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Le lointain du monde, si proche soit-il (Régénérer l'image du monde)

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Archée : cyberart et cyberculture artistique http://archee.qc.ca/ar.php?page=article&no=501

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Performing in Venice Biennal andBeograd City (2015) with LorraineBeaulieu and a transparent suitcasefrom philippe boissonnet

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Le lointain du monde, si proche soit-il

Philippe Boissonnet

1. Porter le monde au bout du monde

« Forcés au décentrement et à la responsabilité, arrachés à la sécurité d'une transcendance bienveillante, il nous fallutdonc affronter la misère de n'être rien aux yeux de personne. Condamnés à être libres, poussés à l'autonomie, il nousfallut aménager notre précaire existence terrestre. » (Jean-Michel Besnier, 2009, p.181)

Isolé du reste du monde sur le continent Antarctique1, au milieu de chercheurs en glaciologie et climatologie de labase argentine Marambio, j’ai eu la chance de pouvoir repenser à notre responsabilité humaine en regard del’équilibre des écosystèmes terrestres et à la nécessité de développer de façon collective « une pensée écologisée» (Edgar Morin, 2007). Ce qui m'a mis face à mon point de vue d’humain originaire de l’hémisphère nord, héritierinvolontaire de l’hégémonie occidentale sur le monde, et m’a fait sentir coresponsable de la nécessité de porterdorénavant la Terre en nous – métaphoriquement – plutôt que de simplement continuer à se faire innocemmentporter par elle. C’est ainsi que j’ai choisi de renouer avec mes débuts de jeune artiste par l’exécution d’une actionen photo-performance. Il s’agissait alors de trouver, pas loin des baraquements de cette haute falaise gelée, unterrain propice à la création d’une courte performance avec le globe terrestre gonflable et la structure detente-dôme apportés dans mes bagages. Suite à cette intervention, et quelques autres faites aux alentours, unesérie de photographies a émergé au retour de cette expérience extraordinaire jusqu’au bout du monde sous letitre de Le désenchantement d’Atlas. Depuis ce moment de prise de conscience sur le continent blanc, je nevoyage presque plus jamais sans un globe terrestre gonflable dans ma valise. Je continue ainsi à explorer lepotentiel métaphorique de cette image fragile du monde géopolitique, autant que géophysique, que je tente defaire résonner avec divers lieux socialement, écologiquement ou historiquement signifiants, par des mises enscène photographiques. Dans cet esprit j’ai poursuivi en 2015, avec Lorraine Beaulieu mais aussi le public de larue, une série de photo-performances intitulées #wearetheearth (MQCP, Trois-Rivières) et #wearetheworld (ArtBiennale, Venise) durant lesquelles le fait d’embrasser l’effigie gonflable de la planète devenait fortementsymbolique. Car nous sommes nombreux aujourd’hui à participer au développement d’un nouvel imaginairecollectif, reléguant la Genèse du monde à l’arrière-plan, afin de tisser ensemble un nouveau récit de l’humanitévolontairement et nécessairement habité par une conscience individuelle de notre devenir planétaire.

