débarque en Asie, prend possession de la terre en lançant depuis sonnavire un javelot qui vient se ficher sur le sol (d’où, dit-on, l’expression chóradorúktetos, « territoire fondé par la lance » : DIODORE DE SICILE XVII 17). Cegeste (dont on ne connaît aucun équivalent grec ou macédonien) est curieuse-ment analogue à celui des fétiaux (cf. TITE-LIVE I 32, 12-14 ; DENYS D’HALI-

CARNASSE, Antiquités romaines II 72, 6-8).

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La comparaison entre la légende du Capitole et celle du nœudgordien ne nous apprend rien quant aux symboles eux-mêmesque ces récits mettent en œuvre. Un attelage, dans le récit relatifà la Phrygie, remplit la fonction de signe mantique dévolue àune tête, dans le récit romain. Comment peut-on passer de celle-ci à celui-là ? Nous avons vu 26 que l’attelage (celui qui décore lefronton du sanctuaire capitolin) intervient dans l’un desépisodes qui, structuralement, entourent la légende de la tête. Leglissement de la tête à l’attelage (deux symboles qui, dans lerécit romain, sont unis par une relation d’homologie) ne nousapparaît pas dépourvu d’une certaine logique : le récit phrygien,qui se trouve récrit dans une optique romaine, peut transmettreen termes d’attelage un message analogue à celui du récitromain de tête. Mais que signifiait alors, en Phrygie, et avantque la mémoire romaine ne vienne infléchir le vieux récit local,cette histoire d’attelage ?

L’attelage (le char) apparaît dans un ensemble de vieilleslégendes d’intronisation royale qui font intervenir, à côté de lafigure masculine du futur souverain, une figure féminine revêtued’une aura de sacralité. Des exemples celtiques ont été relevés,qui représentent des parallèles indéniables à l’entrée de Gordiosaccompagné de son épouse prophétesse sur un char, dansl’assemblée qui va le désigner comme roi 27. Le même scénarioréapparaît dans l’histoire de la Grèce archaïque avec la mise enscène organisée par Pisistrate à son retour d’exil, quand il vients’emparer du pouvoir : le tyran entre dans Athènes sur un char,avec à ses côtés une femme revêtue des attributs de la déesseAthéna 28. Un scène quasi identique réapparaît avec la légendede l’entrée dans Rome de Tarquin l’Ancien : Lucumon (tel estencore le nom de Tarquin) se dirige vers Rome avec l’intentionde s’emparer du pouvoir. Il entre dans la ville sur un char, con-

26. Cf. supra, p. 000 sq. et note 000.27. Cf. Peter FREI, article cité (note 000).28. HÉRODOTE I, 60, 4sq.

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seillé et accompagné par son épouse étrusque, Tanaquil, experteen science divinatoire. C’est alors qu’un aigle (animal du souve-rain Jupiter) vient en quelque sorte le couronner : « Cet oiseau,rapporte Tite-Live 29, descendit légèrement en vol plané et luienleva son chapeau ; puis, tout en voltigeant au-dessus du cha-riot avec de grands cris, et comme s’il remplissait une missiondivine, le lui replaça exactement sur la tête ; après quoi il repritson essor ; Tanaquil accueillit, dit-on, ce présage avec joie, carelle avait la science, répandue en Etrurie, des prodiges célestes.Elle engage son mari en l’embrassant à concevoir de grandes ethautes espérances « d’après l’oiseau qui est venu, la région duciel d’où il vient, et le dieu dont il est le messager ; c’est sur lapartie du corps la plus élevée que porte son présage ; il a enlevéun ornement de la tête d’un homme : il l’y a replacé par ordred’un dieu » 30. Dans cette légende, la tête de Lucumon occupe laposition du joug dans l’histoire de Gordios : à l’aigle qui se posesur le joug et ne décolle plus (en Phrygie) fait pendant un aiglequi se pose, à deux reprises, sur la tête du futur roi de Rome. Cetépisode intervient dans un récit où Lucumon, accompagné deson épouse prophétesse, entre dans la ville sur un char dansl’intention de s’emparer du pouvoir : ce que fait aussi Gordios,dans une mise en scène tout à fait semblable, mais dans unépisode que le récit phrygien sépare de celui du prodige (l’aiglesur le joug). Si le récit romain donne en bloc ce que le récitphrygien décompose en deux temps, il s’agit néanmoins d’uneseule et même intrigue. Nous découvrons ainsi que, bien avantqu’elle ne soit influencée par le récit de la découverte et del’interprétation de la tête capitoline, la légende de Gordios pos-sédait déjà, à Rome, un correspondant.

29. TITE-LIVE I 34, 4sqq.30. Traduction BAILLET, Collection des Universités de France.

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Un sacrifice humain ?

Mais revenons au Capitole, dont le sanctuaire couronné d’unattelage s’élève sur le lieu de l’invention d’une tête ; pourquoi,dans cette légende qui, nous l’avons souligné, ne s’écrit pas (etne se dit pas, sous la forme où nous la lisons) avant le momentoù Rome entreprend une politique d’hégémonie, la tête tranchéeoccupe-t-elle la place accordée, chez les historiens d’Alexandre,à l’attelage de Gordios ? Pourquoi une tête ?

Ne négligeons pas le fait que la tête du Capitole, d’apparenceencore vivante, et dont le sang s’écoule encore, est le résultatd’un acte de violence, sinon d’une exécution. Dès lors qu’ils’agit d’un récit de fondation, le soupçon ne manque pas denaître que cette tête représente le souvenir d’une mise à mortsacrificielle. Dans quel contexte mythologique, à Rome, rencon-trons-nous la mention de têtes humaines sacrifiées ? Il existeune tradition relative à l’établissement des Pélasges en Italie, quifait état d’un oracle proféré à Dodone et exigeant de sacrifier destêtes à Dis Pater lors de l’installation dans le pays nouveau.Selon cette tradition, de tels sacrifices humains auraient duré,sur l’emplacement futur de Rome, jusqu’à l’arrivée d’Herculequi y aurait mis fin 31. L’idée d’une tête tranchée à l’occasiond’un sacrifice nous renverrait donc à celle d’un rite préhisto-rique, monstrueux, auquel Hercule aurait substitué une pratiquepurifiée. Cette « réforme », qui annonce la fondation de la Ville,serait le signe d’un « désensauvagement » du dieu. Cela nousentraîne à considérer un second récit de tête, celui du fameuxmarchandage rituel entre Numa et Jupiter, dont la version la plusancienne se trouve chez Valerius Antias cité par Arnobe 32 :désireux d’acquérir la science de l’expiation des foudres (de leurprocuration), le roi Numa, sur le conseil d’Egérie, capture

31. MACROBE, Saturnales l 7, 28-31, qui cite VARRON.32. ARNOBE, Contre les Gentils V 1 ; cf. OVIDE, Fastes III 329-376 ;

PLUTARQUE, Vie de Numa 15.

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Faunus et Picus qui lui enseignent le rite secret grâce auquel ilpeut attirer (elicere) Jupiter (devenue elicius) sur terre et com-muniquer directement avec lui. Un célèbre dialogue s’ensuit,que Tite-Live (lecteur de Valerius Antias) passe sous silence,mais que reprennent, chacun à sa manière, Ovide et Plutarque.Jupiter (lent à se résoudre) : « tu expieras par une tête (capite)les lieux que la foudre a frappés. » Le roi répondit : « par unoignon (caepicio) ». Jupiter revient à la charge : « humains ».Le roi reprend : « (humain) le cheveu (sed capillo) ». Le dieuréplique : « animal (animali) ». Numa rétorque en nommant unpoisson dont le nom constitue un anagramme d’anima (maena,équivalent de maina) 33. Prisonnier du piège verbal du roi quijoue sur les assonances (capite-caepicio-capillo, animali-maena), Jupiter déclare : « Tu m’as trompé, Numa ; j’aurais eneffet établi, pour ma part, que les lieux frappés de foudre soientpurifiés (« procurés ») par des têtes humaines et non par un petitpoisson, un cheveu, un oignon ; mais puisque ton artifice m’acirconvenu, ce que tu as voulu deviendra coutume et la procura-tion des lieux frappés par la foudre se fera à jamais selon le riteque tu as conclu. » John Scheid 34 a montré comment ce récit,loin de prouver que les ritualistes romains étaient des psycho-pathes, relève avec rigueur de la doctrine romaine des auspiceset du pouvoir, selon laquelle les dieux, devenus en quelque sortecitoyens de Rome, voient leur puissance limitée par celle dumagistrat. Il s’agit d’un mythe d’origine de la cité. Interprétée àla lumière de ce mythe, la tête du Capitole apparaît comme unindice qui renvoie à des temps révolus où le dieu, encore sau-vage, exigeait des sacrifices humains. C’est dire qu’elle s’inscritdans un contexte de rites de fondation du politique, et d’humani-

33. Cf. Danielle PORTE, L’étiologie religieuse dans les Fastes d’Ovide,Paris, 1985, p. 132.

34. « Numa et Jupiter ou les dieux citoyens de Rome », Archives deScience sociale des religions 59 (1985), pp. 41-53. John Scheid ne parle pasde la tête du Capitole.

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sation du pouvoir 35. Il convient de relever que la tête n’est pas leseul élément qui renvoie le récit capitolin à celui de la négocia-tion de Numa. En plus de cette image bien visible, et outre le faitque dans l’un comme dans l’autre cas il y a prodige et nécessitéd’un rite de procuration, le dialogue entre le devin étrusque etles envoyés de Rome est construit, comme celui de Jupiter et deNuma, sur le modèle d’un affrontement entre un discours rusé,retors, et un discours obstiné, qui reste sur sa position. Mais, àl’intérieur de ce cadre, on assiste à un double renversement :

1. tandis que, face à un représentant du sacré, les très humainsdélégués de Rome ne s’en laissent pas conter (grâce à un sur-croît de lucidité providentiel, comme nous l’avons vu), la ruseest du côté de Numa et elle sera victorieuse ; la rapidité d’espritde l’homme a raison de la lenteur du dieu 36 ;

2. tandis que le devin étrusque désirait tromper les Romains

35. Cela dit, la pratique plusieurs fois répétée (dès la seconde guerre puni-que) des « enterrés vivants du Forum Boarium » prouve que l’idée de sacri-fice humain reste présente à l’esprit romain et peut se concrétiser(historiquement) chaque fois que l’urgence (ou l’effet de terreur) la réveille :cf. F. SCHWENN, Die Menschenopfer bei den Griechen und Römern (RGVVXV 3, Giessen, 1915), pp. 140 sqq. ; C. BÉMONT, « Les enterrés vivants duForum Boarium », Mélanges de l’Ecole Française de Rome 72 (1960),pp. 133-136. Mais il ne s’agit pas, alors, de décapitation rituelle. Rappelonsque si une telle pratique (rituelle autant que guerrière) existait bel et biendans l’univers où vivaient les Romains, elle ne leur était pas attribuée. Elledevait au contraire les inquiéter, durant toute la période républicaine,puisqu’elle était d’usage courant chez un de leurs ennemis les plus redou-tables, les Gaulois (TITE-LIVE X 26, 11 ; XXIII 24, 12) : elle incarnait aumieux, chez ceux-ci, le côté réfractaire à la civilisation. Pratique définiecomme étant celle des autres (en tant que sauvages), c’est à titre tout à faitexceptionnel, et à des fins non religieuses, qu’on la voit préconisée par lesRomains eux-mêmes (en 215) quand ils exigent de leurs alliés, en signed’allégeance et de zèle, qu’ils coupent les têtes des ennemis vaincus lorsd’une bataille contre les Carthaginois, en Italie du Sud (TITE-LIVE XXIV 14-15). Si l’on pratiquait, à Rome, des exécutions capitales, on ignorait (ailleursque dans le mythe) le sacrifice des têtes.

