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La stratégie de la variation scripturale : essai de formalisation François Le Goff, IUFM-Toulouse2, EA 4152. Dans le champ de la didactique de l’écriture, il peut y avoir un risque à parler de « stratégie » pour décrire une combinaison d’actions complexes, organisées autour d’un but à atteindre. Un risque tout d’abord de dévaluation de la notion même à se trouver ainsi exposée à un excès de généralisation ; un risque ensuite de faible efficience si l’on fait l’économie d’une tentative de caractérisation de ses propriétés didactiques. Ainsi toute entreprise d’enseignement-apprentissage de l’écriture relève-t-elle d’une stratégie ? Peut-on admettre qu’il existe des dispositifs de formation de nature plus stratégique que d’autres ? Quelles seraient alors les conditions d’émergence et de reconnaissance d’une stratégie dans le champ de la didactique de l’écriture ? Avant d’examiner la notion même de variation scripturale dans des apprentissages de l’écriture à l’école, je me propose dans un premier temps de l’exposé de mettre en perspective la notion de stratégie, telle qu’elle est définie par Edgar Morin dans une pensée de la complexité, et celle de la réécriture entendue comme un processus de genèse de la production textuelle. C’est sur la base de cette rencontre que je développerai ensuite les bases d’une formalisation de la stratégie de la variation scripturale en situation d’apprentissage. Une définition de la stratégie dans un processus complexe Une opération de la variation scripturale désigne la production de plusieurs états textuels, rédigés à différents moments d’un projet ; ces processus mobilisés par une opération de la réécriture entrent dans une programmation complexe au sens que lui donne E. Morin dans sa théorie de la complexité. Dans son ouvrage Introduction à la pensée complexe, il définit la complexité comme « un tissu de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l’un et du multiple 1 ». Il donne au sens de la complexité sa valeur étymologique « complexus : ce qui est tissé ensemble ». Et il poursuit la définition de la complexité en parlant d’un « tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas, qui constituent notre mode phénoménal ». 1 E. Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005, p. 21.

La stratégie de la variation scripturale: essai de formalisation

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La stratégie de la variation scripturale : essai de formalisation

François Le Goff, IUFM-Toulouse2, EA 4152.

Dans   le   champ   de   la   didactique   de   l’écriture,   il   peut   y   avoir   un   risque   à   parler   de  

«  stratégie  »  pour  décrire  une   combinaison  d’actions   complexes, organisées autour d’un

but à atteindre. Un risque tout d’abord de dévaluation de la notion même à se trouver ainsi

exposée à un excès de généralisation ; un risque ensuite de faible efficience si l’on fait

l’économie d’une tentative de caractérisation de ses propriétés didactiques. Ainsi toute

entreprise d’enseignement-apprentissage de l’écriture relève-t-elle d’une stratégie ? Peut-on

admettre qu’il existe des dispositifs de formation de nature plus stratégique que d’autres ?

Quelles seraient alors les conditions d’émergence et de reconnaissance d’une stratégie dans le

champ de la didactique de l’écriture ?

Avant d’examiner la notion même de variation scripturale dans des apprentissages de

l’écriture à l’école, je me propose dans un premier temps de l’exposé de mettre en perspective

la notion de stratégie, telle qu’elle est définie par Edgar Morin dans une pensée de la

complexité, et celle de la réécriture entendue comme un processus de genèse de la production

textuelle. C’est sur la base de cette rencontre que je développerai ensuite les bases d’une

formalisation de la stratégie de la variation scripturale en situation d’apprentissage.

Une définition de la stratégie dans un processus complexe Une opération de la variation scripturale désigne la production de plusieurs états textuels,

rédigés à différents moments d’un projet ; ces processus mobilisés par une opération de la

réécriture entrent dans une programmation complexe au sens que lui donne E. Morin dans sa

théorie de la complexité. Dans son ouvrage Introduction à la pensée complexe, il définit la

complexité comme « un tissu de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose

le paradoxe de l’un et du multiple1». Il donne au sens de la complexité sa valeur étymologique

« complexus : ce qui est tissé ensemble ». Et il poursuit la définition de la complexité en

parlant d’un « tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas,

qui constituent notre mode phénoménal ».