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Alors que l’être humain s’est à peine remis d’avoir été livré à son propre destin sur une planète soumise àl’héliocentrisme de Nicolas Copernic, dans un univers infini, voilà qu’il doit aujourd’hui non seulement penser à sapropre destinée sans s’en remettre à Dieu mais il lui faut, en plus, se préoccuper de sauvegarder son milieu devie. Condamné à porter sa liberté pour l’éternité, seul, tel un Sisyphe existentialiste, cette vérité du monde seretrouve sur nos épaules de collectivité humaine. Or, par le biais de leurs actes artistiques, les artistes peuventoccuper une place de choix dans cette lourde certitude afin d’ajouter du sens, et un autre sentiment de reliancehumaine, à cette conquête de liberté totale. À l’échelle individuelle ou communautaire, ainsi que nous le rappelleEdgar Morin (2001, p.3), se sentir responsables sans culpabilité implique tout d’abord de devenir naturellementconscients de notre extrême dépendance à une grande variété de facteurs écosystémiques, que ceux-ci soientnaturels, sociaux, technologiques, ou démographiques. C’est aussi ne plus se contenter de regarder la planèteTerre sous le seul filtre de la figure de Gaïa, la Terre-Mère archaïque et éternellement nourricière, et encoremoins sous le filtre de la pensée dominatrice des Conquistadors, ne laissant place à aucun regard envers larégénération de ce que l’on y puise. L’écoresponsabilité, sur le plan symbolique, exige que l’on intègre aujourd’huià notre conscience la figure de ce que j’ai déjà appelé la Terre-Enfant (OLATS, 2006) : celle qui contient en elletous les matins du monde, ceux des nouvelles générations surtout2. Ce qui exige de repenser, remodeler, uneimage symbolique du monde qui soit porteuse d’une autre forme de globalisation dépassant les intérêtséconomiques et commerciaux. Tout en étant planétaire, elle devrait aussi reflétée la complexité del’interdépendance humain-environnement, de la cohabitation culturelle et de l’ouverture à l’altérité identitaire.

2. Images emblématiques du monde One-World et Whole-Earth

J’aimerais, à ce propos, porter attention à une image du monde véhiculée par les sciences et technologies, cellede la Terre-en-tant-que-planète que nous avons complètement intégrée dans notre système perceptuel grâce àl’omniprésence des images de surveillance satellitaire. Réfléchissant à ma propre pratique artistique, danslaquelle je mets en scène depuis 1992 l’image géopolitique de la Terre, j’ai trouvé fort signifiante l’analyse

Porter le monde jusqu’au bout du monde, Philippe Boissonnet, photographie tirée de l’installation vidéo « Enperdre le nord » exposée la première fois à la Galeria Arte&Arte de Buenos Aires, 2007-2008

#wearetheworld, Philippe Boissonnet (en collaboration avec Lorraine Beaulieu), photographies extraitesd’une performance réalisée en marge de la 56ième Biennale de Venise dans le cadre du projet collectifVoyage transparent, 2 juillet 2015. Commissaires : The Two Gullivers (Besnik Haxhillari et Flutura Preka)avec le support du Groupe URAV (UQTR)

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symbolique et culturelle que le géographe britannique Denis Cosgrove a faite de deux images historiques de laTerre, photographiées par la NASA à partir de l’espace. Dans son ouvrage, Apollo's Eye. A cartographic Genealogyof the Earth in the Western Imagination (2001), Cosgrove démontre en effet comment la diffusion par tous lesmédias de la planète de ces deux photographies prises lors du programme Apollo, en 1968 et 1972, acorrespondu à un changement paradigmatique de vision de notre rapport avec le monde. Dans cette magnifiqueanalyse, il rappelle comment ce rapport oscille entre une image de la Terre caractérisée par une conception dedomination de l’homme sur la nature (qu’il appelle One-World) et une autre marquée par une conception plutôtenglobante et caractérisée par le sentiment d’appartenance globale (appelée Whole-Earth).

Cette première image emblématique, nommée Earthrise par la NASA (1968), est la première image spatiale –devenue historique – qui a été prise du « Lever de Terre » en 1968 à partir du sol lunaire, lors du vol d’Apollo 8.Cosgrove la qualifie de One-World, car elle représente très bien la puissance technologique des programmesspatiaux élaborés durant les années 60 pour la course aux premiers pas sur la Lune et correspond à une visiongéostratégique du monde essentiellement construite par l’esprit de conquête et de domination. Elle est enprolongation directe de l'attitude des grands découvreurs du XVIième siècle et des colonisations qui ont suivi. On yvoit une demi Terre bleutée s’élevant au-dessus de l’horizon lunaire, à partir duquel on situe immédiatement lepoint de vue du regardeur. La prise de vue reflète parfaitement la structure classique de la construction enperspective avec une place centrale pour le sujet regardeur, unique et extérieur à la scène (au monde), posantson regard sur un paysage lointain à surveiller.3

