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1 Bruno LEMOINE LA CHAMBRE ET LE SPECTRE

LA CHAMBRE ET LE SPECTRE

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Bruno LEMOINE

LA CHAMBRE ET LE SPECTRE

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« J’avais été tellement plongé dedans qu’il me semblait l’avoir

tourné, ce sujet. Je me suis mis à faire, à divers endroits, les photographies

qui avaient les mêmes cadrages que j’aurais faits pour le film, un soin,

une méticulosité qu’il ne m’était jamais arrivé d’avoir pour les films précédents. »

Michelangelo Antonioni

« Je me livre aux exercices de simulation. »

Jacques Rigaut

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- I –

EMMA

Peut-être n’y a-t-il pas même de désir. Le hasard serait le maître d’un ballet dans lequel

nous entrerions, enfant. Nous apprendrions alors à reconnaître les signes de l’amour, là où il

n’y a que l’inconséquence d’un lac gelé sous l’effroi d’un monde mort.

Ce que j’écrirai à propos d’Emma ne lui parviendra jamais. Et si ces lignes lui arrivent un

jour, d’une manière ou d’une autre si Emma m’en demande réparation, cette espèce de

léthargie, que je vais commencer à décrire, l’empêchement que j’ai de concevoir un être, un

proche ou moi-même autrement que comme une marionnette, un personnage, un objet,

sa colère contre moi ne m’affecteront que le temps qu’ils dureront. Je pourrais avoir du regret

après cela, mais celui-ci sera comme l’impression qu’un film laisse après qu’on l’a vu.

J’avoue même espérer un tel moment, comme un homme, que l’ennui a aigri, peut attiser la

colère de ses proches ou leur pitié pour se distraire. Tout du moins, une partie de moi, la plus

cynique, espère ce moment, mais sans l’envisager vraiment, comme si nous pouvions faire

revenir devant nous, et par un simple claquement de doigts, ceux qui sont partis pour de

vieilles histoires, et comme si une telle rancune pouvait me rendre, dans l’instant où je la

jouerais, plus humain.

J’avais connu Emma, il y a quinze ans de cela, alors que j’étais avec l’une de ses amies,

rencontrée comme elle sur les bancs de la faculté. À cette époque, l’idée même d’avoir une

liaison avec elle ne m’avait pas traversé l’esprit, trop heureux que j’étais de voir jeune femme

aussi charmante qu’elle regarder son compagnon et se laisser regarder par lui d’une façon qui

ne pouvait pas me laisser indifférent : « Ceux-là s’aiment, vraiment. », auriez-vous pu dire en

les voyant, « ceux-là se connaissent depuis leur dix-huit ans, ceux-là n’ont pas connu d’autres

expériences amoureuses. » Je ne peux pas dire non plus la façon dont elle me considérait

alors : je devais être l’ami d’Estelle, celui qui devait la rendre heureuse, tant la vie nous pare

facilement de celui ou de celle qui nous accompagne.

Lorsque j’appris qu’elle et son compagnon partaient poursuivre un an leurs études, elle aux

États-Unis et lui en Allemagne, je ne pus pourtant réprimer un sentiment de contentement,

non parce que j’étais jaloux de la vie qu’ils avaient alors, mais par lecture de signes que nous

apprenons tous à reconnaître, ainsi que les arcanes du tarot n’ont pas besoin de prédire

l’avenir d’un homme pour être un moyen de divination efficace : Emma et son compagnon

pouvaient rompre alors, ils avaient de sérieuses chances de ne plus vivre ensemble après leur

année à l’étranger (lire cela comme une indication, ainsi qu’un GPS trace aujourd’hui pour

nous différentes routes possibles sur nos écrans en voiture), et la vision que j’avais de leur

amour était pour moi si forte avant leur départ, puisqu’ils semblaient se regarder l’un et

l’autre comme au premier jour, que j’étais touché par leur humanité, cet espoir de bonheur qui

pouvait être déçu un an après, leur solitude en somme aussi forte que la mienne.

Une image me hanta, quelque temps après avoir rompu avec Estelle et rencontré Soraya,

celle d’un quai de gare où se séparent des amants. Ce quai, dans ma tête, me faisait prendre

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conscience de la façon dont le désir pouvait être aussi fuyant et impalpable que l’eau. Qui n’a

pas connu l’envie qui saisit de la femme qu’on laisse ou de celle dont on se sépare ? De ce

besoin précis d’elle à cet instant, hors de toutes astreintes ? Tel motif de se quitter pour un

jour ou pour toujours peut, si on le laisse émerger, devenir paradoxal, voire la plus haute

ambition en amour. L’image d’un quai de gare ou d’un terminal d’aéroport, où l’on se mettrait

à désirer la vision évanouissante de l’amour. Il y a, dans chaque réminiscence qu’un homme

ou une femme ont d’un partenaire, peut-être moins le souvenir d’un être qu’ils ont aimé que

l’invention d’une étoile par un astronome perdu devant sa lunette.

L’armée, où j’étais pour mon service, m’avait fait compter les jours qu’il me restait à passer

avec Estelle. Lorsque je compris que, après elle, six mois devaient s’écouler en Moselle, seul

et sans personne à aimer durant mes week-ends, une peur me prit que je ne sus réprimer. Dans

la caserne où je me trouvais, je me mis donc à espérer si fort une femme qui m’attende que,

lorsqu’Estelle, dans un café, me déclara craintivement qu’elle ne pouvait plus vivre avec moi,

à la nouvelle de notre séparation je ne pus réprimer ma joie. J’aurais fêté alors la mort d’un

ami ou la chute et la blessure d’un voisin de table, offrant à boire à toute la salle, dansant avec

Estelle et riant et jurant en dépensant ma solde. Quand, un an après mon service militaire,

sortant avec Soraya, elle me déclara qu’il n’y avait rien à espérer avec elle, puisqu’elle partait

dans quelques mois poursuivre ses études à Paris, je la fréquentai, elle, plus assidûment que je

ne fis avec aucune autre, et ce terme mis à notre relation me galvanisa. Chaque geste que

Soraya ébauchait, alors que j’étais avec elle, chaque parole comme chaque détail de son

studio à Dijon étaient pour moi un objet de vénération, et même si, aux derniers jours de notre

relation, l’amour et la jalousie reprirent un peu de leur assurance sur moi, me faisant vouloir

davantage que le délai assigné, la vie l’avait changée pour nous deux, nous étions heureux de

ne nous quitter.

Je revis Emma à une soirée chez des amis, trois années après son départ aux États-Unis.

Lorsque je compris que j’avais la possibilité de l’embrasser, elle, je laissai faire, heureux de

retrouver une amie dans des circonstances nouvelles. Emma, comme Soraya, devait partir

après ses examens à la fac de Dijon, de sorte qu’elle reproduisit pour moi une scène que je

connaissais. Et si Emma était issue d’une famille cambodgienne installée en France depuis

une génération, Soraya venait d’une riche famille algérienne. Petites et mignonnes toutes les

deux, l’une rêvait de revenir au pays avec un métier et l’autre de faire carrière en France, mais

si Soraya, comme moi, avait le plus souvent été seule, Emma avait aimé plus de huit ans

durant le même garçon, cet étudiant dégingandé aux allures de Robert Filliou qu’on ne

pouvait pas ne pas apprécier.

Emma logeait au-dessus d’un magasin de vêtements, à quelques pas du Pauvre Diable à

Dijon. Elle m’apparaissait dans l’embrasure de sa porte, après que j’eus sonné à l’interphone

et monté l’escalier. Elle me tendait alors sa joue, inclinait un front d’ivoire ou offrait sa

bouche, et elle me laissait entrer pour reprendre sa conversation au téléphone à l’endroit

même où elle l’avait laissée. Un petit corridor, où défilaient ses chaussures, menait à un large

studio éclairé par trois fenêtres, au-dessus de rayonnages de livres. Peu de meubles, des murs

blancs sur lesquels elle avait disposé, dans des cadres, des photos de roches et de lichens, des

portraits d’elle et d’amis américains. Au-dessus d’un matelas posé à même le sol, une affiche

bleue mi-Chagall, mi-Matisse pour un festival ou un concert. À gauche, un large cône en

plastique mou servait de pouf ou de fauteuil, selon la forme qu’on souhaitait lui donner, près

d’une table composée d’une planche et de deux tréteaux où étaient disposés un PC, des livres

et des cours. Rien ne tranchait qui puisse révéler l’âge d’Emma, sa situation sociale,

matérielle ou affective qu’une uniformité de teintes et de tons propre et clinique, comme un

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moule laticifère sur le corps d’un mannequin pour magasin ou telle sculpture hyperréaliste

échantillonnée par un artiste contemporain pour une Biennale ou Ikea. Un aphorisme du Gai

savoir, dans lequel Nietzsche répétait les mots d’un maître de danse à propos des femmes

petites me revint alors à l’esprit : ce troisième sexe, qui définissait pour Nietzsche de façon

carrément misogyne, une catégorie de femmes, des poinçons, formant un dessin autour de son

nombril, m’en dévoilaient une cause possible. Sa taille adulte avait été, selon elle, déterminée

par de ces trous qu’un sorcier cambodgien avait fait sur son ventre, alors que, enfant, elle

avait été faite prisonnière dans un camp avec ses parents et qu’elle était tombée malade, faute

de nourriture. Son regard, lorsqu’elle faisait l’amour, lançait des éclairs dans l’obscurité,

comme l’émail des yeux des dieux égyptiens sculptés dans du bois d’ébène.

Elle eut aussi ces yeux-là, un soir, quand elle me fit de ces reproches dont elle avait

commencé l’inventaire, quelques jours avant. Elle était dans sa kitchenette, face à moi, alors

que nous prenions le thé :

« - Je ne t’admire pas, Bruno. »

Cela avait été dit à brûle-pourpoint et j’en fus épaté. Un silence s’ensuivit entre nous deux

et elle reprit :

- Je ne t’admire pas.

- Ah oui ? fis-je.

- Nous sommes trop différents. Tu ne t’intéresses pas aux mêmes choses que moi et tu

l’avoues parfois. Tu as même dénigré une ou deux fois mon travail à la fac ! Tu es maladroit

et tu es inintéressant. Quand j’arrive chez moi, j’aime que les choses soient à leur place, les

chaussures rangées dans l’entrée et la vaisselle faite. Toi, tu ne vois rien, tu laisses tout

traîner. Je te reprends ici et là, mais ça ne sert à rien, cela m’effraie même de te laisser

quelque chose dans les mains… Oui !... Tu, tu es un éléphant !

- Dans un magasin de porcelaine ?

- C’est idiot comme question. Tu ne cherches pas à être agréable ! »

Elle m’avait invectivé jusque-là en me regardant fixement. Moi qui ne crois que

difficilement en la gravité de telles situations et qui ne respecte probablement rien, je dus faire

mine de me lever de ma chaise pour inspecter sa pupille et juger par ce biais de l’étendue du

mal fait. Elle nuança tout au moins ses propos :

« Pourquoi es-tu aussi patient avec moi ? Quelle patience tu as ! Comment fais-tu pour me

supporter ? Si quelqu’un faisait comme moi, je le laisserai tout de suite en plant. Qu’est-ce

que tu cherches ? »

Je pensais à ce moment-là « À faire la charité », et je répondis :

« - J’ai envie de toi, c’est tout.

- Et ça te suffit ?

- Oui, répondis-je.

- Tu ne cherches pas davantage ?

- À aimer ? dus-je demander, amer.

- Oui, à être surpris par quelqu’un, à être exigeant avec lui et à ce qu’il soit exigeant avec

toi.

- Non.

- Tu n’as rien d’intéressant pour moi, tu le sais ? Quand nous avons une discussion entre

amis, tes propos me paraissent creux. Tu n’as rien sur quoi je puisse me raccrocher, sauf que

tu es beau et tendre, mais cela ne suffit pas. Si je te parle autant de mon premier compagnon,

c’est parce que je l’aimais et que je l’admirais pour son humanité. C’est pour cela que je te

parle autant de lui. Il faudrait que je t’admire d’une manière ou d’une autre pour que tu me

plaises, c’est normal…

- Normal ? demandais-je alors, irrité. Mais il n’y a pas lieu d’admirer qui que ce soit,

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même le pape ! Pourquoi cherches-tu un modèle ?

- Je recherche, oui, je recherche des modèles, parce qu’il y a toujours des gens qui nous

sont supérieurs en quelque manière et qu’on peut les aimer pour cela ; j’ai besoin de savoir

que quelqu’un est solide en quelque chose.

- Solide comme la pierre ?... Eh bien, aime, si tu en as envie, cherche-toi un modèle,

tranchai-je.

- Pourquoi restes-tu avec moi, Bruno ?

- Mais parce que je suis sensuel, sensuel et sans plus, et que cela suffit à mon bonheur.

Je n’ai pas besoin d’aller chercher midi à quatorze heures je ne sais quelle Juliette à Roméo

pour avoir l’impression d’avoir accompli quelque chose.

- Tu ne m’aimes pas ?

- Non, pourquoi cela ? Je ne t’aime pas, comme je n’ai jamais aimé personne, comme je

me refuse à aimer, parce que je me refuse à être bercé d’illusions et à en souffrir. »

Couler alors ici dans le souvenir d’Emma, comme glisser dans le lit d’une rivière jusqu’au

fond des eaux, puis noter, à travers les ondées, les yeux qu’elle avait à cet instant.

« Pourquoi restes-tu alors avec moi qui te dis tout ça ? Pourquoi m’écoutes-tu parler ?

Que cherches-tu, pourquoi continues-tu à entendre ce que je dis ? Qu’est-ce que tu fais là ! »

Garder, marqué en moi, le visage d’Emma, le conserver vivant dans mon esprit, pour le

contempler à mon aise, quand je voudrai, en fermant les yeux.

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-II-

MAE MURRAY & CIE

Mae Murray

Le visage de Mae Murray sur les écrans des cinémas parisiens – 1920. Grand visage blanc

lumineux, silencieux, regardant fixement devant soi, huit fois, douze fois, vingt fois plus

grand que le vôtre. Mae Murray est le modèle d’où sortiront toutes les stars de cinéma

futures : Ava Gardner, Rita Hayworth, Greta Garbo, Sophia Loren, Audrey Hepburn, Marilyn

Monroe, Liz Taylor, Brigitte Bardot, Catherine Deneuve, Julia Roberts, Angelina Jolie :

autant de variantes du même reflet jouant, devant miroir sans tain, sa partition, pour des

spectateurs ébahis. Et même si Mae Murray n’a pas survécu au cinéma parlant comme le

grand Charlie Chaplin, c’est elle, elle est la seule que l’on contemple encore sur nos écrans,

comme figure unique d’Ève, d’un film à l’autre. Visage lunaire, spectral, parlant, pleurant, se

repoudrant, souriant, mangeant, minaudant, hurlant, implorant, se moquant, riant, de profil,

face caméra, visage immense, plus lumineux, plus grand et semblant plus vivant que celui des

représentations d’Ève dans les églises, autrefois, et, devant elle, devant l’Überfrau Murray,

quelque chose se passe dans l’esprit du spectateur en 1920 comme dans celui du poète

Jacques Rigaut. Quelque chose passe, revient, ressurgit dans l’esprit fasciné du poète dada

Rigaut, l’ami de Tristan Tzara et d’André Breton, comme dans celui du spectateur : celui d’un

nourrisson ouvrant les yeux, pour la première fois, devant sa mère. Quelque chose

d’heuristique alors là, que le spectateur refoulait naguère : la première image nette de cette

peau, de ces yeux, de cette bouche, de ce nez, la première vision de cette chair qui nous a

nourri : visage blanc lunaire, l’image première de la mère, alors que la sage-femme nous

dépose dans ses bras :

« Son petit rire qu’on ne gouvernera jamais, ses derniers mensonges, ses prochains

mensonges, ses robes, ses enfantillages exaspérants, ses ultimatums à propos d’un gant ou

d’une promenade, tout ce qu’on ne sait pas, la terreur et le désir d’une inévitable rupture, sa

tendresse au moment où l’on n’espère plus, son incorrigible gaieté, et le souvenir de ce long

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corps trop agile, d’une extravagance, d’un vice, je suis amoureux de Mae Murray. », déclarait

en 1920 Rigaut.