                                                                                                               1 E. Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005, p. 21.

Ce « tissé ensemble », nous le retrouvons dans toute démarche d’apprentissage scriptural qui

nécessairement convoque un ensemble hétérogènes de savoirs, de compétences, de

procédures, de postures, lesquels se retrouvent imbriqués, interdépendants. Penser les

apprentissages scripturaux en terme de complexité, c’est alors concevoir une stratégie qui,

dans une temporalité adaptée et singulière, a le souci des interactions et de la

multidimensionalité de la tâche.

C’est ainsi que les notions de complexité et de stratégie sont indissociables ; la stratégie,

comme art de gérer une situation complexe, est ainsi définie par E. Morin en rapport étroit

avec la notion de complexité :

« La stratégie permet, à partir d’une décision initiale, d’envisager un certain nombre de scenarios de l’action, scenarios qui pourront être modifiés selon les informations qui vont arriver en cours d’action et selon les aléas qui vont survenir et perturber l’action2 »

Nous retrouvons ici les caractères ordinaires de la stratégie fondée sur les principes de

prévisibilité, de programmation ; c’est le premier point. La deuxième partie de la proposition

insiste sur la part d’incertitude présente dans l’orientation de l’action et son issue. La stratégie

intègre deux éléments potentiellement contradictoires qui doivent être travaillés de façon

dialectique, au risque sinon de blocage. Dans une stratégie, il y a, d’un côté, une ambition un

projet de maîtrise, de l’autre, l’intériorisation du risque, de l’aléa.

Mais, et c’est le troisième point, l’aléa n’est pas interprété comme un obstacle, la traduction

d’une hostilité à un projet mais plutôt un levier intégré dans une dynamique qui peut alors

prendre une orientation qui n’avait pas été envisagée à l’origine. Cette gestion de l’aléa, de

l’incertain est repérée et décrite dans l’analyse des gestes professionnels par Anne Jorro

comme relevant du kairos, en référence à la métis grecque exposée par M. Detienne et J.-P.

Vernant dans Les ruses de l’intelligence. La métis des grecs (1974) :

«  Le   sens   du   kairos   relève   du   sens   de   l’improvisation,   de   l’intuition   de   l’instant.  L’enseignant   saisit   le  bon  moment  pour   intervenir,   fait  preuve  de  prise  de   risque.   Joue  sur   le  déroulement  de   l’action  prévue  pour   lui  donner  une  autre   teneur.  L’imprévu  est  transformé  en  événement  favorable.  On  retrouve  là  ce  que  les  spécialistes  de  la  culture  grecque   (Détienne   et   Vernant,   1974)   ont   dénommé   la   métis   dans   l’acte   inventif   qui  prend  appui  sur  l’occasion  favorable.  Le  sens  du  kairos  apparaît  dans  le  geste  opportun,  émergent.  La  créativité  de  l’acteur  résulte  de  cet  art  de  l’improvisation  en  situation.  3»  

Cette notion, présente chez Edgar Morin quand il entreprend de décrire le fonctionnement

d’un agent dans une situation complexe, fonde l’action stratégique sur une capacité à saisir ce

                                                                                                               2  Idem,  p.  106.  3  A. Jorro, « L’agir professionnel de l’enseignant », Conférence au séminaire de Recherche du Centre de Recherche sur la Formation - 28 février 2006 – CNAM, Paris.

qui se présente dans un projet d’apprentissage scriptural pour réorienter ce dernier afin de

rendre l’action plus efficace. Elle réduit certes l’aléa en travaillant l’anticipation mais

l’exploite quand il se présente. L’action stratégique se développerait ainsi dans une

dialectique du certain et de l’incertain pour reprendre la métaphore d’E. Morin dans sa

réflexion sur Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur :

«   Il   faut   enseigner   des   principes   de   stratégies,   qui   permettent   d’affronter   les   aléas,  l’inattendu   et   l’incertain  »   c’est   à   dire   «  apprendre   à   naviguer   dans   un   océan  d’incertitudes  à  travers  des  archipels  de  certitude.4  »  