En contraste avec cette conception, il y a le cliché de la planète Terre entière (appelé Blue Marble par la NASA)photographiée en 1972 lors de la mission d’Apollo 17. Il est très intéressant de noter, bien que la NASA – ou lesmédias – ait fait circuler plus souvent le cliché montrant le continent nord-américain en plein centre de la planète,que l’image originale de Blue Marble mettait en évidence le continent africain et une partie du Pôle Sud. Ce pointde vue pourrait être interprété, certes, comme une marque de la puissance occidentale américaine sur le reste dumonde (l’hémisphère sud), ce que représentait, il est vrai, tout le programme Apollo dans la course à la conquêtespatiale. Mais lorsque l’on s’arrête au fait que cette photographie était aussi la première image géospatiale ducontinent Antarctique, un territoire hors des zones de militarisation, inhabité et protégé par le Traité multilatéralsur l’Antarctique (1959), l’interprétation est toute autre4. Le regard de paix globale que présupposait la signaturede ce traité, lequel est maintenant étendu à la protection de l’environnement en Antarctique par le Protocole deMadrid (1991), avait fait son chemin dans les esprits et résonnait déjà d’un autre point de vue sur le monde.Denis Cosgrove le met en correspondance avec un changement paradigmatique de vision du monde. Celle d’unesociété en pleine mutation, d’après 1968, soutenue par une image englobante, intégrante, et ouverte sur unepensée écologisée naissante. Une image à la puissance symbolique ambigüe, peut-être, puisqu’elle contenaitautant les ingrédients utiles à la globalisation économique du commerce mondial, que ceux d’une globalitémettant en évidence l’interdépendance planétaire entre la nature et l’espèce humaine. Cosgrove nommeWhole-Earth ceconcept-image qui a émergé rapidement d’une époque marquée par le mouvement des révoltes

Earthrise, NASA, 1968, image emblématique du concept de One-World selon l’analyse du géographe DenisCosgrove

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sociales en occident, le Flower Power et le contexte transformateur d’une génération en pleine contre-culture, enfin de guerre du Vietnam. Une époque qui a vu le début d’attitudes et de valeurs prônant la préservation et larestauration des écosystèmes détériorés par les activités industrielles, la guerre et la surexploitation desressources naturelles, très accentuées par la crise du pétrole de 1973. Cette vision a pris rapidement del’expansion hors de la communauté scientifique, dès le début des années 70, en particulier grâce aux recherchesen biochimie de James Lovelock, spécialiste des sciences de l’atmosphère et découvreur du trou dans la couched’ozone, et de la microbiologiste Lynn Margulis (1972, 1974). Connues sous le nom de L’hypothèse Gaïa, sathéorie d’une géophysiologie de la Terre comparée à un système vivant autorégulé est restée très controverséepar la communauté scientifique pendant presque quarante ans. Elle réapparaît plus fortement aujourd’hui.

Au premier cliché (Earthrise), on peut rattacher un point de vue purement extra-terrestre, une vision partant d’unautre monde (la Lune) qui évacuait une partie importante de la condition terrestre de l’être humain. À l'autrecliché (Blue Marble), suggérant une multitude de points de vues posés sur un monde unique, se greffe plutôtl'idée d'un point d’observation indéfini (le sujet regardeur n’est plus central et unique mais omnidirectionnel),mobile, qui valorise la définition d’un tout planétaire comme système auquel appartient l’être humain. Mais c’estaussi un cliché, comme on le verra avec l’arrivée de la géolocalisation et des réseaux numériques, qui annonceautant l’omnipuissance de la surveillance que le sentiment individuel diffus d’être au centre du monde à partir den’importe quel lieu où l’on se trouve.