Jacques Rigaut, l’aventureman suicidé, premier fan ! J’aime, comme un damné, une image,

un reflet dans le miroitement des eaux-cinéma me ramenant à ce que j’étais : le sein, le Sein

des seins toujours, derrière l’image Mae Murray superstar ! On ne peut aimer aussi

impunément une femme et pour d’aussi mauvaises raisons, s’il n’y avait, là, comme une

hormone du plaisir déridant la peau d’un nouveau-né au sortir du bassin, du prophète Jonas

rejeté des flots et retrouvant la terre ferme. Dans ce « je suis amoureux de Mae Murray », il y

a, chez le poète Rigaut, quelque chose d’une extrême innocence, en même temps que d’une

intense lucidité. Comme si Jonas avait refusé jusqu’au bout la mission que Yahvé lui avait

imposé, comme s’il s’était accroché aux flots, au ventre de la baleine, refusé de s’extirper de

son corps de mammifère marin, de s’en sortir… comme si jamais, vraiment, rien n’avait eu

lieu que cette ouverture de la bouche d’une baleine expulsant, rien que l’eau ou Thalassa,

comme si, toujours, là maintenant, aucune action, aucun jalon que cette expulsion même, se

répétant une fois, cent fois, mille fois : la vie comme une image mise en boucle ici même,

toujours :

MAE MURRAY

MAE MOURRAIT

LA MÈRE

LA MER

L’AMÈRE

La souveraineté viendrait alors pour nous de cette image d’un lieu, d’une peau, d’une terre,

d’une vie mise en boucle, échantillonnée, samplée, et de cette vision de femme idéale, du

désir amoureux gadgétisé, réduit à rien, devenant superflu. Rigaut, et nous derrière lui à

présent, aimons une femme : une vraie, une authentique image faite femme – rien qu’une

image – une vraie, insupportable, impossible et capricieuse : un corps de déesse avec l’âme

d’une enfant de cinq ans. Rien qu’une image.

La femme, la mère : une poupée,

Le désir, l’amour : un caprice, comme une envie subite de régression, un tout premier cri

primal : MAe MurrAy : ‘A’ prononcé nourrisson – flatulence expulsée une fois, dix fois, mille

fois, le rêve ! Et parlez-nous de couple, de ménage, de courses, de famille, après ça ! Nous

allons tous composer nos masques de façade, que nous soyons femme ou homme, lors d’une

première rencontre ou devant une bague de fiançailles, puis nous retournerons à nos eaux

lustrales.

*

Comment j’avais connu Romain ? Lors d’une soirée, sûrement. Cela dut se faire d’une

façon assez banale, durant une fête, entre le couloir et la cuisine d’un appartement loué par

des étudiants et rempli de monde. Je ne me souviens plus du tout de ma rencontre avec

Romain. Il était alors étudiant en dernière année à l’école des Beaux-Arts de Dijon. Fumiste

et fier de l’être : ce genre de garçon. Les filles le trouvaient charmant, mignon : il faisait rire,

avait de l’esprit. Toujours à la recherche d’une femme avec laquelle passer la soirée : il

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attrapait, c’était même sa principale occupation après ses cours et son travail dans un cinéma

de quartier.

Il m’avait proposé de travailler avec lui sur un projet. Il s’agissait de concevoir un livre

pour enfants. C’était un travail assez simple, une sinécure, à ce qu’il lui semblait : je devais

écrire un texte pour des tout-petits, trois ou quatre mots sur un canard, un ciel de Raoul Dufy

ou le père Noël, et lui se chargeait des images.

Puis, après que j’eus écrit quelques lignes, emballé, Romain voulut faire mieux. Il trouva

qu’un livre pour enfants, ce n’était pas suffisant. Son projet se changea alors en film

d’animation. Romain avait acheté de la patte à modeler pour les personnages et le décor,

ébauché des dessins et consulté des logiciels informatiques pour le montage, mais, comment

dire ? Toute entreprise, même aisée, demande à ce qu’on y consacre un certain temps,

quelques heures par semaine, quelques jours ou quelques mois, selon les difficultés

rencontrées dans sa réalisation, et ce n’est pas nécessairement ce que recherche le jeune

homme ; ce n’est pas dans son style de répondre à une demande, même si elle vient de lui.

Son moteur, ce qui le fait lever le matin, c’est l’envie, l’essence de l’envie, son parfum, et

pourquoi aller plus loin que ce moteur-ci ? Surtout quand on sait la difficulté d’aboutir, et,

après la réalisation, les aléas pour trouver un éditeur pour un livre, ou un producteur pour un

film d’animation. Pourquoi donc achever, finalement ? Un livre pour enfants doit rester un jeu

d’enfant.

Comme je l’ai dit, Romain attrapait les filles, et, puisque nous étions bons amis,

il m’expliquait quelquefois sa méthode pour draguer. J’aimais son côté pédagogue :

« L’important, quand tu abordes dans la rue, à un arrêt de bus ou pendant une soirée, c’est

d’avoir conscience de l’absurdité de la situation : tout est là, m’expliquait-il. Elle et toi, vous

connaissez les pas de danse, les différents aspects de la chorégraphie et où tout cela finit

inéluctablement. Vous connaissez le film, vous n’aimeriez pas le voir s’il vous était montré,

mais vous en avez besoin : c’est elle, c’est la fille que tu veux serrer. Donc, tu t’approches

d’elle maintenant : « Salut, ça va ? Je ne vous dérange pas ? » Puis, dans le même temps, tu es

jeune, mignon, assez bien sapé et tu as l’esprit de répartie. Alors, tu lui parles sincèrement, et

tu lui dis sans fard que tu la dragues et que tu es désolé de lui sortir les banalités d’usage ;

si tu en avais d’autres, tu aimerais les lui donner. Alors, elle se mettra à rire, parce que, pour

la première fois peut-être, un débile ne cherche pas à lui monter un bateau. Et là, c’est gagné,

tu as trois chances sur quatre de repartir avec son numéro de téléphone. »

Imparable. Le plus curieux de l’affaire, c’est que Romain n’était pas considéré comme étant

un bon coup, c’était même tout le contraire. Et, pourtant, même étant gauche au lit et mauvais

étalon, il plaisait aux femmes ; il plaisait comme son travail aux Beaux-Arts ou son absence

de travail plaisaient. N’en rester qu’au parfum, à cette impression de –, à ne donner qu’à voir :

le déceptif. Ainsi, quelques nuits, se sentant seul, il envoyait à toutes les femmes de son carnet

d’adresses le même SMS : « Qu’est-ce que tu fais, ce soir ? », et une ou deux répondaient

toujours. Imparable.

Le prince charmant. L’image du prince charmant. Le cliché, la banalité de l’image du

prince charmant. Vous connaissez les pas de danse, les différents aspects de la chorégraphie et

où tout cela finit inéluctablement.

Romain était projectionniste dans un cinéma de quartier, à quelques pas du centre-ville de

Dijon. Enrouler la bobine dans l’appareil argentique avant l’arrivée du numérique dans les

salles, œil d’Allah attendant la pupille d’Adam pour voir son œuvre au septième jour ; mettre

le film en marche : Mae Murray.

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Romain invitait ses conquêtes à assister aux séances ; il attendait qu’elles arrivent pour

commencer le film, cinq minutes, dix, quinze minutes ou une demi-heure, faisant face au

mécontentement du public, jusqu’à ce qu’elles soient assises dans la salle :

- Voir Mae Murray à l’écran ou le dos de sa petite amie assise dans la salle.

- Le mélange du dos de la compagne avec l’actrice projetée à l’écran.

Le monde n’a pas changé depuis 1920, son système, sa structure osseuse, comme celle de

la baleine ayant avalé Jonas ; Cate Blanchett, Sandra Bullock, Pénélope Cruz ou Léa Seydoux

offerte à l’écran et dans la salle : une idée de –

Et, certaines fois, dînant avec lui au restaurant universitaire ou me retrouvant chez lui pour

discuter, il me présentait une de ses compagnes à laquelle il faisait la moue : « Bruno, s’il te

plaît, me chuchotait-il alors, débarrasse-m’en. Je t’en prie, sors avec elle ! » Je le laissais dire,

mais je devais, somme toute, raccompagner quelques pas l’éconduite, pour lui faire entendre

raison ou lui offrir un kleenex : « Tu sais, Romain… » ; il n’y avait généralement pas besoin

d’en dire davantage et elle repartait dépitée.

Il ne se rappelait jamais non plus les rendez-vous pris avec telle ou telle. Alors, quelque

fois, se promenant à Dijon ou resté seul chez lui pour la soirée, il se retrouvait nez à nez avec

l’une d’entre elles, qui faisait les magasins ou qui sonnait à sa porte après qu’il l’avait invitée.

C’est ce qui arriva, un jour, à deux d’entre elles. Sortant du cinéma au bras de l’une après son

travail, le film terminé, il s’aperçut que l’autre l’attendait sur le trottoir d’à côté.

L’inconvenance de la situation parut si insolite aux deux femmes qu’elles sympathisèrent

aussitôt et s’invitèrent chez le goujat pour boire à leur amitié nouvelle.

La fête dura toute la nuit, les deux femmes chantèrent et dansèrent ensemble, en se servant

généreusement dans le cubi de mauvais vin que Romain avait toujours chez lui. À trois heures

du matin, fatigué, celui-ci alla se coucher en les laissant s’amuser sans lui. Le lendemain

matin, elles se quittèrent en se promettant de se retrouver chez lui, les jours suivants.

Klara était l’une de ces femmes. Elle ne connaissait alors Romain que depuis deux ou trois

jours ; celui-ci lui avait proposé une séance de cinéma et elle avait accepté. L’autre jeune

femme se prénommait Alice et elle adorait malheureusement Romain ; elle était avec lui

depuis, peut-être, deux mois maintenant.

Je m’étais alors promis de ne jamais sortir avec les compagnes de mes amis et j’avais alors

respecté ce principe sans discontinuer, mais, lorsque je sentis, la première fois, le regard de

Klara se poser sur moi alors qu’elle était avec Romain, mon sang ne fit qu’un tour : c’était,

pour elle et pour moi, le désir, une attirance mutuelle. Quand une telle chose survient, quelque

chose se passe dans notre hypophyse, on le sait : on sent l’endorphine qui vient à nous et nous

prend à parti. Mais je tenais à respecter la promesse que je m’étais faite : toutes les petites

amies de mes camarades, même celles qui sortaient avec Romain, et même si ses compagnes

deviennent rapidement et toutes uniment ses ex. Je ne suis naturellement pas le seul à tenir à

un tel principe, mais, comme pour nombre de femmes et d’hommes, c’est davantage un

prétexte qu’un principe, il faut bien l’avouer.

Ce n’est pas qu’on ait un cœur, on cherche plutôt à éviter les complications et l’ennui d’une

histoire sans saveur. Comme Romain, on connaît le film et comment il se termine. À la

différence de mon ami pourtant, mon envie cédait souvent la place à l’ennui devant ce qu’il

avait de prémédité dans ses phases, ses plans-séquences et son dénouement. Mes principes,

mes vœux de célibat à courte période étaient aussi des prétextes que je me donnais à l’époque

pour ne pas répéter des scènes imposées. L’amour n’est plus un mythe depuis longtemps, on

le sait, mais combien nous en rebat-on encore là-dessus !

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« Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants. », la jolie fin ! Les tristes fables sur

l’amour fou, aussi ! Tristan et Iseult, Roméo et Juliette, quel modèle y a-t-il encore là-

dedans ? Comment ne pas encore leur préférer la morale du jeune homme, comme

Romain, ou de la jeune femme qui prêche pour la vitesse, la richesse et la variété des

rencontres ? J’aurais ainsi opté pour le mode de vie proposé par Don Juan, s’il n’avait été, lui

aussi, un stéréotype éculé. Mais se figurer que le bonheur ne se satisfait que d’une intimité à

deux, qu’il n’y ait aucune avarice, pas le moindre esprit borné derrière telle image : une

cellule formée d’une femme et d’un homme, ou d’un homme et d’un homme, ou d’une femme

et d’une femme – et toujours les mêmes jusqu’à la fin et toujours à deux – trouvant une

intense satisfaction à contempler le nombril de leur monade, et produisant parfois, quand la

sauce prend, et élevant, comme œufs en neige, leurs enfants. Et, si ce n’était que cela, mais

non ! Puisque ce mythe de l’amour à deux représente l’image même du bonheur, puisqu’il

fonde le socle sur lequel nos sociétés se sont formées, il s’agit encore de travailler pour

l’obtenir. Et, comme la société n’a pas d’autre idéal à fournir, comme elle ne conçoit pas

d’autre destinée que ce film-ci, elle trouve toujours des cinéastes et des écrivains pour la

conforter dans ses aspirations et condamne à l’indifférence et au mépris ceux qui voient

différemment. Alors, que faire, quand on pense autrement ? On louvoie, naturellement, on

escamote, on résiste, on rate mieux et le plus souvent possible. La plupart des femmes et des

hommes malheureux en amour le sont pour de bonnes raisons.

Comme le poète Jacques Rigaut et son amour pour Mae Murray, Jacques Rigaut et son

mariage express avec une riche américaine, et, surtout, Jacques Rigaut et son amour pour X.

Le poète écrivit à ce sujet l’histoire d’amour la plus ratée qui puisse être : Madame X. Pas

besoin de nommer X, son identité étant fongible comme celle de nombreuses autres, autant

dire qu’elle n’en avait pas.

Et cela se passa comme suit.

*

Madame X.

Et, d’abord, tomber amoureux, ou, plutôt, chuter amoureux.

La chute.

Le plus bas que bas.

Vitesse de la chute.

Jeu d’ivresse à tomber plus bas que terre.

Jeu d’enfants, que la chute ; jeu de petits, de tout-petits ; le plus vieux jeu du monde.

Chuter.

Chuter amoureux.

Les causes, les motifs de l’amour ? Les plus mauvais qui soient. – Comment vous êtes-vous

rencontrés ? Comment se rencontrer ?

Rigaut ne rencontre pas, au début de son histoire d’amour, madame X ; Rigaut ne la

rencontrera jamais, parce que, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, il n’y a pas chez

lui de mobilité, pas d’action motivée du corps de Rigaut vers X, aucune action vraiment

sérieuse : Rigaut se laisse plutôt porter.

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Comment se laisse-t-il porter ? Comment se laisse-t-il sombrer ? La clé du mobile Rigaut

vers l’inconnue X ? La même que celle qu’il ressent pour Mae Murray. L’envie Mae Murray

= l’envie X. Il n’y a pas de raison sérieuse au fait que Rigaut aborde X, pas plus qu’il n’a de

raison d’aimer Mae Murray ou Pénélope Cruz, ou alors, ces raisons sont les plus mauvaises

qui soient : Rigaut désire madame X, parce que les autres hommes, des amis, des

connaissances, des fréquentations des cercles dans lesquels il gravite, la désirent, elle. C’est le

désir des autres hommes et la façon dont ils s’entichent d’une femme qui le pousse, lui, d’une

escapade à une autre. Pas de tempérament, Rigaut n’a pas davantage de personnalité. Peut-on

encore parler, pour lui, de velléité ? En tout et pour tout, Rigaut est un spectre. Un spectre. Il

n’est pas là, ou, alors, pas vraiment. Il ne fait que regarder, effleure à peine.

Brille par son absence.

Et, en amour aussi, il est brillant, on ne peut plus brillant. Un tel personnage est difficile à

tenir. Ombre violette. Lapis-lazuli. La dernière couleur avant l’absence de couleur. Purple.

Même en amour, funambule du presque rien, Rigaut :

« Jusqu’à présent, sans que j’en désespère, ni vocation, ni femme, ni vice ne me sont

apparus comme désignés par une fatalité pour être à moi, écrivait-il dans Madame X.