Parler de stratégie pour un apprentissage scriptural reviendrait alors à prendre des distances

avec la notion de programme. En effet, alors que la stratégie intègre l’idée de scenario

pluriels, l’adaptation, la prise en compte de l’aléa, le programme se présente comme étant

plus fermé. Le programme compris comme « une séquence d’actions prédéterminées qui doit

fonctionner dans des circonstances qui en permettent l’accomplissement5 » se prive, selon

Morin, de l’innovation dans le cours de l’action, de l’intelligence stratégique qui opère des

révisions, des ajustements en fonction du milieu dans laquelle elle est mise en œuvre. On

aboutit alors à une distribution des propriétés respectives de la stratégie et du programme,

reproduites ci-contre.

On ferait toutefois une erreur en restant sur cette opposition binaire, radicale ; aborder un

phénomène sur le mode disjonctif crée de la simplification mais est aussi source d’erreur.

C’est pourquoi Edgar Morin précise qu’une action stratégique n’exclut pas, à certains

moments de ses opérations, une situation décontextualisée, relevant du programme.

                                                                                                               4 E. Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, 2000, p. 14.  5  E. Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005, p. 119.  

Le programme La stratégie

Unidimensionnel

Excluant

Indifférent

Linéaire

Multidimensionnelle

Intégrative

Vigilante

Modulable

 

Le processus d’écriture dans un apprentissage : une temporalité stratégique. Dans une conception de la réécriture sur le mode de la variation scripturale, la notion de

stratégie est complétée par celle de processus, au sens que lui donne la critique génétique.

Examinée sous l’angle des apprentissages, la notion de processus présente des atouts décisifs

dans l’acquisition du savoir-écrire. Je retiendrai trois dimensions du processus qui dans une

stratégie de la variation scripturale sont récursifs et interdépendants.

L’écriture comme un processus de transformation d’un objet-texte. La première dimension prend acte du caractère fondamentalement ouvert, du caractère

plastique de l’écrit, de sa capacité à recevoir des remembrements plus ou moins significatifs,

plus ou moins intenses selon la consigne, le projet du scripteur, ses compétences. L’exercice

de la réécriture est alors considérée non pas uniquement comme une procédure de réduction

de l’erreur, de retour vers la norme ; sa dimension réparatrice est concurrencée par ses

potentialités exploratoires. Au mouvement de rétroaction est préféré celui de projection vers

un devenir du texte dont tous les contours ne sont pas fixés d’entrée de jeu.

L’écriture comme un processus d’incorporation de savoirs et de compétences Dans un dispositif stratégique qui dissocie des temps de rédaction, distribue différemment les

interactions lecture-écriture, quelle peut être la part de la variation scripturale dans un projet

d’appropriation des savoirs langagiers, en rapport notamment avec les genres littéraires ?

Les corpus de productions d’élèves étudiés font apparaître trois fonctions majeures :

- Une fonction de consolidation des savoirs. La production d’un seul écrit présente

régulièrement des dysfonctionnements voire des manques par rapport à la commande.

Confronté au faire, l’élève doit gérer une multiplicité d’opérations procédurales. Un écrit

unique ne garantit pas l’acquisition d’une compétence langagière nouvelle. La réécriture

remplit alors son rôle traditionnel de gestion de l’erreur et de stabilisation renforcée des

notions récemment introduites.

- Une fonction de reconnaissance et de restauration des savoirs langagiers du scripteur. Dans

la réalisation d’un premier état d’écriture, il est fréquent que l’élève ne s’engage pas

spontanément dans une prise de risques ; il contient son écrit dans un format, une énonciation

le plus souvent conformes à une norme du discours scolaire qui tend à la reproduction de

stéréotypes langagiers à tous les niveaux de la production, sémantique, textuel ou discursif.

Une nouvelle campagne d’écriture peut alors devenir un levier de restauration de compétences

langagières sous-exploitées. En ce sens, la réécriture cherche d’une part à permettre

l’intégration progressive de formes langagières nouvelles et d’autre part à mettre en travail le

disponible langagier de l’élève.