3. Ce proche si lointain, ce lointain si proche une construction de l’être-ensemble ?

Or aujourd’hui, ces deux images emblématiques du monde auraient tendance à se superposer dans notreconscience collective. Ainsi nous n'avons plus le choix, à l’heure de la géolocalisation quasi-permanente : nousappartenons autant à une dimension à échelle humaine bien ancrée au territoire parcouru, qu'à cette dimensionorbitale et technologiquement médiatisée. L’image mentale du monde que nous construisons collectivement àpartir de cette double dimension, est aujourd’hui à la fois sous le signe de l'ère spatiale (conquérante) et de l'èreécologique (responsabilisante). Nos outils de communication et d’hyperconnexion en réseaux numériquesplanétaires ont certainement un rôle important dans la jonction entre ces deux images emblématiques de notre

Blue Marble, NASA, 1972. Image emblématique du concept de Whole-Earth développé par le géoographebritannique Denis Cosgrove

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positionnement face au futur du monde. On peut même affirmer qu’il s’est clairement opéré un déplacement de lavaleur purement scientifique de ces images de la planète vers une valeur culturelle et émotionnelle rejoignantl’humanité au complet. Même l’image photonumérique Black Marble et l’animation de la nouvelle image de laTerre vue du ciel nocturne, créées par la NASA en 2012 pour le quarantième anniversaire de la photo BlueMarble, propose plus que le seul émerveillement face à une grosse boule illuminée. Elles nous font ressentir, dansnotre conscience éveillée à la pensée écologisée, l’inquiétude que représente cette vision tentaculaire des zonesurbaines éclairées et surpeuplées. Toutefois, avec tous les Google Earth, Google View, Google Street, ou GoogleSky, n’assistons-nous pas à un deuxième décentrement de nous-mêmes, post-post-copernicien, alors que le sujetpercevant et son « ego visuel » (James J. Gibson, 1974) se dissolvent dans la multiplicité de points de vue sur lemonde, dans un monde d’équivalences « nuagiques » (le Cloud) sorties des plus grandes bases de données? Celointain devenu si proche, nous fait certainement gagner de la puissance perceptuelle en nous plaçantvirtuellement au centre du monde (GPS), puisqu’il nous habitue progressivement à une perceptionphénoménologiquement médiatisée, distanciée du hic et nunc sensoriel mais tout de même en prolongation ducorps. Du concept de Whole-Earth, sommes-nous alors arrivés à celui du Nowhere-Everywhere-World ?

Si les images de la Terre vue de la Lune ou d’un satellite en orbite ont participé à la transformation de notremanière de concevoir les rapports existentiels de l’être humain avec son environnement terrestre, en aiguisantnotre sentiment d’appartenance globale, ce serait donc aussi le cas des systèmes géo-informatiques (GIS) telsceux de Google et de la NASA. Or, une image symboliquement forte (telle Blue Marble / Whole-Earth) n’est plussuffisante pour générer un véritable sentiment d’appartenance à une globalité planétaire. Il faut aussi du vécu àl’être humain, de l’expérience, de la contribution évènementielle. Ce que tente d’apporter, partiellement dumoins, le réseautage social des multiples communautés numériques planétaires en fabriquant un sentiment diffusd’être-ensemble, même lorsque l’on est seul dans son sous-sol ou en voyage transcontinental. Mais alors que lelointain devient si proche, comment éviter que le proche devienne si lointain ?