36. Un Jupiter diu cunctatus, dans la version de Valerius ANTIAS citée parARNOBE : cf. note 000.

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en essayant (en vain) de leur faire prendre un sens figuré (le tem-plum que dessine son lituus) pour le sens propre (la roche tar-péienne), Numa parvient à tromper Jupiter en lui faisantadmettre le sens figuré au lieu du sens propre.

Ce second renversement, du sens propre au sens figuré, estrendu manifeste, dans le récit de la rencontre de Numa avecJupiter, par le renversement du haut en bas qui s’opère lorsqu’onsubstitue à une tête humaine (partie la plus élevée du corps, dontles cheveux constituent l’élément supérieur) un oignon (partieinférieure de la plante, dont les racines plongent encore plus pro-fond) 37. Le cheveu humain et le poisson anagramme de vie achè-vent de conférer à l’offrande de Numa le statut d’une tête souter-raine. Dans ce sens, et sans trop pousser la chose, on conçoit quedécouvrir une tête humaine en creusant le sol revient à découvrirce à quoi normalement, dans un rituel civilisé de procuration desfoudres, on aurait substitué l’offrande instaurée par Numa 38.

37. Sur l’usage du mot caput pour désigner l’oignon, ou le bulbe d’uneplante, voir J. ANDRÉ, Lexique des termes de botanique en latin, Paris, 1956,s. v. caput (qui renvoie, entre autres, à capitulum, (« tête d’oignon »). VAR-

RON (cité par AULU-GELLE XVI, 16) savait qu’au moment de la naissance« les enfants sont, dans le sein de la mère, la tête en bas, les pieds en haut,non comme des hommes, mais comme des arbres, car, selon lui, les rameauxsont les pieds et les jambes de l’arbre, tandis que la souche en est la tête »(trad. de l’édition Panckoucke). Une telle transformation, avec inversion, dela tête en racine relève d’un imaginaire assez répandu dans l’Antiquité, sil’on en juge par le mythe cabirique transmis par CLÉMENT D’ALEXANDRIE

(Protreptique II 19, I) et Arnobe (Contre les Gentils V, 19), selon lequel lesdeux corybantes, ayant assassiné leur frère, vont enterrer sa tête au pied del’Olympe mysien tandis que, du sang de la victime, naît une variété de céleriqu’il est interdit de déposer sur une table avec sa racine (holórizon, chezClément) ; cela de crainte d’offenser de manière inexpiable les Mânes dumort. Cette tradition, qui débouche sur un interdit sectaire relatif aux maniè-res de table, s’autorise implicitement de l’équation symbolique racine bul-beuse/tête souterraine.

38. Rappelons que la légende décrit l’emplacement du futur Capitole,avant la fondation de Rome, comme un lieu qui inspire la crainte et où Jupi-ter se manifeste en tant que dieu de l’orage (VIRGILE, Enéide VIII, 347-354).

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Si, parvenus à ce point de notre analyse, nous concevonsmieux la qualité romaine de l’horreur suscitée par le prodige dela tête, nous n’en comprenons pas encore la pleine significationdans un récit relatif à l’hégémonie de Rome. Il manque, à cetimaginaire ancien, le stimulus de l’histoire.

Idéologie tripartite

Dans une brillante étude parue en 1952, Lucien Gerschel, dis-ciple de Georges Dumézil, a mis en évidence le seul autre récit dela littérature gréco-romaine qui constitue un parallèle évident àcette tête sans corps émergeant lors des travaux de fondation d’unsanctuaire : lors de la fondation de Carthage, rapporte une légendetransmise (et pensée) par les Romains 39, on commença, sous lasurveillance d’un devin, les travaux de fondation du sanctuaireprincipal, celui de Junon Reine. On découvrit d’abord une tête de

39. JUSTIN XVIII, 5, 15sq. ; Servius Commentaire à l’Enéide I 443 ; VIR-

GILE (Enéide I 443) fait allusion à la tête de cheval. Lucien GERSCHEL

(« Structures augurales et tripartition fonctionnelle dans la pensée del’ancienne Rome », Journal de Psychologie, 1952, pp. 47-77) considère lestrois têtes (bœuf et cheval à Carthage, homme au Capitole) comme relevantd’une seule et même série, d’origine indo-européenne, maintenue à Romedans le cadre de la science augurale ; il se réfère à une liste de victimes sacri-ficielles de l’Inde ancienne donnant, dans l’ordre hiérarchique décroissant :l’homme, le cheval, le bœuf, puis la brebis et le bouc. Gerschel prolonge sonanalyse en considérant une autre série proprement romaine, celle des trois« présages mobiles » de la grandeur romaine : la génisse du Sabin, le qua-drige des Véiens, la tête humaine du Capitole ; là encore, constate-t-il, onretrouve la même liste de « victimes sacrificielles ». Analysant les récits dela fondation de Carthage (notamment celui de la peau de bœuf découpée parDidon), John SCHEID et Jesper SVENBRO, « Byrsa. La ruse d’Elissa et la fon-dation de Carthage », Annales ESC 40 (1985), pp. 328-342 font remarquerqu’on ne peut pas interpréter cette tradition à la lumière du contexte punique,puisqu’elle arrive aux oreilles romaines via les Grecs, chez qui elle s’éla-bore. Il est par conséquent légitime d’éclairer ces traditions pseudo-puniquespar des récits issus de la tradition gréco-romaine.

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bœuf : le signe désignait, dit-on, la richesse, la fécondité de cetteterre ; mais aussi la servitude car le bœuf est un animal soumis aujoug. On creusa donc un peu plus loin, et l’on mit au jour une têtede cheval, signe de valeur guerrière. De ce double présage (corres-pondant exactement à la troisième et à la deuxième fonctionsduméziliennes) Carthage hérita sa richesse et sa redoutable puis-sance militaire. Ne lui manquait-il pas, pour devenir maîtresse dela Méditerranée et du monde antique, le présage de la premièrefonction, celui de la souveraineté ? La découverte de la têtehumaine du Capitole, signe d’hégémonie sur l’Italie et sur lemonde, vient ainsi garantir, pour Rome, ce que Carthage, princi-pale ennemie de Rome, fatalement limitée aux deux autres fonc-tions, n’aura su qu’ébaucher. Or c’est précisément à l’époque oùRome commence à espérer une victoire sur Carthage, à la fin de laseconde guerre punique, quand elle ouvre sa politique sur l’Orientconquis un siècle plus tôt par Alexandre, que remonte notre pre-mier témoin du récit de la tête capitoline, Fabius Pictor, connucomme le plus ancien des historiens de Rome. La vieille idéologietripartite, telle qu’elle est définie par Georges Dumézil, a pu servirde tremplin à une idéologie impérialiste relativement récente, éla-borée à partir de la fin du IIIe siècle av. J.-C.. Cet usage secondaire(il s’agit d’une manipulation à des fins de propagande) explique lefait que nous ne rencontrons pas ici la formulation canonique (lestrois fonctions articulées dans un seul et même récit) qui seuleautoriserait à parler d’un héritage indo-européen.

Marquée par l’émergence récente d’une politique consciented’hégémonie, la légende du Capitole sollicite néanmoins, pourprendre sens, le concours d’une mémoire ancienne, relative à untemps devenu mythique et fondateur, celui des vieilles royautés ettyrannies archaïques ; elle fait appel, ainsi, à un vaste dispositifnarratif qui l’encadre et la confirme. Dans ce dispositif l’autre joueun rôle déterminant : l’autre intérieur d’abord, l’Etrusque, auxi-liaire dangereux mais indispensable ; l’autre extérieur aussi, rival àvaincre ou exemple tiré du passé, Carthage encore menaçante etla vieille Phrygie réinterprétée par Alexandre.

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UN MYTHE MODERNE : MIRCEA ELIADE

« Rester fidèle à son adolescence » : je tiens cette formule deMircea Eliade qui l’adressait à ses étudiants, un soir de 1972, àChicago. Elle me frappa d’autant plus, venant de lui, qu’ellecorrespondait à l’expérience personnelle qui m’avait conduit deGenève à Chicago pour bénéficier, pendant une année, de sonenseignement 1. La fidélité, pour moi, consiste aujourd’huiencore, en ce qui concerne Eliade, en un refus de nier, d’abolir,de quitter définitivement l’analyse de cet enchantement que sus-cita, une fois pour toutes, la lecture d’un livre qui se trouvaitposé parmi tant d’autres sur une table de l’appartement où jepassais mes après-midi d’été, à l’âge de 17 ans. C’est ce livrequi a orienté le choix de mes études : le Traité d’histoire desreligions. On sait que dans cet ouvrage (publié en 1949) MirceaEliade s’efforçait de repérer, à l’aide d’un comparatisme ency-clopédique, la manière dont s’organisent, à une échelle trans-historique, les modalités du rapport de l’homme au sacré. Il éta-

1. J’étais alors doctorant en histoire des religions antiques sous la direc-tion du professeur Jean Rudhardt, mon maître en religion grecque et enméthodologie ; le séjour d’une année à Chicago, en tant que « student atlarge », fut rendu possible, alors que j’étais assistant de Jean Rudhardt, par laCommission de recherche de l’Université de Genève. Je devais retourner àChicago après mon doctorat, durant l’année 1979-1980, comme boursier duFonds national suisse.

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blissait ce qu’il nomme, en sous-titre de l’ouvrage, une « mor-phologie du sacré » : à savoir, ni plus ni moins, une classifica-tion des images, des symboles et des rites à l’aide desquelsl’humanité, partout et toujours, s’efforce de s’arracher à lacontingence, au désordre, au non-sens du profane, pouratteindre le sens, l’être, le sacré 2. Le sacré se manifeste à traversun nombre limité de structures symboliques conçues par Eliadecomme archétypiques et universelles, et dont il dresse la liste :symbolismes céleste, solaire, lunaire, aquatique ; auxquels suc-cèdent les épiphanies lithiques (pierres sacrées, omphalos), etenfin telluriques (où la femme rejoint la terre, puis la végétationet l’agriculture). Le tout débouchant sur les deux expériencesreligieuses fondamentales autour desquelles l’ensemble dessymboles se déploie en un tout structuré : l’expérience d’unespace ordonné autour d’un centre (lieu de communication avecl’archétype), et l’expérience d’un temps organisé de manièrecyclique, un temps qu’il est possible de régénérer périodique-ment par la répétition de la cosmogonie (le retour rituel aux ori-gines). Partout et toujours, et à l’aide d’un nombre limité d’ins-truments symboliques, l’humanité se serait ainsi efforcée demettre de l’ordre dans le chaos douloureux de la contingence.Du même coup Eliade réussissait le tour de force consistant àmettre de l’ordre dans l’extraordinaire fouilli des images, dessymboles et des rites. Il présentait un objet d’enquête répondantparfaitement à l’attente, et à l’appétit, de son jeune lecteur : unobjet polymorphe constitué de manière pragmatique (je devraismême dire jouissive, à l’aide d’une comparaison qui fait feu detout bois), un objet que l’on pouvait décrire en faisant l’éco-nomie d’une définition de la religion, et qui pouvait revêtir desformes multiples et parfois inattendues, échappant aux distinc-

2. Une tentative du même type, dans une perspective littéraire et bachelar-dienne, sera effectuée plus tard par Gilbert DURAND, Les structures anthro-pologiques de l’imaginaire. Introduction à l’archétypologie générale, 2e éd.,Paris, 1963.