- Une fonction d’exploration de la variation. L’intégration d’un nouveau savoir va être

intéressante dès lors qu’elle aura aussi la faculté de déstabiliser un ordre ancien. Par exemple,

le scripteur sera en mesure de mieux percevoir la valeur de la tension narrative dans un récit

(Baroni, 2007), l’introduction de traces d’une polyphonie énonciative dans un discours

argumentatif, si ces notions occasionnent justement une refondation non seulement formelle,

mais aussi sémantique du texte produit dans une première instance sans ces apports. La

réécriture intervient, armée de contraintes rédactionnelles nouvelles pour nourrir un matériau

textuel présent mais faiblement exploité et pour engager dans de nouvelles voies une

production provisoirement stabilisée dans un premier état. Un des enjeux du travail de la

réécriture est de permettre qu’une procédure nouvelle soit responsable de remembrements

textuels significatifs plutôt que d’être assimilée à une greffe, sans effet notable sur un texte

premier. Un apprentissage continué des formes langagières passe par une mise en travail

effective des productions écrites et pas seulement par l’application de notions empruntées à

des discours littéraires que le scripteur est censé dominer dès l’instant où il les aura vu

fonctionner dans un texte. D’où la nécessité de phases de manipulation et d’ajustement en

relation avec les savoirs dont dispose déjà le scripteur. À une approche cumulative des

savoirs, la variation scripturale oppose une stratégie de mise en interaction des savoirs et

savoir-faire, les anciens comme les nouveaux.

L’écriture comme un processus d’émergence d’une signification Enfin, l’écriture est un processus d’émergence de (des) significations ; en effet, on sait que la

réécriture ne se résume pas à l’application mécaniste de formes textuelles et discursives dont

on ne tirerait aucune implication au plan de la signification. Son objet est aussi de faire courir

au contenu la chance d’un redéploiement qui aura aussi un impact sur la réception du texte.

C’est ce sur quoi insistaient déjà Jean-Louis Chiss et Jacques David dans une contribution au

Français aujourd’hui, en rappelant que :

«  La  dichotomie  langue/littérature  doit  être  dépassée  pour  montrer  en  quoi  l’ajout  d’un  terme,   le   remplacement   d’un   syntagme   ou   le   déplacement   d’un   paragraphe  correspondent   certes   à   des   manipulations   linguistiques,   mais   agissent   sur   le  

fonctionnement  même   du   texte   comme   discours,   sur   sa   systématicité   et   sa   spécificité  qu’elle  soit  littéraire  ou  non.  6»    

Dans la fabrique de la variation scripturale, peut survenir une orientation nouvelle de la

signification, une redistribution des informations textuelles, sur une nouvelle échelle de valeur

et d’importance. Cet événement discursif, que j’appelle émergence, peut se produire parce

qu’il y a un remembrement textuel, une nouvelle procédure d’écriture, ou encore une

opération de transposition générique. L’écart entre deux états d’écriture va alors se situer à un

double niveau : au plan de l’énoncé avec les glissements d’ordre générique, énonciatif,

structurel et au plan de la signification du discours ; quelque chose de neuf survient, émerge

des opérations de recomposition textuelle. Il faut enfin souligner que ce pôle de l’émergence

sollicite davantage la part de subjectivité liée à la transformation : en effet, un même critère

de transformation occasionne des reconfigurations plus ou moins conséquentes, multiples et

variées, selon les scripteurs. Au-delà du traitement formel et objectivable de la consigne, il y a

cette part irréductible de la fécondité de la réécriture au niveau de l’émergence de nouvelles

unités de signification, qui fait la valeur singulière de chacune des productions.

La combinaison de la notion de stratégie et l’approche processuelle d’un apprentissage de

l’écriture s’inscrit dans une temporalité, celle de la variation en diachronie dont nous allons

voir à présent un essai de modélisation.

