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La stratégie de la variation scripturale : essai de formalisation
François Le Goff, IUFM-Toulouse2, EA 4152.
Dans le champ de la didactique de l’écriture, il peut y avoir un risque à parler de
« stratégie » pour décrire une combinaison d’actions complexes, organisées autour d’un
but à atteindre. Un risque tout d’abord de dévaluation de la notion même à se trouver ainsi
exposée à un excès de généralisation ; un risque ensuite de faible efficience si l’on fait
l’économie d’une tentative de caractérisation de ses propriétés didactiques. Ainsi toute
entreprise d’enseignement-apprentissage de l’écriture relève-t-elle d’une stratégie ? Peut-on
admettre qu’il existe des dispositifs de formation de nature plus stratégique que d’autres ?
Quelles seraient alors les conditions d’émergence et de reconnaissance d’une stratégie dans le
champ de la didactique de l’écriture ?
Avant d’examiner la notion même de variation scripturale dans des apprentissages de
l’écriture à l’école, je me propose dans un premier temps de l’exposé de mettre en perspective
la notion de stratégie, telle qu’elle est définie par Edgar Morin dans une pensée de la
complexité, et celle de la réécriture entendue comme un processus de genèse de la production
textuelle. C’est sur la base de cette rencontre que je développerai ensuite les bases d’une
formalisation de la stratégie de la variation scripturale en situation d’apprentissage.
Une définition de la stratégie dans un processus complexe Une opération de la variation scripturale désigne la production de plusieurs états textuels,
rédigés à différents moments d’un projet ; ces processus mobilisés par une opération de la
réécriture entrent dans une programmation complexe au sens que lui donne E. Morin dans sa
théorie de la complexité. Dans son ouvrage Introduction à la pensée complexe, il définit la
complexité comme « un tissu de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose
le paradoxe de l’un et du multiple1». Il donne au sens de la complexité sa valeur étymologique
« complexus : ce qui est tissé ensemble ». Et il poursuit la définition de la complexité en
parlant d’un « tissu d’événements, actions, interactions, rétroactions, déterminations, aléas,
qui constituent notre mode phénoménal ».
1 E. Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005, p. 21.
Ce « tissé ensemble », nous le retrouvons dans toute démarche d’apprentissage scriptural qui
nécessairement convoque un ensemble hétérogènes de savoirs, de compétences, de
procédures, de postures, lesquels se retrouvent imbriqués, interdépendants. Penser les
apprentissages scripturaux en terme de complexité, c’est alors concevoir une stratégie qui,
dans une temporalité adaptée et singulière, a le souci des interactions et de la
multidimensionalité de la tâche.
C’est ainsi que les notions de complexité et de stratégie sont indissociables ; la stratégie,
comme art de gérer une situation complexe, est ainsi définie par E. Morin en rapport étroit
avec la notion de complexité :
« La stratégie permet, à partir d’une décision initiale, d’envisager un certain nombre de scenarios de l’action, scenarios qui pourront être modifiés selon les informations qui vont arriver en cours d’action et selon les aléas qui vont survenir et perturber l’action2 »
Nous retrouvons ici les caractères ordinaires de la stratégie fondée sur les principes de
prévisibilité, de programmation ; c’est le premier point. La deuxième partie de la proposition
insiste sur la part d’incertitude présente dans l’orientation de l’action et son issue. La stratégie
intègre deux éléments potentiellement contradictoires qui doivent être travaillés de façon
dialectique, au risque sinon de blocage. Dans une stratégie, il y a, d’un côté, une ambition un
projet de maîtrise, de l’autre, l’intériorisation du risque, de l’aléa.
Mais, et c’est le troisième point, l’aléa n’est pas interprété comme un obstacle, la traduction
d’une hostilité à un projet mais plutôt un levier intégré dans une dynamique qui peut alors
prendre une orientation qui n’avait pas été envisagée à l’origine. Cette gestion de l’aléa, de
l’incertain est repérée et décrite dans l’analyse des gestes professionnels par Anne Jorro
comme relevant du kairos, en référence à la métis grecque exposée par M. Detienne et J.-P.