En attendant, c’est le désir des autres qui donne à mes yeux du prix à un objet, et par une sorte

d’émulation provoque mon désir. Aussi grossièrement qu’un enfant qui réclame le jouet de

son voisin et y renonce si l’autre n’y tient plus. Ce qui est à vous sera à moi. Les amours de

mes amis sont mes amours. »

Lucidité de Jacques Rigaut dans le mal, contre le dernier idéal qui reste aux hommes

lorsqu’ils ont tout perdu : l’amour. L’amour, ici, sous toutes ses formes : aimer, adorer, faire

l’amour, être avec quelqu’un par dépit, le souvenir d’un instant même, une caresse ou un

frôlement. Ce qui détermine Rigaut n’est pas cela, mais le désir des autres hommes ; c’est le

désir des autres, son moteur. Son corps, son esprit s’anime, quand celui des autres hommes

autour de lui prend vie, tel un reflet, une image qu’il leur renvoie : Rigaut est un miroir. On ne

peut même pas lui en vouloir : il n’est pas là, il ne fait que répéter les gestes que nous

amorçons et les différents actes dont la somme parcourt nos vies : « Les amours de mes amis

sont mes amours. »

Peut-on en vouloir à son reflet, quand il nous trompe ? Non, naturellement. Naturellement

aussi, Rigaut ne pouvait physiquement être le reflet de personne : un homme, comme tout

corps opaque, ne renvoie pas la lumière. On ne peut pas non plus répéter indéfiniment ni

parfaitement les faits et gestes d’un autre homme, quand il est devant nous. Rigaut, en niant

avoir une part dans ses affaires de cœur, semble encore ici se moquer.

Mais, en général, cette question de la répétition recoupe aussi pour nous celle de la nature,

et, avec elle, la question de la reproduction, de la transmission de l’information et de

l’éducation.

En somme, qu’est-ce qui se répète chez un homme et dans la nature ? Vaste et complexe

question que celle-ci. En 1968, Deleuze avait rédigé sa thèse là-dessus, Différence et

répétition, et Kierkegaard, en 1843, en avait écrit un essai, La reprise, dans lequel il montrait

que la vie ne répète pas ni ne se répète comme un reflet ou un film que l’on se repasse dans un

lecteur DVD. On peut, par exemple, partir en voyage une seconde fois dans une ville comme

Berlin pour Kierkegaard, se refaire pas à pas, minute après minute, le même parcours, revoir

les mêmes personnes, essayer de renouer avec un ancien amour, cela sera, d’une manière ou

d’une autre, différent. Il est, par exemple, hautement probable que l’ex-compagne que l’on

désire encore à Berlin, désormais dise non à nos avances : c’est trop tard. Même le morceau

13

de musique ou la ritournelle qu’on réécoute pour la centième fois seront différents, puisqu’il y

a toujours des contingences nouvelles constatables dans l’environnement où nous évoluons, la

répétition pure n’existe pas. Par contre, on peut reproduire, imiter des gestes, des attitudes, des

comportements, des actions, c’est inévitable, et cela dès sa plus tendre enfance ; c’est même

essentiel pour qu’une société se perpétue.

Rigaut ne répète donc pas le jeu de la séduction ni le comportement amoureux, mais il le

soujoue. Tout se passe pour lui en-deçà du jeu que les conventions sociales imposent.

Soujouer est ici tout le contraire de surjouer, il en est aux antipodes. Rigaut suit, obséquieux,

les mécanismes qui déterminent les jeux amoureux de sa caste, la petite société, le petit

monde dans lequel il gravite. Il y a ici comme une forme d’antijeu amoureux, dans lequel le

partenaire se moque de gagner ou de perdre contre celui ou celle qu’il convoite et, par voie de

conséquence, contre la société qui impose à ses membres d’obtenir un gain. – Rigaut,

masochiste de l’amour : il ne va pas vers madame X, parce qu’elle lui plaît ou qu’il l’aime,

mais parce qu’elle plaît aux autres.

- Jeu de l’automate Rigaut, répétant, point par point, le programme sexuel pour lequel il a

été conçu. Être beau, pour ce faire, et Rigaut est beau, il plaît aux femmes et à madame X.

Rigaut est beau, à n’en pas douter.

- Règle du jeu de l’automate - 1 : Ne jamais aborder une femme frontalement, mais toujours

de biais, se laisser porter jusqu’à elle, et, ainsi, qu’elle ait l’impression de faire le premier pas,

lui donner la chance d’aborder la première et, par la suite, lui donner à voir et entendre ce

qu’elle entend voir et entendre. Rigaut écrit à ce propos :

« Le goût que j’éprouvais pour Mme X ne me gênait guère. Le seul signe que j’en laissai

paraître fut le soin que je pris d’éviter de lui être présenté. C’est ainsi que je commence ma

cour. Si j’aperçois dans la rue un visage qui me plaît, j’affecte de regarder ailleurs. Chaque

fois que dans une soirée je distingue une femme, le groupe où elle se trouvera sera le seul dont

je me tiendrai à l’écart, sans que je m’explique ce qui entre dans ces mouvements de

préméditation, de timidité, de crainte de gâter une chance de plaire en dénonçant le désir que

j’en ai. En toute occasion, j’ai horreur de faire des frais, je voudrais ne pas commencer, les

femmes d’ailleurs n’ont de chance de me plaire qu’autant que je leur plais. »

– « ET MAINTENANT,

RÉFLÉCHISSEZ

LES MIROIRS. », s’exclame ailleurs Jacques Rigaut.

Madame X a trouvé son reflet, son alter ego en l’aventureman suicidé.

- Règle du jeu de l’automate - 2 : Être le double, la moitié de ces dames : être lord

Patchogue. Car le double de Rigaut se nomme lord Patchogue et/ou madame X ; le reflet de

Rigaut se nomme lord Patchogue et/ou madame X. Lord Patchogue est le reflet de X, de

madame ou de monsieur, homme ou femme, de qui ou quoi vous voulez. Une image. Comme

Mae Murray est une image. Rigaut vous tend votre miroir : il est votre miroir.

Narcissisme des femmes. Narcissisme des hommes et des femmes, mais, peut-être avant

tout, narcissisme propre au genre féminin. Car il y a une culture, un culte du reflet. Un culte

« genré », dirions-nous aujourd’hui, du reflet ; et Rigaut, alias Lord Patchogue, renvoie

l’image de qui se fait belle ; c’est donc elle qui vient à lui, c’est elle qui doit s’avancer jusqu’à

son image d’elle-même :

14

« Elle se mire, professionnelle. Désemparé, passif, Lord Patchogue lui renvoie ce qu’elle

demande. Quel amour, quels amants, quels quels. La jeune fille a de la complaisance, la voici

qui passe ses mains sur ses seins. Lord Patchogue docilement accompagne ses gestes, il ne lui

faut pas moins que le contact sous ses doigts de deux jeunes globes étrangers pour le rappeler

à lui-même. Par-dessus sa chemise, ses doigts restent attachés avec précaution à une gorge de

femme, comme elle respire, il la sent se gonfler, il apprend sa tiédeur. », écrit lors Patchogue,

alias Rigaut, alias XX ou XY.

Et le plus inadmissible de telle situation vécue par « elle », c’est que telles minauderies

devant la glace se font naturellement : on imite naturellement. Il n’y a rien de plus naturel

pour une femme ou pour un homme que l’imitation, dès les premiers jours sur Terre, dès les

premières heures.

Contagion du modèle imité. De qui ou de quoi vous voyez. Toujours. Tout le temps.

Neurones miroirs1. De sorte que nous sommes tous Jacques Rigaut depuis toujours. Nous

sommes tous Rigaut dès nos premières heures et notre premier sourire, mais nous l’avons

oublié. Homme ou femme. XX ou XY. Avant même d’être, au bout du bout, le début du

début, nous nous confondons les uns les autres :

« Nous arrivons à une idée peut-être paradoxale, écrivait, à l’époque de Rigaut, le

philosophe et psychologue Pierre Janet dans « Les conduites sociales », c’est que la

distinction des personnes, la distinction de moi-même et du socius n’est peut-être pas aussi

fondamentale, aussi primitive qu’on le croyait et qu’il y a eu une période dont il reste encore

bien des traces où ma personne et mes propres actes étaient confondus avec la personne et les

actes des autres hommes. »2

Lord Patchogue est le neurone miroir de vos vies, enfant, tout enfant, bien enfant, tout

uniment ce qui forme votre identité et vos manières de vous comporter en société : je suis

vous et vous êtes moi. Dès le berceau, je souris quand vous me souriez, je lève les bras quand

vous les levez, je ris et pleure quand vous riez, pleurez, dès l’enfance et même plus tard, car

j’ai décidé d’en rester là, malgré tout : en demeurer au degré zéro de la communication, tel un

enfant, toujours tout le temps enfant, répondant, résonant, caisse de résonance de vos

revendications et de vos humeurs, fidèle chaîne Hi-Fi de vos moindres soupirs, le plus faible

murmure, mur réfléchissant de vos plus intimes vibrations malgré tout, malgré le fait que je

sois moi, que, par le langage, j’aie acquis une identité qui m’a fait être un homme à part

entière, et que je m’en serve, que je me serve du langage pour être avec vous en société, ce

qui me donne cette consistance qui me permet de garder la face devant vous. Car, le plus

souvent, vous me demandez de la garder, le plus souvent, vous voulez conserver les

apparences, le séant, séance tenante. Que je vous tende, que je vous tende, que je vous tende

le miroir dont vous avez besoin, vous, vous permettant de vous figurer, vous envisager, vous

mettre dans la tête cette tête vous permettant de dire je, de signifier et signer je, toujours, tout

le temps, jusqu’à ce que mort s’ensuive :

« Mon secret, écrit Jacques Rigaut, je suis de l’autre côté de la glace. Le 20 juillet 1924, à

Oyster Bay, dans la maison de Cecil Stewart j’ai réalisé cet exploit surprenant – j’ai mes

témoins – j’ai pris un léger élan et, le front en avant, j’ai traversé la glace. Ce fut facile et

magique – une légère coupure au front, blessure imperceptible et fatale. Depuis, au lieu que

1 Il y a dix ans, des études de neurophysiologie ont démontré l’existence de « neurones miroirs ». Activés

automatiquement par la vision d’un mouvement réalisé par un autre avec lequel le sujet entre en relation, ils sont

à l’origine d’un mécanisme neuronal qui permet au sujet de reproduire le comportement observé. Voir Vittorio

Gallese, « The "Shared Manifold" Hypothesis : From Mirror Neurons to Empathy», Journal of Consciousness

Studies, n°5-7. 2 P. Janet, « Les troubles de la personnalité sociale », Bulletin de psychologie, vol. XLVII, n°414 : 167.

15

chaque miroir porte mon nom comme autrefois, c’est moi qui de l’autre côté vous réponds,

c’est moi qui vous instruis, c’est moi qui vous modèle. Seul je suis un peu moins qu’un point,

devant vous, sans effort, sans malice, je vous suis, je suis vous ; vous avez de la peine à y

croire et vous vous hâtez de faire une grimace, c’est pourquoi probablement on dit que je suis

affecté. »

*

J’avais compris ce jeu de la séduction bien longtemps avant de rencontrer Klara ou de lire

Rigaut. Bien souvent, moi non plus, je n’abordais pas ni ne révélais mes intentions à la

personne qui m’intéressait. Car, la plupart du temps, dans une soirée, mes désirs, mes envies

pour une femme étaient les mêmes que ceux des autres hommes, et l’usage veut que celles,

qui sont l’objet de l’attention des convives masculins, en jouent. Je n’abordais pas la femme

attendue, mais son amie, sa confidente, et je faisais en sorte de m’intéresser à elle. Et,

souvent, l’attachement que je feignais, ce souci que l’on a d’une personne rencontrée, l’alcool

aidant, devenait sincère. Nous riions l’un et l’autre de concert, parlions des études que nous

faisions, des livres que nous lisions, de la musique que nous écoutions et de nos espoirs. Je ne

cherchais, entre nous deux, que de favoriser un lien cordial, et son amie, celle qui était plus

belle qu’elle, était heureuse de voir qu’on s’amusait, et, lorsqu’elle s’approchait de nous,

j’affectais de ne pas la voir vraiment. Tout mon comportement, mes attitudes montraient qu’il

n’y avait qu’une personne vers laquelle allait toute ma sympathie : la bonne copine. Nous

nous promettions enfin de nous revoir, je lui disais que j’en serais heureux, mais que cela

serait « ami-ami » entre nous deux, et, généralement, elle acceptait volontiers. Alors, nous

nous retrouvions quelques jours plus tard, nous sympathisions l’un et l’autre autour d’un café

pris en ville. Elle me parlait du métier qu’elle aimerait avoir et des enfants qu’elle aurait

sûrement, et j’étais toujours de son avis. Et, progressivement, contrairement à mes plans, à

force de nous voir, la bonne copine commençait à avoir plus de valeur à mes yeux que la jolie

poupée, et ce changement de ma disposition d’esprit me montrait que le désir est une chose

relative, puisque son objet peut changer selon l’intention ou le manque d’attention qu’on y

met : je désirais alors, j’aimais la bonne copine aussi fortement que j’aurais aimé la jolie

poupée, si nous étions sortis ensemble, la première fois, mais mon inclination pour la bonne

copine n’était désormais plus affectée.

Les causes du motif amoureux varient donc selon les intentions qu’on en a, et ces intentions

sont elles-mêmes relatives, puisqu’elles ne dépendent pas nécessairement d’un choix délibéré.

Au fond, nous pouvons, comme Pascal, parier sur Dieu, et attendre à genoux la foi ou la

révélation, mais un tel motif étranger de désir peut venir, bien plus sûrement, de notre

environnement social immédiat : l’amour peut venir de telle ou telle femme, ou de tel homme,

volontairement pris au hasard. Il suffit alors de refléter l’image que votre partenaire attend de

vous, lui faire voir ce qu’il ou elle désire voir, et entendre ce qu’il ou elle désire entendre.

Si vous êtes sincère avec vous-même, vous l’aimerez après cela, malgré vos sentiments

initiaux, vous aimerez, malgré tout, quelque chose de l’homme ou de la femme abordée. C’est

cela que j’appelle le soujeu, mais une forme de soujeu seulement (puisqu’une telle pratique

humaine peut se retrouver dans la plupart des situations de la vie courante, si on le souhaite),

une forme de soujeu liée aux pratiques amoureuses, et qui peut, si on n’y prend garde, devenir

une forme inversée de l’amour courtois.

16

- III -

PRATIQUE DU SOUJEU DANS LES RAPPORTS AMOUREUX :

« Toutes les femmes sont Barbie et tous les hommes sont Ken. »

Pour soujouer, il faut une discipline d’enfer. C’est difficile de faire le contraire de ce qu’on

pense, de ce qui nous anime, difficile d’éviter la proie que l’on désire et d’en choisir une

autre, et surtout quand on est jeunes. Difficile de considérer son propre désir sexuel comme

étant une catégorie esthétique que l’on va chercher à déconstruire. La plupart d’entre nous ne

peuvent pas imaginer se reprendre, lorsqu’il s’agit du beau féminin ou du beau masculin. De

toute façon, la morale des familles fait bien la différence entre l’éthique et l’esthétique.

Si vous êtes un homme, c’est bien de trouver belle la Vénus de Willendorf, cette sculpture qui

est la première représentation connue du corps de la femme, mais n’imaginez pas la faire

rencontrer à vos parents sans que ceux-ci ne vous disent en aparté leur désapprobation.

Lorsqu’on est une femme, cela peut être différent : souvent, l’important, pour une femme,

c’est que l’homme avec lequel elle se trouve soit intelligent. Il est même préférable que

l’homme soit intelligent et laid quand on est une femme, et belle et idiote, quand on est un

homme. Dans les milieux homosexuels que je connais moins bien, il y a aussi un culte de la

beauté, souvent nettement plus drastique que chez les hétéros. Après l’âge de trente ou trente-

cinq ans, l’on peut être considérés comme indésirables.

Il faudrait que je demande à un esthète, ou à celui qui se prétend tel, ce qu’il pense de son

ou sa partenaire ; je crois qu’il le prendrait mal. Pour lui, le beau dépasse le cadre du foyer ;

on ne mélange pas la vie privée avec une notion qui touche notre civilisation, et qui a ses

institutions. Dans une société primitive, cela devrait être différent. On imagine mal un Indien

parler du beau et du laid en général, sauf, peut-être, pour les touristes. Pour un Indien,

aujourd’hui, le concept de beau devrait être une vue de l’esprit ou un concept marketing

importé sur ses terres par la vieille Europe, mais sa femme est nécessairement belle,

puisqu’elle est la mère de ses enfants, et il n’y a pas à discuter là-dessus avec lui non plus.

Dans l’un ou l’autre cas, que nous nous considérions comme primitifs ou civilisés, nos

partenaires amoureux sont beaux, un point c’est tout.