Black Marble, 2012, NASA, image reconstituant numériquement la vision nocturne de la Terre pour marquerles 40 ans de Blue Marble. Notons qu’il existe aussi une animation New Earth at Night 2012, visible sur lesite Earthobservatory de la NASA

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Cette question a motivé la création de ma première installation vidéo interactive intégrant l’affichage en tempsréel des images virtuelles de Google Earth. Intitulée La conscience des limites : Icare l’installation comportaitdeux projections vidéos synchrones et alternées (au sol et au mur), une connexion en ligne avec le navigateur degéopositionnement, et un système informatisé de détection des mouvements du spectateur (avec une webcam etdes capteurs ultra-sons)5. Les spectateurs, en marchant sur l’image projetée de cette planète numériquementreconstruite, tentaient ainsi de contrôler son affichage et pouvaient concrètement expérimenter l’aplatissementdes deux visions spatiales l’une sur l’autre. L’imbrication des vues d’en-haut et d’en-bas, par l’interactionspectatorielle, suggérait une prise de conscience de ce rapport ambivalent avec l’image du monde. En fait, poursa présentation lors de l’événement Régénération : pour une écosophie de l’acte artistique, j’ai transformécetteinstallation vidéo – datant de 2013 – en œuvre ouverte. L’occasion offerte par cette plateforme d’échanges à lagalerie d’art R3, m’a permis d’inviter deux étudiants en arts de l’UQTR (Emmanuelle Hoarau et SébastienCossette) pour qu’ils modifient les contenus vidéos de l’œuvre pré-existante, en la contaminant par leur propresensibilité à l’image numérique de la Terre-vue-du-ciel. Un défi qu’ils ont brillamment relevé et qui m’encourage àcontinuer à plus grande échelle. Ouvrir le concept de l’œuvre technologiquement interactive à la mise en placed’une œuvre artistiquement contributive, est devenu alors pour moi une réflexion représentative de cettemultiplicité des points d’observation, donnée par cet œil cartographique et icarien6. Mais il s’agissait aussi deposer un regard nouveau sur le potentiel écoresponsable de l’acte artistique, c’est-à-dire comme contribution àune pensée artistique intégrant l’importance des interrelations générationnelles dans notre image collective dumonde. Car l’art, en tant que « catalyseur d’une pensée sociale émergente », a toujours été un « creuset deconstruction, de reconstruction, de reformulation du rapport au monde », nous dit Lucie Sauvé (Pôle Sud, 2010)7.

4. Acte éco-artistique et régénération du concept de Whole-Earth

À titre d’exemple d’œuvre écoresponsable impliquant l’image de la globalité interdépendante du monde, je citeraideux des projets collaboratifs et conceptuels de l’artiste grecque Keti Haliori. Hors de tout appui institutionnel,

La conscience des limites : Icare (version 2), 2013-2015. Vues partielles de l’installation présentée à lagalerie d’art R3 (UQTR) dans le cadre de Régénération : pour une écosophie de l’acte artistique. Une œuvreparticipative de Philippe Boissonnet, avec Emmanuelle Hoarau et Sébastien Cossette

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son World Water Museum Project, a contribué à réaliser une importante construction éco-artistique de notreêtre-ensemble en focalisant sur un élément commun à tous les êtres vivants : l’eau. Véritable work-in-progress,en ligne et dans l’espace réel, il intègre divers projets artistiques internationaux questionnnant la problématiquede l’accès à l’eau potable dans le monde. Il s’agit d’une production multidisciplinaire, rassembleuse, qui met aussien jeu depuis 2011 l’émergence d’une intelligence connective grâce à l’art. Keti Haliori a conçu un projetambitieux, innovateur et multisectoriel, qui implique autant l’art que les sciences sociales et de la nature oul’écologie. En 2014, elle a intégré l’événement Ask the Flask (en ligne et à la galerie Technohoros, Athènes), entant que 4ième volet d’une série d’interventions (symposium, expositions, conférences, plateforme web,performances, cueillette de données) qui, tous, cherchaient à faire résonner notre imaginaire collectif avecl’image d’un monde au devenir en péril. Lorraine Beaulieu, de Trois-Rivières, y participait avec une performancedurant laquelle elle roulait avec l’aide du public une sphère-sculpture formée par des bouteilles d’eau enplastiques : « Sisyphus and the Water Concern ». Il est évident que cette intervention et le World Water Museumde Keti Haliori étaient souterrainement nourries par l’image-concept du Whole-Earth.

