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COLLÈGE DE FRANCE ,. La liberté par la connaissance Pierre Bourdieu (1930-2002) Sous la direction de Jacques Bouveresse et Daniel Roche avec C. Baudelot, A. Bensa, A. Boschetti, R Castel, A. V. Cicourel, J. Goody, I. Hacking, E. Hobsbawm, H. Kato, J.-C. Passeron,]. R Searle, C. Seibel, P.-É. Will

La distinction chez les mandarins

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COLLÈGE DE FRANCE

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La liberté par la connaissance

Pierre Bourdieu (1930-2002)

Sous la direction de

Jacques Bouveresse et Daniel Roche

avec C. Baudelot, A. Bensa, A. Boschetti, R Castel,

A. V. Cicourel, J. Goody, I. Hacking, E. Hobsbawm, H. Kato, J.-C. Passeron,]. R Searle, C. Seibel, P.-É. Will

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La distinction chez les mandarins

par PIERRE-ÉTIENNE WILL

Bourdieu s'impatientait parfois (ou affectait de s'impatien­ter) de la façon dont quelques concepts dés popularisés par son œuvre étaient passés, en quelque sorte, dans le domaine public, et même dans le langage commun, et dont ils se trouvaient dès lors utilisés sans aucune rigueur, et surtout sans référence à la recher­che et à la démarche intellectuelle dont ils étaient issus. Ainsi, «habitus », «champ», «capital » (social ou symbolique) et, bien sûr, « distinc.tion ».

Or, loin de proposer une quelconque analyse de l'œuvre de Bourdieu ou de son influence, c'est exactement ce que je m'apprête à.faire ici. Je vais. m'emparer d'une de ces notions deve­nues passe-partout (encore que tout soit relatif) qu'il a laissées dans son sillage, et voir comment elle fqnctionne, ou plutôt, à quoi elle peut servir, dans mon propre domaine de recherche. Celui-ci est extrêmement éloigné aussi bien de la sociologie que du monde où nous vivons et de ses « luttes » - autre terme omniprésent chez Bourdieu, mais là il est vrai qu'il n'a pas inventé la notion -, puisqu'il s'agit de l'histoire de la Chine moderne. Sans bien s<îr être totalement ignorant des questionnements et de la démarche intellectuelle de .Bourdieu, avec qui j'ai partagé et même réalisé quelques projets pendant la trop courte période où nous nous sommes connus, sans être non plus ignorant des travaux dans les­quels il a élaboré et ~éveloppé le concept de « distinction » - puis­que c'est de cela qu'il s'agit-, je ne m'en servirai pas moins, de ce

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concept, avec une certaine désinvolture, ainsi qu'on va le voir. Mais après tout c'est cela aussi qui fait la grandeur du personnage et celle· de son héritage : que, par-delà l' œuvre scientifique monu­mentale qu'il a laissée, il existe une sorte de « Bourdieu pour tous » - j'entends, accessible au non-spécialiste -, voire de « Bourdieu populaire», quand ce n'est pas simplement une sorte de sensibilité spécifique aux faits sociaux, quasi instinctive, qu'il a lui-même façonnée et dont j'ai pu souvent constater à quel point elle s'est diffusée dans les endroits et dans les milieux les plus inattendus.

Autant que je puisse en juger, l'influence de l' œuvre de Bour­dieu sur la sinologie contemporaine reste tout à fait limitée. Je veux dire qu'en dehors de quelques rares auteurs qui l'ont explici­tement revendiquée comme inspiration, et dont je redirai un mot, cette influence se marque essentiellement dans les publications, anglo-saxonnes, par quelques citations empruntées aux traductions t de ses livres parus en anglais - des citations qui ne sont pas néces­sairement hors contexte, ou gratuites, mais qui ne sont pas non plus indispensables intellectuellement parlant : à la limite c'est un peu un exercice obligé, dont nos amis américains nous ont d'ailleurs rendus familiers au fur et à mesure que paraissaient chez eux des traductions de Foucault, de Derrida ou de Habermas par exemple (encore que Habermas, lui, ait provoqué pendant quel­ques années un petit séisme dans le monde des historiens améri­cains de la Chine moderne 1

).

Parmi les principales exceptions que je connais on trouve un ouvrage non pas a~éricain mais britannique, de Craig Clunas, qui porte le joli titre Supeifluous Things, et un sous-titre qui nous met la puce à l'oreille : Matelial Culture and Social Status in Barly Modem China (1991)2

• Historien d'art et conservateur de musée, Clunas s'inspire directement de La Distinction de Bourdieu pour

1. Je veux parler des débats qui se sont poursuivis avant et après 1990 autour de la notion de« sphère publique». Voir à ce sujet Yves Chevrier, «La question de la société civile, la Chine et le chat du Cheshire)), Études chinoises, 14, 2 (1995), p. 153-251, notamment p. 158-159 pour les principales références. 2. Craig Clunas, S11perj/otts Things: Material C11lt11re and Social Stattts in Barly Modem China, Cambridge, Polity Press, 1991, en particulier chap. 2 et 3.