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tions rigides entre primitif et civilisé, mythe et littérature, dis-cours théologique et pratiques populaires, orient et occident, etc.Il m’échappait encore qu’une autre économie, pernicieuse celle-ci, était réalisée dans la lancée : celle de l’histoire, et descontextes culturels. Je ne ressentais pas, alors, ce qui m’apparaîtaujourd’hui comme une réelle contradiction. Contradiction surlaquelle, d’ailleurs, Eliade lui-même n’a cessé de revenir pouressayer, à sa manière, de la lever. Je ne ressentais, alors, que leplaisir d’avoir découvert un objet répondant à mon attente. Apartir de cette découverte, la voie semblait tracée. Je croyaissavoir ce qu’était l’histoire des religions. Je percevais qu’un cer-tain type de phénomène, un objet libéré du temps, ne cesseraitde m’intéresser sans pour autant, bien sûr, être en mesure de ledéfinir autrement que par les termes incantatoires utilisés parEliade et ses collègues : images, symboles, mythes, rites ; aux-quels venait se mêler la panoplie plus spécifique des hiéropha-nies, cratophanies, coïncidence des opposés, archétypes et autresplongeons (parfois cosmogoniques) dans le domaine des deiotiosi, dema et héros culturels.

A partir de là, ce qui reste à accomplir est le choix d’un ter-rain personnel d’observation, dans l’espoir d’y construire uneméthode destinée à capter l’objet. Avec la difficulté que repré-sente précisément le choix d’un terrain quand en réalité l’objetentrevu, et désiré, se rencontre sur tous les terrains. Le champexploré par Mircea Eliade, en effet, est en soi illimité. De sonpoint de vue, on peut être historien des religions en islamologie,en ethnologie de l’Amazonie péruvienne, en anthropologie de laGrèce ancienne et de l’Inde contemporaine, ou en histoire duChristianisme, à la seule condition de ne pas se limiter à uneattitude de spécialiste (attitude qualifiée d’inhibition 3), maisd’adopter, en chacun de ces domaines, une perspective compa-ratiste. Pour être historien des religions, le spécialiste d’un

3. Cf. le chapitre intitulé « Les inhibitions du spécialiste », dansMéphistophélès et l’androgyne, Paris, 1962.

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domaine devrait aussi disposer d’une formation de généraliste.C’est ainsi que, du yoga au chamanisme, des mythologies de laterre et de la mémoire à l’étude des rites de passage, de la sorcel-lerie à l’alchimie, des religions d’Australie ou de la préhistoireau folklore roumain, du symbolisme de l’arbre au mouvementhippie, tout semble pouvoir devenir, chez Eliade, objet d’uneseule et même étude.

On peut d’ailleurs affirmer qu’une des raisons majeures de lafascination que l’œuvre d’Eliade a exercé et exerce encore par-fois tient précisément à la nature polymorphique de son objet,autant qu’au caractère obsessionnel du regard qu’elle adresse àcet objet. A quoi il faut ajouter (mais ici ma sympathie s’arrête àLa nuit Bengali 4) que l’œuvre scientifique se double chez Eliaded’une œuvre littéraire (romans et nouvelles) qui ne lui est pasétrangère, et que cet ensemble constitue une constellation encontinue expansion : lire Eliade constitue une expérience deretrouvailles périodiques ; on peut dire, dans ce sens, que sadémarche d’écriture reproduit le scénario de l’archétype et de larépétition : quand on ouvre un livre au hasard, on a souventl’impression d’avoir déjà lu, ailleurs, tel ou tel passage, tel ou teldéveloppement. Cela provient du fait qu’Eliade reprend,amplifie, réorganise constamment les matériaux déjà élaborés,déjà interprétés dans des publications précédentes. Cela (autantque l’insomnie dont il souffrait) explique en partie le prodigieuxvolume de la liste de ses publications : conçue à la manière d’unguide, cette liste a d’ailleurs pu faire à elle seule l’objet d’unlivre de 262 pages 5. Cette technique de la reprise rappelle un peucelle de son ami et quasi contemporain Georges Dumézil. Maistandis que Dumézil (dont l’œuvre est moins tentaculaire) repre-nait, remettait très souvent les mêmes matériaux sur l’ouvragedans une intention polémique et apologétique (il s’agissait pour

4. Dont la traduction française paraît chez Gallimard en 1950.5. Douglas ALLEN and Dennis DOEING, Mircea Eliade : An Annoteted

Bibliography, New York, 1980.

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lui d’affiner l’argumentation, de préciser sa pensée tout en con-solidant les échafaudages contestés par d’attentifs et peu chari-tables collègues), chez Eliade la répétition fonctionne sur untout autre régime, que l’on peut qualifier, lui aussi, d’incanta-toire. Eliade n’a que très rarement l’intention de préciser laméthode et les postulats épistémologiques sous-jacents à sapensée. Très peu théorique, bien que fortement structurée, sonœuvre évolue à l’écart de toute polémique factuelle. Elle sedéploie dans un milieu qui ressemble beaucoup plus à l’atelierd’un artiste qu’au laboratoire d’un scientifique. Et enfin, chezEliade, l’œuvre (qu’elle soit celle du savant ou celle de l’écri-vain) est indissociable de l’histoire personnelle. Le fait qu’il aittenu à publier, régulièrement, des extraits de ses mémoires et deson journal, de ce point de vue, est essentiel.

Pour aborder la pensée d’Eliade, tentons de la situer, en unpremier temps, à l’intérieur du cadre biographique idéal que lui-même a dressé dans les interviews et les extraits de son journalet de ses mémoires parus de son vivant. Eliade est né en 1907,en Roumanie. En 1925, à l’Université de Bucarest, il devient ledisciple enthousiaste du philosophe Nae Ionescu. Il s’intéresseparticulièrement à la philosophie de la Renaissance italienne, àlaquelle il consacre son mémoire de licence en 1928 6. De 1928à 1932, grâce à une bourse offerte par un maharaja 7, il peut étu-dier la philosophie indienne à l’Université de Calcutta, auprèsde Surendranath Dasgupta. Il connaît alors une expérience de latrahison amoureuse (qui nous vaudra son plus beau roman : Lanuit Bengali 8), doublée d’une expérience d’ashram, durant sixmois, à Rishikesh dans l’Himalaya. De retour en Roumanie en1932, et devenu assistant de Nae Ionescu, Eliade se lance à

6. Ce mémoire, sous le titre Contributions à la philosophie de la Renais-sance, est désormais accessible aux lecteurs, dans une traduction françaiseparue à Paris en 1992.

7. Le maharadja de Kassimbazar.8. L’héroïne du roman (Maitreyi) publiera, de son côté, sa propre version :

Maitreyi DEVI, It Never Dies, Calcutta, Manisha Granthalaye, 1974.

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corps perdu dans une intense activité littéraire et scientifique(romans et nouvelles, histoire des sciences orientales, folklore ethistoire des religions). Il publie régulièrement des articles dansdes revues culturelles (Cuvântul, Vremea, Criterion en particu-lier), sur des thèmes où ses préoccupations scientifiques se mêlentétroitement à des prétentions idéologiques (renouveau de la spiri-tualité roumaine 9). Cette activité, inconnue du grand public enOccident du vivant d’Eliade, lui vaut déjà une grande renomméeen Roumanie, où il figure parmi les chefs de file de la jeune géné-ration. J’y reviendrai plus loin. Ce qui, pour lors et dans lescercles scientifiques, se diffuse en Occident, c’est le résultat deses recherches doctorales en Inde, à savoir un livre publié en fran-çais en 1936, conjointement par la Librairie orientaliste PaulGeuthner à Paris et par la fondation royale Carol II à Bucarest :Yoga. Essai sur les origines de la mystique indienne. Ainsi qu’unerevue internationale d’histoire des religions, qu’il fonde lui-même : Zalmoxis, publiée à Paris chez Paul Geuthner, et dont seu-lement 3 numéros sortiront entre 1938 et 1942. Un des dénomina-teurs communs de ces travaux de nature scientifique, quand on lesconsidère avec un certain recul, semble être le suivant : avec leYoga, on se trouverait plongé, en Inde, dans une couche spirituelleplus ancienne que celle des Véda ; une couche dravidienne, précé-dant l’implantation de la domination des aryas ; cette couchearchaïque correspondrait, au niveau des croyances et des pra-tiques, et sur un mode analogique, à la couche autochtone, pré-romaine, de la culture roumaine, celle à laquelle renvoie le cultede Zalmoxis, dieu thraco-gète dont parle Hérodote. De 1940 à1945, Eliade travaille à Londres d’abord, puis à Lisbonne, commeemployé des services de propagande roumains. Il rédige entreautres un petit précis d’histoire roumaine 10, ainsi qu’un ouvrage

9. Un choix de ces articles, quelque peu édulcoré, parut en volume sous letitre Fragmentarium, Bucarest, 1939 (une traduction française en a étépubliée à Paris en 1989).

10. Cf. infra note 000.

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sur Salazar et la révolution portugaise 11. De 1945 à 1955, on leretrouve à Paris, comme réfugié politique. Il ne retournerajamais dans sa Roumanie natale, devenue officiellement com-muniste. A Paris, où il vit tant bien que mal de sa plume etd’enseignements occasionnels, n’obtenant aucun poste stable(ni à l’Ecole Pratique, ni au CNRS), il est accueilli par EmileCioran et Ionesco, et fréquente (entre autres) Georges Dumézil,René Grousset, Louis Renou, Jean Filliozat, Paul Masson-Oursel, Henri-Charles Puech. Ses livres seront publiés par Gal-limard et Payot, ainsi qu’au Seuil et chez Flammarion. Il écritdans la Revue de l’histoire des religions, dans Critique, et mêmedans la revue des Annales (un article sur les recherches deDumézil, à la demande personnelle de Lucien Febvre 12).L’œuvre que nous connaissons généralement en Occident, et quireçoit un accueil très chaleureux, est alors refondée (recréée) surce qui nous apparaît aujourd’hui être de nouvelles bases. Tout,ou presque, se trouvait en germe dans les publications rou-maines que personne, ici, ne lisait alors. Mais tout y est refor-mulé, en une version qui transcende la perspective nationaliste,et qui se réclame d’un humanisme à l’échelle de la planète.L’ouvrage sur les origines du yoga subit une toilette qui lemétamorphose en Techniques du Yoga 13. Le mythe de l’éternelretour. Archétypes et répétitions paraît chez Gallimard en 1949,la même année que le Traité d’histoire des religions chez Payot.En 1951, c’est Le Chamanisme et les techniques archaïques del’extase (chez Payot). Ces ouvrages, qui apparaissent comme de

11. Salazar si revolutia în Portugalia, Bucarest, Gorjan, 1942.12. « Pour une histoire générale des religions indo-européennes », Anna-

les. Economies. Sociétés. Civilisations, 4 (1949), 183-191. Cf. Les moissonsdu solstice (Mémoire II, 1937-1960), Paris, 1988, p. 111.

13. Collection « La Montagne Sainte-Geneviève », Paris, Gallimard1948 ; le même ouvrage reparaîtra sous le titre Patanjali et le Yoga dans lacollection « Maîtres spirituels2, Paris, Seuil, 1962, après avoir connu uneédition augmentée sous le titre Le Yoga. Immortalité et liberté, collection« Bibliothèque scientifique », Paris, Payot, 1954.

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réelles monographies, sont bientôt suivis de livres composés derecueils d’articles et de conférences : Images et symboles.Essais sur le symbolisme magico-religieux 14 ; Forgerons etalchimistes 15 ; Mythes, rêves et mystères 16. En 1956, Eliade estinvité par l’Université de Chicago à donner les Haskell Lectures,qui seront publiées sous le titre Birth and Rebirth en 1958 17. Ala suite de cette invitation, il rejoint en 1957 l’Université de Chi-cago, où il enseignera jusqu’à sa mort en 1986. La période amé-ricaine signifie une nouvelle renaissance d’Eliade : ses œuvresde la période françaises sont traduites en anglais ; ce qui signifieque l’Amérique les découvre comme on découvre des nou-veautés. Les ouvrages qui s’écrivent depuis lors, pour la plupart,paraissent dans les deux langues : le français qui constitue leurlangue de rédaction (en ce qui concerne l’œuvre scientifique 18),et l’anglais. Il s’agit essentiellement de Méphistophélès etl’androgyne 19, Le sacré et le profane 20, De Zalmoxis à Gengis-Khan. Etudes comparatives sur les religions et le folklore de laDacie et de l’Europe orientale 21, La nostalgie des origines 22,Les Religions australiennes 23. Ce dernier livre semble marquer

14. Paris, 1952.15. Paris, 1956.16. Paris, 1957.17. Qui paraît en 1959 en français sous le titre Naissances mystiques.

Essais sur quelques types d’initiation, avant de reparaître en anglais, en1965, sous le titre Rites and Symbols of Initiation.