Pourtant, il n’y a pas besoin d’aller jusqu’à la Vénus de Willendorf, mais, entre Mae

Murray et Angelina Jolie, par exemple, il y a bien ce que Jacques Rancière, dans La destinée

des images, appelle un « régime de représentation ». Pas besoin non plus d’aller dans un

musée ou une galerie pour comprendre combien « destinée des images » et « destinée des

hommes » sont intimement mêlées. Et entre une Ève byzantine et l’Adam et Ève que Jean-

Baptiste Santerre a peint en 1717 ? On sait, par exemple, aujourd’hui, grâce à l’anthropologie,

que les notions de beau et de laid ne sont pas universelles. Dans un livre traitant de l’art, par

exemple, l’anthropologue anglais Alfred Gell montrait que le motif sur un bouclier Asmat ne

pouvait, initialement, être considéré comme étant beau et attirant en soi, mais, bien au

contraire, menaçant et repoussant pour la société qui l’avait fabriqué, puisqu’il s’agissait

17

d’effrayer l’ennemi3. Attirance et répulsion, amour et haine sont donc relatives à une culture,

comme le beau et le laid. Et, comme pour la physique quantique, dans les jeux de l’amour et

du hasard, celui qui observe a une influence déterminante sur ce qui est observé : le

marivaudage est affecté de l’indétermination quantique, au même titre que la singularité

initiale en astrophysique ou vos doigts de pied en éventail quand vous bronzez sur un transat

en été. Il y a bien attirance et répulsion, amour et haine, il y a bien un « cœur », mais leur

disposition sur l’échiquier social dépend du contexte culturel et social propre à une époque, à

son histoire et à la façon dont celle-ci a prise sur vous.

Le cœur a donc ses raisons qu’un ethnologue ou un anthropologue ont bien plus de chance

de décrire qu’un philosophe, un esthète ou un poète. Pour cela, il faut réduire à portion

congrue l’objet du désir, autrement dit faire l’épochè ‘Mae Murray’ ; à savoir la loi

d’indétermination par laquelle l’objet visé est déformé (grâce à, et/ou) à cause de la lumière

de nos désirs, et prendre la route opposée : Monsieur X peut être tous les hommes, Madame X

peut être toutes les femmes : vous ne l’avez même pas abordée, puisqu’elle est venue jusqu’à

vous. Vous n’êtes qu’un miroir, vous n’êtes que la caméra devant laquelle X va jouer son

film… vous êtes maintenant Lord Patchogue :

« NOTE : Dans un cas analogue, quoique de circonstances très différentes, Lord Patchogue

a passé six mois entiers exclusivement occupé d’une créature qui ne pouvait offrir pour lui le

plus mince intérêt. Amour, confort, vanité, argent, il ne pouvait rien attendre d’elle. De plus il

la jugeait de rapports les plus ennuyeux. Ce qui n’a pas empêché pendant ces six mois de

n’avoir d’attention que pour elle ; ses amis, il avait cessé de les voir, à l’exception de deux ou

trois qu’il pouvait entretenir de ce sujet. Le goût des monstres qui est sans doute à l’origine de

cet épisode ne suffit pas à expliquer la persistance d’un amour si désintéressé. Plus tard

d’ailleurs, il a perdu tout contact avec cette fascination et il serait incapable de la justifier.

Ce qui ne l’empêche pas de trouver là une autre justification à la validité de l’intérêt. »

*

Vous êtes désormais un miroir ou une caméra. Vous captez la lumière, la renvoyez ou

l’enregistrez. Vous n’êtes plus l’agent, vous n’avez plus de rôle dans l’histoire d’amour que

vous jouez, mais vous en êtes le patient. Dès lors, comme vous avez choisi au hasard le

compagnon ou la compagne avec laquelle vous sortez, il y a de fortes chances que les rapports

amoureux que vous écrirez sur elle ou lui soient objectifs et critiques ; il y a aussi de fortes

chances que vous soyez déçu, que vous alliez, sur cette pente, de déception en déception.

Mais, rappelez-vous, vous ne croyez pas plus en la vie qu’en l’amour, vous n’avez aucune

valeur morale, ni avec vous-même ni avec votre entourage. Le film que vous allez nous faire

sera donc proche du cinéma vériste, comme Andy Warhol filmant ses partenaires de la

Factory : votre intimité sera montrée crue, la description sera clinique ; un rapport

circonstancié, pas plus, pas moins :

- Madame X, pour Jacques Rigaut, est une femme en instance de divorce, depuis que son

mari est revenu de la grande guerre, et elle a un enfant de lui ; c’est une bourgeoise qui vit des

rentes que lui verse son mari afin de s’occuper de leur fils.

- Elle n’a pas de discussion, n’a pas lu, n’a pas d’esprit, ne s’est jamais posée de questions

sur le monde ou sur elle-même ; elle est absolument incapable d’éprouver la moindre

3 Alfred Gell, L’art et ses agents, une théorie anthropologique. Les Presses du Réel, « Fabula », Dijon : 2009.

18

compassion pour une injustice ou de porter un jugement moral sur son environnement social

ou sur sa situation.

- Madame X a des vues sur Jacques Rigaut ; elle l’aime parce qu’il est là, qu’elle est quasi

libre (puisqu’en instance de divorce) et qu’elle souhaite, désormais, parvenir à un foyer, à une

monade amoureuse, à sa propre petite tour d’ivoire avec le poète Rigaut. – X est donc, faut-il

le mentionner ? tout le contraire des héroïnes romantiques de D.H. Lawrence ; Rigaut est

aussi, naturellement, la dernière personne à laquelle X devrait penser pour ses projets

amoureux…

Nous sommes tous la dernière personne à laquelle X ou Y devraient penser, et le monde

amoureux ressemble à une erreur tragique faite par un chirurgien sur une table d’opération :

le monde amoureux nous laisse, comme Rigaut, spectateurs de nos dérives en huis-clos avec

elle ou lui, et de nos heures passées à enregistrer nos scènes de ménage :

« Il y a chez les gens et dans les faits une espèce d’intérêt littéraire. Mme X est parmi le

type de ces personnes odieuses ou agréables à voir peu importe, insignifiante plutôt, sans

élément de profondeur ou d’originalité, mais dont la plupart des actes est un élément de récit,

au point que ce qu’on peut dire sur elle vaut beaucoup plus qu’elle. », écrivait Rigaut à ce

propos.

*

Vous êtes avec lui ou elle, maintenant, comme Rigaut, vous demandant ce que vous foutez

là, avec telle personne, pourquoi vous perdez votre temps, mais vous êtes fasciné par le

soujeu, la situation que vous avez mise en place, alors vous l’enregistrez, vous la filmez, vous

l’écrivez, vous ne pouvez pas faire autrement. De là, leur intérêt littéraire, proche de l’intérêt

du voyeur pour la scène qu’il regarde et des sentiments que cette scène lui fait éprouver

maintenant :

« Ces notes, j’ai commencé à les rédiger chez elle, nous révèle Rigaut à propos de son

histoire avec Mme X, presque sous son nez, dans la crainte d’oublier deux ou trois

mouvements, deux ou trois passages d’un sentiment à un autre. Ces passages qui sont ce dont

j’aurais le mieux aimé donner l’idée, on n’en trouve pas trace ici. J’aurais voulu noter qu’en la

tenant dans mes bras, sur le point de la quitter, je cédais à une gentillesse qui n’était pas

feinte, qu’à peine le dos tourné j’avais dans la bouche des mots : Conne, couillonne, idiote de

ne pas deviner à quel point je me moquais d’elle, que quelques secondes après je rencontrais

mon visage dans une glace, je ricanais : « voici le visage du cynique. »… »

Paradoxalement, c’est l’insignifiance-même de Mme X qui semble remarquable à Rigaut et

le trouble. Jamais telle insignifiance n’a paru davantage troubler un homme, même aussi

averti que Rigaut, car il n’y a, semble-t-il, rien sur lequel il puisse maintenant réfléchir,

aucune réflexion, aucune image, ici, comme si une telle femme était elle-même un spectre,

comme lui.

– Monomanie de Jacques Rigaut face à l’absence de profondeur de Mme X : le vide,

l’abîme vertigineux que lui laisse sa relation avec une telle femme : six mois de vide spectral.

Le lecteur pourrait imaginer ici que Mme X n’existe, pas plus que Rigaut, tant le manque

de présence et d’empathie de l’un et l’autre partenaire amoureux est patent : « Non, pourrait-

19

on se dire, Mme X n’existe pas, c’est du néant, c’est un vide que cette femme ! Cela n’existe

pas, une telle relation, cela ne peut être. »…

- Les lettres scabreuses que son mari lui envoyait du front après 1914 et qu’elle faisait lire

à Rigaut en minaudant sur l’oreiller.

- Le jeu ritualisé qu’elle entretient avec son fils de cinq ans : elle, sur le sofa, jouant à la

morte, et le petit, cherchant à la ranimer, une fois, deux fois, trois fois, jusqu’à ce qu’il pleure

vraiment.

- Le manque de sensualité, le manque d’appétit sexuel qu’ils ont l’un pour l’autre, ses

caprices insupportables, ses enfantillages, et les distractions de Rigaut, l’oubli d’un rendez-

vous ou d’un mot qu’il devait lui écrire.

X est telle une poupée pour le poète, à n’en pas douter, quelque chose comme une poupée,

comme Mae Murray dont a parlé Rigaut avant elle. Sauf que Mme X n’est pas une image de

cinéma, sauf qu’elle a existé vraiment, elle, sauf qu’elle n’est pas un film !

… On lui a bien appris son rôle, elle l’incarne maintenant à la perfection. Rien à faire, elle

ne pourra plus changer. Elle est comme ça : une poupée, un jouet pour adultes, même fade,

même quasi inexistant : une poupée posée dans un coin de salon pour des hommes pressés.

À propos de l’émotion esthétique, l’anthropologue Alfred Gell écrivait :

« Regardez la petite fille avec la poupée. Elle l’aime. Sa poupée est, dit-elle, sa meilleure

amie. Jetterait-elle par-dessus bord sa poupée pour sauver de la noyade le grand frère qui la

tyrannise ? Certainement pas. L’exemple peut sembler trivial, et on dira que les types de

relations que les petites filles entretiennent avec leur poupée sont loin d’être représentatives

du comportement social humain. Mais l’exemple n’est pas trivial du tout ; c’est l’exemple

même de ce que l’anthropologie de l’art se propose d’analyser. Si nous le considérons comme

trivial, c’est parce que nous ne supportons pas, nous qui admirons le David de Michel-Ange

d’être comparés à cette petite fille qui entoure sa poupée d’affection. Mais qu’est-ce que

David, sinon une grande poupée pour adultes ? Je ne dis pas cela pour dévaloriser David, mais

pour réévaluer les poupées des petites filles, qui sont après tout des objets dignes de réflexion.

Elles sont indubitablement des êtres sociaux, des « membres de la famille », pour un temps au

moins. »4

Toutes les femmes sont Barbie et tous les hommes sont Ken.

4 Ibid. Alfred Gell, L’art et ses agents, une théorie anthropologique. Pp. 22-23.

20

- IV-

DES PORTRAITS CHINOIS ET DE LEUR DISSEMINATION POSSIBLE

EN SOCIÉTÉ

Klara était une jolie fille d’une vingtaine d’années, la taille mince, les yeux gris-verts, les

cheveux châtain clairs, des pommettes saillantes sur un large sourire. Sa mère était polonaise ;

elle avait fait l’école des Beaux-Arts de Varsovie et elle s’était retrouvée à vingt ans, à Paris

en 68, à chercher du travail en tant qu’architecte d’intérieur. De sorte que Klara, sa fille, avait

tout de la jeune femme européenne, émancipée, authentique et naturelle, polonaise par sa

mère et française du côté de son père. Elle était habillée, la plupart du temps, d’un jean

moulant et de pulls proches du corps à cols roulés montant. La silhouette filiforme, de petits

seins, un long cou, le port de tête altier ; elle redoublait pour la troisième fois sa première

année d’études en histoire de l’art, sans qu’elle n’en fût le moins du monde affectée, quand je

la rencontrais. Moi, à cette époque, je passais une maîtrise afin de pouvoir partir enseigner le

français à l’étranger. J’avais alors emménagé dans un petit studio du centre-ville de Dijon,

après avoir vécu plus d’un an dans l’appartement de ma grand-mère maternelle, une vieille

dame devenue hémiplégique, que je gardais, avec d’autres membres de ma famille et des

aides soignantes, avant qu’il ne nous fût plus possible de la maintenir chez elle et qu’il fallut

l’emmener dans un hospice, jusqu’à ce que la grande sécheresse de 2003 eût raison d’elle.

– Est maintenant marquée en moi cette lente décrépitude de tout son corps, cette motilité à

bout portant, poussant celle qui en était atteinte à des chutes spectaculaires, la tête la première,

sur le carrelage de son appartement : une vie atrophiée. Je pensais alors, et je pense encore,

qu’on ne peut mourir ainsi, qu’il y a un moment où il faut mettre un terme à une agonie

douloureuse, mais elle avait été, sa vie durant, une catholique fervente et elle envisageait les

choses tout autrement que moi ; ni moi ni personne de son entourage n’aborda donc avec elle

le sujet, connaissant déjà sa réponse. La seule chose qui me préoccupa pourtant, après elle,

était ce que j’allais faire de ma vie et une envie de percer le motif qui pousse les hommes et

les femmes à se lever chaque matin, même mourant et sans espoir. – Envie ou curiosité qui ne

m’ont pas lâché jusqu’à aujourd’hui, puisque j’en suis encore là à écrire dessus, après avoir

publié deux ou trois livres, mais en prenant cette fois une période de ma vie et de la vie du

poète Jacques Rigaut comme terrain d’études.

Selon moi, ce qui pousse bon nombre d’entre nous à continuer à vivre jusqu’au bout est

généralement le soujeu. Un soujeu. Car nous sommes tous, qu’on le veuille ou non, des

spectres, vous comme moi, mais rares sont ceux qui en ont une conscience claire. Rares sont

ceux qui admettent ne pas avoir eu le choix et que, la vie les ayant embarqués à flots malgré

eux, les épreuves qu’ils traversent ne témoignent pas de leur maîtrise des événements, mais,

bien plutôt, de leur adresse à conserver leur corps intact sous les remous des mers, malgré une

mort annoncée dès le premier pas sur le ponton des navires.

Le marin au long cours oublie généralement la façon dont ses compagnons l’ont fait boire

et saoulé au début, alors même qu’il n’avait pas pris la décision de partir en mer avec eux.

Il oublie le plus souvent, et, quelquefois aussi, il peut affecter une attitude docile, de celle que

le capitaine et les autres membres de l’équipage attendent de lui : il joue donc, surjoue,

21

soujoue le rôle du personnage qu’on lui demande d’être, effectuant les tâches qui lui ont été

dévolues, afin que le bateau aborde à bon port avec sa cargaison intacte.

Quelques femmes et quelques hommes ont pourtant conscience d’être des spectres travestis

en marins : ils assument ainsi, chaque jour, leur fonction entre pont et bastingage ; chaque

jour, ils se voient, se regardent, ils s’inspectent accomplir leur tâche – routines effectuées

chaque heure à la maison comme au travail – et ils voient leur compagnon en faire autant,

comme si la vie leur échappait en permanence, comme si, finalement, un démiurge s’était

évertué, six jours durant, à fabriquer un monde qui, dans l’état de déliquescence où il se

trouve, ne semble pas réel et que l’on puisse s’attendre à ce que l’illusion soit découverte au

septième jour. Mais la plupart d’entre nous, fort heureusement, se figurent tout bonnement

avoir accepté leur sort de marin, et bien avant même que leurs compagnons ne les saoulent

pour leur baptême du castor. Ils étaient jeunes alors et ils cherchaient à se montrer plus virils

ou plus belles, plus mûrs ou plus adultes qu’elles ne l’étaient vraiment ; c’est ainsi : les jeunes

hommes jouent à être des hommes et les jeunes femmes à être des femmes : « Il faut souffrir

pour être beau et belle », dit-on à ce propos. De sorte que, consciemment ou non, nous

cherchons à donner à notre corps la forme que les canons esthétiques de notre époque

prescrivent pour l’un ou l’autre sexe, et, à cette occasion, celui-ci est assez souple pour se

laisser faire, ou il résiste à nos intentions avec plus ou moins de bonheur.