Pensé comme un vaste espace de confrontations d’expériences et de contributions entre arts et sciences, le WorldWater Museum Project n’est donc pas une simple plateforme web. C’est avant tout un projet activiste, engagé,utilisant la puissance des connexions sociales sur le Web pour diffuser une pensée interdisciplinaire contribuant àun devenir meilleur. Le WWM est basé sur une action d’archivage méthodique d’échantillons d’eau des rivières etlacs du monde entier, lesquels ont été envoyés bénévolement par des individus, artistes ou chercheurs. Onpourrait parler d’un nouveau genre de Mail Art, à caractère environnemental. L’action individuelle du partage,impliquant un effort de cueillette, d’emballage et de transport de l’eau en bouteille, fait partie de la forcesymbolique du concept artistique. Arrivée à destination, un tiers de l’eau est analysé dans un laboratoire dechimie environnementale (Université nationale d’Athènes) ; elle y est chimiquement décrite, localisée dans soncontexte géologique et humain, puis classifiée. Une autre partie de chaque bouteille est préservée au froid(reliquaire) ; quant à l’autre tiers, il est mélangé dans un vaste contenant avec toutes les autres eaux ayant étécollectées afin de représenter symboliquement « la moyenne d’eau potable terrestre ». Un concept évidemmentsoutenu par l’idée de fin d’un monde de diversité naturelle, d’un monde futur contaminé. Cette idée de collectionhors du commun a effectivement été créée dans le but d’éveiller les consciences au risque de perte de cepatrimoine mondial, gratuit et source de vie, qu’est l’eau potable des lacs et rivières. C’est ainsi que de l’eaurecueillie au Québec, venant du fleuve St-Laurent et de la rivière St-Maurice (Trois-Rivières et Shawinigan), y estdéjà intégrée grâce à la participation volontaire de Lorraine Beaulieu.

Page d’accueil du projet web, contributif et interdisciplinaire The World Water Museum, conception de KetiHaliori (Athènes), 2011-2015. Consulté le 23 décembre 2015 à http://worldwatermuseum.com

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Mais que serait une contribution éco-artistique pour Keti Haliori, si les gestes posés par ses partenaires du WorldWater Museum ne participaient pas à la régénération d’une trame sociale dans l’espoir de repenser l’attitudecollective face au monde ? Ce genre d’acte artistique intègre une prise de responsabilité envers un effort collectifà fournir constamment, tel Sisyphe, pour que l’être humain reste conscient de son impact sur l’environnement. Etpour une telle régénération, quoi de plus efficace que d’impliquer les futures générations de citoyens du monde ?C’est exactement ce que l’artiste Keti Haliori a enclenché (en collaboration avec Despina Economopoulou) lors duprojet de workshop en ligne, Ask the Flask (2013-2014) grâce à quelques artistes et enseignants de divers paysconfrontés à l’abondance ou au manque d’eau potable. Les participants provenaient d’écoles et universités duBrésil, du Canada (Lorraine Beaulieu), de Colombie, d’Égypte, de Grèce (Dimitra Siaterli), d’Iraq, du Kenya, et duRoyaume Uni. Dans chacun des cas, les étudiants et leurs mentors faisaient des projets à propos de l’eau potable(textes, vidéos, photos, interventions, discussions Skype…). Le tout était documenté, afin d’alimenter d’une partle site web du projet WWM et, d’autre part, l’exposition présentée à la galerie Technohoros par six des artistesimpliqués.8

