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Université Montpellier II Année universitaire 2013-2014 Mémoire de Master 2 Recherche Construction, Communication et Appropriation des Savoirs Scientifiques et Techniques Université Montpellier II, Université Claude Bernard Lyon 1, École Normale Supérieure-Lettres et Sciences humaines Mention "Histoire, Philosophie et Didactique des Sciences" Shani PENTURE Date de soutenance: 15 septembre 2014 Membres du jury : Jean-Louis FISCHER (rapporteur) Jonathan SIMON Manuel BACHTOLD Directeur de mémoire : Olivier PERRU Laboratoire de rattachement: LIRDEF, Équipe d’accueil n° 749 (Laboratoire Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Education et Formation – Composante Didactique et Socialisation) L'avènement de la tératologie au XIX e siècle: Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861) et ses successeurs.

L'avènement de la tératologie au XIXe siècle: Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861) et ses successeurs

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Université Montpellier II Année universitaire 2013-2014

Mémoire de Master 2 Recherche Construction, Communication et Appropriation des Savoirs Scientifiques et Techniques

Université Montpellier II, Université Claude Bernard Lyon 1,

École Normale Supérieure-Lettres et Sciences humaines

Mention "Histoire, Philosophie et Didactique des Sciences"

Shani PENTURE

Date de soutenance: 15 septembre 2014

Membres du jury : Jean-Louis FISCHER (rapporteur)Jonathan SIMONManuel BACHTOLD

Directeur de mémoire : Olivier PERRU

Laboratoire de rattachement: LIRDEF, Équipe d’accueil n° 749 (Laboratoire

Interdisciplinaire de Recherche en Didactique, Education et Formation – Composante

Didactique et Socialisation)

L'avènement de la tératologie au XIXe siècle: Isidore

Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861) et ses successeurs.

REMERCIEMENTS

Ce mémoire est le fruit d'un travail de recherche qui s'est étalé sur deux années.

Je tiens d'abord à remercier mon directeur de mémoire de Master 2, M. Olivier

Perru de l'Université Lyon I, pour sa disponibilité, sa grande réactivité à mes

sollicitations malgré la distance et ses encouragements. J'adresse aussi mes

remerciements à M. Pascal Duris de l'Université Bordeaux I grâce à qui j'ai

appris avec plaisir les fondamentaux de l'Histoire des sciences et de la recherche

en Master 1.

Je remercie également M. Pascal Nouvel de l'Université Paul Valéry de m'avoir

convaincue de poursuivre sur le sujet de la tératologie cette année.

Merci à M. Fischer pour son expertise et ses précieuses informations.

Je tiens aussi à exprimer ma gratitude envers Mme Elizabeth Denton qui m'a

aiguillée dans le fonds ancien de la Bibliothèque de l'Université Montpellier II

durant mes recherches préliminaires. Je suis aussi reconnaissante envers les

bibliothécaires de la Médiathèque Émile Zola pour leur aide dans mes

recherches dans le fond patrimonial.

Enfin, je remercie mes proches pour leur soutien inconditionnel ainsi que leurs

relectures enthousiastes et corrections attentives de ce mémoire.

2

SOMMAIRE

Introduction.............................................................................................................................. 3

PARTIE I: La fondation de la tératologie scientifique par Isidore Geoffroy Saint-

Hilaire........................................................................................................................................ 6

1-Éléments de biographie et de bibliographie....................................................................... 6

1.1) Héritage paternel et productions personnelles.................................................................... 6

1.2) Carrière et statut dans la communauté savante................................................................... 9

2- Premières publications sur la tératologie........................................................................ 12

2.1)Thèse de médecine et travaux préliminaires: 1829-1830.................................................. 12

2.2) Le Traité de tératologie: 1832-1837................................................................................. 18

3- Originalité de la nouvelle tératologie............................................................................... 26

3.1) Démarche positiviste........................................................................................................ 26

3.2) Vers une théorie synthétique du vivant ?.......................................................................... 30

PARTIE II: Qui reprend le flambeau de la tératologie et pourquoi ?.............................. 34

1- Premières extensions de la tératologie au monde végétal.............................................. 35

1.1) Alfred Moquin-Tandon (1804-1863)................................................................................ 35

1.2.) Charles Frédéric Martins (1806-1889)............................................................................ 38

2- La tératologie dans les débats sur la notion d'espèce et le transformisme................... 40

2.1) Marie-Adolphe Gubler (1821-1879)................................................................................ 40

2.2) Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883).............................................................................. 43

3- État des lieux en 1886: le Dr Augustin-René Princeteau présente les Progrès de la

tératologie depuis Isidore Geoffroy Saint-Hilaire.................................................................. 47

4- Le second souffle de la tératologie expérimentale: Camille Dareste (1822-1899)........ 50

Conclusion............................................................................................................................... 56

Bibliographie.......................................................................................................................... 57

Table des annexes................................................................................................................... 64

3

Introduction.

Au XIXe siècle, il est d'usage dans les sciences de parler de « loi » pour signifier une

régularité dans les phénomènes naturels. Cette tradition n'est pas récente et on peut citer les

lois de Kepler à partir de 1609, les principes de Newton en 1687 pour l'astronomie, la loi de

Lavoisier en chimie depuis 1789 ou encore la loi d'Ampère en électrodynamique. Leurs

énoncés, souvent résumés en une formule percutante, sont élaborés à partir d'observations

particulières, comme l'orbite d'une planète ou la combustion d'un matériau, puis généralisés à

une plus vaste catégorie de phénomènes1. Les lois sont donc descriptives, mais aussi

prédictives et prohibitives: elles prévoient ce que l'on peut observer dans la nature et ce qui ne

doit, en théorie, pas se produire. Dans le cadre créationniste et fixiste de l'époque, cette

généralisation est possible en partant du principe que le fonctionnement du monde est établi

par Dieu et immuable depuis la Création. On dit d'ailleurs que tel savant a « découvert » une

loi, ce qui sous-entend que celle-ci préexiste et n'est que mise au jour par la raison humaine.

Les lois paraissent plutôt bien rendre compte du mouvement des objets et des

transformations de la matière inerte, qu'il est souvent possible de modéliser par des relations

mathématiques ou des dispositifs artificiels. La complexité des organismes vivants en

revanche semble se dérober à la rigidité des expressions numériques et des relations de

causalité linéaires. Des naturalistes ont quand même mis un point d'honneur au siècle

précédent à trouver un ordre de la nature qui puisse aussi s'appliquer aux corps animés. En

1735 par exemple, Linné (1707-1778) propose dans le Systema naturae une classification très

hiérarchisée des règnes animal et végétal, sans oublier le minéral, à partir de critères et de

noms latins qui permettent de discriminer clairement une espèce d'une autre. Il s'éloigne ainsi

des classifications habituellement plus généralistes2, utilitaires et vernaculaires. Chercher à

ranger plus méthodiquement les objets d'étude de la zoologie et la botanique, c'est rendre

enfin justice à Dieu: qui oserait encore sous-entendre que sa création ne serait qu'un fouillis

de vie grouillante sans logique ni direction? Trouver enfin une organisation transcendante au

vivant n'est peut-être qu'une question de temps, car au début du XIXe siècle, certains sont

1 La prévision des phénomènes du monde grâce à l'induction est basée sur la supposition que certains évènements de la nature sont répétitifs et réguliers, comme le lever du soleil ou la révolution des planètes. « Induction. Jugement par lequel on conclut du particulier au général ou des faits aux lois. [...] L'induction considérée comme fonction intellectuelle [...] ne peut conduire qu'à des résultats de plus en plus probables, mais qu'elle ne saurait atteindre par elle-même à aucune certitude.» D'après le Dictionnaire des sciences mathématiques pures et appliquées, t. 2, Paris, A.-J. Denain, 1836.

2 DURIS P., « Célébrer le tricentenaire de la naissance de Linné? », Cahiers d'Épistémé, Bordeaux, 2008, n°2, pp. 107-124.

4

déterminés à faire plier devant des lois régulières la diversité étourdissante de la nature. À

contre-courant de la philosophie vitaliste3, des savants tentent par exemple de réduire la

physiologie et la sensorialité des organismes à des réactions et des mécanismes physico-

chimiques.

Il reste cependant des animaux et des formes humaines qui semblent échapper à toute

loi zoologique. En effet, les êtres anormaux qui suscitent le dégoût ou la stupeur, alors appelés

sans détour des « monstres », sont le plus souvent considérés comme des aberrations de la

nature4. Cette dernière paraît enfreindre ses propres règles en produisant des assemblages

insolites de membres, des individus siamois ou hermaphrodites et mêmes des nouveaux-nés

sans tête. Les enfants monstrueux sont relégués dès leur naissance à la marge de l'humanité5,

cachés par leurs parents honteux ou exposés comme bêtes de foire. Ils appartiennent au

domaine du merveilleux, ou du cauchemardesque, et sont dédaignés par les savants qui

recherchent la régularité dans le vivant et pas les cas exceptionnels qu'ils ne savent pas à quoi

rattacher. Des naturalistes, comme Buffon (1707-1788), ont tout de même proposé des

classifications des monstres selon leur type de difformité: par excès ou par absence d'un

organe, par la position inhabituelle d'un membre etc. Ces distinctions, pratiques en médecine

pour les démonstrations et les dissections, réunissent des individus hétéroclites selon leur

morphologie mais sans aucun rapport avec leur espèce d'origine.

A la fin des années 1820, un savant français se présente comme un réformateur de la

zoologie et de l'anatomie, capable de proposer une classification naturelle des monstres et

surtout de déterminer les causes rationnelles de l'anomalie. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire

(1805-1861) entend former, à partir des bases jetées par quelques prédécesseurs français et

allemands, la « tératologie », c'est-à-dire une véritable et rigoureuse science des monstres,

rompant définitivement avec les superstitions du passé. Avec les méthodes déjà utilisées dans

d'autres sciences, il veut intégrer les êtres anormaux à la classification usuelle du règne animal

en démontrant qu'ils sont aussi soumis à des lois. Cet aspect de l'œuvre d'Isidore Geoffroy

3 « [Un] Vitaliste est un homme qui reconnaît que les phénomènes caractéristiques du corps vivant ne peuvent pas s'expliquer par les lois connues de la physique et de la chimie. » D'après CUNIER Florent, « Doctrine médicale de Montpellier sur la nature de la maladie », Annales de médecine belge et étrangère, tome 3, Bruxelles, Bureau du journal, 1837, pp. 1-6.

4 « Monstre: animal qui a une conformation contraire à l'ordre de la nature. [...] Cette femme a accouché d'un monstre. Cet enfant a trois yeux c'est un monstre.» D'après le Dictionnaire de l'Académie de la Langue Françoise, v. 2, 5e édiditon, Paris, J. J. Smits & Cie, 1798.

5 L'abbé Dinouart rappelle à ses confrères la nécessité de baptiser les monstres pour leur permettre un éventuel salut malgré leur aspect inhumain. Ils doivent donc systématiquement recevoir le sacrement du baptême selon cette formule prudente: « Si tu es homme, je te baptise. » D'après DINOUART Abbé, Abrégé de l'embryologie sacrée ou Traité du devoir des prêtres, Paris, Nyon, 1766, p. 213.

5

Saint-Hilaire est bien souvent évoqué rapidement ou même passé sous silence au profit de ses

études sur les mammifères ou sur l'acclimatation des espèces exotiques. Dans une première

partie, nous exposerons les multiples raisons qui ont motivé Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à

fonder cette science et la place qu'elle a occupé dans sa carrière scientifique. Nous

présenterons aussi les bases théoriques de la tératologie. Dans une deuxième partie, nous

suivrons à travers quelques exemples de savants l'évolution de la tératologie. Nous tenterons

entre autres de déterminer si le cap et les objectifs fixés par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire

pour cette nouvelle discipline ont été maintenus au cours du XIXe siècle.

6

PARTIE I: La fondation de la tératologie scientifique par Isidore

Geoffroy Saint-Hilaire.

1-Éléments de biographie et de bibliographie.

1.1) Héritage paternel et productions personnelles.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire naît le 16 décembre 1805 à Paris. Il est le fils d'Étienne

Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), naturaliste et anatomiste français. Le renom d'Étienne

Geoffroy Saint-Hilaire est en partie dû à son association avec Georges Cuvier (1769-1832) sur

la classification des mammifères6, mais surtout à cause de leur rivalité ultérieure. En effet,

Étienne Geoffroy Saint-Hilaire7 est plutôt favorable au transformisme lamarckien qui veut que

les espèces originellement créées par Dieu soient modifiées au fil du temps sous l'action de

leur milieu environnant. Cuvier, qui fait à l'époque autorité parmi les paléontologues, est au

contraire un fervent fixiste8 convaincu du caractère immuable de la Création divine. Toujours

contre ce dernier, Étienne Geoffroy prône l'existence d'une « unité de composition organique

» dans l'organisation des êtres vivants qui sont construits selon un même plan, notion centrale

en anatomie comparée.

• Initiation du renouvellement de la tératologie.

Au milieu de nombreux travaux sur les mammifères, les poissons et les reptiles,

apparaissent dès 1800 les prémices des considérations d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire sur les

individus anormaux qui inspireront son fils par la suite. En cohérence avec sa vision «

continuiste » du vivant, il émet l'idée que les malformations monstrueuses d'un animal

correspondraient à un état normal chez un être qui lui est inférieur dans la série zoologique

des espèces. Il propose ensuite « la théorie de l'arrêt de développement » qui explique leur

apparition par des chocs ou des perturbations subies par l'embryon. Afin de rendre

scientifiquement intelligible les anomalies, il procède en 1820 à des incubations artificielles

d'œufs de poule et les soumet à des traitements brutaux comme l'agitation manuelle. Si les 6 Voir BROSSOLET J., « Geoffroy Saint-Hilaire Étienne (1772-1844) », Encyclopædia Universalis [en ligne],

disponible sur : http://www.universalis-edu.com/ encyclopedie/etienne-geoffroy-saint-hilaire (consulté le 11/05/2013).

7 Souvent abrégé Étienne Geoffroy ou Geoffroy Saint-Hilaire par ses contemporains et les historiens des sciences. La seconde appellation pouvant porter à confusion avec son fils, nous utiliserons essentiellement la première par souci de concision.

8 ROSTAND J., « Étienne Geoffroy Saint-Hilaire et la tératogenèse expérimentale », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 1964, 17 (1), pp. 41-50.

7

résultats de ces expériences sont nuancés, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire est souvent retenu

comme étant le père de la tératologie expérimentale, qui vise à déceler les lois naturelles qui

régissent la formation des monstres. C'est en 1822 que paraît son seul ouvrage de référence à

ce sujet9, Philosophie anatomique: monstruosités humaines10, la majorité de ses autres

publications embrassant l'anatomie générale.

• Entre piété filiale et émancipation.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, quant à lui, montre très tôt un intérêt pour les

mathématiques avant de se tourner vers les sciences du vivant en secondant son père à partir

de 1824 dans ses recherches naturalistes au Muséum National d'Histoire Naturelle de Paris11.

Les premiers travaux qu'il mène s'inscrivent dans la droite lignée de ceux d'Étienne Geoffroy:

l'anatomie comparée des mammifères, l'histoire naturelle12 des reptiles etc. Celui-ci a

d'ailleurs parfois déploré que son fils ne s'écarte pas plus de son chemin, mais il semble

qu'Isidore se soit fait un devoir d'approfondir les résultats préliminaires paternels et de les

parachever13. Il obtient son doctorat à la Faculté de médecine de Paris en 1829 avec une thèse

dont le titre, Propositions sur la monstruosité considérée chez l'homme et les animaux, illustre

bien cette volonté de continuité avec les travaux d'Étienne. Dans ce mémoire de moins de 80

pages, il expose brièvement les idées maîtresses de ce qu'il veut être la première discipline

véritablement scientifique qui étudie les monstres. Ce sera surtout le point de départ du Traité

de tératologie14 qui paraît peu après en 1832 et constitue son œuvre de loin la plus

considérable et la plus complète sur le sujet. L'auteur y détaille de manière exhaustive de

nombreux types de monstruosités humaines ou animales et les définit selon sa propre

classification, s'affranchissant ouvertement des prédécesseurs éminents comme Buffon qui

s'étaient essayés à la tâche.

9 DUHAMEL B., « L'œuvre tératologique d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d'histoire des sciences, 1972, 25 (4), pp. 337-346.

10 Le terme « philosophie » désigne ici une « science qui a pour objet la connaissance des choses physiques et morales par leurs causes et par leurs effets ». D'après le Dictionnaire de l'Académie Française, tome 2, Paris, Firmin Didot Frères, 1835.

11 Voir DE QUATREFAGES A;. « Discours de M. A. de Quatrefages », Bulletin de la Société impériale zoologique d'acclimatation, t; 8, Paris, Victor Masson et Fils, 1861, pp. x-xiv.

12 Dans le Dictionnaire général de la langue française et vocabulaire universel des sciences, des arts et des métiers, tome 1, Paris, Aimé André, 1832, le terme « histoire naturelle » est souvent employé mais on ne trouve pas sa définition propre, l'expression étant probablement trop vague. Nous composerons donc avec la suivante: « Histoire, se dit aussi de toutes sortes de descriptions de choses naturelles comme plantes, minéraux etc. ». D'après le Dictionnaire de l'Académie Française, tome 1, Paris, Firmin Didot Frères, 1835.

13 Voir DUMAS J.-B., Éloge historique d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire lue dans la séance publique annuelle de l'Académie des Sciences le 23 novembre 1872, Paris, Firmin Didot Frères, 1872.

14 Le titre complet est en fait: Histoire générale et particulière des anomalies de l'organisation chez l'homme et les animaux, ou Traité de tératologie.

8

Le jeune Isidore s'est fait connaître au sein du cercle des naturalistes en publiant en

1824 un mémoire sur une chauve-souris récemment découverte en Amérique. Peu de temps

après, la machine semble lancée puisque lui sont confiées la rédaction d'un article dans la

section « Mammifères » du Dictionnaire classique d'histoire naturelle (1822-1831), puis de

l'article « Nature » dans l'Encyclopédie moderne de 1829. Il sera durant toute sa carrière très

prolifique puisque l'Académie des Sciences lui attribue une centaine de mémoires d'histoire

naturelle, essentiellement sur les animaux, parfois sur l'homme. Il écrira aussi à plusieurs

reprises aux côtés de son père notamment dans la Description de l'Égypte15, ouvrage

monumental commandé par Napoléon Bonaparte, auxquels de nombreux savants de tous

horizons disciplinaires ont contribué, dont Étienne Geoffroy lui-même. L'année suivant la

disparition de celui-ci en 1844, il publie Enfance et première jeunesse d'Étienne Geoffroy-

Saint-Hilaire, puis en 1847 Vie, travaux et doctrine scientifique d'Étienne Geoffroy Saint-

Hilaire, la seule biographie complète et contemporaine qui servira de référence principale à

toutes les autres, bien que certains historiens déplorent le manque de détails sur la vie

personnelle du savant16.

Gardant à l'esprit « Utilitati », l'épigraphe de son père, Isidore Geoffroy publie en

novembre 1849 un Rapport général sur les questions relatives à la domestication et la

naturalisation des animaux utiles à l'intention du Ministre de l'Agriculture et du commerce, le

chimiste Jean-Baptiste Dumas (1800-1884). Fort de son succès, ce rapport connaîtra trois

rééditions toujours plus complètes. Avec cette même volonté de toujours fournir une science

appliquée, il rédige en 1856 ses Lettres sur les substances alimentaires afin d'inscrire la

viande de cheval au menu des Français. Isidore argue que celle-ci est tout à fait saine et

pourrait enrichir le régime de la population, selon lui bien trop pauvre en aliments carnés. Il

regrette que cette viande soit le plus souvent jetée aux ordures à cause de « préjugés

populaires » et espère que la science viendra apporter la preuve de sa parfaite salubrité.