18. Le roumain demeurant, chez Eliade, la langue littéraire (celle des nou-velles et des romans).

19. Paris, 1962 = Mephistopheles and the Androgyne. Studies in ReligiousMyth and Symbol, New York, 1965.

20. Paris, 1965 ; écrit en français mais d’abord publié en allemand (DasHeilige und das Profane, 1957), avant de paraître en anglais (The Sacred andthe Profane, 1959).

21. Paris, Payot, 1970 (trad. anglaise, Zalmoxis the Vanishing God, 1972).22. Paris, 1971 (= The Quest, 1969).23. Paris, 1972 ; écrit à partir de leçons données à l’Université de Chicago

en 1964 ; publié en anglais, avec une préface de Victor TURNER, sous le titreAustralian Religions. An Introduction, 1973.

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un tournant dans la production d’Eliade, qui s’oriente désor-mais, de plus en plus, vers la constitution d’un dossier d’allurenettement plus monographique, sinon historique.

Trois publications donnent la mesure du travail d’Eliade,devenu professeur à Chicago : Il s’agit d’abord d’une anthologiecommentée, un gros volume très riche et très personnel, non tra-duit, qui se voulait un manuel destiné aux étudiants d’histoiredes religions : From Primitives to Zen. A Thematic Sourcebookof the History of Religions 24 ; de L’histoire des idées et descroyances religieuses 25, la somme d’une vie de recherche etd’enseignement où chaque paragraphe est accompagné d’unebibliographie raisonnée, par laquelle on pénètre dans l’atelierd’Eliade, formidable lecteur. Et enfin, surtout, du résultat d’uneentreprise collective et interdisciplinaire, qui paraît en 1987, soitune année après la mort d’Eliade : il s’agit d’un ouvrage conçuet dirigé par lui, la très utile Encyclopedia of Religion en 10vols., publiée à New York chez MacMillan. Dans cette encyclo-pédie, Eliade délègue, et ses choix sont plus que judicieux : leschapitres chinois sont rédigés par d’excellents sinologues, leschapitres grecs par des hellénistes, etc. Il s’agit d’un instrumentde travail aujourd’hui encore utile, qui couvre l’ensemble duchamp de la discipline 26.

L’œuvre d’Eliade, on peut s’en rendre compte, est considé-rable. Et tout autant sa réception dans le domaine des scienceshumaines. Même si ses travaux sur le Yoga ont fait date, je necrois pas que les indianistes le reconnaissent comme un desleurs. Pas plus que les anthropologues spécialisés dans l’étude

24. New York, 1967 (republié par la suite sous forme de quatre paperbacksséparés).

25. Paris, 3 vols. parus sur 4 prévus : De l’âge de la pierre aux mystèresd’Eleusis (1976) ; De Gautama Bouddha au triomphe du Christianisme(1978) ; De Mahomet à l’âge des Réformes (1983) ; on attendait De ladécouverte du « bon sauvage » aux théologies athéistes contemporaines.

26. Une nouvelle édition, avec un nouveau comité de rédaction, est en pré-paration.

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des religions australiennes. Quand au chamanisme, l’autredomaine où l’on cite souvent Eliade comme une autorité, ils’agit d’un chamanisme décrit de manière comparatiste, et toutentier construit autour de la notion, transculturelle et a-histo-rique, d’extase (à savoir, pour Eliade, une expérience humaineprimordiale et universelle). Alors même qu’elle semble évoluersur le tard en direction d’une enquête de plus en plus respec-tueuse des contextes, l’œuvre d’Eliade demeure celle d’un phi-losophe qui interroge, en s’appuyant sur les données d’un com-paratisme encyclopédique, ce qu’il nomme l’homo religiosus,un curieux bipède écartelé entre le sacré et le profane. Pouressayer de saisir le noyau conceptuel du système, je propose dem’arrêter un instant sur l’état le mieux connu de sa pensée, endirigeant mon attention sur ses travaux de l’époque française,que je lis à travers le commentaire que représente, pour moi,l’enseignement que j’ai eu l’occasion de suivre à Chicago.

Un des meilleurs accès à cette pensée demeure Le mythe del’éternel retour, son livre le plus programmatique. Eliade y situed’emblée le lecteur au niveau de ce qu’il appelle l’ontologiearchaïque. A savoir un univers de pensée traditionnel 27, celui dela pré-modernité, dont les témoins sont recherchés d’abord dansles sociétés anciennes (vieilles civilisations du Proche-Orient etde l’Asie, monde grec présocratique), mais aussi dans les cul-tures connues par les ethnologues, et dans les strates conserva-trices des cultures modernes : christianisme des campagnes, ouspiritualités mystiques et hermétiques. Il y rencontre ce qu’ilnomme l’homme archaïque. Ni un fossile, ni un survivant d’unautre âge, mais bel et bien une part de nous-même, la part essen-tielle. « Archaïque » semble signifier ici « principiel », quirelève des archai (à la fois débuts, et principes arrachés autemps). Tout se joue en effet dans la distinction entre l’être et le

27. Le concept de tradition, ici, est à comprendre dans un sens très prochede celui qu’on rencontre chez un René Guénon, auteur qu’Eliade cite peu,mais auquel il voue une admiration certaine.

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réel, entre le sens et la contingence, entre le sacré et le profane.L’homme archaïque ne se satisfait pas de l’absurde contingencedu monde où il évolue. Pour lui l’évènement, la chose,n’acquiert du sens que dans la mesure où elle est référée à unmodèle exemplaire, sacré. Il vit dans un univers où le symbole,l’image mythique, revêt plus d’importance, plus d’être, quel’évènement ou la chose. Cela vient du fait qu’il est redevabled’une expérience fondamentale, de nature religieuse, qui luirend évident que derrière le flux chaotique et dangereux deschoses, derrière leurs apparitions fortuites et vides de sens, secache un univers riche et puissant, réel et significatif. Cetteexpérience, de l’ordre du mystère, lui révèle que le sacré (où sesitue le sens) peut se manifester à travers des images, des sym-boles. Quand Mircea Eliade parle d’ontologie archaïque, on estinvité à reconnaître, dans les religions dites « primitives » oucelles qui sont très anciennes, quelque chose qui ressemble à ceque Lévi-Strauss appelle la pensée sauvage (à savoir unemanière concrète d’organiser de l’abstrait) : « Il est inutile dechercher, dans les langues archaïques, les termes si laborieuse-ment créés par les grandes traditions philosophiques : il y atoutes les chances que des mots comme “être”, “non-être”, “réel”,“irréel”, “devenir”, “illusoire”, et d’autres encore, ne se trouventpas dans le langage des Australiens ou celui des anciensMésopotamiens. Mais si le mot fait défaut, la chose est là : seu-lement, elle est “dite” – c’est-à-dire révélée d’une manière cohé-rente – par des symboles et des mythes » 28. Tandis que la penséesauvage, chez Lévi-Strauss, « bricole » de l’abstrait avec duconcret, élaborant ainsi, à l’aide des éléments du monde, un lan-gage dans lequel une pluralité de sens pourra être investie (augré des contextes culturels et sociaux), chez Eliade le langage dumythe n’est pas un simple outil de communication, une matricelogique en soi dépourvue de sens. Une « chose » d’emblée y estdite, « révélée de manière cohérente ». L’image, le symbole, sont

28. Mythe de l’éternel retour, p. 000.

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définis par un contenu, qu’il appartient à l’analyste (à l’historiendes religions) de formuler en termes abstraits. Du sens est présent,perçu d’emblée, dans chaque énoncé mythique. Mais ce sens,pour être pleinement compris, demande à être ramené à uneforme essentielle, exemplaire, archétypique. Le contexte où dusens apparaît constitue, autant qu’une condition d’énonciation, unobstacle à la pleine compréhension. En effet, « les formes histo-rico-religieuses ne sont que les expressions, infiniment variées, dequelques expériences religieuses fondamentales… Si l’on analysetoutes ces expressions, on commence à voir les structures del’univers religieux : on devine les “archétypes”, les modèles deces Figures divines qui essaient de se “réaliser” et de “communi-quer” entièrement et ne réussissent, cependant, qu’une nouvelle“expression”. Car tout ce qui se “réalise”, c’est-à-dire est expriméconcrètement, est inévitablement conditionné par l’Histoire.Toute expression religieuse n’est donc qu’une mutilation del’expérience plénière » 29.

Au fond, les religions archaïques, toutes les religionsarchaïques, n’auraient qu’une seule théologie idéale, à l’expres-sion de laquelle chacune œuvrerait de manière fatalement inadé-quate. Seul l’historien des religions, en définitive, serait capabled’en formuler l’expression adéquate, sous la forme d’une « mor-phologie du sacré ». Loin d’être le simple produit des diversesexpériences religieuses incarnées dans l’histoire, cette théologieidéale serait l’énoncé de ce qui fonde et motive ces diverses expé-riences, leur origine archétypique : « Il n’existe pas une formereligieuse qui ne tende à se rapprocher le plus possible de sonarchétype propre, c’est-à-dire à se purifier de ses alluvions et deses sédiments “historiques”. Toute déesse tend à devenir uneGrande Déesse en incorporant tous les attributs et fonctions quecomporte l’archétype de la Grande Déesse. De sorte que nouspouvons enregistrer déjà un double processus dans l’histoire desfaits religieux : d’un côté, une apparition continue et fulgurante

29. Fragments d’un journal I, pp. 323-324.

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d’hiérophanies et, par suite, une fragmentation excessive de lamanifestation du sacré dans le Cosmos ; de l’autre, une unifica-tion de ces hiérophanies par l’effet de leur tendance innée àincarner le plus parfaitement possible les archétypes et à réaliserainsi pleinement leur structure propre » 30.

Tandis que chez Lévi-Strauss le mythe se parle à travers deshommes bien réels, comme une musique qui les dépasse mais àlaquelle il appartient à chaque auditeur de donner un sens, un senspluriel dont cette musique, précisément, constitue la condition deproduction, chez Eliade le mythe devient l’expression fragmen-taire, éclatée, d’un sens (un seul, totalitaire) qui n’appartient pleine-ment qu’à un homme idéal, arraché à tout contexte, à toute histoire.

Dans la mesure où la démarche d’Eliade se veut transhisto-rique et vise à mettre au jour des structures universelles, ellepourrait se définir comme une théologie de toutes les religionsou, peut-être, une théologie sans religion, puisque le chercheurpour sa part occupe irrémédiablement le lieu de l’exil. Théo-logie d’une religion arrachée à l’histoire, l’histoire des religionsdevient, avec Eliade, une quête marquée par la nostalgie del’origine perdue. Cette quête se fait contre l’histoire, contre letemps considéré comme procès de dévalorisation des arché-types, des images fondamentales dont le chercheur tentera dereconstituer la morphologie 31 idéale. Transhistorique et trans-culturel, le projet d’Eliade vise à reconstituer à l’aide du compa-ratisme (un comparatisme mobilisant une très remarquable éru-dition), un système de pensée qui n’est au fond celui depersonne. Tel est du moins un des versants de cette approchedécidément dialectique 32. L’autre versant, auquel Eliade attache

30. Images et symboles, p. 159.31. Le concept de morphologie, chez Eliade, est inspiré de Goethe (mor-

phologie des plantes, recherche de l’Urpflanz).32. Cf. l’ouvrage de Douglas ALLEN, Mircea Eliade et le phénomène reli-

gieux, Paris 1982 (en particulier pp. 91 sqq. : « La dialectique du sacré »).Sur la différence entre la notion éliadienne du sacré et celle d’un RudolphOtto, cf. Daniel DUBUISSON, article cité infra p. 000.