Bien sûr, le projet du WWM, œuvre multidimensionnelle, doit être perçu parmi bien d’autres projets ayant unimpact éco-artistique. Le travail de fond mené depuis plusieurs années par le CRANE Lab, en France, et sondirecteur Jean Voguet, via des colloques, publications, résidences d’artistes et expositions, en fait partie. Il nem’est pas possible d’en faire une liste exhaustive ici, mais tous se font écho et finissent par entrainer une penséeglobale formant ce que Derrick De Kerckhove appelle une intelligence connective (1997), dont l’énergie expansiveva progressivement modifier les attitudes collectives. On peut toutefois citer à ce propos cet autre projet d’artweb qui explore aussi la question de l’eau comme élément naturel et métaphorique, le Water-wheel Project, lancépar la vidéaste et chorégraphe Suzon Fuks en collaboration avec les associations Inkahoots et Igneous en

Sisyphus and the Water Concern (Lorraine Beaulieu) dans le cadre de Ask the Flask (Keti Haliori), photos deperformance dans le quartier de l’Acropole et Art Web participatif (9 septembre 2014). Un projet soutenupar le World Water Museum et la galerie Technohoros à Athènes (Grèce)

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Australie.

Conclusion

Cela signifie-t-il alors qu’un monde en pleine régénération serait plus proche de nous que ce que nous laissentpenser les nouvelles internationales, toutes plus inquiétantes les unes que les autres ? La bande annoncecirculant actuellement sur le Web du film Demain, le tout nouveau documentaire des réalisateurs français CyrilDion et Mélanie Laurent présenté à l’ouverture du COP21 à Paris, semble nous le laisser penser. Nous assisterionsà l’émergence d’une vision du monde marquée par le concept du Whole-Earth des années 70 (et bien d’autreschoses), mais qui cherche aujourd’hui à évoluer bien au-delà des Google Worlds en se laissant imprégner (enpensant au terme pregnancy) d’une pensée éthique, politique et éco-artistique, c’est-à-dire écosophique(Guattari, 1989).

Notes

1. Le programme international de résidences artistiques Surpolar Arte en Antartida, est encadré par la DireccionNacional del Antàrctico (gouvernement argentin) et coordonné par l’artiste et commissaire indépendante AndreaJuan (Buenos Aires) depuis 2005. Ce séjour de 2007 a duré 10 jours, sur la base de l’ile Marambio et en brise-glace, en partenariat avec l’artiste trifluvienne Lorraine Beaulieu.

2. Voir mon texte de communication « De la Perception de la Terre-Mère à celle de la Terre-Enfant », donnéedans le cadre du colloque international Expanding the Space, organisé conjointement par le Octubre Centre deCultura Contemporania et The International Academy of Astronautics, à Valencia (Espagne) du 3 au 6 octobre2006. Consulté en ligne le 28 décembre 2015.

3. Les images originales des clichés Earthrise (24 décembre 1968) et Blue Marble (7 décembre 1972) peuventêtre consultées sur les pages web suivantes de la NASA et de l’Observatoire de la Terre pour avoir plus de détailssur ces moments historiques.

4. Le Traité sur l’Antarctique a été signé et déposé à l’Organisation des Nations Unies en 1959. Il est entré envigueur en 1961 et comporte 42 nations signataires.

5. La conscience des limites : Icare, a été présentée pour la première fois en février 2013 au centre GRAVE(Victoriaville, Qc), puis en solo au centre d’exposition Raymond-Lasnier (Trois-Rivières, Qc), et au centreLangage-Plus (2014, Alma, Qc) dans le cadre de l’exposition La Terre en apnée (avec Isabelle Hayeur et DanielCorbeil). Elle a été modifiée en octobre 2015, pour la présentation à la galerie d’art R3 (UQTR) dans le cadre deRégénération : pour une écosophie de l’acte artistique (URAV/ GRAVE).

6. Relire à ce sujet le chapitre VI « Icare aujourd’hui : l’œil éphémère » de l’excellent ouvrage de ChristineBuci-Glucksmann, L’œil cartographique de l’art.