Vernant dans Les ruses de l’intelligence. La métis des grecs (1974) :
« Le sens du kairos relève du sens de l’improvisation, de l’intuition de l’instant. L’enseignant saisit le bon moment pour intervenir, fait preuve de prise de risque. Joue sur le déroulement de l’action prévue pour lui donner une autre teneur. L’imprévu est transformé en événement favorable. On retrouve là ce que les spécialistes de la culture grecque (Détienne et Vernant, 1974) ont dénommé la métis dans l’acte inventif qui prend appui sur l’occasion favorable. Le sens du kairos apparaît dans le geste opportun, émergent. La créativité de l’acteur résulte de cet art de l’improvisation en situation. 3»
Cette notion, présente chez Edgar Morin quand il entreprend de décrire le fonctionnement
d’un agent dans une situation complexe, fonde l’action stratégique sur une capacité à saisir ce
2 Idem, p. 106. 3 A. Jorro, « L’agir professionnel de l’enseignant », Conférence au séminaire de Recherche du Centre de Recherche sur la Formation - 28 février 2006 – CNAM, Paris.
qui se présente dans un projet d’apprentissage scriptural pour réorienter ce dernier afin de
rendre l’action plus efficace. Elle réduit certes l’aléa en travaillant l’anticipation mais
l’exploite quand il se présente. L’action stratégique se développerait ainsi dans une
dialectique du certain et de l’incertain pour reprendre la métaphore d’E. Morin dans sa
réflexion sur Les sept savoirs nécessaires à l'éducation du futur :
« Il faut enseigner des principes de stratégies, qui permettent d’affronter les aléas, l’inattendu et l’incertain » c’est à dire « apprendre à naviguer dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitude.4 »
Parler de stratégie pour un apprentissage scriptural reviendrait alors à prendre des distances
avec la notion de programme. En effet, alors que la stratégie intègre l’idée de scenario
pluriels, l’adaptation, la prise en compte de l’aléa, le programme se présente comme étant
plus fermé. Le programme compris comme « une séquence d’actions prédéterminées qui doit
fonctionner dans des circonstances qui en permettent l’accomplissement5 » se prive, selon
Morin, de l’innovation dans le cours de l’action, de l’intelligence stratégique qui opère des
révisions, des ajustements en fonction du milieu dans laquelle elle est mise en œuvre. On
aboutit alors à une distribution des propriétés respectives de la stratégie et du programme,
reproduites ci-contre.
On ferait toutefois une erreur en restant sur cette opposition binaire, radicale ; aborder un
phénomène sur le mode disjonctif crée de la simplification mais est aussi source d’erreur.
C’est pourquoi Edgar Morin précise qu’une action stratégique n’exclut pas, à certains
moments de ses opérations, une situation décontextualisée, relevant du programme.
4 E. Morin, Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, 2000, p. 14. 5 E. Morin, Introduction à la pensée complexe, 2005, p. 119.
Le programme La stratégie
Unidimensionnel
Excluant
Indifférent
Linéaire
Multidimensionnelle
Intégrative
Vigilante
Modulable
Le processus d’écriture dans un apprentissage : une temporalité stratégique. Dans une conception de la réécriture sur le mode de la variation scripturale, la notion de
stratégie est complétée par celle de processus, au sens que lui donne la critique génétique.
Examinée sous l’angle des apprentissages, la notion de processus présente des atouts décisifs
dans l’acquisition du savoir-écrire. Je retiendrai trois dimensions du processus qui dans une
stratégie de la variation scripturale sont récursifs et interdépendants.
L’écriture comme un processus de transformation d’un objet-texte. La première dimension prend acte du caractère fondamentalement ouvert, du caractère
plastique de l’écrit, de sa capacité à recevoir des remembrements plus ou moins significatifs,
plus ou moins intenses selon la consigne, le projet du scripteur, ses compétences. L’exercice
de la réécriture est alors considérée non pas uniquement comme une procédure de réduction
de l’erreur, de retour vers la norme ; sa dimension réparatrice est concurrencée par ses
potentialités exploratoires. Au mouvement de rétroaction est préféré celui de projection vers
un devenir du texte dont tous les contours ne sont pas fixés d’entrée de jeu.
L’écriture comme un processus d’incorporation de savoirs et de compétences Dans un dispositif stratégique qui dissocie des temps de rédaction, distribue différemment les
interactions lecture-écriture, quelle peut être la part de la variation scripturale dans un projet
d’appropriation des savoirs langagiers, en rapport notamment avec les genres littéraires ?