La stratégie de la variation scripturale Essai de formalisation

                                                                                                               6  J.-­‐L.  Chiss et J. David, « Des relations entre langue et littérature », Le Français aujourd'hui, hors série « Lecteurs, littératures, enseignement », 1999, Paris, AFEF, p. 40-55.  

 Figure 1

 

La figure 1 ci-dessus reproduit la dynamique générale des apprentissages scripturaux. Un

genre de discours, généralement en rapport étroit avec une forme littéraire étudiée, est investi

en diachronie. Chacun des états d’écriture représenté par un chiffre est une réponse à une

proposition d’écriture, de transformation plus ou moins intensive du texte antérieur.

L’opération de réécriture est soutenue par l’incorporation progressive de nouveaux savoirs ou

une problématisation alternative provoquant une réorientation du projet. Chacune des étapes

forme l’espace-temps stratégique du scripteur. Dans ces phases d’écriture, le scripteur

mobilise des compétences scripturales, un ensemble d’actions cognitivo-langagières telles que

la planification, la mise en mots, la révision.

Les espaces-temps stratégiques dans le processus de la variation Les intervalles entre les phases d’écriture sont des lieux que l’on pourrait appeler hautement

stratégiques. Ils sont investis en fonction de la connaissance que le professeur a de l’état des

écrits antérieurs produits par les élèves, des déficits observés ou des compétences scripturales

manifestées. Mais il se peut aussi qu’un intervalle soit aménagé en fonction du but fixé par le

professeur en termes d’apprentissages et de fréquentation d’un corpus littéraire singulier.

Dans tous les cas, ces espaces-temps ont une valeur stratégique car ils orientent le projet,

consolident le projet initial ou lui impriment une nouvelle direction selon les aléas

rencontrés : performance des scripteurs, introduction d’un modèle de texte qui inspire une

proposition scripturale alternative, etc.

Figure 2

 

C’est le moment où sont introduits les temps de lecture littéraire, les temps de structuration

des enseignements de la langue qui forment justement ces étapes du programme à l’intérieur

de la stratégie, les temps aussi de retour et de négociation autour de l’écrit. Du point de vue de

l’activité enseignante, l’ensemble de ces tâches contribuent à la cohésion du projet, à cette

mise en œuvre du tissé ensemble et sont une traduction didactique de la complexité. Fonction

cohésive donc mais aussi fonction de secondarisation car ces temps doivent permettre à

l’élève de multiplier les expériences scripturales et péri-scripturales, d’entrer ainsi dans une

expérience de la littératie, sur une échelle temporelle qui est celle de la formation et plus

seulement celui de la certification.

La notion de secondarisation présente dans les travaux d’E. Bautier et de Y. Rochex s’impose

car ce qui est mis en travail est proprement secondarisé, c’est-à-dire transformé en objet de

savoir et d’apprentissage, en objet scolaire source de réflexivité :

«    Si  l’exigence  de  secondarisation  requiert  des  élèves  qu’ils  puissent  opérer  un  travail  de  reconfiguration  de  leur  expérience  première  du  monde  et  de  ses  usages  langagiers  et  genres  discursifs  pour  les  constituer  en  objets  de  questionnement,  de  connaissance  et  de  pensée,  elle  requiert  aussi  des  sujets  de  cette  expérience  première  de  pouvoir  se  mettre  à  distance  de  celle-­‐ci  pour  se  constituer  eux-­‐mêmes  en  sujets  de  ce  travail  de  questionnement  et  de  pensée,  en  sujets  des  déplacements  et  des  changements  de  perspective,  mais  aussi  des  processus  de  négociation  de  soi  à  soi  que  ce  travail  requiert  et  contribue  à  construire.7  »  

Ce qui est mis en travail à travers le dispositif de la variation, c’est ce matériau expérientiel de

l’élève, qu’il relève de l’expérience livresque, psycho-affective, imaginaire, existentielle ou

scripturale (Bucheton, 2000), de ce avec quoi l’élève arrive et que le dispositif de la variation

va mettre à distance et intérioriser pour instituer l’élève en tant qu’auteur (Tauveron, 2002).