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s'intéresser avec beaucoup d'ingéniosité et d'érudition à un pro­blème en effet central dans ce dernier ouvrage, celui des styles de consommation {et d'abord de consommation culturelle), et des discours qu'ils suscitent, en tant que marqueurs de différenciation sociale, et aussi en tant qu'indicateurs des mouvements qui parcou­rent la structure sociale. La région et la période qui occupent Clunas - les provinces prospères du Y angzi inférieur entre le milieu du XVIe siècle et celui du XVIIe - sont incontestablement les plus raffinées qu'on puisse concevoir sur le plan de la culture matérielle. Elles sont aussi les plus obsédées de distinction sociale, du fait même d'une très grande proximité et d'une imbrication inextri­cable d'intérêts entre une classe lettrée se prévalant d'une tradition culturelle longue et glorieuse, et une classe marchande dont on pourrait ma foi dire un peu la même chose, sans parler bien sûr de son poids économique énorme; et l'une et l'autre classe, extrê­mement stratifiées. Ce qu'analyse finalement Clunas dans cet ouvrage, à travers le thème particulier de la consommation de luxe et de la culture matérielle, ce sont les connexions multiples entre capital économique, capital culturel (ou symbolique), capital social et accès au pouvoir3

On est donc effectivement en plein Bourdieu. Mais c'est quelque chose d'un peu différent dont je vais parler : non pas tant des stratégies de distinction au sein de l'élite socioéconomique {et qui plus est, d'une élite en expansion constante et admettant un degré élevé de mobilité sociale, avec donc ses vieilles familles et ses nouveaux riches), que les différenciations à l'œuvre à l'intérieur d'un secteur particulier de cette élite, ce qu'on est convenu d'appeler le« mandarinat». Le terme mandarinat soulève d'emblée

3. D'autres auteurs se sont intéressés aux phénomènes de distinction socio­cuturelle (mais sans se servir de cette notion) au Jiangnan sous les Ming : e.g. Miyazaki Ichisada, « Mindai Sô-Shô chihô no shitaifu to minshCi - Mindai-shi sobyô no·kokoromi »(Mandarins et masses populaires dans la région de Suzhou et Songjiang à l'époque des Ming), in Miyazaki, Ajia-shi kenkyfJ, vol. 4 (Kyôto, Dôhôsha, 1957), p. 321-360; Joanna Handlin Smith, « Gardens in Ch'i Piao­chia's social world : wealth and values in late-Ming Kiangnan », fotm1al of Asùm Studies, 51, 1 (1992), p. 55-81 ; John Mesk.ill, Gentkmanly lnterests and Wealth on the Yangtze Delta, Ann Arbor, Association for Asian Studies, 1994.

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quelques problèmes de définition. Le mot lui-même n'a rien de chinois, puisqu'il viendrait d'w1 mot sanskrit signifiant « conseiller i>,

d'où il serait passé en malais et en portugais, pour être appliqué aux membres de l'administration chino•se avec la fortune que l'on sait par leurs premiers visiteurs européens à la fin du xvi• siè,. de. Pour ces premiers missionnaires, donc, les mandarins, ce sont les fonctionnaires. Dans les classiql1es de la liqérature jésuite sur la Chine, et avec peu d'exceptions, les m.andarin.s ne sont peut­être pas toujours irréprochables, mais considérés collectiveme11t ils servent un système admiraple avec dignité, avec un gra,nd savoir, et en manifestant une haute idée de leur missioli. C'était ce qu'on n'avait pas peur d'appeler un « gouvernement de phil9.,. sophes », ap:rès tout4

; et c'est bien sûr cette alliance du pouvoir, du savoir et de la compatence idéologique qui définit d'aborg le mandarinat. \

Le ton, on peut le remarquer au passage, change notablement - encore que là aussi il y ait des exceptions - avec les missionnaires de la seconde génération (ceux du XIX• siècle), auxquels se sont adjoints marchands, soldats, diplomates et autres aventuriers. Des fonctionnaires de l'empire, le missionnaire protestant Gutzlaff écrit par exemple, en 1838, que, «tout mandari!J.~ qu'ils soiçnt,_ils res­tent chinois dans le plein sens du terme, avec plus de ruse et de bassesse encore5

». Mais ce sont toujours des mandadns, c'est-à.­dire, dans l'emploi de l'époque, qui est resté populaire et que je conse1ve, des administrateurs appartenant· aux rangs supérieurs de l'appareil d'État (par opposition au ~enu fretin des subaltçrnes), issus du milieu supérieurement instruit des lettrés, et arrivés là où ils sont grâce à leurs qualifications académiques - du moins. e~

4. La notion apparaît pour la première fois dans la version des mémoires du P .. Ricci publiée par Nicolas Trigault et largement diffusée en Etµ"ope au début du XVIf siè­cle. Cf Jacques Gernet, « Pour w1e tradu.ction Cf\ 1Ulgl;ûs des Mémoires de MatteQ Ricci », in Antonino Forte et Federico Masini éd., A Lift joumey t{J the East. Si;o­logicrtl Studies in Memory of Giulùmo lJ.ertuccioli (1923-2001) (Kyofo, Scuola It:alîan4 di Studi sull'Asia Orientale, 2002), p. 149-164 (p. 154). · 5. Karl Gutzlaff, China Opened, 01~ A Display of the Topogrrtphy, Histo1y, Custorns, Mrt1111m, Arts, Mamifàctures, Commerce, Literature, Religion, jurispmdence, etc. of the Chinese Empire, Londres, Smith, Eider and Co., 1838, 2 vol., p. 253-254.

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principe, mais comme on le verra c'est pl~s compliqué, et. c' ~st ~ ce niveau en fait que jouent cercains effets importants de distmc~ion à l'intérieur du mandarinat ; mais, dans tous les cas, placés sociale­ment et politiquement à distance respectueuse du vulgum pecus, bénéficiant d'avantages somptuaires variés, visuellement marqués par leur vêtement et ·par certains insignes, comme ces fameux bou­tons de chapeau dont tous les traités européens font düment la liste car c'est es: qui permet de les repérer dans la hiérarchie, etc. Et j'ajouterai encore que cette caste mandarinal~ excède largeme~t ]'effectif des fonctionnaires en poste, car elle mdut dans les faits quiconque possède le statut requis et l'amb~tion d'entrer .d~ns l'administration (et il est rare, encore que considéré comme d1stm­gué, .qu'on ait le statut mais pas-l'ambition) - les fonctionn~ires potentiels, donc-; et elle inclut aussi les très nombreux ex-foncuon­na,ires, en congé ou en retraite, qui sont toujours des leaders très influents au sein de la société où ils vivent.