En 1854 paraît le premier volume de sa deuxième et dernière œuvre très ambitieuse,

de même envergure que le Traité de Tératologie. Malheureusement, son Histoire naturelle

générale des règnes organiques qu'il dédie à Étienne Geoffroy et par laquelle il voulait «

offrir au public un travail de coordination et de synthèse [...] embrassant un champ bien plus

15 Voir MAHN-LOT M., « L'expédition d'Égypte, une entreprise des Lumières, 1798-1801 », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2001, 56 (3), pp. 743-744. Isidore prend en 1828 la suite de la section « Histoire naturelle des poissons du Nil » commencée par son père.

16 Voir LAISSUS Y., « Catalogue des manuscrits d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire conservés au Muséum », Revue d'Histoire des Sciences, 1972, 25 (4), pp. 365-390.

9

vaste »17 restera inachevée. Diminué par une maladie inconnue, Isidore décède le 10

novembre 1861 à l'âge de cinquante six ans.

1.2) Carrière et statut dans la communauté savante.

• Un nain juché sur les épaules d'un géant.

Il n'est pas aisé d'envisager le parcours scientifique d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire

sans évoquer celui de son père tant ils sont imbriqués. Exposons d'abord quelques points

croisés de leurs carrières respectives: à toute juste vingt ans Étienne Geoffroy côtoie déjà le

chimiste Lavoisier et d'autres grandes figures qui marqueront la science de son temps. Dans

le climat révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, il rencontre le minéralogiste René Just

Haüy (1843-1822) ainsi que le naturaliste et médecin Louis Daubenton (1716-1799), qui en

font rapidement leur collègue et protégé. Grâce à leur concours, il est nommé premier

professeur de zoologie du Muséum National d'Histoire Naturelle en 1794 où il fonde la

Ménagerie du Jardin des Plantes18. Peu de temps après, il fait la connaissance de Georges

Cuvier et l'introduit également au Muséum. En 1832, Étienne est élu président de l'Académie

des Sciences. Malgré les réticences liées à son jeune âge, Isidore devient membre l'année

suivante et présidera à son tour19 en 1856. Très tôt, celui-ci est recommandé par son père afin

de dispenser divers cours d'ornithologie, de mammalogie ou encore de tératologie. Il lui

succédera à la chaire de zoologie de la Faculté des Sciences de Paris et à la direction de la

Ménagerie en 1841, Étienne étant frappé de cécité. Les Geoffroy ont donc souvent fréquenté

les mêmes institutions, les mêmes cercles savants et endossé les mêmes fonctions.

Les similitudes esquissées ci-dessus n'ont rien de fortuites pour ces deux hommes qui

ont si souvent travaillé côte à côte et qui partageaient le même goût pour l'étude de la nature.

À maintes reprises Isidore s'érige tantôt en simple porte-voix tantôt en féroce défenseur des

théories de son père: en 1830, lors des débats agités qui opposent Georges Cuvier à Étienne

Geoffroy Saint-Hilaire et son « unité de composition organique », il soutient fermement son

père à l'Académie comme il le fera encore après la mort de celui-ci face aux héritiers

spirituels du rival. Mais si la notoriété et l'influence naturelle du parent ont manifestement

17 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire naturelle générale des règnes organiques principalement étudiée chez l'homme et les animaux, tome 1, Paris, Victor Masson, 1854, p. IV.

18 Voir FISCHER J.-L., « Chronologie sommaire de la vie et des travaux d'Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d'histoire des sciences, 1972, 25 (4), pp. 293-300.

19 Voir le Site de l'Académie des Science, disponible sur: http://www.academiesciences.fr/academie/ membre/liste_president.htm (consulté le 17/05/2013).

10

imprégné l'enfant, il ne faut pas céder à la tentation de les confondre. Dans leurs éloges

funèbres, les contemporains sont formels, ils ne possédaient pas le même tempérament, ce qui

transparaissait dans leurs méthodes et leurs approches scientifiques. Le chimiste Jean-Baptiste

Dumas (1800-1884), qui a eu maintes occasions d'observer les deux personnages à

l'Académie des Sciences, les dépeint ainsi:

« Étienne Geoffroy Saint-Hilaire avait une âme de feu; toutes ses créations portaient

l'empreinte de la fougue et de la spontanéité. Son fils avait le travail soutenu, la

décision lente et réfléchie. [...] Celui que l'âge aurait dû calmer était plein d'ardeur;

celui que les illusions du début auraient pu enivré se montrait circonspect. »20

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire fait lui-même allusion à cette rigueur d'esprit qu'il a

acquise en s'intéressant aux mathématiques, avant de se pencher sur l'étude de la nature qui lui

parut en revanche « incertaine [...] dans sa marche tour à tour hésitante et aventureuse »21. A

partir de tous ces témoignages, il semble que la relation entre les travaux d'Étienne Geoffroy

et d'Isidore était perçue comme une collaboration complémentaire, synchronique ou différée,

le père faisant office d'éclaireur intrépide et le fils de cartographe méticuleux de la Terra

incognita mise à jour.

• La consécration personnelle: le Jardin d'Acclimatation.

Sous la Monarchie de Juillet (1830-1848), la Faculté des Sciences de Bordeaux est

reconstituée plusieurs décennies après sa dissolution lors de la Révolution22. Isidore Geoffroy

Saint-Hilaire est appelé à Bordeaux en 1839 pour aider à la fondation en tant que premier

doyen de la faculté23. Mais il ne reste pas bien longtemps en province et rejoint rapidement la

capitale car en 1840 le Ministre de l'Instruction publique le nomme inspecteur de l'Académie

de Paris. Pour justifier ce choix, celui-ci met en avant ses services rendus à l'enseignement

supérieur en tant que professeur et la notoriété des travaux d'Isidore Geoffroy à l'Académie

des Sciences24. Tout ceci révèle qu'il bénéficie alors d'une reconnaissance dépassant les

frontières des cercles de savants.

20 DUMAS J.-B., Éloge historique d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire lue dans la séance publique annuelle de l'Académie des Sciences le 23 novembre 1872, Paris, Firmin Didot Frères, 1872, p. CLXXIX.

21 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire naturelle générale des règnes organiques principalement étudiée chez l'homme et les animaux, tome 1, Paris, Victor Masson, 1854, p. IX.

22 Voir LAGRANGE M. et MIANE F., « Le musée archéologique de la faculté des lettres de Bordeaux (1886) », In situ [en ligne], 2011, 17. Disponible sur: http://insitu.revues.org/920 (consulté le 04/06/2013).

23 Voir UNIVERSITE ROYALE DE FRANCE, « Académie de Bordeaux », Almanach de l'Université Royale de France, Paris, Hachette, 1839, p. 69.

24 Voir COUSIN V., ancien ministre de l'instruction publique, « Du 29 août 1840 », Recueil des principaux actes du Ministère de l'Instruction publique du 1er mars au 28 octobre 1840, Paris, Ch. Pitois, 1841, pp. 383-384.

11

Dans son Rapport général de 1849 sur les animaux utiles, Isidore Geoffroy Saint-

Hilaire argumente en faveur des avantages que la naturalisation25 de certaines espèces

exotiques pourrait présenter sur le territoire métropolitain. Parmi elles, le lama, le chameau, le

tapir et bien d'autres encore, qui fourniraient selon lui des ressources alimentaires, textiles ou

simplement ornementales intéressantes. Son exposé vise à répondre aux interrogations qu'il

anticipe chez le destinataire: quels bénéfices tirer de l'exploitation de ces plantes ou animaux,

mais aussi quels seront les conditions et les coûts de leur entretien. Il faut toutefois préciser

les intérêts sous-jacents d'Isidore qui aussi espère pouvoir tester expérimentalement les

théories transformistes par l'acclimatation prolongée26. Mais, voyant plus loin que ses propres

considérations naturalistes, il souhaite améliorer les conditions de vie des Français qui

manquent de viande, de laine et de fourrure. Pour étudier et concrétiser ce projet ambitieux, il

crée en 1854 la Société zoologique d'acclimatation qui est reconnue d'utilité publique par

Napoléon III l'année suivante27. L'entreprise est fructueuse puisque cinq ans après sa

fondation, la société, rebaptisée Société impériale zoologique acclimatation, compte plus de

deux mille membres et une cinquantaine de sociétés affiliées en France ou à l'étranger. Le

succès d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire peut se mesurer au rang des membres et protecteurs de

sa société: le roi du Danemark, le roi d'Espagne, le souverain Pontife, l'empereur du Brésil et

bien d'autres représentants de l'élite mondaine d'Europe, de Russie ou encore de Turquie28.

Isidore se réjouit des échanges d'espèces qui se font entre les pays permettant de réaliser des

essais d'acclimatation, entre autres, de Yaks et de Lamas.

Cependant, la société ne possède pas beaucoup de terres pour mener ses

expérimentations et sollicite l'aide du gouvernement impérial. Pour répondre à cette demande,

Napoléon III lui accorde un terrain de 15 hectares au Bois de Boulogne. C'est à cet

emplacement que l'empereur inaugure le 6 octobre 1860 le premier Jardin zoologique

d'acclimatation en France29. Isidore Geoffroy voulait que son Jardin soit un lieu agréable et

25 Dans les éditions suivantes du Rapport général, le mot acclimatation remplace la naturalisation. « Acclimater: habituer à un nouveau climat, tellement qu'on n'en ressente plus aucune mauvaise influence.

[...] Acclimater se dit des individus et des espèces; naturaliser ne se dit que des espèces. » D'après Dictionnaire de la langue française, t. 1, Paris, Hachette, 1873.

26 Voir FISCHER J.-L., « L’acclimatation : pratique, théorie, expérimentation ou l’esprit des Geoffroy Saint-Hilaire », 2010, article [en ligne] sur le site du Jardin d’acclimatation. Disponible sur: http://www.jardindacclimatation.fr/article/le-jardin-vu-par/ (consulté le 21/05/2013).

27 Voir l'article « Rapport », Bulletin de la Société impériale zoologique d'acclimatation, t. 2, Paris, Goin, 1855, pp. 6-9.

28 Voir l'article « Quatrième liste supplémentaire des membres », Bulletin de la Société zoologique impériale d'acclimatation, tome 6, Paris, Victor Masson, 1859, p. vij.

29 Deux jardins d'acclimatation avaient déjà été créés en Espagne en 1805 mais n'ont pas rencontré le même succès. D'après ARAGON S., « Le rayonnement international de la Société zoologique d'acclimatation : Participation de l'Espagne entre 1854 et 1861 », Revue d'histoire des sciences, 2005, 58 (1), pp. 169-206.

12

ludique qui attire aussi bien les naturalistes et les négociants d'animaux que le tout venant.

Ainsi, en 1861, il compte « certains jours jusqu’à 12 000 et même 17 000 visiteurs »30 et 1753

animaux dont les produits comme les œufs ou les plumes sont revendus afin d'alimenter la

trésorerie. Après la disparition d'Isidore, le Jardin poursuit son extension et bénéficie d'un

rayonnement international; il sera d'ailleurs par la suite un exemple pour la création de

nombreux établissements similaires à l'étranger. Dépositaire à son tour de l'héritage familial,

Albert Geoffroy Saint-Hilaire (1835-1919), lui aussi zoologiste, dirige le Jardin

d'acclimatation de 1865 à 1893.

2- Premières publications sur la tératologie.

2.1- Thèse de médecine et travaux préliminaires: 1829-1830.

Les premières occurrences du terme « tératologie » recensées dans la langue française

sont relativement récentes. Elles coïncident très exactement avec la parution en 1830 dans les

Annales des sciences naturelles d'un article dont Isidore Geoffroy Saint-Hilaire est l'auteur. Il

ne s'agit pas pour lui de présenter un néologisme, le mot n'étant cité que deux fois dans une

note de bas de page, mais plutôt l'attribution d'un sens nouveau. On retrouve aux siècles

antérieurs31 le mot latin teratologia qui prend racine dans les mots teras, « monstre » et logos

« discours » issus du grec ancien. La tératologie désignait donc littéralement un récit sur les

monstres comme on peut trouver en 1616 dans le Traité des monstres de Fortunio Liceti.

Isidore Geoffroy affirme ici sa volonté de rompre avec les auteurs qui parsèment leur discours

savant sur les monstres de licornes, centaures et autres créatures fantastiques. Pour cela, il

réserve le terme à un usage scientifique et attire l'attention de ses pairs, médecins,

anatomistes, zoologistes, sur un traité beaucoup plus complet à venir:

« Dans cet ouvrage, je cherche à rassembler en un corps de doctrines d'immenses

matériaux restés jusqu'à ce jour épars et sans liaison entre eux, comme sans profit

pour la science. [...] C'est une doctrine, une science particulière, qui a des rapports

presque aussi intimes avec la physiologie et avec la zoologie [...] mais ne pouvant être

confondue avec aucune d'entre elles. »32

30 Voir Le Jardin d’acclimatation illustré par une réunion de savants et d’hommes de lettres, tome 1, Paris, 1863, Azur Dutil, p. 46.

31 Voir KLEIN A., « Le monstre dans les dictionnaires médicaux du XIXe siècle, essai de généalogie de la tératologie » [en ligne], Colloque International Souterrain corps/limites et Accorps, Université de Nancy, octobre 2007. Disponible sur: http://www.academia.edu/1131796/ (consulté le 21/05/2013.

32 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., « De la nécessité de créer pour les Monstres une nomenclature rationnelle et méthodique », Annales des sciences naturelles, t. 20, Paris, Crochard, 1830, pp. 326-341.

13

I. Geoffroy Saint-Hilaire a déjà jeté en 1829 les fondements de cet article ainsi que du

Traité de tératologie dans sa thèse de médecine, Propositions sur la monstruosité. Les

objectifs qu'il pose pour la tératologie et ses observations sont articulés dans cette thèse autour

de trois grands axes que nous allons développer ci-après.

• « Propositions générales sur l'organisation ».

La façon dont Isidore Geoffroy présente les monstres se veut résolument contre-

intuitive en dénonçant la doxa de l'époque qui considère que ces êtres sont extra-naturels,

hors des marges de l'ordre établi par Dieu. La nouvelle tératologie les intègre au contraire

dans un super-ensemble d'organisation anatomique regroupant aussi bien les individus

anormaux que les normaux. Dans le prolongement de la « loi d'unité de composition

organique » énoncée par Étienne Geoffroy, la variété entre les espèces et au sein d'une même

espèce est toujours possible et d'ailleurs facilement observable. Cependant, chaque espèce

possède un « type spécifique » qui la caractérise par des traits qui se retrouvent chez la

majorité des individus, selon leur sexe et leur âge. La variation peut donc se déployer dans

certaines limites imposées par trois lois: la loi d'analogie ou d'« uniformité d'organisation »

définit l'essence des organes les plus généraux et essentiels dans le règne animal. Cette loi est

la plus rigide car elle impose par exemple la présence systématique d'un appareil respiratoire

ou locomoteur chez tous les animaux. La loi d'harmonie est en revanche plus souple et

concerne les relations entre les organes et la fonction physiologique qu'ils remplissent. On

note que s'il existe toujours un appareil digestif, celui-ci présente de nombreuses variantes

chez les mammifères carnivores, herbivores ou chez les insectes. Si une certaine harmonie est

donc nécessaire à la viabilité des individus, un défaut de cette qualité dans leur conformation

peut expliquer selon I.G. Saint-Hilaire l'extinction des espèces passées devenues moins

résistantes dans leur environnement. La loi de balancement des organes33 perd encore en

généralité: elle concerne les relations physiologiques entre deux organes accolés. Dans le cas

où un excès de vascularisation profiterait à l'un en favorisant à outrance son développement,

l'autre devrait nécessairement s'atrophier.

33 Cette loi est énoncée par Étienne Geoffroy: « j'appelle balancement entre les volumes des masses organiques, [...] cette loi de la nature vivante, en vertu de laquelle un organe normal ou pathologique n'acquiert jamais une prospérité extraordinaire, qu'un autre de son système ou de ses relations n'en souffre dans une même raison. » D'après GEOFFROY SAINT-HILAIRE É., Philosophie anatomique, Paris, 1822, p. xxxiij.

14

A chaque fois, il est précisé que ces lois agissent à l'échelle d'un individu mais aussi

entre les espèces, particulièrement les espèces très proches, comme l'âne et le cheval, dans le

cas de la troisième loi. Isidore prend l'exemple de ces similitudes pour souligner que « la

nature tend à se répéter dans le même être, comme elle se répète dans la série des êtres. »34

Les animaux les plus élevés passent au cours de leur développement par des stades

s'approchant des animaux inférieurs, à l'instar de l'embryon humain qui ressemble à celui d'un

chien avant que sa queue ne régresse. Il arrive aussi dans de rares cas qu'un monstre dépasse

le degré de développement du type spécifique de son espèce, en ayant par exemple un nombre

supérieur de doigts. Dans sa thèse, I. Geoffroy Saint-Hilaire fait allusion à plusieurs reprises

aux travaux de l'anatomiste français Étienne Serres et de l'Allemand Johann Meckel. Tous

deux ont contribué quelques années auparavant à la mise en évidence des ressemblances entre

les embryons de différentes espèces et les correspondances possibles avec certains monstres35.

L'idée que les monstruosités s'insèrent naturellement au sein du reste du vivant était donc déjà

en train d'investir le paradigme des zoologistes. L'application première de la tératologie doit

être de compléter la classification afin que les monstres n'en soient plus en exclus, chacun

restant isolé comme autant de cas exceptionnels.

• « Propositions sur la monstruosité »

Isidore Geoffroy entame cette section par une mise au point sur la terminologie. Selon

lui, le terme générique « anomalie » regroupe des éléments trop disparates pour pouvoir être

utilisé tel quel en tératologie. Il va alors distinguer les variétés, les vices de conformations,

les anomalies s.s., des véritables monstruosités s.s. Les trois premiers types d'anomalies sont

légers à graves, parfois uniquement apparents à la dissection post-mortem ou produisant une

petite difformité. Ils concernent par exemple les becs-de-lièvre dus à un « retardement de

développement »36, les défauts du système vasculaire comme la présence d'une artère

surnuméraire ou encore la position inhabituelle d'un organe interne. Les monstruosités

34 GEOFFROY SAINT-HILAIRE Isidore, Propositions sur la monstruosité, Paris, Didot le jeune, 1829, p. 15.35 Étienne Serres (1786-1868) est connu pour avoir soutenu que le développement de l'embryon se fait de la

périphérie vers le centre et non pas l'inverse comme l'affirmaient Harvey et Haller. Il prend aussi le parti des philosophies tératologiques d'E. Geoffroy, dont il est l'élève et le collègue, et de Meckel (1781-1833). Voir SERRES É., « Anatomie comparée du cerveau dans les quatre classes de vertébrés » Bulletin des sciences médicales, t. 3, Paris, 1824, pp. 1-3.

36 La « loi de l'arrêt de développement » est d'abord présentée par Meckel dans Anatomie pathologique en 1812. É. Geoffroy propose ce qui apparaît comme une variante, la « loi du retardement de développement » dans sa Philosophie anatomique et qui soulèvera une querelle de priorité entre eux. Cependant Meckel défend l'idée d'une monstruosité originelle, donc un arrêt « prévu », alors que Geoffroy défend son caractère accidentel. D'après GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Vie, travaux et doctrine scientifique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Strasbourg, P. Bertrand, 1847, pp. 293-296.