La variation scripturale de la métamorphose en classe de sixième. Le schéma reproduit ci-contre offre l’exemple d’un apprentissage de l’écriture de la

description sur le mode stratégique de la variation. Sa mise en œuvre dans une classe de

sixième est étroitement combinée avec la lecture d’un corpus de textes patrimoniaux extraits

des Métamorphoses d’Ovide. Le projet initie les élèves à l’écriture de la description de la

métamorphose et soutient la lecture et l’interprétation des mythes métamorphiques.

                                                                                                               7 E. Bautier et J.-Y. Rochex, « Formes sociales, significations et développement du sujet. Activité conjointe ne signifie pas significations partagées » dans Moro, C., et Rickenman, R. (dir.), Situations éducatives et signification, Bruxelles, De Boeck, 2004. p. 203-204.  

L’écrit premier, rédigé en ouverture de séquence, fait l’objet de deux variations : l’une après

des lectures et une activité consacrée au lexique de la métamorphose ; l’autre après une

réflexion collective sur les conséquences de la métamorphose autour des notions de la perte et

du gain, et une poursuite des lectures du corpus littéraire.

Mais ce que montre la figure 3, c’est aussi une alternative possible à ce parcours des

réécritures. La stratégie de la variation laisse ouvertes les options de la réécriture en fonction

des nombreuses contraintes et objectifs singuliers d’un projet d’apprentissage en littératie.

Chaque option entraine alors des adaptations dans le choix des corpus de lecture, dans les

activités langagières, dans les temps d’échange dans la classe. Une séquence programmée en

référence aux seules prescriptions institutionnelles montre ici ses limites. Le projet de la

variation s’invente dans le temps de son élaboration, attentif aux aléas de la classe, quelle que

soit leur nature. L’élève est associé au dessin de la trajectoire des enseignements-

apprentissages. L’expérience de la temporalité dans l’écriture aménage des temps réflexifs de

retours sur l’écrit, qui favorisent aussi le repositionnement du scripteur vis à vis des attentes

ainsi que l’adoption progressive d’un statut d’élève écrivant.

L’écriture, espace de problématisation des formes littéraires

L’enseignement du français au collège est structuré en séquences autour d’un même projet

d’étude, celui d’un genre littéraire clairement identifié. Un projet annuel déroule ainsi une

succession de séquences qui sont la mise en œuvre pédagogique d’un programme spécifique à

chacun des niveaux. Chacune des séquences est d’ordinaire close sur elle-même. Or, ce que la

figure 3 montre, c’est le possible rapprochement de deux formes littéraires, pris en charge par

l’exercice de la variation scripturale. L’ouverture de la nouvelle séquence ne prend donc pas

appui sur la lecture d’un conte comme c’est généralement le cas ; elle introduit un problème

qui va constituer le cœur du projet scriptural et que l’on pourrait formuler ainsi : « Et si le

personnage de la métamorphose était un personnage d’un conte merveilleux ? Qu’est-ce qu’il

faudrait faire pour adapter le récit de la métamorphose ? Quels sont les savoirs dont on ne

Figure 3  

dispose pas en tant que lecteur et qui seraient nécessaires en vue de l’invention d’un conte

merveilleux ?

En proposant de réfléchir aux conditions de la réalisation scripturale d’une métamorphose

dans l’espace fictionnel du conte, on reconnaît à l’invention une capacité à poser des

problèmes génériques, à mobiliser différents savoirs expérientiels dans l’examen d’un

nouveau problème d’écriture. Le double ancrage littéraire de la métamorphose institue alors

les savoirs comme des opérateurs d’invention, compagnons d’une expérience transgénérique.

Corollairement, il consolide la stratégie de la variation dans ses fonctions heuristiques. Le

projet d’écriture devient une proposition concrète et créative à une question d’ordre littéraire à

laquelle les élèves peuvent se frotter en convoquant leurs savoirs élémentaires sur le genre du

conte merveilleux, en formulant des hypothèses relatives à une situation-problème telle que la

transposition générique.