Je citais Clunas, et je vais à présent mentionner un autre auteur, fort différent à vrai dire, qui a lui aussi trouvé dans Bour­dieu des concepts et des formulations qui ont fortement influencé son analyse de la .société chinoise, ou du moins des élites chinois~. Dans son Li•Zhi, phiwsophe maudit, paru en 1979~, Jean François Billeter s'efforce de rendre compte· des ennuis ayant assailli le héros de· son livre - un lettré fonctionnaire relativement en vue de la seconde moitié du XVIe siècle, qui a connu en effet un destin tragi­que - en termes d'inadaptation à ce qu'il appelle la « société man­darinale », et même de refus pur et simple de ses normes, et plus précisément de ses hypocrisies. Citant donc !'Esquisse d'une théorie de la pratique sur la notion de capital symbolique, Billeter rappelle que le capital symbolique est « convertible en capital économi~ue tout en faisant apparaître l'intérêt économique comme secondaue, subsidiaire, inessentiel », qu'il « dissimule ou refoule l'intérêt éco­nomique >~, etc. Or, quel est le capital symbolique des mandarins ? Gest, nous ·dit Billeter, «le ·savoir et les qualités morales qui lui sont attachées»; et 'il · s'agit d'un savoir qui englobe tout et qui

6. Jean François Billeter, Li Zhi, philosophe maudit{1527-1602), Genève, Droz, 1979, notamment p. 74-98.

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n'admet pas de savoir concurrent, dont (pourrions-nous dire) l'interprétation de la nature humaine qu'il offre et les conséquen­ces éthiques et politiques qui en découlent tiennent lieu en Chine de ce que nous appellerions « pensée unique ». Or, encore une fois, « cette justification par le savoir a permis d'occulter très efficace­ment la nature économique des privilèges mandarinaux ».

C'est cette prétendue occultation des privilèges économiques, telle que l'affirme Billeter inspiré par Bourdieu, qui me semble poser problème. Tout en reconnaissant les tensions entre la beauté du discours et les contraintes de la vie réelle, Billeter reste très tri­butaire des textes les plus idéologiques produits par le néoconfu­cianisme : des textes où en effet l'on affecte de mépriser non seulement les richesses, mais aussi la nécessité d'avoir à les gérer, fût-ce pour les besoins de l'État ; et même, chez certains, où l'on affecte de mépriser le pouvoir tout court. Le degré zéro de l' 9;ga­gement public - l'érémitisme - est en fait le degré suprême He la distinction : rester caché dans son coin, soit par dégoût des compromis, soit même par simple dandysme, alors que tout le monde, empereur en tête, veut vous confier le gouvernement. Quoi qu'il en soit, le mandarin de Billeter est un idéal type qui se dégage d'un discours bien circonscrit, et d'un discours çlont il faut admet­tre qu'il tient effectivement beaucoup de place - mais malgré tout, plus ou moins de place suivant les époques et les contextes. Et à cer­taines époques et dans certains contextes, no.n seulement on n'occulte pas l'intérêt économique, mais on ne parle que de cela.

Un petit détour par l'histoire n:ie semble nécessaire avant d'évoquer ces choses. L'origine du mandarinat dans sa définition conventionnelle (et limitative) de« lettrés-fonctionnaires» - de let­trés formés aux classiques ayant gagné l'accès au pouvoir en pas­sant les examens - remonte à l'époque des Song, plus précisément au XIe siècle. Et de fait, c'est en travaillant depuis pas mal d'années en compagnie de mon collègue Christian Larnouroux et de quel­ques autres sur des textes datant de cette émergence de la bureau­cratie mandarinale au XIe siècle que la notion de « distinction » s'est tout d'abord imposée à nous: elle s'est imposée comme un outil particulièrement efficace pour comprendre les stra~égies poursui­vies par ce groupe d'hommes nouveaux, par ailleurs très divers, et

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parfois séparés par de profonds antagonismes politiques, dans le but d'affermir et de légitimer leur monopole sur le gouvernement de l'empire. Ces stratégies sont intellectuelles, culturelles et socia­les. Les nouveaux maîtres, peut-on dire les nouveaux propriétaires de l'appareil d'État, doivent à tout prix se distinguer en tant qu'hommes de culture, dont le savoir se rattache directement aux anciens - et tout simplement en tant que civils-, des militaires qui avaient tenu le haut du pavé pendant les deux siècles précédant l'avènement des Song, et dont malheureusement on a plus que jamais besoin au xit siècle pour défendre un empire menacé en permanence par de puissants voisins ; et de la même façon, il leur faut se distinguer des anciennes aristocraties en valorisant les compétences et les institutions (à commencer par le système des examens) qui font d'eux une méritocratie, et fière de l'être.

Mais à l'intérieur même de ce nouveau groupe - dans le « champ » traversé de luttes qu'il constitue, comme aurait dit Bourdieu, et de luttes parfois impitoyables -, les distinctions sont innombrables, toutes connectées en fin de compte à la politique et au pouvoir : distinction entre vulgarité et élégance dans les compor­tements, entre conformisme et non-conformisme dans la vie sociale, entre profondeur et superficialité dans les savoirs, entre vénération des anciens et soumission à la mode en littérature, entre visions techniques et idéologiques du gouvernement, entre morale et économie, et bien d'autres encore. Quoi qu'il en soit, c'est de l'extraordinaire vitalité de ce XI0 siècle qu'a émergé en Chine le mandarinat qu'on dit parfois « moderne », destiné à dominer la société jusqu'à la fin de l'empire, tel que l'ont défini en particulier les historiens japonais, lesquels n'utilisent bien sC1r pas ce mot mais le mot chinois, à vrai dire intraduisible, de shidafil.