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de plus en plus d’importance, c’est celui qui redescend de l’arché-type vers l’histoire : partant du même, on va pouvoir appréhenderce que devient l’archétype, une fois déchu, une fois incarné danstel ou tel contexte, dans telle ou telle circonstance mutilante. Dece point de vue, chaque religion, chaque spiritualité inscrite dansl’histoire pourra faire l’objet d’une monographie, en tant qu’ellereprésente un effort particulier, spécifique et pathétique, visant àexprimer ce que serait l’expérience plénière, a-historique. C’estcette deuxième perspective, étroitement solidaire de la première,qui oriente l’écriture des trois volumes de l’Histoire des idées etdes croyances religieuses. Chaque civilisation y apparaît dotéed’un style particulier, d’une manière propre de s’arracher à l’his-toire en visant ce qu’aucune, abandonnée à elle-même, n’aurait leprivilège de pouvoir exprimer totalement. Quand il se tourne versl’histoire, Eliade le fait pour analyser, en fait, des styles particu-liers de procès intentés à l’histoire.

C’est ainsi qu’il ne sait trop que faire de la Grèce. Le motmythe, et la chose aussi, sont grecs. Mais les Grecs, à qui nousdevons ce mot et cette chose, ont inventé l’individu, la raison et lalittérature (en d’autres termes l’histoire, dans laquelle ils se plai-sent). Eliade, par conséquent, quand il interroge la notion demythe, considère que le meilleur terrain d’observation n’est pas lalittérature grecque. L’écriture, pour lui, est une forme de trahison,par rapport à ce qui serait une véritable tradition. Privilégiantl’oralité (ou plutôt : un rêve d’oralité), il préfère se tourner vers cequ’il appelle l’« archaïque ». Mot fétiche, mais qui désigne à samanière un fantasme étonnamment partagé, fût-ce sous d’autresappellations : peuples sans écriture, sociétés d’avant l’Etat, sanshistoire ou contre l’histoire, bons sauvages.

Le postulat sous-jacent à cette vision des choses s’exprimechez Eliade en une fameuse formule : la nostalgie des origines. Ily a l’avant histoire (in illo tempore), et il y a « nous ». Entre deux,peut-être, à côté du judaïsme dont les prophètes inscrivent Dieudans l’histoire, le « miracle grec », marqueur de la séparation, dumanque, de la perte.

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L’histoire, comme par définition, serait malheureuse. Règne dela contingence et du « jeté-là », elle interviendrait comme une ins-tance de non-sens, de privation de sens. Eliade parle de la terreur del’histoire, en se référant particulièrement à sa situation d’exilé, parrapport à une Roumanie emblématique, paysanne et conservatricedes traditions, la Roumanie de la Mioritza. Le contenu de cette bal-lade populaire (dont le nom, Mioritza, signifie la « petite brebis »,l’« agnelle »), peut se résumer de la manière suivante : un jeuneberger moldave est averti, par sa petite brebis, que deux bergers deValachie, des étrangers qui conduisent leurs troupeaux sur lesmêmes pâturages complotent son assassinat. Loin de chercher à seprotéger, le pastoureau confie à sa confidente l’agnelle une missionsurprenante : « Il la prie de dire qu’on le mette en terre dans sonenclos, qu’il soit près de ses brebis et puisse entendre ses chiens. Illui demande aussi de mettre trois pipeaux à son chevet. Lorsqu’ilsoufflera, le vent y jouera et les brebis, rassemblées, verseront deslarmes de sang. Mais il la prie surtout de ne pas parler de meurtre ;qu’elle dise qu’il s’est marié et qu’à ces noces-là un astre fila ; quela lune et le soleil tenaient sa couronne et que les grands montsétaient ses prêtres ; les hêtres, ses témoins. Mais, si elle voit unevieille mère en pleurs à la recherche d’un fier pâtre, qu’elle lui diseseulement qu’il a épousé la reine sans seconde, promise du monde,dans un beau pays, coin du paradis ; mais qu’elle ne parle ni del’astre qui fila, ni du soleil et de la lune lui tenant la couronne ; nides hêtres, ni des grands monts ». 33 « Le message le plus profondde la ballade, selon Eliade, est constitué par la volonté du pâtre de

33. Cf. Mircea ELIADE, « L’agnelle volante », in : De Zalmoxis à Gengis-Khan. Etudes comparatives sur les religions et le folklore de la Dacie et del’Europe orientale, Paris, 1970, pp. 218-246. Considérée comme l’un des deuxmythes fondamentaux de la spiritualité roumaine (avec la légende de MaîtreManole), la Mioritza faisait depuis longtemps déjà l’objet de la réflexiond’Eliade : cf. Les Roumains. Précis historique, Bucarest, Roza Vînturilor, 1992(version française de Os Romenos. Latinos do Oriente, Lisbonne, 1943 = LosRumanos. Breviario Historico, Madrid, 1943), pp. 48-51. Il en est aussi questiondans Commentarii la Legenda Mesterului Manole, Bucarest, 1943 (où Eliadereprend des leçons données entre 1936 et 1937 à l’Université de Bucarest).

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changer le sens de son destin, de transmuer son malheur dans unmoment de la liturgie cosmique, en transfigurant sa mort en “nocesmystiques”, en évoquant auprès de lui le Soleil et la Lune, et en seprojetant parmi les étoiles, les eaux et les montagnes… (Le poète dela ballade) réussit à transmuter un évènement malheureux en unsacrement… Les “noces mioritiques” constituent une solutionvigoureuse et originale donnée à la brutalité incompréhensible d’undestin tragique. L’“adhésion” presque totale du peuple et des intel-lectuels roumains au drame mioritique n’est donc pas dénuée deraison. Inconsciemment, aussi bien les poètes populaires qui chan-taient et continuellement amélioraient la ballade, que les intellec-tuels qui l’apprenaient à l’école, sentaient une affinité secrète entrele destin du pâtre et celui du peuple roumain. Le héros mioritique aréussi à trouver un sens à son malheur en l’assumant non en tantqu’évènement “historique” personnel, mais en tant que mystèresacramental. Il a donc imposé un sens à l’absurde même, enrépondant par une féerie nuptiale au malheur et à la mort ».

« Ce n’est pas autrement, ajoute Eliade, que les Roumains,comme d’autres peuples de l’Europe orientale, ont réagi devant lesinvasions et les catastrophes historiques. Ce que j’ai appelé ailleurs“la terreur de l’histoire”, c’est justement la prise de conscience dece fait : que, nonobstant tout ce qu’on était prêt à accomplir, malgrétous les sacrifices et toute espèce d’héroïsme, on est condamné parl’histoire, puisqu’on se trouve au carrefour des invasions… » Laréférence est faite ici au 4e chapitre du Mythe de l’éternel retour,précisément intitulé « La terreur de l’histoire ». Eliade, dans cechapitre, oppose l’« homme historique » (celui de la modernité),« qui se sait et se veut créateur d’histoire », avec l’homme des civi-lisations traditionnelles « qui avait à l’égard de l’histoire une atti-tude négative », qui savait abolir périodiquement l’histoire grâce àla répétition de la cosmogonie et à la régénération ritualisée dutemps ; ou bien, pour le dire d’une autre manière : qui savait donnerune signification métahistorique aux événements historiques, afinde leur conférer du sens.

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Le mythe, dans une telle vision des choses, devient une défensecontre l’histoire. Il tendra ainsi à transformer un personnage histo-rique en héros exemplaire, ou un évènement en catégorie (arché-type). Le christianisme, comme religion de l’homme moderne,s’avère religion de l’homme déchu : « L’histoire et le progrès sontune chute impliquant l’un et l’autre l’abandon définitif du paradisdes archétypes et de la répétition » 34.

Il faut reconnaître que le combat du mythe contre l’histoire, chezEliade (toute manifestation historique du sacré tendantdésespérément à rejoindre la forme pure d’un archétype, toutes lesdéesses s’efforçant de se confondre avec la Grande Déesse) relèved’une rhétorique très largement partagée à son époque, une rhéto-rique à laquelle même un Lévi-Strauss, pourtant aux antipodes del’éliadisme, n’est pas étranger. Lévi-Strauss, pour qui le mythe sedéfinit comme une machine à vaincre le temps. D’abord la tempo-ralité du récit lui-même 35, mais aussi l’histoire tout court. Lespeuples sans écriture, qui constituent la matière de son enseigne-ment, sont des peuples qu’il aimerait imaginer sans histoire. ChezEliade, toutefois, on ne peut s’empêcher d’avoir le sentiment quel’histoire à laquelle il veut échapper devient, via l’exemple de laRoumanie, une histoire personnelle.

On assiste en effet, chez lui, à une tentative obstinée de ramenersa propre vie à une œuvre, à la fois scientifique et littéraire. Unetentative de fondre en un seul tout l’histoire personnelle, l’ensei-gnement du professeur et l’écriture du romancier. L’autobiogra-phie, de ce point de vue, fait partie intégrante du projet derecherche. Et comme celui-ci, elle semble revenir sur elle-mêmerégulièrement, à la manière d’une spirale, ou mieux encore d’unlabyrinthe dont on finit par soupçonner qu’il désire cacher uncentre. Au fil des lectures, on voit se dessiner, comme en fili-grane mais de manière toujours plus précise, une structure del’ordre du vécu, qui a toutes les apparences d’une mise en scène

34. Dernière page du Mythe de l’éternel retour.35. Cf. l’article fameux sur « La structure des mythes », dans Anthropolo-

gie structurale I.

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initiatique : enfance et jeunesse dans une Roumanie agitée,double phase liminale du séjour indien et de l’exil parisien, oùl’œuvre se structure, paisible enseignement chicagoen. Vu del’extérieur, c’est-à-dire de Paris, puis de Chicago, ce destin appa-raît marqué par la rupture : on apprend très vite que MirceaEliade, en Roumanie avant guerre, était déjà un personnagecélèbre ; que son œuvre était déjà importante 36. De cette œuvreroumaine (en roumain), seuls quelques textes de fiction sontd’emblée traduits. Il faudra attendre la mort d’Eliade (en 1986)pour que commencent à paraître en Occident quelques étudesdatant de cette période 37. Mais il y a plus : alors que le séjour enInde est bien connu, ainsi que les débuts d’Eliade en Roumanieet les années d’exil à Paris, un silence qui devient de plus en pluslourd pèse sur les années de guerre et d’avant-guerre, cela malgréla redondance des entretiens et des textes autobiographiques.Tout se passe comme si ce silence, sur les années 1937 à 1944,c’est-à-dire sur l’homme de 30 à 37 ans, protégeait le centre dulabyrinthe, un lieu où l’on pressent que le mythe, précisément,rejoint l’histoire.

Le silence est rompu deux ans après la mort d’Eliade. Dans unlivre posthume d’abord, Les moissons du solstice. Mémoire II.1937-1960 38, où Eliade reconnaît enfin, mais « sans regret » 39,

36. Cf. entre autres Myths and Symbols. Studies in Honor of Mircea Eliade,edited by J.M.Kitagawa and C.H.Long, Chicago, 1969 (avec en particulier letexte de CIORAN, « Beginnings of a Friendship », pp. 407-414) ; Cahiers del’Herne no 33, 1978 (Mircea Eliade) ; et, d’ELIADE lui-même, Les promessesde l’équinoxe. Mémoire, I. 1907-1937, Paris, 1980. On peut y ajouter les entre-tiens avec Claude-Henri ROQUET, L’épreuve du labyrinthe, Paris, 1985.