15

proprement dites ont des conséquences visibles de l'extérieur et éloignent fortement

l'organisation générale de l'animal du « type spécifique » de son espèce. Elles altèrent

plusieurs fonctions essentielles de l'individu qui parfois ne pourra être viable, à l'instar des

monstres acéphales. Le nouveau groupe des monstres ainsi redéfini est considéré par Isidore

comme naturel, c'est-à-dire que l'artifice de sa classification scientifique correspond à un

ensemble cohérent de phénomènes organiques de même nature. Il remet notamment en

question celle proposée par Buffon:

« Les monstres formés des élémens d'un seul sujet, que l'on peut désigner sous le nom

de monstres simples, correspondent aux deux groupes que Buffon désignait sous le

nom de monstres par défaut et de monstres par renversement [...], les deux groupes de

Buffon ne peuvent être admis, beaucoup de monstruosités étant à la fois par défaut et

par transposition. »37

Afin de donner du poids à son argumentation et se démarquer de ses prédécesseurs

auxquels il reproche de n'avoir fourni que « des observations vagues, incomplètes, recueillies

au hasard »38, Isidore Geoffroy expose dans sa thèse des données quantitatives et qualitatives

sur les monstruosités. Pour ce faire, il compile ses propres observations de terrain, celles de

quelques auteurs naturalistes du XVIIIe siècle et de ses contemporains. On trouve donc un

canard portant une patte surnuméraire au sommet de la tête qu'il a lui même étudié à la

Ménagerie, le cas d'un cerf siamois relevé dans un ouvrage de l'ancien mentor de son père,

Louis Daubenton, ou encore de divers insectes rapportés par André Duméril, professeur de

zoologie au Muséum. En plus de ces anecdotes isolées, il se sert des comptages obstétriques

publiés dans la Revue médicale en 1826 afin d'établir la statistique suivante à propos des

monstres composés de plus d'un individu: « Sur sept mille cents accouchemens, on n'observe

qu'un seul accouchement triple; sur le même nombre on en observe, au contraire, quatre-

vingt-huit doubles »39. Il dresse aussi deux tableaux à partir de 150 sujets pour contredire

certains auteurs, entre autres Meckel, qui affirment que la monstruosité affecte plus souvent

les individus de sexe féminin. D'après lui, cette généralité doit être nuancée car si elle semble

vraie pour les monstres doubles (Annexe 1), il n'en est pas de même pour les monstres

acéphales. A partir de toutes ses observations, il remarque que l'on trouve bien moins souvent

des monstruosités chez les animaux que chez l'homme. Ce fait vient renforcer la position de

ce dernier qui domine le reste du vivant: son organisation est si élevée et si perfectionnée qu'il

est d'autant plus probable qu'une entrave à son développement fœtal produise un monstre

37 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Propositions sur la monstruosité, Paris, Didot le jeune, 1829, p. 24.38 Ibid., p. 6.39 Ibid., p. 26.

16

inférieur dans la série des êtres.

Cependant, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire n'utilise pas beaucoup de données chiffrées

et se contente souvent d'affirmer que tel ou tel monstre est « très-fréquent » ou « très-variable

». On peut attribuer cette imprécision, un peu surprenante au vu de la rigueur voulue, à deux

facteurs: tout d'abord, il fait part de la difficulté à recenser les monstres chez les animaux

sauvages mais aussi chez l'homme car les familles les tiennent souvent secrets par honte;

ensuite, le choix d'Isidore de se borner aux observations relativement récentes qu'il considère

de source sûre peut en partie expliquer son manque de matériau.

• « Causes de la monstruosité ».

L'apparence déformée des monstres et leur mortalité élevée amènent à associer leur

condition à celle d'un être malade. Isidore s'oppose à cette idée en avançant que si beaucoup

sont peu viables, ils n'apparaissent pas à ses yeux plus chétifs ou souffrants que les

nourrissons normaux. La vie intra-utérine semble donc se dérouler à peu près normalement

jusqu'à la sortie à l'air libre qui cause le décès. La conformation de certains monstres est donc

adaptée aux conditions aqueuses, justifiant leur comparaison zoologique avec les poissons,

mais pas au mode de vie aérien comme se doit de l'être un fœtus abouti: « une maladie est une

déformation [sous-entendu d'un état qui était normal]; une vraie monstruosité est une

mauvaise formation .»40 Les exemples de monstres que l'on peut qualifier d'immatures, car ils

présentent un ou plusieurs organes restés à des stades inférieurs, sont facilement explicables

par la « théorie du retardement de développement »: les monstres « sirénomèles » (Annexe 2)

ont les deux jambes soudées en une queue correspondant à celle des cétacés, car leur

séparation normale aurait dû avoir lieu à un moment plus tardif de la grossesse. Toutefois,

Isidore concède que cette théorie ne peut rendre compte de tous les types de monstruosité,

notamment des excès de développement, ni des altérations diverses et difficiles à qualifier,

sans être pour l'instant en mesure de proposer d'explication. Enfin, si tous les organes peuvent

être manquants chez un monstre, le plus constant reste l'appareil intestinal, qui est aussi

présent chez les animaux les plus simples à l'instar des vers plats.

S'il n'est pas possible en l'état de la science de déterminer la cause de toutes les

monstruosités, Isidore est confiant quant à leur découverte imminente. Une certitude est tout

de même selon lui bien établie: la monstruosité n'a rien de prédéterminé, elle est accidentelle.

Tout en faisant une allusion à la célèbre controverse entre Winslow et Lemery41 un siècle 40 GEOFFROY SAINT-HILAIRE Isidore, Propositions sur la monstruosité, Paris, Didot le jeune, 1829, p. 43.41 La controverse entre les deux médecins français Jacob Winslow et Louis Lemery durant la première moitié

17

auparavant, il rappelle les expériences de son père qui ont provoqué expérimentalement

l'éclosion de poussins monstrueux semblables à ceux rencontrés dans la nature. Pour étayer

encore son propos, il part du constat général que les femmes de la haute société sont moins

souvent sujettes aux accouchements monstrueux que les femmes pauvres. Ces dernières ont

bien entendu des conditions de vie moins douces, et sont contraintes d'effectuer malgré leur

état des tâches susceptibles de bousculer le fœtus. Il prend le cas des monstres «

nosencéphales » et « thlipsencéphales »42 (Annexe 3), qui ont une boîte crânienne

incomplètement formée, et dont les mères affirment avoir eu une grossesse douloureuse suite

à un fort coup reçu dans le ventre. Sa conclusion sur les causes de la monstruosité est enrichie

d'un dernier facteur sujet à caution:

« L'influence des affections morales de la mère sur ses conditions physiques, et

médiatement sur le fœtus, quoique sa réalité ne soit pas encore complètement

démontrée, est très-admissible, et même très-vraisemblable. »43

Isidore Geoffroy s'empresse cependant de dissiper toutes velléités de donner du crédit

aux croyances populaires. L'imagination de la mère ne peut en aucun cas causer la difformité

de son enfant, preuve en est que les animaux aussi donnent naissance à des monstres et il ne

viendrait alors à l'idée de personne de leur accorder une faculté si humaine que l'imagination.

Il relate d'ailleurs une anecdote personnelle à ce propos dans le Bulletin des sciences

médicales44: alors qu'il étudiait le cas d'un enfant nosencéphale, un médecin qui avait assisté à

l'accouchement de l'enfant attribuait la protubérance de ses yeux du monstre à la tendance que

sa mère avait de garder « constamment la vue fixée sur de gros yeux qu'elle affectionnait

particulièrement ». Dans l'article, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire souligne le caractère

grotesque de cette explication et montre comment en menant une enquête rigoureuse auprès

de cette femme, il a pu prouver qu'elle avait effectivement reçu un coup de pied à l'abdomen

durant son quatrième mois de grossesse.

du XVIIIe siècle montre l'ancienneté de la dichotomie dans ce débat qui, en 1829, n'est manifestement toujours pas tranché. Winslow est plutôt partisan de la monstruosité originelle alors que Lemery soutien qu'elle est accidentelle. Voir ROSTAND J., « Coup d'œil sur l'histoire des idées relatives à l'origine des monstres », Revue d'histoire des sciences et de leurs applications, 1955, 8 (3), pp. 238-257.

42 Ces monstres ont une tumeur vasculaire à la place de l'encéphale. Le « nosencéphale » a la boîte crânienne ouverte sur le dessus et possède de trou occipital; celle du « thlipsencéphale » est ouverte frontalement et ne présente pas de trou occipital.

43 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Propositions sur la monstruosité, Paris, Didot le jeune, 1829, p.72.44 Voir GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., « Notice sur une fille à deux têtes âgée de deux mois et demi et

encore vivante », Bulletin des sciences médicales, tome 18, Paris, Bureau du bulletin, 1829, pp. 168-170.

18

2.2) Le Traité de tératologie : 1832-1837.

Par sa thèse et les publications évoquées précédemment, Isidore Geoffroy a attiré

l'attention de la communauté savante sur la parution prochaine de l'Histoire générale et

particulière des anomalies de l'organisation chez l'homme et les animaux, ou Traité de

tératologie45. Le Traité se compose de trois tomes et d'un atlas de 19 planches illustrant les

monstres, le tout représentant un ensemble volumineux de pas moins de 2000 pages. A titre de

simple comparaison, la Philosophie anatomique d'Étienne Geoffroy ne comprenait « que »

600 pages en un seul ouvrage.

• État des lieux et prérequis.

Le Traité de tératologie s'ouvre sur une préface dont le contenu est analogue à

l'introduction de la thèse, quoique bien plus longuement développé. L'auteur refuse que la

tératologie soit plus longtemps « considérée comme une section de l'anatomie pathologique ».

Il s'agit pour lui de positionner la jeune branche de cette science émergente par rapport aux

autres disciplines qui sont déjà officielles et reconnues comme telles par l'existence de chaires

et de diplômes universitaires. La tératologie se construit, à son sens, de manière si tardive

parce qu'elle emprunte son matériau, observations particulières et lois générales, aux sciences

du vivant préexistantes: philosophie anatomique, zoologie, médecine et la toute récente

embryogénie46. Pour autant, sa volonté de constituer une nouvelle science est justifiée par le

fait que cette position marginale a sans aucun doute contribué à l'incompréhension de la

véritable nature des individus anormaux. En effet, si les lois générales érigées à ce jour ne

peuvent rendre compte des phénomènes de la monstruosité, le reproche qu'il fait à ses

prédécesseurs, aveuglés par la diversité et la bizarrerie des formes, est d'avoir trop souvent

affirmé qu'aucune règle ne la régissait.

Dans l'introduction, Isidore Geoffroy, toujours soucieux de rappeler au lecteur la «

longue enfance » de la tératologie pour mieux glorifier sa récente métamorphose, expose par

ses « considérations historiques » les trois phases successives de la science des monstres: la

période fabuleuse, dominée par le mythe et le fantastique auréolant les monstres; la période

positive, éclairée par quelques esprits qui font primer la description des faits sur le conte et la

45 En dessous du titre il est indiqué: « Ouvrage comprenant des recherches sur les caractères, la classification, l'influence physiologique et pathologique, les rapports généraux et les causes des monstruosités, des variétés et des vices de conformation ».

46 Autre désignation de l'embryologie.

19

superstition; enfin la période scientifique, caractérisée par l'abandon de préjugés séculaires

sur les monstres et la mise en relation de ceux-ci avec la zoologie générale. Il place ses

proches contemporains, Meckel, Serres, son père Étienne Geoffroy ainsi que lui-même, à

l'extrémité la plus moderne de la période scientifique et en profite pour rappeler leurs

contributions respectives aux théories tératologiques. Nous insisterons un peu plus loin sur ce

découpage historique et présenterons quelques uns des personnages savants que l'auteur

associe à chacune des époques.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire se montre très soucieux de faire le point sur l'état

général de la tératologie au moment où il écrit avant d'entamer l'exposé de sa doctrine47

personnelle. Il consacre plus de 100 pages à introduire le sujet puisque la Première Partie du

Traité s'intitule « Prolégomènes », soit une « longue et ample préface qu'on met à la tête

d'un livre pour donner les notions les plus nécessaires à l'intelligence des matières qui y sont

traitées. »48 Dans cette section, il présente l'évolution, au cours des trois périodes historiques,

des définitions de l'anomalie ainsi que des classifications des monstres qu'il a recueillies chez

différents auteurs. Pointilleux sur la terminologie, il exhorte les savants à ne plus utiliser le

mot « anomalie » suivant son sens étymologique49, signifiant littéralement l'absence de loi. Le

terme générique regroupe désormais « toute déviation du type spécifique, ou en d'autres

termes, toute particularité organique que présente un individu comparé à la grande majorité

des individus de son espèce, de son âge, de son sexe »50. Les variétés, comme la présence

d'une artère surnuméraire, sont les anomalies simples les plus bénignes et bien souvent

indécelables de l'extérieur. Les vices de conformation, par exemple le bec-de-lièvre, sont aussi

des anomalies simples mais qui produisent une difformité ou entravent une fonction. Isidore

Geoffroy fait remarquer que si la distinction faite entre ces deux types est utile en physiologie,

les différences réelles sont trop peu marquées pour pouvoir constituer deux groupes naturels

distincts. Il compose un nom pour désigner toutes les anomalies simples: ce sont des

hémitéries (Annexe 4), soit littéralement des « demi-monstruosités ». Les anomalies

complexes sont constituées des monstruosités, difformités très graves, des

47 Le mot doctrine est souvent employé dans les articles scientifiques, pas au sens d'idéologie ni avec la connotation péjorative qu'on lui donne actuellement: « Savoir, érudition. [...] Ce que l'on croit ou qu'on enseigne, les maximes, les opinions qu'on professe ou qu'on adopte sur quelque matière. » D'après le Dictionnaire de l'Académie française, t. 1, Paris, Firmin Didot Frères, 1835.

48 Dictionnaire de l'Académie française, t. 2, Paris, Firmin Didot Frères, 1835.49 Etymologie: a- privatif et nòmos « loi » en grec ancien. Se rapporte en 1690 à l'astronomie: « signifie une

irrégularité apparente dans le mouvement des Planètes ». D'après le Trésor de la Langue Française [en ligne]. Disponible sur : http://atilf.atilf.fr/dendien/scripts/tlfiv5/advanced.exe?8;s=3425932905 (consulté le 30/05/2013).

50 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, Paris, 1832, J.-B. Baillière, p. 30.

20

hermaphrodismes51, qui présentent chez un sexe des traits de l'autre sexe, et des hétérotaxies,

déviations importantes mais non apparentes à l'extérieur. Empruntant un terme à la

classification zoologique usuelle, il récapitule en un schéma sa répartition des anomalies en

quatre « embranchements » de gravité et de complexité croissantes:

« Tableau » des embranchements des anomalies par Isidore Geoffroy.52

La Première Partie du Traité est clôturée par une réflexion sur l'utilité et la pertinence

de la « méthode naturelle »53 en tératologie: les monstres ne doivent plus être regroupés en

vastes ensembles flous en fonction de la curiosité de leur aspect. Étienne Geoffroy Saint-

Hilaire est l'un des premiers anatomistes à avoir appliqué les règles de la classification

normale, comme la nomenclature binominale de Linné, à l'étude des êtres anormaux. Partant

du principe que la formation des monstruosités, au même titre que celle des êtres réguliers, est

soumise à des lois constantes, il va donner un nom d'espèce aux monstres semblables en tous

points, puis un nom de genre aux monstres présentant un degré inférieur de similitude. Il s'agit

de minimiser la variation qu'il peut y avoir entre deux individus, comme chez l'être humain,

pour faire ressortir le type spécifique qui sert de patron anatomique à l'espèce. En plus de son

caractère « très naturel », Isidore Geoffroy met en avant le côté pratique de cette classification

qui permet de reconnaître facilement un monstre grâce aux caractéristiques propres à son

genre ou de son espèce plutôt que d'énumérer toutes ses difformités:

« Un tel monstre, nommé dérencéphale dans la méthode de mon père, ne pourrait être

indiqué, en adoptant tout autre nomenclature, que par la périphrase suivante: «

monstre affecté de spina-bifida cervical, d'acrânie, d'anencéphalie et d'amyélie

51 Le terme, employé d'abord par Meckel, ne se limite pas ici la présence d'un appareil génital double, mais désigne toute spécificité anatomique qui ne se retrouve habituellement pas chez le sexe de l'individu, par exemple des glandes mammaires développées chez un mâle.

52 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, Paris, J.-B. Baillière, 1832, p. 35.53 La « méthode naturelle » proposée par Antoine-Laurent de Jussieu (1748-1836) s'oppose aux méthodes qu'il

qualifie d' « artificielles » car elles conduisent à des classifications utilitaires ou basées sur un petit nombre de critères morphologiques les plus faciles à étudier. Sa méthode est basée sur le regroupement des êtres qui ont le plus de caractères en commun en espèce, en genre, en famille, puis en classe. Voir JUSSIEU A.-L., Principes de la méthode naturelle des végétaux, Paris, F. G. Levrault, 1824, pp. 8-9.

21

partielle » [...] tellement compliqué[e] que l’helléniste le plus exercé pourrait à peine

en comprendre la signification. »54

• La classification tératologique en détail.

Toute la suite du premier tome est consacrée aux catégories d'anomalies simples chez

l'homme et les animaux, comme le nanisme, l'hypertrophie des membres ou encore

l'albinisme. Curieusement, il n'emploie quasiment pas le terme « hémitérie » qu'il a lui-même

composé et défini plus tôt. Il se peut que ce soit par souci de simplicité, car il fait le reproche

aux ouvrages sur la monstruosité d'être trop confus et difficiles à utiliser lorsqu'il s'agit de

reconnaître un monstre. Rappelons qu'Isidore Geoffroy ne veut pas que la tératologie soit

juste théorique et descriptive, elle doit aussi être pratique autant pour les médecins que pour

les naturalistes.

Dans les deux autres tomes, qui paraissent quatre ans après le premier, l'auteur

développe la classification des anomalies complexes. Les trois embranchements, hétérotaxies,

hermaphrodismes et monstruosités, conservent ici leurs dénominations et les définitions

présentées dans les prolégomènes. Les hétérotaxies concernent un petit nombre d'anomalies

où les organes sont inversés par rapport à la place normale qu'ils occupent dans le « type

spécifique »: la rate peut se retrouver à droite et le foie à gauche chez les mammifères; chez

les gastéropodes, le sens d'enroulement de la coquille peut être contraire au sens le plus

courant, entraînant une redistribution des viscères. Pour Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, cette

organisation interne bien que spectaculaire n'a rien de désordonnée, il s'agit d'un nouvel

arrangement régulier équivalent à la disposition normale, donc soumis à des lois organiques.

Les divers hermaphrodismes masculins et féminins occupent à peu près la première moitié du

deuxième tome. Les monstruosités, décrites dans l'autre moitié du deuxième et la première

moitié du troisième tome, sont rassemblées dans l'un des rares tableaux synoptiques de

l'ouvrage. Suivant toujours les principes de la classification usuelle des zoologistes, l'auteur

regroupe les monstres en deux classes: d'une part les monstres unitaires formés d'un seul

individu, même incomplet, d'autre les monstres composés où l'on peut distinguer deux ou

trois portions d'individus. Le tout est ensuite subdivisé en ordres, familles et en une trentaine

de genres.

54 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., p. 100.

22

• « Rapports, lois et causes des anomalies »

Les sections du Traité de tératologie que nous venons de présenter ont pour rôle

principal de décrire tous les types d'anomalies et leur classification. Cependant, elles ne sont

pas abordées sous leur aspect causal, évoqué dans la « théorie de l'arrêt de développement ».

Isidore Geoffroy a réservé à ce sujet la dernière moitié du troisième tome à travers la partie

intitulée « Faits généraux ». Dans le cadre théorique de sa tératologie, les anomalies résultent

essentiellement d'un arrêt ou d'un excès de formation, d'un arrêt ou d'un excès de

développement, ou bien d'une réunion des segments de plusieurs individus. L'auteur met en

garde les savants contre l'apparente synonymie entre la formation et le développement, qui les

a poussés à confondre deux phénomènes souvent combinés mais distincts:

« Un organe se forme d'abord; puis, une fois formé, il se développe; donc il est d'abord

sujet à des arrêts de formation [...] c'est à dire qu'il peut manquer complètement ou

partiellement; et ce n'est que plus tard, après son époque de formation, qu'il peut être

atteint d'arrêts de développement, anomalies qui consistent essentiellement dans la

persistance [...] de caractères appartenant normalement à une époque antérieure. »55

Pour mieux saisir la pensée d'Isidore Geoffroy, on peut prendre comme exemple chez

l'homme la formation des bourgeons de doigts et d'orteils qui sont d'abord palmés chez le

fœtus. L'arrêt de formation consisterait en une absence de cette ébauche alors que l'arrêt de

développement serait signifié par la persistance de la peau interdigitale, qui aurait dû

disparaître avant la naissance. Les stades de formation normaux ou anormaux sont ici

analogues à ceux de certains reptiles qui conservent cette membrane, alors que l'arrêt de

développement bloque le monstre à un niveau inférieur dans la série zoologique. A contrario,

l'excès de formation chez une grenouille pourrait produire l'apparition d'un deuxième

ventricule dans le cœur, organe qui n’apparaît que chez les animaux supérieurs; l'excès de

développement chez un chien provoquerait la disparition de la queue après sa formation,

condition qui existe normalement chez les grands primates. L'anomalie par réunion s'applique

aux monstres doubles ou triples qui ont été à tort, selon l'auteur, considérés comme des «

monstres par excès », notamment par Buffon. Il objecte qu'au moins un des individus formant

un monstre composé est bien souvent d'aspect totalement régulier alors que son jumeau accolé

à lui est incomplètement formé. Les monstres composés sont le fruit de la soudure de deux

individus et non pas du développement excessif de l'un. Beaucoup d'anomalies sont donc

comparables à un ascenseur se déplaçant sur l'échelle des êtres; cependant, si l'on suit le

raisonnement d'Isidore, l'excès de développement ne saurait s'appliquer à l'homme. En effet,

55 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, Paris, J.-B. Baillière, 1836, p. 406.