Le mandarinat des shidafa a peut-être bien connu son apogée dans la seconde moitié des Ming (aux XVlc et XVllc siècles), donc à l'époque de Li Zhi, le philosophe maudit. On a souvent placé le di~cours que tenait ce mandarinat sur lui-même, et qui alimentait

7. Il s'agit surtout de l'école dite de Kyoto, dont le fondateur fut Naitô Torajirô (1866-1934}, et dont Miyazaki lchisada (mentionné supra, note 3) fut un repré­sentant éminent.

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son capital symbolique, sous le signe de l'hypocrisie. Or, chez ces gens le discours désintéressé, qui occultait en effet les contraintes matérielles, fonctionnait à un certain niveau, certes, mais il existait dans leur mode de vie et dans leur vision de la société un autre niveau, beaucoup plus pragmatique; et si l'on y regarde de près on constate qu'on se déplaçait d'un niveau à l'autre avec la plus grande aisance.

Pour tout le monde en effet, à commencer par les intéressés eux-mêmes, si l'on aspire aux charges publiques ce n'est pas dans le seul but de «servir le monde», c'est aussi parce que devenir fonctionnaire est considéré comme le moyen par excellence d'accroître son capital économique, directement ou indirectement. En dehors de quelques idéologues forcenés et de quelques origi­naux, d'ailleurs plutôt mal vus dans le milieu, l'aisance, voire la richesse sont ce à quoi aspire tout bureaucrate, et le fait est qu'on peut en trouver les meilleures justifications dans }~/morale confu­céenne : faire profiter sa famille, son clan et sa< sous-préfecture natale des retombées financières du service de l'État, c'est accroître le prestige de ses ancêtres, c'est de la piété filiale. Même les plus austères parmi les fonctionnaires qui se donnent en modèle à leurs collègues le disent : revenir les poches vides, c'est une perte de face ; et encore une fois, ce n'est pas l'individu qui est en cause, c'est la constellation lignagère dont il est un représentant éminent, puisque mandarin. Mais une fois qu'on a dit cela, il faut aussi reconnaître qu'il y a beaucoup de distinctions possibles dans la façon de faire de l'argent, et aussi bien d'ailleurs d'en parler ; et c'est là que des facteurs comme l'ancienneté du capital social accu­mulé ont leur importance.

Comme chacun sait, le mandarinat qui s'est constitué sous les Song a le mérite d'être ouvert. Ce n'est pas la naissance qui compte, mais le mérite, et tout homme du commun suffisamment talentueux et travailleur (et de préférence ayant quelque base éco­nomique, mais cela même n'est pas obligatoire, comme le mon­trent maints parcours individuels) - même la personne la plus humble - peut rejoindre les rangs de la classe dirigeante : les exa­mens mandarinaux sont là pour ça. Le parallèle avec la mobilité sociale promise par notre école républicaine est bien sclr imman-

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quable. La capacité d'absorption de l'élite mandarinale est en fait ce qui lui permet de ni('.r qu'elle constitue une «classe » au sens socioéconomique du terme (au sens des marxistes chinois, par exemple, qui ont voulu la confondre avec la classe des p~·opriéta~res fonciers). Mais c'est au niveau de l'accès, et ensuite de l'mtégratton culturelle et sociale, et de l'appropriation des symboles, qu'inter­viennent massivement les éléments de distinction dont Bourdieu a parlé d'abondance, concernant notre propre société, dans le livre du même nom et ailleurs.

Dit très sommairement, il y a ceux qui naissent membres de l'élite dirigeante, pour qui ce qui « distingue » dans la culture et dans l'habitus est un donné, qu'on affecte de considérer comme naturel, comme une sorte d'essence ; et il y a ceux qui deviennent membres de l'élite dirigeante, en réussissant à passer les examens - mais pas seulement de cette manière, comme on va le voir de suite -, et à qui il reste un long chemin à parcourir avant de pouvoir rencontrer les premiers d'égal à égal, un chemin qui peut prendre plusieurs généra­tions. L'une des questions qui se posent par conséquent à l'historien est celle du degré relatif d'homogénéité socioculturelle du corps des administrateurs de l'empire à une époque donnée - la nature du « champ », les lignes de force qui le traversent, les oppositions plus ou moins significatives qu'on y rencontre.

Or, il y a eu d'énormes variations pendant le second millé­naire de l'empire (qui recouvre plus ou moins l'histoire du manda­rinat), et particulièrement à la fin de cette période ; et de ce fait les facteurs de distinction ont beaucoup changé. Les auteurs qui par­lent en bloc de la classe mandarinale ou du gouvernement des shi­dafa depuis les Song et jusqu'à la fin de l'empire - comme les historiens japonais que je mentionnais tout à l'heure - simplifient beaucoup trop, même s'il existe une indiscutable permanence dans les représentations et dans le discours. Sommairement, au XIe siècle on a une profession qui s' édifie et qui cherche justement à se dis­tinguer des anciennes aristocraties militaires ; et ce processus peut être considéré comme plus ou moins abouti dès les Song du Sud, aux XIIe et XIIIe siècles. A la fin des Ming (donc à l'époque des pre­mières descriptions des missionnaires) on a un milieu bien plus homogène encore que sous les Song, et surtout bien plus installé

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dans ses habitus. Cela s'explique en partie par le quasi-monopole qu'exercent alors les titulaires du prestigieux doctorat sur les postes de la ·hiérarchie régulière (par opposition aux fonctions subalter­nes) ; mais cela s'explique également par l'officialisation d'une doxa - d'une orthodoxie intellectuelle - admettant peu de variations, dès le début du XI/' siècle.