Moi-même et Klara, nous étions tous les deux de jeunes gens assez mignons issus des

classes moyennes et de la petite bourgeoisie. L’un et l’autre étudiant et vivant dans la même

ville de province, il y avait de bonnes chances que nous nous rencontrions et sortions

ensemble, avec l’idée préconçue que nous nous étions choisis, l’un et l’autre, librement : nous

étions tous les deux de jeunes gens modernes, à ce qu’il nous semblait. Ce qui aurait aussi

bien pu – les aléas de la vie étant ce qu’ils sont – être, entre nous, totalement différents.

L’idéal, semble-t-il, est pourtant atteint, lorsque la jeune femme ou le jeune homme trouvent

leur personnalité, comme Léonard de Vinci trouva les traits de Mona Lisa au bout de ses

pinceaux, de sorte que, lorsqu’ils se rencontrent, l’un et l’autre croient avoir découvert leur

moitié, de cette partie d’eux-mêmes qu’ils cherchaient, quelque temps auparavant, alors qu’ils

étaient devant la glace et que leur corps changeait. Souvent, nous désirons en amour de ce

modèle physique, de cette attitude et de cette disposition d’esprit que nous souhaitions pour

nous-mêmes, durant notre adolescence, comme Adam, paraît-il, vit Eve sortir de sa hanche et

l’aima.

Quelque temps, Klara et moi nous fûmes bons amis, et je dois dire que, malgré mon envie

d’elle, je pensais en rester là, mais l’attrait que nous avions l’un pour l’autre me rattrapa et je

vécus avec elle une histoire d’amour que n’importe quel auteur pourrait écrire. Lorsque je

l’embrassai pour la première fois, elle me déclara être surprise par mon baiser puisqu’elle

n’imaginait plus que je pouvais être intéressé par elle, puis tout alla très vite entre nous. Nous

fûmes heureux quelque temps ; je la présentai à mes parents et à ma sœur, et elle à sa mère, à

son frère et à sa sœur.

La famille de Klara était une petite communauté de Polonais vivant à la périphérie de Dijon

depuis bientôt plus d’une génération et se retrouvant ensemble les week-ends pour l’apéro ou

le dîner, et je fus, sans problème, intégré à cette famille élargie à la sphère des oncles, des

tantes et des cousins. C’était une communauté gaie, heureuse et unie, d’après ce que j’en vis.

Romain, alors, ne m’en voulut pas de mon incartade avec Klara, il le lui dit, et elle et Alice

continuèrent à se fréquenter comme auparavant.

22

*

Klara avait encore une amie à Dijon du nom de Charlotte qui travaillait dans une banque et

vivait encore chez ses parents. Charlotte venait souvent nous voir ou nous la retrouvions dans

un café en ville ou lors d’une soirée, et Klara la conseillait souvent. La famille de Charlotte

exigeait d’elle qu’elle se mariât à un moment ou à un autre, mais Charlotte n’en faisait qu’à sa

tête : jouant les jeunes oies dévergondées, elle cumulait les expériences amoureuses et elle

s’en mordait les doigts après coup. Klara interprétait alors, avec elle, le rôle de la grande

sœur ; elle avait aussi cela en elle, cette attitude de grande sœur, qui dispense ses conseils, ou

de jeune femme de compagnie sans un sou vaillant mais honnête, puisqu’elle avait dû aider sa

mère à élever sa sœur et son frère, encore enfants, alors que son père était parti pour une

femme plus jeune. Klara ne lui en voulait d’ailleurs plus, à ce père absent, elle n’affichait plus

que du mépris pour lui.

Klara avait donc tout de la jolie poupée et de la grande sœur, et Charlotte, de la jeune oie

dévergondée, cherchant, dans les confidences qu’elle faisait à ma compagne, un semblant de

constance, ce qui ne manquait pas de m’irriter. Klara s’en affligeait, elle aussi, ainsi que de

certaines ingratitudes de Charlotte, comme le fait de ne pas téléphoner ou d’arriver en retard à

un rendez-vous, mais elle aimait cela, finalement, que Charlotte fût telle qu’elle était, jusqu’à

ce que, à la fin, elle n’y tînt plus et coupât les ponts avec elle.

Le comportement d’Alice, l’amie qu’elle avait rencontrée avec Romain, était complètement

différent. Alice était plutôt sage : elle avait vite compris qu’aucune relation n’était possible

avec Romain ; d’ailleurs, celui-ci envisageait de partir à Paris sans elle, pour trouver du travail

ou se mettre au vert chez son père. Il avait toujours l’intention de devenir artiste, mais il avait

pris conscience que, en tout et pour tout, il était un dilettante, ce qui semblait ne lui poser

aucun problème. Les rapports d’Alice avec Klara étaient donc cordiaux, et simplement

cordiaux, comme ils l’avaient toujours été, depuis le début.

Quant à moi, à cette époque, j’essayais d’écrire mon premier roman, Matachine, que j’allais

publier quelque temps plus tard. Je voulais être un écrivain, donc j’étais écrivain : entre

l’homme qui parle dans la rue et la littérature, il n’y a finalement qu’un pas, qui se trouve,

quoiqu’on en dise, aisément franchi. Comme dans la vie, il s’agit, en effet, de rester en

équilibre sur ses deux pattes, pas plus, pas moins : frôler à chaque trottoir l’indigence, à

chaque seuil son écueil, mais ne jamais y tomber. En tout et pour tout, il faut, pour être

écrivain, ne donner que le minimum à lire, n’en rester qu’à ce que le lecteur attend de

l’inconnu : que l’inconnu soit, pour lui, un passant, un passant des villes, toujours de dos ou

de profil, mais un passant filant droit, comme les lignes d’un livre. Dans la vie, le lecteur

cherche désespérément à maîtriser son image et à ne pas se laisser affecter par celle des

autres, de celle que les miroirs lui renvoient chaque jour ou des portraits photographiques, des

peintures ou des dessins que l’on fait de lui et de ceux de son espèce, mais aussi des textes

qu’on pourrait publier sur son compte, dans les journaux, sur Internet et dans les livres : son

image est son « âme » et il ne supporterait pas que son « âme » lui échappe, comme ni Klara

ni Charlotte ne supporteraient que je parle d’elles, comme je le fais en ce moment. L’écrivain

est celui qui a compris cela et qui renvoie indirectement au lecteur l’image de lui et des autres

hommes qu’il souhaite avoir… Et, de toute façon, nous savons tous combien la littérature est

indolore, combien peu se sent visé un lecteur, lorsqu’il ouvre un livre : tout le monde plaide,

sans savoir vraiment pourquoi, de l’innocence de la littérature, même les écrivains. – Surtout

23

les écrivains, puisqu’ils n’ont pas intérêt à froisser la susceptibilité de leur lecteur (La fiction,

en un sens, est un prétexte commode, de nos jours, pour éviter de tenir un propos sur le monde

et les hommes).

L’attitude de Jacques Rigaut, un siècle plus tôt, était complètement différente à ce sujet,

puisqu’il s’était mis, et ce, dès ses premiers textes, du côté de la mort : « Un homme

qu’épargnent les ennuis et l’ennui trouve peut-être dans le suicide l’accomplissement du geste

le plus désintéressé, pourvu qu’il ne soit pas curieux de la mort ! », écrit-il ainsi, dans

« Je serai sérieux… » Autrement dit, se tuer machinalement comme on éteint la lumière,

le soir, avant de s’endormir, voilà, en quelques mots, tout ce qu’il en était du programme

littéraire de Rigaut pour les années à venir…

Un tel rôle, aussi scandaleux, inadmissible ou subversif qu’il nous semble être encore, est

assez proche de celui généralement dévolu au sorcier des cultures primitives. Lui aussi, en

effet, vit en marge de sa société, à côté du village, à quelque pas de la forêt et de la brousse où

se trouve le monde des morts. Comme Rigaut, le sorcier est généralement craint parce qu’il

fraie avec les âmes des défunts. Il est craint, donc on le célèbre et on le stigmatise, on s’en

approche et on le fuit. On peut voir aussi un tel mélange à l’œuvre, de célébration et de fuite,

dans les quelques textes critiques ayant été publiés sur l’œuvre fragmentaire de Rigaut, et

notamment dans le roman de l’écrivain Drieu la Rochelle, Le feu follet, dont je vais parler

plus loin.

*

On peut donc, selon moi, si on accepte l’idée de formes culturelles ataviques évoluant

jusqu’à nous, donner au sorcier une définition étendue, des sociétés primitives aux sociétés

modernes ; et cela pourrait être celle-ci : le sorcier est celui qui joue avec son image et, a

fortiori, avec celle des autres hommes avec lesquels il entre en contact. Votre voisin ou vous-

même pourriez donc être des sorciers ; nul besoin d’aller dans les campagnes profondes ou à

Haïti pour y chercher des traces de superstition, elles sont à côté de vous. En devenant Lord

Patchogue, en affirmant qu’il est devenu Lord Patchogue, Rigaut jouait lui aussi avec son

image, tel un sorcier, comme il composait avec l’image de tous les hommes passant à côté de

lui – puisqu’il est, semble-t-il, notre reflet, puisqu’il dit, puisqu’il écrit qu’il est notre reflet,

quand on s’approche du miroir derrière lequel il déclarait se trouver à Oyster Bay, sur la côte

Est des États-Unis.

Lord Patchogue pourrait être, en ce sens, lui-même – si l’on prend les affirmations d’un

poète suicidé en 1929 pour argent comptant –, une dissémination de notre propre personne,

puisque notre image, si nous passions, par extraordinaire, devant un miroir (qui doit bien se

trouver encore dans une vieille maison d’Oyster Bay, proche de New York), notre image,

alors, ne nous appartiendrait plus.

Dans L’art et ses agents, l’anthropologue Alfred Gell donnait le schéma suivant qui

montre les différents agents et patients à l’œuvre dans la sorcellerie des voults, que l’on

trouve dans nombre de cultures, mais aussi chez nous, sous une forme différente :

[[[Prototype-A] → Artiste-A] → Indice-A] → Prototype/Destinataire-P5

5 L’art et ses agents. « La sorcellerie des voults », pp. 126 à 129.

24

Comme on peut voir dans ce schéma, le sorcier est envisagé par Gell comme étant un

artiste, puisqu’il sculpte le voult destiné à faire du mal et lui confère l’identité de sa victime.

A, dans le schéma, signifie agent, et P, patient.

Klara ou Madame X rentrent, à mon sens, comme des prototypes de l’œuvre, ou « voult »

ou « poupée vaudou », que l’écrivain (ou « l’écrivant », à votre guise) peuvent chercher à

représenter afin d’induire un effet (ou vénéfice, ou sort) sur elles. Or, selon Gell, certains

rituels sorciers rentraient bien dans ce qu’une anthropologie de l’art pouvait étudier, lorsqu’il

y a un travail artistique à fournir, même s’il s’agit d’une sculpture vaudoue.

Cela donne, pour le texte « Madame X » de Rigaut, dont on trouve une allusion, comme je

l’ai montré, dans Lord Patchogue6, comme, maintenant, pour mon propre texte, les schémas

suivants :

[[[L’image de Madame X en tant qu’agent] → Rigaut] → Le texte « Madame X »] →

L’image de Madame X dans le texte de Rigaut / Madame X elle-même en tant que victime, si

elle a lu le texte de Rigaut, si elle s’est reconnue derrière l’initiale X et qu’elle en a éprouvé

de l’aversion pour son auteur.

Ou bien, pour mon cas :

[[[L’image de Klara en tant qu’agent] → Lemoine] → Le texte La chambre et le spectre]

→ L’image de Klara / Klara elle-même en tant que victime, si elle lit mon texte, si elle se

reconnaît derrière le prénom mentionné « Klara » et qu’elle en éprouve pour moi de

l’aversion.

Or, ici, dans le cas de Jacques Rigaut alias Lord Patchogue, comme avec le soujeu dont je

tisse ici la théorie, il n’y a pas de conséquence réellement nocive du portrait envers le

regardeur. Rigaut comme moi, nous n’avons fait, selon nous, que regarder ; nous n’agissons

pas en retour contre les prototypes X ou Klara, puisque nous affirmons être leurs reflets – et

ce, même si, dans mon cas, le désir que j’ai eu pour Klara était plus fort que celui de Rigaut

pour Mme X. Le seul à être a priori affecté, selon nous, c’est nous-mêmes. Le soujeu semble

donc être à peine une cause, il y a, à nous entendre tous deux, à peine une intention, mais il y

a une intention tout de même. Et l’image-même de Madame X par Rigaut, ou l’image que je

donne ici de Klara et de Charlotte, sont, elles aussi, somme toute, maltraitées.

Si l’on suit toutes les conséquences que le soujeu implique dans notre cas, l’« idolâtrie », le

comportement idôlatre ne serait pas le fait de Rigaut écrivant sur Madame X ou de moi-même

écrivant sur Katia, puisque nous estimons, précisément, être des reflets, des images

spéculaires, en sorte que, toujours selon nous, nous ne faisons que répéter ce que l’image des

deux femmes nous renvoie. Le schéma de Gell doit donc être ici « remisé », puisque la

situation Artiste est, pour Rigaut et pour moi-même, ambiguë, paradoxale, agente et patiente

dans le même temps :

[[[Prototype-A] → Artiste-A/P] → Indice-A] → Prototype/Destinataire-P

6 Voir la citation de Lord Patchogue, p. 15.

25

C’est donc la source des reflets (ou Madame X ou Klara) qui éprouve un comportement

« idolâtre », si l’une ou l’autre trouvaient ces textes et se sentaient affectées par ce que moi ou

Rigaut avons écrit sur elles. Dès lors, Madame X et Klara, se reconnaissant et se sentant

visées, éprouveraient leurs personnes comme étant disséminées par l’« émanation » d’un

portrait d’elles qu’elles n’auraient pas contrôlé. Un tel type de croyance affectant une

personne est proche de la théorie épicurienne des simulacres flottant comme partie du corps :

ce seraient des morceaux d’elles qui se trouveraient, selon elles, avoirs été dérobées, après

qu’on a écrit sur elles.

Il reste que, aujourd’hui, je joue, je surjoue, je soujoue avec mon image, et a fortiori avec

celle de mes proches, sans que je ne ressente, comme Rigaut, l’envie de mourir, même par

jeu, et, peut-être, un éditeur publiera-t-il ce texte, me donnant par là-même la possibilité de

disséminer un peu plus celle-ci, mais ce sera une image décentrée, excentrée, recentrée par

mes soins ; de ce genre de texte dont vous pourrez vous demander, en le lisant, s’il entre dans

la catégorie « Littérature », « Esthétique » ou « Curiosités »7.

7 Loin de vous ici, pourtant, le sentiment d’avoir été jamais captivé, ou « pris », par une image ou par un texte,

loin de vous, aussi, le sentiment d’avoir été fan de Mae Murray, de Liz Taylor ou de Kim Basinger, ou d’avoir,

derrière votre reflet, éprouvé le regard de Lord Patchogue, de Big Brother ou d’un ange ; c’est pourquoi vous

parlerez, en adulte averti, et les critiques ou les réserves que vous ferez à mon sujet seront, bien entendu,

« littéraires ». Et, pourtant, il y a bien là, me semble-t-il, dans le mouvement que j’imprime à mon texte à propos

de Klara, comme dans le mouvement qui a poussé Rigaut à écrire sur Madame X, quelque chose d’analogue au

sentiment du sorcier fabriquant une effigie à l’image de sa victime ; et, pourtant, il y a bien quelquefois, dans

votre façon de lire un poème, de regarder une œuvre d’art ou même la télé, quelque chose qui confine à de

l’idolâtrie.

26

- V -

ÉLÉMENTS SUCCINCTS DE RÉCIT :

Jouer avec l’image de Rigaut / soujouer lorsqu’on est en couple

J’avais découvert les écrits de Jacques Rigaut deux ou trois ans après avoir divorcé de

Klara. J’avais été marqué, alors que j’étais avec elle, par le film de Louis Malle,

Le feu follet, l’adaptation d’un roman de Drieu la Rochelle inspiré, justement, de la vie du

poète. C’était alors, derrière les yeux de l’acteur Maurice Ronet jouant le personnage

d’Alain Leroy, cette mélancolie effleurant un miroir, une lettre, un papier ou un pistolet,

ce regard tendu, désincarné et triste sur les êtres et les choses.

Dans le film de Louis Malle, Alain Leroy, sortant, après des mois d’isolement, d’une

cure de désintoxication, cherche à renouer avec d’anciens amis avant de se donner la mort.