23

celui-ci étant au sommet de la série zoologique il ne devrait pouvoir prendre une conformation

plus évoluée que la sienne, mais l'auteur constate que l'homme ainsi que les races domestiques

font exception à ce corollaire général56.

Nous venons d'exposer la nature des perturbations internes au fœtus qui conduisent à

son organisation anormale, ce qu'Isidore Geoffroy pense être le « comment » des anomalies.

Nous allons maintenant nous intéresser à leur « pourquoi », c'est-à-dire les causes externes qui

provoquent une déviation du développement normal. Une fois de plus, il commence par faire

un point historique sur la question: tout d'abord, les opinions antiques sur la semence

corrompue ou sur les mauvaises conditions de l'accouplement, qui ont accréditées pendant des

siècles par les savants. Il ne fait aucun doute que l'auteur désapprouve totalement cette

subordination et entend s'écarter du « temps où chacun se croyait obligé de courber sa pensée

sous les joug de l'autorité de ses prédécesseurs »57, la rupture voulue avec les Anciens est ici

manifeste. Il détaille ensuite longuement les circonstances de la controverse qui a eu cours au

XVIIIe siècle, entre Winslow qui soutenait le caractère originel de la monstruosité et Lemery

sa cause accidentelle. Enfin, Isidore Geoffroy nous renseigne sur « l'état présent de la science

»: après avoir rappelé brièvement ses conclusions sur la fréquence des anomalies selon la

classe sociale et ajouté que les femmes adultères sont plus souvent victimes de grossesses

monstrueuses en raison de leur situation inconfortable qui perturbe leur équilibre moral, il se

tourne vers les sujets animaux. Dans ce passage, l'auteur s'appuie sur les essais de

tératogénèse provoquée sur des œufs de poulet, menés par son père de 1822 à 1826, puis par

lui-même en 1831. Isidore considère leurs divers travaux comme tout à fait complémentaires,

nous allons donc présenter conjointement leurs méthodes et leur résultats: les œufs étaient

laissés sous une chaleur artificielle58 ou bien couvés naturellement; ils étaient ensuite soumis,

à un stade plus ou moins avancé de leur incubation à diverses perturbations, comme le

changement de position, l'agitation brutale, la détérioration mécanique ou chimique de la

coquille, etc. A l'issue de la durée normale d'éclosion, qui le plus souvent n'avait pas lieu, les

deux expérimentateurs examinaient le contenu des œufs. Ils conclurent d'une part que

l'incubation artificielle produisait plus d'anomalies que la couvaison naturelle, d'autre part que

les causes extérieures étaient bien responsables de ces anomalies, balayant ainsi une fois

encore l'opinion de Winslow. Contre toute attente, Isidore Geoffroy nuance les conséquences

générales que l'on pourrait tirer de ces résultats:

56 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., t. 3, p. 417.57 Ibid., p.476.58 Une note de l'auteur précise: « Il existait alors à peu de distance de Paris un grand établissement d'incubation

artificielle, qui a depuis été abandonné ». Voir Ibid., p. 502.

24

« N'allons point par exemple, cédant à un entraînement exagéré vers le système des

déviations accidentelles, conclure que les anomalies ont toutes, et sans exception leurs

causes dans des perturbations survenues dans le cours des développemens. [...] Et

certaines anomalies n'auraient-elles pas leur première origine dans une circonstance

antérieure même à la fécondation? »59

Se défendant de revenir sur ses positions par rapport aux théories des Anciens, il

imagine l'éventualité d'une perturbation antérieure à la fécondation, tout en concédant ne

pouvoir en déterminer pour l'instant la nature. L'auteur ne se laisse cependant pas déstabiliser

par la fragilité, qu'il reconnaît ouvertement, des arguments qu'il avance et réaffirme sa

confiance en l'adéquation future des faits avérés et des prévisions théoriques. Il fait alors état

de certaines causes « déjà observées ou inobservées » des anomalies, comme la mauvaise

qualité de la nutrition de l'embryon, son affection par une quelconque maladie ou encore une

variation de la quantité de liquide amniotique dans lequel il baigne. Par la suite, il énumère

quelques théories contemporaines relatives à des types précis de monstruosités. Il met en

lumière quelques uns de leurs aspects les plus probables et rejette ensuite ce qui ne lui

apparaît que comme « une suite de suppositions toutes gratuites, invraisemblables, et

conduisant, pour dernier résultat, à des conséquences dont la fausseté est évidente. »60 La «

théorie de l'arrêt de développement » énoncée par son père lui paraît en revanche beaucoup

plus acceptable par sa simplicité et son haut degré de généralité. Une autre théorie d'Étienne

Geoffroy est selon lui tout aussi « incontestable »; il s'agit de l'explication de la formation des

brides placentaires61 par une adhérence fortuite du fœtus aux parois de l'œuf ou du placenta,

suite à une forte contraction des muscles utérins de la mère. Isidore utilise enfin une dernière

théorie paternelle, la « loi d'affinité de soi pour soi », afin d'expliquer la monstruosité par

réunion. En effet, Winslow avait déjà fait remarquer que les monstres composés ne sont pas

soudés à des endroits aléatoires mais toujours en des régions analogues de leurs corps

respectifs: le sommet de la tête, les épaules, le haut de l'abdomen etc. La « loi d'affinité de soi

pour soi » détermine dans l'état normal tous les faits de symétrie dans l'organisation des êtres,

par cette tendance aux organes similaires de se rapprocher naturellement. L'application de ce

principe à la tératologie fait donc tout à fait sens en ce qui concerne les monstres composés.

Enfin, l'auteur examine de nouveau la croyance populaire en l'influence de l'imagination des

femmes sur le fruit de leur grossesse. Toujours aussi formel que dans sa thèse, il réfute que la

seule vue d'un objet ou d'une personne hideuse puisse déformer le fœtus. En revanche, une

59 Ibid., p. 507.60 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, p. 521.61 Ce serait une sorte de « filet », une bande de peau flottante et éventuellement de tissus divers, produite

anormalement par le fœtus. D'après GEOFFROY SAINT HILAIRE É., Philosophie anatomique, p. 488.

25

vive émotion causée par un décès, ou tout autre trouble moral s'inscrivant dans la durée,

pourrait bien en être la cause, mais par le biais de la dégradation de l'état de santé de la mère

se répercutant sur la nutrition ou le confort du fœtus.

Pour résumer de manière concise ce qui vient d'être dit, on peut conclure que les

causes de la monstruosité dans la tératologie d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire peuvent être

essentiellement ramenées à des chocs mécaniques appliquées directement sur l'utérus ou à une

modification indirecte de la physiologie de l'embryon. On peut aussi noter que l'auteur laisse

beaucoup de questions sur la causalité ouvertes, triant les hypothèses qui lui semblent les plus

acceptables, le plus souvent les siennes et celles de ses proches collaborateurs, permettant

une spéculation « raisonnée ».

• Accueil du Traité de tératologie par le public.

La publication, qui s'étale de 1832 à 1837, ne semble pas passer inaperçue puisqu'en

1834, le terme tératologie est déjà présent dans le Dictionnaire des termes utilisés en sciences

naturelles, accompagné d'une référence à son auteur. On constate en effet que le mot est

rapidement intégré au vocabulaire de nombreux savants dans les années 1830. D'après les

dires d'Achille-Pierre Requin (1803-1854), qui a présenté sa thèse à la Faculté de Médecine la

même année qu'Isidore62, la sortie des volumes du Traité est très attendue et suivie par les

scientifiques. Il semble cependant, toujours selon lui, que l'ampleur du projet ait surpris

l'auteur lui-même qui, « jaloux de traiter à fond son sujet, n'a pu, comme il l'avait d'abord

espéré et promis, resserrer dans l'espace d'un seul volume le reste de son œuvre. [...] Car c'est

là un livre non pas prolixe ni démesurément amplifié, mais qui est bien rempli d'un bout à

l'autre »63. L'ouvrage est fréquemment cité et fait bien entendu l'objet d'éloges ou de critiques

qui s'intensifient à partir de 1836 à l'occasion de la parution des deux derniers tomes. Il

possède aussi des lecteurs hors de France, notamment en Allemagne, en Belgique et en

Angleterre64. Dans les Annales françaises et étrangères d'anatomie et de physiologie, Jean-

Louis Maurice Laurent, professeur suppléant en zoologie à la Faculté des Sciences de Paris,

62 Achille-Pierre Requin a soutenu sa thèse Quelques propositions de philosophie médicale en 1829, il est donc possible qu'ils aient été condisciples. D'après le site des Amis et passionés du Père-Lachaise. Disponible sur: http://www.appl-lachaise.net/appl/article.php3?id_article=1381 (consulté le 29/05/2013).

63 Voir REQUIN A.-P., « Histoire générale et particulière des anomalies etc., par M. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire », Gazette médicale de Paris, t. 5, Paris, 1837, pp. 318-320.

64 Une édition du Traité de tératologie est intégralement tirée à Bruxelles de 1837 à 1838 par la Société Belge de Librairie. Dès 1833, on trouve en Angleterre des articles de médecine citant le Treatise of teratology et en Allemagne le Lehrbuch der Teratologie.

26

fait part de son profond désaccord avec l'une des principales théories exposées par Isidore

Geoffroy:

« Faut-il de nos jours élever l'étude des monstruosités au rang d'une science à part [...].

Nous ne le pensons point, et nous disons tout d'abord que la série zoologique étant

seule rationnelle et vraie [...] nous ne craignons pas d'avancer que toute série des états

physiologiques, pathologiques et tératologiques des corps organisés [...] ne sera jamais

qu'une systématisation très artificielle, [...] de très courte durée. »65

L'abondance des commentateurs montre tout de même que la nouvelle tératologie

intéresse et trouve ses partisans, autant que ses détracteurs, chez les médecins et les

anatomistes qui emploient ou contestent les nouvelles classifications proposées par Isidore

Geoffroy Saint-Hilaire.

3- Originalité de la nouvelle tératologie.

3.1) Démarche positiviste.

• Rationalisation de la monstruosité.

Dans sa Philosophie anatomique, Étienne Geoffroy déplore que les savants ne tirent

aucun profit de l'étude des êtres anormaux hormis une source de distraction, car « [s]'étonner

à leur vue, ce n'est pas savoir ». Afin d'en faire un matériau convenable pour sa nouvelle

science, Isidore va donc commencer par dépouiller les monstres de leur aura magique et

mystérieuse. C'est ainsi qu'il s'érige en juge de ses prédécesseurs, particulièrement dans le

Traité, en attribuant bonus et malus aux hommes de sciences ou de lettres qui ont abordé ce

sujet. Il distingue trois grandes périodes dans l'histoire de la tératologie que nous allons

maintenant détailler.

L'auteur fait débuter la période fabuleuse à l'Antiquité, où les lois athéniennes et

romaines condamnaient à mort tous les individus anormaux, même ceux qui n'avaient qu'une

petite difformité comme un doigt surnuméraire. De nombreuses figures éclairées de ces temps

anciens, Hippocrate, Aristote, Pline et Galien, ont selon lui honteusement contribué à

véhiculer l'idée que les monstres étaient des aberrations de la nature. Parmi les savants plus

récents, ni le chirurgien Ambroise Paré (1510-1590), ni le médecin Fortunio Liceti (1577-

65 LAURENT J.-L. M., « Histoire générale et particulières des anomalies par M. Isid. Geoffroy-Saint-Hilaire », Annales françaises et étrangères d'anatomie et de physiologie, t. 2, 1838, pp. 51-61.

27

1657), ni même le philosophe empiriste Bacon (1561-1626) n'ont su se départir des « restes

des superstitions du moyen-âge ». Isidore Geoffroy trouve cependant un mince réconfort en la

lecture de Montaigne (1533-1592), qui ne voit pas dans les monstres une injure faite à Dieu

mais bien au contraire, la preuve de son pouvoir créateur infini. Cette époque, où les

observations mal faites mêlées aux croyances dans les animaux mythologiques ne pouvaient

mener à aucune théorie solide, ne prend fin qu'aux « premières années du dix-huitième »

siècle.

C'est juste à temps que Louis Lémery (1677-1743) et Jacques-Bénigne Winslow

(1669-1760), inaugurent la période positive en tirant la pré-science des monstres de sa torpeur

grâce à la controverse évoquée précédemment. Les anatomistes Alexis Littré (1654-1726) et

Duverney (1648-1730) se distinguent aussi par des « remarques judicieuses » et le rejet des

préjugés. Cependant, Isidore Geoffroy ne voit dans les travaux de la majorité des auteurs

qu'une timide sortie de la superstition qui se mue en une candide curiosité les détournant de la

monotonie des êtres réguliers. Cette période très brève offre tout de même « spectacle

beaucoup plus satisfaisant » par la rigueur nouvelle des observations.

La deuxième moitié du XVIIIe siècle voit naître la période scientifique avec le

médecin et anatomiste Albrecht von Haller (1708-1777). Dans son ouvrage Operum

anatomici paru en 1768, un traité sur les monstres66 procure entière satisfaction à Isidore: les

observations sont ici très bien menées, toujours pertinentes et les témoignages de faits

monstrueux non authentifiés sont rejetés grâce à une « science profonde et une immense

érudition ». Il regrette toutefois que l'auteur se soit surtout borné à compiler et commenter les

théories des autres plutôt que d'en proposer de nouvelles. Malgré l'admiration manifeste

qu'Isidore Geoffroy éprouve à l'égard d'Haller, il estime dans sa thèse que « son époque

pouvait bien poser les bases de la science [...] mais il ne lui appartenait pas d'aller plus loin.

»67 Ce n'est qu'au début du XIXe siècle que la tératologie prend un essor remarquable alors

que la science anatomique semblait déjà complète. Cette dernière est rénovée par le médecin

Xavier Bichat (1771-1802) qui mène des expérimentations afin de trouver les corrélations

entre physiologie et pathologie; quelques embryogénistes ont ensuite l'idée de comparer le

fœtus à l'homme adulte, puis aux animaux. La philosophie anatomique naissante, incarnée

entre autres par Meckel et Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, s'appuie sur ces nouveaux axes

66 Isidore Geoffroy cite un ouvrage intitulé De Monstris, mais il s'agit en fait d'une section de l'Operum anatomici argumenti minorum, t. 3, Lausanne, 1768.

67 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Propositions sur la monstruosité, p. 6.

28

d'étude pour construire la « théorie de l'unité de composition organique » et la « théorie de

l'arrêt de développement » qui constituent la base de la nouvelle tératologie. Isidore Geoffroy

s'inscrit donc lui-même et ses contemporains au cœur d'une période scientifique très

prometteuse qui devrait enfin pouvoir intégrer les monstres aux lois générales du règne

animal.

Notons tout de même que l'auteur reconnaît parfois des précurseurs chez les auteurs

des deux premières périodes, comme Aristote qui avait prévu certaines de « ces lois si

récemment établies ». Cependant selon lui, l'esprit de leur époque ne leur permettait pas de

saisir l'importance et la portée de leurs propres découvertes, qu'ils n'étaient souvent même pas

capables de comprendre correctement. Il en est ainsi, par exemple de Fortunio Liceti qui «

contredit presque à chaque page l'idée qu'il y a consignée », au grand dam d'Isidore Geoffroy.

• Similitudes avec les schémas positivistes.

Le positivisme est fondé par Auguste Comte (1798-1857) à partir de 1826. Celui-ci

donne à un auditoire de sympathisants des enseignements sur sa conception de la

connaissance scientifique qui seront publiés dans les Cours de philosophie positive à partir de

1830. L'auteur y introduit la définition centrale de son mode de pensée:

« Je me bornerai donc, dans cet avertissement, à déclarer que j'emploie le mot

philosophie dans l'acception que lui donnaient les anciens, particulièrement Aristote

comme désignant le système général des conception humaines; et, en ajoutant le mot

positive, j'annonce que je considère cette manière spéciale de philosopher qui consiste à

envisager les théories [...] comme ayant pour objet la coordination des faits observés ».68

Auguste Comte considère donc l'état positif ou « scientifique » comme étant le

troisième et ultime stade de l'évolution de la philosophie. Au cours du développement de

l'homme et de la maturation de son intelligence, la philosophie avait d'abord été selon lui dans

un état théologique ou « fictif », puis métaphysique ou « abstrait ». On retrouve, à peu de

choses près, les périodes de la tératologie décrites par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire dans sa

thèse de 1829 et son Traité de 1832. Parmi les auditeurs les plus réguliers des cours d'Auguste

Comte, il y a des membres de l'Académie des Sciences, comme Henry-Marie de Blainville,

professeur d'anatomie à la Faculté des sciences de Paris et au Muséum National d'Histoire

Naturelle. Isidore a vraisemblablement été au contact des idées sur la philosophie positive et

68 COMTE A., Cours de philosophie positive, t. 1, Paris, Bachelier, 1830, pp. VII-VIII.

29

séduit par cette approche, au point de calquer l'histoire de sa discipline dessus. D'autres

aspects rapprochent encore la nouvelle tératologie de la philosophie positive qui entend

déceler les « généralités des différentes sciences » qui sont soumises à une « méthode unique

». On peut citer notamment l'importance de l'observation, qui permet d'articuler ensuite les

faits particuliers et les faits généraux par le biais de lois. Cette vision et ce vocabulaire sont

présents, on peut même dire récurrents, dans les travaux d'Isidore Geoffroy qui, rappelons-le,

veut appliquer les principes propres aux diverses sciences naturelles à la tératologie afin de

compléter ensuite les lois générales de la zoologie.

Le mépris affiché d'Auguste Comte envers l'esprit théologique peut amener à se

demander quels sont ses rapports avec les religions traditionnelles69. Dans son premier Cours

de philosophie positive, l'auteur n'aborde pas cette question de front et évite ainsi l'écueil du

soupçon d'athéisme, accusation alors très grave. Isidore Geoffroy est légèrement moins neutre

dans ses écrits bien qu'il use avec parcimonie des mots « Dieu », « créateur » etc., préférant

plutôt invoquer la « nature » ou la « Providence ». L'éventualité d'une intervention divine

dans les faits de monstruosité pose un vrai problème dans les controverses sur son caractère

originel ou accidentel. Étienne Geoffroy était loin d'être aussi réservé que son fils car dans sa

Philosophie anatomique, il appelait à la « méditation religieuse » et terminait une section sur

l'épineuse question de la préexistence des germes de la sorte:

« Et, en effet, arrivé sur cette limite, le physicien disparaît, l'homme religieux seul

demeure, pour partager l'enthousiasme du saint prophète et pour s'écrier avec lui:

Coeli enarrant gloriam Dei...; laudemus Dominum. [Les cieux racontent la gloire de

Dieu ...; nous louons le Seigneur.] »70

La position d'Isidore en faveur des causes accidentelles lui permet déjà de dédouaner

Dieu d'une quelconque responsabilité dans la naissance d'un monstre. De plus, il semble que

sa conception de Dieu se rapproche de celle de Newton71, auquel il fait d'ailleurs allusion, en

ce sens que les lois de la nature auraient effectivement été posées à la création du monde par

la main divine, mais que cette dernière n'interviendrait plus à ce niveau. Le rôle des

scientifiques est donc selon lui de dévoiler les rouages de l'univers sans avoir à invoquer le

divin pour expliquer chaque fait particulier.