Après la conquête mandchoue en revanche, donc après 1644-1645, les choses changent du tout au tout, et elles varieront encore beaucoup, et d'une façon intéressante pour le sujet qui nous concerne, jusqu'à la fin de la dynastie, qui comme on sait est aussi celle du régime impérial. La sociologie du fonctionnariat sous la dynastie mandchoue des Qing est en effet beaucoup plus compli­quée qu'elle ne l'a jamais été (sauf peut-être à l'époque mongole, mais on a alors w1 système assez différent), et cela, même si les « mandarins » dans la définition traditionnelle du terme continuent de dominer assez largement les rangs moyens et inférieurs de 1' appareil, surtout dans 1' administration territoriale. Elle est plus compliquée car on voit s'y côtoyer des gens dont les origines, la formation et le parcours n'ont parfois pas grand-chose en commun. On continue donc d'avoir les lettrés chinois (j'entends, ethnique­ment chinois) de formation traditionnelle, qui ont passé les exa­mens ; mais on a aussi les Chinois dits des « bannières », issus de familles ralliées aux Mandchous avant la conquête et intégrées à la structure militaire servant directement le régime, qui n'ont le plus souvent d'autre qualification académique qu'un titre d'étudiant impérial acquis contre argent (certains sont montés très haut dru1-S·-· la hiérarchie, au· XVIIIe siècle notamment) ; on a des Mru1dchous presque toujours dépourvus de qualification académique - au début on rencontre même quelques illettrés -, mais qui possèdent en principe des qualifications militaires, et qui en tant que mem­bres de l'ethnie conquérante tiennent à beaucoup d'égards le haut du pavé; d'autres Mandchous (ou des Mongols) ont en revru1che reçu une éducation lettrée à la chinoise, ont passé les exrunens civils et suivent une carrière bureaucratique conventionnelle - ils sont donc plus intégrés à l'élite traditionnelle, en remettent même par­fois, satis pour autant renier leur appartenance ethnique ni les valeurs martiales supposées la caractériser ; et surtout, on a aussi, et

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en nombre de plus en plus élevé à partir du début du XlX" siècle, des Chinois aussi bien, que des Mandchous qui ont réussi à coups de contributions financières à acquérir le titre d'étudiai1t impérial, à se faire inscrire sur les listes de candidats à une nomination, puis à un poste réel, et qui poursuivent une carrière qui n'est pas néces­sairement limitée aux rangs infédeurs de la bureaucratie.

Voilà donc les «mandarins» qu'avaient en face d'eux, pour autant qu'ils arrivaient à les rencontrer, les missionnaires et les autres Européens entre la fin du XVIIe siècle et celle du XIX•, et dont ils parlent en bien ou en mal, mais presque toujours comme d'un groupe hom.9gène. Or, comme le suggère l' énwnération qui pré­cède, il y avait beaucoup de distinctions à faire, et beaucoup de distinction tc;>ut COUft. Je ne parle pas ici des distinctions propres à toute organisation bureaµcratique, .c' est-:-à-dire, essentiellement, celles qui se calquent sur la hié_rarchie : du point de vue du pouvoir dont on disposait,. de l'influence exercée, de la surface sociale et des privilèges que conférait l'étiquette, il est certain que la distru1ce était -inçommensurable ençre l'univers des hauts dignitaires qui conseillaient l'empereur, .des présid.ents de ministère ou des satra­pes provinciaux, d'une part, et d'autre part le milieu des magistrats de sous-préfecture et de leurs adjoints, même si tous étaient, d'une manière .ou d'u,ne autre, des mandarins.

Ce· ,clOll.t je pru·le, ce spnt. les éléments socioculturels de dis­tinction, qui ne recouvrenç en aucune manière les éléJ,nents hiérar­chiquC-5. Le premier de ~ éléments, auquel je faisais tout à l'heure allusio,n, c'esç l'argent, ou plutôt le dis.cours sur l'argent. Comme chacun s3,i~, il y a ceux qui en ont et ceux qui essaient d'en avoir, et parmi ceµ/{ qui en o,nt il y a ce qu'on appelle en a.tlglais le vieil argent et le nouyel argent~ Dru1s le monde mandru'inal (et ici je parle bien de ceux qui ont intégré l'appareil d'État) ces catégories quelque peu sommaires impliquent toutes sortes de distinctions, et d'abord en ce qui concerne.l'attitude des intéressés par rapport aux possibilités d'enrichissement plus ou moins légal, et plus ou moins légitime, réputées offertes par les postes administratifs. Je n'ai pas la place ici 'de dével<?pper ce problème infiniment complexe, sinon pour préciser qiJ' en ~ehors d'une courte période, vers le milieu du XVIIle siècle, il a toujours été hors de question de vivre normalement

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et de faire face à ses dépenses professionnelles, a fortiori de mettre quelque argent de côté, en se contentant .de son seul salaire· offi­ciel8. Il existait par conséquent des sources annexes mais non offi­cielles de revenu, plus ou moins acceptées des populations, et d'ailleurs d'un montant extrêmement variable selon les localités (c'était un grand sujet de conversation dans la profession); et au­delà, c'était une question d'éthique professionnelle, de savoir si, et jusqu'où, on se laisserait aller aux pratiques de squeeze, de trafic d'influence, voire de corruption pure et simple, auxquelles il y avait tellement de gens pour vous encourager.