Les corpus de productions d’élèves étudiés font apparaître trois fonctions majeures :
- Une fonction de consolidation des savoirs. La production d’un seul écrit présente
régulièrement des dysfonctionnements voire des manques par rapport à la commande.
Confronté au faire, l’élève doit gérer une multiplicité d’opérations procédurales. Un écrit
unique ne garantit pas l’acquisition d’une compétence langagière nouvelle. La réécriture
remplit alors son rôle traditionnel de gestion de l’erreur et de stabilisation renforcée des
notions récemment introduites.
- Une fonction de reconnaissance et de restauration des savoirs langagiers du scripteur. Dans
la réalisation d’un premier état d’écriture, il est fréquent que l’élève ne s’engage pas
spontanément dans une prise de risques ; il contient son écrit dans un format, une énonciation
le plus souvent conformes à une norme du discours scolaire qui tend à la reproduction de
stéréotypes langagiers à tous les niveaux de la production, sémantique, textuel ou discursif.
Une nouvelle campagne d’écriture peut alors devenir un levier de restauration de compétences
langagières sous-exploitées. En ce sens, la réécriture cherche d’une part à permettre
l’intégration progressive de formes langagières nouvelles et d’autre part à mettre en travail le
disponible langagier de l’élève.
- Une fonction d’exploration de la variation. L’intégration d’un nouveau savoir va être
intéressante dès lors qu’elle aura aussi la faculté de déstabiliser un ordre ancien. Par exemple,
le scripteur sera en mesure de mieux percevoir la valeur de la tension narrative dans un récit
(Baroni, 2007), l’introduction de traces d’une polyphonie énonciative dans un discours
argumentatif, si ces notions occasionnent justement une refondation non seulement formelle,
mais aussi sémantique du texte produit dans une première instance sans ces apports. La
réécriture intervient, armée de contraintes rédactionnelles nouvelles pour nourrir un matériau
textuel présent mais faiblement exploité et pour engager dans de nouvelles voies une
production provisoirement stabilisée dans un premier état. Un des enjeux du travail de la
réécriture est de permettre qu’une procédure nouvelle soit responsable de remembrements
textuels significatifs plutôt que d’être assimilée à une greffe, sans effet notable sur un texte
premier. Un apprentissage continué des formes langagières passe par une mise en travail
effective des productions écrites et pas seulement par l’application de notions empruntées à
des discours littéraires que le scripteur est censé dominer dès l’instant où il les aura vu
fonctionner dans un texte. D’où la nécessité de phases de manipulation et d’ajustement en
relation avec les savoirs dont dispose déjà le scripteur. À une approche cumulative des
savoirs, la variation scripturale oppose une stratégie de mise en interaction des savoirs et
savoir-faire, les anciens comme les nouveaux.
L’écriture comme un processus d’émergence d’une signification Enfin, l’écriture est un processus d’émergence de (des) significations ; en effet, on sait que la
réécriture ne se résume pas à l’application mécaniste de formes textuelles et discursives dont
on ne tirerait aucune implication au plan de la signification. Son objet est aussi de faire courir
au contenu la chance d’un redéploiement qui aura aussi un impact sur la réception du texte.
C’est ce sur quoi insistaient déjà Jean-Louis Chiss et Jacques David dans une contribution au
Français aujourd’hui, en rappelant que :
« La dichotomie langue/littérature doit être dépassée pour montrer en quoi l’ajout d’un terme, le remplacement d’un syntagme ou le déplacement d’un paragraphe correspondent certes à des manipulations linguistiques, mais agissent sur le
fonctionnement même du texte comme discours, sur sa systématicité et sa spécificité qu’elle soit littéraire ou non. 6»
Dans la fabrique de la variation scripturale, peut survenir une orientation nouvelle de la
signification, une redistribution des informations textuelles, sur une nouvelle échelle de valeur
et d’importance. Cet événement discursif, que j’appelle émergence, peut se produire parce
qu’il y a un remembrement textuel, une nouvelle procédure d’écriture, ou encore une
opération de transposition générique. L’écart entre deux états d’écriture va alors se situer à un
double niveau : au plan de l’énoncé avec les glissements d’ordre générique, énonciatif,
structurel et au plan de la signification du discours ; quelque chose de neuf survient, émerge
des opérations de recomposition textuelle. Il faut enfin souligner que ce pôle de l’émergence
sollicite davantage la part de subjectivité liée à la transformation : en effet, un même critère
de transformation occasionne des reconfigurations plus ou moins conséquentes, multiples et
variées, selon les scripteurs. Au-delà du traitement formel et objectivable de la consigne, il y a
cette part irréductible de la fécondité de la réécriture au niveau de l’émergence de nouvelles
unités de signification, qui fait la valeur singulière de chacune des productions.