69 Voir CANGUILHEM G., Études d'histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1994, 430 p., pp. 81-98.

70 GEOFFROY SAINT HILAIRE É., Philosophie anatomique, p. 499.71 Newton dit: « je ne connais aucune force de la Nature qui pourrait causer ce mouvement transversal [dans la

révolution de la terre autour du soleil] sans l'aide de la main de Dieu. » D'après KOYRÉ A., « Newton, Galilée et Platon », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1960, 15 (6), pp. 1041-1059.

30

3.2) Vers une théorie synthétique du vivant ?

Pour Isidore Geoffroy, il était nécessaire qu'au cours du temps les mathématiques, les

sciences physiques et les sciences du vivant se répartissent les différents domaines du monde

entre elles, puis entre leurs sous-disciplines. En effet, « [t]oute science tend à se fractionner, à

se diviser pour l'étude des faits de détail »72. Cependant, la multiplication des observations et

des faits particuliers, qui peuvent rapidement devenir pléthoriques, doit toujours amener à une

synthèse en faits généraux puis en lois qui les régissent. Dès l'introduction du Traité, Isidore

annonce la démarche qu'il va employer afin de convaincre d'abord le lecteur que la tératologie

a ses raisons d'être en tant que sous-discipline des sciences naturelles, pour ensuite lui montrer

en quoi les lois propres aux anomalies ne sont que des « corollaires des lois plus générales de

l'organisation ».

• Abolition des frontières entre le normal et l'anormal.

Lors de la description des monstres, Isidore Geoffroy insiste sur l'implication dans leur

formation des lois fondamentales du développement de tout animal. Rappelons brièvement les

deux plus importantes: la loi d'affinité de soi pour soi, qui permet la conservation de la

symétrie par attraction des parties analogues du corps et qui explique leur fusion chez les

monstres composés; la loi de balancement des organes, qui cause l'atrophie d'un organe

quand un organe voisin est plus vascularisé et augmente de volume, ce qui est valable autant

dans la série zoologique que dans les anomalies. Une fois qu'Isidore a pointé du doigt toutes

les similitudes entre les lois générales et les lois tératologiques, qui forment en fait une seule

et même « identité absolue », il ne voit plus aucune raison de conserver une dichotomie

fictive entre les êtres normaux et anormaux. Celui lui permet de renforcer aussi la « théorie de

l'unité de composition organique » qui prévoit que tous les animaux soient construits à partir

d'un « type général », décliné autant de fois qu'il y a d'espèces sur Terre. Si le « type

spécifique » propre à chaque espèce est assez restreint, les êtres dits anormaux qui s'en

écartent par une grande variation rejoignent toujours en fait le « type spécifique » d'une autre

espèce et restent dans les limites du « type général ».

A partir de cette réunification des êtres normaux et anormaux, Isidore Geoffroy peut

désormais dresser une classification zoologique complète qui forme une série des êtres

72 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, p. ix.

31

cohérente: les animaux ne sont pas rangés du plus simple au plus complexe sur une échelle

d'un seul tenant, mais selon plusieurs séries parallèles entre elles et décalées verticalement.

Une telle disposition, qui comporte des coupures franches entre les séries, explique entre

autres pourquoi un singe dont l'organisation serait très élevée ne pourrait néanmoins jamais

faire de saut pour passer dans la série supérieure en donnant l'homme le plus primitif. La

place privilégiée de l'humain dans le règne animal semble, jusqu'ici, une fois de plus

préservée.

• Quelles limites à la généralisation?

Concernant le règne animal, il n'y apparemment pas de restriction à la généralisation.

Nous venons de montrer que l'anomalie peut amener un être à présenter une organisation

conforme au type spécifique d'une espèce inférieure. Les monstres composés sont par

exemple semblables aux animaux composés comme les polypes coloniaux qui se forment par

l'agrégation de polypes libres. Isidore Geoffroy va encore plus loin en mettant certains

monstres d'aspect le plus rudimentaire dans la situation d'hybrides: ils n'appartiennent pas à

l'espèce de laquelle ils sont issus. Il en est ainsi pour ceux qui relèvent selon lui plus du «

mollusque » que de l'homme:

« Un Acéphale n'est donc point un être humain, anatomiquement parlant: il

n'appartient à l'espèce humaine que par la circonstance de son origine, [...] dont la

valeur est absolument nulle, lorsqu'il s'agit de déterminer les rapports d'un être sous un

point de vue général et philosophique. »73

Il n'hésite pas non plus à parler de « monstres parasites » (Annexe 5) dans sa

classification, à propos des masses vestigiales les plus informes qui peuvent fusionner avec

leur jumeau normal en un montre double. La fixité des espèces n'a selon lui aucun fondement

solide étant donné que les anomalies peuvent être héréditaires et donc créer une nouvelle

variété constante capable de s'éloigner de son type d'origine au fil des générations. En privant

des monstres de leur humanité, l'auteur abolit les barrières entre espèces et perpétue à son insu

le mythe très ancien selon lequel les femmes accouchent parfois de chimères mi-homme, mi-

animal...

73 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, p. 114.

32

La zoologie, l'anatomie, la physiologie et la médecine doivent tirer les conséquences

de la haute généralité des principes mis à jour par la nouvelle tératologie. La correspondance

entre les séries zoologique, tératologique et même embryogénique est pour Isidore

entièrement démontrée et « incontestable ». En revanche, il ne fait presque aucune allusion

dans ses travaux au règne végétal qui appartient à un domaine du vivant auquel il ne souhaite

visiblement pas étendre les lois générales. Toutefois, on trouve quelques rapprochements

inattendus avec d'autres sciences: Isidore Geoffroy suggère que l'on pourrait éventuellement

un jour mettre à profit les « belles lois électrodynamiques de M. Ampère »74 pour expliquer la

formation des premiers éléments du système vasculaire de l'embryon. La présence de la

logique formelle est aussi palpable dans ses démonstrations: il fait souvent appel à l'induction

pour remonter aux faits généraux, qu'il appelle les « prémisses », à partir de quelques faits

particuliers, leurs « conséquences ». Cette approche lui permet de compenser le manque de

données empiriques, nécessaires à la méthode synthétique75, et d'établir tout de même des «

prévisions » sur les possibles observations à venir par une méthode analytique76. Pour clarifier

ce raisonnement, prenons le cas de l'acéphale évoqué plus haut, qui présente le « type

spécifique » d'un mollusque: si la monstruosité humaine peut descendre aussi bas dans

l'échelle des êtres, on peut prévoir d'observer un jour chez les monstres tous les « types

spécifiques » des taxons zoologiques intermédiaires.

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire travaille pendant environ dix ans à la rédaction et la

publication de ses premiers travaux sur la tératologie. Pourtant, les bases des classifications

des anomalies ainsi que tous les arguments centraux sont déjà présents et arrivés à maturation

dans les Propositions sur la monstruosité. Le Traité de tératologie est le premier ouvrage

d'Isidore et son ampleur ne laisse aucun doute sur l'importance réelle qu'il accorde à cette

nouvelle discipline. Son travail est reconnu par les pairs et favorise son entrée à l'Académie

des Sciences à moins de trente ans, ce qui n'est pas coutume. Par la suite, il n'écrit cependant

plus rien qui soit uniquement consacré aux monstruosités et se tourne à nouveau vers la

zoologie générale et ses applications expérimentales en fondant la Société impériale

zoologique d'acclimatation. Ce doit être parce qu'il est convaincu de la solidité de ses théories

et de la clarté de ses démonstrations. En effet, dans l'Histoire naturelle générale des règnes

74 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, p. 481.75 « Synthèse: méthode de raisonnement qui procède du connu à l'inconnu par voie de composition, ou en

partant des éléments pour arriver au composé. » D'après le Dictionnaire des sciences mathématiques pures et appliquées, t. 2, Paris, A.-J. Denain, 1836.

76 « L'analyse, dans l'acception rigoureuse de ce mot est une méthode de raisonnement qui procède par voie de décomposition de l'inconnu au connu ». D'après le Dictionnaire des sciences mathématiques pures et appliquées, t. 1, 2e édition, Paris, Hachette, 1845.

33

organiques de 1861, il reprend à quelques mots près et dans une section relativement courte

tout ce qu'il avait exposé précédemment sur les anomalies. C'est pourquoi nous avons pensé

qu'il serait intéressant de voir comment les autres savants se sont appropriés les théories de la

tératologie d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et à quelles fins. Cette filiation de la tératologie

que nous proposons constitue selon nous un exemple concret de l'évolution d'une théorie et

des enjeux initiaux qui se transforment au fil des découvertes et des nouveaux enjeux

scientifiques.

34

PARTIE II: Qui reprend le flambeau de la tératologie et pourquoi?

Nous avons vu précédemment que le Traité de tératologie est la seule monographie sur

les anomalies publiée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, qui n'était pourtant qu'au début de sa

carrière scientifique. Dès la parution du premier tome en 1832, beaucoup d'anatomistes, de

médecins etc., se sont empressés d'employer la nouvelle classification des monstres dans leurs

travaux. Le problème est que celle-ci semble leur avoir paru si bien faite et pratique qu'elle

survivra longtemps à son auteur sans que beaucoup d'améliorations ne lui soient apportées77.

La grande majorité des publications sur la tératologie, que l'on peut retrouver dans des revue

comme la Gazette médicale, les Annales de la médecine, les Annales des sciences naturelles,

contiennent essentiellement des descriptions minutieuses de monstres observés et disséqués

juste après l' accouchement. Cependant, il faut garder à l'esprit que si le fondateur de la

tératologie avait pris soin de proposer des applications pratiques à sa discipline, il n'en

espérait pas moins que des savants viendraient à sa suite pour renforcer l'édifice théorique

dont il avait jeté les bases. L'auteur avait exprimé à plusieurs reprises son regret d'avoir

manqué de matériel expérimental ou d'observations indispensables pour trancher des

questions primordiales. A la fin du Traité, il avait même avoué à demi-mots que les causes et

les mécanismes de la monstruosité restaient toujours obscures en raison de la nouveauté des

disciplines embryologique et tératologique78.

Nous avons donc essayé de retrouver et d'évaluer sur plusieurs générations de savants

français79, les traces du projet initial d'Isidore Geoffroy à travers divers ouvrages, thèses et

articles récapitulés dans l'Annexe 6. On ressentira parfois le tiraillement de ses successeurs,

ballottés entre allégeance aux idées du fondateur de la tératologie devenues obsolètes et

nécessaire actualisation. Il faut préciser que nous nous sommes bornés à la tératologie

théorique, à savoir toutes les questions sur la nature zoologique des monstres, les modes

d'hérédité des anomalies, ainsi que leurs rapports avec la notion d'« espèce » qui devient

rapidement centrale. Nous avons volontairement, pour les raisons indiquées plus haut, négligé

77 Nous justifierons cette affirmation dans le paragraphe 3 sur la thèse du Dr Princeteau.78 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t.3, pp. 472-473.79 L'étude des notes de bas de page dans les travaux que nous avons utilisés montre que la tératologie trouve un

écho à première vue intéressant en Allemagne, cependant nous étions dans l'impossibilité d'utiliser ces sources qui n'étaient pas traduites. Nous nous sommes donc limités aux savants français.

35

les aspects relatifs à la tératologie taxonomique qui traite essentiellement de la classification

et de la description des anomalies. La deuxième moitié du XIXe siècle s'étant imprégnée du

positivisme d'Auguste Comte, la tératogénie expérimentale, ou « science qui recherche

l'origine et la formation des monstres »80 par le biais de procédés artificiels, nous intéressera

particulièrement.

1- Premières extensions de la tératologie au monde végétal.

1.1) Alfred Moquin-Tandon (1804-1863).

Le botaniste Alfred Moquin-Tandon commence ses études scientifiques à la Faculté de

médecine de Montpellier en 1822 et obtient son doctorat en 1826. La même année, il cumule

un doctorat ès sciences avec une thèse de zoologie sur la famille des sangsues, Monographie

sur les Hirudinés, et une autre en botanique intitulée Essai sur les dédoublements ou

multiplication d'organe dans les végétaux. En 1834, il s'installe à Paris sur les sollicitations de

son nouveau mentor et ami Étienne Geoffroy Saint-Hilaire81. Celui-ci lui présente Isidore, qui

a déjà entamé la publication de son Traité, et enjoint le jeune Alfred à transposer la tératologie

de son fils au règne animal. Moquin-Tandon accède sans trop tarder à la requête de son

protecteur puisqu'en 1841 il publie les Éléments de tératologie végétale, une monographie

d'environ 420 pages. Il semble cependant que le savant regretta plus tard d'avoir poussé

l'analogie jusqu'à l’extrême entre les deux règnes, en témoignent ces propos rapportés qui sont

sans équivoque: « C'est une bêtise gigantesque que de comparer une plante à un homme et,

par conséquent, une anomalie végétale à une anomalie humaine »82. Voyons sans plus tarder

comment Alfred Moquin-Tandon s'est approprié dans ses Éléments la tératologie théorique

d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire afin de l'appliquer à des organismes qui, selon les mots du

botaniste Antoine-Laurent Jussieu, « diffèrent par des caractères essentiels et par des systèmes

d'organes qui existent dans l'un, et dont l'autre est privé »83.

80 DARESTE C., Recherches sur la production artificielle des monstruosités [1877], Paris, Reinwald & Cie, réédition de 1891, p.5.

81 BAILLON H., « Éloge de M. Moquin-Tandon », Adansonia, recueil périodique d'observations botaniques, Paris, 1865, t. 5, pp. 149-175.

82 Ibid., p. 159. 83 JUSSIEU A.-L., Principe de la méthode naturelle des végétaux, Paris, F.G. Levrault, 1824, p. 6.

36

Tout d'abord, l'auteur définit de manière générale l'organisation et les attributs du

végétal, afin de placer le cadre morphologique dans lequel peut potentiellement survenir la

monstruosité. Sans rentrer dans les détails, nous pouvons distinguer les organes axiles comme

les racines, la tige, le tronc ou les branches, et les organes appendiculaires que sont les

feuilles, pétales, pistils et étamines etc. Cette première étape peut déjà nous interpeller car la

fleur et le fruit ne sont pas considérés dans leur intégralité comme des organes, bien qu'ils

auraient pu facilement correspondre aux organes reproducteurs des animaux. Notre remarque

n'est pas d'anodine si on a à l'esprit que tout ce qui est lié à la reproduction est central en

tératologie. Vient ensuite un autre obstacle à l'analogie qui est la question de l' individualité du

végétal. Moquin-Tandon rappelle les opinions divergentes à ce sujet: le célèbre botaniste

Goethe pense par exemple que chaque feuille est une unité élémentaire; pour une autre figure

d'autorité, Augustin-Pyramus de Candolle, ce sont les bourgeons axillaires84 et floraux, aussi

appelés « embryons », qui sont des individus85. Notre auteur adhère à cette dernière

conception qui veut que les plantes soient des organismes coloniaux « plus ou moins

indépendants », comme le prouvent les techniques du bouturage et du greffage. Il avait

d'ailleurs déjà étendu cette théorie aux animaux segmentés ou annelés, comme les sangsues,

qui ne seraient selon lui que la répétition d'organismes unitaires mis bout-à-bout86.

Au niveau de la taxonomie, Moquin-Tandon ne s'encombre pas des subtilités de

vocabulaire demandées par Isidore Geoffroy afin de distinguer les types d'anomalies: vices de

conformations, hétérotaxies, variétés et monstruosités, pour ne conserver que les deux

dernières. Les variétés désignent pour lui des anomalies légères qui n'entraînent pas de

difformité. Les anomalies graves et souvent congénitales, ou monstruosités, se décomposent

encore selon qu'elles touchent des organes caduques, comme les feuilles, ou bien des organes

qui seront atteints durant toute la vie de la plante. L'auteur ne nomme pas non plus les plantes

monstrueuses à l'aide de la nomenclature tératologique et celles-ci conservent leur pleine

appartenance à leur espèce, la classification parallélique devient par conséquent inutile. Au vu

de la définition de l'individu végétal donnée précédemment, on comprend bien que sur un seul

pied, il peut exister une multitude de bourgeons et autres organes frappés de monstruosités

différentes, rendant impossible l'attribution d'un nom unique. L'auteur se réfère toutefois

explicitement au Traité de tératologie pour introduire la notion de type spécifique d'une

84 Ce sont des bourgeons fixes qui permettent la croissance de nouvelles branches par exemple.85 MOQUIN-TANDON A., Éléments de tératologie végétale, Paris, P. -J. Loss, 1841, pp. 4-12.86 Voir PERRU O., « Zoonites et unité organique: les origines d'une lecture spécifique du vivant chez Alfred

Moquin-Tandon (1804-1863) et Antoine Dugès (1797-1838) », History and Phylosophy of the Life Sciences, 22(2), 2000, pp. 249-272.

37

espèce, qui sera le point de départ pour définir l'anomalie comme étant:

« toute différence organique accidentelle d'un individu élémentaire ou collectif qui

s'éloigne de la structure générale des individus de son espèce. Ces différences doivent

être distinguées des maladies ou des effets produits par ces dernières [...]; d'où la

possibilité d'un individu anomal jouissant d'une santé parfaite. »87

On retrouve ici la mise en garde d'Isidore Geoffroy contre la confusion entre état

monstrueux et état pathologique, sauf que la distinction nous semble beaucoup plus nette chez

l'animal. En effet, les phénomènes tératogènes surviennent pendant l'époque embryonnaire et

altèrent l'apparition et l'organisation des organes. Après la naissance, l'auteur du Traité

considère que l'individu ne va généralement plus former de nouveaux organes: il se contente

de croître et de se renouveler88. Chez les végétaux en revanche, de nouveaux organes axiles et

appendiculaires peuvent apparaître tout au long de la vie; de plus, le fait de considérer que les

bourgeons non floraux soient des individus annihilent le parallèle possible entre la

germination des graines et la gestation des animaux. La délicate question des causes des

anomalies est très peu abordée: l'auteur signale qu'un « défaut de nutrition » ou d'espace pour

s'épanouir, « une lumière trop vite ou trop faible »89 mais aussi l'hybridation peuvent altérer le

développement des organes de la plante.

Moquin-Tandon ressent les limites de la transposition et consent à dire que « [p]our

obtenir des analogies réellement fondées, il faudrait comparer le végétal, non pas à un

mammifère, ni à tout autre animal élevé dans la série, mais à un de ces rayonnés multiples qui

vivent, comme lui, à l'état d'agrégation »90. On se trouverait donc dans la classification

parallélique à l'endroit où la fin de la série végétale se superpose avec le début de la série

zoologique qui comprend les animaux inférieurs. Malheureusement cette partie de la

tératologie animale reste encore à faire dans la mesure où Isidore Geoffroy Saint-Hilaire

s'était borné aux vertébrés et avait tout juste mentionné quelques anomalies chez les poissons

et les reptiles, rendant le travail de Moquin-Tandon peut-être trop prématuré pour avoir une

base théorique solide. Cependant, l'aspect descriptif clair et organisé91 de ses Éléments est très

apprécié par les botanistes de l'époque qui disposent enfin d'un appui pour étudier les

spécimens anormaux jusque là délaissés car irréguliers et difficile à classer92. Les points que

nous venons d'évoquer nous semblent être les principales faiblesses de la tératologie végétale

87 MOQUIN-TANDON A., op. cit., p. 18.88 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, p. 445.89 MOQUIN-TANDON Alfred, op. cit., p. 332.90 Ibid., p. 27.91 BAILLON Henri, op. cit., p. 158.92 MOQUIN-TANDON Alfred, op. cit., pp. 22-23.

38

théorique de l'auteur et rejoignent son autocritique évoquée plus haut. À la suite de l'ouvrage

inaugural de Moquin-Tandon, on retrouve quelques publications de tératologie végétale

descriptive dans les revues de sciences naturelles, mais l'enthousiasme lié à cette nouvelle

approche botanique semble nettement moindre que celui suscité par le Traité de tératologie.