L'intégrité absolue (en d'autres termes, se contenter de son salaire) est ce qu'il y a de plus distingué. On en rencontre deux sortes d'exe.mples. D'abord, on a une toute petite minorité d'origi­naux sans fortune personnelle qui entendent absolument se com­porter ainsi, et qui acceptent donc de vivre dans un digne dénuement. C'est ce qu'évoquent les anecdotes sur tel ou tel fonc­tionnaire qui meurt en poste et dont on s'aperçoit en faisant l'inventaire de ses biens qu'il ne possédait en tout et pour tout que quelques livres, quelques vieux vêtements et un peu de menue monnaie9

• Le capital moral accumulé par de tels personnages est immense, et il est susceptible de se transmuter en capital social et en capital politique (et en fin de compte, en capital économique) au bénéfice de leur descendance. Mais dans le cas le plus fréquent les modèles d'intégrité sont des gens qui peuvent se permettre d'être irréprochables car ils sont déjà riches. Dans de telles situations, autrement dit, le capital économique des familles les aide à renfor; 1 cer ou entretenir leur capital sociopolitique en offrant à leurs membres nommés dans l'administration le luxe d'une intégrité parfaite. Il est bien connu qu'à l'époque des Ming il était de bon

8. On pourra se reporter pour plus de détails à mon résumé d'enseignement dans l'A111111aire du Collège de France, année 1999-2000. 9. Tel est le cas d'un gouverneur du Jiangsu mort en fonctions en 1684, Yu Chcnglong, qu'un mémorialiste de l'époque - un habitant de la région, donc un « usager » - n'hésite pas à considérer comme plus extraordinaire encore que son illustre prédécesseur au ~~-siècle, le fameux Hai Rui, lui aussi légendaire pour son intégrité : ef.Yao Tinglin (1628-après 1697), Linitm Ji (Chronique des années successives), Pékin, Zhonghua shuju, 1982, p. 115, 118.

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·ton, parmi les grandes familles de Suzhou - la capitale économique et culturelle de la Chine du Sud et à bien des égards de la Chine tput court, le lieu où se faisaient toutes les modes -, premièrement, de co~sidérer les charges publi.ques comme une activité vulgaire et comme une corvée ; et deuxièmement, quand on acceptait d'y sacrifier (Suzhou étant après tout la préfecture de l'empire où il y avait la plus grande densité de lauréats aux examens), de mettre un point d'honneur à ne pas essayer de s'y enrichir, sans quoi l'on ris­quait, une fois de retour au pays, d'être la risée des leaders culturels qui étaient les véritables arbitres de la distinction et dont l'opinion comptait le plus en termes de capital socioculturel 10

· Mais à côté de ces prestigieux et distingués modèles d'éth~que publique il y a tous ceux que j'appellerais les tâcherons de l'inté­grité. Je .veux parler d'administrateurs qui, sans être adossés à un patrimoine énorme (et parfois sans avoir aucun patrimoine), se disent et sontprofondément préoccupés de la qualité du gouverne­ment et de la. légitimité de la bureaucratie auprès des populations, et qui dans les écrits qu'ils destinent à leurs pairs exposent labo­rieusement comment préserver son intégrité en limitant au strict mjnimum le recours aux moyens extra-légaux, mais coutumiers, d'accroître son revenu officiel, mais sans sacrifier pour autant le décorum qui sied à un fonctionnaire, ni l'espoir de terminer sa car­rière àvec Ùne honnête aisance 11

• Dans cette dernière configura­tion, il me semble, les facteurs de distinction se situent au niveau de léthique professionnelle et du service du peuple ; ils font par conséquent fond sur une vénérable tradition d'engagement public et ~e bon gouvernement, notoirement mise à mal pendant certai­nes période_s - comme la fi.n du XVII!e siècle et le XIXe -: par ce qui était perçu co~me une sorte de relacheme~t général1sé et par le règl}e de l'argent. L'investissement en termes de «capital» est

IO. Ce point est brillamment développé par Miyazaki dans l'essai cité plus haut. 11. Voir, pour un e)Cemple particulièrement frappant, les exhortations d'un certain Xie Jinluan, souvent citées au :xrx< siècle, dont j'ai traduit de larges extraits dans «Officiais and money in 'late imperial China: state finances, private expectations and the problem of conuption in a changing environment », in Emmanuel Kreike éd., Com,pt Histories, University of Rochester Press, sous presse. ·

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d'abord politique, avec une forte plus-value symbolique, et il n'est social que par extension.