37. En particulier l’Alchimie asiatique, Paris, 1990 (traduit de l’originalroumain publié à Bucarest en 1935) et Cosmologie et alchimie babylo-niennes, Paris, 1991 (traduit de l’original roumain publié à Bucarest en1937). La substance matérielle de ces deux études se retrouve dans les quatreouvrages sur le Yoga (cf. supra note 000), ainsi que dans Le mythe de l’éter-nel retour, et dans Forgerons et alchimistes.

38. Paris, 1988.39. Comme le remarque amèrement Edgar REICHMANN, dans Le Monde

des livres du 15 juillet 1988.

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sa participation enthousiaste au tristement célèbre mouvementd’extrême-droite organisé par Corneliu Codreanu, la « Garde deFer », autrement nommée « Légion de l’archange Michel », uneorganisation appuyée par le maître d’Eliade Nae Ionescu (qui enfut un idéologue attitré 40). Le dossier de cette complicité setrouve simultanément enrichi, de manière extrêment minu-tieuse, par un disciple d’Eliade, à qui ce dernier avait confié sabiographie, Mac Linscott Ricketts qui fait paraître, en 1988aussi, les 1 453 pages en deux volumes de son Mircea Eliade.The Romanian Roots, 1907-1945 41. Conçu comme une hagio-graphie, ce laborieux travail réussit le tour de force de resterhonnête, et nous introduit de plain-pied dans la documentationroumaine, en roumain. On en ressort écœuré. Comme en furentécœurés ceux qui, à la suite de Ricketts, ont poursuivi l’enquête.Il faut mentionner ici un compte-rendu venimeux, à la fois dulivre posthume d’Eliade et du livre de Ricketts 42 ; dans lequell’auteur traduit de larges extraits d’un article paru dans la presseroumaine de 1937, un texte sans équivoque signé Eliade 43. Elledonne les références de 25 autres articles du même acabit, parusentre 1934 et 1937. De manière parfaitement indépendante, la

40. Le « Professeur », comme Eliade l’appelle, n’a pas laissé une œuvrequ’on puisse lire, à par la transcription de quelques-uns de ses cours de phi-losophie, et d’innombrables chroniques journalistiques. Eliade constitua lui-même une anthologie de ces textes journalistiques, qu’il accompagna d’unepostface : Nae IONESCU, Roza vânturilor, Bucarest, Ed. Cultura Nationala,1937 (republié à Münich, Colectia Omul Nou, 1973).

41. Paru dans la série East European Monographs, à Boulder (diffusé parl’Université Columbia de New York).

42. Adriana BERGER, « Fascism and religion in Romania », Annals ofScholarship, vol. 6, fasc.4, 1989, pp.455-465.

43. « Nous restons passifs et observons comment l’élément juif est devenuplus fort en Transylvanie, comment Deva est devenue complètement hon-groise… Comment des colonies de laboureurs juifs se sont installés en Mara-mures, comment les forêts de Maramures et de Bucovine sont passées enmains juives et hongroises, et., etc. Au lieu d’éliminer, cruellement, l’élémentBulgare de l’entière Dobrogea, nous l’avons colonisée avec des gardiensbulgares…, etc. »

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même année que le livre de Ricketts, c’est un article de RaduIoanid, « Mircea Eliade e il fascismo » 44, qui fait le point surcette période, article suivi bientôt par une vaste étude du mêmeauteur : The Sword of the Archangel. Fascist Ideology inRomania 45. Du côté de la France, la revue Le genre humainpublie enfin, dans son numéro de novembre 1992, deux articlessur Eliade : l’un d’Isac Chiva, « A propos de Mircea Eliade. Untémoignage » (pp. 89-102) ; l’autre de l’indianiste et historiendes religions (disciple de Dumézil) Daniel Dubuisson,« Métaphysique et politique. L’ontologie antisémite de MirceaEliade » (pp.103-118).

Les études que je viens de citer ont montré à l’évidencel’implication d’Eliade dans un mouvement nationaliste, en rap-port étroit avec le fascisme et le nazisme, un mouvement pré-tendu spirituel mais inspirateur de crimes de sang, dans uncontexte éminemment politique. un mouvement dont les motsd’ordre, répercutés entre autres par les écrits journalistiquesd’Eliade, prônaient, déjà, la purification ethnique. La doctrinede Codreanu, à laquelle Eliade, fondamentalement, adhérait,peut se définir de la manière suivante 46 : désireux d’affirmer saspécificité tant par rapport au fascisme italien (construit sur lanotion d’Etat, et développant une philosophie de l’ordre) quepar rapport au national-socialisme allemand (basé sur la notionde race), le mouvement légionnaire roumain (la garde de fer) sedéfinit par une philosophie spiritualiste, et ce que ses apologètesappellent « une tendance ascensionnelle dans l’ordre de la vie ».Ses ennemis déclarés sont la mentalité mercantile et l’athéïsme.

44. La Critica Sociologica 84 (1988), pp.16-29.45. BOULDER, East European Monographs, 1990 (la même série que le

livre de Ricketts).46. Je me réfère simplement, pour cette esquisse, à ce que j’ai pu lire dans

une publication découverte dans une librairie genevoise spécialisée en« ésotérismes et spiritualité » : Un mouvement chevaleresque au XXe siècle,La garde de fer (no 18-19 de la revue Totalité. Pour la révolution culturelleeuropéenne, éditions Pardes, été 1984).

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Son projet : créer un homme nouveau dans le cadre d’une orga-nisation de type initiatique (l’unité de base étant appelée le« nid »), destinée à régénérer la « nation » (une nation « dont lefond biologique ne peut plus être laissé à l’imprévu » 47).Chaque nation a un destin et une mission particulière à remplirdans le monde. La vocation roumaine serait, dans cet ensemble,celle d’amorcer un retour aux sources de la spiritualité reli-gieuse, d’opérer une respiritualisation de l’individu. Le mou-vement, qui fera à plusieurs reprises l’objet d’une violenterépression (appelée persécution), développe très vite une mys-tique du sacrifice et du martyre.

Alors même qu’il publie des articles à la louange deslégionnaires et de leurs martyres 48, Eliade fait paraître, en 1937,son livre intitulé Cosmologie et alchimie babylonienne. Il sesent obligé, dans sa préface, de justifier (à l’adresse de ses amisnationalistes) l’intérêt qu’il peut porter, lui roumain, à desdomaines étrangers à l’histoire balkanique et à la philologieromane. Sa justification est la suivante : ce qu’il montre dans sestravaux, c’est l’importance de la résistance, partout (et en parti-culier dans l’Inde, où le yoga relève d’une couche dravidienne,pré-indœuropéenne), des formes de spiritualité autochtones ; orce qui caractérise, selon lui, la problématique actuelle de laculture roumaine, c’est précisément l’autochthonie, « c’est-à-dire la résistance des éléments ethniques aux formes de cultureétrangères ». Il s’agit, en ses termes, de « l’insurrection de laspiritualité autochtone contre les formes unificatrices venues del’extérieur ». Ses études, par conséquent, sont parfaitement inté-

47. Op. cit. p.47.48. Cf. en particulier un texte paru dans Vremea le 24 janvier 1937 en

hommage à Ion Mota et Vasile Marin, morts en Espagne en combattant,comme volontaires, dans les rangs franquistes : « Mota et Marin, je juredevant Dieu, devant votre saint sacrifice pour Jésus-Christ et la Légion, dedétruire en moi les joies terrestres, d’abandonner l’amour humain et d’êtreprêt à mourir n’importe quand pour la résurrection de mon peuple… La mortvolontaire de Ion Mota et Vasile Marin a un sens mystique : le sacrifice pourla chrétienté » (cité par Isac CHIVA, loc. cit. supra p. 000, p. 95.

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grées dans « l’actuel moment spirituel roumain ». Ce qui corres-pond, en effet, du côté roumain, à ce qu’il a découvert dansl’Asie traditionnelle, c’est la préhistoire et la proto-histoire,ainsi que le folklore paysan, autant de domaines où se révèlent« la spiritualité et l’histoire sainte de notre nation ». Il lancedonc un appel à des études orientées en direction des formes de« sensibilité préalphabétiques, de la vie collective, des sym-boles, des traditions orales ». Et il ajoute : « Dans ce domaine,notre peuple est riche ».

Dans l’air du temps, auquel Eliade n’est certes pas insensible,il y a du côté des sciences humaines la quête de nouveaux objetshistoriques. Eliade, en substance semble nous dire, dans ce textede 1937, que l’actualité n’est plus à l’histoire événementielle.Mais tout se passe comme si, parvenu à ce carrefour essentiel, ilavait choisi la piste des ésotéristes et des laudateurs de l’arché-type. Il ne fait aucune référence à l’école des annales, qui existebel et bien depuis 1924 49. Il ne plaide pas pour l’histoire desmentalités. Il plaide contre l’histoire, pour la « tradition » et laphilosophia perennis. Dans Fragmentarium, choix de sesarticles parus dans Vremea de 1935 à 1939, on trouve un texteintitulé « Protohistoire ou Moyen Age », qui mérite qu’on s’yarrête un instant. Eliade y développe l’idée, qui sera souventreprise dans d’autres textes, selon laquelle la Roumanie, qui n’apas eu de Moyen Age glorieux, ni participé de manière éclatanteau mouvement de la Renaissance, peut néanmoins s’énorgueillird’une protohistoire très importante. Et que c’est précisémentdans le « berceau de la race », dans « les débuts de la nation »,qu’il faut rechercher la « tradition », conservatrice d’une« valeur spirituelle, symbolique » : « Le passé n’est plusapprécié parce qu’il a été histoire, il est apprécié surtout parcequ’il a été origine. Le document retombe au second plan, cédant

49. Date de parution des Rois thaumaturges de Marc Bloch. Rappelonsque la revue des Annales, sous l’impulsion de Lucien Febvre et de MarcBloch, est née en 1929.

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la place au signe, au symbole » 50. On découvre ici, très précisé-ment, une première formulation, pour ne pas dire la racine histo-rique de ce qui deviendra, dans une toute autre version où lesorigines nationales cèdent la place à une vision d’humanismeplanétaire, la théorie de l’archaïque et de l’archétype, tellequ’elle sera formulée dans Le mythe de l’éternel retour et dansle Traité d’histoire des religions. La seule possibilité de cettemétamorphose, que d’aucuns interpréteront comme une toilette,ne laisse pas d’être inquiétante.

Polygraphe et polymathe, l’Eliade des années 1937 à 1944 està l’affût de l’air du temps, qu’il capte à sa manière, une manièrequi ne sera plus celle des époque suivantes. On aimerait pouvoirle créditer d’une certaine candeur, même doublée d’une grandehypocrisie. Mais on est bien forcé de lire ce qu’on lit. Monintention n’est pas inquisitoire. D’ailleurs il ne saurait y avoir, àdire vrai, d’« affaire Eliade », puisque lui-même, après tout,même si c’est de manière posthume, nous offre l’ensemble deséléments qui pourraient servir à l’accabler (à travers le livremonumental de son disciple Ricketts). Et puis, en outre, il s’agi-rait d’un secret de polichinelle, que n’ignoraient pas ses amisqui l’ont connu aux deux époques (Cioran, Ionesco, Jünger,Evola, Tucci et combien d’autres, dont Dumézil qu’il rencontredès 1943). En Roumanie non plus, après guerre, on n’avaitcertes pas oublié ce brillant jeune homme. Son protecteur, grâceà l’intervention duquel Eliade put se rendre à Londres en 1940(après avoir connu la prison pour raison politique en Roumanie),le grand linguiste académicien Alexandre Rosetti lui a mêmesurvécu, dans la Bucarest de Ceaucescu.

Le silence, certainement relatif, doit donc aussi s’expliquerpar une absence de question. Non pas un désintérêt. Mais plutôtla crainte d’agiter quelque chose de trop compliqué, de trop

50. Ce plaidoyer pour la préhistoire et la protohistoire roumaine seretrouve, développé, en introduction du texte qu’Eliade publiera en 1943,alors qu’il travaille pour la propagande du gouvernement roumain, àLisbonne : Les Roumains, latins d’Occident.