1.2.) Charles Frédéric Martins (1806-1889).

La science des anomalies est pourtant le thème choisi en 1851 par le botaniste Charles

Frédéric Martins pour postuler à la chaire de botanique de la Faculté de Médecine de

Montpellier, avec une thèse intitulée De la tératologie végétale, de ses rapports avec la

tératologie animale. L'auteur annonce qu'il s'appuiera sur les ouvrages des auteurs phares

Goethe et de Candolle93, mais aussi celui de Moquin-Tandon. Il n'y a aucune référence

explicite à Isidore Geoffroy Saint-Hilaire et il est vraisemblable que certains passages

rappelant le Traité de tératologie lui aient été inspirés par les Éléments de tératologie végétale

de Moquin-Tandon. Martins donne d'abord une définition classique des anomalies qu'il va par

la suite personnaliser:

« La tératologie s'occupe des anomalies, c'est-à-dire des déviations permanentes de

l'état habituel que les nombreux organes [...] peuvent présenter dans leur structure et

dans leur forme. Il est évident que les difformités et les altérations pathologiques ne

rentrent pas dans cette définition. »94

La subtilité des catégories tératologiques d'Isidore Geoffroy semble superflue pour

Martins qui se contente de dire que les anomalies sont par exemple les « simples

changements de volume », alors que les monstruosités « altèrent profondément le plan

morphologique ». Il remarque aussi, que certaines prétendues anomalies, comme l'avortement

d'un organe appendiculaire, sont constantes chez certaines espèces végétales, altérant leur

symétrie ou leur régularité mais pas forcément leur physiologie. À ce sujet, Moquin-Tandon

avait établi le parallèle avec les organes vestigiaux comme le coccyx qui serait un os caudal

avorté chez l'humain95. Charles Martins nous rappelle que la monstruosité est un fait rare et se

refuse à « admettre que la nature se propose presque toujours un but qu'elle n'atteint jamais

93 L'Essai sur la métamorphose des plantes de Goethe paraît en 1790 en Allemagne mais ce n'est qu'en 1829 qu'une traduction est publiée en français. La Théorie élémentaire de la botanique d'A.-P. De Candolle paraît en 1813 et l'auteur y introduit la notion de « dégénérescence » qui rappelle la « métamorphose » de Goethe sans que celui-ci ne l'ait apparemment influencé. Voir FLOURENS P., L'éloge historique d'Augustin-Pyramus De Candolle, Paris, Firmin Didot frères, 1842.

94 MARTINS C., De la tératologie végétale, de ses rapports avec la tératologie animale , Montpellier, 1851, p. 10.

95 MOQUIN-TANDON A., op.cit., pp. 20-21.

39

»96. Les deux savants ne considèrent donc pas ces arrêts de développement comme anormaux

et les rangent dans le type spécifique de l'espèce. En effet, chaque espèce posséderait un «

moule idéal » virtuel imprimant à l'individu ses principales caractéristiques, mais qui serait

suffisamment plastique pour permettre la variation tout en interdisant de « grandes déviations

». Nous voyons ici le problème récurrent de la séparation qui ne peut être nette entre le

normal et l'anormal, mais aussi la difficulté qu'a la science à cette époque à définir l'espèce:

les individus se ressemblent manifestement, au moins selon l'âge et le sexe, mais sans que l'on

puisse opérer une superposition parfaite97. Persiste alors une zone floue entre certaines

espèces très proches morphologiquement, et qui peuvent parfois s'hybrider, mais aussi entre

les membres monstrueux d'aspect inhabituel d'une espèce qui n'appartiennent à celle-ci de

facto que de par l'individu dont ils sont issus98.

Au niveau de la classification parallélique, Charles Martins admet un rapprochement

possible entre les séries végétales et animales par leurs extrémités, comme nous l'avons

évoqué pour Moquin-Tandon, et pose d'abord la limite de l'analogie aux animaux possédant

un système nerveux99. Son opinion sur la nomenclature en tératologie taxonomique mérite

d'être mentionnée car il s'agit d'une critique indirecte d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire. Le

botaniste désapprouve totalement l'attribution d'un nom de genre et d'espèce aux individus

monstrueux. Selon lui, ces « dénominations [...] doivent être réservées à des groupes d'être

semblables entre eux, considérés dans leur état normal et habituel »100 et le nom des anomalies

devraient plutôt refléter leur mode de formation. On peut en déduire que Martins récuse

l'existence d'une correspondance réelle entre un spécimen anormal et un organisme normal

appartenant à une autre espèce, par conséquent il rejette l'un des fondements de la tératologie

théorique.

En 1844, trois ans à peine après la parution des Éléments de Moquin-Tandon, le

professeur Pierre Duchartre s'empresse de publier un court article sur deux monstruosités

végétales dans les Annales des sciences naturelles, pensant que « dans l'état où est aujourd'hui

la tératologie végétale, on ne saurait recueillir trop de faits pour étendre ses cadres » 101. Ce

témoignage confirme notre impression que pour toutes les raisons évoquées ci-dessus, et sans

96 MARTINS C., op. cit., p. 20.97 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., t. 3, p. 435.98 GEOFFROI SAINT-HILAIRE I., op. cit., t. 1, p. 107.99 MARTINS C., op. cit., p. 36.100 MARTINS C., op. cit., p. 56.101 DUCHARTRE P., « Note sur deux faits de tératologie végétale », Annales des sciences naturelles, Paris,

Fortin Masson & Cie, 1844, t. 1, p. 292.

40

doute d'autres propres aux intérêts des botanistes de l'époque, la tératologie végétale ne

s'ancre pas dans le paysage scientifique. Nous allons voir maintenant qu'il en va autrement

pour la tératologie animale qui perdure en tant que telle mais aussi à travers des questions de

zoologie plus générale, comme l'avait souhaité son fondateur qui s'était fait un devoir de

promouvoir activement sa nouvelle discipline.

2- La tératologie dans les débats sur la notion d'espèce et le transformisme.

Dans les années qui suivent la parution du Traité de tératologie, nous avons vu

qu'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire retourne à une zoologie plus générale mais aussi plus

pragmatique, notamment avec la fondation du Jardin d'acclimatation. Ainsi, la tératologie

théorique qu'il présente dans son dernier opus, Histoire naturelle générale des règnes

organiques, ne présente que peu d'innovations. Les êtres anormaux ont été bien définis et

classés dans leur immense majorité, il laisse donc à d'autres le soin d'enrichir la science en

décrivant de nouveaux monstres. Dans cette œuvre, les anomalies lui servent de tremplin pour

embrasser des questions beaucoup plus larges comme la formation des espèces et les rapports

qu'elles entretiennent entre elles. Étienne Geoffroy Saint-Hilaire avait déjà défendu ses idées

transformistes102 face à Cuvier, fixiste notoire. Cependant, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire

semble aussi être de ceux qui ont apporté des matériaux scientifiques concrets à une école

transformiste française en voie de construction103.

2.1) Marie-Adolphe Gubler (1821-1879).

En 1862, Adolphe-Marie Gubler (1821-1879) est médecin et vice-président de la

Société de Botanique. C'est aussi l'un des héritiers de la « variabilité limitée » des espèces

proposée par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire104. Moins d'un an après la disparition de ce

dernier, il publie Préface d'une réforme des espèces, dont le sous-titre nous indique qu'elle est

« fondée sur le principe de la variabilité restreinte des organismes en rapport avec leur faculté

d'adaptation au milieu ». Sous l'allégeance affichée au fondateur de la tératologie, nous

montrerons les divergences notables entre les opinions des auteurs qui illustrent la diversité

des théories transformistes de l'époque, loin de former un corps de doctrine uniforme.

102 Voir LAURENT G., « Le cheminement d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) vers un transformisme scientifique », Revue d'histoire des sciences, 1977, v. 30(1), pp. 43-70.

103 Voir GRIMOULT C., L'évolution biologique en France, Paris, Droz, 2001, pp. 85-86.104 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire naturelle générale des règnes organiques, t. 2, part. 2, Paris,

Victor Masson, 1859, pp. 430-438.

41

Gubler entame son discours par un constat navrant: il y a beaucoup trop d'espèces

admises en botanique et leur nombre augmente encore chaque jour de manière inquiétante. Il

attribue cet état de fait en partie au zèle des botanistes, toujours prompts à signaler des

découvertes exclusives, mais aussi à l'absence d'un consensus chez les savants qui permettrait

de faire émerger « une notion saine de la définition d'espèce ». Selon lui, les disciples de

l'école « ultra-analytique » multiplient à volonté les nouvelles espèces sur le critère d'un ou

deux caractères accessoires au lieu de les regrouper sous le même type spécifique en

admettant que ce soient des variétés différentes. Le problème n'est pas que la description de

toutes les formes observées soit vaine car l'auteur concède tout de même un peu d'utilité à

cette entreprise:

« Toute modification morphologique, si légère soit-elle, mérite qu'on y prenne garde; car

elle a sa raison d'être et soulève toujours un problème de physiologie ou de physio-

pathologie, dont la solution importe à nos connaissances générales. »105

Charles Martins n'aurait sans doute pas été de l'avis de Gubler sur ce point puisque le

botaniste critiquait dans sa thèse de tératologie végétale le finalisme métaphysique106 de

certains savants qui voulaient voir une utilité dans le moindre organe, oubliant que la « beauté

de la forme » faisait aussi partie des « desseins » du Créateur. Ceci étant, l'heure est selon

Gubler à la synthèse des connaissances accumulées sans prise de recul et à la réflexion sur

cette fameuse notion d'espèce. Il existe des caractères propres qui constituent l'essence d'une

espèce mais qui ne sont pas forcément accessibles avec les moyens d'observations dont

disposent les savants. Le simple examen morphologique de la forme des individus ne peut

donc suffire et il faut y adjoindre une méthode expérimentale qui permette de déterminer

l'hérédité des caractères dont on pense qu'ils définissent l'espèce. Cela nécessite donc, écrit

Gubler, « de s'enquérir de leurs ancêtres, et même d'attendre la progéniture »107, ce qui

forcément freinerait, et alourdirait, considérablement le processus de détermination des

espèces. Nous pensons utile de rappeler que la voie de génération ne suffisait pas à Isidore

Geoffroy Saint-Hilaire dans le cas des monstres vrais108, qui d'autre part, ne possèdent le plus

souvent pas les moyens de se reproduire et donc de perpétuer leur propre espèce

tératologique109. Gubler se focalise sur deux définitions possibles de l'espèce:

105 GUBLER A.-M., Préface d'un réforme des espèces, Paris, L. Martinet, 1862, p. 7.106 MARTINS C., De la tératologie végétale, de ses rapports avec la tératologie animale, Montpellier, 1851, p.

27.107 GUBLER A.-M., op. cit., p. 46.108 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 1, p. 107.109 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire naturel générale des règnes organiques, t. 3, p. 28.

42

« L'espèce est-elle un type primitivement créé, propagé héréditairement à travers les

âges, et plus ou moins profondément transformé? Est-elle au contraire, une forme

distincte et immuable transmise par génération? »110

La deuxième est selon lui la plus répandue chez les naturalistes et se rapporte au

fixisme. Cependant, l'auteur se rattache à la première en appelant en renfort les deux Geoffroy

Saint-Hilaire ainsi que Buffon. L'auteur est donc partisan d'un transformisme modéré dont on

peut dégager deux composantes: du point de vue spatial, les individus d'une même espèce

vivant dans le même milieu ou dans des conditions extérieures similaires possèdent

globalement les mêmes caractéristiques morphologiques tout en présentant des nuances

superficielles. Ainsi, les grandes différences extérieures qui existent entre les races et les

variétés s'expliquent par la diversité des milieux sur Terre. Les monstruosités, qui sont de

véritables « tempêtes morphologiques », n'altèrent pas le type spécifique puisqu'elles ne

touchent qu'une poignée d'individus et que la loi d'atavisme111 rétablit au fil des générations

les caractères primitifs de l'espèce. Du point de vue temporel, la transformation est

imperceptible à court terme, mais perceptible et irréfutable à l'échelle des temps géologique,

car les espèces ont dû adapter leur forme pour survivre aux « révolutions » climatiques

comme le Déluge. Toutefois, il s'en faut de beaucoup que Gubler conçoive une phylogenèse

des espèces comme le fait Isidore Geoffroy. En effet, ce dernier envisage bien une « filiation »

des espèces, dont le nombre a pu évoluer « en plus comme en moins »112 au fil du temps de

par la fixation des variations profondes, même s'il ne croit pas que l'hybridation soit une

source de spéciation113. L'auteur de la Préface d'une réforme des espèces combat certains

monogénistes, en prenant Darwin pour cible en tant que chef d'école, car ils prônent l'origine

commune de tous les êtres vivants. Gubler se range cette fois aux côtés de la figure de Cuvier

et affirme que tous « les individus qui composent une espèce peuvent être considérés comme

issus d'un couple unique »114, fruit de la création divine. Sur ce point, il s'éloigne clairement

d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire qui tient une position intermédiaire: il est monogéniste

concernant l'espèce humaine, les différences de formes et de couleurs rencontrées chez les

peuples n'étant que des variations superficielles. En revanche, il ne semble pas qu'il ait cru à

une origine unique pour les grands taxons, comme les vertébrés et les invertébrés, qui

possèdent des plans d'organisation trop distincts pour pousser la filiation.115

110 GUBLER A.-M., op. cit., p. 7.111 « Atavisme: En botanique, tendance des plantes hybrides à retourner à leur type primitif. En physiologie,

ressemblance avec les aïeux. ». Tiré du Dictionnaire de la langue française, Paris, Hachette & Cie, t. 1, 1863.112 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., t. 2, part. 2, p. 436.113 Les hybrides peuvent avoir une descendance féconde, seulement l'espèce hybride formée ne se maintient pas

au de là de quelques générations, toujours à cause de l'atavisme. Ibid., p. 438.114 GUBLER A.-M., op. cit., p. 26.115 Voir GRIMOULT C., op. cit., pp. 85-86.

43

Dans la question du transformisme, nous voyons que la tératologie n'est utile que dans

sa partie qui se rapproche le plus de la zoologie « normale ». Pour Isidore Geoffroy Saint-

Hilaire, les monstres vrais constituaient de véritables espèces tératologiques qui ne pouvaient

être assimilées à aucune autre du règne animal, bien qu'elles en réalisent les « conditions »

anatomiques ou physiologiques, à l'instar des monstres sirénomèles ou phocoméliens116. À

notre grand étonnement, il ne s'en sert pas comme point de départ pour de nouveaux types

spécifiques héréditaires qui auraient pu expliquer la diversité des formes. Les anomalies

simples que sont les variétés et les vices de conformations sont les meilleurs candidats à la

spéciation limitée pour Isidore Geoffroy. Les deux auteurs sont cependant d'accord sur

l'importance des conditions extérieures pour l'adaptation et la fixation des variations du type.

C'est d'ailleurs pourquoi Gubler dénonce l'« espoir chimérique » de faire prospérer en Europe

des animaux exotiques, qui ne pourraient conserver longtemps leurs spécificités acquises sous

un tout autre climat. Il sape ce faisant les tentatives d'acclimatation intenses auxquelles s'était

livré Isidore Geoffroy Saint-Hilaire pendant plusieurs décennies.117

2.2) Louis-Adolphe Bertillon (1821-1883).

En 1870, l'hypothèse transformiste est depuis peu au cœur de nombreuses publications

du Bulletin de la Société d'anthropologie de Paris. Cette effervescence nouvelle autour de ce

sujet précis fut provoquée par l'anthropologue Eugène Dally, qui fin 1868 avait discuté de

manière croisée de la classification des primates et de l'hypothèse transformiste118. Le

fondateur de la Société d'anthropologie méfiant à l'égard de cette théorie119, l'influent Paul

Broca (1824-1880), regrettait l'année suivante que depuis l'intervention de M. Dally, les

séances de la Société étaient régulièrement submergées par les débats sur le transformisme

aux dépends des questions d'anatomie et de zoologie moins théoriques120.

116 Ces monstres au nom évocateur désignent respectivement les foutes ayant les jambes soudées comme les cétacés et ceux ayant les bras très courts comme les phoques.

117 Voir FISCHER J.-L., L’acclimatation : pratique, théorie, expérimentation ou l’esprit des Geoffroy Saint-Hilaire, sur le site du Jardin d’acclimatation, 2010, pp. 1-17. Disponible sur http://www.jardindacclimatation.fr/article/le-jardin-vu-par/ (consulté le 13/08/2014)

118 Voir DALLY E., « L'ordre des primates et le transformisme », Bulletin de la Société d'anthropologie de Paris, 1868, v. 3(3), pp. 673-712.

119 Voir BLANCKAERT C., préface aux Mémoires d'anthropologie de Paul Broca, Paris, Jean-Michel Place, 1989.

120 Voir BROCA P., « L'ordre des primates: parallèle anatomique de l'homme et des singes », op. cit., v.4(4), 1869, pp. 228-401.

44

Malgré les protestations de Paul Broca, l'affaire prend de l'ampleur121 au sein de la

Société et c'est dans ce contexte tourmenté que le démographe et anthropologue Louis-

Adolphe Bertillon (1821-1883) publie en 1870 un article intitulé Valeur de l'hypothèse du

transformisme. Le but premier de l'auteur est de montrer en quoi le « système de théories »

mobilisé par le transformisme satisfait aux critères de scientificité contemporains: d'abord

l'utilisation de la méthode expérimentale, exigence héritée du positivisme; ensuite, un devoir

de « synthèse » d'observations fournies par différents domaines de la science afin d'expliquer

de manière cohérente un grand nombre de faits passés et présents; enfin l'exclusion du «

pouvoir personnel » des divinités ou forces métaphysiques pour expliquer les phénomènes

naturels. Si le transformisme remplit ces conditions, il méritera sa place parmi les « grandes

hypothèses » à l'instar de la cosmogonie de Laplace ou de la philologie moderne. Nous ne

suivrons cependant pas la trajectoire de l'auteur, qui est totalement acquis au transformisme, et

nous ciblerons les points à la croisée entre transformisme et tératologie que nous avons déjà

mis en exergue précédemment.

A l'instar de Gubler, Louis-Adolphe Bertillon n'est pas favorable à l'idée populaire

chez les darwinistes selon laquelle les êtres vivants découleraient tous d'un « unique

protozoaire ». D'ailleurs, il est aussi polygéniste mais en revanche pas créationniste: la vie se

serait « manifestée spontanément » 122en divers « centres de créations » sur Terre, là où les

conditions physiques étaient les plus favorables. Il en résulte que tous les types spécifiques

n'ont pas été créés au même moment, ce que confirme les données paléontologiques, et que

certaines faunes du globe sont beaucoup plus jeunes que d'autres. En fait, celles-ci se sont

développées de manière indépendante et asynchrone mais parallèle. Cela qui suppose à notre

avis qu'il y ait dans toute faune une sorte de plan de développement en puissance identique

qui débuterait à un stade primitif proche selon l'auteur du « type australien » jusqu'à, et

logiquement au-delà, des types plus avancés comme ceux rencontrés en Europe. Toutefois, il

est confronté comme tous les savants que nous avons rencontrés entre unité et diversité des

formes du vivant et il se doit de trouver une explication matérialiste à ce paradoxe:

« la similitude générale du milieu terrestre et des lois de la substance a entraîné le

parallélisme de cette évolution, tandis que les dissemblances locales (les accidents

géologiques et les conditions successives de climat, de milieu etc.) se sont traduites par

121 Nous avons comparé le nombre de titres de publications du Bulletin contenant le mot « transformisme » sur quatre années: en 1868, il n'y en a que deux dont l'article de Dally et un autre qui le commente; en 1869, il y en a déjà cinq; le nombre culmine à neuf en 1870; le débat semble être clos en 1871 puisqu'il n'y a plus aucune occurrence.