'La domination de l'argent qu'il était de bon ton de déplorer sur ce qui n'aurait dû concerner que des vocations désintéressées - le service de l'État, le bonheur des peuples - me conduit à évo­quer un autre facteur de distinction, fondamental sous la dynastie des Qing, et tout particulièrement à partir des premières années du XIXe siècle. C'est celui qui oppose les fonctionnaires encrés dans la carrière par la voie royale des examens et ceux qui ont profité des possibilités de ce qu'on pourrait appeler la vénalité légale, c'est-à­dire la mise en vente des titres et des nominations par le gouverne­ment, ce qu'on appelait les « contributions » (juan). Pour toutes sortes de ràisons que je ne puis mentionner ici - financières avant tout, mais pas exclusivement -, le gouvernement des Qing a assez largement recouru à ce mode de recrutement, et au XIX" siècle il y a très largement recouru. Bien souvent la distinction entre les détenteurs de titres académiques et ceux qui ont payé pour être là où il.s sont n'a pas dans la réalité quotidienne de très grande signi­ficatton, dans la mesure où les premiers ne sont pas nécessairement des fins connaisseurs des Classiques, mais plutôt des bêtes à concours qui ont appris ce qu'il fallait faire pour réussir; tandis que les seconds participent de la même culture lettrée mais n'ont pas eu le goût, ni surtout les moyens, de se consacrer au long entraînement nécessaire pour apprendre à rédiger des dissertations d'examen, à moins simplement qu'ils n'aient abandonné après un certain nombre d'échecs. Mais s'il ne faut pas trop se l'exagérer au plan de l'éducation effectivement reçue, ni surcout de la qualité professionnelle, cette distinction possède au sein de la fonction publique une très forte valeur symbolique : dans le discours convenu, parfois sous-jacent mais parfois on ne pearpfüs explicite, les « licenciés » et les « docteurs » sont supposés par définition avoir intégré les grandes valeurs des classiques, et donc posséder au moins le sens moral, même quand leur comportement quotidien n'est décidément pas à la hauteur ; alors que ceux qui ont payé pour entrer dans la carrière sont présumés ne rien connaître d'autre que la «puanteur du cuivre» (comme on disait), en d'autres termes être d'une essence entièrement différente. Et notons-le bien, ce qui

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compte c'est comment on est entré dans la foncti~n publique - la naissance du bureaucrate, en quelque sone -, par l argent ou par le talent, alors qu'une fois dans la course tous recouraient aux mêmes facilités de paiement (les «contributions», toujours), pour accé­lérer une promotion, acquérir un poste supérieur, ~acheter une sanction, etc. Au xix• siècle la gestion de leurs carnères par les bureaucrates de toutes origines est profond~ment marquée ~ar le système de vénalité légale, cout comme elle lest, cela.va de so1, par les pratiques de vénalité illégale, mais tolérée et considér~e com?1e sans conséquences morales particulières, telles que la cu:culat10.n plus ou moins obligée de cadeaux du bas en haut de la hiérarchie

l . l . al 12 et entre es provmces et a cap1t e . · . . Quoi qu'il en soie, la façon dont ils one. a~céd~ à la ca1·~ière

constitue visiblement un moyen puissant de discmcnon parmi des gens qui dans les faits exercent .le mê~e métier et portent ~es n~êmes insignes, et parmi lesquels - 11 est important de le soulignei - la hiérarchie du pouvoir effectif, de la compétence re~onnu~ et du prestige bureaucratique va parfois à l'inver~e de .la hiérarchie ~e la distinction ; si bien que chez ces « fon~uonna~res pa~ c?ntnb~­tion », qui ont peut-être payé pour avoir le. pied ~ l étner ma.1s dont certains ont grimpé très haut dans la hiérarchie en don~a.11t sur le terrain la preuve de leur compétence et -de .leur leaders~zp, et dont en outre un nombre non négligeable étaient de véntables administrateurs de métier qui s'étaient formés en travaillant comme conseillers techniques spécialisés au service des fonction­naires en titre, et avaient en fait gagné dans ces fonctions, et à la sueur de leur front, l'argent nécessaire pour passer dans le cadre officiel - si bien donc que, chez ces gens, il n'est pas exceptionnel de rencontrer une certaine morgue de professionnels envers leurs collègues pl~s titrés et plus distingués, dans lesqu~ls ils tendent à voiç d'hypocrites bavards dénués de cout sens prauque.

Cette distinction à rebours, en quelque sorte, se rencontre particulièrement penda.11t les dernières décennies de l'empire. C'est

12. Voir sur ces points mon résumé d'enseignement dans ~'Ammaire d!' Coll~ge de France, année 2000-2001, notamment pour tout cc qu~ concerne 1 autobio­graphie extrêmement détaillée et libre de ton de Zhang J1xmg (1800-1878).

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qu'à cette époque en effet, non seulement l'accès vénal à la fonction publique a fait de très rapides progrès, mais en outre on voit arriver en poste un certain nombre de fonctionnaires non titrés qui ne sont pas tous des richards, même s'il en existe parmi eux, mais dont cer­tains ont fait leurs classes et surtout leurs preuves, et ont grâce à cela g~gné le soutien de hauts bW'eaucrates influents, dans deux types de circonstances particulières à cette fin de dynastie, le combat contre les rébellions qui ravagent une bonne partie de la Chine entre 1850 et 1870 environ et les relations diplomatico-commerciales avec les étrangers 13

• Le commerce et la guerre: autant dire l'antithèse même, en termes de distinction socioculturelle, des domaines où se manifeste la supériorité du mandarin classique. Or celui-ci ne disparaît pas du tout à cette époque, bien au contraire; jusqu'au bout - entendons, jusqu'à l'abolition des examens mandarinaUJÇ en 1905 - il défend bec et ongles sa position et son capital symboli­que, et dans une très large mesure c'est lui qui continue de définir et d'imposer les termes de la distinction.

Il est une notion qui d'après Jean-François Billeter jouerait un « rôle cardinal dans la pensée mandarinale » : c'est celle de « vulgarité » (su), qui permet de distinguer l'homme supérieur de tout le reste, et donc le mandarin du marchand ou de toute autre personne ignorante et engagée dans la poursuite du profit. Or, ce terme su, on le rencontre constamment pour marquer des distinc­tions au sein même du mandarinat : distinction entre l'inspiration é.levée .du « fonctionnaire confucéen » et le pragmatisme du fonc­t1onna1re efficace mais par ailleurs «ordinaire» (l'une des traduc-

1.3. Le~ changem~nts i~troduits par la guerre civile dans la sociologie du fonc­tionnariat sont déjà soulignés par le célèbre ~mme d'État Li Hongzhang (1823-1901) dans une préface de 1869 : «Le pays a été en guerre plus d'une décennie, les dépenses encourues dépassaient la dizaine de millions par an · les hommes qu'on a récompensés de leurs exploits et de leurs contributions fin;ncières en les faisant entrer dans l'administration ont été répartis dans toutes les provinces, on c1~ compte au tot~ des centaines et des milliers ... » Le problème tel que le voit ~1 H~ngzhang, c ~t que leurs talents sont « hétérogènes >> (za), et qu'il faut s ~ppl1qucr à leur mculquer les modèles d'excellence administrative qui préva­laient dans la première moitié de la dynastie. Voir sa préface à l'édition 1869 du M'.ding s/111 jiyno, une anthologie fameuse de textes pédagogiques pour fonction­naires locaux.