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lourd. Non seulement quelque chose de douloureux, maisquelque chose de gênant, de dérangeant. Il y a effectivement,pour nous aussi, encore aujourd’hui, quelque chose dedérangeant dans ce qu’Eliade a désiré taire, le plus longtempspossible, tout en laissant entendre qu’il ne le reniait pas vrai-ment. Je crois que ce qui se passe aujourd’hui même dans l’Esteuropéen vient confirmer cette hypothèse. On ressort de la lec-ture du dossier de Ricketts, véritable plongée dans la Roumanied’Eliade, avec le sentiment que nous n’avons pas encore sûrépondre, clairement, à une question qui demeure fondamen-tale : quelle différence doit-on (et peut-on) faire, exactement,entre un patriote, un nationaliste et un raciste ? Le scénariomanichéen de la guerre froide nous a trop longuement empêchéde voir que cette question, malheureusement, reste inéluctable.En s’échappant du côté de l’humanisme, Eliade a peut-êtrecherché une sortie honorable.

Une seconde explication, d’un autre ordre mais tout aussiimportante, du relatif silence qui a pu s’établir autour des annéesnoires d’Eliade, c’est le fait que nous avons connu, nous, unautre homme, qu’il serait vain, absurde de vouloir à tout prixréduire au premier 51. Que de l’un à l’autre on ne puisse affirmer,bien sûr, une radicale solution de continuité, cela va de soi. Ilexiste des passerelles, nombreuses, en particulier au niveauépistémologique, dont on doit dire qu’il est regrettablequ’Eliade n’ait pas fait lui-même, dans ses écrits, l’aveu etl’analyse. Le fait demeure que nous avons connu un autrehomme, un homme dont l’œuvre visible, écrite après guerre, a

51. Dans ce sens, l’analyse rétrospective opérée par Daniel DUBUISSON

(loc. cit.) me paraît excessive : prétendre que la lecture qu’on peut faireaujourd’hui, à la lumière du dossier roumain de la fin des années trente,annule ce que l’on croyait comprendre naguère du Mythe de l’éternel retour,équivaudrait à une condamnation globale de la réception occidentaled’Eliade. Les choses ne sont pas si simples, il faut tenir compte de la modifi-cation de perspective, modification importante, qui préside à la formulationdu système tel qu’il se donne à lire dans l’œuvre parisienne.

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enchanté, et marqué, toute une époque, et dont l’enseignement(autant que la prose poétique) a énormément apporté, alorsmême qu’on n’était pas souvent d’accord avec sa méthode.

Qu’a-t-il apporté à nos études ? D’abord une réelle audace :celle de croire à la possibilité de jeter, sur l’ensemble dudomaine de l’histoire des religions, un regard sérieux, bieninformé. L’Eliade de Paris et de Chicago a su nous orienter demanière remarquable dans une bibliographie gigantesque etsouvent confuse. Remarquablement informé et toujours àl’affût, choisissant comme guides les meilleurs spécialistes, il asu repérer, souvent au moment de leur émergence, les objets lesplus inattendus et les plus intéressants sur les territoires les plusdivers de son domaine d’enquête 52. Plutôt que d’une méthode,on lui est redevable de la maîtrise, et de l’organisation, d’unevaste érudition fortement structurée en fonction d’une vision :celle qui sous-tend le projet d’une discipline en voie d’élabora-tion, une histoire des religions conçue comme le support d’unnouvel humanisme, encyclopédique, à l’échelle de la planète.

Ceux qui ont pu le côtoyer dans son dernier refuge, sur lecampus de Chicago, n’ont pas oublié la grande ouvertured’esprit, l’infatigable curiosité, la nervosité intellectuelle et lafragilité physique d’un homme dont rien, au niveau de l’ensei-gnement et des publications accessibles, ne laissait transparaîtrela moindre trace de fascisme ou d’anti-sémitisme.

Il eût certes mieux valu, pour Eliade, qu’il ait eu le courage deprocéder lui-même à l’analyse de sa démarche, d’une manièrerétroactive, quitte peut-être à renier, par delà sa jeunesse,jusqu’à une part de son adolescence. Mais ces années, sur les-

52. C’est ainsi que je me souviens d’avoir lu Carlo Ginzbourg, grâce à lui,dès 1972 (il était entré dans son séminaire avec, à la main, I Benadanti quivenaient de paraître). Cet Eliade là est un écrivain qui donne envie de lire cequ’il cite. Je lui dois une grande partie de mes lectures, à commencer parl’épopée de Gilgamesh et l’Enuma-Elish, accompagnées des études de JeanBottéro sur les religions mésopotamiennes. Sans parler de la Chine de Kal-tenmark ou de l’Iran de Marijan Molé, etc.

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quelles il a choisi de faire silence de son vivant, sont-elles, uni-quement et simplement, à cataloguer sous la rubrique del’inavouable ? Ne font-elles pas partie, elles aussi, de notrehistoire ?

Post-scriptum (août 2004)

Grand maître de l’autobiographie à travers journaux etmémoires, le savant que nous avons connu a fait peser un trèslong et très lourd silence sur son passé totalitaire et antisémite.Et pourtant, sur ce passé, le débat existait depuis longtemps,comme on le sait très bien aujourd’hui, à la suite d’abondantstémoignages et de sérieuses études. Confronté à un dossier quitend depuis quelques années à devenir pléthorique, je me con-tenterai de renvoyer à Alexandra Laignel-Lavastine, Cioran,Eliade, Ionesco. L’oubli du fascisme, Paris, 2002 (où l’on trou-vera une riche bibliographie), ainsi qu’à l’article de CristianoGrottanelli, « Mircea Eliade, Carl Schmitt, René Guénon,1942 », Revue de l’histoire des religions 219 (2002), pp. 325-356.

La « réputation d’un nazi fugitif », à laquelle une lettre dupoète et éditeur Cesare Pavese adressée à l’historien des reli-gions Ernesto di Martino fait allusion en 1949, ressurgit dans lesannées 70, en 1972 précisément, quand la revue israélienneToladot publie un dossier sur Eliade se référant à des documentsd’avant guerre, en particulier un article paru le vendredi17 décembre 1937 dans un journal roumain sous le titre :« Pourquoi je crois au mouvement légionnaire ». Il s’agit d’untexte que cite avec douleur et grand soin un ami trahi par Eliade,le merveilleux écrivain juif roumain Mihail Sebastian, dans sonJournal 1935-1944 (traduction française, Paris 1998, p. 128). Apartir de ce dossier israélien, et de la réaction d’un autre amid’Eliade, Gershom Scholem, l’affaire transite (à nouveau) parl’Italie, avant d’éclater comme l’on sait au grand jour en France

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et aux Etats-Unis au lendemain de la mort d’Eliade en 1986. Cequi revient à dire qu’une rumeur se développe dans le milieusavant, durant plus de quarante ans avant d’éclater au grand jour,et avant que les documents qui en confirment le bien fondésoient enfin connus de tous. Les hésitations louables du discipleIoan Petru Culianu, avant qu’il ne se rende à l’évidence, et nemeure mystérieusement assassiné, devraient nous servir deleçon 53. Et la lecture du Journal de Mihail Sebastian d’expé-rience définitive.

53. Cf. Ted ANTON, Eros, Magic, and the Murder of Professor Culianu,Evanston Ill, 1996.

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ORIENTATION BIBLIOGRAPHIQUE(TRÈS) SÉLECTIVE

Quelques sources littéraires essentielles

En l’absence de précision dans les notes, on se référera aux éditionscourantes : Collection des Universités de France (= CUF), Paris,Société d’édition « Les Belles Lettres » (avec traduction française) ;The Loeb Classical Library, Cambridge Mass., Harvard UniversityPress, et Londre, William Heinemann LTD (avec traductionanglaise) ; Sources Chrétiennes, Paris, éditions du Cerf (avec traduc-tion française) ; Scrittori Greci e Latini, Fondazione Lorenzo Valla,Arnaldo Mondadori Editore (avec traduction italienne) ; BibliothecaScriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana, Leipzig et Stut-tgart, éditions Teubner (texte seul) ; Scriptorum Classicorum Biblio-theca Oxoniensis, Oxford, Clarendon Press (texte seul).

Ne mentionnant que des textes accessibles en traduction, la liste sui-vante ne tient pas compte des commentaires antiques et byzantins, lesscholies dont les plus précieuses, du point de vue mythographique,sont celles qui accompagnent les œuvres de Pindare, Apollonios deRhodes, Théocrite, Lycophron et Virgile. Le choix, en outre, est forcé-ment arbitraire, puisque tout document grec ancien, et souvent aussiromain, quels que soient sa nature ou son genre (poésie, histoire,géographie, philosophie ou roman) est en théorie susceptible de nousfournir une information sur l’un ou l’autre mythe.

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ANTONINUS LIBERALIS, Métamorphoses (CUF).APOLLODORE, Bibliothèque : Jean-Claude CARRIÈRE et Bertrand MAS-

SONIE, La bibliothèque d’Apollodore, Besançon, 1991 ; autre tra-duction française, sous la direction de Paul SCHUBERT, Lausanne,2003.

CONON, Les histoires dont il reste le résumé donné au IXe siècle parPHOTIUS, Bibliothèque, vol. III, pp. 8-39 de l’édition des Belles Let-tres (CUF).

CORNUTUS, Compendium Mythologiae : cf. Anneo CORNUTO, Com-pendio di teologia greca. Testo greco a fronte, a cura di IlariaRamelli, Milan, 2003.

DIODORE DE SICILE, Mythologie des Grecs. Bibliothèque historique,livre IV, trad. par Anahita BIANQUIS, introduit et annoté par JanickAUBERGER, préface de Philippe BORGEAUD, Paris, 1997.

[PSEUDO-] ERATOSTHÈNE, à lire dans la traduction de Pascal CHARVET

et Arnaud ZUCKER : ERATHOSTHÈNE, Le ciel. Mythes et histoire desconstellations, Paris, 1998.

ESCHYLE, Théâtre (CUF).EURIPIDE, Théâtre (CUF). Cf. aussi la traduction de Marie DELCOURT

dans la « Bibliothèque de la Pléiade ».HÉSIODE, Théogonie et Travaux (CUF). Pour la Théogonie cf. aussi la

traduction d’Annie BONNAFÉ, Paris 1993, avec un essai de Jean-Pierre VERNANT.

HOMÈRE, Iliade et Odyssée (diverses traductions).HOMÈRE (attribués à), Hymnes (CUF).HYGIN, Fables, Belles Lettres (CUF).HYGIN, Astronomie, Belles Lettres (CUF).LONGUS, Les Pastorales (Daphnis et Chloé) (CUF).ORPHÉE (attribués à), Poèmes magiques et cosmologiques, postface de

Luc BRISSON, Paris, 1993.ORPHÉE (attribués à), Hymnes : cf. La prière. Les Hymnes d’Orphée,

traduits et présentés par Pascal CHARVET, Paris, 1995.ORPHÉE (commentaire d’une cosmogonie attribuée à) : Le papyrus de

Derveni, traduit et présenté par Fabienne Jourdan, Paris, 2003.OVIDE, Métamorphoses (diverses traductions).OVIDE, Fastes (CUF).PALAEPHATOS, De incredibilibus : cf. Palaephatus, On Unbelievable

Tales, Translation, Introduction and Commentary by Jacob STERN,with Teubner Greek Text, Wauconda, Ill., 1996.

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PARTHENIOS, Erotika Pathemata (« Passions amoureuses ») : cf. PAR-

THENIUS, Erotika Pathemata. The Love Stories of Parthenius, trans-lated with notes and an afterword by Jacob STERN, New York andLondon, 1992.