De quelques implications de la notion de stratégie dans l’apprentissage de l’écriture. J’ai essayé de montrer à travers cet exemple que la notion de stratégie dans un mouvement

complexe de l’apprentissage était de nature à instituer un rapport dynamique au savoir et à

l’acculturation de l’écrit. De façon trop rapide et non exhaustive, une stratégie soutenue par

une multiplication des campagnes d’écriture interroge les conditions d’engagement et

d’initiative dans l’écrit du sujet-scripteur, les effets de la variation dans la langue sur son

rapport à l’écriture, l’impact de la réécriture dans l’incorporation de savoirs langagiers et

littéraires. Sur le versant de l’activité enseignante, elle reconfigure le dessin général d’une

séquence d’enseignement, valorise les négociations productives entre les règles du

programme et les règles stratégiques (Sensévy, 2011), souligne la responsabilité de

l’enseignant dans les processus de secondarisation, installe la créativité du professeur au cœur

de sa réflexion et de ses démarches didactiques.

Enfin, examinée sous l’angle des processus d’apprentissage scriptural, la stratégie de la

variation explore les ressources de la transposition que l’on peut regrouper en trois catégories

-­‐ La transdiscursivité qui désigne les opérations discursives modifiant les contenus de

discours, les orientations discursives, les prises en charge énonciatives ;

-­‐ La transgénéricité qui désigne les mutations textuelles d’un genre à l’autre ;

-­‐ La transmédialité qui désigne notamment les transpositions liées au support (du papier

au numérique, du passage de l’écrit à l’oral), les phénomènes de translation et

d’hybridation entre différents médium.

Toutes ces implications peuvent être réunies dans le tableau ci-contre :

Conclusion La multidimensionnalité de la stratégie est manifeste dans les opérations, les tâches réalisées,

dans la diversité des situations d’apprentissage. Je voudrais souligner en guise de conclusion

qu’elle est aussi pertinente dans sa capacité à coordonner des modèles théoriques de

l’apprentissage scriptural, à les mettre en synergie. La recherche au cours de ces trente

dernières années nous a permis de mieux comprendre les processus d’apprentissage de

l’écriture. Une stratégie comme celle de la variation a vocation à créer des solidarités

conceptuelles productives, à rendre opérationnel un « guidage théorisé de conduites

didactiques » pour reprendre une expression de Michel Dabène (1991). Les approches

génétique, linguistique, psychocognitive, pragmatique de la compétence scripturale peuvent

être pensées dans une dynamique opérationnelle parce qu’une stratégie fonctionne justement

sur le mode de l’inclusion et de la conjonction et non de l’exclusion et de la disjonction.

Références bibliographiques :  BAUTIER Elizabeth et ROCHEX Jean-Yves, « Formes sociales, significations et développement du sujet. Activité conjointe ne signifie pas significations partagées », dans Moro, C., et Rickenman, R. (dir.), Situations éducatives et signification, Bruxelles, De Boeck, 2004. p. 203-204. BUCHETON Dominique « Table-ronde sur la réécriture. Réécrire ou penser à nouveau son

 

texte », Pratiques, 105-106, Metz, CRESEF, 2000, pp. 203-212. DABÈNE Michel, « Un modèle didactique de la compétence scripturale », Repères n°10, 1991, p. 10. JORRO Anne, « L’agir professionnel de l’enseignant », Conférence au séminaire de Recherche du Centre de Recherche sur la Formation - 28 février 2006 – CNAM, Paris. Disponible sur http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/19/59/00/PDF/CNAM-06.pdf, [consultée le 10 décembre 2012]. LE GOFF François, « Réécriture et écriture d’invention : l’exemple de la fable », Pratiques n° 127- 128 « L’écriture d’invention », 2005, pp. 183-208. MORIN Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, coll. Points, 2005, 158 p. - Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, 131 p. SENSÉVY Gérard, Le sens du savoir, éléments pour une théorie de l’action conjointe en didactique, Bruxelles, De Boeck, coll. Perspectives en éducation & formation, 2011, 796 p. TAUVERON Catherine, « Une didactique de l'écriture narrative fondée sur la relation esthétique», Namur, Enjeux, 51/52, CEDOCEF, 2002, p. 151-161.