La distifl(tion (/Jez les ma11da ri 11s 231

.dons de su), entre l'engagement idéaliste et le carriérisme ou l'indifférence, entre l'intégrité hautaine et lobsession du profit, et ainsi ~de suite. Et aussi, dans µn plan ·plus mondain mais non woins importap.t, entre ceux qui ont des manières et ceux qui n'en ·ont pas. Ce que j'appelle ici.les manières, c'est déjà toute l.a choré­graphie sociale et même corporelle (disons en général, l'étiquette) consignée dans les manuels de rituel mais que les gens bien nés ont -intériorisée dès ·leur plus jeune âge. Mais c'est aussi une infinité de conventions concernant le langage et le vocabulaire, le style épisto­laire, les termes d'adresse, les allusions littéraires, et toutes sortes d'autres choses ; et c'est encore le sens du style, voire le sens esthé­tique, qui permettent d'habiller avec élégance les actes les moins recommandables de la vie quotidienne des mandarins, tels que qemander une faveur ou glisser un dessous-de-table14

On rencontre bien, dans le mandarinat de la fin du XIXe siè­cle, quelques ex-militaires rugueux ou quelques ex-compradores se comportant en purs businessmen, qui cherchent à remp~ir les mis­sions ·qui leur sont confiées au mieux des intérêts du pays et du régime, sans trop se soucier de se poser en mandarins stylés, ou alors qui cherchent simplement à s'enrichir ; mais ils ne sont cer­tainement pas la majorité. Pour la majorité des nouveaux venus, au contraire, la grande angoisse, c'est de ne pa.$ avoir les manières et de passer pour un rustre auprès des mandarins r~ellement éduqués, ceux chez qui l1habileté littéraire, l'érudition, le sens esthétique et l'aisance en société sont en quelque sorte innés. Certes, il est illu­soire d'espérer se faire accepter de plein· droit dans le cercle encha,nté de l,élite véritable, celle pour laquelle le pouvoir et ses rituels vont de soi ; mais on peut au moins apprendre, et c'est bien pour cela que l'on voit s~ publier à la fin du ~ siècle de nom­breux manueJs· pour fonctionnaires dont une part significative, voire la totalité, est consa~_rée aux · manières, telles que j'en ru. •. ~ 1 j • • • • 1 • • . 1 : • •

14. Plusieurs auteurs, et à diverses époques, se plaignent non seulement des pro­grès du fuvoritisme et de la corruption, mais aussi - et peut-être surtout - des formes de moins en moins discrètes et de plus en plus vulgaires qu'ils prennent. Voir mon essai signalé à la note 11 pour des citations de Gu Yanwu (1613-1682) et Hong Liangji (1746-1809).

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esquissé le contenu: aux secrets qui permettent d'éviter les impairs, aux visites qu'il faut faire mais sans en faire trop, aux objets qu'il convient d'offrir, aux livres qu'on doit avoir avec soi, etc. Ces manuels destinés à ceux qui aspirent à s'agréger aux rangs de l'élite font d'une certaine façon écho aux manuels de style de vie et de consommation de luxe qu'a étudiés Craig Clunas dans le livre dont je parlais au début. Dans un cas comme dans l'autre, même s'il ne s'agit pas du tout des mêmes contenus, on a un marché constitué de fragments de classe {comme dirait Bourdieu) cherchant désespérément à montet; à s'identifier à une élite qui commande la mode et qui définit les critères de distinction, et qui par là même réussit à préserver son monopole symbolique et à conserver le pouvoir. ·

Voilà donc quelques éléments sur la distinction chez les man­darins. N'étaient les contraintes de temps j'aurais pu en analyser bien d'autres, et fonctionnant à coutes sortes de niveaux15

• Mais il m'a semblé utile de livrer ces quelques considérations pour deux raisons. D'abord, pour rappeler une fois de plus combien la vision conventionnelle, aussi banale aujourd'hui qu'autrefois, d'une Chine impériale gouvernée par une classe mandarinale homogène, légitimée par le savoir et par le magistère philosophico-moral qu'elle exerce - combien cette vision héritée des jésuites et des Lumières est limitée, voire totalement déconnectée de la réalité dans certains contextes, comme celui que j'ai évoqué à la fin de mes propos. Et ensuite, l'occasion présente m'a permis de me convaincre plus encore qu'avant à quel point les concepts élaborés et popularisés, fût-ce à son corps défendant, par Pierre Bourdieu se révèlent stimulants et féconds, même sans le secours de l' appa­reillage scientifique sur lequel il s'appuyait, pour mieux compren­dre des sociétés a priori aussi éloignées que possible de celle à laquelle il a consacré ses analyses les plus fameuses. ~dieu avait un sens et une culture historiques rares. Je veux croire que ce bref exposé l'aurait, au moins, amusé.

15. E.g. entre « métropolitains » et « provinciaux », ou entre tenants de différen­tes traditions ou modes dans le domaine de la philosophie et de l'érudition.