122 BERTILLON L.-A., « Valeur de l'hypothèse du transformisme », op. cit., v. 5(5), 1870, pp. 488-528.

45

des variations qui se rencontrent encore aujourd'hui entre les faunes ou flores de

diverses régions. »123

L'auteur se défend cependant de conférer un pouvoir trop grand à l'influence du milieu

sur les variations, contrairement à Lamarck par exemple ou même à Gubler et Isidore

Geoffroy Saint-Hilaire qui lui attribuaient vraiment un rôle central. Il cite pour se justifier un

savant américain, Louis Agassiz, qui avait conclu que la diversité des formes au sein d'un

même milieu empêchait de définir avec certitude « la direction et la puissance » de son

influence sur les formes124. Encore contre Isidore Geoffroy, Bertillon défend le polygénisme

des « organismes anthropomorphes » qui seraient apparus en différents points dans des faunes

indépendantes ayant évolué jusqu'à donner naissance aux populations humaines autochtones

qui n'en sont pas au même degré de développement125.

Bertillon invoque un autre argument en faveur du transformisme qui nous est

désormais bien familier, il s'agit du parallélisme manifeste entre les séries zoologiques et les

phases de l'ontogenèse des animaux, d'autant plus qu'il existe une « singulière corrélation [...]

entre les états successifs de l'embryon et la succession des formes paléontologiques »126. Ainsi,

on voit dans l'embryon de crabe une forme qui rappelle le trilobite; chez la jeune comatule,

une espèce actuelle de crinoïdes, on reconnaît les encrines fossiles du Trias et ainsi de suite.

Ces ressemblances ne pouvant être fortuites, elles confirment nécessairement une certaine «

parenté » entre ces organismes. C'est ici que Bertillon fait intervenir la tératologie afin de

mettre au service du transformisme son lot de lois et de faits observationnels. La théorie des

arrêts de développement a permis aux savants de considérer que certaines parties du corps des

monstres étaient restées bloquées à un stade embryonnaire tout en prenant du volume.

L'examen de la morphologie précoce de l'embryon normal étant difficile, l'analogie ainsi

établie permet de la connaître de façon indirecte et de voir plus en détail les phases

morphologiques de l'ontogenèse. L'auteur cite un extrait particulièrement long du Traité de

tératologie d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire où celui-ci énumère les anomalies ou

monstruosités humaines qui réalisent les conditions anatomiques de nombreux animaux

vertébrés et même invertébrés127. La théorie tératologique de la classification parallélique sert

encore le transformisme car, selon Bertillon, elle proscrit que les monstruosités d'une espèce

correspondent à un type animal plus élevé, donc d'apparition plus récente, dans la série

123 BERTILLON L.-A., op. cit., p. 510.124 Ibid., p. 509.125 Ibid., p. 511.126 Ibid., pp. 514-515 127 Ibid., pp. 518-520.

46

zoologique. À notre sens, l'auteur s'emporte un peu car Geoffroy Saint-Hilaire n'excluait

absolument pas la transgression d'un type monstrueux vers « des êtres placés au-dessus de lui

dans la série »128, bien que la régression lui ait semblé beaucoup plus fréquente.

Bertillon se réjouit que toutes ces anomalies, qui jadis auraient mis le savant en

déroute, favorisent désormais la compréhension du transformisme grâce aux lumières de la

tératologie. Il saisit l'occasion pour utiliser d'autres « imperfections de la nature » contre la

théorie des causes finales, comme l'avait fait Charles Martins avant lui. En effet, la persistance

des « organes sans usages » ne peut être expliquée par le finalisme; en revanche, leur

dégénérescence graduelle est encore une preuve de la transformation des espèces vers une

meilleure adaptation à leur milieu129. Citant encore à plusieurs reprises Isidore Geoffroy Saint-

Hilaire, l'auteur conclue que la tératologie apporte la preuve que les arrêts de développement

qui se transmettent héréditairement peuvent être une source de spéciation. Ayant décelé au

moins quatre types de parallélisme, paléontologique, zoologique, ontogénique et

tératologique, Bertillon conclut « que notre organisme n'arrive à sa forme dernière que par

une série de passages qui font revêtir à chacun de nos organes successivement tous les types,

je ne dis pas des espèces, mais au moins des familles zoologiques. »130

Nous avons vu que dans les années 1850-1870, la tératologie gagne en généralité

comme l'avait souhaité Isidore Geoffroy Saint-Hilaire à la fin de son Traité de tératologie et

en montrant lui-même le chemin dans l'Histoire naturelle générale des règnes organiques.

C'est donc un peu au détriment des monstruosités s.s. que la tératologie théorique s'exporte

vers d'autres disciplines et les débats transformistes, mais les anomalies constituent désormais

une explication rationnelle de la variabilité des espèces végétales ou animales ainsi que de la

diversité du vivant. Cependant, un savant s'occupe aussi à cette période d'une tératologie

beaucoup plus fondamentale et surtout véritablement expérimentale. Il s'agit de Camille

Dareste, qui dès 1855 commence à publier de nombreux travaux sur le sujet131. Nous

reviendrons plus amplement sur ce personnage incontournable, mais avant, nous nous

permettons une ellipse afin de prendre du recul et de faire le point sur les avancées de la

tératologie d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire plus de cinquante ans après son avènement.

128 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, pp. 436-437.129 BERTILLON L.-A., op. cit. p. 522-523.130 Ibid., p. 520.131 Dareste se place sur le créneau de l'expérimentation dès sa première publication de tératologie: « Sur

l'influence qu'exerce sur le développement du poulet l'application partielle d'un vernis sur la coquille de l’œuf », Annales des sciences naturelles, 1855, s. 4, t. 4, p. 119.

47

3- État des lieux en 1886: le Dr Augustin-René Princeteau présente les Progrès de la

tératologie depuis Isidore Geoffroy Saint-Hilaire .

Le Dr Princeteau ouvre son exposé par une analogie entre les cristaux « avortons »

dont la cristallisation a été perturbée et l'embryologie animale. La comparaison pourrait

intriguer si l'on n'avait à l'esprit que dès la parution du Traité de tératologie, des savants issus

de disciplines a priori éloignées de la zoologie avaient appliqué les nouvelles théories sur les

anomalies à leurs travaux: des botanistes, comme nous l'avons montré à plusieurs reprisées,

mais aussi quelques chimistes. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait tout de même tenu à

minimiser la portée des rapprochements établis par le chimiste Alexandre-Edouard

Baudrimont, qui se posait en fondateur de la tératologie minérale, alors que par ailleurs il

saluait la transposition à la botanique proposée par Moquin-Tandon132. Princeteau n'insiste

cependant ni sur les minéraux ni sur les végétaux et place le cadre de la tératologie dont il

veut de faire l'état des lieux: les anomalies des animaux vertébrés seront l'objet principal de

cet ouvrage, celle des invertébrés n'occupant toujours qu'une « bien petite place », au grand

regret de l'auteur. Il propose aussi d'abolir la distinction entre les monstruosités s.s., dont

Isidore Geoffroy avait tenté de faire « une classe à part »133, et les autres types d'anomalies.

L'épineuse question de la limite entre ces catégories n'est pas nouvelle et avait déjà été

soulevée par plusieurs auteurs: en 1834, le médecin Gabriel Andral dénonçait leur caractère «

vague qui laisse de toutes parts le champ libre à l'indécision et à l'arbitraire »134 de

l'observateur. Compte-tenu de la multitude d'états intermédiaires et variables existant entre la

monstruosité s.s. et la simple variété telles que définies par Isidore Geoffroy Saint-Hilaire,

Princeteau va encore plus loin que ce dernier en reconnaissant un continuum formé par toutes

les anomalies.

Le format restrictif de la thèse, ainsi que ses propres centres d'intérêt, poussent l'auteur

à orienter son exposé vers la tératogénie expérimentale, c'est-à-dire sur les méthodes de

production des monstres, et il prend soin d'éviter « l'ornière de la tératologie descriptive », qui

selon lui n'a de toute façon pas connu de changements majeurs depuis le Traité de tératologie.

Il attribue d'ailleurs ce manque de progrès au fait que les contributeurs à la tératologie,

132 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., « Article tératologie », Dictionnaire universel d'histoire naturelle, Paris, Renard Martinet & Cie, 1848, t. 12, p. 457.

133 PRINCETEAU Dr, Les progrès de la tératologie depuis Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, Paris, Asselin et Houzeau, 1886, p. 3.

134 ANDRAL G., article « Monstruosité », Dictionnaire de médecine pratique, Paris, Méquigon-Marvis et J.-B. Baillère, 1834, t. 11, pp. 513.

48

chirurgiens, gynécologue et obstétriciens pour la plupart, se contentent de disséquer des

embryons arrivés à terme afin d'en donner une description strictement anatomique, et non pas

physiologique ou encore histologique. Le Dr Princeteau regrette que cette manière de

procéder soit encore la plus répandue et « tourne dans un cercle vicieux » car les savants

confirment le plus souvent ce qui avait été déjà signalé puisque chaque genre de monstre suit

« une évolution aussi régulière que les êtres normaux »135.

Les avancées que Princeteau relève concernent donc essentiellement la tératogénie,

que les Geoffroy Saint-Hilaire avaient à peine ébauchée en leur temps, laissant derrière eux

des résultats peu convaincants136. Quelques auteurs français et étrangers s'étant engagés dans

cette voie expérimentale sont mentionnés, mais seuls Dominique-Aguste Lereboullet (1804-

1865) ainsi que l'incontournable Camille Dareste semblent avoir retenu l'attention dans ce

domaine en France. Nous pensons utile à l'historique de la tératologie de préciser le rapport

entre ces deux hommes: en 1862, l'Académie des sciences organise un concours pour

comprendre l'influence des agents extérieurs sur le développement des embryons vertébrés,

avec sous-entendue une orientation tératologique. Les deux hommes présentent leurs

mémoires respectifs aboutissant à des conclusions diamétralement opposées. Dareste, qui

travaille sur l’œuf de poulet, admet comme principale cause des anomalies les phénomènes de

compressions anormales exercés par l'amnios sur l'embryon, en accord avec les théories

mécanistes proposées par Isidore Geoffroy. Lereboullet quant à lui étudie la formation des

monstres doubles, notamment chez l’œuf de brochet, et conclut à la non influence de

l'environnement sur la monstruosité. Les deux mémoires sont jugés trop différents et d'égale

utilité à la science: les deux rivaux se voient donc décerner le Prix d'Alhumbert137. Princeteau

s'est rendu dans le laboratoire de Dareste, situé à l'École pratique des hautes études de Lille,

afin de récolter des informations pour sa thèse138. On peut supposer sans trop s'avancer que les

deux hommes ont dû s'entretenir et on sent chez le Dr Princeteau une pointe d'admiration pour

cet éminent tératologue « qui a fait des monstres par milliers ».

135 PRINCETEAU Dr, op. cit., pp. 9-10.136 A la fin du Traité de Tératologie, Isidore Geoffroy se dit pourtant très satisfait des résultats expérimentaux

qu'il a obtenus en accord avec ceux de son père, bien qu'il n'ait pas réussir à produire beaucoup de variétés et aucune monstruosité. Voir t. 3, pp. 498-508. Il en va de même pour Étienne dont le but semblait surtout de prouver que la monstruosité n'était pas originelle plutôt que d'obtenir des monstres. Voir DUHAMEL B., « L’œuvre tératologique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d'histoire des sciences, 1972, 25(4), pp. 337-346.

137 Voir FLOURENS P. & al., « Prix Alhumbert: Rapport sur la question mise au concours pour l'année 1861 », Comptes-rendus hebdomadaires des séances de l'Académie des sciences, Paris, Mallet-Bachelier, 1862, t. 55, pp. 979-983.

138 Voir DARESTE C., « Laboratoire de tératologie à l'École pratique de la Faculté de Médecine », Rapport sur l'École pratique des hautes études 1885-1886, 1885, pp. 112-114.

49

Depuis les débuts de la tératologie, une discipline un peu moins jeune mais

complémentaire, l'embryologie, a fait des progrès en Allemagne et en France: la théorie

d’Étienne Serres sur le développement centripète des organes est confirmée, Oscar Hertwig

montre en 1876 que la fécondation est le résultat de la fusion du noyau des gamètes et la

connaissance des stades de l'ontogenèse, initiée par Von Baer dans les années 1830, est

grandement enrichie et affinée139. En son temps déjà, Isidore Geoffroy ne doutait pas que

beaucoup de causes des anomalies qui restaient encore mystérieuses seraient un jour élucidées

par cette discipline naissante140. Par exemple, la formation des hémitéries, anomalies simples,

des vaisseaux est rapportée à la perturbation du développement centripète des organes

contenant ces vaisseaux puisque l'organogenèse précède la vasculogenèse. Princeteau identifie

aussi une variante de l'atavisme dans l'Origine des espèces de Darwin, qui tient pour preuve

de l'évolution et de la phylogenèse la persistance dans certaines espèces d'organes vestigiaux

dont nous avons déjà parlé. On apprend d'ailleurs, par une citation traduite de l'allemand, que

l'idée selon laquelle il existe une correspondance entre l'anatomie des animaux normaux et

anormaux a au moins un siècle: « ce qui est une monstruosité pour une classe d'animaux

supérieurs, est chose normale pour une classe d'animaux inférieurs »141. Cette théorie est

toujours loin de faire l'unanimité chez les tératologistes au moment où Princeteau écrit, de

même qu'elle était déjà très controversée142 au moment de la parution du Traité de tératologie,

alors que la classification des anomalies fut plutôt bien accueillie. Certains savants sceptiques

admettent qu'une certaine analogie existe entre les anatomies humaine et animale sans pour

autant accepter une identité réelle entre les parties prises deux à deux dans des espèces

différentes. D'autres mettent en avant le fait que des anomalies humaines ne peuvent avoir

aucun équivalent dans le règne animal, ce que confirme malgré lui Isidore Geoffroy Saint-

Hilaire en constatant que la fréquence et la diversité des anomalies sont plus élevées chez

l'homme143. La question de l'hérédité de certaines anomalies occupe toujours les tératologues:

c'est un fait notoire, leur transmission n'est pas toujours régulière et il arrive que les anomalies

sautent une ou plusieurs générations ou présentent une gravité variable au sein d'une même

fratrie. Faute d'explication concrète, on admet une « prédisposition héréditaire » dont on

ignore encore le support matériel. Enfin, le Dr Princeteau indique que neuf nouvelles

139 Voir C. D. DE WIT H., Histoire du développement de la biologie, v. 2, trad. française, Lausanne, Presses universitaires et polytechniques romandes, 1993, 460 p.

140 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, pp. 508-509.141 KIELMAIER, Ueber die Verältnisse der organische Krüfte, Tubigen, 1793, cité par PRINCETEAU Dr, op.

cit., p. 7.142 Voir la virulente analyse critique du Traité de Tératologie faite par un certain M. Laurent, que nous avons

déjà cité, disponible dans les Annales françaises et étrangères d'anatomie et de physiologie, Londres, 1838, pp. 51-61.

143 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., op. cit., p. 358.

50

classifications des monstres ont été proposées depuis, parmi lesquelles figurent des auteurs

allemands, italiens et seulement deux français144, mais il précise que « malheureusement on

n'a pas fait mieux » que le fondateur de la tératologie...

Dans sa thèse récapitulative, Princeteau nous dépeint une tératologie théorique et

descriptive qui peine à avancer. L'autorité d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire pèse sur les

nouvelles classifications et les explications mécanistes des anomalies, privilégiées par son

père et lui, constituent un obstacle épistémologique à la survie d'hypothèses qui s'appuieraient

sur d'autres bases. Les phénomènes de l'hérédité forment de toutes les manières une zone grise

en général pour les sciences naturelles: on a beau pouvoir observer de plus en plus intimement

l'ontogenèse et même le moment de la fécondation, il reste encore un hiatus dans l'explication

de la ressemblance entre l'individu et sa descendance. C'est donc le domaine de la tératogénie

qui constitue majoritairement le pôle d'émulation en tératologie.

4- Le second souffle de la tératologie expérimentale: Camille Dareste (1822-1899).

Camille Dareste entame ses études à Paris, où il obtient en 1847 un doctorat de

médecine puis un doctorat ès-sciences en 1851145. Après avoir enseigné l'histoire naturelle à

Rennes puis à Lyon, il est nommé en 1860 à la Faculté des sciences de Lille où il reste une

quinzaine d'années et dont il sera d'ailleurs le doyen. Le savant publie ses deux premiers

articles146 sur la tératologie en 1855: son engouement pour la tératogénie initiée par les

Geoffroy Saint-Hilaire est déjà bien ancré et il a entrepris de poursuivre leurs expériences sur

les œufs de poulets. Ses travaux ne passent pas inaperçus puisque dans son Histoire générale

naturelle des règnes organiques, Isidore Geoffroy mentionne à quelques reprises les résultats

qui lui semblent pertinents obtenus par ce nouveau tératologue147. Dareste possède aussi des

lecteurs outre-manche, où certains commentateurs diront qu'il a eu plus de succès et de

reconnaissance au cours de sa carrière que dans sa propre patrie148. En 1863, le savant écrit à

Charles Darwin et lui envoie un exemplaire de la première édition de son ouvrage synthétique

de près de 700 pages sur les anomalies intitulé Recherches sur la production artificielle des

144 Princeteau cite des articles de Vogel (1847) et de Davaine (1875).145 Voir CAPITAN L., « Nécrologie de M. Dareste », Bulletins de la Société d'anthropologie de Paris, 1899, s.

4, t. 10.146 La liste de ses publications est donnée dans Recherches sur la production artificielle des monstruosités, pp.

66-70. 147 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Histoire générale naturelle des règnes organiques, t. 3, pp. 27, 403, 413.148 CAPITAN L., op. cit., pp. 21-24.

51

monstruosités. Les deux hommes auront dans les années qui suivent plusieurs conversations

épistolaires149 et Darwin, qui connaissait déjà le travail sur les anomalies et la variation

d'Isidore Geoffroy avec lequel il avait aussi échangé, ne manque pas de se référer à celui de

Dareste dans plusieurs de ses ouvrages. Nous allons voir comment ce savant, dont la ténacité

au moins forçait le respect de tous ses contemporains, s'est accommodé de l'héritage théorique

des Geoffroy Saint-Hilaire au terme de sa longue carrière scientifique.

Camille Dareste apparaît comme un disciple intellectuel constant et persévérant

d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire, bien qu'ils n'aient vraisemblablement pas entretenu de

rapports étroits hormis des conseils bienveillants entre pairs. Il écrit tout de même juste après

le décès de celui-ci un article150 empreint d'émotion, relatant le parcours de « cet homme

illustre » qui laisse inachevé ce qui aurait pu être « un des monuments scientifiques les plus

importants » du XIXe siècle. Il dédie aussi sa monographie sur la tératogénie expérimentale,

ouvrage sur lequel nous nous appuierons le plus souvent, « à la mémoire des deux fondateurs

de la tératologie » et s’enorgueillit que leur apport en ait fait « une science toute française ».

Dareste partage d'ailleurs l'avis d'autres auteurs que nous avons croisés sur la complétude de

la tératologie descriptive et taxonomique:

« La distinction des différents types de l'anomalie et de la monstruosité, la connaissance

de leur organisation, les relations des différents types entre eux, forment une partie de la

tératologie que l'on peut considérer comme à peu près terminée. Les recherches

ultérieures y ajouteront quelques faits de détails; elles n'y introduiront pas de

changement essentiel. Il n'en est pas de même de cette partie de la science qui recherche

l'origine et le mode de formation des monstres ou, comme on le dit, de la tératogénie.

Ici, avant mes études, presque tout était à faire. »151

Sa piété presque filiale ne l'empêche pas d'identifier les lacunes de ses prédécesseurs

qui légitiment la raison d'être de ses propres travaux. Nous l'avons déjà évoqué, les deux

Geoffroy Saint-Hilaire avaient bien procédé à des expériences tératogéniques sur les œufs de

poulet en tentant de perturber leur développement en les secouant, en perçant leur coquille ou

encore en la recouvrant de matières imperméables etc. Cependant, on se doit de reconnaître

Dareste comme véritable fondateur de la tératogénie scientifique152 car il est le premier à avoir

149 Voir BURKHARDT F. & al., The correspondence of Charles Darwin, Cambridge Press University, 1993, v. 8; 1999, v. 11; 2005, v. 15.