Nous sommes à Paris, dans les années 60, à la fin de la guerre d’Algérie. Leroy est au lit

dans un hôtel avec Lydia, une jeune femme d’affaires new yorkaise qui lui propose de

divorcer de sa femme, la riche Dorothy, pour l’épouser, elle. Leroy refuse alors l’offre de

Lydia, prétextant qu’elle serait malheureuse avec lui, et que, de toute façon, il est trop

tard pour lui, puis il retourne à la maison de santé où il séjourne. Dans la chambre où il vit,

on découvre, devant son lit, écrite à la main sur un grand miroir, une date qu’il a entourée :

le 23 juillet. Derrière la porte, une femme de chambre l’appelle pour qu’il vienne déjeuner.

Leroy rejoint alors la salle à manger de la maison de santé, déjeune avec les autres

pensionnaires et discute avec une vieille dame qui s’est prise d’affection pour lui et qui lui

apprend que le docteur lui a fait entendre qu’il allait les quitter. Puis il retourne dans sa

chambre, voit, en contre-champ devant lui, posées en bas d’un miroir, sur la tablette d’une

cheminée de marbre, des photographies de sa femme Dorothy. Il s’avance vers les photos,

en repositionne une qui ne respectait pas l’alignement de rigueur imposé par le cadre du

miroir, dérange les aiguilles d’une pendule qui s’était mise à sonner, puis il souffle sur un

drapeau des Etats-Unis qu’une petite nymphe en céramique, posée près des photos de

Dorothy, arborait. Enfin, il se met à découper et à coller, sur un autre miroir, un article de

fait-divers intitulé « Navrant ! », où l’on peut lire : « Jean-Jacques voulait jouer à l’homme

volant. » On voit alors le reflet de Leroy, alias Rigaut, alias Lord Patchogue, diffusé par

l’étain de la glace….

À gauche de l’article sur l’homme volant, d’autres textes ont trouvé leur place sur un

mur de la chambre, ainsi que deux photographies en médaillon, dont on devine qu’elles

représentent Dorothy et Lydia…

Le spectateur, qui ne sait pas qui a été Drieu ni Rigaut, se dit alors que Leroy a décidé de

rester dans la chambre d’une maison de soins à Versailles, même si sa cure est terminée,

même s’il est soigné (Lydia, sur l’oreiller, lui en avait même fait, au début du film, la

remarque), précisément parce qu’il n’attend plus rien de la vie. Il peut aussi penser que ce

personnage a eu bien tort de refuser la proposition de la belle Lydia, et que, lui, s’il avait

été à sa place, il aurait sauté sur l’occasion.

En très gros-plan, à cet instant, le titre d’un autre fait-divers scotché sous l’abat-jour

d’une lampe Tiffany : « NUE, ELLE ÉTAIT MORTE. À ses côtés son mari râlait. ». Puis,

27

nouveau gros plan sur la date inscrite au feutre, sur l’une des glaces de la chambre : ce 23

juillet, déjà mentionné. Leroy, dont on ne voit encore que le reflet, fait les cent pas,

il marmonne, rumine, comme un lion en cage, le nom de sa femme Dorothy. Il va ensuite à

sa table de travail, écrit une page qu’il rature aussitôt, corrige au feutre rouge, puis il se met

à gribouiller un visage… À côté de la feuille manuscrite se trouve une mallette de cuir ;

Leroy l’ouvre et il en sort, sous un fouillis de cartes de jeux, un pistolet. Il regarde s’il est

chargé et le contemple un instant, jusqu’à ce que les bruits d’un klaxon, qui viennent de la

rue, le sortent de sa rêverie. Le docteur ouvre alors sa porte…

« En toute rigueur, ses gestes, ses paroles cherchaient dans le suicide une légitime, une

seule conclusion. Encore fallait-il ne pas la rater cette facile mort et partir superbe, détaché

et non comme une victime. », écrit, à l’âge de vingt ans, Jacques Rigaut dans « Son

enfance »8

Ce que recherchait précisément Rigaut, comme on l’a dit, et cela bien avant Georges

Bataille (époque Acéphale), c’est un sacricide, mais lui ne le rata pas. Et, comme vous vous

en doutez peut-être déjà, un sacricide n’est pas un suicide, ni même un sacrifice. Par contre,

comme on va voir, comme on le voit peut-être déjà, ce qu’ont fait Drieu La Rochelle et

Louis Malle avec Le feu follet, c’est de ranger ce poète au rayon des déchus… le propos de

Rigaut, quoiqu’on en dise, semble, après quelques minutes de film, dénaturé par leur soin :

« Trop mélancolique pour supporter la vie, il se suicida. », imagine-t-on après ça9. Le

Clézio, qui écrivit un article sur l’aventureman suicidé, sut, lui, tout au moins, interpréter

au plus près l’œuvre et la personne de Rigaut. En témoigne un hommage trouvé de la main

de Le Clézio dans La Quinzaine Littéraire d’avril 1970, un court mais intense sermon façon

Bossuet, faisant l’éloge du poète :

« Une PASSION, déclarait alors Le Clézio : une ivresse de la vérité, une ivresse de la

beauté de la vérité. Il s'agit d'aller jusqu'au bout de cette vie, de savoir comment les choses

se passent, sans jamais succomber à aucune complaisance, à aucun à peu près. Découvrant

à chaque instant un nouveau mensonge, un nouveau déguisement destiné à masquer le vide,

Rigaut descend résolument tous les degrés de l'existence, et tous les degrés du langage.

Il parvient exactement au même moment au degré zéro de la vie et au degré zéro du

langage. »10

Sauf que, pour Le Clézio non plus, Rigaut n’a pas traversé le miroir. Comment aurait-il

pu, puisque l’écrivain avait sacré Rigaut, au début de son hommage, champion de la vérité,

donc, en quelque façon, philosophe ? Tout au moins Rigaut, dans son texte, ne rate-t-il pas

sa sortie :

« Cette décision logique, écrit encore Le Clézio dans son sermon, quand Rigaut l'aura

prise, c'est qu'il sera parvenu à dépouiller le suicide de tout son aspect sentimental. Ce sera

une opération chirurgicale, préméditée jusque dans ses moindres détails. C'est pour cela que

le suicide de Rigaut est admirable, et c'est pour cela que la Société le refuse, parce qu'elle

en connaît tout le danger. La société humaine peut se permettre des accidents, des suicides

passionnels, des morts par folie ; leur caractère irréfléchi plaide en fait pour les vivants.

Mais qu'un homme considère l'éventualité de sa mort avec tant de calme et de raison, qu'un

8 « Son enfance… », Jacques Rigaut. Écrits, Gallimard, « NRF », Paris : 1970. P. 17. 9 La même incompréhension s’est retrouvée entre Blanchot et Bataille, notamment pour le sacrifice que ce

dernier avait voulu faire de sa vie à l’époque de la revue Acéphale (Voir, à ce sujet, l’essai de Blanchot,

La communauté inavouable, et, sur tel type d’incompréhension entre Bataille et Blanchot, ce qu’en dit Michel

Surya dans Sainteté de Bataille.) 10 « Jusqu’au bout », J. M. G. Le Clézio, La Quinzaine Littéraire, du 1er au 15 avril 1970, p. 4.

28

homme se tue par logique, parce qu'il a connu qu'il n'y avait aucun autre remède, voilà bien

le comble du blasphème. Car cette mort condamne la société toute entière, lui révèle d'un

seul coup sa faillite. »11

Nous sommes donc là, semble-t-il, bien loin du suicide annoncé dès les premiers plans

du film de Louis Malle, précisément dans le sacricide.

… Le docteur ouvre alors sa porte… Leroy réussit, à cet instant, à cacher son arme sous

un foulard de soie. L’homme en blouse blanche entre et s’assied devant la partie d’échecs

qu’ils ont commencée quelque temps auparavant. Il lui demande si sa première sortie

durant la soirée s’est bien déroulée, puis il lui conseille, après quelques instants, de

reprendre une vie normale, loin de sa maison de repos. Leroy s’emballe alors et le menace

de recommencer à boire s’il le met à la porte. Le médecin le rassure, il cherche à le motiver,

le rappelle à nouveau à ses projets : Dorothy, sa femme, l’attend sans doute à New York,

il ne peut en être autrement. Mais son patient lui répond que non, vous ne croyez que ce qui

vous arrange, docteur. Dorothy, maintenant, l’a oublié, à ce qu’il sait, et, si elle lui envoie

un chèque tous les mois, c’est pour s’acquitter, tout bonnement, d’une dette. Le médecin,

borné, l’assure pourtant du contraire et il lui demande de télégraphier à sa riche Américaine

pour qu’elle le rejoigne : « Amenez-la avec vous dans le midi et faites en sorte qu’elle ne

vous quitte plus. » Leroy accepte alors de se plier à la demande du médecin et il lui assure

qu’il sera parti dans une semaine. Satisfait par la réponse, le médecin le quitte. Leroy

retourne alors à la contemplation de son pistolet, un browning si je ne m’abuse, puis il

rédige le télégramme demandé… « 23 juillet » revient alors à l’écran… derrière le noir et

blanc de la photographie cinéma, le spectateur comprend que nous sommes en été et que le

23 juillet arrivera, sans doute, demain ou après-demain…

« Se retrouvant seul et oublié de tous, sans perspective d’avenir et méprisé par sa

femme, il se suicide. », devrait être une épitaphe suffisante, quelque chose comme le

« Vixit » gravé sur les tombes des Romains, durant l’Antiquité : « Il a vécu. » C’est, tout au

moins, ce qu’un spectateur cynique pourrait se dire, à ce moment du film, de Leroy…

*

J’ignorais, alors que j’étais avec Klara, tout des textes de Rigaut ; j’ignorais en

l’occurrence, à l’époque de mon couple avec elle, que, dans Le feu follet, Rigaut n’est plus

Rigaut, que c’était, même, tout le contraire. Ce que montre, indirectement, Louis Malle à

l’écran, passé l’éblouissement du film, c’est un malentendu entre deux écrivains et amis,

que, vie, opinions, œuvres, tout oppose : Drieu ne pouvait concevoir, il ne pouvait entendre

que son ami Rigaut puisse être du côté de la mort, et que ce choix, inadmissible pour lui à

la fin des années 20, suffît à faire de cet homme un poète : le roman de Drieu La Rochelle,

dont est sortie l’adaptation de Louis Malle s’ouvre sur une telle incompréhension. Il était

inconcevable, et il reste encore, de nos jours, inconcevable qu’un suicide – et surtout s’il est

gratuit – pût être un acte d’émancipation et d’affranchissement total. Rigaut devait être,

selon Drieu, un homme mélancolique et désespéré, et non un poète libéré de tout, même

des lettres, et faisant ainsi partie de cette « constellation d’hommes libres » dont avait parlé

Tristan Tzara12.

11 Ibid. 12 Les propos de Rigaut, selon Drieu, étaient certes ceux d’un écrivain, mais qui avaient gâché son talent dans

une vie dissolue. Il aurait donc fallu que Rigaut se reprenne pour faire une œuvre qui se tienne, qu’il arrête

29

Dès lors, l’image de Jacques Rigaut est elle-même disséminée à travers ce qu’elle

devient chez Drieu La Rochelle et Louis Malle, mais aussi – cas plus étonnant encore – à

travers un morceau du poète et chanteur Daniel Darc qui reprit et transforma les mots

d’Alain Leroy sur son album Nijinsky.

On se souvient que, dans Le feu follet, Alain Leroy, avant son suicide, se promène dans

les rues de Paris avec son ami Dubourg. Se disputant à un moment du film, Dubourg s’en

prend à Leroy, parce qu’il considère que celui-ci a fait l’apologie de l’obscur et du noir, par

peur de la vie ; il le poursuit alors dans la rue en le traitant de lâche. L’avatar de Lord

Patchogue se retourne alors vers Dubourg et il lui demande, après lui avoir pris le bras :

« Tu es mon ami ? Si tu es mon ami, aime-moi comme je suis, pas autrement… » Puis,

après s’être repris : « Laisse-moi te regarder, poursuit-il… Je voulais que tu m’aides à

mourir, c’est tout. »

Dans la chanson « Le feu follet », Daniel Darc transformait alors la première phrase de

Leroy pour la faire sienne :

« Si je suis votre ami, chantait Darc,

Aimez-moi comme je suis

D’ailleurs je ne suis pas beaucoup

Et je crois que je m’en fous

Si je suis votre ami

Aimez-moi comme je suis »,

puis la chanson poursuit sur cette lancée.

Or il se trouve que le poète Daniel Darc13, à vingt ans, s’était tailladé les veines, alors

qu’il était en première partie d’un concert du groupe américain, les Talking Heads, deux

ans avant la sortie de son premier album au titre évocateur, Seppuku. La reprise par Daniel

Darc des mots de Leroy, double de Rigaut, scellait, de façon symbolique, le destin du

chanteur à celui d’une autre comète de l’espace poétique français. Rigaut revient peut-être

alors là avec une image plus proche de ce qu’il a été, lui, et même, de ce qu’il aurait aimé

pour lui, s’il avait vécu à la fin des années 70 : l’image-même d’un rȏnin, un samouraï sans

maître ni loi, sous le bruit des guitares électriques et des tambours, évoquant encore les

bruits des musiques futuristes et dada. Pourtant, l’aveu de faiblesse d’Alain Leroy, lors de

la dernière scène du Feu follet, demeure dans la chanson de Daniel Darc, puisqu’elle

commence par ces mots, détournés du film et des textes emprunts de cynisme de Rigaut :

« J’aurais voulu être vous.

Ce doit être assez doux. »

Rigaut n’aurait voulu être personne, entendons-nous bien, et surtout pas vous. Ou plutôt

il voulait être tout le monde et personne en même temps, c’est-à-dire Dieu, comme, à

Berlin, l’Oberdada Johannes Baader, l’ami de Raoul Hausmann, avait voulu l’être

après191414. L’image, les propos de Rigaut sont donc à nouveau disséminés, mais cette

fois-ci différemment de Drieu et Malle, par un punk ayant sévi sur la scène française, à

partir des années 80.

l’alcool, l’héroïne et les femmes, et devienne, en quelque manière, comme lui-même, un ascète de la plume.

Écrire, par exemple, comme Rigaut, qu’il faudrait dynamiter l’annuaire téléphonique pour qu’explose l’identité

des hommes, cela peut s’entendre poétiquement, c’est même, peut-être, très beau, mais cela n’est pas, pour

Drieu, sérieux. C’est beau, en l’occurrence, comme toutes les révoltes d’enfants sont belles, et quand on sait les

apprécier à leur juste valeur. 13 On peut trouver tous les livres de Daniel Darc aux Editions Derrière La Salle de Bain. 14 Une série de photographies de Rigaut par Man Ray le représente ainsi en Christ sur la croix : hommage

détourné à un autre suicidé célèbre.

30

J’étais donc marqué, tandis que j’étais avec Klara, par cet André Leroy, parce que, même

si l’époque et les conditions de son existence étaient naturellement différentes des miennes,

je ressentais, comme lui, êtres, objets et événements comme derrière une vitre, comme si

toute information, toute sensation, que je percevais alors, avaient été retardées, comme si

les bruits du monde étaient étouffés avant d’arriver à mes oreilles. Je ne m’identifiais pas

vraiment à lui, je ne le pouvais pas, mais quelque chose de son passé, qui était en hors-

champ dans le film, évoquait certaines souffrances ressenties, enfant, une angoisse lente et

impérieuse avec laquelle il me fallait maintenant composer et qui empêchait toute émotion

véritable de surgir.

Leroy dit encore au début du film, alors que son médecin reprend une partie d’échecs

avec lui, que le mal, qui le ronge, est au cœur de la volonté et que c’est elle, précisément,

que cet homme de science soigne. Autrement dit, non pas une volonté quelconque, mais la

volonté pleine et entière était, selon Leroy, et de façon intrinsèque, une maladie que la

science et la culture se devaient de soigner, afin que survive la société… de cette

dialectique, de cette partie d’échecs, au fond, entre la conscience et le vouloir-vivre qui fut

un leitmotiv de la pensée de Schopenhauer, et qu’on retrouve là, rampante et disséminée, de

Louis Malle à Daniel Darc, jusqu’à nos jours, à travers des hommes et des œuvres, mais

aussi dans la vie-même, dans le quotidien de certains d’entre nous, et derrière les non-dits.