7. Extrait de la communication donnée par Lucie Sauvé, titulaire de la Chaire de recherche du Canada enéducation relative à l’environnement de l’UQÀM (Montréal), lors de l’inauguration de l’exposition « Antarctica :espace(s) de fragilité » des artistes Philippe Boissonnet, Lorraine Beaulieu et Andrea Juan, à la Galerie d’art duParc (Trois-Rivières) – du 14 février au 28 mars 2010.

8. Les six artistes qui ont participé à l’exposition de la galerie Technohoros (Athènes) en septembre 2014 sont :Eugene Ankomah, Despina Economopoulou, Dimitra Siaterli, Katerina Fanouraki, Keti Haliori, Lorraine Beaulieu.

Crédits photographiques : Philippe Boissonnet et NASA

Références

Benjamin Walter, L'Œuvre d'art à l'époque de sa reproductibilité technique (1939), traduit par Frédéric Joly,préface d'Antoine de Baecque, Paris : Payot, 2013 (réédition)Besnier Jean-Michel, « De Galilée à Google Earth », dans Objectifs Terre : la révolution des satellites, ClaudieHaigneré (sous la dir.). Paris: éd. Le Pommier / Cité des sciences et de l'industrie, 2009Buci-Glucksmann Christine, L’œil cartographique de l’art, coll. Débats, Paris : éd. Galilée, 1996, 178 p.Cosgrove E. Denis, Apollo's Eye. A cartographic Genealogy of the Earth in the Western Imagination,Baltimore/Londres Hopkins University Press, 2001De Kerckgove Derrick, Connected Intelligence : The Arrival of the Web Society, Toronto : Somerville House, 1997Gibson J. James, « Visualizing conceived as visual apprehending without any particular point of observation », inLeonardo, Vol. 7, Oxford: Pergamon Press, 1974, p. 41-43Guattari Félix, Les trois ecologies, coll. L’espace critique, Paris: Galilée, 1989, 80 p.Morin Edgar, L’an I de l’ère écologique (Dialogue avec Nicolas Hulot), Paris: éd. Tallandier, 2007, 127 p.Quignard Pascal, Tous les matins du monde, Paris: éd. Gallimard, 1991Lovelock James et Margulis Lynn, « Atmospheric homeostasis by and for the biosphere : the Gaia hypothesis », in

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Cette publication a été rendue possible grâce au soutien financier d'Hexagram, du groupe de recherche des

arts médiatiques (GRAM), de la Faculté des arts de l'UQAM, de la Chaire du Canada en esthétique et poétique

de l'UQÀM (CEP), ainsi qu'à une subvention, pour une douzième année consécutive, du Conseil des arts du

Canada (CAC).

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Tellus, no 26, 1974, p. 1-10Lovelock James, « Gaia as seen through the atmosphere », dans Atmospheric Environment, no 6, 1972,p. 579-580Sauvé Lucie, « Pôle Sud », dans Antarctica : espace(s) de fragilité, catalogue d’exposition de Lorraine Beaulieu,Philippe Boissonnet et Andrea Juan à la Galerie d’art du Parc, Trois-Rivières (Canada) : éditions URAV / UQTR,2010

Notice biographique

Originaire de France, Philippe Boissonnet est professeur en arts visuels et médiatiques à l’UQTR où il dirige leGroupe de recherche URAV. Diplômé de la Sorbonne (MA, 1986) et de l’UQÀM (Phd, 2013), il obtient aussi le prixde la Shearwater Foundation for the Holographic Arts (1998) et de la Fondation Elizabeth Greenshields en 1983.Ses œuvres en holographie, médias numériques et lumière ont été présentées en Amérique du Nord et du sud, auMexique, en Europe, en Australie et au Japon. Par sa recherche artistique entre les médias, il s’intéresse à faireressentir l’évanescence et la fragilité des images contemporaines, en faisant écho à l’instabilité actuelle de l’imageque nous avons du monde.

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Archée : cyberart et cyberculture artistique http://archee.qc.ca/ar.php?page=article&no=501

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