150 Voir DARESTE C., « Isidore Geoffroy Saint-Hilaire », Revue germanique française et étrangère, Paris, 1861, t. 18, pp. 290-293.

151 DARESTE C., Recherches sur la production artificielle des monstruosités, p. 5.152 Voir FISCHER J.-L., Monstres, Paris, Syros Alternative, 1991, pp. 102-103. Pour plus de détails sur Camille

52

mis en place un nombre incalculable de fois une « méthode expérimentale » dont il tente de

maîtriser les paramètres avec le plus de précision que son matériel lui permet. C'est aussi lui

qui connaît le plus de succès en réussissant à provoquer, sans que le doute subsiste chez ses

contemporains153, de nombreuses monstruosités chez les embryons de poulet incubés

artificiellement. Toutefois, le but ambitieux et annoncé de Camille Dareste était donc d'une

part d'« établir, sur des données précises, l'influence du milieu sur l'évolution de l'organisme

animal », d'autre part d'ouvrir la voie aux zoologistes qui voudraient prouver la transmission

héréditaire des variétés est bien un « point de départ de la formation des races »154. Le savant

s'est comme les autres quelque peu écarté de la tératologie théorique des débuts afin de

l'accorder aux problématiques de son temps, dont l' hypothèse du transformisme. On s'élève

une fois de plus à des questions d'ordre beaucoup plus général que la simple découverte des «

lois » qui régiraient la formation des anomalies ou encore le parallélisme qui existerait entre

la série des monstres et la série zoologique.

Il faut dire que les tératologues n'ont toujours pas réussi à recenser a priori les signes

extérieurs qui pourraient annoncer à coup presque sûr l'accouchement ou l'éclosion d'un

monstre. Isidore Geoffroy Saint-Hilaire avait déjà remarqué que bien souvent les grossesses

se déroulaient de la façon la plus normale et que ce n'était qu'a posteriori, pour certains genres

de monstres comme les acéphales, que l'interrogatoire de la mère révélait une chute ou une

vive émotion durant les premiers mois de la grossesse155. Selon Dareste, la rareté de la

monstruosité rend les observations en conditions naturelles trop aléatoires et les « faits

qu'elles permettent de recueillir sont beaucoup trop peu nombreux pour donner les éléments

d'une étude vraiment scientifique »156. Ses prédécesseurs ont donc été réduit à nourrir la

tératologie d'hypothèses dont le savant, contemporain de Claude Bernard (1813-1878) et de sa

doctrine de la méthode expérimentale157, ne saurait se contenter:

« [L]'hypothèse, quelque ingénieuse, quelque vraisemblable qu'elle soit, n'est point la

science. Elle peut, elle doit servir de guide; mais elle n'acquiert point droit de cité [...]

que lorsqu'elle est vérifiée par les faits; [...] lorsqu'elle cesse d'être hypothèse. »158

Dareste, voir aussi la thèse de 3e cycle du même auteur La vie et l’œuvre d’un biologiste du XIXe siècle, Camille Dareste, fondateur de la tératologie expérimentale, 1973, Paris I, env. 500 p.

153 Des savants avaient mis en doute les déclarations d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire qui avait écrit à plusieurs reprises avoir produit « des monstres à volonté » sans donner pour autant plus de détails à ses lecteurs. Pour se faire une idée de ces expériences, voir FISCHER J.-L., « Le concept expérimental dans l’œuvre tératologique d’Étienne Geoffroy Saint-Hilaire », Revue d'Histoire des sciences, 1972, t. 25(4), pp. 347-364.

154 DARESTE C., op. cit., p. VIII.155 GEOFFROY SAINT-HILAIRE I., Traité de tératologie, t. 3, pp. 359-367.156 DARESTE C., op. cit., p. 22.157 Nous reviendrons plus loin brièvement sur les déboires de Dareste causés par Claude Bernard.158 Ibid., p. 22.

53

Le manque de faits observables fournit spontanément par la nature appelle

nécessairement à l'expérimentation en tératogénie, qui « créé son objet » d'étude de toutes

pièces par des procédés artificiels. Cependant, l'auteur dénonce fréquemment l'« insuffisance

des moyens mis à [s]a disposition »159, qu'il présente souvent comme responsable de ses

échecs ou de l'inachèvement de ses travaux. En effet, il se voit attribué en 1875 un laboratoire

de tératologie à Paris qui sera plus tard rattaché à l’École pratique des hautes études, mais les

lieux sont trop exigus et les appareils, comme les couveuses, sont peu performants ou difficile

à régler avec précision. Nous ne rentrerons pas dans le détail de ses nombreuses

expérimentations, ni de leurs limites, mais Dareste a fait incuber « plus de neuf mille œufs »

et obtenu « la plupart des types tératologiques » à l'exception des monstres doubles160. Il n'est

jamais arrivé à produire de simples variétés, ce qui a contrarié ses ambitions de faire du

transformisme expérimental en provoquant l'apparition d'une nouvelle race de poule par

exemple.

Au niveau théorique, Camille Dareste marche le plus souvent dans les pas des

Geoffroy Saint-Hilaire, notamment pour la définition de l'anomalie ou du type spécifique. Il

en va de même pour les causes des anomalies, dont Isidore Geoffroy avaient admis qu'elles

pouvaient éventuellement être « originelles » si elles agissaient avant ou pendant la

fécondation sur les spermatozoïdes ou sur l'ovule. Dareste va dans ce sens et concède que la

tératogénie ne peut pour l'instant agir qu'une fois le développement de l'embryon lancé161.

Toutefois, il ne considère pas comme son prédécesseur que les contractions de l'utérus

puissent être à l'origine des arrêts de développement, alors que c'était une cause plausible chez

les mammifères et particulièrement chez la femme. Il s'écarte encore de lui lorsqu'il signale

dans un article162 de 1866 la « dualité primitive du cœur », autrement la double origine des

parties droite et gauche du cœur chez l'embryon qui se soudent secondairement. Isidore

Geoffroy Saint-Hilaire avait rejeté cette hypothèse soutenue par Étienne Serres en son temps

et avait même mis en doute la parole de plusieurs savants qui avaient observé la présence de

deux cœurs chez certains oiseaux anormaux163. Au niveau de la classification des monstres 159 Ibid., p. 60. Dareste regrette aussi de ne pas avoir disposé d'élevages d'animaux dédiés au suivi de la

transmission héréditaire des anomalies, voir p. 66.160 Sur les conceptions de Dareste par rapport aux monstres doubles, voir FISCHER J.-L., Monstres, p. 103 ou

DARESTE C., « Sur la duplicité monstrueuse », Bulletins de la société d'anthropologie de Paris, 1874, v. 9(9), pp. 312-338. Dans cet article, Dareste répond aux critiques de l'anthropologue Paul Broca.

161 Ibid., p. XII.162 Cet article est retranscrit dans DARESTE C., op. cit., p. 259-262.163 Selon Princeteau, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire « se refusât à admettre la dualité primitive du cœur », voir

PRINCETEAU Dr., op. cit., p. 34. Il ne donne pas plus de détails et c'est par Dareste que l'on apprend que cette hypothèse venait de Serres, qui lui même la tenait d'un savant allemand nommé Pander. Voir DARESTE C., op. cit., pp. 255-257.

54

s.s., Dareste estime que celle d'Isidore Geoffroy est la seule qui soit « vraiment naturelle,

c'est-à-dire qui donne l'expression exacte des ressemblances et des différences, en d'autres

termes, qui ait son fondement dans la nature des choses »164. Toutefois, il ne considère pas que

les Geoffroy aient vraiment voulu classer les monstres à la manière d'un groupe zoologique à

part entière. En effet, il propose une analyse linguistique différente des termes tératologiques

« genre » et « espèce » et préfère les remplacer par un mot plus neutre, « type », afin de se

soustraire à la critique des naturalistes, à l'instar de Gabriel Andral, qui avaient dénoncé leur

emploi pour désigner des monstres appartenant déjà à un « genre » et à une « espèce » au sens

taxonomique:

« Je crois devoir agir ainsi pour éviter toute confusion d'idées. En effet, les termes de

genre et d'espèce ont, dans la langue des philosophes, une acception assez différent de

celle qu'ils ont actuellement dans la langue des naturalistes. Ils expriment seulement une

différence d'extension entre deux idées générales. [...] Le genre des tératologistes,

collection d'individus présentant les mêmes faits tératologiques, n'est donc pas la même

chose que le genre des naturalistes, collection d'espèces semblables, mais c'est le genre

des philosophes. »165

Nous avons rappelé précédemment qu'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire disait, par

exemple à propos des monstres parasites qui ont l'aspect le plus rudimentaire, qu'ils cessaient

d'appartenir à leur espèce d'origine et formaient une véritable espèce tératologique à eux seuls.

Dareste propose d'ailleurs de rattacher ce petit groupe des monstres parasites aux

omphalosites qui ne peuvent assurer leurs fonctions vitales une fois le cordon ombilical

coupé166. D'autre part, l'ambiguïté ne s'arrêterait pas au genre et à l'espèce puisque l'ordre, la

classe et l'embranchement étaient autant de catégories taxonomiques reprises dans la

classification tératologique, nous ne partageons donc pas la conclusion de Dareste.

Cependant, il est vrai que le vocable tératologique peut parfois porter à confusion avec des

termes comme les variétés qui ont une toute autre signification chez les naturalistes167.

Parmi tous les savants que nous avons entrevus, Camille Dareste tout en étant novateur

apparaît comme celui qui s'est le plus attaché à garder le plus intact possible et à mettre en

valeur l'héritage tératologique des deux Geoffroy Saint-Hilaire. Durant quarante-cinq années,

il a mis son énergie et sa ténacité au service de ce but et a posé les jalons plus solides de la

164 DARESTE C., op. cit., pp. 228-229.165 Ibid., p. 211.166 Ibid., p. 203.167 Voir FISCHER J.-L., « Des montres et des mots: étude sur l'histoire du vocabulaire de la tératologie »,

Documents pour l'histoire du vocabulaire scientifique, n°8, Paris, CNRS, 1986, pp. 33-63.

55

tératogénie expérimentale. Son travail a été par trois fois récompensé au cours de sa carrière:

le prix d'Alhumbert de 1862, le prix Lacaze de physiologie en 1877 et le prix Serres pour

l'embryologie en 1890168. A la fin du XIXe siècle, Dareste fait figure d'autorité, ou du moins de

référence incontournable, en matière de tératologie. C'est donc tout naturellement qu'il est

amené à préfacer deux ouvrages synthétiques: Précis de tératologie par Louis Guinard en

1893 ainsi que Les anomalies chez l'homme et les mammifères de Louis Blanc paru la même

année. Pourtant, la reconnaissance dans son domaine n'a pas suffi à lui offrir une position

prééminente dans l'ensemble du paysage savant. On se souvient qu'Isidore Geoffroy Saint-

Hilaire avait été admis très jeune à l'Académie des sciences, bénéficiant de la notoriété de son

père, mais aussi de ses propres travaux qui touchaient tantôt à la tératologie tantôt à la

zoologie générale. Camille Dareste a souvent pâti de son hyper-spécialisation169 et toutes ses

tentatives d'entrée à l'Académie ont échoué, malgré le soutien de nombreux savants français et

étrangers dont Darwin. Dans une lettre à ce dernier datant de 1869, Dareste se plaint que

Claude Bernard se soit vivement opposé à sa candidature « en criant très haut et partout qu'[il]

n'étai[t] pas physiologiste »170 et en mettant en doute la scientificité de sa méthode. La

tératologie n'avait donc toujours pas gagné ses lettres de noblesse parmi les sciences

expérimentales...

168 Voir DARESTE C., op. cit., p. 572.169 Dareste s'est vu refuser une chaire vacante de zoologie au Muséum d'histoire naturelle. Voir FISCHER J.-L.,

« L'affaire du muséum (1870-1875) » sur le site Muséum, objet d'histoire http://objethistoire.hypotheses.org/ (consulté le 27/08/2014).

170 Voir « Lettre de Dareste à Darwin datée du 13 décembre 1869 » sur le site Darwin Correspondence Database http://www.darwinproject.ac.uk/entry-7028 (consulté le 27/08/2014).

56

Conclusion.

Le fil conducteur de la tératologie d'Isidore Geoffroy peut se résumer à sa volonté

d'opérer une vaste synthèse au sein des sciences naturelles qui s'exprime de plusieurs façons:

prouver qu'un petit nombre de grandes lois du développement sont valides pour l'homme et

les animaux vertébrés; convaincre que les monstres sont les témoins de la correspondance

entre les différents taxons de la classification zoologique; et enfin instaurer une unité de

méthode et de raisonnement qui transcende le fractionnement des sciences. La classification,

la nomenclature et les causes des anomalies sont applicables à la plupart des espèces. En

s'appuyant sur les théories de quelques contemporains, principalement Meckel, Serres et

surtout son père Étienne Geoffroy, Isidore Geoffroy Saint-Hilaire pose sa tératologie au

carrefour de la zoologie, l'anatomie, l'embryogénie et de la médecine, qui n'est en fait que le

maillon manquant pour pouvoir enfin réaliser une grande synthèse des lois du règne animal.

La généralisation a une portée immense pour lui, compte tenu de la diversité des animaux, des

vers aux primates, en passant par les reptiles et les crustacés. Afin de susciter l'intérêt des

autres disciplines scientifiques, il montre que les êtres anormaux sont autant de matériaux

naturels inexploités qui ne devraient pas rester à la marge des théories. La tératologie s'inspire

de la philosophie positiviste naissante, en rompant avec l'autorité des prédécesseurs et surtout

les croyances populaires, qui relèvent d'un état immature de l'entendement humain. Si

l'observation des faits est mise à l'honneur pour limiter la spéculation gratuite sur la cause des

anomalies, l'expérimentation est accessoire et permet généralement de confirmer rapidement

les prévisions théoriques. De plus, la rupture n'est que partielle et s'apparente parfois à une

rectification des idées anciennes, comme le pouvoir d'imagination de la mère, qui sont

reformulées pour correspondre à la rationalité scientifique. De même, Isidore Geoffroy ne

considère pas les anomalies comme le fruit d'un désordre de la nature mais il place tout de

même l'organisation et le statut philosophique des monstres humains au niveau des animaux

inférieurs à l'Homme.

La science des anomalies naissante suscite la curiosité des savants et parvient à

s'ancrer dans le paysage scientifique. Une partie du vocabulaire et la classification

tératologique d'Isidore Geoffroy Saint-Hilaire lui ont survécu jusqu'à aujourd'hui. Cependant,

la tératologie ne constitue pas une science vraiment à part entière et aucune chaire

universitaire n'est créée en France au cours du XIXe siècle. Cette discipline reste un outil

essentiellement prisé par les médecins dans le cadre de l'anatomie pathologique, ou par les

57

embryologistes qui y voient un moyen de mieux comprendre le développement normal. Les

tentatives d'extension de la tératologie au règne végétal, comme celle de Moquin-Tandon, ou

aux invertébrés sont peu nombreuses et se cantonnent le plus souvent à l'aspect descriptif. En

revanche, l'hérédité des anomalies alimente la théorie du transformisme et les modalités

d'apparition de nouvelles espèces. Camille Dareste est sans conteste le savant qui a le plus

développé l'approche expérimentale, cependant il n'a pas réussi à donner un pouvoir

véritablement prédictif à la tératologie en établissant des conditions précises d'apparition des

anomalies.

58

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du 13 décembre 1869 ». Disponible sur http://www.darwinproject.ac.uk/entry-7028

(consulté le 27/08/2014).

64

TABLES DES ANNEXES

Annexe 1: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres doubles aux

jumeaux inégaux...................................................................................................................p. 65

Annexe 2: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstruosités des

membres inférieurs (fig. 6 « sirénomèle »)...........................................................................p. 66

Annexe 3: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres «

thlipsencéphale » et « anencéphale »....................................................................................p. 67

Annexe 4: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des « hémitéries »

(fig. 2 « polydactylie » et fig. 3 « ectromélie »)....................................................................p. 68

Annexe 5: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres rudimentaires

(fig. 3 « parasite »)................................................................................................................p. 69

Annexe 6: Tableau récapitulatif des auteurs et de leurs œuvres étudiées dans la Partie II..p. 70

65

Annexe 1: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres doubles

parasites (jumeaux inégaux) .

66

Annexe 2: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstruosités des

membres inférieurs (fig. 6 « sirénomèle ») .

67

Annexe 3: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres «

thlipsencéphale » et « anencéphale » .

68

Annexe 4: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des « hémitéries » (fig.

polydactylie et fig. 3 ectromélie).

69

Annexe 5: Planche de l'atlas du Traité de tératologie représentant des monstres rudimentaires

(fig. 3 « parasite »).

70

Annexe 6: Tableau récapitulatif des auteurs et de leurs œuvres étudiées dans la Partie II.

Date Auteur Titre Type Informations sur l'auteur à la date de publication.

1841 MOQUIN-TANDON Alfred (1804-1863)

"Éléments de tératologie végétale ou Histoire abrégée des anomalies de l'organisation chez les végétaux"

Livre Docteur ès science en 1826. Docteur en médecine en 1828. Professeur de botanique à la Faculté des sciences et directeur du Jardin des Plantes de Toulouse.

1851 MARTINS Charles Frédéric (1806-1889)

"De la tératologie végétale. De ses rapports avec la tératologie animale"

Thèse de concours pour la chaire de Botanique et d'histoire naturelle médicales de la Faculté de Montpellier.

Docteur en médecine en 1834. Professeur de Sciences naturelles à la Faculté de Médecine Montpellier depuis 1846. Obtient la chaire de Botanique grâce à cette thèse.

1862 GUBLER Adolphe-Marie (1821-1879)

"Préface d'une réforme des espèces fondée sur le principe de la variabilité restreinte des types organiques en rapport avec leur faculté d'adaptation aux milieux"

Extrait du Bulletin de la Société botanique de France.

Professeur à la Faculté de médecine de Paris. Médecin en exercice. Vice-président de la Société botanique de France.

1870 BERTILLON Louis-Adolphe (1821-1883)

"Valeur de l'hypothèse du transformisme"

Article du Bulletin de la société d'anthropologie de Paris.

Docteur en médecine en 1852. Membre fondateur de la Société d'anthropologie de Paris.

1886 PRINCETEAU Augustin-René (dates inconnues)

"Progrès de la Tératologie depuis Isidore Geoffroy Saint-Hilaire"

Thèse de concours pour l'agrégation section d'anatomie, de physiologie et d'histoire naturelle.

Médecin en exercice. Prosecteur à la Faculté de Bordeaux.

1891 DARESTE Camille (1822-1899)

"Recherches sur la production artificielle des monstruosités ou Essais de tératogénie expérimentale"

Livre. Docteur en médecine en 1847. Docteur ès sciences en 1851. Membre fondateur de la Société d'anthropologie de Paris. Ancien professeur à la faculté de Lille. Directeur du laboratoire de tératologie à l’École des hautes études pratiques de Paris depuis 1875.

71

RÉSUMÉ

Dans les années 1830, le jeune zoologiste Isidore Geoffroy Saint-Hilaire (1805-1861)

prolonge les travaux de son père, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, afin de fonder une science

des monstres et des anomalies qui n'existe qu'en France: la tératologie. Il s'inspire de la

classification zoologique pour hiérarchiser, définir et décrire la plupart des anomalies connues

à ce jour. Il utilise les « lois » et la « théorie des arrêts de développement » de son père pour

expliquer les causes des anomalies alors que l'embryologie est une science toute récente. Des

savants venus de différentes disciplines adhèrent à ses idées et le botaniste Moquin-Tandon

est le premier à les transposer aux anomalies végétales. Au cours du XIXe siècle, la

tératologie s'adapte aux nouveaux enjeux de la science, comme la question du transformisme,

et subit une mise à l'épreuve de la méthode expérimentale par Camille Dareste.

MOTS-CLÉS

Isidore Geoffroy Saint-Hilaire ; XIXe siècle ; Tératologie ; Monstres ; Anomalies ; Étienne

Geoffroy Saint-Hilaire ; Camille Dareste ; Zoologie ; Embryologie ; Transformisme