La combinaison de la notion de stratégie et l’approche processuelle d’un apprentissage de
l’écriture s’inscrit dans une temporalité, celle de la variation en diachronie dont nous allons
voir à présent un essai de modélisation.
La stratégie de la variation scripturale Essai de formalisation
6 J.-‐L. Chiss et J. David, « Des relations entre langue et littérature », Le Français aujourd'hui, hors série « Lecteurs, littératures, enseignement », 1999, Paris, AFEF, p. 40-55.
Figure 1
La figure 1 ci-dessus reproduit la dynamique générale des apprentissages scripturaux. Un
genre de discours, généralement en rapport étroit avec une forme littéraire étudiée, est investi
en diachronie. Chacun des états d’écriture représenté par un chiffre est une réponse à une
proposition d’écriture, de transformation plus ou moins intensive du texte antérieur.
L’opération de réécriture est soutenue par l’incorporation progressive de nouveaux savoirs ou
une problématisation alternative provoquant une réorientation du projet. Chacune des étapes
forme l’espace-temps stratégique du scripteur. Dans ces phases d’écriture, le scripteur
mobilise des compétences scripturales, un ensemble d’actions cognitivo-langagières telles que
la planification, la mise en mots, la révision.
Les espaces-temps stratégiques dans le processus de la variation Les intervalles entre les phases d’écriture sont des lieux que l’on pourrait appeler hautement
stratégiques. Ils sont investis en fonction de la connaissance que le professeur a de l’état des
écrits antérieurs produits par les élèves, des déficits observés ou des compétences scripturales
manifestées. Mais il se peut aussi qu’un intervalle soit aménagé en fonction du but fixé par le
professeur en termes d’apprentissages et de fréquentation d’un corpus littéraire singulier.
Dans tous les cas, ces espaces-temps ont une valeur stratégique car ils orientent le projet,
consolident le projet initial ou lui impriment une nouvelle direction selon les aléas
rencontrés : performance des scripteurs, introduction d’un modèle de texte qui inspire une
proposition scripturale alternative, etc.
Figure 2
C’est le moment où sont introduits les temps de lecture littéraire, les temps de structuration
des enseignements de la langue qui forment justement ces étapes du programme à l’intérieur
de la stratégie, les temps aussi de retour et de négociation autour de l’écrit. Du point de vue de
l’activité enseignante, l’ensemble de ces tâches contribuent à la cohésion du projet, à cette
mise en œuvre du tissé ensemble et sont une traduction didactique de la complexité. Fonction
cohésive donc mais aussi fonction de secondarisation car ces temps doivent permettre à
l’élève de multiplier les expériences scripturales et péri-scripturales, d’entrer ainsi dans une
expérience de la littératie, sur une échelle temporelle qui est celle de la formation et plus
seulement celui de la certification.
La notion de secondarisation présente dans les travaux d’E. Bautier et de Y. Rochex s’impose
car ce qui est mis en travail est proprement secondarisé, c’est-à-dire transformé en objet de
savoir et d’apprentissage, en objet scolaire source de réflexivité :
« Si l’exigence de secondarisation requiert des élèves qu’ils puissent opérer un travail de reconfiguration de leur expérience première du monde et de ses usages langagiers et genres discursifs pour les constituer en objets de questionnement, de connaissance et de pensée, elle requiert aussi des sujets de cette expérience première de pouvoir se mettre à distance de celle-‐ci pour se constituer eux-‐mêmes en sujets de ce travail de questionnement et de pensée, en sujets des déplacements et des changements de perspective, mais aussi des processus de négociation de soi à soi que ce travail requiert et contribue à construire.7 »
Ce qui est mis en travail à travers le dispositif de la variation, c’est ce matériau expérientiel de
l’élève, qu’il relève de l’expérience livresque, psycho-affective, imaginaire, existentielle ou
scripturale (Bucheton, 2000), de ce avec quoi l’élève arrive et que le dispositif de la variation
va mettre à distance et intérioriser pour instituer l’élève en tant qu’auteur (Tauveron, 2002).