Le médecin ajourne alors la partie d’échecs avec Leroy, en lui donnant son congé ; façon,

comme une autre, de ne pas s’avouer perdant… Leroy lui a promis qu’il allait partir, tout va

donc pour le mieux, maintenant... Avant de fermer la porte, l’homme de médecine affirme

pourtant, sans grande conviction, devant la caméra ou devant Lord Patchogue : « Leroy, la

vie est bonne... », puis il s’enfuit.

*

J’obtins alors une maîtrise me permettant d’enseigner le français à des étrangers, et, ne

voulant pas passer le concours de professeur, malgré un diplôme validant cinq années

d’études de lettres, méprisant école, famille et société pour le peu d’attrait que j’en avais,

je m’évadais dans les livres. Je vécus ainsi, quelques mois, de l’argent du chômage et d’une

petite somme d’argent que ma grand-mère m’avait laissé à sa mort et qui me permit

d’emménager avec Klara, dans un petit appartement proche du centre-ville de Dijon. Klara

avait, entretemps, trouvé un emploi de vendeuse dans un magasin de vêtements pour

femmes et elle semblait être heureuse ainsi. Nous vivions encore, malgré tout, dans la gêne,

et mes ressources, au bout de quelques mois, commencèrent à s’épuiser. Je lui proposai

alors de partir en Chine, où nous avions, me semblait-il, plus de chance de trouver du

travail qu’en France. Le projet me paraissait, somme toute, réalisable, si nous nous y

prenions intelligemment : nous nous serions installés dans une ville universitaire, et j’aurais

donné des cours de français à des étudiants chinois il y avait des offres d’emploi pour moi

à ce sujet et Klara, après quelque temps, aurait travaillé pour une entreprise française

implantée là-bas ou elle aurait servi de modèle européen pour des photographes chinois.

Nous aurions ainsi immigré l’un avec l’autre, unis contre l’adversité et les coups durs,

aurions appris le mandarin, puis, après deux ou trois ans, portés d’une province ou d’un

canton à un autre au gré des emplois glanés, nous nous serions installés et aurions fondé

une famille. Qu’est-ce que la vie pouvait bien nous apporter en France ? Qu’est-ce qu’il y

avait encore à espérer de ce pays ? Rien, mais, si nous avions vécu à l’étranger, les enfants,

31

que nous aurions eus ensemble, auraient possédé deux langues et deux cultures, la nôtre et

la chinoise ; ils auraient ainsi été plus ouverts, plus heureux et plus épanouis qu’aucun autre

enfant au monde. Parce qu’ils auraient vu du pays, parce qu’ils auraient été forcés de

s’intégrer chaque fois à des conditions d’existence et à un quotidien nouveaux. Pourquoi

faudrait-il demeurer dans une culture qui ne nous apporte rien et qui, chaque année,

s’enferme davantage dans la crise ? Pourquoi rester ? Qu’y avait-il de nouveau ici que nous

ne connaissions déjà ? Je n’aimais pas la France, on ne pouvait aimer les valeurs d’épicier

de notre pays, ses bas-de-laine et ses ambitions qui étaient encore celles d’un père Grandet :

« C’est le père Grandet toujours, la France, comprends-tu, Klara ? C’est la mentalité

bourgeoise du dix-neuvième siècle telle que Balzac l’a dépeinte deux siècles avant nous, les

portables et le nucléaire en plus. Ceux qui nous dirigent ont encore cette mentalité de

propriétaire foncier, avares et fiers de leurs vignes pour les bénéfices qu’ils en obtiennent,

et faisant des affaires sur le dos des hommes qu’ils méprisent. Et, même si leur tas d’or

décline, même si, contrairement au vieux Grandet, leurs fonds, chaque année, se réduisent

comme peau de chagrin, ils ne veulent pas changer, ils en sont encore là à vivre aux dépens

de leur frère et de leur fille et à spéculer pour des bons du trésor ou des actions cotées en

Bourse. Comment ne pas partir plutôt que de supporter un tel père ? On ne le peut pas, c’est

impossible. Mieux vaut prendre ses cliques et ses claques, et déménager à la première

occasion. »

Mais Klara ne pensait rien à ce que j’avançai ; elle me laissa dire, les deux ou trois fois

où je lui proposai de partir avec moi, puis elle se tut. Si elle restait, c’était pour sa mère,

c’était pour ses frères et sœurs, ses oncles, tantes et cousins polonais qui habitaient à moins

d’une heure de l’endroit où nous vivions ; cela ne la dérangeait pas de supporter Grandet, si

c’était proche des siens. « Qu’est-ce que Grandet, finalement ? aurait-elle pu me demander.

Le père Grandet est partout, même en Pologne et en Chine. » Don d’ubiquité du père

Grandet dans les affaires des hommes, sur les cinq continents, et cela, depuis plus de

cinquante ans, désormais. Mieux vaut vivre à ses côtés, comme une bonne Eugénie, comme

une bonne ingénue. « Pourquoi parler de ce qui blesse ? Il y aura toujours des hommes pour

vivre aux dépens d’autres hommes, tout le temps. » Le mieux aurait été que je rentre à

l’Education nationale par la voie d’un concours et que je fasse, comme les autres, contre

mauvaise fortune bon cœur. Elle-même avait raison, finalement : vouloir partir en Chine ou

ailleurs, tandis que le système mis en place est partout le même, c’est être naïf, il n’y a

même pas à en discuter. « Pourquoi encore parler de cela ? Et à notre âge ? »

Choisir avec la costumière l’habit qui nous correspond le mieux et se dépêcher

maintenant de rentrer en scène, avant le baisser du rideau.

Ce que voulait Klara, c’était un bonheur simple, quelques amis, des enfants, un travail,

voilà tout. Et moi, déçu de ne pouvoir l’emmener avec moi dans mon aventure en Chine,

je me comportais avec elle comme un spectateur devant un film déjà vu, déjà connu, mais

qui, trop poli pour dire ce qu’il pense, laisse la projection se faire et attend qu’elle passe.

Klara voyait toujours Alice, Charlotte et d’autres amis, et semblait toujours heureuse. Elle

semblait toujours heureuse, même si je n’avais pas de travail, même si notre vie était

précaire. Mes parents, quant à eux, la trouvaient charmante ; ils me disaient que je devais

rester avec elle, parce qu’elle était charmante. Elle avait vécu, elle savait ce qu’était la vie ;

adolescente, elle avait aidé sa mère seule à éduquer son frère et sa sœur, lorsque le père

était parti ; elle savait donc la valeur des choses.

C’était bien, ce moment, cette période, comme si la vie pouvait commencer : les yeux de

Klara, le sourire de Klara, sa taille élancée, ses mains croisées sur les genoux à faire et dire

ce qu’on attendait d’elle. Avec mes parents, avec ses parents, avec Charlotte, Alice ou les

32

autres, le tableau heureux que nous faisions ! Une comédie morale proche de celles écrites

de Diderot, une existence honnête. Même Charlotte et ses déconvenues avec les hommes,

Charlotte qui courait tous les lièvres et ne supportait pas l’alcool, Charlotte elle-même

rentrait dans le tableau en tant que charmante oie, puisqu’elle aussi avait droit de trouver le

prince charmant et de se marier avec lui. Il n’y avait pas de problème, il n’y en avait jamais

eu.

« Qu’est-ce que tu as fait Charlotte ? Tu sais bien que c’est mal, Charlotte ? Tu pleures

maintenant ? » Et Klara, de consoler l’enfant perdue. Puisque Charlotte était perdue, n’est-

ce pas ? elle qui gagnait sa vie davantage sinon mieux que ma compagne ou moi-même.

Elle n’était pas du tout perdue, Charlotte, et, le lendemain matin, après une nuit blanche,

elle était dans son bureau à la banque, fraîche et pimpante, à traiter un dossier, et, le soir,

elle rentrait le plus souvent chez ses parents, dans l’appartement qu’ils lui louaient pour une

somme modique, au-dessus du leur. C’était moi-même qui étais perdu, et j’aurais dû, après

cela, trouver du travail en Chine et laisser Klara en plant, même si ce n’était pas loyal,

même si, après cela, j’aurais éprouvé du remords…

Mais le problème avec tel scénario de fuite en avant, voyez-vous, c’est qu’il vaut

mieux être précaire et sédentaire en France que précaire et nomade en Chine. Mettons que

je ne retrouve pas un emploi d’enseignant là-bas, après mon premier contrat, qu’est-ce que

je deviens avec un salaire chinois, repartant en France ? Retour à la case départ, tout

simplement, et chez les parents, la queue entre les jambes ; et cela, pour moi, ce n'était pas

pensable. Ou bien j’aurais construit mon réseau professionnel, comme un grand, d’une

année sur l’autre, avec la communauté des expatriés français trouvée là-bas. J’aurais donc

été en Chine comme Ahasvérus, le juif errant, d’un canton et d’une ville-champignon à

l’autre, sans pouvoir même faire de projets de couple, puisque devant partir, chaque fois, au

bout d’un an ou deux pour une école ou une université chinoise nouvelle15. Au fond, si des

passerelles à l’emploi sont mises en place pour des migrants venant des pays riches, celles-

ci sont instituées pour ne pas être pérennes : il faut que le diplômé émigré ayant un emploi

à l’international ait le sentiment que sa situation ne durera qu’un temps et, avec tel

sentiment, pour lui généralement, l’envie, après coup, de retourner coûte que coûte sur la

terre de ses ancêtres. Parce qu’il y a des frontières, parce que les projets de vie se font à

l’échelle des pays et que rares sont ceux qui peuvent, de par leur métier, voyager

sereinement. Parce qu’une société est fondée sur des individus se conformant à un

mouvement pendulaire à l’échelle d’un pays, de leur foyer à leur travail, et que les cultures

font en sorte que vous répétiez cinq jours sur sept le même trajet sans ennui métaphysique,

sans même que vous n’envisagiez sérieusement être en liberté conditionnelle, puisque tout

le monde est comme vous, que tout le monde, ainsi, pense être libre ou se donne l’air de

l’être.

Et, si un tel destin vous mine, il y a dieu, l’art et la société de consommation, vous avez

le choix ! Ou vous pouvez encore soujouer : vous êtes alors un Bartleby au travail, mais

aussi en amour, dans votre quotidien, vous êtes Bartleby avec vous-même16 :

Soyez ce que vous êtes ! I would prefer not to…

Soyez un homme ! I would prefer not to…

Soyez une femme ! I would prefer not to…

Soyez vivant ! I would prefer not to…

15 Un tel parcours d’enseignant français sous contrat à l’étranger est assez fréquent, et, avec lui, pour cet

enseignant, à plus ou moins long terme, la sensation d’être exilé, hors du monde. 16 Bartleby est une nouvelle de Herman Melville publiée en 1853 et narrant l’histoire d’un clerc refusant le

travail et vivant et dormant dans l’étude de l’homme de loi qui l’emploie. Aussi, lorsque sa démission lui est

signifiée, celui-ci refuse encore de l’entendre… A chaque fois que l’employeur demandait quelque chose,

Bartleby lui répondait : I would prefer not to…

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Le désir, là-dedans ? Aucun, puisque le désir vient du fait de se savoir citoyen du monde,

de notre conscience de ce qui nous fait homme dans le monde, et, pour un homme, les

frontières et les murs n’ont aucune raison d’être, le mouvement pendulaire métro-boulot-

dodo n’a aucune raison d’être : le monde est trop vaste pour y ériger des murs, le monde est

et demeure un plan lisse, pour reprendre un concept deleuzien. Pour Bartleby, ce

personnage d’Hermann Melville, il n’y a pas de différence entre vivre chez soi et vivre

dehors : il squatte donc le bureau où il travaille, mange et dort au vu et au su de son patron

et des autres employés de sa boîte. Une telle différence entre vie privée et vie

professionnelle reste et demeure une abstraction, malgré ce que famille et école nous

enseignent à ce propos : il faudrait donc que son employeur, avoué à Wall Street, apprenne

lui-même à reconnaître une telle abstraction pour ce qu’elle est, mais un tel homme, trop

policé et respectable pour avoir encore une conscience claire de l’essentiel, ne peut pas

l’entendre, c’est pourquoi il chasse Bartleby. Il le chasse même avec une certaine

appréhension, quand on lit la nouvelle de Herman Melville : il le chasse, au fond, avec

toute la compassion qu’un homme civilisé peut avoir pour un sauvage, auquel il lui est

impossible, de par sa mentalité, de faire l’hospitalité.

Embarqués dans l’existence, nous attendons le moment où nous serons notre propre

maître ; c’est même, généralement, la seule raison qui nous fasse vivre, la seule, en tout cas,

qui puisse nous faire jouer quelque temps notre rôle de clerc chez un avoué de Wall Street :

nous souhaitons endurer les vertiges des flots marins sans autre guide que nous-mêmes. Et,

si nous consentons à ce qu’il soit difficile de prendre la route qui nous plaît, étant donnés le

sort dans lequel nous sommes jetés et les impératifs des voyages pour lesquels nous avons

été débauchés, nous attendons pourtant, coûte que coûte, notre heure, celle où nous serons

libres de voguer où bon nous semble, sans en être altérés ni aliénés par un autre que nous-

mêmes. Pour l’instant, nous soujouons, avançant un pion puis un autre sur le jeu d’échecs,

au grand dam de nos partenaires, et le médecin, qui nous visite quelquefois, ajourne

toujours la partie que nous avions commencée avec lui : « Leroy, la vie est bonne. »,

déclare-t-il, et il déguerpit chaque fois sans demander son reste.

Nous sommes ainsi faits, non pour être responsables de je ne sais quel sort du monde17,

mais pour vivre heureux où bon nous semble, et ce bonheur, s’il était possible pour ceux

qui le désirent, s’il était institutionnalisé, ne coûterait finalement rien puisqu’il ne s’agit que

de nomadisme hors de toute notion de territoire, et qu’un tel nomadisme n’intéresse

vraisemblablement qu’une minorité. Et, si sa perspective s’éloigne de nous aujourd’hui, si

elle paraît bien utopique, si tant d’hommes, par ailleurs, sont aujourd’hui refoulés des

frontières de l’Europe alors qu’ils ne cherchent qu’à survivre, ce n’est pas parce que « le

monde est ce qu’il est », phrase qui ne veut rien dire et dont il n’y a pas lieu d’analyser ici

la vague tautologie, mais parce que certains de nos congénères profitent des injustices de

l’Histoire, certains hommes abusent sans vergogne du pouvoir qu’ils ont d’asservir d’autres

hommes et que nos États cautionnent leurs crimes. Et pourtant, il est plus vraisemblable

aujourd’hui de se sentir citoyen du monde que pour un stoïcien grec ou romain de

l’Antiquité ; il est donc, en contrepartie, plus injuste, il est plus insoutenable, aujourd’hui,

de ne pas l’être ; il y a là même quelque chose du supplice de Tantale : nous voyons,

altérés, l’eau glissant à nos pieds, mais nous ne pouvons pas la boire, nous apercevons

encore des fruits au-dessus de nos têtes, sans même que nous ne puissions les manger. C’est

17 Je pense ici au principe de responsabilité tel que le philosophe allemand Hans Jonas l’a pensé, même si le

moralisme de Jonas s’adressait davantage aux cadres dirigeants des pays qu’aux hommes : Le principe de

responsabilité, une éthique pour la civilisation technologique, Ed. Le Cerf, Paris : 1991.

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pourquoi nous soujouons de nos jours, au fur et à mesure que les progrès technologiques et

nos facilités de transport nous font entrevoir un monde plus petit et plus proches de nous

que jamais, nous soujouons aujourd’hui et nous soujouerons probablement demain

davantage sinon plus que jadis, puisque, de ce monde qui nous semble en quelque manière

plus intime, il semble bien aussi que le système mis en place ne nous en laissera qu’un

simulacre18…

Alors, Klara, une fin d’après-midi de printemps, déclara : « J’ai fait un test, et le test

est positif. » « Comment cela ? », demandai-je. « J’avais des doutes, me répondit-elle. J’ai

fait un test de grossesse : je suis enceinte. J’ai dû oublier ma pilule ; il y a eu, en tout cas,

un moment d’égarement... Je suppose que tu ne veux pas le garder ? Ce genre de décision,

il faut la prendre à deux. »

Cela avait été dit froidement, tel que je m’en souviens maintenant, et, moi-même, à ce

moment-là, je dus ne pas en avoir non plus.

- Et toi, veux-tu le garder ?

- Je n’en sais rien, j’attends ta réponse. Ce sera sans doute oui, si tu dis oui, et non, si tu

dis non…

Je réfléchis alors : c’était la première fois qu’une telle chose m’arrivait.