PAUSANIAS, Description de la Grèce (CUF).PHILOSTRATE, Les Tableaux : cf. Blaise DE VIGENÈRE, Les images ou

tableaus de platte peinture de Philostrate lemnien sophiste grec[…] mis en françois avec des arguments et annotations sur chacund’eux, Paris, 1578 (republié en 2 volumes par Françoise GRAZIANI,Paris 1995). Sous le titre La galerie de tableaux, avec une préfacede Pierre HADOT, Paris 1991, François LISSARAGUE a révisé etannoté la traduction publiée en 1881 par Auguste BOUGOT.

PHLEGON DE TRALLES, Mirabilia : cf. Phlegon of Tralles’Book of Mar-vels, translated with an introduction and commentary by WilliamHANSEN, University of Exeter Press, 1996.

PLUTARQUE, Isis et Osiris (CUF).PLUTARQUE, Dialogues pythiques (CUF).PLUTARQUE, Etiologies romaines et étiologies grecque (CUF).SOPHOCLE, Théâtre (CUF). Pour l’Œdipe Roi, cf. Jean Bollack,

L’Œdipe Roi de Sophocle, 3 vol., Lille s.d.VIRGILE, Bucoliques (diverses traductions).VIRGILE, Enéide (diverses traductions).

Quelques études modernes

Yves BONNEFOY éd., Dictionnaire des mythologies, 2 vols., Paris,1981.

Claude Calame, Mythe et histoire dans l’Antiquité grecque, Lausanne,1996.

Marcel DETIENNE, Les jardins d’Adonis, Paris, 1972, avec la« Postface » de la réédition de 1989.

Marcel DETIENNE, Comment être autochtone. Du pur Athénien auFrançais raciné, Paris, 2003.

Marcel DETIENNE et Jean-Pierre VERNANT, Les ruses de l’intelligence.La mètis des Grecs, Paris, 1974.

Timothy GANTZ, Early Greek Myth. A Guide to Literary and ArtisticSources, Baltimore, 1993.

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Fritz GRAF, Greek Mythology. An Introduction, Baltimore, 1993.Pierre GRIMAL, Dictionnaire de la mythologie grecque et romaine,

Paris, 1951 (nombreuses rééditions).Claude LÉVI-STRAUSS, Mythologiques, Paris, 1964-1973.Lexicon Iconographicum Mythologiae Classicae, Zürich, 1981-1997

(= LIMC).Nicole LORAUX, Né de la Terre, Paris, 1996.Jean-Marc MORET, Oedipe, la Sphinx et les Thébains. Essai de mytho-

logie iconographique, t. I, Institut suisse de Rome, 1984.Ludwig PRELLER und Carl ROBERT, Griechische Mythologie, 4e éd.,

Berlin 1894-1926.Wilhelm Heinrich ROSCHER (éd.), Ausführlisches Lexikon der grie-

chischen und römischen Mythologie, Leipzig, 1884-1937.Jean RUDHARDT, Du mythe, de la religion grecque et de la compré-

hension d’autrui, Genève, 1981 (= Revue Européenne des sciencessociales et Cahiers Vilfredo Pareto, tome XIX, no 58).

Suzanne SAÏD, Approches de la mythologie grecque, Paris, 1993.Jean SEZNEC, La survivance des dieux antiques, Studies of the War-

burg Institute, Londres 1940.Giulia SISSA et Marcel DETIENNE, La vie quotidienne des dieux grecs,

Paris, 1989.Jean-Pierre VERNANT, L’univers, les dieux, les hommes. Récits grecs

des origines, Paris, 1999.

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INDEX

abeillesAbrahamAdonisâge d’oragriculturealchimieAlexandreAmbroiseambroisieAntoineAphroditeApollodoreApollonArcadieArcasArganthonéArianeAristéeArtémisAsclépiosAstériosAthénaAthènesAttisAugusteaulos (flûte)Aulusautochtone, autochthonie

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bacchantesbalançoirebavardageBoréeBRELICH, AngeloCAILLOIS, RogerCALAME, ClaudecannibalismeCaniculeCapitoleCapricorneCarthagecatharsisCéosCerbèreCésarCharChariot (constellation)Chienne (constellation)ChionéChristcivilisationClioCnossosCôcaloscolombecoquillageCornelius Galluscorybantescourètescouronne d’ArianecrécelleCREUZER, Georg FriedrichCronosCULIANU, Ioan PetrucultureCybèleDanaédanseDédaledélugeDéméterdémon

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DémophonDETIENNE, MarceldevinDeucalionDiableDionysosDUMÉRIL, GeorgeséchoEchoEleusisELIADE, MirceaempireEnéeEnfersenthousiasmeEratosthèneErechthéeErichthoniosErigoneEros, érosEumolpeEuripideEuropeEUSÈBE DE CÉSARÉE

extasefolieFRAZER, James Georgefuite des dieuxGardien de l’OurseGè, GaïaGERSCHEL, LucienGlaucosGordiosGrande Oursegrotte, antreHEINE, HeinrichHéphaïstosHéraclèsHermèsHérode le GrandHérodoteHespérideshistoire des religions

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HyginHylasHymetteIamosIcariaIcariosIlissosidentité, identitaireinitiationivresseJérusalemJunonJupiterJuventaslabyrintheLaodamieLAWRENCE, David HerbertLÉVI-STRAUSS, ClaudeLORAUX, Nicoleloup, loup-garouLucumonLycaônMaïramandalaMannhardt, WilhelmmaniaMédéemémoireménadismeMétanireMère des dieuxMidasmielMinosMinotaureMioritzaMOMIGLIANO, ArnaldoMuse, Musesmusiquemythemythe et histoireNarcisseNuma

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NymphesnympholepsieOlus : voir AulusOnésilosoracle, oraculaireOrionOrithyieOrphéeOsirisoubliOuranospaganismepainPanPandionpaniquePasiphaépastoralePénélopePenthéePerséphonePetit PoucetPhrygiePilatePindarePlatonPléiadesPLUTARQUE

PompéePoséïdonPraxithéaProclusProcrisprodigeProméthéeProtesilasRabelaisREDFIELD, JamesRémusRhéaRhéa SilviaRhésosrire, dérision

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riterites de passagesRomeRomulusRUDHARDT, Jeansacrificesauvage, sauvagerieSCHEID, JohnSEBASTIAN, MihailSéméléSiriusSocratesouilluresucreSyllasymboleSyrinxTanaquilTarquinTerminustêteThamousThéséeThespisTibèreTitanstranseTriptolèmeVéiesVERNANT, Jean-PierreVIDAL-NAQUET, Pierreviergevin, vigneVIRGILE

Zeus

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TABLE DES MATIÈRES

Préface ............................................................................... 7

Préambule ......................................................................... 11

Aux origines de la cité ................................................... 11Le pain et le vin.............................................................. 13Icarios, sa fille et sa chienne........................................... 15Première approximation................................................. 21Une mémoire partagée ................................................... 22Seconde approximation : Socrate au bord de l’Ilissos ... 26

Le mythe du labyrinthe .................................................... 33

Une image ...................................................................... 33La mémoire et l’oubli..................................................... 36Un labyrinthe de paroles ................................................ 38Où chercher le modèle ?................................................. 40A la croisée des cycles athéniens et crétois.................... 46L’habitant du labyrinthe ................................................. 56Thésée, le Minotaure et Ariane ...................................... 58Dionysos, Ariane et Thésée............................................ 59

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L’enfance au miel .............................................................. 65

Le petit Platon ................................................................ 65Les abeilles de Pindare................................................... 68Un paysage ambrosien ................................................... 72Nourrir Zeus................................................................... 74Le miel céleste ............................................................... 76Au lever des Pléiades ..................................................... 82

Un cousin d’Orphée.......................................................... 87

Un ignoble destin ........................................................... 87Le mythe travaillé par l’histoire ..................................... 90Récits d’amour et de mort refusée ................................. 93

Écho, désir, musique, les sentiers de Pan ........................ 99

Extase, enthousiasme, théolepsie et panique ................. 99Le souffle fécondant de la syrinx ................................... 101La bonne éducation ........................................................ 104Une thérapie musicale.................................................... 108Musique et union (ou désunion) mystique : Attis etCybèle ............................................................................ 112

La mort du Grand Pan..................................................... 115

Le récit ........................................................................... 115La construction d’une parole oraculaire......................... 118Tumultes célestes : le Christ, Pompée, Antoine, Césaret la prise de Jérusalem .................................................. 122Tibère, le dieu Pan et le Capricorne ............................... 130L’avènement du Paganisme : Pan-démon ou Pan-Christ ... 133Interprétations savantes I : le dieu qui meurt ................. 138Interprétations savantes II : les parallèles nordiques àla mort du Grand Pan ..................................................... 143Les interférences du visible et de l’invisible.................. 150Appendice. La mort du Grand Pan, bibliographie ......... 153

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La tête du Capitole ........................................................... 157

Le prodige de la tête....................................................... 157Détournements d’oracle ................................................. 159Le nœud gordien ............................................................ 165Un sacrifice humain ?..................................................... 172Idéologie tripartite.......................................................... 176

Un mythe moderne : Mircea Eliade ................................ 179

Post-scriptum (août 2004).............................................. 204

Orientation bibliographique (très) sélective.................... 207

Quelques sources littéraires essentielles ........................ 207Quelques études modernes............................................. 209

Index .................................................................................. 211

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PARUTIONS RÉCENTESCHEZ LABOR ET FIDES

Paul Tillich Théologie systématique IIMartin Rose Une herméneutique de l’Ancien TestamentNicolas Dieterlé La pierre et l’oiseauFlore de Préneuf Chronique d’un dialogue de sourdsLuis Lema Couvrir le désastreRiah Abu el-Assal Etranger de l’intérieurLytta Basset Culpabilité, paralysie du cœurLytta Basset Paroles matinalesJean Mohr Côte à côte ou face à faceN. Narbel, E. Grandjeanet G. de Montmollin éd. Naissances divinesMichel Cornuz Le protestantisme et la mystiquePierre-André Stucki La promesse de la libertéDaniel Marguerat éd. La Bible en récitsE. Steffek et Y. Bourquin éd. Raconter, interpréter, annoncerJ.-C. Attias et P. Gisel éd. De la Bible à la littératureDany Nocquet Le « livret noir de Baal »François Dubois L’Eglise des individusJean-François Zorn La missiologieAlain Monnier Nostalgie du néolithiqueM. Boss, G. Emery etP. Gisel éd. Postlibéralisme ?Arnold Benz L’avenir de l’universTh. Römer, J.-D. Macchiet Ch. Nihan éd. Introduction à l’Ancien TestamentFrançois Bovon Les derniers jours de JésusMarc-André Charguéraud Le banquier américain de HitlerSumaya Farhat-Naser Le cri des oliviersH. Mottu et J. Perrin éd. Actualité de Bonhoeffer en Europe latineSerge Molla éd. Voix ferventesA. de Pury et J.-D. Macchi éd. Juifs, chrétiens, musulmansJean-Marc Prieur éd. La CroixPascal Bridel éd. L’invention dans les sciences humainesWilliam Bradford Histoire de la colonie de PlymouthAndré Lacocque Le livre de RuthAlexis Keller L’Accord de GenèveMatthew McAllester Prisonniers de SaddamChristian Müller Nouvelles de ce monde-là

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D. Marguerat et D. Müller éd. Mourir… et après ?Pierre Gisel Sacrements et ritualité en christianismeJean-Daniel Causse L’instant d’un gesteRoland J. Campiche Les deux visages de la religionDaniel de Rouletet Xavier Voirol L’envol du marcheurElisabeth Parmentier L’Ecriture vive

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CET OUVRAGE A ÉTÉ TRANSCODÉ

ET ACHEVÉ D’IMPRIMER

PAR L’IMPRIMERIE FLOCH À MAYENNE

EN NOVEMBRE 2004

N° d’impression : 60982.Dépôt légal : novembre 2004.

(Imprimé en France)

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