La variation scripturale de la métamorphose en classe de sixième. Le schéma reproduit ci-contre offre l’exemple d’un apprentissage de l’écriture de la
description sur le mode stratégique de la variation. Sa mise en œuvre dans une classe de
sixième est étroitement combinée avec la lecture d’un corpus de textes patrimoniaux extraits
des Métamorphoses d’Ovide. Le projet initie les élèves à l’écriture de la description de la
métamorphose et soutient la lecture et l’interprétation des mythes métamorphiques.
7 E. Bautier et J.-Y. Rochex, « Formes sociales, significations et développement du sujet. Activité conjointe ne signifie pas significations partagées » dans Moro, C., et Rickenman, R. (dir.), Situations éducatives et signification, Bruxelles, De Boeck, 2004. p. 203-204.
L’écrit premier, rédigé en ouverture de séquence, fait l’objet de deux variations : l’une après
des lectures et une activité consacrée au lexique de la métamorphose ; l’autre après une
réflexion collective sur les conséquences de la métamorphose autour des notions de la perte et
du gain, et une poursuite des lectures du corpus littéraire.
Mais ce que montre la figure 3, c’est aussi une alternative possible à ce parcours des
réécritures. La stratégie de la variation laisse ouvertes les options de la réécriture en fonction
des nombreuses contraintes et objectifs singuliers d’un projet d’apprentissage en littératie.
Chaque option entraine alors des adaptations dans le choix des corpus de lecture, dans les
activités langagières, dans les temps d’échange dans la classe. Une séquence programmée en
référence aux seules prescriptions institutionnelles montre ici ses limites. Le projet de la
variation s’invente dans le temps de son élaboration, attentif aux aléas de la classe, quelle que
soit leur nature. L’élève est associé au dessin de la trajectoire des enseignements-
apprentissages. L’expérience de la temporalité dans l’écriture aménage des temps réflexifs de
retours sur l’écrit, qui favorisent aussi le repositionnement du scripteur vis à vis des attentes
ainsi que l’adoption progressive d’un statut d’élève écrivant.
L’écriture, espace de problématisation des formes littéraires
L’enseignement du français au collège est structuré en séquences autour d’un même projet
d’étude, celui d’un genre littéraire clairement identifié. Un projet annuel déroule ainsi une
succession de séquences qui sont la mise en œuvre pédagogique d’un programme spécifique à
chacun des niveaux. Chacune des séquences est d’ordinaire close sur elle-même. Or, ce que la
figure 3 montre, c’est le possible rapprochement de deux formes littéraires, pris en charge par
l’exercice de la variation scripturale. L’ouverture de la nouvelle séquence ne prend donc pas
appui sur la lecture d’un conte comme c’est généralement le cas ; elle introduit un problème
qui va constituer le cœur du projet scriptural et que l’on pourrait formuler ainsi : « Et si le
personnage de la métamorphose était un personnage d’un conte merveilleux ? Qu’est-ce qu’il
faudrait faire pour adapter le récit de la métamorphose ? Quels sont les savoirs dont on ne
Figure 3
dispose pas en tant que lecteur et qui seraient nécessaires en vue de l’invention d’un conte
merveilleux ?
En proposant de réfléchir aux conditions de la réalisation scripturale d’une métamorphose
dans l’espace fictionnel du conte, on reconnaît à l’invention une capacité à poser des
problèmes génériques, à mobiliser différents savoirs expérientiels dans l’examen d’un
nouveau problème d’écriture. Le double ancrage littéraire de la métamorphose institue alors
les savoirs comme des opérateurs d’invention, compagnons d’une expérience transgénérique.
Corollairement, il consolide la stratégie de la variation dans ses fonctions heuristiques. Le
projet d’écriture devient une proposition concrète et créative à une question d’ordre littéraire à
laquelle les élèves peuvent se frotter en convoquant leurs savoirs élémentaires sur le genre du
conte merveilleux, en formulant des hypothèses relatives à une situation-problème telle que la
transposition générique.