- Pour un enfant, il faut une situation stable, tu ne crois pas ? répondis-je. Il faudrait au

moins que l’un de nous deux soit en CDI, et je me vois difficilement être père de famille

dans un pays que je trouve sinistre. Mieux vaut être heureux, bien dans sa peau et croire en

l’avenir, lorsqu’on veut être parents. Est-ce que tu as envie d’élever un enfant, Klara, avec

les revenus qui sont les nôtres ? Et dans ce pays ?

- Je trouve qu’on n’est pas si mal ici, mais, dans le fond, je pense la même chose que toi,

répondit-elle. Je vais appeler notre médecin. »

Puis elle n’y revint plus, la décision était prise. Mais, à part moi, les jours suivants, je

songeai : « Elle ne m’a pas tout dit, elle en a peut-être envie, de cet enfant. C’est important,

dans la vie d’une femme, d’être mère. À moins que ce ne se soit pas ce genre de femme,

18 Il faut ici dire quelque chose des rapports du soujeu et de la lutte des classes… de cela, Rigaut se serait moqué,

puisqu’il considérait qu’il n’y avait pas lieu d’espérer quoi que ce soit de cette vie, mais, comme vous vous en

doutez peut-être maintenant, nous ne sommes pas lui, même si nous admirons son œuvre. Il y a, au fond, comme

chacun sait, quelque chose de la dialectique hégélienne dans les rapports Employeur-Employé tels que les décrit,

au dix-neuvième siècle, Tocqueville dans De la démocratie en Amérique, mais, pour le philosophe politique, la

démocratie (ou pire, à mon sens, selon lui : le socialisme et, a fortiori, le communisme, s’il en avait eu vent) est

une fatalité en soi. Tocqueville écrivait, à ce sujet, à propos des démocraties : « Là se poursuit sans cesse une

guerre sourde et intestine entre des pouvoirs toujours soupçonneux et rivaux : le maître se montre malveillant et

doux, le serviteur malveillant et indocile ; l’un veut se dérober sans cesse par des restrictions déshonnêtes à

l’obligation de protéger et de rétribuer, l’autre à celle d’obéir. » Selon Tocqueville, le contrat de travail, liant

deux hommes, était un mal nécessaire pour l’un et l’autre parti se retrouvant à jouer le rôle de maître ou à obéir.

Toujours est-il qu’il est plus fréquent de constater aujourd’hui un employé mal rétribué qu’un employeur ayant

du mal à se faire entendre, puisque le nombre des employés sur les employeurs est, naturellement, plus

important, et que, généralement, les lois protègent les premiers afin que la production des biens puisse avoir lieu

année après année à l’échelle des pays, même si les Etats prétendent généralement le contraire (Cent cinquante

millions d’hommes et de femmes en Inde ont ainsi manifesté, l’année dernière, pour obtenir une augmentation de

leur salaire et une amélioration de leur condition de travail). Le soujeu se retrouve donc davantage dans l’attitude

du peuple que dans celle des classes favorisées. Aussi, lorsque Marx et des ouvriers anglais issus des Trade-

Unions décidèrent, en 1864, de créer la Première Internationale en Angleterre, afin de lutter contre le dumping

social, un vent nouveau advient dans l’Histoire : celle d’un peuple qui se considère non plus comme appartenant

à une nation mais, au niveau international, comme homme et citoyen du monde. Et, de là, l’espoir pour une

multitude d’ouvriers en Europe, d’un soujeu devenant, par contrecoup, un surjeu.

35

peut-être a-t-elle la nature d’une jeune fille ou d’une maîtresse… il y a, naturellement,

plusieurs types de femmes comme il y a plusieurs types d’hommes. Et, cela, ce genre de

choses, on l’apprend toujours trop tard, même quand il s’agit de soi-même. Comment puis-

je être sûr qu’elle m’ait tout dit ? Et qu’est-ce que notre couple va devenir ? Cela ne va pas

durer longtemps, cela ne peut plus durer longtemps, notre histoire, notre ménage, après

cela. Parce que, même si ne pas avoir d’enfant avec moi ne semble être rien pour elle,

même si elle n’a rien dit ni, peut-être, rien pensé à ce propos, quelque chose,

probablement, s’est rompue entre nous. Il y a, en tout cas, une ombre au tableau : nous

serons bientôt des étrangers l’un pour l’autre, c’est certain. »

Alors, le jour de son avortement, je vins la voir à l’hôpital avec un bouquet de fleurs.

Je l’imaginais en pleurs, incapable de se figurer avoir empêché notre enfant de venir au

monde, pensant avoir raté sa vie, m’en voulant pour cela, que sais-je encore ?

Une infirmière m’indiqua sa chambre. Je longeai des couloirs tristes et sans vie,

cherchant, en moi même, le courage de ne pas rebrousser chemin. Quand j’arrivai devant sa

porte, j’entendis alors des rires. Surpris, je frappai ; des éclats de paroles fusaient de l’autre

côté. Quand j’entrai, je vis Klara couchée dans un lit, et Charlotte en pyjama dans un autre

lit, à côté d’elle : les deux amies s’étaient retrouvées ensemble, l’une et l’autre, à avorter

dans le même lieu. Un tel hasard, le cocasse de l’affaire, l’ironie du sort les faisaient rire

aux larmes depuis une bonne heure maintenant, comme deux amies parties pour une

escapade, un week-end à la mer ou à la montagne, se retrouvent, le soir, à partager la même

chambre d’hôtel, ou deux enfants, un soir de vacances, trop excités pour pouvoir

s’endormir.

Comment une telle chose put avoir lieu ? Comment deux amies pouvaient-elles se

retrouver au même endroit, à la même heure et pour une opération si critique ? Klara avait

dû me dire qu’elle et Charlotte devaient avorter le même jour, mais quand ? Et pourquoi

n’en avais-je plus le souvenir maintenant ? Je ne me rappelais plus alors, ni aujourd’hui, ce

que Klara m’avait dit à ce propos : probablement ne m’avait-elle rien dit, puisqu’elle ne

savait pas elle-même que Charlotte était là, à l’hôpital, et pour la même opération qu’elle.

Et, quand bien même j’en aurais eu le souvenir, il est difficile de penser que deux amies se

retrouvent à tel endroit pour la même affaire, et, davantage encore, que l’administration

d’un hôpital daigne leur trouver une chambre où les loger ensemble. La situation me

paraissait parfaitement invraisemblable ; cela ne tenait pas debout, cette histoire. Comment

cela avait-il bien pu avoir lieu ? Comment moi-même en étais-je arrivé là ? Ce n’était pas

prévu, c’était complètement inconcevable, ce qui arrivait : elles étaient là, devant moi,

après leur avortement, et elles riaient aux éclats. De cela, je ne suis même plus certain,

aujourd’hui ; la seule chose que je puisse affirmer, c’est qu’elles étaient heureuses d’être

ensemble, et que, pour moi, un tel bonheur, n’était pas même inconvenant, il ne cadrait

avec rien de ce que je connaissais. Ce dut être comme ce point aveugle dans l’œil : quelque

chose a dû se dérouler devant moi et je ne l’ai pas vue.

*

Il y a souvent, au fond, dans le hasard des circonstances qui nous pressent, comme un jeu

qui se forme malgré nous, comme on peut soi-même manier un pion ou une carte lors d’une

partie, comme si nous étions pris dans un jeu plus grand que nous et qui nous dépasse, et

36

cela n’est pas le lieu d’en rire, cela n’en est jamais le lieu ; la situation est tout sauf

adéquate pour laisser échapper un rire, même contenu. Le réel se dévoile alors quelquefois

à nous, tel qu’il a toujours été finalement, mais que le monde nous cachait jusque-là, de ce

que lui-même n’en pouvait plus de nous cacher et qui craque pourtant de toutes parts : une

anomalie. Le réel devient pour nous-même une anomalie, lorsque l’ironie du sort le jette

sur notre route.

(Il a toujours été là, finalement, à suivre le même chemin que vous, mais vous ne le

voyiez pas. On vous a si bien appris à l’éviter que vous ne le reconnaissez pas, lorsqu’il se

déclare à vous, comme le seul maître de vos vies, pourtant, le seul à vous avoir permis

d’être là, à être ce que vous êtes.)

Et, maintenant, il joue avec nos faces, nos vies, nos âmes (il a même toujours joué avec

elles, et ce depuis le début). Il joue sans honte ni remords avec nous-mêmes, parce qu’il ne

nous connaît pas, que ces faces et ces âmes, qui nous forment, lui sont indifférentes,

puisqu’il est l’indifférence-même, le fond du fond des choses, leur tréfonds.

Dans L’idée de ludique, le philosophe Jean-Paul Galibert écrit à ce sujet : « Le jeu est le

temps décisif. Une sorte de décision sans décideur, où les choses se décident. Il ne s’agit

pas de réflexion, mais de chaos. D’un temps de prématuration de la forme dans le désordre.

Un temps d’esquisse et de contour, où tout est vague et pourtant décisif. »19 « Le jeu est le

temps décisif », déclare Galibert, vous ne pourrez pas vous en défaire. C’est pourquoi,

assez souvent, nous en rions, nous ne pouvons pas ne pas nous empêcher d’en rire, de nous

tordre les côtes lorsqu’il apparaît fortuitement, lorsqu’il nous fait signe sur la route, malgré

nous, malgré tout : ce n’était donc que cela, le tragique, le sérieux de la vie : une farce !

Nous ne pouvons même plus nous tenir les côtes, tant la farce semble énorme, tant elle

nous dépasse. Et les contingences du réel reprennent alors leur droit sur nos déterminismes,

nos raisons, nos garanties, nos assurances, nos principes de précaution, toute forme

d’actions préventives que nous tentions pour vivre et survivre contre lui, et notre

responsabilité-même dans les affaires courantes s’en trouve faussée. Nous pouvons alors

faire comme si cela n’avait pas eu lieu, et généralement c’est ce que nous faisons ; nous

pouvons malgré tout sauver les apparences, mais, au fond, c’est perdu d’avance, parce que

le jeu nous rattrape toujours, parce qu’il ne nous a jamais quittés.

Nous pouvons aussi, à ce propos, tuer notre innocence pour demeurer sérieux et adultes

jusqu’au bout ; comme Caïn a tué son frère Abel, nous pouvons faire en sorte que le réel ne

nous atteigne plus, le fuir – second, troisième ou sept-millième Caïn sur la route du temps –

de plus en plus loin, aux confins du monde, bâtir des villes toujours plus imposantes et plus

menaçantes, trouver des paroles propitiatoires pour que le réel n’advienne plus. Nous

pouvons enfin nous enterrer vivant, nouveau Caïnite, dans une tombe à Hénoch ou un abri

antiatomique à Gotham City, le temps sera toujours là, le jeu des éléments, le sort dans

lequel nous sommes jetés, tel un zombie, un troupeau de zombies les bras en avant, chairs

en pâte à mâcher ridicule du premier Nuit des morts vivants, et vous perdrez votre sérieux

en voyant ce jeu si minable qui tombe sur vous, vous ne pourrez pas vous contenir, même

damnés en enfer, pleurant et grinçant des dents, vous rirez : vous rirez en pleurant et en

grinçant des dents même au paradis, même en enfer, du ridicule de la situation que

l’anomalie a provoquée.

Klara n’avait pas pris le parti de rire à cette forme de jeu qu’on appelle « ironie du sort »,

elle n’avait pas pris le parti de rire en découvrant le côté fumiste de Romain, tandis

19 L’esprit de ludique, Jean-Paul Galibert. Editions Publie.net, Paris : 2013. P. 89.

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qu’Alice l’attendait, lui, devant le cinéma de quartier où il travaillait, elle n’avait pas pris le

parti de rire à l’hôpital, tandis que Charlotte, la petite sœur, la dévergondée, celle qu’elle

sermonnait quelquefois, se retrouva à avorter à ses côtés le même soir, les circonstances

furent telles, dans l’un et l’autre cas, qu’elle ne put s’empêcher d’en rire, et ce dut être, à

chaque fois, un rire fou, un rire aux larmes.

Le réel reprend alors son droit sur vos vies, il ouvre les pores de vos peaux, il dilate

votre épiderme en un mouvement panique. Et ce qui se passe là, pour qui en est le témoin,

pour qui demeure lucide, est magnifique. Car, alors même que le réel vous destitue de ce

que vous êtes, vous recouvrez une part de votre Souveraineté, c'est-à-dire RIEN : vous

recouvrez RIEN.

Le soujeu se manifeste alors de cette prise de conscience révolutionnaire que l’esprit de

l’homme est souverain, puisque, pris dans l’instant où il marche, danse, joue ou se lève,

comme au premier jour, il n’a pas conscience d’être né et que son sort est mortel. Et cela,

même sur un lit de mort, comme au premier jour couché dans un berceau : seule la douleur

pourra le ramener au monde.

*

Qu’avons-nous fait alors, Klara et moi, après cela ? Qu’aurions-nous pu faire ? Nous

nous sommes mariés, naturellement. Sur notre carton d’invitation à nos noces, j’avais

dessiné deux mariés ayant l’aspect de glaçons ou d’un reflet embué dans un verre d’eau.

Puis, lorsque la glace a fondu entre nous, deux ans après, au sortir du bureau d’une avocate,

ayant divorcé, je lui demandai : « Klara, est-ce que tu as vu l’image des glaçons sur le

carton pour nos noces ? » « Non, me dit-elle alors, je n’ai pas vu de glaçon : il n’y avait pas

de glaçon. Je trouvais l’image jolie, c’est tout. » Elle trouvait l’image jolie, nous étions

jolis : qu’aurions-nous pu faire d’autre, après tout, que de nous marier et de nous laisser

fondre au soleil ?

Dans les années 20, les noces de Jacques Rigaut à New York avec la jeune et riche

Gladys Barber durent, elles aussi, être charmantes et jolies et belles : cubes de glace posés

dans un verre, en été, pour rafraîchir de la vie souvent tiède et chaude. Et, si le mariage

s’est terminé brusquement pour le couple, qu’importe ! Ni Gladys ni Jacques n’y ont sans

doute cru. Et l’essentiel, maintenant, ce sont les photographies des mariés : ce sont les

photographies des mariés qui comptent : c’est l’image, c’est le reflet de l’amour et du

bonheur qui a de la valeur, davantage et bien plus que ce qu’il en était vraiment.

Ainsi, simuler le bonheur, rayonner, simuler la vie, rayonner le bonheur, la vie jusqu’au

bout. Rayonner, simuler. Aimer une image. Être une image. Aimer être une image. Puis la

devenir à force d’y croire. Devenir enfin toutes les images, puisque, souverains, nous

découvrons que nous ne sommes RIEN, même une image. S’hypostasier ainsi, fongibles et

fondant dans un verre d’eau.

Aujourd’hui, me remémorant cet épisode de ma vie, je me dis que ni moi ni Rigaut ne

connaissions l’amour, et c’est maintenant que je sais qu’il existe, maintenant que je suis

avec une femme qui m’aime et me le prouve quotidiennement, que je peux écrire tout cela

et témoigner contre moi.

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Aujourd’hui, me remémorant cet épisode de ma vie, je témoigne contre moi ; sans regret

ni remords, je dis : « J’étais bien malheureux, finalement ; cela ne peut plus être moi,

aujourd’hui », comme si deux moi, deux personnalités vivaient en moi désormais, l’une qui

aime maintenant une femme et veut vivre avec elle jusqu’à mes derniers jours, et l’autre qui

demeure ce qu’elle était dix ans auparavant et ne croit rien, l’une ouverte au soleil et l’autre

à la lune. Et je me dis aussi, pourtant, que je pourrais maintenant avoir bien plus de moi et

de vies que ces deux-là, le soleil et la lune, et je sens toutes ces vies qui ne demandent qu’à

sortir de moi et germer. Mes deux moi pourraient vivre alors de concorde, me dis-je – deux,

puis trois, puis quatre moi, avec la femme que j’aime, et elle-même pourrait changer

d’existence à sa guise, mais toujours avec moi, maintenant, toujours tous les deux, puisque

nous nous aimons l’un et l’autre, puisque nous voulons rester ensemble.

Si seulement, oui, si seulement les sociétés nous laissaient changer d’existence à notre

guise, mais gardant notre cœur intact, ni aliénés ni alterés, et celui de celle qu’on aime avec

nous !

Si seulement, si seulement !

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