De quelques implications de la notion de stratégie dans l’apprentissage de l’écriture. J’ai essayé de montrer à travers cet exemple que la notion de stratégie dans un mouvement
complexe de l’apprentissage était de nature à instituer un rapport dynamique au savoir et à
l’acculturation de l’écrit. De façon trop rapide et non exhaustive, une stratégie soutenue par
une multiplication des campagnes d’écriture interroge les conditions d’engagement et
d’initiative dans l’écrit du sujet-scripteur, les effets de la variation dans la langue sur son
rapport à l’écriture, l’impact de la réécriture dans l’incorporation de savoirs langagiers et
littéraires. Sur le versant de l’activité enseignante, elle reconfigure le dessin général d’une
séquence d’enseignement, valorise les négociations productives entre les règles du
programme et les règles stratégiques (Sensévy, 2011), souligne la responsabilité de
l’enseignant dans les processus de secondarisation, installe la créativité du professeur au cœur
de sa réflexion et de ses démarches didactiques.
Enfin, examinée sous l’angle des processus d’apprentissage scriptural, la stratégie de la
variation explore les ressources de la transposition que l’on peut regrouper en trois catégories
-‐ La transdiscursivité qui désigne les opérations discursives modifiant les contenus de
discours, les orientations discursives, les prises en charge énonciatives ;
-‐ La transgénéricité qui désigne les mutations textuelles d’un genre à l’autre ;
-‐ La transmédialité qui désigne notamment les transpositions liées au support (du papier
au numérique, du passage de l’écrit à l’oral), les phénomènes de translation et
d’hybridation entre différents médium.
Toutes ces implications peuvent être réunies dans le tableau ci-contre :
Conclusion La multidimensionnalité de la stratégie est manifeste dans les opérations, les tâches réalisées,
dans la diversité des situations d’apprentissage. Je voudrais souligner en guise de conclusion
qu’elle est aussi pertinente dans sa capacité à coordonner des modèles théoriques de
l’apprentissage scriptural, à les mettre en synergie. La recherche au cours de ces trente
dernières années nous a permis de mieux comprendre les processus d’apprentissage de
l’écriture. Une stratégie comme celle de la variation a vocation à créer des solidarités
conceptuelles productives, à rendre opérationnel un « guidage théorisé de conduites
didactiques » pour reprendre une expression de Michel Dabène (1991). Les approches
génétique, linguistique, psychocognitive, pragmatique de la compétence scripturale peuvent
être pensées dans une dynamique opérationnelle parce qu’une stratégie fonctionne justement
sur le mode de l’inclusion et de la conjonction et non de l’exclusion et de la disjonction.
Références bibliographiques : BAUTIER Elizabeth et ROCHEX Jean-Yves, « Formes sociales, significations et développement du sujet. Activité conjointe ne signifie pas significations partagées », dans Moro, C., et Rickenman, R. (dir.), Situations éducatives et signification, Bruxelles, De Boeck, 2004. p. 203-204. BUCHETON Dominique « Table-ronde sur la réécriture. Réécrire ou penser à nouveau son
texte », Pratiques, 105-106, Metz, CRESEF, 2000, pp. 203-212. DABÈNE Michel, « Un modèle didactique de la compétence scripturale », Repères n°10, 1991, p. 10. JORRO Anne, « L’agir professionnel de l’enseignant », Conférence au séminaire de Recherche du Centre de Recherche sur la Formation - 28 février 2006 – CNAM, Paris. Disponible sur http://hal.archives-ouvertes.fr/docs/00/19/59/00/PDF/CNAM-06.pdf, [consultée le 10 décembre 2012]. LE GOFF François, « Réécriture et écriture d’invention : l’exemple de la fable », Pratiques n° 127- 128 « L’écriture d’invention », 2005, pp. 183-208. MORIN Edgar, Introduction à la pensée complexe, Paris, Seuil, coll. Points, 2005, 158 p. - Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Paris, Seuil, 2000, 131 p. SENSÉVY Gérard, Le sens du savoir, éléments pour une théorie de l’action conjointe en didactique, Bruxelles, De Boeck, coll. Perspectives en éducation & formation, 2011, 796 p. TAUVERON Catherine, « Une didactique de l'écriture narrative fondée sur la relation esthétique», Namur, Enjeux, 51/52, CEDOCEF, 2002, p. 151-161.